Galantes réincarnations/10

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 80p. 40-44).
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Ma foi ! le jour où je me réveillais petit chien (pékinois), fut et reste un des plus désagréables souvenirs de mes réincarnations. On pourrait, à première vue, imaginer le contraire. Qu’est-il, en effet, de plus charmant, quand on a été jolie femme, sinon de se réveiller chien d’appartement ? Mais figurez-vous qu’au moment où je pris contact avec les choses, justement, un démon de chat, un minuscule chat, noir comme le Styx et malin comme un ouistiti, aux griffes plus pointues que certain stylet en langue de


…la jeune fille en peau avait rattrapé sa compagne (page 38).

carpe, s’avisait de me mordiller les oreilles, qu’à ma mode chienne je portais longues et joliment repliées sur le cou, ce qui, j’ose le dire, est le dernier mot de l’élégance. Ce maudit et démoniaque chat, fort jaloux, me faisait ainsi sentir l’aiguille de ses quenottes qui sont, on peut m’en croire, aiguës et taillantes. Je me mis à aboyer. C’était ma défense, car je ne prétendais pas, animal inoffensif que l’on connaît tel, mentir à ma tradition et me battre comme chiffonnier avec un félin terrible, lequel se nommait dangereusement Zigouil, sans doute parce qu’il trucidait habilement les souris, mais qui aurait pu en tout cas, m’éborgner.

En réponse à ma plainte lamentable, aussi harmonieuse pourtant que celle du chien Riquet, qui, naguère, conversait d’égal à égal avec Anatole France, je reçus illico un coup de pied. Il me venait d’un officier en grand uniforme qui se tenait précisément aux genoux d’une jolie femme, ma propriétaire, et lui faisait sans équivoque une déclaration que je venais d’interrompre…

C’est alors que je pus admirer ce nouveau décor de ma vie. J’étais allongée sur un coussin de peluche, couleur baiser d’infante, devant un canapé à six pieds, en tapisserie figurant les exploits de la grecque Paxamô, laquelle, comme chacun sait, reçut d’Aphrodite, elle-même, révélation des douze techniques d’amour et les utilisa, dans sa vie terrestre, avec assez de bonheur pour que son nom devînt immortel. On voit que les deux amoureux, l’officier et l’objet de sa flamme, sur un canapé semblablement inspirateur, n’avaient que l’embarras du choix pour se… complaire… Je venais donc, par malencontre, de jeter au sein, si j’ose dire, d’une idylle, la musique, certes délicate, mais inattendue de mes abois. Et tout cela, par la faute d’un chat noir ! C’était, à mes débuts canins dans la vie humanisée, jouer de malheur.

Cependant, le galant reprenait sa litanie d’éloges et d’appels passionnés. Il parlait, et ses mains cherchaient en même temps une route vers ce que les plus pudiques de mes censeurs m’autoriseront à nommer le secret sentier. C’est bien en Amour que tous les chemins mènent à Rome, comme, si j’ose l’insinuer, au temps de la splendeur latine, toutes les voies de l’Empire menaient au forum, et mieux encore, au figuier de Romulus dont l’abbé Thedenat a défini savamment l’emplacement, D’ailleurs, retournez Roma, et vous avez amor. Bien entendu, parlant de figuier, je ne fais la figue à quiconque.

Bref, — cette petite digression a pour but de laisser agir notre amoureux — le canapé où Paxamô épanouissait son savoir aphrodisiaque, allait bientôt devenir un champ de bataille digne de lui-même.

La place, investie, ne se défendait plus que par un bastion. La poterne allait être forcée et le sacrifice consommé. À l’inverse des vestales qui, jadis, dans le cirque, ordonnaient la mort du gladiateur vaincu en abaissant le pouce, la mort — il est vrai, elle n’est, en amour, que provisoire et « petite » — allait résulter, devant mes yeux ébaubis, d’un doigt levé !…

Hélas ! la vie déborde de surprises. Un proverbe dit qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. Faut-il parler de coupe ici ? Le certain c’est, pour m’exprimer familièrement, qu’un incident la coupa à l’officier prêt de conquérir une noble place, car le canapé, comme s’il n’attendait que cela, s’effondra d’un coup, précipitant les amants à terre. En même temps, un cri de détresse, issu de deux bouches terrifiées, emplissait l’appartement, avec des jupes dévergondées ouvertes sur des paysages charnels et la poussière née d’un bois vermoulu, qui renonce à porter plus longtemps les choses de ce monde terraqué…

Catastrophe ! Le galant, ahuri, gît sur le ventre, encore rouge de ses espérances, hélas ! détrompées. Son épée est venue battre inconsidérément la fourrure du chat, mon ennemi qui miaule comme toute une jungle en folie. Ma douce maîtresse, engloutie dans les débris du meuble démoli, ne laisse sortir qu’une jambe, au bas écarlate, jarretée d’amarante, et qui se lève droit vers le plafond comme pour implorer la miséricorde du destin.

Elle crie :

— Baron, baron ! sortez-moi de là. J’ai une éclisse de bois qui m’empale.

Mais le baron a perdu le sens. Il semble nager ridiculement, et les basques de son habit retroussées, font voir sa culotte fendue, au grand dam des convenances.

— Baron, vite, vite, crie la dame, victime des malices les plus saugrenues d’un meuble démoli.

En même temps, elle s’agite en gémissant. Sa jambe a l’air d’un sémaphore. Bientôt, la pareille se lève à côté, dans une gymnastique propre à inspirer un photographe désireux d’imiter sur bromure l’illustration faite par Borel pour le Meursius François. Je me mets enfin, tant je suis ému, à aboyer de toute ma voix, et c’est la plus jolie scène du monde.

Cependant, le baron sort de sa torpeur. Il se relève par fragments, comme avec une fourchette à huîtres. Enfin, debout, il s’efforce de dégager sa maîtresse qui pousse des petits cris de douleur, car l’éclisse a dû faire des ravages…

Et brusquement, furieux de l’aventure et désirant passer sa colère sur quelqu’un, il me voit, m’allonge un grand coup de pied et m’expulse par le boudoir avec une désinvolture inadmissible.

Croit-il pourtant que je n’aurais pas su aussi bien que lui panser la blessure de ma maîtresse ?