Galehaut, sire des Îles Lointaines/12

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Plon-Nourrit et Cie (2p. 138-141).


XII


Sachez que, la nuit, il y avait trêve. Mais chaque matin, l’armée de Marganor sortait de son camp et se présentait devant la cité ; et quelques fer-vêtus ne manquaient jamais de venir, l’un après l’autre, défier au pied de la muraille ceux de l’Étroite Marche ; pourtant le sire du château défendait à ses hommes de sortir parce qu’ils n’étaient plus que vingt-sept.

Hector se fit ouvrir à l’improviste la barbacane, et, comme la chaussée était si étroite que les chevaliers de Marganor ne pouvaient avancer qu’un à un, il en renversa d’abord trois coup sur coup. D’autres accoururent à la rescousse ; mais Hector était déjà rentré, et ils furent couverts de flèches et assommés de pierres par les archers de la ville, si bien que, ne pouvant faire plus, ils s’en retournèrent. Hector sortit de nouveau et abattit successivement tous ceux qui se risquèrent sur la chaussée pour jouter contre lui, et il se réfugiait dans la barbacane chaque fois que les ennemis venaient en trop grand nombre : tant qu’à la fin le sénéchal lui-même, émerveillé de sa prouesse, le défia à son tour.

Marganor était très bon chevalier et sûr ; pourtant il fut arraché des arçons au premier choc. Et vous eussiez vu Hector descendre sur-le-champ de son destrier, car il n’était pas homme à requérir à la lance un chevalier à pied. Or, le sénéchal connaissait l’escrime aussi bien que personne au monde ; toutefois Hector le fit tôt choir sur les genoux, et dans le même instant il le saisit par son heaume pour le coucher à terre, mais tira si rudement qu’il brisa les lacets et que le heaume lui resta dans la main ; et, tandis qu’il le jetait au loin dans le marais, le sénéchal se releva et se remit en défense.

— Sire, tenez-vous pour outré !

— Sire, répondit Marganor, jamais je ne me tiendrai pour outré par vous. Au reste, ce heaume ne faisait que me gêner ; j’avais trop chaud à la tête.

Mais que peut le plus vaillant, le chef nu ? Certes, le sénéchal se défend hardiment ; mais bientôt il se voit poussé au bord de la chaussée.

— Marganor, lui crie Hector en reculant de quelques pas, tu vas tomber dans l’eau !

Et il l’invite encore une fois à se tenir pour outré ; et encore une fois le sénéchal refuse.

— Je ne t’en prierai donc plus aujourd’hui !

Pourtant, peu après, comme Marganor, en sautant en arrière pour éviter un coup à la tête, avait glissé dans le marais et s’enfoncait dans la vase jusqu’à la taille :

— S’il plaît à Dieu, un si bon chevalier ne mourra pas vilainement ! s’écrie Hector.

Et, le prenant par le poing, il le tire de l’eau à grand’peine :

— Sire, comment vous sentez-vous ?

— Assez bien, sire, grâce à Dieu et à vous, pour voir et reconnaître que vous êtes la fleur des chevaliers. Prenez mon épée ; je vous la rends et ferai ce que vous me commanderez.

Alors tous deux, de compagnie, gagnèrent la barbacane et entrèrent dans la cité, où toutes les pucelles vinrent à leur rencontre en se tenant par le doigt et chantant de beaux lais de joie. Le vieux sire, qui était très courtois, appela sa fille qui emmena Hector par la main ; et, aidée de sa mère, elle le désarma, puis le baigna et le lava dans une cuve d’eau chaude coulée deux fois, où macéraient des herbes très précieuses ; après quoi elles le couvrirent d’une robe vermeille d’écarlate, d’une cotte et d’un surcot fourrés de menu vair, car il faisait froid et il s’était beaucoup échauffé sous ses armes. Et vêtu de la sorte, tout jeune comme il était, avec ses cheveux blonds comme fin or, la pucelle, qui avait nom Florée, le regarda très volontiers.

Quand il revint dans la salle, le sire de l’Étroite Marche et ses chevaliers lui firent grande joie. Et, messire Yvain ne tarda point à regagner la ville avec Sagremor. Puis Hector fit la paix du sénéchal et du vieux seigneur. Après quoi, l’eau cornée et les nappes mises, tous s’assirent au souper. Et sachez qu’on leur présenta une hanche de cerf rôtie, accompagnée d’une sauce très bien épicée, puis d’autres mets et entremets, avec des vins exquis en abondance, bref tout ce qui convient à des corps d’homme. Et, devant les viandes, il y eut toujours deux écuyers qui faisaient honorablement leur service, tranchant sur un tailloir d’argent et offrant les morceaux sur des assiettes de pain ; et devant Hector un écuyer à genoux, et d’autres encore qui servaient à boire. Et, certes, le manger fut beau, car il dura bien quatre heures, mais l’on y tint tant de propos divertissants qu’il parut durer beaucoup moins de temps. Enfin, les tables levées, il y eut force danses et caroles, et les chevaliers et les dames s’éjouirent à entendre des fabliaux et des sonnets nouveaux, comme :

 
Quand je vois la rose mûre,
Le glaïeul s’épanouir,
Et sur la belle verdure
Les gouttes d’eau resplendir,
— Je soupire !

Mais que vous dirais-je de plus ?