Galehaut, sire des Îles Lointaines/19

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Plon-Nourrit et Cie (2p. 156-160).


XIX


Pendant ce temps, Camille l’enchanteresse envoyait un messager au roi pour lui dire qu’elle était prête à se donner à lui, s’il se voulait rendre en un lieu qu’elle lui désigna, et elle lui mandait de n’emmener qu’un chevalier à cause des médisants. C’est ici qu’on voit comme amour affole les plus prud’hommes : car le roi fut au rendez-vous en compagnie du seul Gaheriet, son neveu, frère de Gauvain. Et, sitôt qu’il fut couché avec sa maîtresse, quarante Saines l’enlevèrent, ainsi que son compagnon.

Dans le même temps, Lancelot et Galehaut, prévenus par Lionel, sortaient tout doucement de leur tente et gagnaient le logis de la reine. À la porte du jardin, ils trouvèrent la dame de Malehaut qui les introduisit en grand secret ; et quand chacun d’eux fut dans une chambre avec son amie, il en fit ce qu’il lui plaisait et eut toutes les joies qu’un amant peut avoir. La reine se leva à la minuit et vint dans l’obscurité tâter l’écu que lui avait apporté la demoiselle du Lac ; elle n’y sentit plus de brisure : dont elle fut heureuse, car ainsi sut-elle qu’elle était la plus aimée des femmes.

Un peu avant le jour, les deux chevaliers revêtirent leurs armes dans la chambre de la reine. À son tour, la dame de Malehaut examina l’écu à la clarté des chandelles et lorsqu’elle vit que les deux parties en étaient rejointes, elle prit en riant Lancelot par le menton et lui dit :

— Sire chevalier, il ne vous manque plus que la couronne pour être roi !

De cela il eut grand’honte ; mais la reine vint à son secours.

— Dame, dit-elle, si je suis fille de roi, il en est fils aussi ; et si je suis gentille femme et belle, il est aussi noble et beau que moi, ou davantage.

Puis elle pria Lancelot de rester à la cour si le roi le lui demandait, pour ce qu’elle ne voyait plus maintenant comment elle se passerait de lui ; mais cela, elle le lui dit tout bas, de manière que Galehaut ne l’entendît, car il en eût été trop dolent. Enfin les quatre amants se séparèrent, après avoir pris rendez-vous pour la nuit suivante.

Or, au matin, toute l’armée put apercevoir les écus du roi Artus et de Gaheriet pendus aux créneaux de la Roche aux Saines. On en vint annoncer la nouvelle à la reine, qui était encore couchée et qui ne la voulut croire tout d’abord ; mais quand elle eut de ses yeux vu les deux écus, quel grand deuil elle mena ! Certes, elle attendit la nuit avec impatience pour prendre conseil de son ami.

Las ! Lancelot ne vint pas, car il fut pris le matin même par sortilège ; et Galehaut le fut aussi, et messire Gauvain, et Hector des Mares ; et voici comment : messire Gauvain avait appelé ses trois compagnons à parlement, et il leur demandait s’il leur était avis qu’il se fît connaître afin de réconforter les barons, troublés par la perte du roi, leur seigneur ; tous quatre se promenaient en délibérant par le bois, lorsqu’ils crurent voir une troupe de Saines qui mangeaient à l’ombre d’un chêne, et d’autre part un chevalier attaché sur un sommier qui se plaignait amèrement.

— Seigneurs, fit messire Gauvain, c’est Gaheriet !

— Je ne sais ce que vous ferez, dit Lancelot, mais je vais aller préparer les écuelles à ceux qui sont assis sous ce chêne.

— Moi, je leur verserai du vin dans leurs hanaps ! dit Galehaut.

— En nom Dieu, s’écria Hector, je leur étendrai leurs nappes sur l’herbe fraîche !

Aussitôt les quatres chevalier de s’élancer. Mais Camille l’enchanteresse avait fait surgir là un lac en lui donnant la semblance d’une prairie : de manière qu’ils y tombèrent par surprise et, lorsqu’ils en sortirent à demi étouffés par l’eau qu’ils avaient bue, plus de cent païens que Camille avait fait cacher alentour leur coururent sus, de manière qu’ils furent pris comme oies sur un toit et jetés dans les cachots du château. Et la reine et la dame de Malehaut attendirent vainement leurs amis toute la nuit : il ne faut demander si elles furent dolentes !

Le lendemain, qui était jour de bataille, quand ils virent que messire Gauvain ne reparaissait point, ses dix-neuf compagnons se réunirent afin d’aviser à ce qu’ils avaient à faire et il leur sembla qu’il convenait avant tout de conseiller la reine. Messire Yvain se rendit de leur part à son logis : il la fit appeler au bas des degrés, car il ne pouvait entrer dans aucune des maisons du roi avant que d’avoir achevé sa quête, et, après s’être fait reconnaître, il la réconforta de son mieux. Mais elle se jeta à ses pieds en pleurant et en le priant de veiller sur l’honneur du roi et sur le sien, et à la voir ainsi il se mit à pleurer lui-même, car nulle dame ne fut jamais autant aimée des hommes de son seigneur que la reine Guenièvre.

Ce jour donc, messire Yvain prit le commandement au lieu du roi Artus, et Keu le sénéchal porta la grande enseigne, comme c’était son droit. Et le roi Ydier parut sur un cheval bardé de fer, ce qui ne s’était encore jamais vu ; beaucoup de gens l’en jugèrent mal d’abord, qui plus tard agirent tout de même que lui. Il fit aussi porter à ses côtés une riche bannière à ses armes, de cordouan blanc à raies écarlates en drap d’Angleterre : jusqu’alors on ne les avait faites que de cuir ou de drap parce qu’ainsi elles étaient plus solides. Enfin il accomplit de si grands exploits sur son bon cheval, tout le jour, qu’au soir il était tout vermeil de son sang et de celui d’autrui. Et les Saines furent repoussés dans le château. Toutefois ceux de Bretagne ne purent rester sous la Roche en raison des flèches et des carreaux dont les défenseurs les criblaient, et il leur fallut reculer à distance.