À valider

Gargantua/Édition Juste, 1535

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche

Pour les autres éditions de ce texte, voir Gargantua.

Juste (p. 1-203).


GARGANTVA

ΑΓΑΘΗ ΤΥΧΗ

LA VIE
INESTIMABLE

DV GRAND
Gargantua, pere de
Pantagruel iadis cõpoſée
par
L’abſtracteur
de quĩte eſsẽce



Liure plein de
pantagrueliſme.


M.D.XXXV.


On les vend a Lyon, chés
Frãçoys Iuste devãt noſtre
Dame de Confort.


Au Lecteurs.




Amis lecteurs qui ce livre lisez,
Despouillez vous de toute affection.
Et le lisants ne vous scandalisez,
Il ne contient mal ne infection.
Vray est qu’icy peu de perfection
Vous apprendrez, si non en cas de rire.
Aultre argument ne peut mon cueur elire.
Voiant le dueil qui vous mine & consomme,
Mieulx est de ris que de larmes escrire,
Pour ce que rire est le propre de l’homme.


VIVEz IOYEUx

Prologue de lauteur.

Vignette 3
Vignette 3
Euveurs tresillustres & vous Verolez tresprecieux (car à vous non à aultres sont dediez mes escriptz) Alcibiades en un dialoge de Platon, intitulé Le banquet, louant son precepteur Socrates sans controverse prince des philosophes : entre aultres paroles le dict estre semblable es Silènes. Silènes estoyent iadis petites boites telles que voyons de present es bouticqs des apothecaires, pinctes au dessus de figures ioyeuses et frivoles, comme de Harpies, Satyres, oysons bridez, lievres cornuz, canes bastées, boucqs volans, cerfz limonniers, & aultres telles pinctures contrefaictes à plaisir pour exciter le monde à rire. Quel fut Silène maistre du bon Bacchus. Mais au dedans l’on reservoit les fines drogues, comme Baulme, Ambre gris, Amomon, Musc, zivette, pierreries, et aultres choses precieuses. Tel disoit estre Socrates : parce que le voyans au dehors, & l’estimans par l’exteriore apparence, n’en eussiez donné un coupeau d’oignon : tant laid il estoit de corps & ridicule en son maintien, le nez pointu, le reguard d’un taureau : le visaige d’un fol : simple en meurs, rusticq en vestemens, pauvre de fortune, infortuné en femmes, inepte à tous offices de la republicque, tousiours riant, tousiours beuvant à un chascun, tousiours se guabelant, tousiours dissimulant son divin sçavoir. Mais ouvrans ceste boite, eussiez au dedans trouvé une celeste & impreciable drogue : entendement plus que humain, vertu merveilleuse, couraige invincible, sobresse non pareille, contentement certain, asseurance parfaicte, desprivement incroyable de tout ce pourquoy les humains tant veiglent, courent, travaillent, navigent & bataillent. À quel propos, en vostre advis, tend ce prelude, & coup d’essay ? Par autant que vous mes bons disciples, & quelques aultres folz de seiour lisans les ioyeux tiltres d’aulcuns livres de nostre invention, comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinthe, La dignité des braguettes, Des poys au lard cum commento etc, iugez trop facilement ne estre au dedans traicté que mocqueries, folateries, & menteries ioyeuses : veu que l’enseigne exteriore (c’est le tiltre) sans plus avant enquerir, est communément repceu à derision & gaudisserie. Mais par telle legiereté ne convient estimer les œuvres des humains. Car vo’mesmes dictes, que l’habit ne faict point le moine : & tel est vestu d’habit monachal, qui au dedans n’est rien moins que moyne : & tel vestu de cappe hispanole, qui en son couraige nullement affiert à Hispane. C’est pourquoy fault ouvrir le livre : et soigneusement peser ce qui y est deduict. Lors congnoistrez que la drogue dedans contenue est bien d’aultre valeur, que ne promettoit la boitte. C’est à dire que les matieres icy traictées ne sont tant folastres, comme le tiltre au dessus pretendoit. Et posé le cas, qu’on sens literal vo’trouvez matières assez ioyeuses & bien correspondentes au nom, toutesfois pas demourer là ne fault, comme au chant des Sirènes : ains à plus hault sens interpreter ce que par adventure cuidiez dict en guaieté de cueur. Crochetastes vo’oncques bouteilles ? Caisgne. Reduisez à memoire la contenence qu’aviez. Mais veistez vo’oncques chien rencontrant quelque os medullare ? C’est comme dict Platon li. 2 de rep. la beste du monde plus philosophe. Si veu l’avez : vo’avez peu noter de quelle devotion il le guette : de quel soing il le guarde : de quel ferveur il le tient : de quelle prudence il l’entomne : de quelle affection il le brise : et de quelle diligence il le sugce. Qui l’induict à ce faire ? Quel est l’espoir de son estude ? quel bien y pretend il ? Rien plus qu’un peu de mouelle. Vray est que ce peu, plus est delicieux que le beaucoup de toutes aultres pour ce que la mouelle est aliment elabouré à perfection de nature, comme dict Galen 3. facu. natural. & 11. de usu particu. À l’exemple d’icelluy vo’convient estre saiges pour fleurer sentir & estimer ces beaux livres de haulte gresse, legiers au prochaz : & hardiz à la rencontre. Puis pour curieuse leczon, & meditation frequente rompre l’os, & sugcer la substantificque mouelle. C’est à dire : ce que ientends par ces symboles Pythagoricques, avecques espoir certain d’estre faictz escors & preux à ladicte lecture. Car en icelle bien aultre goust trouverez, & doctrine plus absconce que vous revelera de tresaultz sacremens & mystères horrificques, tant en ce que concerne nostre religion, que aussi l’estat politicq & vie oeconomicque. Croiez en vostre foy qu’oncques Homere escrivent l’Iliade & Odyssée, pensast es allegories, lesquelles de luy ont beluté Plutarche, Heraclides Ponticq, Eustatie, & Phornute : & ce que d’iceulx Politian a desrobé ? Si le croiez : vo’n’aprochez ne de pieds ne de mains à mon opinion : qui decrete icelles aussi peu avoir esté songeez d’Homere, que d’Ovide en ses metamorphoses, les sacremens d’evangile : lesquelz un frère Lubin vray croquelardon s’est efforcé desmontrer, si d’adventure il rencontroit gens aussi folz que luy : & (comme dict le proverbe) couvercle digne du chaudron. Si ne le croiez : quelle cause est, pourquoy autant n’en ferez de ces ioyeuses et nouvelles chronicques ? Combien que les dictant n’y pensasse en plus que vo’qui paradventure beviez comme moy. Car à la composition de ce livre seigneurial, ie ne perdys ny emploiay oncques plus ny aultre temps, que celluy qui estoit estably à prendre ma refection corporelle : sçavoir est, beuvant et mangeant. Aussi est ce la iuste heure, d’escrire ces haultes matières et sciences profundes. Comme bien faire sçavoit Homere paragon de tous philologes, et Ennie père des poëtes latins, ainsi que tesmoigne Horate, quoy qu’un malautru ait dict, que ses carmes sentoyent plus le vin que l’huile, Autant en dist un Tirelupin de mes livres, mais bren pour luy. L’odeur du vin ô combien plus est friant/ riant/ priant/ plus celeste, & delicieux que d’huile. Et prendray autant à gloire qu’on die de moy, que plus en vin ay despendu que en huyle, que feinst Demosthenes, quand de luy on disoit, que plus en huyle que en vin despendoit. À moy n’est que honneur et gloire, d’estre dict et reputé bon gaultier et bon compaignon : & en ce nom suis bien venu en toutes bonnes compaignies de Pantagruelistes : à Demosthenes fut reproché par un chagrin que ses oraisons sentoyent comme la serpillière d’un hord & sale huilier. Pourtant interpretez tous mes faictz et mes dictz en la perfectissime partie, ayez en reverence le cerveau caseiforme qui vous paist de ces belles billes vezées, et à vostre povoyr tenez moy tousiours ioyeux. Or esbaudissez vous mes amours, & guayement lisez le reste : tout à l’aise du corps et au profict des reins.

Mais escoutaz vietz d’azes, que le mau
lubec vous trousque : vous soub-
vieigne de boyre à my pour la
pareille : et ie vous plegeray
tout are metys.


De la genealogie & antiquité de Gargantua. xxxxx Chapitre. i

Vignette 8
Vignette 8
E vous remectz à la grande chronicque Pantagrueline recognoistre la genealogie & antiquité, dont nous est venu Gargantua. En icelle vous entendrez plus au long comment les geans nasquirent en ce monde : et comment d’iceulx par lignes directes yssit Gargantua père de Pantagruel : et ne vous faschera, si pour le present ie m’en deporte. Combien que la chose soit telle, que tant plus seroit remembrée, tant plus elle plairoit à vos seigneuries : comme vous avez l’auctorité de Platon in Philebo et Gorgia et de Flacce, qui dict estre aulcuns propos telz que ceulx cy, qui plus sont delectables, quand plus souvent sont redictz. Pleust à Dieu qu’un chascun sceust aussi certainement sa genealogie, depuis l’arche de Noë iusques à cest eage. Ie pense que plusieurs sont auiourd’huy empereurs, roys ducz, princes, et papes, en la terre, lesquelz sont descenduz de quelque porteurs de rogatons & de coustretz. Comme au rebours plusieurs sont gueux de l’hostiaire, souffreteux, & miserables : lesquelz sont descenduz de sang & ligne de grandz roys & empereurs : attendu l’admirable transport des règnes & empires : des Assyriens es Medes, des Medes es Perses, des Perses es Macedones, des Macedones es Romains, des Romains es Grecz, des Grecz es Françoys. Et pour vous donner à entendre de moy qui parle, ie cuyde que soye descendu de quelque riche roy ou prince on temps iadis. Car oncques ne veistes homme, qui eust plus grande affection d’estre roy & riche que moy : affin de faire grand chère et pas ne travailler, et bien enrichir mes amis & tous gens de bien & de sçavoir. Mais en ce ie me reconforte que en l’aultre monde ie le feray : voyre plus grand que de present ne l’auseroye soubhaitter. Vous en telle ou meilleur pensée reconfortez vostre malheur, & beuvez frays si faire ce peut. Retournant à nos moutons, ie vous diz que par un don souverain de dieu nous a esté reservée l’antiquité & genealogie de Gargantua, plus entière que nulle aultre, de dieu ie ne parle, car il ne me appartient, aussy les diables (ce sont les calumniateurs et caffars) se y opposent. Et fut trouvée par Iean Audeau, en un pré qu’il avoit près l’arceau gualeau au dessoubz de l’Olive, tirant à Marsay. Duquel faisant lever les fossez, touchèrent les piocheurs de leurs marres, un grand tombeau de bronze long sans mesure : car oncques n’en trouvèrent le bout, parce qu’il entroit trop avant les escluses de Vienne. Icelluy ouvrans en certain lieu signé au dessus d’un goubelet, à l’entour du quel estoit escript en lettres Ethrusques, HIC BIBITUR, trouvèrent neuf flaccons en tel ordre qu’on assiet les quilles en Guascoigne. Des quelz celluy qu’on my lieu estoit, couvroit un gros/ gras/ grand/ gris/ ioly/ petit/ moisy/ livret, plus mais non mieux sentent que roses. En icelluy fut la dicte genealogie trouvée escripte au long, de letres cancelleresques, non en papier, non en parchemin, non en cere : mais en escorce d’Ormeau, tant toutesfoys usées par vetusté, qu’à poine en povoit on trois recognoistre de ranc. Ie (combien que indigne) y fuz appelé : et à grand renfort de bezicles practicant l’art dont on peut lire lettres non apparentes, comme enseigne Aristotele, la translatay, ainsi que veoir pourrez en Pantagruelisants, c’est à dire, beuvans à gré, et lisants les histoires horrificques de Pantagruel. À la fin du livre estoit un petit traicté intitulé, Les fanfreluches antidotées. Les ratz & blattes ou (affin que ie ne mente) aultres malignes bestes avoient brousté le commencement, le reste iay cy dessoubz adiousté, par reverence de l’antiquaille.

Les fanfreluches antidotées
xxxxx trouvées en un monument antique. xxxxx Chap. ii

I.E enu le grand dompteur des Cimbres
sant par l’aer, de peur de la rousée,
sa venue on a remply les timbres
beurre fraiz, tombant par une housée
u quel quand fut la grand mère arrousée

Cria tout hault, hers par grace peschez le.
Car sa barbe est presque toute embousée :
Du pour le moins, tenez luy une eschelle.

Aulcuns disoient, que leicher sa pantoufle
Estoit meilleur que gaigner les pardons :
Mais il survint un affecté de Marroufle,
Sorti du creux où l’on pesche aux gardons
Qui dist, messieurs pour dieu no’en gardons
L’anguille y est, & en cest estau mussé,
La trouverez (si de près reguardons)
Une grand tare au fond de son aumusse.

Qaund fut au poinct du lire le chapitre,
On n’y trouva que les cornes d’un veau.
Ie (disoyt il) sens le fond de ma mitre
Si froyd que autour me morfond le cerveau.
On l’eschauda d’un parfunct de naveau.
Et fut content de soy tenir es atres,
Pourveu qu’on feist un limonnier nouveau
À tant de gents qui sont acariatres.

Leur propos fut du trou de sainct Patrice,
De Gibraltar, & de mile aultres trous :
S’on les pourroit reduire à cicatrice,
Par tel moien, que plus n’eussent la tous.
Veu qu’il sembloit impertinent à tous :
Les veoir ainsi à chascun sent baisler.
Si d’adventure ilz estoient à poinct clous,
On les pourroit pour houstage bailler.

En cest arrest le corbeau fut pelé
Par Hercules, qui venoit de Lybie,

Quoy ? dit Minos, que ny suis ie appelé
Excepté moy tout le monde on convie.
Et puis l’on vieult que passé mon envie,
À les fournir d’huytres & de grenoilles.
Ie donne au diable en cas que de ma vie
Preigne à mercy leur vente de quenoilles.

Pour les matter survint Q.B. qui clope,
Au saufconduit des mistes Sansonnetz.
Le tamiseur, cousin du grand Cyclope,
Les massacra. Chascun mousche son nez.
En ce gueret peu de bougrins sont nez,
Qu’on n’ait berné sus le moulin à tan.
Courrez y tous : & à l’arme sonnez,
Plus y aurez, que n’y eustes antan.

Bien peu après, l’oyseau de Iuppiter
Delibera pariser pour le pire,
Mais les voyant tant fort se despitter,
Craignit qu’on mist ras/ ius/ bas/ mat l’empire
Et mieulx aima le feu du ciel empire
Au tronc ravir où l’on vend les forestz :
Que l’aer serain, contre qui l’on conspire,
Assubiectir es dictz des Massoretz,

Le tout conclud fut à poincte affilée,
Maulgré Até, la cuisse heronnière.
Que là s’asist, voyant Pentasilée
Sus ses vieulx ans prinse pour cressonnière
Chascun crioyt, villaine charbonnière
T’apartient il toy trouver par chemin :
Tu la tolluz la Rhomaine bannière,
Qu’on avoit faict au trait du parchemin.


Ne fust Iuno, que dessoubz l’arc celeste
Avecq son duc tendoit à la pippée :
On luy eust faict un tour si tresmoleste
Que de tous poincts elle eust esté frippée.
L’accord fut tel, que d’icelle lippée
Elle en auroit deux œufz de Proserpie.
Et si iamais elle y estoit grippée,
On la lieroit au mont de l’Albespine.

Sept moys après, houstez en vingt & deux,
Cil qui iadis anihila Cartage,
Courtoysement se mist en mylieu d’eulx
Les requèrent d’avoi son heritage :
Du bien qu’on feist iustement le partage
Scelon la loy que l’on tire au rivet,
Distribuent un tatin du potage
À ses amis, qui firent le brevet.

Mais l’an viendra signé d’un arc turquoys,
De cinq fuseaux, a trois culz de marmite :
On quel le dos d’un roy trop peu courtoys
Poivre sera soubz vn habit d’hermite.
O la pitié. Pour vne chattemite
Laisserez vous engouffrer tant d’arpens ?
Cessez/ Cessez/ ce masque nul n’imite,
Retirez vous au frère des serpens.

Cest ans passé, cil qui est, regnera.
Paissiblement avecq ses bons amis.
Ny Brusq, ny Smach lors ne dominera
Tout bon vouloir aura son compromis.
Et le soulas qui iadis fut promis
Es gens du ciel, viendra en son befroy.

Lors les haratz qui estoient esthommys
Triumpheront en royal palefroy.

Et durera ce temps de passepasse
Iusques à tant que Mars ayt les empas.
Puis en viendra un que tous aultres passe
Dilitieux, plaisant, beau sans compas,
Levez vos cueurs : tendez à ce repas
Tous mes féaulx. Car tel est trespassé
Qui pour tout bien ne retourneroit pas,
Tant sera lors clamé le temps passé,

Finablement celluy qui fut de cire
Sera logé au gond du Iacquemart.
Plus ne sera reclamé, cyre, cyre,
Le brimbaleur, qui tient le coquemart.
Heu, qui pourroit saisir son braquemart ?
Tout seroient nez les tintouins cabus :
Et pourroit on à fil de poulemart
Tout baffouer le maguazin d’abus.


Comment Gargantua fut onze moys
porté au ventre de sa mère. xxxxx Chap. iii

Vignette 8
Vignette 8
Randgouzier estoit bon raillard en son temps, aymant à boyre net autant que home qui pour lors feust on monde, & mangeoit volentiers salé. À ceste fin avoit ordinairement bonne munition de iambons de Magence et de Baione, force langues de bœuf fumées, abondance de andouilles en la saison et bœuf sallé à la moustarde. Renfort de boutargues, provision de saulcisses, non de Bouloigne (car il craignoit ly bouconé de Lombard) mais de Bigorre, de Lonquaulnay, de la Brene, de Rouargue. En son eage virile espousa Gargamelle fille du roy des Parpaillos, belle gouge et de bonne troigne. Et faisoient eulx deux souvent ensemble la beste à deux douz, ioieusement se frotans leur lard, tant qu’elle engroissa d’un beau filz, et le porta iusques à l’unziesme mois. Car autant, voire d’adventage, peuvent les femmes ventre porter, mesmement quand c’est quelque chef d’œuvre, & personnage qui doive en son temps faires grandes prouesses. Comme dict Homere que l’enfant (du quel Neptune engroissa la nymphe) nasquit l’an après revolu : ce fut le douziesme mois. Car (comme dict A. Gelle lib. 3.) ce long temps convenoit à la maiesté de Neptune, affin qu’en icelluy l’enfant feust formé à perfection. À pareille raison Iupiter feist durer xlvii heures la nuyct qu’il coucha avecques Alcmene. Car en moins de temps n’eust il peu forger Hercules : qui nettoia le monde de monstres & tirans. Messieurs les anciens Pantagruelistes ont conformé ce que ie dis, & ont declairé non seulement possible, mais aussi legitime l’enfant né de femme l’unziesme moys après la mort de son mary. Hyppocrates lib. de alimento. Pline li. 7 cap. 5. Plaute in Cistellaria. Marcus Varro en la satyre inscripte, Le Testament, allegant l’autorité d’Aristoteles à ce propous. Censorinus li. De die natali. Aristoteles lib. vii. cap. iii & iiii de nat. alalium. Gellius li iii ca. xvi. Et mille aultres folz. Le nombre desquelz a esté par les legistes accreu. ff. de fuis & legit. l. Intestato. § fi. Et in Autent, de restitut & ea que parit in. vi. mens. Dabondant en ont chaffourré leur robidilardicque loy Gallus. ff. de lib. & posthu. & l. Septimo. ff. de flat. homi. & quelques aultres, que pour le present dire n’ause. Moiennans lesquelles loys, les femmes veusves peuvent franchement iouer du serrecropière à tous enviz & toutes restes, deux moys après le trespas de leurs mariz. Ie vous prie par grace vous aultres mes bons averlans si d’icelles en trouvez que vaillent le desbraguetter, montez dessus & me les amenez. Car si on troisiesme moys elles engroissent : leur fruict sera heritier du deffunct. Et la groisse congneue, poussent hardiment oultre, & vogue la gualée, puisque la panse est pleine. Comme Iulie fille de l’empereur Octavian ne se abandonnoyt à ses taboureurs, sinon quand elle se sentoyt grosse, à la forme que la navire reçoyt son pilot, que premierement ne soyt callafatée & chargée. Et si personne les blasme de soy faire rataconniculer ainsi suz leur groisse : veu que les bestes suz leurs ventrées n’endurent iamais le masle masculant : elles responderont que ce sont bestes, mais elles sont femmes : bien entendentes les beaulx & ioyeux menuz droictz de superfetation : comme iadis respondit Populie scelon le raport de Macrobe li. ij Saturnal. Si le diavol ne vieult qu’elles engroissent, il fauldra tortre le bouzil, et bouche clause.

Comment Gargamelle estant grousse de
Gargantua se porta à manger tripes. xxxxx Ch. 4

Vignette 8
Vignette 8
Occasion & manière comment Gargamelle enfanta fut telle. Et si ne le croiez, le fondement vous escappe. Le fondement luy escappoit une après disnée un iour de febvrier, par trop avoir mangé de gaudebillaux. Gaudebillaux : sont grandes tripes de coiraux. Coiraux : sont beufz engressez à la crèche & prez guimaulx. Prez guimaux : sont qui portent herbe deux fois l’an. D’iceulx gras beufz avoient faict tuer trois cens soixante sept mile et quatorze, pour estre à mardy gras sallez : affin qu’en la prime vère ilz eussent beuf de saison à tas, pour mieulx entrer en vin. Les tripes furent copieuses, comment entendez : & tant friandes estoient, que chascun en leichoit ses doigtz. Mais la grande diablerie à quatre personnaiges estoit bien en ce que possible n’estoit longuement les reserver. Car celles feussent pourries. Ce que sembloit indecent. Dont feut conclud, qu’ilz les bauffreroient sans rien y perdre. À ce faire convièrent tous les citadins de Sainneais, de Suillé, de la Rocheclermaud, de Vaugaudry, sans laisser arrière le Coudray/ Monpensier/ le Gué de Vède & aultres voisins : tous bons beveurs, bons compaignons, & beaux ioueurs de quillela. Le bon homme Grandgousier y prenoit plaisir bien grand, & commendoit que tout allast par escuelles. Disoit toutesfoys à sa femme, qu’elle en mangeast le moins, veu qu’elle aprochoit de son terme, & que ceste tripaille n’estoit viande moult louable. Celluy (disoit il) a grande envie de mascher merde, qui d’icelle le sac mangeve. Non obstant ces remontrances, elle en mangea sèze muiz/ deux bussars/ et six tepins ô, belle matière fecale, que doivoit boursoufler en elle. Après disner tous allèrent (pelle/melle) à la saulaie : & là sus l’herbe drue dancèrent au son des ioyeux flageolletz, et doulces cornemuses : tant baudement, que c’estoit passetemps celeste les veoir anisi soy riguoller. Puis entrèrent en propos de ressieuner on propre lieu. Lors flaccons d’aller, goubeletz de voler, breusses de tinter. Tire, baille, tourne, brouille. Boutte à moy, sans eau, ainsi mon ami : fouette moi ce verre gualentement, produiz moi du clairet, verre pleurant. Treves de soif, ha faulce fiebvre ne t’en iras tu pas : Par ma foy ma commère ie ne peuz entrer en bette. Vous estez morfondue m’amie. Voire. Ventre sainct Quenet parlons de boire. Ceste main vous guaste le nez. Ô, quants aultres y entreront, avant que cestuy cy en sorte. Boire à si petit gué : c’est pour rompre son poictral. Cecy s’appelle pippée à flacons. Quelle difference est entre bouteille et flaccon ? grande, car bouteille est fermée à bouchon, & flaccon à vitz. Nos peres beurent bien & vuiderent les potz. C’est bien chié chanté, beuvons. Voulez vous rien mander à la riviere ? cestuy cy va laver les tripes. Ie boy comme un templier, & ie tanquam sponsus. & moy sicut terra sine aqua. Un synonyme de iambon ? c’est un poulain. Par le poulain on descend le vin en cave, & par le iambon, en l’estomach. Or cza à boire boire cza. Il n’y a poinct charge. Respice personam : pone pro duos : bus non est in usu. Si ie montois aussi bien comme i’avalle, ie feusse piecza hault en l’aer. Mais si ma couille pissoit telle urine, la voudriez vous bien sugcer ? Ie retiens après. Paige baille, ie t’insinue ma nomination en mon tour. Hume Guillot, encores y en a il on pot. Remede contre la soif ? Il est contraire a celluy qui est contre morsure de chien. Courrez tousiours apres le chien, iamais ne vous mordera : beuvez tousiours avant la soif, & iamais ne vous adviendra. Du blanc. Verse tout. Verse de par le diable, verse. Decza/ tout plein, la langue me pele. Lans trigue, a toy compaing de hayt, des hayt. La/la/la. C’est morfiaillé cela. Ô, lachrima Christi, c’est de la Devinière, c’est vin pineau. Ô, le gentil vin blanc, et par mon ame ce n’est que vin de tafetas. Hen, hen/ il est à une aureille, bien drappé, & de bonne laine. Mon compaignon couraige. Pour ce ieu, nous ne volerons pas car i’ay faict vn leué. Ex hoc in hoc. Il n’y a poinct d’enchentement. Chascun de vous la veu. Ie y suis maistre passe, de passe. À brun a brun/ ie suis prestre Mace. Ô les beuueurs, Ô les alterez. Page, mon amy, emplys icy et couronne le vin ie te pry. À la Cardinale. Natura abhorret vacuum. Diriez vous qu’une mousche y eust beu ? À la mode de Bretaigne. Net/net à ce pyot. Avallez, ce sont herbes.

Comment Gargantua nasquit
en faczon bien estrange. xxxxx Chapt. v.

Vignette 8
Vignette 8
Ulx tenens ces menuz propos de beuverie, Gargamelle commencza se porter mal du bas. Dont Grandgousier se leva dessus l’herbe, & la reconfortoit honestement, pensant que ce feust mal d’enfant, & luy disant, qu’elle s’estoit la herbee soubz la saullaye, & qu’en brief elle feroit piedz neufz, par ce luy convenoit prendre couraige nouveau au nouvel advenement de son poupon, & encores que la douleur luy feust quelque peu en fascherie : toutesfoys que ycelle seroit briefve, et la ioye qui toust succederoit, luy tolliroit tout c’est ennuy : en sorte que seulement ne luy en resteroit la soubvenence. Ie le prouve (disoit il) Nostre saulveur dict en l’evangile, Ioannis. 16. La femme qui est à l’heure de son enfantement, a tristesse : mais lorsqu’elle a enfanté, elle n’a soubvenir aulcun de son angoisse. Hâ ! (dist elle) vous dictes bien, et ayme beaucoup mieulx ouyr telz propos de l’evangile, et mieulx m’en trouve, que de ouyr la vie de saincte Marguarite, ou quelque aultre capharderie. Mais pleust à dieu que vous l’eussiez coupé. Quoy ? dist Grandgosier ? Hâ (dist elle) que vous estes bon homme, vous l’entendez bien. Mon membre (dist il) ? Sang de les cabres, s’il vous semble bon, faictez apporter un cousteau. Ha (dist elle) : à dieu ne plaise, dieu me le pardoyent, ie ne le dis pas de bon cueur : et pour ma parolle n’en faictez ne pys ne moins. Mais ie auray prou d’affayres auiourd’uy, si dieu ne me ayde, et tout par vostre membre, que vous feussiez bien ayse. Couraige, couraige (dist il) : ne vous souciez au reste / et laissez fayre au quatre bœufz de davant. Ie m’en voys boyre encores quelque veguade. Si ce pendent vous survenoyt quelque mal, ie me tiendray près, huschant en paulme ie me rendray à vous. Peu de temps après elle commencza souspirer lamenter, et cryer. Soubdain vindrent à tas saiges femmes de tous coustez. Et la tastant par le bas, trouvèrent quelques pellauderies, assez de maulvais goust, et pensoyent que ce feust l’enfant, mais c’estoit le fondement qui luy escappoit, à la mollification du droict intestine, lequel vous appelez le boyau cullier, par trop avoir mangé des tripes, dont avons parlé cy dessus. Dont une horde vieigle de la compaignie, laquelle avoit la reputation d’estre grande medicine et là estoit venue de Brizepaille d’auprès de Sainctgenou d’avant soixante ans, luy feist un restrinctif si horrible, que tous ses larrys tant feurent oppilez et reserrez, que à grande poine avecques les dentz, vous les eussiez eslargiz, qui est chose bien horrible à penser : mesmement que le diable à la messe de sainct Martin escripvent le caquet de deux Gualoisses, à belles dentz alongea son parchemin. Par cest inconvenient feurent au dessus relaschez les cotyledons de la matrice, par lesquelz sursaulta l’enfant, et entra en la vène creuse, et gravant par le diaphragme iusques au dessus des espaules (où la dicte vène se part en deux) print son chemin à gausche, et sortit par l’aureille senestre. Soubdain qu’il feut né, il ne crya pas comme les aultres enfans/ mies/ mies/ mies. Mais à haulte voix s’escryoit, à boyre, à boyre, à boyre, comme invitant tout le monde à boyre, si bien qu’il fut ouy de tout le pays de Beusse et de Bibaroys. Ie me doubte que ne croyez asseurement ceste estrange nativité. Si ne le croyez, ie ne m’en soucye pas, mais un homme de bien, un homme de bon sens croyt tousiours ce qu’on luy dict, et ce qu’il trouve par escript. Ne dict pas Solomon proverbiorum. I 4 ? Innocens credit omni verbo re. Et sainct Paul, prime Corinthio. I 3. Charitas omnia credit. Pourquoy ne le croyriez vous ? Pour ce (dictez vous) qu’il n’y a nulle apparence. Ie vous dicz, que pour ceste seule cause, vous le debvez croyre en foy parfaicte. Car les Sorbonistes disent, que foy est argument des choses de nulle apparence. Est ce contre nostre loy, nostre foy, contre raison, contre la saincte escripture ? De ma par ie ne trouve rien escript es bibles sainctes, qui soyt contre cela. Mais si le vouloir de Dieu estoyt tel, diriez vous qu’il ne l’eust peu fayre ? Ha pour grace, ne emburelucocquez iamais vos espritz que a Dieu rien n’est impossible. Et s’il vouloit les femmes auroyent dorenavant ainsi leurs enfans par l’aureille, Bacchus ne feut il pas engendré par la cuisse de Iuppiter ? Rocquetaillade nasquit elle pas du talon de sa mère ? Minerve, ne nasquit elle pas du cerveau par l’aureille de Iuppiter ? Mais vous seriez bien dadvantaige esbahys & estonnez, si ie vous exposoys presentement tout le chapitre de Pline, on quel parle des enfantemens estranges, et contre nature. Et toutesfoys ie ne suis poinct menteur tant asseuré comme il a esté. Lisez le on septiesme de sa naturelle histoyre, cha. 3. & ne m’en tabustez plus l’entendement.

Comment le nom fut imposé à
Gargantua : et comment
il humoyt le piot. xxxxx
Chapitre. vi

Vignette 8
Vignette 8
E bonhomme Grantgousier beuvant, et se rigollant avecques les aultres entendit le cris horrible que son filz avoit faict entrant en lumière de ce monde, quand il brasmoit demandant à boyre/ à boyre/ à boyre/ dont il dist, que grant tu as, supple le gousier. Ce que oyans les assistans, dirent que vrayment il debvoit avoir par ce le nom Gargantua, puis que telle avoyt esté la première parole de son père à sa nativité, à l’imitation et exemple des anciens Hebreux. À quoy fut condescendu par icelluy, & pleut tresbien à sa mère. Et pour l’appaiser, luy donnèrent à boyre à tirelarigot, et feut porté sus les fonts, et là baptisé, comme est la coustume des bons christians. Et luy feurent ordonnées dix et sept mille neuf cens vaches de Pautille, et de Brehemond : pour l’alaicter ordinairement, car de trouver une nourrice convenente n’estoit possible en tout le pais, consideré la grande quantité, de laict requis pour icelluy alimenter. Combien qu’aulcuns docteurs Scotistes ayent affermé que sa mère l’alaicta, et qu’elle pouvoit trayre de ses mammelles quatorze cens pippes de laict pour chascune fois. Ce que n’est vraysemblable. Et a esté la proposition declarée par Sorbone scandaleuse, et des pitoyables aureilles offensive, et sentant de loing heresie. En cest estat passa iusques à un an et dix moys, en quel temps par le conseil des medicins on commencza le porter, & fut faicte une belle charrette à bœufz par l’invention de Iean Denyau, et là dedans on le pourmenoit par cy/ par là, ioyeusement & le faisoyt bon veoir car il portoit bonne troigne, et avoyt presque dix et huyt mentons : & ne cryoit que bien peu, mais il se couchioyt à toutes heures, car il estoit merveilleusement phlegmaticque des fesses, tant de sa complexion naturelle, que de la disposition accidentale qui luy estoit advenue par trop humer de purée Septembrale. Et n’en humoyt poinct sans cause. Car s’il advenoyt qu’il feut despit, courroussé, faché, ou marry, s’il trepignoyt/ s’il pleuroyt, s’il cryoit, luy aportant à boyre, l’on le remettoyt en nature, & soubdain demouroyt quoy et ioyeux. Une de ses gouvernantes m’a dict, que de ce fayre il estoyt tant coustumier, qu’au seul son des pinthes & flaccons, il entroyt en ecstase, comme s’il goustoyt les ioyes de paradis. En sorte qu’elles considerant ceste complexion divine pour le resiouir au matin faisoyent davant luy donner des verres avecques un cousteau, ou des flaccons avecques leur toupon, ou des pinthes avecques leur couvercle. Auquel son il s’esguayoit, il tressailoit, & luy mesmes se bressoit en dodelinant de la teste, monichordisant des doigtz, & baritonant du cul.

Comment on vestit Gargantua. xxxxx Chapitre vii

Vignette 8
Vignette 8
Uy estant en cest aage, son père ordonna qu’on luy feist des habillemens à sa livrée : laquelle estoit de blanc et bleu. De faict on y besoigna et furent faictz, taillez et cousuz à la mode qui pour lors couroyt. Par les anciennes pantarches, qui sont en la chambre des comptes à Montsoreau, ie trouve qu’il feut vestu en la faczon que s’ensuyt.

Pour sa chemise, furent leveez neuf cens aulnes de toille de Chasteleraud, et deux cens pour les coussons en sorte de carreaux, lesquelz on mist soubz les esselles. Et n’estoit point froncée, car la fronseure des chemises n’a poinct esté inventée, si non depuis que les lingières, lors que la poincte de leur agueille estoit rompue, ont commencé à besoigner du cul.

Pour son pourpoint feurent leveez huyt cens treize aulnes de satin blanc, et pour les agueillettes quinze cens neuf peaux et demye de chiens. Lors commencza le monde attacher les chausses au pourpoint, et non le pourpoint aux chausses, car c’est chose contre nature, comme amplement a déclaré Olkam sus les Exponibles de M. Haultechaussade.

Pour ses chausses feurent leveez unze cens cinq aulnes, et un tiers d’estamet blanc, et feurent deschicqueteez en forme de columnes strieez, et crenelées par le darrière, affin de n’eschaufer les reins. Et flocquoit par dedans la deschicqueteure, de damas bleu, tant que besoin estoit. Et notez qu’il avoit tresbelles griefves, & bien proportionneez au reste de la nature.

Pour la braguette : feurent leveez seize aulnes un quartier d’icelluy mesmes drap, et feut la forme d’icelle comme d’un arc boutant, bien estachée ioyeusement à deux belles boucles d’or, que prenoyent deux crochetz d’esmail, en un chascun desquelz estoit enchassée une grosse esmeraugde de la grosseur d’une pomme d’orange. Car (ainsi que dict Orpheus libro de lapidibus, et Pline libro ultimo) elle a vertus erective et confortative du membre naturel. L’exiture de la braguette estoyt à la longueur d’une canne, deschicquettée comme les chausses, avecques le damas bleu flottant comme davant. Mais voyans la belle brodeure de canetille, et les plaisans entrelatz d’orfeuverie, guarniz de fins diamens, fins rubiz, fines turquoises, fines esmeraugdes, & unions Persicques, vous l’eussiez comparée à une belle corne d’abondance, telles que voyez es antiquailles, & telle que donna Rhea, es deux nymphes Adrastea, & Ida nourrices de Iuppiter. Tousiours gualante, succulente, resudante, tousiours verdoyante, tousiours fleurissante, tousiours fructifiante, plene d’humeurs, plene de fleurs, plene de fruictz, plene de toutes delices. Ie advoue dieu s’il ne la faisoyt bon veoyr. Mais ie vous en exposeray bien dadvantaige en livre que iay faict De la dignité des braguettes. D’un cas vous advertis, que si elle estoit bien longue & bien ample, si estoyt elle bien guarnie au dedans & bien avitaillée, en riens ne ressemblant les hypocrificques braguettes d’un tas de muguetz, qui ne sont plenes que de vent, au grant interest du sexe feminin.

Pour les souliers furent leveez quatre cens six aulnes de velours bleu cramoysi, & furent deschicquetez à barbe d’escrevisse bien mignonnement. Pour la quarreleure d’yceulx furent employez unze cens peaulx de vache brune, taillée à queue de merluz.

Pour son saye furent leveez dix & huyct cens aulnes de velours bleu tainct en grene, brodé à l’entour de belles vignettes & par le mylieu de pinthes d’argent de canetille, enchevestrées de verges d’or avecques force perles, par ce denotant qu’il feroit un bon fessepinthe en son temps.

Sa ceincture fut de troys cens aulnes & demye de cerge de soye, moytié blanche et moytié bleue.

Son espase ne fut Valentienne, ny son poignart Sarragossoys, car son père haissoyt tous Indalgos Bourrachous marranisez comme diables, mais il eut la belle espée de boys, et le poignart de cuir bouilly, pinctz et dorez comme un chascun soubhaiteroit.

Sa bourse fut faict de la couille d’un Oriflant, que luy donna Her Pracontal proconsul de Lybie.

Pour sa robbe furent levées neuf mille six cens aulnes moins deux tiers de velours bleu comme dessus, tout porfilé d’or en figure diagonale, dont par iuste perspective issoit une couleur innomée, telle que voyez es coulz des tourterelles, qui resiouissoit merveilleusement les yeulx des spectateurs.

Pour son bonnet feurent levées troys cens deux aulnes un quart de velours blanc, et fut la forme d’icelluy large & ronde à la capacuité du chief. Car son père disoit que ces bonnetz à la Marrabeise faictz comme une crouste de pasté porteroyent quelque iour mal encontre à leurs tonduz.

Pour son plumart portoit une belle grande plume bleue prise d’un Onocrotal du pays de Hircanie la saulvaige, bien mignonnement pendente suz l’aureille droicte.

Pour son image avoit en une plataine d’or pesant soixante & huyt marcs, une figure d’esmail competent en laquelle estoit portraict un corps humain ayant deux testes, l’une tirée vers l’aultre, quatre bras, quatre piedz, & deux culz, tel que dict Platon in Symposio, avoir esté l’humaine nature à son commencement mystic & au tour estoit escript en letres Ioniques :

Η ΑΓΑΠΗ ΟΥ ΖΗΤΕΙ
ΤΑ ΕΑΥΤΗΣ.

Pour porter au col : eut une chaine d’or pesante vingt et cinq mille soixante & troys marcs d’or, faicte en forme de grosses bacces, entre lesquelles estoyent en œuvre gros Iaspes verds, engravez et taillez en Dracons tous environnez de rayes et estincelles, comme les portoit iadis le roy Nechepsos. Et descendoit iusques à la boucque du petit ventre. Dont toute la vie en eut l’emolument tel que sçavent les medicins Gregoys.

Pour ses guands furent mises en œuvre seize peaulx de lutins, et troys de loups guarous pour la brodure d’iceulx. Et de telle matière luy feurent faictz par l’ordonnance des Cabalistes de Sainlouand.

Pour ses anneaulx (lesquelz soulut son père qu’il portast pour renouveller le signe antique de noblesse) il eut on doigt indice de sa main gausche une escarboucle grosse comme un œuf d’austruche, enchassée en or de seraph bien mignonnement. On doigt medical d’icelle, eut un aneau faict des quatre metaulx ensemble : en la plus merveilleuse faczon : que iamais feust veue, sans que l’acier froissast l’or, sans que l’argent foullast le cuyvre. Le tout fut faict par le capitaine Chappuys et Alcofribas son bon facteur. On doigt medical de la dextre eut un aneau faict en forme spirale, on quel estoyent enchassez un balay en perfection, un diament en poincte, et une esmeraulde de Physon, de pris inestimable. Car Hans Carvel grand lapidaire du roy de Melinde les estimoit à la valeur de soixante neufz millions huict cens nonante et quatre mille moutons à la grand’laine, autant l’estimèrent les Fourques d’Auxbourg.


Les couleurs et livrée
de Gargantua. xxxxx
Chapt. viii.

Vignette 8
Vignette 8
Es couleurs de Gargantua feurent blanc & bleu : comme cy dessus avez peu lire. Et par icelles vouloit son père qu’on entendist que ce luy estoit une ioye celeste. Car le blanc luy signifioyt ioye, plaisir, delices, et resiouyssance & le bleu : choses celestes. Ientends bien que lisans ces motz, vo’mocquez du vieil beuveur, et reputez l’exposition des couleurs par trop indague, et abhorente : & dictes que blanc signifie foy : et bleu, fermeté. Mais sans vous mouvoir, courroucer, eschaufer, ny alterer (car le temps est dangereux) respondez moy si bon vous semble. D’aultre contraincte ne useray envers vous, ny aultres quelz qu’ilz soyent. Seulement vo’diray un mot de la bouteille. Qui vo’meut ? qui vous poinct ? qui vous dict ? que blanc signifie foy : et bleu fermeté ? Un (dictez vous) livre trepelu, qui se vend par les bisouars et porteballes on tiltre. Le blason des couleurs. Qui l’a faict ? Quiconques il soyt, en ce a esté prudent, qu’il n’y a poinct mis son nom. Mais au reste, ie ne sçay quoy premier en luy ie doibve admirer, ou son oultrecuydance, ou la besterie. Son oultrecuydance, qui sans raison, sans cause, & sans apparence, a ausé prescrire de son autorité privée quelles choses seroient denotées par les couleurs : ce que est l’usance des tirans qui voulent leur arbitre tenir lieu de raison : non des saiges & scavens qui par raisons manifestes contentent les lecteurs. Sa besterie : qui a exprimé que sans aultres demonstrations & argumens valables le monde reigleroyt ses divises par ses impositions badaudes. De faict (comme dict le proverbe, à cul de foyrad tousiours abonde merde) il a trouvé quelque reste de niays du temps des haultz bonnetz : lesquelz ont eu foy à ses escriptz. Et scelon yceulx ont taillé leurs apophtegmes et dictez : en ont enchevestré leurs muletz : vestu leurs pages : escartelé leurs chausses : brodé leurs guandz : frangé leurs lictz : painct leurs enseignes : composé chansons : et (qui pis est) faict impostures & laschés tours clandestinement entre les pudicques matrones. En pareilles tenèbres sont comprins ces glorieux de court, lesquelz voulens en leurs divises signifier espoir, font protrayre une sphère : des pennes d’oiseaux, pour penes : de l’Ancholie, pour melancholie : la Lune bicorne pour vivre en croissant : un bancq rompu, pour bancque roupte : non & un alcret, pour non durhabit : un lict sans ciel pour un licentié. Que sont homonymies tant ineptes, tant fades, tant rusticques & barbares, que l’on doiburoyt atacher une queue de renard, au collet, & faire un masque d’une bouze de vache à un chacun d’iceulx, qui en vouldroyt dorenavant user en France. Par mesmes raisons (si raisons les doibz nommer, & non resveries) feroys ie paindre un penier : denotant qu’on me faict pener. Et un pot à moustarde, que c’est mon cueur à qui moult tarde. Et un pot à pisser, c’est un official. Et le fond de mes chausses, c’est un vaisseau de petz, et ma braguette, c’est le greffe des arretz. Et un estront de chien, c’est un tronc de céans, ou gist l’amour de ma mye. Bien aultrement faisoient en temps iadys les saiges de Égypte, quant ilz escripvoient par letres, qu’ilz appelloyent hieroglyphiques. Lesquelles nul n’entendoit qui n’entendist : & un chascun entendoyt qui entendist la vertus/ propriété/ et nature des choses par ycelles figurés. Desquelles Orus Apollon a en Grec composé deux livres, & Polyphile on songe d’amours en dadventage exposé. En France vous en avez quelque transon en la devise de monsieur l’Admiral : laquelle premier porta Octavien Auguste. Mais plus oultre ne fera voile mon esquif entre ces gouffres et guez mal plaisans. Ie retourne faire scalle au port dont suys yssu. Bien ay ie espoir d’en escripre quelque iour plus amplement : & montrer tant par raisons philosophicques, que par auctoritez repceues & approuvées de toute ancienneté, quelles et quantes couleurs sont en nature : & quoy par une chascune peut estre designé, si le prince le veult & commende : cil qui en commendant ensemble donne & povoir & sçavoir.

De ce qu’est signifié par les
coleurs blanc et bleu. xxxxx
Chap. ix

Vignette 8
Vignette 8
E blanc doncques signifie ioye, soulas, et liesse : et non à tord le signifie, mais à bon droict & iuste tiltre. Ce que pourrez verifier si arrière mises vos affections voulez entendre ce que presentement ie vous exposeray. Aristotele dict que supposent deux choses contraires en leur espèce : comme bien & mal : vertus & vices : froit & chauld : blanc et noir : volupté & douleur : dueil & tristesse, & ainsi des aultres : si vous les coublez en telle faczon, qu’un contraire d’une espèce conviengne raisonnablement à l’un contraire d’une aultre : il est consequent, que l’aultre contraire compète avecques l’aultre residu. Exemple. Vertus & vice sont contraires en une espèce : aussy sont bien & mal. Si l’un des contraires de la première espèce convient à l’un de la seconde, comme vertus & bien : car il est sceur, que vertus est bonne, ainsi seront les deux residuz, qui sont : mal & vice, car vice est maulvays. Ceste reigle logicale entendue, prenez ces deux contraires, ioye et tristesse : puys ces deux, blanc et noir. Car ilz sont contraires physicalement. Si ainsi doncques est que noir signifie dueil, à bon droict, blanc signifiera ioye. Et n’est poinct ceste signifiance par imposition humaine institué mais recepve par consentement de tout le monde, que les philosophes nomment ius gentium, droict universel valable par toutes contrées. Come assez sçavez, que tous peuples, toutes nations (ie excepte les antiques Syracousans & quelques Argives, qui avoient l’ame de travers) toutes langues voulens exteriorement demonstrer leur tristesse, portent habit de noir : et tout dueil est faict par noir. Lequel consentement universel n’est faict, que nature n’en donne quelque argument & raison : laquelle un chascun peut soubdain par soy comprendre sans aultrement estre instruict de persone, laquelle nous appellons droict naturel. Par le blanc à mesmes induction de nature tout le monde a entendu ioye, liesse, soulas, plaisir et delectation. On temps passé les Thraces & Cretes signoyent les iours bien fortunez et ioyeux, de pierres blanches : les tristes & defortunez, de noires. La nuyct n’est elle pas funeste, triste, et melancholieuse ? Elle est noyre & obscure par privation. La clarté n’esiouit elle pas toute nature ? Elle est blanche plus que chose que soyt. À quoy prouver ie vous pourroys renvoyer au livre de Laurens Dalle contre Bartole, mays le tesmoignage evangelicque vous contentera. Matth. 17. est dict que à la transfiguration de nostre seigneur : vestimenta eius facta sunt alba sicut lux, les vestemens feurent faictz blancs comme la lumière. Par laquelle blancheur lumineuse donnoyt entendre à ses trois apostres l’idée & figure des ioyes eternelles. Car par la clarté sont tous humains esiouyz. Comme vous avez le dict d’une vieille qui n’avoyt dens en gueulle, encores disoit elle Bona lux. Et Thobie, vap. V. quant il eut perdu la veue, lors que Raphael le salue, respondit il pas ? Quelle ioye pourray ie avoir moy qui poinct ne voy la lumière du ciel ? En telle couleur tesmoignèrent les anges la ioye de tout l’univers à la resurrection du saulveur. Io. xx. & à son ascension Act. i. De semblable parure veist sainct Iean evangeliste Apocal. 4 & 7. les fidèles vestuz en la celeste & beatifiée Hierusalem. Lisez les histoyres antiques tant Grecques que Romaines, vous trouverez que la ville de Albe premier patron de Rome feut & construite & appellée à l’invention d’une truye blanche. Vous trouverez que si à aulcun après avoir eu des ennemis victoyre, estoyt decreté qu’il entrast Rome en estat triumphant, il y entroyt sur un char tiré par chevaulx blancs. Autant celluy qui y entroit en ovation. Car par signe ny couleur ne povoyent plus certainement exprimer la ioye de leur venue, que par la blancheur. Vous trouverez que Periclès duc des Atheniens voulut celle part de ses gensdarmes esquelz par fort estoyent advenues les febves blanches, passer toute la iournée en ioye, soulas, et repos : ce pendent que ceulx de l’aultre part batailleroient. Mille aultres exemples et lieux à ce propos vous pourroys ie exposer, mais ce n’est icy le lieu. Moyennant laquelle intelligence povez resouldre un problème, lequel Alexandre Aphrodite a reputé insoluble. Pourquoy le Leon, qui de son seul cry et rugissement espovante tous animaulx, seulement crainct & revère le coq blanc ? Car (ainsi que dict Proclus lib. de sacrificio et magia) c’est par ce que la presence de la vertus du Soleil, qui est l’organe et promptuaire de toute lumière terrestre et syderale, plus est symbolisante et competente au coq blanc : tant pour ycelle couleur, que pour sa proprieté & ordre specificque : que au Leon. Plus dict, que en forme Leonine ont esté diables souevnt veuz, lesquelz à la presence d’un coq blanc soubdainement sont disparuz. Ce est la cause pourquoy Gali (ce sont les Françoys ainsi appellez par ce que blancs sont naturellement come laict, que les Grecz nomment gala) volentiers portent plumes blanches sus leurs bonnetz. Car par nature, ilz sont ioyeux, candides, gratieux et bien amez : et pour leur symbole et enseigne ont la fleur plus que nulle aultre blanche : c’est le Lys. Si demendez comment par couleur blanche nature nous induict entendre ioye et liesse : ie vos responds, que l’analogie et conformité est telle. Car comme le blanc exteriorement disgrège et espart la veue, dissolvent manifestement les esperitz visifz, selon l’opinion de Aristote en ses Problèmes, & des perspectifz, et le voyez par experience : quand vous passez les montz couvers de neige : en sorte que vous plaignez de ne povoir bien reguarder, ainsi que Xenophon escript estre advenu à ses gens : et comme Galen expose amplement libr. v. de usu partium : tout ainsi le cueur par ioye excellente est interiorement espart et patist manifeste resolution des esperitz vitaulx. Laquelle tant peut estre acreue : que le cueur demoureroit spolie de son entretien, & par consequent seroit la vie estaincte, comme demonstre ledict Galen li. v. de locis affectis, & li. ij. de symptomaton causis. Et comme estre au temps passé advenu tesmoignent Marc Tulle li. j. questio. Tuscul., Verrius, Aristotele, Tite Live, après la bataille de Cannes, Pline lib. 7. c. 32. & 53. A. Gellius li. 3. c. 15. & aultres, à Diagoras Rodius. Chilo, Sophocles, Dionysius tyrans de Sicile, Philippides, Philemon, Polycrata, Philistion, M. Iuventius, et aultres, qui moururent de ioye. Et comme dict Avicenne in. 2. canone, & lib. de viribus cordis, du zaphran, lequel tant esiouyt le cueur, qu’il le despouille de vie si on en prend en dose excessive, par resolution & dilatation superflue. Ientre plus avant en ceste matière, que ne establissoys au commencement. Ycy doncques calleray mes voilles, remettant le reste au livre en ce consommé du tout. Et diray en un mot que le bleu signifie certainement le ciel & choses celestes, par mesmes symboles que le blanc signifioit ioye & plaisir.

De l’adolescence de Gargantua. xxxxx Chapitre. x

Vignette 40
Vignette 40
Argantua depuys les troys iusques à cinq ans feut nourry et institué en toute discipline convenente par le commandement de son père, et celluy son temps passa comme les petitz enfans du pais, c’est assavoir à boyre, manger, & dormir, à manger, dormir, & boyre, & dormir, boyre, & manger. Tousiours se vaultroyt par les fanges, se mascaroyt le nez, se chaffouroyt le visage. Et aculoyt ses souliers & baisloit souvent aux mousches & couroyt voulentiers après les parpaillons, desquelz son père tenoyt l’empire. Il pissoyt sus ses souliers, il chyoit en sa chemise, il morvoyt dedans sa soupe. Et patrouilloit par tout. Les petitz chiens de son père mangeoyent en son escuelle. Luy de mesmes mengeoit avecques eulx : Ils luy leschoyent les badigoinces. Et sabez quey hillotz, que mau de pie vous vyre, ce petit paillard tousiours tastonnoyt ses gouvernantes cen dessus dessoubz, cen devant derrière, harry bourriquet : et desià commenczoit exercer sa braguette. Laquelle en chascun iour ses gouvernantes ornoyent de beaux boucques, de beaux rubans, de belles fleurs, de beaux flocquars : & passoyent leur temps à la fayre revenir entre leurs mains, comme la paste dedans la met. Puys s’esclaffoyent de ryre quant elle levoyt les aureilles, comme si le ieu leur eust pleu. L’une la nommoit ma petite dille, l’aultre ma pine, l’aultre ma branche de coural, l’aultre mon bondon, mon bouchon, mon vibrequin, mon possouer, ma terière, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille. Elle est à moy disoyt l’une. C’est la mienne, disoyt l’aultre. Moy, (disoyt l’aultre) n’y auray ie rien : par ma say ie la couperay doncques. Ha couper, (disoyt l’aultre) vous luy feriez mal ma dame, coupez vous la choses aux enfans ? Et pour s’esbatre comme les petitz enfans de nostre pays luy feirent un beau virollet des aesles d’un moulin à vent de Myrebalais.

Des chevaulx factices de Gargantua. xxxxx Chap. xi

Vignette 42
Vignette 42
Uis affin que toute la vie feust bon chevaulcheur, l’on luy feist un beau grand cheval de boys, lequel il faisoyt penader, saulter, voltiger : ruer & dancer tout ensemble, aller le pas le trot, l’entrepas, le gualot, les ambles, le hobin, le traquenard, le camelin, & l’onagrier. Et luy faisoyt changer de poil, comme font les moines de courtibaux selon les festes, de l’ailbrun, d’alezan, de gris pommellé, de poil de rat, de cerf, de rouen, de vache, de zencle, de pecile, de pye, de leuce. Et luy mesmes d’une grousse traine, feist un aultre cheval pour la chasse, et un aultre d’un fust de pressouer à tous les iours, et d’un grand chaisne une mulle avecques la housse pour la chambre. Encores en eust il dix ou douze à relays, & sept pour la poste. Et tous mettoit coucher auprès de soy. Un iour le seigneur de Pinensac visita son père, en gros train et apparat, on quel iour l’estoyent semblablement venuz veoyr le duc de Francrepas & le comte de Mouillevent. Par ma foy le logis feut un peu estroict pour tant de gens, et singulierement les estables : dont le maistre d’hostel et fourrier dudict seigneur de Painensac pour sçavoir si ailleurs en la maison estoyent estables vacques : s’adressèrent à Gargantua ieune garsonnet, luy demandans secrettement où estoyent les estables des grands chevaulx, pensans que voulentiers les enfans decellent tout. Lors il les mena par les grands degrez du chasteau passant par la seconde salle en une grande gualerie, par laquelle entrèrent en une grosse tour, et eulx montans par aultres degrez, dist le fourrier au maistre d’hostel, cest enfant nous abuse, car les estables ne sont iamais au hault de la maison. C’est (dist le maistre d’hostel) mal entendu à vous. Car ie sçay des lieux à Lyon, à la Basmette, à Chaisnon et ailleurs, où les estables sont au plus hault du logis, ainsi peult estre que darrière y a yssue au montouer. Mais ie le demanderay plus asseurement. Lors demanda à Gargantua. Mon petit mignon, où nous menez vous ? À l’estable (dist il) de mes grands chevaulx. Nous y sommes tantoust, montons seulement ces eschallons. Puis les passant par une aultre grande salle, les mena en sa chambre, et retyrant la porte, voycy (dist il) les estables que demandez, voy là mon Genet, voy là mon Guildin, voy là mon Lavedan, mon Tracquenard, & les chargeant d’un gros livier, ie vous donne (dist il) ce Phryzon, ie l’ay eu de Francfort. Mais il sera vostre, il est bon petit chevallet, et de grand peine, avecques un tiercelet d’Autour, demye douzaine d’Hespanolz, et deux levriers, vous voy là roy des Perdrys et Lievres pour tout cest hyver. Par saint Iean (dirent ilz) nous en sommes bien, à ceste heure avons nous le moine. Devinez ycy duquel des deux ilz avoyent plus matière, ou de soy cacher pour leur honte : ou de ryre, pour le passetemps ? Eulx en ce pas descendens tous confus, il demanda. Voulez vous une aubelière ? Qu’est ce ? disent ilz. Ce sont (respondit il) cinq estroncz pour vous faire une muselière. Pour ce iour d’huy (dist le maistre d’hostel) si nous sommes roustiz, ia au feu ne bruslerons, car nous sommes lardez à poinct, en mon advis. O petit mignon, tu nous a baillé foin en corne : ie te voirray quelque iour pape. Ie l’entends (dist il) ainsi. Mais lors vous serez papillon : & ce gentil papeguay, sera un papelard tout faict. Voyre, voyre, dist le fourrier. Mais (dist Gargantua) divinez combien y a de poincts d’agueille en la chemise de ma mère ? Seize, dist le fourrier. Vous (dist Gargantua) ne dictez pas l’evangile. Car il y en a sens davant & sens darrière : & les comptastez trop mal. Quant ? dist le fourrier. Alors (dist Gargantua) qu’on feist de vostre nez une dille, pour tirer un muy de merde : et de vostre guorge un entonnouoir, pour la mettre en aultre vaisseau : car les fondz estoient esventez. Cor dieu (dist le maistre d’hostel) nous avons trouvé un causeur. Monsieur le iaseur dieu vous guard de mal, tant vo’avez la bouche fraische. Ainsi descendens à grand haste soubz l’arceau des degrez, laissèrent tomber le gros livier, qu’il leur avoit chargé : dont dist Gargantua. Que diantre vous estez maulvais chevaulcheurs : vostre courtault vous fault au besoing. Se il vous failloit aller d’icy à Cahusac, que aymeriez vous mieulx, ou chevaulcher un oyson, ou mener une truye en laisse ? Iaymerois mieulx boyre, dist le fourrier. Et ce disant entrèrent en la sale basse, où estoit toute la briguade, et contans ceste nouvelle histoyre les feirent rire comme un tas de mousches.

Comment Grantgousier congneut
l’esperit merveilleux de Gargantua à
l’invention d’un torchecul. xxxxx Cha. xii

Vignette 45
Vignette 45
Us la fin de la quinte année Grantgousier retournant de la defaicte des Canarriens visita son filz Gargantua. Là fut resiouy, comme un tel père povoit estre voyant un sien tel enfant. Et le baisant & accollant l’interrogeoyt de petitz propos pueriles en diverses sortes. Et beut d’autant avecques luy et ses gouvernantes : esquelles par grand soing demandoit entre aultres cas, s’ils l’avoyent tenu blanc & nect ? À ce Gargantua feist responce, qu’il y avoit donné tel ordre, qu’en tout le pays n’estoyt guarson plus nect que luy. Comment cela ? (dist Grantgousier.) Iay (respondit Gargantua) par longue & curieuse experience inventé un moyen de me torcher le cul, le plus royal, le plus seigneurial, le plus excellent, le plus expedient, que iamais feut veu. Quel ? dist Grantgouzier. Comme vous le raconteray (dist Gargantua) presentement. Ie me torchay une foys d’un cachelet de velours de voz damoiselles : & le trouvay bon : car la mollice de la soye me causoyt au fondement une volupté bien grande. Une aultre foys d’un chapron d’ycelles, & feut de mesmes. Une autre foys d’un cachecoul, une aultrefoys des aureilles de satin cramoysi : mais la doreure d’un tas de spheres de merde qui y estoient, m’escorchèrent tout le darrière, que le feu sainct Antoyne arde le boyau cullier de l’orfebvre qui les feist : et de la damoiselle, qui les portoyt. Ce mal passa me torchant d’un bonnet de paige bien emplumé à la Souice. Puis fiantant darrière un buisson, trouvay un chat de Mars. D’icelluy me torchay, mais ses gryphes me exulcèrent tout le perinée. De ce me gueryz au lendemain me torchant des guands de ma mère bien parfumez de mauioin. Puis me torchay de Saulge, de Fenoil, de Aneth, de Mariolaine, de roses, de fueilles de Courles, de Choulx, de Bettes, de Pampre/ de Guymaulves/ de Verbasce (qui est escarlatte de cul) de Lactues/ de fueilles de Espinards. Le tout me feist grand bien à ma iambe : de Mercuriale, de Persiguière, de Orties, de Consoulde : mais ien eu la cacquesangue de Lombard. Dont feu guary me torchant de ma braguette. Puis me torchay aux linceux/ à la couverture/ aux rideaux/ d’un coissin/ d’un tapiz/ d’un verd/ d’une mappe/ d’un couvrechief/ d’un mouschenez/ d’un peignouoir. En tout ie trouvay de palsir plus que ne ont les roigneux quant on les estrille. Voyre mais (dist Grantgousier) lequel torchecul trouvas tu meilleur ? Ie y estoys (dist Gargantua) & bien tout en sçaurez le tu autem. Ie me torchay de foi/ de paille/ de baudusse/ de bourre/ de laine/ de papier : Mais

Tousiours laisse aux couillons esmorche :
Qui son hord cul de papier torche.

Quoy ? dist Grantgousier, mon petit couillon, as tu prins au pot ? veu que tu rime desià. Ouy dea (respondit Gargantua) mon roy, ie rime tant & plus : & en rimant souvent m’enrime. Escoutez que dict nostre retraict aux fianteurs :

Chiart
Foirart
Petart
Brenous,
Ton lard

Chapart
S’espart
Sus nous.
Hordous
Merdous
Esgous
Le feu de saint Antoine te ard :
Sy tous
Tes trous
Esclous
Tu ne torche avant ton depart.
En voulez vous dadventaige. Ouy dea,

dist Grantgousier. Adoncq dist Gargantua.
Rondeau
En chiant l’aultre hyver senty

La guabelle que à mon cul doibs,
L’odeur feut aultre que cuydois :
Ien feuz du tout empuanty.

O si quelqu’un eust consenty
M’amener une que attendoys.
En chiant.
Car ie luy eusse assimenty
Son trou d’urine, à mon lourdoys.
Ce pendant eust avecq ses doigtz
Mon trou de merde guarenty.
En chiant.

Or dictez maintenant que ie n’y sçay rien. Par la mer Dé ie ne les ay faict mie, Mais les oyant reciter à dame grand que voyez cy, les ay retenu en gibbessière de ma memoyre. Retournons (dist Grantgousier) à nostre propos. Quel ? (dist Gargantua.) Chier ? Non, dist Grantgosier. Mais torcher le cul. Mais (dist Gargantua) voulez vous payer un bussat de vin Breton, si ie vous foys quinault en ce propos. Ouy vrayment, dist Grantgousier. Il n’est, dist Gargantua, point besoing de torcher le cul, sinon qu’il y ayt ordure. Ordure n’y peut estre, si on n’a chié : Chier doncques nous fault davant que le cul torcher. O (dist Grantgouzier) que tu as bon sens petit guarsonnet. Ces premiers iours ie te feray passer docteur en Sorbone par dieu, car tu as de raison plus que d’aage. Or poursuyz ce propos torcheculatif, ie t’en prie. Et par ma barbe pour un bussart tu auras soixante pippes Ientends de ce bon vin breton, lequel point ne croist en Bretaigne, mais en ce bon pays de Verron. Ie me torchay après (dist Gargantua) d’un couvrechief, d’un aureiller, d’une pantophle, d’une gibbessière, d’un panier. Mais o, le malplaisant torchecul. Puis d’un chappeau. & notez que des chappeaux les uns sont ras, les aultres à poil, les aultres velouttez, les aultres tafetassez, les aultres satinisez. Le meilleur de tous est celluy de poil. Car il faict tres bonne abstersion de la matière fecale. Puis me torchay d’une poulle, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau, d’un lievre, d’un pigeon, d’un cormaran, d’un sac d’advocat, d’une barbute, d’une coyphe, d’un leurre, Mais concluent ie dys & maintiens, qu’il n’y a tel torchecul que d’un oyson bien dumeté, pourveu qu’on luy tieigne la teste entre les iambes. Et m’en croyez suz mon honeur. Car vous sentez au trou du cul une volupté mirificque, tant par la doulceur d’icelluy dumet, que par la chaleur temperée de l’oizon, laquelle facillement est communicquée au boyau cullier & aultres intestines, iusques à venir à la region du cueur & du cerveau. Et ne pensez poinct que la beatitude des heroes & semidieux qui sont par les champs Elysiens soit en leur Asphodèle ou Ambrosie ou Nectar, comme disent ces vieilles ycy. Elle est selon mon opinion en ce qu’ils se torchent le cul d’un oyzon, et telle est l’opinion de maistre Jean Descosse.


Comment Gargantua feut institué
par un theologien en letres latines. xxxxx Chap. xiii

Vignette 50
Vignette 50
Es propoz entenduz le bon homme Grandgouzier fut ravy en admiration considerant le hault sens & merveilleux entendement de son filz Gargantua. Et dist à ses gouvernantes. Philippe roy de Macedone congneut le bon sens de son filz Alexandre, à manier dextrement un cheval. Car ledict cheval estoit si terrible et efrené que nul ne ouzoyt monter dessus : par ce que à tous ses chevaucheurs il bailloit la saccade : à l’un rompant le coul, à l’aultre les iambes, à l’aultre la cervelle, à l’aultre les mandibules. Ce que considerant Alexandre en l’hippodrome (qui estoit le lieu où l’on pourmenoit les chevaulx), advisa que la fureur du cheval ne venoit que de frayeur qu’il prenoit à son umbre. Dont montant dessus le feist courir encontre le Soleil, si que l’umbre tumboit par darrière, et par ce moien rendit le cheval doulx à son vouloir. A quoy congneut son père le divin entendement qui en luy estoit, & le feit tresbien endoctriner par Aristotele, qui pour lors estoit estimé suz tous philosophes de grece. Mais ie vous diz, qu’en ce seul propous que iay presentement davant vous tenu à mon filz Gargantua, ie congnois que son entendement participe de quelque divinité : tant ie le voy agu, subtil, profond, & serain. Et ne foys doubte aulcun, qu’il ne parvieigne quelques foys à un degré souverain de sapience, s’il est bien institué. Par ainsi ie vieulx le bailler à quelque homme sçavant pour l’endoctriner selon sa capacité. Et n’y veulx rien espargner. Defaict l’on luy enseigna un grand docteur en theologie nommé maistre Thubal Holoferne, qui luy aprint sa chartre si bien qu’il la disoit par cueur au rebours : & il fut cinq ans & troys moys puis luy leut le Donat le facet le Theodolet, et Alanus in parabolis & y fut treze ans six moys & deux sepmaines. Mais notez que ce pendent il luy aprenoit à escripre Goticquement & escripvoit tous ses livres. Car l’art d’impression n’estoit poinct encores en usaige. Et portoit ordinairement un gros escriptoire pesant plus de sept mille quintaulx, du quel le gualimart estoit aussi gros & grand que les gros pilliers de Enay, et le cornet y pendoit à grosses chaisnes de fer, à la capacité d’un tonneau de marchandise. Puis luy leugt de modis significandi, avecques les commens de Hurtebize, de Fasquin, de Tropditeulx, de Gualehault, & Iehan le veau, de Billonio, Brelingnandus, et un tas d’aultres, & y feut plus de dix huyt ans & unze moys. Et le sceut si bien que au coupelaud il le rendoit par cueur à revers. Et prouvoit sus ses doigts à sa mère que de modis significandi non erat scientia. Puis luy leut le compost, où il feut bien seize ans & deux moys, lors que son dict precepteur mourut : & fut l’an mil quatre cens & vingt, de la verolle qui luy vint. Après en eut un aultre vieulx tousseux, nommé maiste Iobelin Bridé, qui luy leugt Hugutio, Hebrard, Grecisme, le doctrinal, les pars, le quid est, le supplementum. Marmotret, de modibus in mensa servandis. Seneca de quatuor virtutibus cardinalibus, Passavantus cum commento. Et dormi secure pour les festes. Et quelques aultres de semblable farine, à la lecture desquelz il devint aussi saige qu’onques puis ne fourneasmez nous.

Comment Gargantua fut mys
soubz aultres pedaguoges. xxxxx
Chapi. xiiii.

Vignette 53
Vignette 53
Tant son père aperceut, que vrayment il estudioyt tresbien et y mettoit tout son temps, toutesfoys qu’en rien ne prouffitoyt. Et que pys est, qu’il en devenoyt fou niays tout resveux et rassoté. Dequoy se complaignant à don Philippe des Marays Viceroy de Papelygoffe entendit, que mieulx luy vauldroit rien n’aprendre que telz livres soubz telz precepteurs aprendre. Car leur sçavoir n’estoyt que besterye, et leur sapience n’estoyt que moufles, abastardisant les bons et nobles esperitz, et corrumpent toute fleur de ieunesse. Et qu’ainsy soyt, prenez (dist il) quelqu’un de ces ieunes gens du temps present, qui ayt seulement estudié deux ans, on cas qu’il ne ayt meilleur iugement, meilleurs parolles, meilleur propos que vostre filz, et meilleur entrestien et honesteté entre le monde, reputez moy à iamais en taillebacon de la Brene. Ce que à Grantgosier pleut tresbien, et commenda qu’ainsi feut faict. Au soir en soupant, ledict des Marays introduict un sien ieune paige de Villegongys nommé Eudemon tant bien testonné, tant bien tyré, tant bien espousseté, tant honneste en son maintien, que mieulx resembloyt quelque petit angelot qu’un homme. Puis dist à Grantgosier. Voyez vous ce ieune enfant ? il n’a pas encore seize ans, voyons si bon vous semble quelle difference y a entre le sçavoir de vos resveurs mateologiens du temps iadis, & les ieunes gens de maintenant, l’essay pleut à Grantgosier, et commenda que le page propouzast. Alors Eudemon demendant congié de ce faire audict viceroy son maistre, le bonnet au poing/ la face ouverte/ la bouche vermeille/ les yeux asseurez, & le regard assys suz Gargantua, avecques modestie iuvenile se tint suz ses pieds, et commencza le louer & glorifier, premierement de sa vertus et bonnes meurs, secondement de son sçavoir, tiercement de sa noblesse, quartement de sa beaulté corporelle. Et pour le quint doulcement l’exhortoyt à reverer son père en toute observance, le quel tant s’estudioyt à bien le faire instruyre, à la fin le prioit à ce qu’il le voulsist retenir pour le moindre de ses serviteurs. Car aultre don pour le present ne requeroyt des cieulx, sinon qu’il luy feust faict grace de luy complaire en quelque service agreable. Et le tout feut par icelluy proferé, avecques gestes tant propres/ pronunciation tant distincte/ voix tant eloquente/ et languaige tant aorné & bien latin, que mieulx resembloyt un Gracchus, un Ciceron ou un Emylius, du temps passé, qu’un iouvenceau de ce siecle, Mais toute la contenence de Gargantua fut qu’il se print à pleurer comme une vache, et se cachoyt le visaige de son bonnet. Et ne fut possible de tyrer de luy une parolle, non plus qu’un pet d’un asne mort. Dont son père fut tant courroussé, qu’il voulu occire maistre Iobelin. Mais ledict des Marais l’enguarda par belles remonstrances qu’il luy feist: en manière que fut son ire moderée. Puis commenda qu’il feust payé de ses guaiges, et qu’on le feist bien chopiner theologalement, ce faict qu’il allast à tous les diables. Au moins (disoyt il) pour le iour d’huy ne coustera il guères à son hoste, si dadventure il mouroyt ainsi sou comme un Angloys. Maistre Iobelin party de la maison, consulta Grantgousier avecques le Viceroy quel precepteur l’on luy pourroit bailler: et feut advisé entre eulx, que à cest office seroyt mis Ponocrates pedaguoge de Eudemon, et que tous ensemble iroient à Paris, pour congnoistre quel estoit l’estude des iouvenceaux de France pour celluy temps.

Comment Gargantua fut envoyé à
Paris, et de l’enorme iument que le porta, & comment elle deffist les mousches
bovines de la Beauce. xxxxx Cha. xv

Vignette 55
Vignette 55
N ceste mesmes saison Fayoles quart roy de Numidie envoya du pays de Africq à Grandgousier une iument la plus enorme et la plus grande que feut oncques veue, & la plus monstreuse. Comme assez scavez, que Africque aporte tousiours quelque chose de nouveau. Car elle estoyt grande comme six Oriflans, et avoyt les pieds fenduz en doigtz, comme le cheval de Iules Cesar, les aureilles ainsi pendentes, comme les chevres de Languedoc, & une petite corne au cul. Au reste avoyt poil d’alezan toustade entreillize de grises pommellettes. Mays suz tout avoyt la queue horrible. Car elle estoyt poy plus, poy moins grosse comme la pile sainct Mars aupres de Langés ; et ainsi quarrée, avecques les brancars ny plus ny moins ennicrochez, que sont les espicz on bled. Si de ce vous esmerveillez : esmerveillez vous dadventaige de la queue des beliers de Scythie : que pesoyt plus de trente livres, et des moutons de Surie, es quelz fault (si Tenaud dict vray) affuster une charrette au cul, pour la porter ; tant elle est longe & pesante. Vous ne l’avez pas telle, vo’aultres paillards de plat pays. Et fut amenee par mer en troys carracques & un brigantin, iusques au port de Olone en Thalmondoys. Lors que Grandgousier la veit, Voycy (dist il) bien le cas pour porter mon filz a Paris. Or cza de par dieu, tout va bien. Il sera grand clerc on temps advenir. Si n’estoient messieurs les bestes, nous vivrions comme clers. Au lendemain après boyre comme entendez prindrent chemin, Gargantua, son precepteur Ponocrates et ses gens, ensemble eulx Eudemon le ieune page. Et par ce que c'estoyt en temps serain et bien attrempé, son père luy feist faire des botes fauves. Babin les nomme brodequins. Ainsi ioyeusement passerent leur grand chemin : et tousiours grand chere : iusques au dessus de Orleans. On quel lieu estoyt une ample forest de la longueur de trente et cinq lieues & de largeur dix & sept ou environ. Icelle estoyt horriblement fertile & copieuse en mousches bovines & freslons : en sorte que c'estoyt une vraye briguanderye pour les paouvres iumens, asnes, & chevaulx. Mais la iument de Gargantua vengea honestement tous les oultrages en ycelle perpetrées sur les bestes de son espece, par un tour, du quel ne se doubtoient mie. Car soubdain quilz feurent entrez en la dicte forest : et que les freslons luy eurent livré l’assault, elle desguaina sa queue : et si bien s’escarmouschant les esmouscha, qu’elle en abatyt tout le boys, à tords, à travers, decza, dela, par cy, par la, de lon, de large, dessuz, dessoubz, abatoyt boys comme un fauscheur faict d’herbes. En sorte que depuis n’y eut ne boys ne freslons. Mais feut tout le pays reduict en campaigne. Quoy voyant Gargantua, y print plaisir bien grand, sans aultrement s’en vanter Et dist à ses gens. Je trouve beau ce. Dont fut depuis appelle ce pays la Beauce. Finablement arriverent a Paris. On quel lieu se refraischit deux ou troys iours, faisant chere lye avecques ses gens, & s’enquestant quelz gens sçavens estoient pour lors en la ville : & quel vin on y beuvoyt.

Comment Gargantua paya la
bien venue es Parisiens : & comment il
print les grosses cloches de l’ecclise
nostre dame. xxxxx Chap. xvi

Vignette 58
Vignette 58
Uelques iours après qu’ilz se feurent refraichiz, il visita la ville : et fut veu de tout le monde en grande admiration. Car le peuple de Paris est tant sot, tant badault, & tant inepte de nature : qu’un basteleur, un porteur de rogatons, un mulet avecques ses cymbales, un vielleux on mylieu d’un carrefou assemblera plus de gens, que ne feroyt un bon prescheur evangelicque. Et tant molestement le poursuyvirent : qu’il feut contrainct soy reposer suz les tours de l’ecclise nostre dame. On quel lieu estant, & voyant tant de gens a l’entour de soy : dist clerement. Ie croy que ces marroufles volent que ie leurs paye icy ma bien venue & mon proficiat. C’est raison. Ie leur voys donner le vin. Mais ce ne sera que par rys. Lors en soubryant destacha sa belle braguette : & tyrant sa mentule en l’air, les compissa sy aigrement, qu’il en noya deux cens soixante mille, quatre cens dix & huyt. Sans les femmes & petitz enfans. Quelque nombre d’yceulx evada ce pissefort à legiereté des pieds. Et quand furent au plus hault de l’université, suans, toussans, crachans & hors d’haleine, commencèrent à renier et iurer, les plagues dieu. Ie renye dieu, Frandiene vez tu ben, la merde, po cab de dious, das dich gots leyden schend, pote de christo, ventre sainct Quenet, vertus guoy, par sainct Fiacre de Brye, sainct Treignant, ie soys veu à sainct Thibaud, Pasques dieu, le bon iour dieu, le diable m’emport, foy de gentilhomme, Par sainct Andouille, par sainct Guodegrin qui fut martyrizé de pomes cuyttes, par sainct Foutin l’apostre, par sainct Vit, par saincte mamye, nous sommes baignez par rys. Dont feut depuis la ville nommée Paris, laquelle au paravant on appelloyt Leucece. Comme dict Strabo. lib. 4. C’est à dire en grec, Blanchette, pour les blanches cuysses des dames dudict lieu. Et par autant que à ceste nouvelle imposition du nom tous les assistans iurèrent chascun les saincts de sa paroisse : les Parisiens, qui sont faictz de toutes gens et toutes pièces, sont par nature et bons iureurs er bons iuristes : quelque peu outrecuydez. Dont estime Ioannus de Barranco. libro. de copiositate reverentiarum, que sont dictz Parrhesiens en Grecisme, c’est à dire fiers en parler. Ce faict consydera les grosses cloches qu’estoyent esdictes tours : & les fict sonner bien harmonieusement. Ce que faisant luy vint en pensée qu’elles serviroient bien de campanes au coul de sa iument, laquelle il vouloyt renvoyer à son père toute chargée de fromaiges de Brye et de harans frays. De faict les emporta en son logys. Ce pendant vint un commandeur iambonnier de sainct Antoine pour faire sa queste suille : lequel pour se faire entendre de loing, et faire trembler le lard on charnier les voulut emporter furtivement. Mais par honnesteté les laissa non par ce qu’elles estoient trop chauldes, mais par ce qu’elles estoient quelque peu trop pesantes à la portée. Cil ne fut pas celluy de Bourg. Car il est trop de mes amys. Toute la ville feut esmeue en sedition, comme vous sçavez que à ce ilz sont tant faciles, que les nations estranges s’esbahissent de la patience, ou (pour mieulx dire) de la stupidité des Roys de France, lesquelz aultrement par bonne iustice ne les refrènent : veuz les inconveniens qui en sortent de iour en iour. Pleust à dieu, que ie sceusse l’officine en laquelle sont forgez ces schismes & monopoles, pour veoir si ie ne feroys pas de beaulx placquars de merde. Croyez que le lieu on quel convint le peuple tout solfré & habaliné, feut Sorbone, où lors estoit, maintenant n’est plus, l’oracle de Lucece. La feut proposé le cas, & remonstré l’inconvenient des cloches transportées. Après avoir bien ergoté pro & contra, feut conclud en Baralipton, que l’on envoyroyt le plus vieulx & suffisant de la faculté theologale vers Gargantua pour luy remonstrer l’horrible inconvenient de la perte d’ycelles cloches. Et nonobstant la remonstrance d’aulcuns de l’université, qui alleguoient que ceste charge mieulx competoyt à un orateur, que à un theologien, feut à cest affaire esleu nostre maistre Ianotus de Bragmardo.

Comment Ianotus de Bragmardo feut envoyé pour recouvrir de
Gargantua les grosses cloches. xxxxx Chapi. xvii.

Vignette 61
Vignette 61
Aistre Ianotus tondu à la Cesarine, & vestu de son lyripipion theologal, & bien antidoté l’estomach d’un coudignac de four, et eau beniste de cave, se transporta au logys de Gargantua, touchant davant soy troys bedeaulx à rouge muzeau, & trainnant après cinq ou six maistres inertes bien crottez à proffit de mesnaige. A l’entrée les rencontra Ponocrates : & eut frayeur en soy les voyant ainsi desguisez, & pensoyt que feussent quelques masques hors du sens. Puis s’enquesta à quelqu’un desdictz maistres inertes de la bande, que queroyt ceste mommerye ? Il luy feut respondu, qu’ilz demandoient les cloches leurs estre rendues. Soubdain ce propos entendu Ponocrates alla dire les nouvelles à Gargantua : affin qu’il feut prest de la responce, & deliberast sur le champ ce que estoyt de fayre. Gargantua admonesté du cas appelle à part Ponocrates son precepteur, Philotime son maistre d’hostel, Gymnaste son escuyer, et Audemon, & sommairement confera avecques eulx suz ce que estoyt tant à fayre que à respondre. Tous feurent d’advis qu’on les menats au retraict du goubelet & là on les feist boyre theologalement, & affin que ce tousseux n’entrast en vaine gloire pour à sa requeste avoir rendu les cloches, l’on mandast ce pendent qu’il chopineroyt querir le Prevost de la ville, le Recteur de la faculté, & le Vicaire de l’eglise : es quelz, d’avant que le theologien eust proposé la commission, l’on delivreroyt les cloches. Après ce yceulx presens l’on oyroyt la belle harangue. Ce que feut faict, les susdictz arrivez, le theologien feut en pleine salle introduict, & commencza comme s’ensuyt en toussant.

La harangue de Maistre
Ianotus de Bragmardo faicte à
Gargantua pour recouvrer
les cloches.

xxxxx Chapi. xviii.

Vignette 63
Vignette 63
Ehen, hen, hen, Mna dies Monsieur, Mna dies. Et vobis Messieurs. Ce ne seroyt que bon que nous rendissiez nos cloches. Car elles nous font bien besoing. Hen, hen, hasch. Nous en avions bien aultrefoys refusé de bon argent de ceulx de Londres en Cahors, sy avions nous de ceulx de Bourdeaulx en Brye, qui les vouloient achapter pour la substantificque qualité de la complexion elementare, que est intronificquée en la terrestreité de leur nature quidditative pour extraneizer les halotz et les turbines suz nos vignes, vrayment non pas nostres, mays d’icy auprès. Car si nous perdons le piot : no’perdons tout et sens & loy. Si nous les rendez à ma requeste, ie y guaingneray six pans de saulcices, et une bonne paire de chausses, que me feront grand bien à mes iambes : ou ilz ne me tiendront pas promesse. Ho par dieu Domine, une paire de chausses sont bonnes. Et vir sapiens non abhorrebit eam. Advisez domine, il y a dix huyt iours que ie suis à matagraboliser ceste belle harangue. Reddite que sunt Cesaris Cesari, & que sunt dei deo. Par ma foy domine, si voulez souper avecques moy, in camera par le cor dieu, charitatis nos faciemus bonum cherubin. Ego occidi unum porcum, & ego habet bonum vinum. Mays de bon vin l’on ne peult fayre maulvays latin. Or sus de parte dei, date nobis clochas nostras. Tenez ie vous donne de par la faculté un sermones de Utino, que utinam vous nous baillez nos cloches. Vultis etiam pardonos ? per diem vos habebitis, et nihil poyabitis. O monsieur domine, clochidonna minor nobis. Dea est bonum urbis ? Tout le monde s’en sert. Si vostre iument s’en trouve bien : aussi faict nostre faculté, que comparata est iumentis insipientibus : & similis facta est eis, psalmo. nescio quo, si l’avoys ie bien quotté en mon paperat. Hen, hen, ehen, hasch. Cza ie vous prouve que me les doibvez bailler. Eco sic argumentor. Omnis clocha clochabilis in clocherio clochando clochans clochativo clochare facit clochabiliter clochantes. Parisius habet clochas. Ergo gluc, ha, ha, ha. C’est parlé cela. Il est in tertio prime en Darii ou ailleurs. Par mon ame, iay eu le temps que ie faisoys diables de arguer. Mays de present ie ne fays plus que resver. Et ne me fault plus dorenavant, que bon bin, bon lict, le doux au feu : le ventre à table, et escuelle bien profonde. Hay, domine : ie vous pry in nomine patris & filii & spiritus sancti Amen, que vous rendez nos cloches : & dieu vous guard de mal, & nostre dame de santé, qui vivit & regnat per omnia secula seculorum, Amen, hen, hasch ehasch grrenhenhasch. Verumenim vero quando quidem dubio procul Edepol quoniam ita certe meus deus fidius, une ville sans cloches, est comme un aveuigle sans baston, un asne sans cropière, et une vacche sans cymbales. Iusques à ce que nous les aiez rendues nous ne cesserons de crier après vo’, comme un aveuigle qui a perdu son baston, de braisler, comme un asne sans cropière, et de bramer, comme une vacche sans cymbales. Un quidam latinisateur demourant près de l’hostel dieu, dist une foys, allegant l’autorité d’un Taponnus, ie faulx : c’estoyt Pontanus poete seculier, qu’il desyroit qu’elle feussent de plume, & le batail feust d’une queue de renard : pour ce qu’elles luy engendroient la chronicque aux tripes du cerveau, quant il composoyt ses vers carminiformes. Mais nac, petetin petetac ticque, torche, lorgne, il feut declaré hereticque. Nous les faisons comme de cire. Et plus n’en dict le deposant. Valete & plaudite. Calepinus recensui.

Comment le theologien emporta son drap,
& comment il eut proces contre les Sorbonistes. xxxxx
Chapi. xix.

Vignette 65
Vignette 65
E theologien n’eut poinct si toust achevé, que Ponocrates & Eudemon s’esclaffèrent de rire tant profondement, que en cuydèrent rendre l’ame à dieu, ny plus ny moins que Crassius voyant un asne couillart qui mangeoyt des chardons : & comme Philemon voyant un asne qui mangeoyt des figues qu’on avoyt apresté pour le disner, mourut de force de rire. Ensemble eulx commencza de rire maistre Ianotus, à qui mieulx, mieulx, tant que les larmes leurs venoyent es yeulx : par la vehemente concution de la substance du cerveau : à laquelle feurent exprimées ces humiditez lachrymales, & transcoullées par les nerfz optiques, Ces rys du tout sedez, consulta Gargantua avecques ses gens sur ce qu’estoyt de faire. La feut Ponocrates d’advis, qu’on feit reboyre ce bel orateur. Et veu qu’il leur avoit donné de passe temps, & plus faict rire que n’eust Songecreux, qu’on luy baillast les six pans de saulcice mentionnez en la ioyeuse harangue, avecques une paire de chausses, troys cens de gros boys de moulle, vingt & cinq muiz de vin, un lict à triple couche de plume anserine, & une escuelle bien capable & profonde, lesquelles disoit estre à sa vieillesse necessaires. Le tout fut faist ainsi que avoit este deliberé : Excepte que Gargantua doubtant que on ne trouvast a l’heure chausses commodes pour ses jambes : doubtant aussy de qu’elle facon mieulx duyroient audict orateur, ou a la martingalle pour plus aisement fianter, ou a la marinière, pour mieulx soulaiger les roignons ou a la Souice pour tenir chaulde la bedondaine, ou a queue de merluz, de peur d’eschauffer les reins : luy feist livrer sept aulnes de drap noir & troys de blanchet pour la doubleure. Le boys feut porté par les guaignedeniers, les maistres es ars portèrent les saulcices & escuelle, Maistre Ianot voulut porter le drap. Un desdictz maistres nommé Iousse Bandouille luy remonstroit que ce n’estoit honeste ny decent l’estat theologal, & qu’il le baillast à quelqu’un d’entre eulx. Ha (dist Ianotus) Baudet Baudet, tu ne concluds poinct in modo & figura, Voy là de quoy servent les suppositions, & parva logicalia. Pannus pro quo supponit Confuse (dist Bandouille) & distri butive, Je ne te demande pas (dist Janotus) Baudet, quo modo supponit, mais pro quo, c’est Baudet pro tibiis meis. Et pour ce le porteray je egomet, sicut suppositum postat adpositum. Ainsi l’emporta en tapinoys, comme feist Patelin son drap. Le bon feut quand le tousseux glorieusement en plein acte de Sorbonne requist ses chausses & saulcices, Car peremptoirement luy feurent denieez, pour autant qu’il les avoit eu de Gargantua selon les informations sur ce faictes. Il leurs remonstra que ce avoit esté de gratis, & de sa liberalité, par laquelle ilz n’estoient mie absoubz de leurs promesses. Ce nonobstant luy feut respondu qu’il se contentast de raison, & que aultre bribe n’en auroit. Raison ? (dist Ianotus). Nous n’en usons poinct ceans. Traitres malheureux vo ne valez rien. La terre ne porte gens plus meschans que vous estes. Ie le sçay bien : ne clochez pas davant les boyteux. Iay exercé la meschanceté avecques vous. Par la rate dieu, ie advertiray le Roy des enormes abus que sont forgez ceans, et par vos mains et meneez. Et que ie soye ladre, s’il ne vous faice tous vifz brusler comme bougre traitres, hereticques, & seducteurs ennemys de dieu & de vertus. À ces motz prindrent articles contre luy. Luy de lauftre costé les feist actionner. Somme, le procès feut retenu par la court, & y est encore s. Les Sorbonicoles sur ce poince feirent veu de ne soy descroter : maistre Ianot avecques ses adherens feist veu de ne se mouscher, iusques à ce qu’en feust dice par arrest deffinitif. Par ces veuz sont iusques à présent demourez & croteux & morveux, car la court n’a encore s bien grabelé toutes les pièces. L’arest sera donné es prochaines Calendes grecques. C’est à dire : iamays. Comme vous sçavez qu’ilz sont plus que nature, & contre leurs articles propres. Les articles de Paris, chantent que dieu seul peult fayre choses infinies. Nature, rien ne faict immortel : car elle mect fin & periode à toutes choses par elle produictes. Car omnia orta cadunt &c. Mays ces avalleurs de frimars font les procès davant eulx pendens, & infinitz & immortelz. Ce que faisans ont donné lieu, & verifié le dict de Chilon Lacedemonien consacré en Delphes, disant misère estre compaigne de procès : & gens playdoiens miserables. Car plus tost ont fin de leur vie, que de leur droict pretendu.

L’estude & diète de Gargantua,
scelon la discipline de ses precepteurs
Sorbonagres. xxxxx Chap. xx

Vignette 69
Vignette 69
Es premiers iours ainsi passez, & les cloches remises en leur lieu : les citoiens de Paris par recongnoissance de ceste honnesteté se offrirent d’entretenir & nourrir sa iument tant qu’il luy plairoit. Ce que Gargantua print bien à gré. Et l’envoyèrent vivre en la forest de Bière. Ce faict voulut de tout son sens estudier à la discretion de Ponocrates : Mais icelluy pour le commencement ordonna, qu’il feroyt à sa manière acoustumée : affin d’entendre par quel moien en sy long temps ses antiques precepteurs l’avoient rendu tant fat/ niays/ & ignorant. Il dispensoyt doncques son temps en telle faczon, que ordinairement il s’esveilloit entre huyt & neuf heures, feust il iour ou non, ainsi l’avoient ordonné ses regens theologiques, alleguans ce que dict David. Vanum est ante lucem surgere. Puis se guambayoit/ penadoyt/ & paillardoit par le lict quelque temps, pour mieulx esbaudir ses esperitz animaulx, & se habiloit selon la saison, mays voulentiers portoyt il une grande & longue robbe de grosse frize fourrée de renards : après se peignoyt du peigne de Almain, c’estoit des quatre doigtz & le poulce. Car ses precepteurs disoient, que soy aultrement peigner, laver, & nettoyer, estoit perdre temps en ce monde. Puis fiantoit, pissoyt, rendoyt sa gorge, rottoyt, esternuoit, et se morvoyt en archidiacre, & desieunoyt pour abatre la rouzée & maulvays aer : belles tripes frites, belles carbonades, beaux iambons, belles cabirotades, & force soupes de prime. Ponocrates luy remonstroit, que tant soubdain ne debvoit repaistre au partir du lict, sans avoir premierement faict quelque exercice. Gargantua respondit Quoy ? N’ay ie pas faict bel exercice ? Ie me suis vaultré six ou sept tours par my le lict, davant que me lever. Est ce pas assez ? Le pape Alexandre ainsi faisoit par le conseil de son medicin Iuif : et vesquit iusques à sa mort, en despit des envieux : mes premiers maistres me y ont accoustumé, disans que le desieuner faisoit bonne memoire, pourtant y beuvoient les premiers. Ie m’en trouve fort bien, & n’en disne que mieulx. Et me disoit maistre Tubal (qui feut premier de sa licence à Paris) que ce n’est pas tout l’adventaige de courir bien toust, mais bien de partir de bonne heure : aussi n’est ce la santé totale de notre humanité, boyre à tas, à tas, à tas comme canes : mais ouy bien de boyre matin.
Unde versus.

Lever matin, n’est poinct bon heur,
Boire matin est le meilleur.

Après avoir bien à poinct desieuné, alloit à l’ecclise, & luy portoit on dedans un grand penier un gros breviaire empantouflé, pesant tant en gresse que en fremoirs & parchemin poy plus poy moins unze quintaulx. Là oyoit vingt & six ou trente messes, & ce pendent venoit son diseur d’heures en place, empaletocqué comme une duppe, & tresbien antidoté son alaine à force syropt vignolat. Avecques icelluy marmonnoit toutes ces kyrielles : & tant curieusement les espluschoit, qu’il n’en tomboit un seul grain en terre. Au partir de l’ecclise, on luy amenoit sur une traine à beufz un faratz de patenostres de sainct Claude, aussi grosses chacune, qu’est le moulle d’un bonnet : & se pourmenant par les cloistres, galeries, ou iardin en disoit plus que seize hermites. Puis estudioyt quelque meschante demye heure, les yeulx assis dessus son livre, mais (comme dict le Comicque) son ame estoit en la cuysine. Pissant doncq plein official, se asseoyt à table. Et par ce qu’il estoit naturellement phlegmaticque, commençoit son repas, par quelques douzaines de iambons, de langues de beuf fumées, de boutargues, d’andouilles, & telz aultres avant coureurs de vin. Ce pendent quatre de ses gens, luy gettoient en la bouche l’un après l’aultre continuement de la moustarde à pleines palerées puis beuvoit un horrificque traict de vin blanc, pour luy soulaiger les roignons. Après mangoit selon la saison viandes à son appetit, & lors cessoit de manger quand le ventre luy tiroit. A boire n’avoit poinct de fin, ny de canon. Car il disoit que les metes et bournes de boyre estoient quand la personne beuvant, le liège de ses pantoufles enfloit en haut d’un demy pied. Puis tout lourdement grignotant d’un transon de graces, se lavoit les mains de vin frais, s’escuroit les dens avec un pied de porc, & devisoit ioyeusement avec ses gens. Puis le verd estendu l’on desployait force chartes, force dez, & renfort de tabliers. Là iouyoit au fleux, au cent, à la prime, à la vole, à le pille, à la triumphe : à la picardre, à l’espinay, à trente & un, à la condemnade, à la carte virade, au moucontent, au cocu, à qui a si parle, à pille : nade : iocque : fore, à mariage, au gay, à l’opinion, à qui faict l’un faict l’autre, à la sequence, aux luettes, au tarau, à qui gaigne perd, au belin, à la ronfle, au glic, aux honneurs, à l’amourre, aux eschetz, au renard, aux marrelles, aux vasches, à la blanche, à la chance, à troys dez, aux talles, à la nicnocque. A lourche, à la renette, au barignin, au trictrac, à toutes tables, aux tables rabatues, au reniguebleu, au force, aux dames : à la babou, à primus secundus, au pied du cousteau, aux clefz, au franc du carreau, à pair ou sou, à croix ou pille, aux pigres, à la bille, au savatier, au hybou, au dorelot du lièvre, à la tirelitantaine, à cochonnet va devant, aux pies, à la corne, au bœuf \iolé, à la chevêche, à je te pince sans rire, à picoter, à déferrer l’asne, à laiau tru, au boiirry, bourry zou, à je m’assis, à la barbe d’oribus, à la bousquine, à tire la broche, à la boutte fojTe, à compère, prestez moy vostre sac, à la couille de bélier, à boute hors, à figues de Marseille, à la mousque, à l’archer tru, à escorcher le renard, à la ramasse, au croc madame, à vendre l’avoine, à soufSer le charbon, aux responsailles, au juge vit et juge mort, à tirer les fers du four, au fault villain, aux cailletaux, au bossu aulican, à Sainct Trouvé, à pinse morille, au poirier, à pimpompet, au triori. au cercle, à la truye, à ventre contre ventre, aux combes, à la vergette, au palet, au iensuis, à fousquet, aux quilles, au rampeau, à la boulle plate, au pallet, à la courte boulle, à la griesche, à la recoquillette, au cassepot, au montalet, à la pyrouete, aux ionchées, au court baston, au pyrevollet, à cline musseté, au picquet, à la seguette, au chastelet, à la rengée, à la souffete, au ronflart, à la trompe, au moyne, au tenebry, à l’esbahy, à la foulle, à la navette, à fessart, au ballay, à sainct Cosme ie viens adorer, au chesne forchu, au chevau fondu, à la queue au loup, à pet en gueulle, à guillemain baille my ma lance, à la brandelle, au trezeau, à la mousche, à la migne migne beuf, au propous, à neuf mains, au chapifou, aux ponts cheuz, à colin bridé, à la grotte, au cocquantin, à collin maillard, au crapault, à la crosse, au piston, au bille boucquet, aux roynes, aux mestiers, à teste à teste bechevel, à laver la coiffe ma dame, au belusteau, à semer l’avoyne, à briffault, au molinet, à defendo, à la virevouste, à la vaculle, au laboureur, à la cheveche, aux escoublettes enraigées, à la beste morte, à monte monte l’eschelette, au pourceau mory, à cul sallé, au pigeonnet, au tiers, à la bourrée, au sault du buysson, à croyzer, à la cutte cache, à la maille bourse en cul, au nic de la bondrée, au passavant, à la figue, aux petarrades, à pillemoustard, à cambos, à la recheute, au picandeau, à crocque teste, à la grolle, à la grue, à taille coup, aux nazardes, aux allouettes, aux chinquenaudes. Après avoir bien ioué & beluté temps, il convenoit boire quelque peu, c’estoient unze peguadz pour homme. Et soubdain après bancqueter c’estoit sus un beau banc, ou en beau plein lict s’estendre & dormir deux ou troys heures sans mal penser, ny mal dire. Luy esveillé secouoyt un peu les aureilles : ce pendent estoit aporté vin frais, là beuvoyt mieulx que iamais. Ponocrates luy remonstroit, que c’estoit maulvaise diète, ainsi boyre après dormir. C’est (respondit Gargantua) la vraye vie des pères. Car de ma nature ie dors sallé : & le dormir m’a valu autant de iambons. Puis commenceoit estudier quelque peu, & patenostres en avant, pour lesquelles mieulx en forme expedier, montoit sus une vieille mulle, laquelle avoit servy neuf Roys, ainsi marmonnant de la bouche & dodelinant de la teste alloit veoir prendre quelque conil aux filletz. Au retour se transportoit en la cuysine pour sçavoir quel roust estoit en broche. Et souppoit tresbien par ma conscience : & volentiers convioit quelques beuveurs de ses voisins, avec lesquelz beuvant d’autant, comptoient des vieulx iusques es nouveaulx. Entre autres avoit pour domesticques les seigneurs du Fou, de Gourville & de Marigny. Après souper venoient en place les beaux evangiles de boys, c’est à dire force tabliers, ou le beau flux, un, deux, troys : ou à toutes restes pour abregier, ou bien alloient veoir les garses d’entour : & petitz bancquetz par my : collations & arrière collations. Puis dormoit sans desbrider iusques au lendemain huict heures.


Comment Gargantua feut institué par
Ponocrates en telle discipline, qu’il ne perdoit
heure du iour. xxxxx Chapitre. xxi

Vignette 76
Vignette 76
Uand Ponocrates congneut la vitieuse manière de vivre de Gargantua, delibera de aultrement le instituer en letres mais pour les premiers iours le tolera : considerant que nature ne endure poinct mutations soubdaines, sans grande violence. Pour doncques mieulx son œuvre commencer, supplya un sçavant medicin de celluy temps, nommé Seraphin Calobarsy : à ce qu’il considerast si possible estoit remettre Gargantua en meilleure voye. Lequel le purgea canonicquement avec Elebore de Anticyre, & par ce medicament luy nettoya toute l’alteration & perverse habitude du cerveau. Par ce moyen aussi Ponocrates luy feit oublier tout ce qu’il avoit aprins soubz ses anticques precepteurs, comme faisoit Thimothe à ses disciples qui avoient esté instruictz soubz aultes musiciens. Pour mieulx ce faire, l’introduysoit es compaignies des gens sçavans, qui là estoient, à l’emulation desquelz luy creust l’esperit & le desir de estudier aultrement & se faire valoir. Après en tel train d’estude le mist qu’il ne perdoit heure quelconques du iour : ains tout son temps consommoit en letres & honeste sçavoir. Se esveilloit doncques Gargantua environ quatre heures du matin. Ce pendent qu’on le frotoit, luy estoit leue quelque pagine de la divine escripture haultement & clerement avec pronunciation competente à la matière, & à ce estoit comis un ieune page natif de Basché, nommé Anagnostes. Selon le propos & argument de ceste leczon, souventesfoys se adonnoit à reverer/ adorer/ prier & supplier le bon Dieu : duquel à la lecture monstroit la maiesté & iugemens merveilleux. Puys s’en alloit es lieux secretz fayre excretion des digestions naturelles. Là son precepteur repetoit ce que avoit esté leu : luy exposant les poinctz plus obscurs & difficiles. Eux retornans consideroient l’estat du ciel, si tel estoyt comme l’avoient noté au soir precedent : & quelz signes entroit le Soleil, aussi la Lune pour icelle iournée. Ce faict estoit habillé, peigné/ testonné/ acoustré/ & parfumé, durant lequel temps on luy repetoit les leczons du iour davant. Luy mesmes les disoyt par cueur : & y fondoit quelques cas practiques & concernens l’estat humain, lesquelz ilz estendoient aulcunesfoys iusques deux ou troys heures, mais ordinairement cessoient lors qu’il estoit du tout habillé. Puis par troys bonnes heures luy estoit faicte lecture, ce fait yssoient hors tousiours conferens des propoz de la lecture : & se deportoient en Bracque ou es prez, & ioueoient à la balle, ou à la paulme, galentement se exercens les corps, comme ilz avoient les ames auparavant. Tout leur ieu n’estoyt qu’en liberté : car ilz laissoient la partie quand leur plaisoyt, & cessoient ordinarement lors que suoient par my le corps, ou estoient aultrement las. Adoncq estoient tresbien essuez, & frottez, changeoient de chemise : et doulcement se pourmenans alloient veoir sy le disner estoyt prest. Là attendens recitoient clerement & eloquentement quelques sentences retenues de la leczon. Ce pendent monsieur l’appetit venoyt : et par bonne oportunité s’asseoient à table. Au commencement du repas estoyt leur quelque histoire plaisante des anciennes prouesses : iusques à ce qu’il eut print son vin. Lors (sy bon sembloyt) on continuoyt la lecture : ou commenceoient à diviser ioyeusement ensemble, parlans pour les premiers moys de la vertus, proprieté/ efficace/ & nature, de tous ce que leur estoyt servy à table. Du pain/ du vin/ de l’eau/ du sel/ des viandes/ poissons/ fruictz/ herbes/ racines/ et de l’aprest d’ycelles. Ce que faisant aprint en peu de temps tous les passaiges à ce competens en Pline, Atheneus, Dioscorides, Galen, Porphyrius, Opianus, Polybieus, Heliodorus, Aristotele, Aelianus, & aultres. Iceulx propos tenens faisoient souvent, pour plus estre asseurez, apporter les livres sudictz à table. Et si bien & entierement retint en sa memoire les choses dictes, que pour lors n’estoit medicin, qui en sceust à la moytié tant comme ilz faifaisoient. Depuis par après devisoient des leczons leues au matin, & parachevant leur repas par quelque confection de cotoniat, s’escuroit les dens avecques un trou de Lentisce, se lavoit les mains & les yeulx de belle eau fraische : & rendoient graces à dieu par quelques beaux cantiques faictz à la louange de la munificence & benignité divine. Ce faict on aportoit des chartes, non pour iouer, mais pour y apprendre mille petites gentillesses, & inventions nouvelles. Lesquelles toutes yssoient de Arithmeticque. En ce moyen entra en affection de ycelle science numeralle, & tous les iours après disner & souper y passoient temps aussi plaisantement, qu’il souloyt es dez ou es chartes. A tant sceut d’ycelle & theoricque et practicque, sy bien que Tunstal Angloys, qui en avoit amplement escript, confessa que vrayement en comparaison de luy il n’y entendoit que le hault Alemant. Et non seulement d’ycelle, mais des aultres sciences mathematicques, comme Geometrie, Astronomie, & Musicque. Car attendans la concoction & digestion de son past, ilz faisoient mille ioyeulx instrumens & figures Geometricques, & de mesmes practiquoient les canons Astronomicques. Après se esbaudissoient à chanter musicalement à quatre et cinq parties, ou suz un theme à plaisir de guorge. Et au regard des instrumens de musicque, il aprint à iouer du luc, & l’espinette, de la harpe, de la flutte de Alemant et à neuf trouz, de la viole & de la sacqueboutte. Ceste heure ainsi employée, la digestion parachevée, se purgoit des excrements naturelz : puis se remettoit à son estude principale par troys heures ou davantaige : tant à repeter la lecture matutinale, que à poursuyvre le livre entrepris, que aussi à escripre & bien traire & former les antiques & Rhomaines lettres. Ce faict yssoient hors leur hostel, avecques eulx un gentilhomme de Touraine nommé l’escuyer Gymnaste, lequel luy monstroit l’art de chevalerie. Changeant doncques de vestemens monstoit sus un coursier/ sus un roussin/ sus un genet/ sus un cheval legier : & luy donnoyt cent quarrières, le faisoit voltiger en l’air, franchir le fossé, saulter le palys, court tourner en un cercle, tant à dextre comme à senestre. La rompoyt non poinct la lance. Car c’est la plus grande reserve du monde, dire, Iay rompu dix lances en tournoy, ou en bataille : un charpentier le ferot bien. Mais louable gloire est d’une lance avoir rompu dix de ses ennemys. De sa lance doncq asserée, verde & roidde, rompoyt un huys, enfonczoyt un arnoys, aculloyt une arbre, enclavoyt un aneau, enlevoyt une selle d’armes, un aubert, un guantelet. Le tout faisoit armé de pied en cap. Au reguard de fanfarer & fayre les petitz popismes sus un cheval nul ne le feist mieulx que luy. Le voltigeur de Ferrare n’estoyt qu’un cinge en comparaison. Singulierement estoyt aprins à saulter hastivement d’un cheval sus l’aultre sans prendre terre. Et nommoyt on ces chevaulx desultoyres, & de chascun cousté la lance on poing monter sans estrivière, et sans bride guyder le cheval à son plaisir. Car telles choses servent à discipline militaire. Un aultre iour se exerceoit à la hasche. Laquelle tant bien coulloyt : tant vertement de tous pics reserroyt, tant soupplement avalloyt en taille ronde, qu’il feut passé chevalier d’armes en campaigne, & en tous essays. Puis bransloyt la picque, sacquoyt de l’espée à deux mains, de l’espée bastarde, de l’espagnole, de la dague & du poignart, armé, non armé, au boucler, à la cappe, à la rondelle. Couroyt le cerf, le chevreuil, le daim, le sanglier, le livre, la perdrys, le faisant, l’otarde. Iouer à la grosse balle, & la faisoyt Bondir en l’air autant du pied, que du poing. Luctoyt courroyt saultoyt, non à troys pas un sault non à clochepied, non au sault d’alement. Car (disoyt Gymnaste) telz saulx sont inutiles, & de nul bien en guerre Mays d’un sault persoyt un foussé, volloit sus une haye montoyt six pas encontre une muraille & rempoyt en ceste faczon à une fenestre de la hauteur d’une lance. Nageoyt en parfonde eau, à l’endroict, à l’envers, de cousté, de tout le corps, des seulz pieds, une main en l’air, en laquelle tenant un livre transpassoyt toute la rivière de Loyre à Montsoreau sans le mouiller & tyrant par les dens son manteau, comme faisoyt Iules Cesar, puis d’une main entroyt en grande force en un basteau : d’icelluy se gettoyt derechief en l’eau la teste la première, sondoyt le parfond, creuzoyt les rochiers & gouffres de la fosse de Savigny. Puis ycelluy basteau il tournoyt/ gouvernoyt/ menoyt hastivement lentement, à fil d’eau contre cours, le retenoyt en plene escluse, d’une main le guidoyt, de l’aultre s’escrymoyt avecq un grand aviron, tendoyt le vèle, montoyt au matz apr les traictz, couroyt sus les brancquars, adiustoyt la boussole, contreventoyt les boulines, bendoyt le gouvernail. Issant de l’eau roydement montoyt encontre la montaigne, & devalloyt aussé franchement, gravoyt es arbres comme un chat, saultoyt de l’une en l’aultre comme un escureuil, abastoyt les gros rameaux comme un aultre Milo : avec deux poignars asserez & deux poinssons esprovez, montoyt au hault d’une maison comme un rat, descendoyt puys du hault en bas en telle composition des membres, que de la cheute n’estoit aulcunement grevé. Iectoyt le dart, la barre, la pierre, la iaveline, l’espieu, la halebarde, enfonceoyt l’arc, bandoyt es reins les fortes arbalestes de passe, visoyt de l’harquebouse à l’œil affeustoyt le canon, tyroit à la butte, au papagay du bas en mont, d’amont en val, davant, de costé, et en arrière, comme les Parthes. L’on luy atachoyt un cable en quelque haulte tour pendent en terre : par icelluy avecques deux mains montoyt, puys devaloyt sy roiddement, & sy asseurement, que plus ne pourriez parmy un pré bien eguallé. L’on luy mettoit une grosse perche apoyée à deux arbres à ycelle se pendoyt par les mains, & d’ycelles alloyt & venoyt sans des pieds à rien toucher, que à grande course on ne l’eust peu aconcepvoir. Et pour se exercer le thorax & poulmons, crioyt comme tous les diables. Ie l’ouy une foys appelant Eudemon depuis la porte de Bessé iusques à la fontaine de Marsay Stentor n’eut oncques telle voix à la bataille de Troye Et pour gualantir les nerfz l’on luy avoyt faict deux grosses saulmones de plomb chascune du poys de huys mille sept cens quintaulx lesquelles il nommoyt alteres. Icelles prenoyt de terre en chascune main & les elevoyt en l’air au dessus de la teste, et les tenoyt ainsy sans soy remuer troys quars d’heure & dadventaige que estoyt une force inimitable. Iouoyt aux barres avecques les plus fors. Et quand le poict advenoyt se tenoit sus ses pieds tant roiddement qu’il se abandonnoyt es plus fors en cas qu’ils le feissent mouvoir de sa place. Comme iadys faisoyt Milo. A l’imitation duquel aussy tenoyt une pomme de grenade en sa main, & la donnoyt à qui luy pourroyt houster. Le temps ainsi employé luy frotté, nettoyé, & refraischy d’habillemens, tout doulcement s’en retournoyt & passans apr quelques prez, ou aultres lieux herbuz visitoient les arbres & plantes, les conferens avec les livres des anciens qui en ont escript comme Theophraste, Dioscorides, Marinus, Pline, Nicander, Macer, & Galen. Et en emportoient leurs plenes mains au logis, desquelles avoyt la charge un ieune page nommé Rhizotome, ensemble des marrrochons, des pioches, cerfouetes, beches, tranches, & aultres instrumens requis à bien arborizer. Eulx arrivez au logis ce pendent qu’on aprestoyt le soupper repetoient quelques passaiges de ce qu’avoyt esté leu & s’asseoient à table. Notez ycy, que son disner estoit sobre & frugal, car tant seulement mangeoyt pour refrener les haboys de l’estomach, mays le souper estoyt copieux & large. Car tant en prenoyt que luy estoyt de besoing à soy entretenir & nourrir. Ce que est la vraye dicte prescripte par l’art de bone & sceure medicine, quoy qu’un tas de badaulx medicins herselez en l’officine des Arabes conseilent le contraire. Durant ycelluy repas estoyt continuée la leczon du disner, tant que bon sembloyt, les reste estoyt consommé en bons propous tous letrez & utiles. Après graces rendues se adonnoient à chanter musicalement, à iouer d’instrumens harmonieux, ou de ces petitz passetemps qu’on faict es chartes, es dez & goubeletz, & là demouroient faisans grand chère & s’esbaudissans aulcunesfoys iusques à l’heure de dormir, quelquefoys alloient visiter les compaignies des gens letrez, ou de gens qui eussent veu pays estranges. En pleine nuyct davant que soy retirer alloient en lieu de leur logys le plus descouvert veoir la face du ciel, & là notoient les comètes sy aulcunes estoient, les figures, situations, aspectz, oppositions & coniunctions des astres. Puis avecques son precepteur recapituloyt brievement tout ce qu’il avoyt leu, veu, sceu faict & entendu on decours de toute la iournée. Si prioient dieu le createur en l’adorant, & ratiffiant leur foy envers luy, & le glorifiant de sa bonté imense, & luy rendant graces de tout le temps passé, se recommendoient à sa divine bonté pour tout l’advenir. Ce faict entroient en leur repous.

Comment Gargantua employt
le temps quand l’air estoit
pluvieux. xxxxx Chap. xxii

Vignette 85
Vignette 85
E’Il advenoyt que l’air feust pluvieux & intempère, tout le temps davant disner estoyt employé comme de coustume, excepté qu’il faisoyt allumer un beau et clair feu, pour couriger l’intempérie de l’air. Mays après disner en lieu des exercitations, ilz demouroient en la maison & estudioient en l’art de painctrie, & sculpture : ou revocquoient en usaige l’anticque ieu des tales, ainsy qu’en a escript Leonicus, & comme y ioue nostre bon amy Lascaris. En y iouant recoloient les paissages des auteurs anciens es quelz est faicte mention ou prinse quelque metaphore sus ycelluy ieu : ou alloient veoir les lapidaires, orfeuvres & tailleurs de pierreries, ou les Alchimistes & monnoyeurs, ou les hautelissiers, les tissotiers, les velotiers, les horologiers, miralliers, imprimeurs, organistes, tincturiers, & aultres telles sortes d’ouvriers, & par tous donnans le vin, aprenoient, & consideroient l’industrie & invention des mestiers. Alloient ouir les leczons publicques, les actes solennelz, les repetitions, les declamations, les paydoiez des gentilz advocatz, les concions des prescheurs evangelicques. Passoyt par les salles & lieux ordonnez pour l’escrime, & là contre les maistres essayoit de tous bastons, & leur monstroyt par evidence, que autant voyre plus en sçavoyt que iceulx. Et au lieu de arborizer, visitoient les bouticques des drogueurs, herbiers & apothecaires, & soigneusement consideroyent les fruictz, racines, feueilles, semences, axunges peregrines, ensemble aussy comment on les adulteroyt. Alloyt veoir les bateleurs,treiectaires & theriacleurs, & consideroyt leurs gestes, leurs ruses, leurs soubressaulx, et beau parler singulierement de ceulx de Chaunys en Picardie, car ilz sont de nature grands iaseurs & beaux bailleurs de balivernes.Eulx retournez pour soupper, mangeoient plus sobrement que es aultres iours, & viandes plus dessicatives & extenuantes : affin que l’intemperie humide de l’air, communicquée au corps par necessayre continuité, feust par ce moyen corrigée & ne leur feust incommode par ne soy estre exercitez : comme avoient de coustume. Ainsy fut gouverné Gargantua & continuoyt ce procès de iour en iour, en profitant comme entendez que peut fayre un ieune homme de bon sens en tel exercice ainsi continué. Lequel combien que semblast pour le commencement difficile, en la continuation tant doux fut, legier, & delectable, que mieulx ressembloyt un passetemps de roy, que l’estude d’un escholier. Toutesfoys Ponocrates pour le seiourner de ceste vehemente intention des esperitz advisoyt une foys le moys quelque iour bien clair & serain, on quel bougeoient au matin de la ville, & alloient à Gentilly, ou a Boloigne, ou à Montrouge, ou au pont Charenton, ou à Vanves ou à sainct Clou. Et là passoient toute la iournée à fayre la plus grande chère, dont ilz se povoient adviser, railraillanz gaudissans, beuvanz d’aultant, iouanz, chantant, dansanz, se voytrans en quelque beau pré, denigeans des passereaulx, prenanz des cailles, peschans aux grenoilles, & escrevisses. Mais encores que ycelle iournée feust passée sans livres & lectures, ponct elle n’estoyt passée sans profit. Car en beau pré ilz recoloient par cueur quelques plaisans vers de l’agriculture de Virgile, de Hesiode, du Rustice de Politian, descryvoient quelque plaisans epigrammes en latin : puys les mettoient par rondeaux & balades en langue françoise, En bancquetant du vin aisgué separoient l’eau, comme l’enseigne Cato de re rust. & Pline, avecques un goubelet de Lyerre, lavoient le vin en plain bassin d’eau puys le retiroient avec un embut faisoient aller l’eau d’un verre en aultre, bastissoient plusieurs petitz engins automates, c’est à dyre, soy movens eulx mesmes.

Comment feut meue entre les fouaciers
de Lerné, & ceulx du pays de
Gargantua le grand debat,
dont furent faictes
grosses guerres. xxxxx
Chapitre. xxiii.

Vignette 88
Vignette 88
N cestuy temps, qui feut la saison de vendanges on commencement de Automne, les bergiers de la contrée estoient à guarder les vignes, & empescher que les estourneaux ne mangeassent les raisins. En quel temps les fouaciers de Lerné passoient le grand quarroy menans dix ou douze charges de fouaces à la ville. Lesdictz bergiers les requirent courtoisement leurs en bailler pour leur argent au pris du marché. Car notez que c’est viande celeste, manger à desieuner des raisins avecq la fouace fraiche, mesmement des pineaulx, des fiers, des muscadeaux, de la vicane, & des foyrars pour ceulx qui sont constipez de ventre. Car ilz les font dasler long comme un vouge : et souvent cuydant peter ilz se conchoyent, dont sont nommez les cuidez de vendanges. A leur requeste ne feurent austunement enclinez les fouaciers, mais (que pys est) les oultragèrent grandement en les appellant Trop d’iteulx, Breschedens, Plaisans rousseaulx, Galliers, Riennevaulx, Rustres, Challans, Hapelopis, Trainegeines, gentilz Floquetz, copieux, Landores, Malotruz, Dendins, Baugears, Tezez, Gaubregeux, Gogueluz, Clacledens, Boyers d’estons. Bergiers de merde, & austres telz epithetes diffamatoyres, actionstans que poince à eulx n’apartenoit manger de ces belles fouaces : mais qu’il z se debvoient contenter de gros pain ballé, & de tourte. Auquel outraige un d’entreulx nommé Frogier, bien honeste homme de sa personne, & notable bacchelier respondit doulcettement. Depuis quand avez vous prins les cornes, qu’estez tant rogues devenuz ? Dea vous nous en soulliez volentiers bailler, & maintenant y refussez ? Ce n’est pas faice de bons voisins, & ainsi ne vous saisons no’, quand vous venez roy achapter nostre beau froment : dont vo’faictes vos gasteaux & fouaces : encore s par le marché, vous eussions nous donné de nos raisins. Mais par la mer dé vous en pourriez repentir, & aurez quelque ieur affaire de nous, lors nous ferons envers vous à la pareille, & vo’en soubvieigne. Adoncq Marquet grand bastonnier de la confrérie des fouaciers, luy dist. Vrayment tu es bien acresté à ce matin : tu mengeas arsoir trop de mil. Vien czal vien cza, ie te donneray de ma fouace. Lors Forgier en toute simplicité aprochea tyrant un unzain de son baudrier : pensant que Marquet luy deust deposcher de ses fouaces, mais il luy bailla de son fouet à travers les iambes si rudement que nouz y apparoissoient : puis voulut gaigner à la fuyte : mais Forgier s’escrya, au meurtre, & à la force tant qu’il peut, ensemble luy gesta un gros tribard qu’il portoit soubz son estelle, & le attaince par la ioincture coronale de la teste, sur l’artère crotaphique, du cousté dextre : en sorte que Marquet tombit de dessus sa iument, mieulx semblant un homme mort que vif. Ce pendent les mestaiers, qui là auprès challoient les noiz, accoururent avec leurs grandes gaules & frapèrent sus ces fouaciers comme sus seigle verd. Les aultres bergiers & bergières, ouyans le cry de Forgier, y vindrent avec leurs fondes & brassiers, & les suyverent à grands coups de pierres tant menuz qu’il sembloit que ce feust gresle. Finablement les aconpceurent, & houstèrent de leurs fouaces environ quatre ou cinq douzaines, toutesfoys ilz les payèrent au pris accoustumé, & leurs donnèrent un cent de quecas, & troys panerées de franc aubiers. Ce faict les fouaciers aydèrent à monter Marquet, qui estoit villainement blessé, & s’en retournèrent à Lerné sans poursuyvre le chemin de Parillé : menassans fort & ferme les boviers, bergiers, & metayers de Seuillé & de Synays. Ce faict & bergiers & bergières feirent chère lye avecques ces fouaces & beaulx raisins, & se rigollèrent ensemble au son de la belle bouzine : se mocquans de ces beaux fouaciers glorieux, qui avoient trouvé male encontre, par faulte de s’estre seignez de la bonne main au matin. Et avec gros raisins chenins estuvèrent les iambes de Forgier mignonnement, si bien qu’il feut tantost guery.

Comment les habitans de Lerné par le commandement de Picrochole leur roy assaillèrent au despourveu les bergiers de Gargantua. xxxxx Chap. xxiiii

Vignette 92
Vignette 92
Es fouaciers retournez à Lerné soubdain davant boyre ny manger se transportèrent au capitoly, & là davant leur roy nommé Picrochole, tiers de ce nom, proposèrent leur complainte, monstrans leurs paniers rompuz, leurs robbes dessirées, leurs fouaces destroussées, & singulièrement Marquet blessé enormement, disans le tout avoir esté faict par les bergiers & mestaiers de Granedgousiser, auprès du grand carroy par delà Seuillé. Lequel incontinent entra en courroux furieux, & sans plus oultre se interroguer quoy ne comment feist cryer par son pays ban & arrière ban, & que un chascun sur peine de la hart convint en armes en la grand place, devant le chasteau, à heure de midy, pour mieulx confermer son entreprinse, envoya sonner le tabourin à l’entour de la ville, luy mesmes ce pendent qu’on aprestoit son disner, alla faire affuster son artillerie, & desploier son enseigne & oriflant, & charger force munitions, tant de harnoys d’armes que de gueulles. En disnant bailla les commissions & feut par son esdict constitué le seigneur Grippeminaud sus l’avantgarde, en laquelle feurent contez seize mille hacquebutiers, vingt cinq mille avanturiers. A l’artillerie feut commis le grand escuyer Toucquedillon, en laquelle feurent contées neuf cent quatorze grosses pièces de bronze, en canons, double canons, baselicz, serpentines, coulevrines, bombardes, foulcons, passevolans, spiroles, & aultres pièces. L’arrière guarde fut baillée au duc de Raquedenare. En la bataille se tint le roy & les princes de son royaulme. Ainsi sommairement acoustrez davant que se mettre en voye, envoyèrent troys cens chevaulx legiers soubz la conduicte du capitaine Engoulevent, pour descouvrir le pays, et sçavoir s’il y avoit nulle embusche par la contrée. Mais avoir diligemment recherché trouvèrent tout le pays à l’environ en paix & silence, sans assemblée quelconques. Ce que entendent Picrochole commenda que chascun marchast soubz son enseigne hastivement. Adoncques sans ordre & mesure prindrent les champs les uns par my les aultres, guastant & dissipans tout par où ilz passoient, sans espargner ny pouvre ny riche, ny lieu, sacré, ny prophane, emmenoient beufz, vaches, taureaux, veaulx, genisses, brebis, moutons, chevres et boucqs : poulles, chapons, poulletz, oyzons, iards, oyes, porcs, truyes, guorretz, abastans les noix, vendengeans les vignes, emportans les ceps, croullans tous les fruicts des arbres. C’estoit un desordre incomparable de ce qu’ilz faisoient. Et ne trouvèrent personne quelconques leur resistast, mais un chascun se mettoit à leur mercy, les suppliant estre traictez plus humainement, en consideration de ce qu’ilz avoient de tous temps estez bons & aimables voisins, & que iamais envers eulx ne commirent excès ne oultraige, pour ainsi soubdainement estre par iceulx mal vexez, & que dieu les en puniroit de brief. Es quelles remonstrances, rien plus ne respondoient, si non qu’ilz leurs vouloient aprendre à manger de la fouace.

Comment un moyne de Seuillé saulva le le cloz de l’abbaye du sac des ennemys. xxxxx Chap. xxv

Vignette 94
Vignette 94
Ant feirent et tracassèrent en pillant & larronnant, qu’ilz arrivèrent à Seuillé : et detroussèrent hommes & femmes, et prindrent ce qu’ilz peurent : rien ne leurs feut ny trop chaud ny trop pesant. Combien que la perte y feust par la plus grande part des maisons, ilz entroient par tout, & ravissoient tout ce qu’estoyt dedans, & iamays nul n’en print dangier. Qui est cas assez merveilleux. Car les curez, vicaires, prescheurs, medicins, chirurgiens & apothecaires, qui alloient visiter, pensr, guerir, prescher, & admonester les malades, estoient tous mors de infection & ces diables pilleurs & meurtriers oncques n’y preindrent mal. Dont vient cela messieurs ? pensez y ie vo’pry. Le bourg ainsi pillé, se transportèrent en l’abbaye avecques horrible tumulte, mays la trouvèrent bien reserrée & fermée : dont l’armée principale marcha oultre vers le gué de Vède, exceptez sept enseignes de gens de pied & deux cens lances qui là restèrent & rompirent les murailles du cloux affin de guaster toute la vendange. Les pouvres diables de moynes ne sçavoient auquel de leurs saincts se vouer, à toutes adventures feirent sonner ad capitulum capitulantes : là feut decreté qu’ilz feroient une belle procession, renforcée de beaux prechans & letanies contra hostium insidias, & beaux responds pro pace. En l’abbaye estoyt pour lors un moyne claustrier nommé frère Iean des Entommeures, ieune, guallant, frisque, dehayt, bien à dextre, hardy, adventureux deliberé, hault, maigre, bien fendu de gueule, bien advantagé en nez, beau despescheur d’heures beau debrideur de messes, pour tout dire, un vray moyne si oncques en feu depuys que le monde moynant moyna de moynerie. Au reste : clerc jusques es dents en matière de breviare. Icelluy entendent le bruyt que faisoyent les ennemys par le clous de leur vigne, sortit hors pour veoir ce qu’ilz faisoient. Et advisant qu’ilz vendangeoient leurs clous, on quel estoyt leur boyte de tout l’an fondée, retourne au cueur de l’ecclise ou estoient les aultres moynes tous estonnez comme fondeurs de cloches, lesquelz voyant chanter. Ini, im, pe, e, e, e, e, e, tum, um, in, i, ni, i, mi, i, co, o, o, o, o, o, rum, um. C’est, dist il, bien chien chanté. Vertus dieu : que ne chantez vous A dieu paniers, vendanges sont faictes ? Ie me donne au diable, s’ilz ne sont en nostre clous, & tant bien couppent & seps & raisins, qu’il n’y aura par le corps dieu de quatre années que halleboter dedans. Ventre sainct Iacques que boyrons nous cependent, nous aultres pauvres diables ? Seigneur dieu da mihi potum. Lors dist le prieur claustral. Que fera cest hyvroigne ycy ? Qu’on me le mène en prison, troubler ainsi le service divin ? Mays : (dist le moyne) le service du vin faisons tant qu’il ne soyt troublé, car vous mesmes monsieur le prieur, aymez boyre du meilleur, sy faict tout homme de bien. Iamays homme noble ne hayst le bon vin. Mays ces responds que chantez ycy ne sont par dieu poinct de saison. Pourquoy sont nos heures en temps de moissons & de vendenges courtes, & en l’advent & tout hyver tant longues ? Feu de bonne memoyre frère Macé Pelosse, vray zelateur, ou ie me donne au diable, de nostre religion, me dist, il me soubvient, que la raison estoyt, affin qu’en ceste saison nous facions bien serrer & fayre le vin & qu’en hyver nous le humons. Escoutez messieurs vous aultres : qui ayme le vin le cor dieu sy ne suyve. Car hardiment que sainct Antoine me arde sy ceulx tastent du pyot, qui n’auront secouru la vigne. Ventre dieu, les biens de l’ecclise ? ha non non. Diable sainct Thomas langloys voulut bien pour yceux mourir, si ie y mouroys ne seroys ie pas sainct de mesmes ? Ie ny mourray ia pourtant, car c’est moy qui le foys es aultres. Ce disant mist bas son grand habit, & se saisit du baston de la croix, qui estoyt de cueur de cormier long comme une lance, rond à plain poing & quelque peu semé de fleurs de lys toutes presque effacées. Ainsi sortit en beau sayon & mist son froc en escharpe. Et de son baston de la croix donna sy brusquement sus les ennemys qui sans ordre ny enseigne, ny trompette, ny tabourin, parmy le clous vendangeoient. Car les porteguydons & portenseignes avoient mys leurs guidons & enseignes l’orée des meurs, les tabourineurs avoient defoncez leurs tabourins d’un cousté, pour les emplir de raisins, les trompettes estoient chargez de moussines : chascun estoyt desrayé, Il chocqua doncques si roydement sus eulx sans dyre guare, qu’il les renversoyt comme porcs frapant à tors & à travers à la vieille escrime, es uns escarbouilloyt la cervelle, es aultres rompoyt bras & iambes, es aultres deslochoyt les spondyles du coul, es aultres demoulloyt les reins, avalloyt le nez, poschoyt les yeulx, fendoyt les mandibules, enfonçoyt les dens en la gueule, descroulloyt les omoplates, spaceloyt les greves, desgondoyt les ischies, debezilloit les faucilles. Si quelqu’un se vouloyt cascher entre les seps plus espès, à icelluy freussoit tout l’areste du doux : & l’esrenoit comme un chien. Si aulcun saulver se vouloyt en fuyant, à icelluy faisoyt voler la teste en pièces par la commissure lambdoide. Sy quelqu’un gravoyt en une arbre pensant y estre en seureté, ycelluy de son baston empaloyt par le fondement. Si quelqu’un de sa vieille congnoissance luy crioyt. Ha frère Iean mon amy, frère Iean ie me rend. Il t’est (disoit il) bien forcé. Mays ensemble tu rendras l’ame à tous les diables. Et soubdain luy donnoit dronos. Et si personne tant feut esprins de temerité qu’il luy voulust resister en face, là monstroyt la force de ses muscles. Car il leurs transperçoyt la poictrine par le mediastine & par le cueur, à d’aultres donnant suz la faulte des coustes, leurs subvertissoyt l’estomach, & mouroient soubdainement, es aultres tant fierement frappoyt par le nombril, qu’il leurs faisoyt sortir les tripes, es aultres par my les couillons persoyt le boiau cullier. Croiez que c’estoit le plus horrible spectacle qu’on veit ocnques, les uns cryoient saincte Barbe, les aultres sainct georges, les aultres saincte Nytouche, les aultres nostre Dame de Cunault, de Laurette, de bonnes nouvelles/ de la lenou/ de rivière. Les uns se vouoyent à sainct Iacques, les aultres au sainct Suaire de Chambery, mais il bruslae troys moys après si bien qu’on n’en peut salver un seul brin. Les aultres à Cadouyn, Les aultres à sainct Iean d’Angely. Les aultres à sainct Eutrope de Xainctes, à sainct mesmes de Chinon, à sainct Martin de Candes, à sainct Clouaud de Sinays : es reliques de Iaurezay : & mille aultres bons petits sainctz. Les uns mouroient sans parler, les aultres cryoient à haulte voix. Confession. Confession. Confiteor. Miserere. In manus. Tant fut grand le crys des navrez, que le prieur de l’abbaye avecques tous les moynes sortirent, Lesquelz quand apperceurent ces pauvres gens ainsi ruez par my la vigne & blessez à mort en confessèrent quelques uns. Mays ce pendent que les prestres se amusoient à confesser : les petitz moinetons coururent au lien on estoyt frère Iean, luy demandant en quoy il vouloyt qu’ilz luy aydassent, A quoy respondit, qu’ilz esguorgetassent ceulx qui estoient portez par terre. Adoncques laissans leurs grandes cappes sus une treille au plus près, commencèrent d’esguorgeter/ & achever ceulx qu’il avoit desià meurtryz. Sçavez vous de quelz ferremens ? A beaux gouetz, qui sont petitz demy cousteaux dont les petitz enfans de nostre pays cernent les noix. Puys à tout son baston de croix, guaingna la brèche qu’avoient faict les ennemys. Aulcuns des moinetons emportèrent les enseignes & guydons en leurs chambres pour en faire des iartiers. Mays quand ceulx qui s’estoient confessez vouleurent sortir par ycelle bresche, Le moyne les assomoyt de coups, disant ceulx cy sont confes & repentans, & ont guaigné les paronds : ilz s’en vont en Paradis aussy droict comme une faucille, & comme est le chemin de Faye. Ainsi par sa prouesse feurent desconfiz tous ceulx de l’armée qui estoient entrez dedans le clous iusques au nombre de treze mille six cens vingt & deux, Iamays Maugis hermite ne se porta sy vaillament à tout son bourdon contre les Sarrasins des quelz est escript es gestes des quatre filz Haymon, comme feist le moyne à l’encontre des ennemys avecq le baston de la croix.

Comment Picrochole print d’assault la roche Clermaud & le regret & difficulté que feist Grangousier de entreprendre guerre. xxxxx Chap. xxvi.

Vignette 101
Vignette 101
E pendent que le moyne s’escarmouscha comme avons dict contre ceulx qui avoient entré le clous. Picrochole à grande hastiveté passa le gué de Vède avecques ses gens & assaillit la riche Clermaud, on quel lieu ne luy feut faicte resistance quelconques, & par ce qu’il estoyt ià nuyct delibera en ycelle ville se hebergier soy & ses gens, & refraischir de sa cholère pungitive. Au matin prit d’assault les boullevars & chasteau & le rempara tresbien : & le proveut de munitions requises, pensant là fayre sa retraicte si d’ailleurs estoit assailly. Car le lieu estoyt fort & par art & par nature, à cause de sa situation, & assiete. Or laissons les là, & retournons à nostre bon Gargantua qui est à paris bien instant à l’estude de bonnes letres & exercitations athleticqus, & le vieulx bon homme Grandgousier son père, qui après souper se chauffoit les couilles à un beau clair & grans feu & attendent graisler des chastaignes escript on foyer avec un baston bruslé d’un bout, dont on escharbotte le feu : faisant à sa femme & famille de beaux contes du temps iadys. Un des bergiers qui guardoient les vignes nommé Pillot : se transporta devers luy en icelle heure, & raconta entierement les excès & pillaiges que faisoyt Picrochole roy de Lerné en ses terres & dommaines, & comment il avoyt pillé/ guasté/ sacagé tout le pays, excepté le clous de Seuillé que frère Iean des entommeures avoyt saulvé à son honneur, & de present estoyt ledit roy en la roche clermaud : où à grande instance se remparoyt, luy & ses gens. Holos/ holos dist Grandgousier, qu’est cecy bonnes gens ? Songe ie ou si vray est ce qu’on me dict ? Picrochole mon amy ancien, de tout temps, de toute race & alliance me vient il assaillir Qui le meut ? qui le poinct ? qui le conduict ? qui l’a ainsi conseillé ? Ho/ ho/ ho/ ho/ ho. Mon dieu mon saulveur, ayde moy, inspire moy, conseille moy à ce qu’est de faire. Ie proteste, ie iure davant toy, ainsy me soys tu favorable, sy iamays à luy desplaisir ne à ses gens dommage, ne en ses terres ie feyx pillerie, mais bien au contrayre, ie l’ay secouru de gens, d’argent, de faveur & de conseil, en tous cas, que ay peu congnoistre son adventaige. Qu’il me ayt doncques en ce poinct oultragé, ce ne peut estre que par l’esperit maling. Bon dieu tu cognoys mon couraige, car à toy rien ne peut estre celé. Si par cas il estoyt devenu furieux, & que pour luy rehabiliter son cerveau tu me l’eusse ycy envoyé : donne moy & povoir/ & sçavoir le rendre au iouc de ton sainct vouloir par bonne discipline. Ho/ ho/ ho. Mes bonnes gens mes amys, & mes beaulx serviteurs, fauldra il que ie vous empesche à me y ayder ? Las, ma vieillesse ne requeroyt dorenavant que repous, & toute ma vye n’ay rien tant procuré que paix. Mais il fault, ie le voy bien, que maintenant de harnoys ie charge mes pauvres espaules lasses & foibles, & en ma main tremblante ie preigne la lance & la masse : pour secourir & guarantir mes pauvres subiectz. La raison le veult ainsi, car de leur labeur ie suys entretenu, & de leur sueur ie suys nourry moy, mes enfans & ma famile. Ce non obstant, ie n’entreprandray poinct guerre, que ie n’aye essayé tous les ars & moyens de paix, là ie me resolus. Adoncques feist convocquer son conseil & propousa l’affayre tel comme il estoyt. Et feut conclut qu’on envoyroyt quelque homme prudent devers Picrochole, sçavoir pourquoy ainsi soubdainement estoyt party de son repous, & envahy les terres, es quelles il n’avoyt droict quiconques. Davantaige qu’on envoyast querir Gargantua & ses gens, affin de maintenir le pays, & defendre à ce besoing. Le tout pleut à Grandgousier & commenda que ainsi feust faict. Dont sus l’heure envoya le Basque son laquays querir à toute diligence Gargantua Et luy escripvit comme s’ensuyt.

La teneur des letres que Grandgousier escryvoyt à Gargantua. xxxxx Chap. xxvi.

Vignette 104
Vignette 104
A ferveur de tes estudes requeroyt que de long temps ne te revocasse de cestuy philosophicque repous, sy la confiance de nos amys & anciens confederez n’eust de present frustré la seureté de ma vieillesse. Mays puis que telle est cette fatale destinée, que par yceulx soys inquieté : es quelz plus ie me repousoye, force me est te rappeller au subside des gens & biens qui te sont par droict naturel assiez. Car ainsi comme debiles sont les armes au dehors, si le conseil n’est en la maison : aussi vaine est l’estude & le conseil inutile : qui en temps oportun par vertu n’est executé & son effect reduict. Ma deliberation n’est poinct de provocquer, mays de apayser, d’assaillir mays defendre : de conquester, mays de guarder mes feaulx subiectz & terres hereditaires. Es quelles est hostilement entre Picrochole, sans cause ny occasion, et de iour en iour porsuyt sa furieuse entreprinse avecques excès non tolerables à personnes libères. Ie me suis en debvoir mys pour moderer sa cholère tyrannicque luy offrent tout ce que ie pensoys luy povoir estre en contentement, & par plusieurs foys ay envoyé amiablement devers luy pour entendre en quoy, par quoy, & comment il se sentoyt oultragé, mays de luy n’ay eu responce que de voluntaire deffiance, & que en mes terres pretendoyt seulement droict de bien seance. Dont iay congneu que dieu eternel l’a laissé au gouvernail de son franc arbitre & propre sens, qui ne peut estre que meschant sy par grace divine n’est continuellement guydé : & pour le contenir en office & reduyre à cognoissance me l’a ycy envoyé à molestes enseignes. Pourtant mon filz bien amé le plus toust que faye pourras ces letres veues retourne à diligence secourir non tant moy (ce que toutesfoys par pitié naturellement tu doibs) que les tiens, lesquelz par raison tu peuz saulver et guarder. L’exploict sera faict à moindre effusion de sang que sera possible. Et si possible est par engins plus expediens, cautèles & ruses de guerre nous saulverons toutes les ames : & les renvoyerons ioyeux à leurs domiciles. Treschier filz la paix de Christ nostre redempteur soyt avecques toy. Salue Ponocrates, Gymnastes, & Eudemon de par moy. Du vingtiesme de Septembre, Ton père
GRANDGOUSIER.

Comment Ulrich Gallet feut envoyé devers Picrochole. xxxxx Chap. xxviii.

Vignette 106
Vignette 106
Es letres dictees & signées, Grandgouzier ordonna que Ulrich Gallet, maistre de ses requestes, homme saige & discret, duquel en divers & contencieux affaires il avoyt esprouvé la vertus & bon advys allast devers Picrochole, pour luy remonstrer ce que par eulx avoit esté decreté. En celle heure partit le bonhomme Gallet, & passé le gué demanda au meusnier, de l’estat de Picrochole : lequel luy feist responce que ses gens ne luy avoient laissé ny coq ny geline & qu’ilz s’estoient enserrez en la roche Clermaud, & qu’il ne luy conseilloyt poinct de proceder oultre de peur du guet, car leur fureur estoit enorme. Ce que facilement il creut, & pour celle nuict hebergea avecques le meusnier. Au lendemain matin, se transporta avecques la trompette à la porte du chasteau, & requist es guardes, qu’ilz le feissent parler au roy pour son profit. Les parolles annoncées au roy ne consentit aulcunement qu’on luy ouvrit la porte, mays se transporta sus le boulevard, & dit à l’embassadeur. Qui a il de nouveau ? que voulez vous dyre ? A doncques l’embassadeur propousa comme s’ensuyt.

La harangue faicte par Gallet à Picrochole. xxxxx Chap. xxix.

Vignette 107
Vignette 107
Lus iuste cause de douleur naistre ne peut entre les humains que si du lieu dont par droicture esperoient grace & benevolence, ilz recepvent ennuy & dommaige. Et non sans cause (combien que sans raison) plusieurs venuz en tel accident, ont ceste indignité moins estimé tolerable, que leur vie propre, & en cas que par force ny aultre engin ne l’ont peu corriger, se sont eulx mesmes privez de ceste lumière. Doncques merveille n’est si le roy Grandgouzier mon maistre est à ta furieuse & hostile venue saisy de grand desplaisir & perturbé en son entendement, merveille seroit si ne l’avoient esmeu les excès incomparables, qui en ses terres, & subiectz ont esté par toy, et tes gens commis, es quelz n’a esté obmis nul exemple d’inhumanité. Ce que luy est tant grief de soy par la cordiale affection, de laquelle a chery ses subiectz, que à mortel homme plus estre ne sçauroit, toutesfoys sus l’estimation humaine plus grief luy est, en tant que par toy, et les tiens ont esté ces griefz, et tords faictz. Qui de toute memoyre et ancienneté aviez toy & tes pères une amitié avecques luy, & tous ces ancestres conceue, laquelle iusques à present comme sacrée ensemble aviez inviolablement maintenue, guardée, & entretenue, si bien que non luy seullement, ny les siens, mais les nations Barbares, Poictevins, Bretons, Manseaux, et ceulx qui habitent oultre les isles de Canarre, & Isabella, ont estimé aussi facile demollir le firmament, & les abysmes eriger au dessus des nues, que desemparer vostre alliance : & tant le ont dedoubtée en leurs entreprinses, que n’ont iamais ouzé provoquer, irriter, ny endommaiger l’un par craincte de l’aultre. Plus y a. Ceste sacrée amytié tant a emply ce ciel, que peu de gens sont auiourd’huy habitans par tout le continent & isles de l’Ocean, qui ne ayent ambitieusement aspiré estre receuz en icelle à pactes par vous mesmes conditionnez : autant estimant vostre confederation que leurs propres terres, & dommaines. En sorte que de toute memoyre n’a esté prince ny ligue tant esserée, ou superbe qui ait ouzé courir sus, ie ne dys pas vos terres, mais celles de vos confederez. Et si par conseil precipité, ont encontre eulx attempté quelque cas de nouvelleté, le nom & tiltre de vostre alliance entendu, ont soubdain desisté de leurs entreprinses. Quelle furie doncques vous esmeut maintenant, toute alliance brisée, toute amytié conculquée, tout droit trespassé, envahir hostilement ses terres, sans en rien avoir esté par luy ny les siens endommaigé, irrité, ny provoqué ? Où est foy ? où est loy ? où est raison ? où est humanité, où est crainte de dieu ? Cuyde tu ces oultraiges estre recellées es espritz eternelz, & au dieu souverain, qui est iuste retributeur de vos entreprinses ? Si le cuyde, tu te trompe, car toutes choses viendront à son iugement. Sont ce fatales destinées, ou influences des astres qui voulent mettre fin à tes ayzes & repous ? Ainsi ont toutes choses leur fin & periode. Et quand elles sont venues à leur poinct supellatif, elles sont en bas ruinées, car elles ne peuvent longtemps en tel estat demourer : c’est la fin de ceulx qui leurs fortunes & prosperitez ne peuvent par raison & temperance moderer. Mais si ainsi estoit phée, & deust ores ton heur & repos prendre fin, failloit il que ce feust en incommodant à mon roy : celluy par lequel tu estoys estably ? Si ta maison debvoit ruiner, failloit il qu’en sa ruyne elle tombast suz les atres de celluy qui l’avoyt aornée ? La chose est tant hors les mettes de raison, tant abhorrente de sens commun, que à pene peut elle estre par humain entendement conceue : & tant demourera non creable entre les estrangiers, iusques à ce que l’effect asseuré & tesmoigné leur donne à entendre, que rien n’est ny sainct, ny sacré à ceulx qui se sont emancipez de dieu & raison, pour suyvre leurs affections perverses. Si quelque tort eust esté par nous faict en tes subiectz, & dommaiges, si par nous eust esté porté faveur à tes mal vouluz, si en tes affaires ne te eussions secouru, si par nous ton nom et honneur eut esté blessé : Ou pour mieulx dyre, si l’esperit calumniateur tentant à mal te tyrer eust par fallaces espèces, & phantasmes ludificatoyres mys en ton entendement, que envers toy eussions faict chose non digne de nostre ancienne amytié, Tu debvoys premier te enquerir de la verité, puis nous en admonester. Et nous eussions tant à ton gré satisfaict, que eusse occasion de toy contenter. Mais (o dieu eternel) quelle est ton entreprinse ? Vouldroys tu comme tyrant perfide piller ainsi, & dissiper le royaulme de mon maistre ? Le as tu esprouvé tant ignave, & stupide, qu’il ne voulust : ou tant destitué de gens, d’argent, de conseil, & d’art militaire, qu’il peust resister à tes iniques assaulx ? Depars d’icy presentement, & demain pour tout le iour soye retiré en tes terres, sans par le chemin faire aulcun tumulte ny force. Et paye mille bezans d’or pour les dommaiges que tu as faict en ces terres. La moytié payera demain, l’aultre moytié payeras es Ides de May prochainement venant : nous delaissant ce pendent pour houstaige les Ducs de Tournemoule, de Basdefesses, & de Menuail, ensemble le prince de Gratelles, & le viconte de Morpiaille.

Comment Grandgouzier pour achapter paix feist rendre les fouaces. xxxxx Chap. xxx

Vignette 111
Vignette 111
Tant se teut le bonhomme Gallet, mays Picrochole à tous ses propos ne respondit aultre chose, si non Venez les querir : venez les querir. Ils ont belle couille & molle. Ilz vous brayeront de la fouace. Adoncques s’en retourne vers Grandgousier, lequel trouva à genoux, teste nue, encline en un petit coing de son cabinet, pryant dieu, qu’ilz vouzist amollir la cholère de Picrochole, & le mettre au poinct de raison, sans y proceder par force. Quand veit le bon homme de retour il luy demanda. Ha mon amy, mon amy, quelles nouvelles m’apportez vo’? Il n’y a, dist Gallet, ordre, cest homme est du tout hors du sens, & delaissé de dieu. Voyre mays dist Grandgousier, mon amy quelle cause pretend il de cest excès ? Il ne me a, dist Gallet, cause quelconques exposé. Sy non qu’il m’a dict en cholère quelques motz de fouaces. Ie ne sçay si l’on auroyt poinct faict d’oultrage à ses fouaciers, Ie le vieulx, dist Grandgousier, bien entendre davant qu’aultre chose deliberer sur ce que seroyt de fayre. Allors manda sçavoir de cest affayre, & trouva pour vray qu’on avoyt prins par force quelques fouaces de ses gens, & que Marquet avoyt eu un coup de tribard sus la teste. Toutesfoys que le tout avoyt esté bien payé, & que ledict Marquet avoyt premier blessé Forgier de son fouet par les iambes. Et sembla à tout son conseil que en toute force il se doibvoyt defendre. Ce non obstant, dist Grandgouzier. Puys qu’il n’est question que de quelques fouaces, ie assayeray le contenter, car il me desplaist par trop de lever guerre. Adoncques s’enquesta combien on avoyt prins de fouaces et entendent quatre ou cinq douzaines, commenda qu’on en feist cinq charretées en icelle nuyct, & que l’une feust de fouaces faictes à beau beuure, beaux moyeux d’eufz, beau saffran, & belles espices pour estre distribuée à Marquet, & que pour ses interestz, il luy donnoyt sept cens mille Philippus pour payer les barbiers qui l’auroient pensé, & d’abondant luy donnoyt la mestayrie de la Pomardière à perpetuité franche pour luy & les siens. Pour le tout conduyre & passer fut envoyé Gallet. Lequel par le chemin, feist cuillir près de la saulloye force grands rameaux de cannes & rouzeaux & en feist armer autour leurs charrettes, & chascun des chartiers, & luy mesmes en tint un en sa main : par ce voulant donner à congnoistre qu’ilz ne demandoient que la paix, & qu’ilz venoyent pour l’achapter.

Eulx venuz à la porte requirent parler à Picrochole de par Grandgousier. Picrochole ne voulut oncques les laisser entrer, ny aller à eulx parler, & leur manda qu’il estoyt empesché, mays qu’ilz dissent ce qu’ilz vouldroient au capitaine Toucquedillon lequel affeustoyt quelque pièce sus les murailles. Adoncq luy dict le bon homme. Seigneur pour vous rescinder toute ance de debat & houster toute excuse que ne retournez en nostre première alliance, nous vous rendons presentement les fouaces, dont est la controverse. Cinq douzaines en prindrent nos gens : elles furent tresbien payeez, nous aymons tant la paix que nous en rendons cinq charrettes : desquelles ceste icy sera pour Marquet, qui plus se plainct. Dadventaige pour le contenter entierement, voy là sept cens mille Philippus que ie luy livre, & pour l’interest qu’il pourroyt prendre, ie luy cède la mestayrie de la Pomardière, à perpetuité pour luy & les siens, possedable en franc alloy. Voyez cy le contract de la transaction. Et pour dieu vivons dorenavant en paix, & vous retirez en vos terres ioyeusement, cedant vostre place icy, en laquelle n’avez droict quelconques, comme bien le confessez Et amys comme par avant. Toucquedillon raconta le tout à Picrochole, & de plus en plus envenima son couraige luy disant : Ces rustres ont belle peur. Par dieu Grangouzier se conchie, le pouvre beuveur, ce n’est pas son cas d’aller en guerre, mais ouy bien de vuider les flascons. Ie suis d’opinion que retenons ces fouaces & l’argent, et au reste nous hastons de remparer icy pour suivre nostre fortune. Mais pensent ilz pas bien avoir affaire à une duppe, de vous paistre de ces fouaces ? Voilà que c’est, le bon traitement & la grande familiarité que leurs avez par cy davant tenue, vous ont rendu envers eulx contemptible. Oignez villain, il vous poindra. Poignez villain, il vous oindra. Cza/ cza, cza dist Picrochole, sainct Iacques ilz en auront, faictez ainsi qu’avez dict. D’une chose, dist Toucquedillon, vous vieulx ie advertir. Nous sommes icy assez mal avitaillez : & pourveuz maigrement des harnoys de gueule. Si Grangouzier nous mettoit siège, dès à present m’en irois faire arracher les dens toutes, seulement que troys me restassent, autant à vos gens comme à moy, avec icelles nous n’avangerons que trop à manger nos munitions. Nous dist Picrochole, n’aurons que trop mangeailles. Sommes nous icy pour manger, ou pour batailler ? Pour batailler vrayement dist Toucquedillon. Mais de la panse vient la dance. Et où faim règne : force exule. Tant iazer : dist Picrochole. Saisissez ce qu’ilz ont amené. Adoncques prindrent argent & fouaces & beufz & charrettes. Et les renvoyèrent sans mot dire, si non que plus n’aprochassent de se près pour la cause qu’on leur diroit demain. Ainsi sans rien faire retournèrent devers Grandgouzier, & luy contèrent le tout : adioustans qu’il n’estoyt aulcun espoir, de les tyrer à paix, si non à vive & forte guerre.


Comment certains gouverneurs de Picrochole par conseil precipité le mirent on dernier peril. xxxxx Chap. xxvi.

Vignette 115
Vignette 115
Es fouaces destroussées comparurent davant Picrochole, les duc de Menuail, comte Spadassin, et capitaine Merdaille, et luy dirent, Sire auiourd’huy nous vous rendons le plus heureux & plus chevalureux prince qui oncques feut depuis la mort de Alexandre Macedon. Le moyen en est tel, vous laisserez icy quelque capitaine en garnison avec petite bande de gens, pour garder la place, laquelle nous semble assez forte : tant par nature, que par les rampars faicts à votre invention. Vostre armée partirez en deux, comme trop mieulx l’entendez. L’une partie yra ruer sur ce Grandgozier, et ses gens. Par icelle sera de prime abordée facillement deconfit. Là recouvrerez argent à tas. L’aultre partie en ce pendent tirera vers Onys, Sanctonge, Angomoys, & gascoigne : ensemble Perigot, Medoc, & Elanes. Sans resistence prendront villes, chasteaulx, & forteresses. A Bayonne, à saint Iehan de Luc, à Fontarabie saysirez toutes les naufz, & coustoyant vers Gallice, & Portugal, pillerez tous les lieux maritimes, iusques à Ulisbone, ou aurez renfort de tout equipage requis à un conquerent. Par le corbieu Hespaigne se rendra, car ce ne sont que madourrez. Passerez par l’estroict de Sybille, & là erigerez deux colunnes plus magnificques que celles de Hercules, à perpetuelle memoire de vostre nom. Et sera nommé cestuy destroict la mer Picocholine. Passée la mer Picrocholine, voicy Barberousse qui se rend vostre esclave.

Ie (dist Picrochole) le prandray à mercy. Voyre (dirent ilz) pourveu qu’il se face baptizer. Et oppugnerez les royaulmes de Tunix, de Hippes, hardiment toute Barbarie. En passant oultre retiendrez en vostre main Maiorque, Sardaine, Corsicque, & aultres isles de la mer Ligusticque & Baleare. Coustoyant à gausche, dominerez toute la gaule Narbonicque, Provence, & Allobroges, Genes, Florence, Lucques, & à dieu seas Rome. Le pouvre monsieur du pape meurt desià de peur. (Par ma foy dist Picrochole, ie ne luy baiseray sa pantoufle) Prinze Italie voylà Naples, Calabre, Apoulle et Sicile toutes à sac. Et Malthe avecq. Ie vouldrois bien que les plaisans chevaliers iadicts Rhodiens vous resistassent, pour veoir de leur urine. Ie iroys (dist Picrochole) voluntiers à Laurette. Rien, rien, dirent ilz, ce sera au retour. De là prendrons Candie, Cypre, Rhodes, & les isles Cyclades. Et donnerons sus la Morée. Nous la tenons. Sainct Treignan dieu gard Hierusalem. Car le Soubdan n’est pas comparable à vostre puissance. Ie (dist il) feray doncques bastir le temple de Solomon. Non dirent ilz, encores. Attendez un peu : ne soyez iamais tant soubdain à vos entreprises. Sçavez vous que disoit Octavien Auguste ? Festina lente. Il vous convient premierement avoir l’Asie minour, Carie, Lycie, Pamphilie, Cilicie, Lydie, Phrygie, Mysie, Betune, Charazie, Satalie, Samagari, Castamena, Luga, Savasta : iusques à Euphrastes. Voyrons nous, dist Picrochole, Babylone, & le mont Sinay ? Il n’est, dirent ilz, ià besoing pour ceste heure. N’est ce pas assez tracassé de avoir oultre passé les monts Caspiens, avoir transfreté la mer Hircane, & chevauché les deux Armenies, & les troys Arabies ? Par ma foy, dist il, nous sommes affolez ? Ha pauvres gens (Quoy ? dirent ilz) Que boyrons nous par ces desers ? Nous dirent ilz, avons ià donné ordre à tout. Par la mer Siriace vous avez neuf mille quatorze grands naufz chargées des meilleurs vins du monde, elles arrivèrent à Iaphes. Là se sont trouvez vingt & deux cent mille chameaux, & seize cens Elephans, lesquelz avez prins à une chasse environ Sigeilmes, lors que entrastes en Lybie : & dabondant eustes toute la Caravane de la Mecha. Ne vous fournirent ilz pas de vin à suffisance ? Voyre mays, dist il, nous ne beumez poinct frais. Ha, dirent ilz, par la vertus non pas d’un petit poisson un preux, un conquerent, un pretendent & aspirant à l’empire univers, ne peut pas tousiours avoir ses aizes. Dieu soit loué que estez venu vous et voz gens saufz & entiers iusques au fleuve du Tigre. Mais dist il, que faict ce pendent la part de nostre armée qui desconfit ce villain humeux Grandgousier ? Ilz ne chomment pas dirent ilz, nous les rencontrerons tantost. Ilz vous ont pris Bretaigne, Normandie, Flandres, Haynault, Barband, Artoys, Hollande, Selande, ilz ont passé le Rhein par sus le ventre des Sueves & Lanquenetz, & part d’entre eulx ont dompté Luxembourg : Louraine, la Champaigne, Savoye, iusques à Lyon, auquel lieu ont trouvé des garnizons retournans des conquestes navales de la mer Mediterranée. Et se sont reassemblez en Bohème, après avoir mys à sac Soueve, Witemberg, Bavières, Austriche, Moravie & Stirie. Puis ont donné fierement ensemble sus Lubek, Norvverge, Svveden, Richz, Dace, Gotthic, Eugroneland, les Estrelins, iusques à la Mer Glaciale. Et ce faict conquestèrent les Isles Orchades, & subiuguèrent Escosse, Angleterre, & Irlande. De là navigans par la Mer fabuleuse, & par les Sarmates, ont vaincu & dominé Prussie, Polonie, Lithuanie, Russe, Valache, la Transsylvane, & Hongrie, Bulgarie, Turquie, & sont à Constantinople. Allons nous, dist Picrochole, rendre à eulx, le plus toust. Car ie veulx estre aussi empereur de Trebizonde. Ne tuerons nous pas tous ces chiens Turcs & Mahumetistes ? Que diable, dirent ilz, ferons nous doncques ? Et donnerez leurs biens & terres, à ceulx qui vo’auront servy honnestement. La raison, dist il, le veult. C’est equité. Ie vous donne la Carmaigne, Surie, & toute Palestine. Ha, dirent ilz, Cyre, c’est du bien de vous : grand mercy. Dieu vous face bien prosperer. Là present estoit un vieux gentil homme esprové en divers hazars, & vray routier de guerre, nommé Echephron, lequel oyant ces propous dist. Iay grand peur que toute ceste entreprinse sera semblable à la farce du pot au laict, duquel un cordouannier se faisoit riche par resverie : puis le pot cassé n’eust de quoy disner. Que pretendez vous par ces belles conquestes ? Quelle sera la fin de tant de travaulx & traverses ? Ce sera, dist Picrochole, que repouserons à noz aises. Dont dit Echephron, & si par cas jamais n’en retournez ? Car le voyage est long & perilleux. Ne vault il pas mieulx que dès maintenant nous repousons, sans nous mettre en ces hazars ? O dist Spadassin, par dieu voicy un bon resveux, mais allons nous cacher au coing de la cheminée : & là passons avec les dames nostre temps, à enfiller des perles, ou à filler comme Sardanapalus. Qui ne se adventure n’a cheval ny mule. Ce dist Salomon. Qui trop (dist Echephron) se adventure perd cheval & mulle. Respondit Malcon. Baste, dist Picrochole, passons oultre. Ie ne crains que ces diables de legions de Grandgouzier. Cependent que nous sommes en Mesopotamie, s’ilz no’donnoient sus la queue quel remède ? Tresbons, dist Merdaille, une belle petite commission, laquelle vo’envoirez ès Moscovites, vous mettra en champ, pour un moment cinquante mille combatans d’eslite. O si vous me faictes vostre lieutenant, ie renye la chair, la mort, & le sang. Ie tueroys un pigne pour un mercier. Ie mors, ie rue, ie frape, ie tue. Suz, suz, dist Picrochole, qu’on depesche tout : & qui me ayme si me suyve.


Comment Gargantua laissa la ville de Paris pour secourir son pays & comment Gymnaste rencontra les ennemis. xxxxx Chap. xxxii.

Vignette 121
Vignette 121
N ceste mesme heure Gargantua qui estoit yssu de Paris soubdain les lettres de son père leues : sus sa grand iument s’en venant avoit ià passé le pont de la nonnain, luy Ponocrates, Gymnaste & Eudemon, lesquelz pour le suyvre avoient prins checvaulx de poste, le reste de son train, venoit à iustes iournées, amenent tous ses livres & instrument philosophicque. Luy arrivé à Parillé, feut adverty par le mestayer de Gouguet, comment Picrochole s’estoit ramparé à la Rocheclermaud, & avoit envoyé le capitaine Tripet, avec grosse armée, assaillir le boys de Vède, & Vaugaudry, & qu’ilz avoient couru la poulle, iusques au pressouer Billard, & que c’estoit chose estrange et difficile à croyre des excès qu’ilz faisoient par le pays. Tant qu’il luy feit peur, & ne sçavoit pas bien que dire ny que faire. Mais Ponocrates luy conseilla qu’ilz se transportassent vers le seigneur de la Vauguyon, qui de tous temps avoit esté leur amy & confederé, & par luy seroient mieulx advisez de tous affaires, ce qu’ilz feirent incontinent, & le trouvèrent en bonne deliberation de leur secourir & feut de opinion qu’il envoyroit quelqu’un de ses gens pour descouvrir le pays & sçavoir en quel estat estoient les ennemys, affin de y proceder par conseil prins selon la forme de l’heure presente. Gymnaste leur offrit d’y aller, mais il feut conclud, que pour le meilleur il menast avecques soy quelqu’un qui congnoistroit les voyes & destorses, & les rivières de l’entour. Adoncques partirent luy & Prelinguand escuyer de Vauguyion, & sans effroy espièrent de tous coustés. Cependent Gargantua se refraischit, & repeut quelque peu avecques ses gens, & feist donner à sa iument ung picotin d’avoyne, c’estoient soixante & quatorze muys. Gymnaste & son compaignon tant chevauchèrent qu’ilz rencontrèrent les ennemys tous espars et mal en ordre, pillans & desrobans tout ce qu’ilz povoient : et de tant loing qu’ilz l’aperceurent accoururent sus luy à la foulle pour le destrousser : adonc il leur cria, messieurs ie suis pauvre diable, ie vous requiers qu’ayez de moy mercy. Iay encourez quelque teston, nous le boyrons, & ce cheval icy sera vendu pour payer ma bien venue : cela faict retenez moy des vostres, car iamais homme ne sceut mieulx prendre larder, roustir, & aprester, voyre par dieu demembrer, et gourmender poulle que moy qui suis icy, & pour mon proficiat ie boy à tous bons compaignons. Lors descouvrir sa ferrière, & sans mettre le nez dedans, beuvoit assez honestement. Les marroufles le regardoient ouvrans la gueule d’ung grand pied, et tirans les langues comme levriers en attente de boyre après : mais Trpiet le capitaine sus ce poinct accourut veoir que c’estoit. Adoncq Gymnaste luy offrit la bouteille, disant. Tenez capitaine, beuvez en hardument, ien ay faict l’essay, c’est vin de la Faye moniau. Quoy, dist Tripet, ce gautier icy se guabèle de no’. Qui es tu ? Ie suis (dist Gymnaste) pauvre diable. Ha, dist tripet, puis que tu es pauvre diable, c’est raison que passez oultre, car tout pauvre diable passe par tout sans péage ny gabelle. Mais ce n’est de coustume que pauvres diables soient si bien montez : pourtant monsieur le diable descendez, que ie aye le roussin, & si bien il ne me porte, vous maistre diable me porterez. Car iayme fort qu’un diable tel m’emporte.

Comment Gymnaste soupplement tua le capitaine Tripet, et aultres gens de Picrochole. xxxxx Chap. xxxiii.

Vignette 124
Vignette 124
Es motz entenduz, aulcuns d’entre eulx commencèrent avoir frayeur, et se seignoient de toutes mains, pensans que ce feust un diable desguisé, & quelqu’un d’entre eulx nommé Bon Ioan, tyra les heures de sa braguette & crya assez hault, Agios ho theos. Si tu es de dieu sy parle, sy tu es de l’aultre sy t’en va. Et pas ne s’en alloit, ce que entendirent plusieurs de la bande, et se departoient de la compaignie. Le tout notant & considerant Gymnaste. Pourtant dist semblant descendre de cheval, et quand feut pendent du cousté du montouer feist soupplement le tour de l’estrivière, son espée bastarde au cousté, & par dessoubz passé se lancza en l’air, & se tint des deux piedz sus la scelle le cul tourné vers la teste du cheval. Puis dist. Mon cas va au rebours. Adoncq en tel poinct qu’il estoit feist la guambade sus un pied, tournant à senestre, & ne faillit oncq de rencontrer sa propre assiete sans en rien varier. Dont dist Tripet, Ie ne feray pas cestuy là pour ceste heure, & pour cause. Bien dist Gymnaste, iay failly, ie vois defaire cestuy sault : lors par grande force & agilité feist en tournant à dextre la gambade comme d’avant. Ce faict mist le poulce de la dextre sus l’arczon de la scelle, & leva tout le corps en l’air, se soustenent tout le corps sus le muscle, et nerf dudict poulce : & ainsi se tourna troys foys, à la quatriesme se renversant tout le corps sans à rien toucher se guinda entre les deux aureilles du cheval, osudant tout le corps en l’air sus le poulce de la senestre : & en cest estat feist le tour du moulinet puys frapant du plat de la main dextre sus le meillieu de la scelle se donna tel branle qu’il se assist sus la crope, comme font les damoiselles. Ce faict tout à l’aise passe la iambe droicte par sus la scelle, & se mist en estat de chevaicheur, sus la crope. Mais dist il, mieulx vault que ie me mette entre les arsons : adoncq se appoyant sus les poulces des deux mains à la crope davant soy, se renversa cul sus teste en l’air, & se trouva entre les arsons en bon maintien, puys d’un sobresault se leva tout le corps en l’air, et ainsi se tint piedz ioinctz entre les arsons, & là tournoya plus de cent tours les bras estenduz en croix, & crioyt ce faisant à haulte voix. Ienraige diables ienraige, ienraige, tenez moy diables tenez moy tenez. Tandis qu’ainsi voltigeoyt, les marrouffles en grand esbahissement disoient l’un à l’aultre. Par la mer dé c’est un lutin, ou un diable ainsi desguisé. Ab hoste maligno libera nos domine : & s’en fuyoient à la route regardans darrière soy, comme un chien qui emporte un plumail. Lors Gymnaste voyant son adventaige descend de cheval : & desguaine son espée, & à grands coups chargea sus les plus huppez, et les ruoyt à grands monceaulx blessez, navrez, & meurtriz, sans que nul luy resistast, pensans que ce fust un diable affamé, tant par les merveilleux voltigenens qu’il avoyt faict que par les propous que luy avoit tenu Tripet, en l’appellant pauvre diable. Si non que Tripet en trahison voulut luy voulut fendre la cerveille de son espée lancquenette, mais il estoit bien armé, & de cestuy coup ne sentit que le chargement, & soubdain se tournant, lancea un estoc volant au dict Tripet & ce pendent que icelluy se couvroit en hault luy tailla d’un coup l’estomach le colon & la moytié du foye. Dont tomba par terre, & tombant rendit plus de quatre potées de souppes, & l’ame meslée parmy les souppes. Ce faict Gymnaste se retyre considerant que les cas de hazart iamais ne fault poursuyvre iusque à leur perdiode : & qu’il convient à tous chevaliers reverentement traicter leur bonne fortune, sans la molester ny gehainer. Et montant sus son cheval luy donne des esprons tyrant droict son chemin vers la Vauguyon & Prelinguand avecques luy.

Comment Gargantua demolliyt le chasteau du Gué de Vède, et comment ilz passèrent le Gué. xxxxx Chap. xxxiiij.

Vignette 127
Vignette 127
Enu que fut raconta l’estat auquel il avoit trouvé les ennemys & du Stratagème qu’il avoit faict, luy seul contre toute leur caterve affirmant que ilz n’estoient que maraulx, pilleurs & brigans, ignorans de toute discipline militaire, & que hardiment ilz se mirent en voye, car il leur seroit tresfacile de les assomer comme bestes. Adoncques monta Gargantua sus sa grande iument, acompaigné comme d’avant avons dict. Et trouvant en son chemin un hault & grand Alne, (lequel communement on nommoyt l’arbre de sainct Martin, pour ce qu’ainsi estoit creu ung bourdon que iadis sainct Martin y planta) dist. Voicy ce qu’il me failloyt. cest arbre me servira de bourdon & de lance. Et l’arrachit facilement terre & en housta les rameaux, & le para pour son plaisir. Cependent sa iument pissa pour se lascher le ventre : mais ce fut en telle abondance : qu’elle en feist sept lieues de deluge, & deriva tout le pissat au gué de Vède & tant s’enfla devers le fil de l’eau, que toute ceste bande des ennemys furent en grand horreur noyez, exceptez aulcuns qui avoient prins le chemin vers les cousteaulx à gauche : Gargantua venu à l’endroit du boys de Vède fut advisé par Eudemon que dedans le chasteau estoyt quelque reste des ennemys, pour laquelle chose sçavoir Gargantua s’escrya tant qu’il peut. Estez vous là, ou n’y estez pas ? Si vous y estez, n’y soyez plus : si n’y estez : ie n’ay que dire. Mais un ribaud canonnier qui estoyt au machicoulys, luy tyra un coup de canon, & le attainct par la temple dextre furieusement : toutesfoys ne luy feist pour ce mal en plus que s’il luy eust getté une prune. Qu’est ce là ? dist Gargantua, nous gettez vous icy des grains de raizins ? La vendange vo’coustera cher. Pensant de vray que le boulet feust un grain de raizin. Ceulx qui estoient dedans le chasteau amusez à la pille entendant le bruyt coururent aux tours, & forteresses, & luy tirèrent plus de neuf mille vingt & cinq coups de faulconneaux, & arquebuses, visans tous à sa teste : & si menu tiroyent contre luy, qu’il s’escrya. Ponocrates mon amy ces mouches icy me aveuglent, baillez moy quelque rameau de ses saulles pour les chasser. Pensant des plombées & pierres d’artillerye que feussent mousches bovines. Ponocrates l’advisa que ce n’estoient aultres mousches que les coups d’artillerye que l’on tiroyt du chasteau. Alors chocqua de son grand arbre contre le chasteau, & à grans coups abastit & tours, & forteresses, & ruyna tout par terre. Par ce moien feurent tous rompuz, & mys en pièces ceulx qui estoient en icelluy. De là partans arrivèrent au port du molin, & trouvèrent tout le gué couvert de corps mors, en telle foulle qu’ilz avoient enguorgé le cours du molin. Et c’estoient ceulx qui estoient peritz au deluge urinal de la iument. Là feurent en pensement comment ilz pourroient passer, veu l’empeschement de ces cadavres. Mais Gymnaste dist. Si les diables y ont passé, ie y passeray fort bien. Les diables (dist Eudemon) y ont passé pour en emporter les ames damnées : sainct Treignan (dist Ponocrates) par doncques consequence necessaire il y passera. Voyre voyre, dist Gymnaste, ou ie demoureray en chemin. et donnant des esperons à son cheval passa franchement oultre, sans que iamais son cheval eust fraieur des corps mors. Car il l’avoit acoustumé (selon la doctrine de Aelian) à ne craindre poinct les armes, ny corps mors. Non en tuant les gens, comme Diogenes tuoyt les Thraces, & Ulysses mettoyt les corps de ses ennemys au pied de ses cheveaulx, ainsi que raconte Homere : mais en luy mettant un phantosme par my son fain, & le faisant ordinairement passer sus icelluy quand il luy bailloyt son avoyne. Les troys aultres le suyvirent sans faillir, excepté Eudemon, du quel le cheval enfoncea le pied droict iusques au genoil dedans la panse d’ung gros & gras villain, qui estoit noyé l’envers, & ne le povoyt tirer hors : ainsi demouroit empestré, iusques à ce que Gargantua du bout de son baston enfondra le reste des tripes du villain en l’eau ce pendent que le cheval levoit le pied. Et (que est chose merveilleuse en Hippiatrie) feut ledict cheval guery d’un furot qu’il avoit en icelluy pied, par l’attouchement des boyaux de ce gros marroufle.

Comment Gargantua soy peignant faisoit tomber de ses cheveulx les boulletz de artillerye. xxxxx Cap. xxxv.

Vignette 130
Vignette 130
Ssuz de la rive de Vède peu de temps après abourdèrent au chasteau de Grandgouzier, qui les attendoyt en grand desir desir. A sa venue ilz le festoyèrent à tour de bras, car iamais on ne veit gens plus ioyeux. Car Supplementum Supplementi Chronicorum, dict qe Gargamelle y mourut de ioye, ie n’en sçay rien de ma part, & bien peu me soucye ny d’elle ny d’aultre femme que soyt. a verité feut que Gargantua se refraischissant d’habillemens, & se testonnant de son peigne (qui estoit grand de sept cannes, tout apoincté de grandes dens de Elephans toutes entières) faisoit tomber à chascun coup plus de sept balles de bouletz qui luy estoient demourez entre les cheveulx à la demolition du boys de Vède. Ce que voyant Grandgouzier son père, pensoit que ce feussent pous, & luy dist. Dea mon filz no’as tu aporté iusques icy des esparviers de Montagu ? Ie n’entendoys pas que là tu feisses residence. Adonc Ponocrates respondit. Seigneur ne pensez pas que ie l’aye mis au colliège de pouillerie qu’on nomme Montagu, mieulx le eusse voulu mettre entre les guenaux de sainct Innocent, pour l’enorme cruaulté & villenye que ie y ay congneu. Car trop mieulx sont traictez les forcez entre les Maures & Tartares, les meurtriers en la tour criminelle, voyre certes les chiens en vostre maison, que ne sont ces malautruz on dict colliège. Et si iestoys roy de Paris, le diable m’emport si ie ne mettoys le feu dedans & faisoys brusler & principal & regens, qui endurent veoir cette inhumanité davant leurs yeulx. Lors levant un de ces boulletz dist, ce sont coups de canon que na guyères a repceu vostre filz Gargantua passant davant le gué de Vède par la Trahison de vos ennemys. Mais ilz en eurent telle recompense, qu’ilz sont tous perilz en la ruine du chasteau : comme les Philistins par l’engin de Sanson, & ceulx que opprima la tour de Siloé, desquelz est escript Luce viii. Iceulx ie suys advis que nous poursuyvons ce pendant que l’heur est pour nous. Car l’occasion a tous ses cheveulx au front, quand elle est oultrepassée, vo’en la povez revocquer, elle est chauve par le darrière de la teste, & iamais plus ne se retourne. Vrayement, dist Grandgoouzier, ce ne sera pas à ceste heure, car ie veulx vous festoyer pour ce soir, et soyez les tresbien venuz. Ce dict on apresta le soupper & de surcroist feurent roustiz seze beufz, troys genisses, trente & deux veaux, soixante & troys chevreaux moissonniers quatre vingtz quinze moutons, troys cens gourretz de laict à beau moust, unze vingt perdrys, sept cens becasses, quatre cens chappons de Loudunoys & Cornouaille, six mille poulletz & autant de pigeons, six cens gualinottes, quatorze cens levraulx, troys cens & troys hostardes, & mille sept cens hutaudeaux. De venaison l’on ne peut tant soubdain recouvrir, fors unze sangliers, qu’envoya l’abbé de Turpenay, & dix & huyt bestes fauves que donna que donna le seigneur de Grandmond : en semble deux vings faisans qu’envoya le seigneur des Essars, & quelques douzaines de Ramiers, de oizeaux de rivière, de Tercelles, Buors, Courtes, Pluviers, ravans, Tyransons, Tadournes, Pochecuillières, Pouacres, Hegronneaux, Foulques, Aigrettes, Ciguongnes, Cannes petières, & renfort de potages. Sans poinct de faulte il y avoit vivres à suffizance & feurent aprestez honestement par Frippesaulce, Hochepot & Pilleverius cuisiniers de Grandgouzier. Ianot Micquel & Verrenet apprestèrent fort bien à boire.

Comment Gargantua mangea en sallade six pelerins. xxxxx Chap. xxxvi.

Vignette 133
Vignette 133
E propous requiert, que racontons ce qu’advint à six pelerins qui venoient de sainct Sebastian près de Nantes, & pour soy herberger celle nuyct de peur des ennemys s’estoyt mussez on iardin dessus les poyzars entre les choux & lectues. Gargantua se trouva quelque peu alteré & demanda si l’on pourroit trouver de lectues pour faire une sallade. Et entendent qu’il y en avoit des plus belles & grandes du pays, car elles estoient grandes comme pruniers ou noyers : y voulut aller luy mesmes & en emporta en sa main ce que bon luy sembla, ensemble emporta les six pelerins, lesquelz avoient si grand peur, qu’ilz ne ousoient ny parler ny tousser. Les lavant doncques premierement en la fontaine, les pelerins disoient en voix basse l’un à l’aultre. Qu’est y de faire ? nous nayons icy entre ces lectues, parlerons nous ? mais si nous parlons, il nous tuera comme espies. Et comme ils deliberoient ainsi, Gargantua les mit avecques ses lectues dedans un plat de la maison, grand comme la tonne de Citeaux & avecques d’huille, de vinaigre & de sel, les mangeoyt pour soy refraishir davant souper, & avoit ià engoullé cinq des prisonniers, les sixiesme estoit dedans le plat caché soubz une lactues, excepté son bourdon qui apparoissoit au dessus. Lequel voyant Grangouzier dist à Gargantua. Ie croy que c’est là une corne de limasson, ne le mengez poinct. Pourquoy ? dist Gargantua. Ilz sont bons tout ce moys. Ettyrant le bourdon ensemble leva le pelerin & le mangeoyt tresbien. Puis beut un horrible traict de vin pineau, & attendirent que l’on apprestat souper. Les pelerins ainsi devorez se retirèrent hors les meulles de ses dentz le mieulx que faire peurent, & pensoient qu’on les eust mys en quelque basse fousse des prisons. Et lors que Gargantua beut le grand traict, cydèrent noyer en sa bouche, et le torrent du vin presque les emporta on gouffre de son estomach, toutesfoys saultans avecq leurs bourdons comme font les micquelotz se mirent en franchise l’orée des dentz. Mais par malheur l’un d’eulx tastant avecques son bourdon le pays à sçavoir s’ils estoient en seureté, frappa rudement en la faulte d’une dentz creuze, & ferut le nerf de la mandibule, dont feit tresforte douleur à Gargantua & commencza à crier de rage qu’il enduroit. Pour doncques le soulaiger du mal feist aporter son cure dentz, & sortant vers le noyer grollier vous denigea bien messieurs les pelerins. Car il atrapoit l’un par les iambes, l’aultre par les espaules, l’aultre par la bezace, l’aultre par la foillouze, l’aultre par l’escharpe, & le pouvre hayre qui l’avoit feru du bourdon le accrochea par la braguette. Toutesfoys ce luy feut un grand heur, car il luy percea une bosse chancreuze, qui le martyrizoit depuis le temps qu’ilz eurent passé Ancenys. Ainsi les pelerins denigez s’en fuyrent à travers la plante le beau trot, et appaisa la douleur. En laquelle heure fut appellé par Eudemon pour soupper car tout estoit prest. Ie m’en voys doncques (dist il) pisser mon malheur. Lors pissa si copieusement, que l’urine trancha le chempin aux pelerins, & furent contrainctz passer la grande boyre. Passans de là par l’orée de la touche en plain chemin, tombèrent tous excepté Fournillier, en une trape qu’on avoit faict pour prendre les loups à la trainnée. Dont eschappèrent moyenant l’industrie dudict Fournillier, qui rompit tous les lacz & cordaiges. De là issus pour le reste de ceste nuyct couchèrent une loge près le Coudray. Et là feurent reconfrotez de leur malheur par les bonnes parolles d’un de leur compaignie nommé, Lasdaller, lequel leur remonstra que leur adventure avoyt esté predicte par David ps. Cum exurgerent homines in nos, forte vivos deglutissent nos, quand nous feumes mangés en salade au grain du sel. Cum irascetur furor eorum in nos, forsitan aqua absorbuisset nos, quand il beut le grand traict. Torrentem pertransivit anima nostra, quand nous passasmes la grande boyre, fortitant pertransisset anima nostra aquam intolerabile, de son urine, dont il nous tailla le chemin. Benedictus dominus qui non dedit nos in captionem dentibus eorum. Anima nostra sicut passer erepta est de laques venantum, quand nous tombasmes en la trape. Laqueus contritus est , par Fournillier, & nos liberati sumus. Adiutorium nostrum été.

Comment le Moyne feut festoyé par Gargantua, & des beaulx propous qu’il tint en souppant. xxxxx Chap. xxxvij.

Vignette 137
Vignette 137
Uand Gargantua feut à table et la première poncte des morceaux feut bauffrée, Grandgouzier commencea raconter la source & la cause de la guerre meue entre luy & Picrochole, & vint au poinct de narrer comment frère Iean des entommeures avoit triumphé à la defence du clous de l’abbaye, & le loua au dessus des prouesses de Camille, Scipion, Pompée, Cesar, & Themistocles. Adoncques requit Gargantua que sus l’heure feust envoyé querir, affin qu’avecques luy on consultast de ce qu’esttoit à faire. Par leur vouloir l’alla querir son maistre d’hostel et l’admena ioyeusement avecques son baston de croix sus la mulle de Grandgouzier. Quand il feut venu, mille charesses, mille embrassemens, mille bons iours feurent donnez. Hes frère Iean mon mon amy. Frère Iean mon grand cousin, frère Iean de par le diable. La collée, mon amy. À moy la brassée. Cza couillon que ie te esrène de force de t’acoller. Et frère Iean de rigoller, iamais homme ne feut tant courtoys ny gracieux. Cza cza, dist Gargantua, une escabelle icy auprès de moy, à ce bout. Ie le veulx bien (dist le moyne) puis qu’ainsi vo’plaist. Page de l’eau : boute mon enfant boute, elle me refraischira le faye, Baille icy que ie me guargarize. Desposita cappa, dist Gymnaste, houstons ce froc. Ho par dieu (dist le Moyne) mon gentil homme, il y a un chapitre in statutis ordinis : au quel ne plairoit la cas. Bren (dist Gymnaste) bren, pour vostre chapitre. Ce froc vous rompt les deux espaules. Mettez bas. Mon amy (dist le Moyne) laisse le moy, car par dieu ie n’en boy que mieulx. Il me faict le corps tout ioyeulx. Si ie le laisse, messieurs, les pages en feront des iarretières : comme il me feut faict une fois à Coulaines. Dadventaige ie n’en auray nul appetit. Mais si en cest habit ie m’assys à table, ie boiray par dieu & à toy, & à ton cheval. Et de hayt. Dieu guard de mal la compaignie. Ie avioys souppé. Mais pour ne mangeray ie poinct moins. Car iay un estomach pavé, creux comme la botte sainct Benoist : tousiours ouvert comme la gibessière d’un advocat. De tous poissons fors que la tanche, prenez l’aelle de la Perdrys. Cette cuisse de Levrault est bonne pour les goutteux. A propous truelle, pourquoy est ce que les cuisses d’une damoizelle sont tousiours fraisches ? Ce problème (dist Gargantua) n’est ny en Aristote, ny en Alex. Aphrodise, ny en Plutarque. C’est (dist le Moyne) Pour troys causes, par lesquelles un lieu est naturellement refraischy. Primo, pour ce que l’eau court tout du long. Secundo, pour ce que c’est un lieu umbrageux, obscur, & tenebreux, on quel iamais le Soleil ne luist. Et tiercement pour ce qu’il est continuellement esventé des ventz du trou, de bize, de chemise : & dabondant de la braguette. Et dehayt. Page à la humerye. Crac, crac, crac, Que Dieu est bon, qui nous donne ce bon piot. Iadvoue dieu, si ie eusse esté on temps de Iesuchrist, ieusses bien enguardé que les Iuifz ne l’eussent prins au Iardin de Olivet. Ensemble le diable me faille : si ieusse failly de coupper les iarretz à messieurs les Apostres qui fuyrent tant laschement après qu’ilz eurent bien souppé, & laissèrent leur bon maistre au besoing. Ie hay plus que poizon un homme qui fuyt quand il faut iouer des cousteaulx. Hon que ie ne suys roy de France pour quatre vingtz ou cent ans. Par dieu ie mettray en chien courtault les fuyars de Pavye. Leur fiebvre cartaine. Pourquoy ne mouroient ilz là, plus tost que laisser leur bonprince en ceste necessité ? N’est il pas meilleur & plus honorable mourir vertueusement bataillant, que vivre fuyant villainement ? Nous ne mangerons guères d’oysons ceste année. Ha mon amy, baille de ce cochon. Diavol, il n’y a plus de moust. Germinavit radix Iesse. Ie renye ma vie ie meurs de soif. Ce vin n’est pas des pires. Quel vin beuviez vous à Paris ? Ie me donne au diable, si ie n’y tins plus de six moys pour un temps maison ouverte à tous venens. Congnoissiez vous frère Claude de sainct Denys ? Quel bon compaignon c’est ? Mais quelle mousche l’a picqué ? Il ne faict rien que estudier depuis ie ne sçay quand. Ie n’estudie poinct de ma part. En notre Abbaye nous ne estudions iamais, de peur des auripeaux. Nostre feu abbé disoit, que c’est chose monstreuse veoir un moyne sçavant. Par dieu monsieur mon amy magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes. Vous ne veisciez oncques tant lievres comme il y en a ceste année. Ie n’ay peu recouvrir ny Aultour, ny Tiercelet de lieu du monde. Monsieur de la Bellonière me avoyt promis un Lanier, mais il m’escripvit na guères qu’il estoit devenu patays. Les perdrys nous mangeront les aureilles mesouan. Ie ne prends poinct de plaisir à la tonnelle. Car ie y morfonds. Si ie ne cours, si ie ne tracasse, ie ne suis poinct à mon aize. Vray est que saultant les hayes & buissons, mon froc y laisse du poil. Iay recouvert un gentil levrier. Ie me donne au diable s’il luy eschappe lievre. Un lacquays le menoit à monsieur de Maulevrier : ie le destroussay : feys ie mal ? Nenny frère Iean (dist Gymnaste) nenny de par tous les diables nenny. Ainsi (dist le Moyne) à ces diables : ce pendent qu’ilz durent. Vertus dieu qu’en eust faict ce boyteux ? Le cor dieu il prent plus de plaisir quand on luy faict present d’un bon couble de beufz. Comment (dist Ponocrates) vous iurez frère Iean ? Ce n’est (dist le Moyne) que pour orner mon langaige. Ce sont couleurs de rhetorique Ciceroniane.

Pourquoy les Moynes sont refuyz du monde, & pourquoy les uns ont le nez plus grand que les aultres. xxxxx Chap. xxxviij.

Vignette 141
Vignette 141
Oy de christian (dist Eudemon) ie entre en grande resverie considerant l’honesteté de ce moyne. Car il nous esbaudist icy tous. Et comment doncques est, qu’on rechasse les moynes de toutes bonnes compaignies ? les appellans Troublefestes, comme abeilles chassent les freslons d’entour leurs rousches. Ignavum fucos pecus (dict Maro) a presepibus arcent. À quoy respondit Gargantua. Il n’y rien si vray que le froc, & la cagoule tire à soy les opprobes, iniures, & maledictions du monde, tout ainsi comme le vent dict Cecias attire les nues. La raison peremptoyre est : par ce qu’ilz mangent la merde du monde, c’est à dire, les pechez. Et comme machemerdes l’on les reiecte en leurs retraicts : ce sont leurs conventz & abbayes, separez de conversation politicque, comme sont les retraictz d’une maison. Mays si entendez pourquoy un cinge en une famille est tousiours mocqué & herselé : vo’entendrez pourquoy les moynes sont de tous refuyz, & des vieulx & des ieunes. Le cinge ne guarde poinct la maison, comme un chien : il ne tire pas l’aroy, comme le beuf, il ne produict ny laict, ny laine, comme le cheval. Ce qu’il faict est tout conchier & degaster, qui est la cause pourquoy de tous repceoyt mocqueries & bastonnades. Semblablement un moyne (ientends de ces ocyeux moynes) ne laboure, comme le paisant : ne garde le pays, comme l’homme de guerre : ne guerit les malades, comme le medicin : ne presche ny endoctrine le monde, comme le bon docteur evangelicque & pedagoge : ne porte les commoditez et choses necessaires à la republicque, comme le marchant. Ce est la cause pourquoy de tous sont huez, et abhorrys. Voyre mais (dist Grangouzier) ilz prient dieu pour nous. Rien moins (dit Gargantua). Vray est qu’ilz molestent tout leur voisinage à force de trinqueballer leurs cloches. (Voyre dist le Moyne, une messe, une matines, une vespres bien sonneez, sont à demy dictes) Ilz marmonnent grand renfort de legendes & pseaulmes nullement par eulx entenduz. Ilz content force patenostres entrelardées de longs Avemariaz, sans y penser ny entendre. Et ce ie appelle mocquedieu non oraison. Mais ainsi leurs ayde dieu s’ilz prient pour nous, et non par peur de perdre leurs miches et souppes graces. Tous vrays Christians, de tous estatz en tous lieux en tous temps prient dieu, & l’esperit prie & interpelle pour iceulx : & dieu les prent en grace. Maintenant tel n’est nostre bon frère Iean. Pourtant chascun le soubhayte en sa compaignie. Il n’est poinct bigot, il n’est poinct dessiré, il est honneste, ioyeux, deliberé, bon compaignon. Il travaille, il labeure, il defend les opprimez, il conforte les affligez, il subvient es souffreteux, il garde le clous de l’abbaye. Ie foys (dist le moyne) bien dadventaige. Car en despeschant noz matines & anniversaires on cueur, ensemble ie fois des chordes d’arbaleste, ie polys des matraz & guarrotz, ie foys des retz & des poches à prendre les connins. Iamais ie ne suis oisif. Mais or cza à boyre, boyre cza. Aporte le fruict. Ce sont chastaignes du boys d’Estrocz. Avecques bon vin nouveau, voy vo’là composeur de petz. Vous n’estiez encores ceans amoustillez ? Par dieu ie boy à tous guez, comme un cheval de promoteur. Gymnaste luy dist. Frère Iean houstez ceste rouppie que vous pend au nez. Ha ha (dist le Moyne) seroys ie en dangier de noyer ? veu que ie suis en l’eau iusques au nez. Non, non. Quare ? Quia elle en sort bien, mais poinct n’y entre. Car il est bien antidoté de pampre. Ô mon amy, qui auroit bottes d’hyver de tel cuyr : hardiment pourroit il pescher aux huytres. Car iamais ne prendroient eau. Pourquoy (dist Gargantua) est ce que frère Iean a si beau nez ? Par ce (respondit Grandgouzier) que ainsi dieu l’a voulu : lequel nous faict en telle forme & telle fin scelon son divin arbitre, que faitc un potier ses vaisseaulx. Par ce (dist Ponocrates) qu’il feut des premiers à la foyre des nez. Il print des plus beaulx & plus grands. Trut avant (dist le Moyne) scelon vraye Philosophie monasticque par ce que ma nourrice avoit les tetins moletz, en l’alaictant mon nez y enfondroit comme en beurre, & là s’enlevoit & croissoit comme la paste dedans la met. Les durs tetins des nourrices font les enfans camuz. Mais guay, guay, ad formam nasi cognoscite ad te leavi. Ie ne mange iamais de confictures. Page à la humerie. Item rousties.

Comment le Moyne feist dormir Gargantua, & de ses heures et breviare. xxxxx Chap. xxxix.

Vignette 145
Vignette 145
E souper achevé consultèrent sus l’affaire instant & feut conclud que environ la minuict ilz sortiroient à l’escarmouche pour sçavoir quel guet & diligence faisoient leurs ennemys. En ce pendent qu’ilz se reposeroient quelque peu, pour estre plus frays. Mais Gargantua ne povoyt dormir en quelque faczon qu’il se mist. Dont luy dist le Moyne. Ie ne dors iamais bien à mon aise, si non quand ie suis au sermon, ou quand ie prie dieu. Ie vous supply commenczons vous & moy les sept psaulmes pourveoir, si tantoust ne serez endormy. L’invention pleut tresbien à Gargantua. Et commenceant le premier pseaulme sus le poinct de Beati quorum, s’endormirent & l’un & l’aultre. Mais le Moyne ne faillit oncques à s’esveiller avant la minuyct, tant il estoit habitué à l’heure des matines claustrales. Luy esveillé tous les aultres esveilla, chantant à pleine voix la chanson. Ho Regnault reveille toy veille, o Regnault reveille toy. Quand tous furent esveillez, il dist. Messieurs l’on dict, que matines commencent par tousser, & souper par boyre. Faisons au rebours, commenczons maintenant noz matines, par boyre, & de soir à l’entrée de souper nous tousserons à qui mieulx mieulx. Dont dist Gargantua. Boyre si toust après le dormir ? Ce n’est pas vescu en diète de medicine. Il se fault premier escurer l’estomach des superfluitez & excremens. C’est (dist le Moyne) bien mediciné. Cent diables me saultent au corps s’il n’y a plus de vieulx hyvroignes, qu’il n’y a de vieulx medicins. Rendez tant que vouldrez voz cures, ie m’en voys après mon tyrouer. Quel tyrouer (dist Gargantua) entendez vous ? Mon breviare, dist le Moyne. Car tout ainsi que les faulconniers davant que paistre leurs oyseaulx les font tyrer quelque pied de poulle, pour leurs purger le cerveau des phlegmes, & pour les mettre en appetit, ainsi prenant ce ioyeux petit breviare au matin, ie m’escure tout le poulmon, & voy me là prest à boyre. A quel usaige (dist Gargantua) dictez vous ces belles heures ? A l’usaige (dist le Moyne) de Fecan, à troys psaulmes & troys leczons, ou rien du tout qui ne veult. Iamais ie ne me assubiectoys à heures. Les heures sont faictez pour l’homme, & non l’homme pour les heures. Pourtant ie foys des miennes à guise d’estrivières, ie les acourcys ou allonge quand bon me semble. Brevis oratio penetrat celos, longa potatio evacuat scyphos. Où est escript cela ? Par ma foy (dist Ponocrates), ie ne sçay, mon petit couillault, mais tu vaulx trop. En cela (dist le Moyne) ie vous ressemble. Mais Venite apotemus. L’on apresta carbonnades à force & belles souppes de primes, & beut le Moyne à son plaisir. Aulcuns luy tindrent compaignie, les aultres s’en deportèrent. Après chascun commencea soy armer & accoustrer. Et armèrent le Moyne contre son vouloir, car il ne vouloit aultres armes que son froc davant son estomach, & le baston de la croix en son poing. Toutesfoys à leur plaisir feut armé de pied en cap, & monté sus ung bon coursier du royaulme, & ung gros braquemart au cousté. Ensemble Gargantua, Ponocrates, Gymnaste, Endemon, & vingt & cinq des plus adventureux de la mayson de Grandgouzier, tous armez à l’adventaige la lance au poing montez comme sainct George : chascun ayant un Harquebouzier en crope.

Comment le Moyne donne couraige à ses compaignons, et comment il pendit à une arbre. xxxxx Chap. xl.

Vignette 148
Vignette 148
R s’en vont les nobles champions à leurs adventures, bien deliberez d’entendre quelle rencontre fauldra poursuyvre, & de quoy se fauldra contregarder, quand viendra la iournée de la grande & horrible bataille. Et le Moyne leur donne couraige, disant. Enfans n’ayez ny peur ny doubte. Ie vous conduyray seurement. Dieu & sainct benoist soient avecques nous. Si iavoys la force de mesmes le couraige, par la mort dieu ie vous les plumeroys comme un canart. Ie ne crains rien fors l’artillerie. Toutesfoys ie sçay quelque oraison, que m’a baillé le soubsecretain de nostre abbaye, laquelle guarantit la personne de toutes bouches à feu. Mais elle ne me profitera de rien, Car ie n’y adiouste poinct de foy. Toutesfoys mon baston de croix fera diables. Par dieu, qui fera la cane de vo’aultres, ie me donne au diable si ie ne le foys moyne en mon lieu, & l’enchevestre de mon froc. Il porte medicine à couhardise de gens. Avez point ouy parler du levrier de monsieur de Meurles, qui ne valoit rien pour les champs, il luy mist un froc au col, par le corps dieu il n’eschappoit ny lievre ny regnard davant luy. Et que plus est : couvrir toutes les chiennes du pays, qui au paravant estoit esrené, & de frigidis & maleficiatis. Le Moyne disant ces parolles en cholère passa soubz un noyer tyrant vers la saullaye, & emprocha la visière de son heaulme à la roupte d’une grosse branche du noyer. Ce non obstant donna fierement des esprons à son cheval, lequel estoit chastouilleur à la poincte, en manière que le cheval bondit en avant, & le Moyne voulant deffaire la visière du croc, lasche la bride, & de la main se pend aux branches : ce pendent que le cheval se desrobe dessoubz luy. Par ce moyen demoura le Moyne pendant au noyer, & criant à l’aide & au meurtre, protestant aussi de trahison. Endemon premier l’aperceut, & apellant Gargantua dist. Sire venez & voyez Absalon pendu. Gargantua venu consydera la contenance du moyne : & la forme dont il pendoit, & dist à Endemon. Vous avez mal encontré le comparant à Absalon. Car Absalon se pendit par les cheveux, mais le moyne ras de teste s’est pendu par les aureilles. Aydez moy (dist le moyne) de par le diable. N’est il pas bien temps de iazer ? Vous me semblez les prescheurs decretalistes, qui disent que quiconques verra son prochain en dangier de mort, il le doibt sus peine d’excommunication trisulce plus toust admonester de soy confesser & mettre en estat de grace, que de luy ayder. Quand doncques ie les verray tombez en la rivière, & prestz d’estre noyez, en lieu de les aller querir & bailler la main, ie leur feray un beau & long sermon de contentu mundi, & fuga seculi. Et lors qu’ilz seront roides mors, ie les iray prescher. Ne bouge (dist Gymnaste) mon mignon ie te voys querir, car tu es gentil petit monachus. Monachus in claustro non valet ova duo, sed quando est extra bene valet triginta. Iay veu des penduz, plus de cinq cens, mais ie n’en veis oncques qui eust meilleur grace en pendilant, & si ie l’avoys aussi bonne ie vouldroys ainsi pendre toute ma vye. Aurez vous (dist le Moyne) tantost assez presché ? Aydez moy de par dieu, puis que de par l’aultre ne voulez. Par l’habit que ie porte vous en repentirez tempore & loco prelibatis. Allors descendit Gymnaste de son cheval, & montant au noyer souleva le moyne par les goussetz d’une main, & de l’aultre deffist la visière du croc de l’arbre, & ainsi le laissa tomber en terre, & soy après. Descendu que feut le moyne se deffist de tout son arnoys, et getta l’une pièce après l’aultre parmy le champ. Et reprenant son baston de croix remonta sus son cheval, lequel Endemon avoit retenu à la fuyte. Ainsi s’en vont ioyeusement tenans le chemin de la saullaye.

Comment l’escarmouche de Picrochole feut rencontrée par Gargantua. Et comment le Moyne tua le capitaine Tyravant, & puis fut prisonnier entre les ennemys. xxxxx Chap. xli.

Vignette 8
Vignette 8
Icrochole à la relation de ceulx qui avoient evadé à la roupte lors que Tripet feut estripé fut esprins de grand courroux, oyant que les diables avoient couru suz ses gens. Et tint son conseil toute la nuyct, au quel Hastiveau & Toucquedillon decernèrent que sa puissance estoit telle qu’il pourroit defaire tous les diables d’enfer s’ilz y venoient. Ce que Picrochole ne croyoit pas du tout, aussy ne s’en defioyt il. Pourtant envoya soubz la conduicte du conte de Tyravant pour descouvrir le pays seize cens chevaliers tous montez sus chevaulx legiers en escharmousche, tous bien aspergez d’eau beniste, et chascun ayant pour leur signe une estolle en escharpe, à toutes adventures s’ilz rencontroient les diables, que par vertus tant de ceste eau Gringorienne que des estolles les feissent disparoir & esvanouyr. Iceulx coururent iusques près la Vauguyon, & la maladerye, mais oncques ne trouvèrent personne à qui parler, dont repassèrent par le dessus, & en la loge & tugure pastoral, près le Coudray trouvèrent les cinq pelerins. Lesquelz liez & baffouez emmenèrent, comme s’ilz feussent espies, non obstant les exclamations, adiurations, & requestes qu’ilz feissent. Descendus de là vers Seuillé, furent entenduz par Gargantua. Lequel dist à ses gens. Compainons il y a icy rencontre & sont en nombre : trop plus dix foys que nous, chocquerons nous sus eulx ? Que diable (dist le moyne) ferons nous doncq ? Estimez vous les hommes par nombre, & non par vertus & hardiesse ? Puis s’escria. Chocquons diables, chocquons. Ce que entendens les ennemys pensoient certainement que feussent vrays diables dont commencèrent fuyr à bride avallée, excepté Tyravant : lequel coucha la lance à l’arrest, & en ferut à toute oultrance le moyne au meillieu de la poictrine mais rencontrant le froc horrifique, rebouscha par le fer, comme si vo’frapiez d’une petite bougie contre une enclume. Adoncq le Moyne avecq son baston de croix luy donna entre col et collet sus l’os acromion si rudement qu’il l’estonna : & feit perdre tout sens & movement, & tomba es piedz du cheval. Et voyant l’estolle qu’il portoit en escharpe, dist à Gargantua. Ceulx cy ne sont que prebstres, ce n’est qu’un commancement de moyne, par sainct Iean ie suys moyne parfaict, ie vous en tueray comme de mousches. Puis le grand gualot courut après, tant qu’il atrapa les derniers & les abbastoyt comme seille frapant à tors & à travers. Gymnaste interrogua sus l’heure Gargantua, s’ilz les debvoient poursuyvre ? À quoy dist Gargantua. Nullement. Car scelon vraye discipline militaire, iamais ne fault mettre son ennemy au lieu de desespoir. Par ce que telle necessité luy multiplie la force, & acroist le couraige, qui ià estoit deiect & failly. Et n’y a meilleur remède de salut à gens estommiz & recreuz que de n’esperer salut aulcun. Quantes victoires ont estées tollues des mains des vaincqueurs par les vaincuz, quand ilz ne se sont contentez de raison : mais ont attempté du tout mettre à internition & destruire totalement leurs ennemys, sans en vouloir laisser un seul pour enporter les nouvelles ? Ouvrez touisours à voz ennemys toutes les portes & chemins, & plus tost leurs faictes un pont d’argent, affin de les renvoyer. Voyre mais (dist Gymnaste) ilz ont le Moyne. Ont ilz (dist Gargantua) le moyne ? Suz mon honneur, que ce sera à leur dommaige. Mais affin de survenir à tous azars, ne nous retirons pas encores, attendons icy en silence. Car ie pense ià assez congnoistre l’engin de noz ennemys, ils se guident par sort non par conseil. Iceulx ainsi attendens soubz les noiers, ce pendent le moyne poursuyvoit chocquant tous ceulx qu’il rencontroit sans de nully avoir mercy. Iusque à ce qu’il rencontra un chevalier qui portoit en crope un des pauvres pelerins. Et là le voulant mettre à sac s’escrya le pelerin. Ha monsieur le priour mon amy monsieur le priour saulvez moy ie vous en prie. Laquelle parolle entendue se retournèrent arrière les ennemys, & voyans que là n’estoit que le moyne, qui faisoit cest esclandre, le chargèrent de coups, comme on faict un asne de boys, mais de tout ne sentoit mesmement quand ilz frapoient sus son froc presque rien, tant il avoit la peau dure. Puys le baillèrent à garder à deux archiers, & tournans bride ne veirent personne contre eulx, dont existimèrent que Gargantua s’en estoit fuy avecques sa bande. Adoncques coururent vers les noyrettes tant roiddement qu’ilz peurent pour les rencontrer, & laissèrent là le moyne seul avecques deux archiers de guarde. Gargantua entendit le bruit & hennissement des chevaulx, & dist à ses gens. Compaignons, ientends le trac de noz ennemys, & ià en aperçoy aulcuns d’iceulx qui viennent contre no’à la foulle serrons nous icy, & tenons le chemin en bon ranc, par ce moyen nous les pourrons recepvoir à leur perte & à nostre honneur.

Comment le Moyne se deffit de ses gardes, & comment l’escharmousche de Picrochole feut deffaicte. xxxxx Chap. xlij.

Vignette 155
Vignette 155
E Moyne les voyant ainsy departir en desordre, coniectura qu’ilz alloient charger sus Gargantua & ses gens, & se contristoit merveilleusement de ce qu’il ne les povoit secourir. Puis advisa la contenance de ses deux archiers de guarde, lesquelz eussent voulentiers couru après la troupe pour y butiner quelque chose & tousiours regardoient vers la vallée en laquelle ilz descendoient. Dadventaige syllogisoit disant, ces gens icy sont bien mal exercez en faictz d’armes. Car oncques ne me ont demandé ma foy, & ne me ont ousté mon braquemart. Soubdain après tyra son dict braquemart, et en ferut l’archier qui le tenoit à dextre luy coupant entierement les venes iugulares, & artères sphagitides du col avecques le guargareon, iusques es deux adènes : & retirant le coup luy entre ouvrit le mouelle spinale entre la seconde & tierce vertèbre, là tomba l’archier tout mort. Et le moyne detournant son cheval à guauche courut sus l’aultre, lequel voyant son compaignon mort, & le moyne aventaigé sus soy, cryoit à haulte voix. Ha monsieur le priour mon bon amy monsieur le priour ie me rendz, monsieur le priour mon bon amy monsieur le priour. Et le Moyne cryoit de mesmes. Monsieur le posteriour mon amy, monsieur le posteriour, vous aurez suz vos postères. Ha (disoit l’archier) monsieur le priour, que dieu vous face abbé. Par l’habit (disoit le Moyne) que ie porte ie vo’feray icy cardinal, Rensonnez vo’les gens de religion ? Vous aurez un chapeau rouge à ceste heure de ma main. Et l’archier cryoit, Monsieur le priour, monsieur le priour, monsieur l’abbé futeur, monsieur le cardinal, monsieur le tout. Ha ha hes non. Monsieur le priour, mon bon petit seigneur le priour ie me rends à vous. Et ie te rends (dist le Moyne) à tous les diables. Lors d’un coup luy transchit la teste, luy coupant le test sus les os petreux & enlevant les deux os bregmatis & la comissure sagittale, avecques grande partie de l’os coronal, ce que faisant luy tranchit les deux meminges & ouvrit profondement les deux posterieurs ventricules du cerveau : & demoura le craine pendante sus les espaules à la peau du pericrane par darrière, en dorme d’un bonnet doctoral, noir par dessus, rouge par dedans. Ainsi tomba, roidde mort en terre. Ce faict, le Moyne donne des esprons à son cheval & poursuyt la voye que tenoient les ennemys, lesquelz avoient rencontrez Gargantua & ses compaignons au grand chemin. Et tant estoient diminuez en nombre pour l’enorme meurtre que y avoit faict Gargantua avecques son grand arbre, Gymnaste, Ponocrates, Endemon, et les aultres, qu’ilz commençoient soy retirer à diligence, tous effrayez & parturbez de sens & entendement, comme s’ilz veissent la propre espèce & forme de mort davant leurs yeulx. Et comme vous voyez un asne quand il a au cul un oestre iunonicque, ou une mousche qui le poinct, courir cza & là, sans voye ny chemin & gettant sa charge par terre, rompant son frain & renes, sans aulcunement respirer ny prandre repous, & ne sçayt on qui le meut, car l’on ne veoit rien qui le touche. Ainsi fuyoient ces gens de sens deprouveuz, sans sçavoir cause de fuyr, tant seulement les poursuyt une terreur Panice laquelle avoient conceue en leurs ames. Voyant le moyne que toute leur pensée n’estoit si non à guaigner au pied, descend de son cheval, & monte sus une grosse roche qui estoit sus le chemin, & avecques son grand bracquemart, frapoit sus ces fuyars à grand tour de braz sans se faindre ny espargner. Tant en tua & mist par terre, que son bracquemart rompit en deux pièces. Adoncques pensa en soy mesme que c’estoit assez massacré & tué, & que le reste doibvoit eschapper pour en porter les nouvelles. Pourtant saisit en son poing une hasche de ceulx qui là gisoient mors, & se retourna derechief sus la roche, passant temps à veoir fuyr les ennemys, & cullebuter entre les corps mors, excepté que à tous faisoit laisser leurs picques, espées, lances & hacquebutes, & ceulx qui portoient les pelerins liez, il les mettoit à pied & delivroit leurs chevaulx au dictz pelerins, les retenant avecques soy l’orée de la haye. Et Toucquedillon, lequel il retint prisonnier.

Comment le Moyne amena les pelerins & les bonnes paroles que leur dist Grandgouzier. xxxxx Chap. xliij.

Vignette 158
Vignette 158
Este escarmouche parachevée se retyra Gargantua avecques ses gens excepté le Moyne. Et sus la poincte du iour se rendirent à Grangouzier, lequel en son lict prioyt dieu pour leur salut & victoyre. Et les voyant tous saulz & entiers les embrasse de bon amour, & demanda nouvelles du moyne. Mais Gargantua luy respondit que sans doubte les ennemys avoient le moyne. Ils auront (dist Grandgouzier) doncques male encontre. Ce que avoyt esté bien vray. Pourtant encores est le proverbe en usaige, de laisser le Moyne à quelqu’un. Adoncques commenda qu’on aprestat tresbien à desieuner, pour les refraischir. Le tout apresté l’on appella Gargantua mais tant luy grevoit de ce que le moyne comparoit aulcunement, qu’il ne vouloit ny boyre, ny manger. Tout soubdain le Moyne arrive, & dès la porte de la basse court, s’escrya, vin frays, vin frays, Gymnaste mon amy. Gymnaste sortit, & veit que c’estoit frère Iean qui amenoit cinq pelerins, & Toucquedillon prisonnier, dont Gargantua sortit au davant & luy feirent le meilleur recueil que peurent, & le menèrent devant Grandgouzier, lequel l’interrogea de toute son adventure. Le moyne luy disoit tout : & comment on l’avoit prins, & comment il s’estoit deffaict des archiers, & la boucherie qu’il avoit faict par le chemin, & comment il avoit secous les pelerins, & amené le capitaine Toucquedillon. Puis se mirent à bancqueter ioyeusement tous ensemble. Ce pendent Grandgouzier interrogeoit les pelerins, de quel pays ils estoient, & dont ilz venoient, & où ilz alloient. Lasdaller pour tous respondit. Seigneur ie suys de sainct Genou en Berry, cestuy cy est de Paluau, cestuy cy est de Onzay, cestuy cy est de Aroy, & cestuy cy est de Villebrenin. Nous venons de sainct Sebastian près de Nantes, & nous en retournons par nous petites iournées. Voyre mais (dist Grandgouzier) qu’alliez vous faire à sainct Sebastian ? Nous allions (dist Lasdaller) luy offrir noz votes contre la peste. Ô (dist Grandgouzier) pauvres gens, estimez vous que la peste viengne de sainct Sebastian ? Ouy vrayment (respondit Lasdaller) noz prescheurs nous l’afferment. Ô (dist Grandgouzier) les faulx prophetes vo’annoncent telz abuz. Blasphement ilz en ceste faczon les iustes & sainctz de dieu, qu’ilz les font semblables aux diables, qui ne font que mal entre les humains. Comme Homere escript que la peste fut mise en l’oust des Gregoys par Apollo. Et comme les Poetes faignent un grand tas de Veioves & dieux malfaisans. Ainsi preschoit à Sinays un Caphart, que sainct Antoine mettoit le feu es iambes, & sainct Eutrope, faisoit les hydropicques, & saint Gildas les foulz, sainct Genou les gouttes. Mais ie le punyz en tel exemple quoy qu’il me appellast Hereticque, que depuys ce temps Caphart quiconques n’est ouzé entrer en mes terres. Et m’esbays si vostre roy les laisse prescher par son royaulme telz scandales. Car plus sont à punir, que ceulx qui par art magicque ou aultre engin auroient mys la peste par le pays. La peste ne tue que le corps mais ces predications diabolicques infectionnent les ames des pauvres & simples gens. Luy disant ces paroles entra le Moyne tout deliberé, & leurs demanda. Dont estez vous, vo’aultres pauvres hayres ? De sainct Genou, dirent ilz. Et comment (dist le Moyne) se porte l’abbé Tranchelyon, le bon beuveur. Et les moynes, quelle chière font ilz ? Le cor dieu ilz biscotent voz femmes ce pendent que estes en romivage. Hin hen (dist Lasdaller) ie n’ay pas peur de la mienne. Car qui la verra de iour, ne se rompera pas le coul pour l’aller visiter la nuyct. C’est (dist le moyne) bien rentré de picques. Elle pourroit estre aussi layde que Proserpine, elle aura par dieu la faccade puys qu’il y a moynes autour. Car un bon ouvrier met indifferemment toutes pièces en œuvre. Que iaye la verolle, en cas que ne les trouviez engroissées à vostre retour. Car seulement l’ombre du clochier d’une abbaye est feconde. C’est (dist Gargantua) comme l’eau du Nile en Égypte, si vous croyez Strabo, & Pline lib. vij. chap. iij. advisez que c’est de la miche, des habitz, & des corps. Lors (dist Grandgouzier) Allez vo’en pauvres gens au nom de dieu le createur, lequel vo’soyt en guide perpetuelle. Et dorenavant ne soyez faciles à ces otieux & inutiles voyages. Entretenez vos familles, travaillez chascun en sa vacation, instruez vos en enfans, & vivez comme vous enseigne le bon Apostre sainct Paoul. Ce faisans vous aurez la guarde de dieu, des anges, & des saincts avecques vo’, & n’y aura peste ny mal qui vous porte nuysance. Puys les mena Gargantua prendre leur refection en la salle : mais les pelerins ne faisoient que souspirer & dirent à Gargantua. Ô que heureux est le pays qui a pour seigneur ung tel homme. Nous sommes plus edifiez & instruictz en ces propous qu’il nous a tenu, qu’en tous les sermons que iamais nous feurent preschez en nostre ville. C’est (dist Gargantua) ce que dist Platon lib. v. de rep. que lors les republicques seroient heureuses, quand les roys philosopheroient, ou les philosophes regneroient. Puis leur feit emplir leurs bezaces de livres, & leurs bouteilles de vin, & à chascun donna cheval pour soy soulaiger au reste du chemin, & quelques carolus pour vivre.

Comment Grandgouzier traicta humainement Toucquedillon prisonnier. xxxxx Chap. xliiij.

Vignette 162
Vignette 162
Oucquedillon fut presenté à Grandgouzier, et interrogé par icelluy sus l’entreprinze & affayres de Picrochole, quelle fin il pretendoyt par cest tumultuaire vacarme. À quoy respondoyt, que sa fin & sa destinée estoyt de conquester tout le pays s’il povoyt, pour l’iniure faicte à ses fouaciers. C’est (dist Grandgouzier) trop entreprint, qui trop embrasse peu estrainct. Le temps n’est plus d’ainsi conquester les royaulmes avecques dommaige de son prochain frère christian, ceste imitation des anciens, Hercules, Alexandre, Hannibalz, Scipions, Cesars, & aultres telz est contraire à la profession de l’evangile. Par lequel nous est commandé, garder, saulver, regir, et administrer chascun ses pays et terres, non hostilement envahir les aultres. Et ce que les Sarrazins & Barbares iadys appelloient prouesses, maintenant no’appellons briguanderies, et mechansetez. Mieulx eust il faict soy contenir en sa maison royallement la gouvernant que insulter en la mienne, hostilement la pillant. Car par bien la gouverner l’eust augmentée, par me piller sera destruict. Allez vous en au nom de dieu suyvez bonne entreprinse remonstrez à vostre roy les erreurs que congnoistrez. Et iamais ne le conseillez ayant esgard à vostre profit particulier, car avecques le commun est aussy leur propre perdu. Quand est de vostre ranczon, ie vous la donne entierement, & veulx que vous soient renduez armes & cheval, ainsi fault il fayre entre voisins & anciens amis, veu que ceste nostre difference, n’est poinct guerre proprement. Comme Platon vouloit estre non guerre nommée, ains sedition quant les Grecz meuvoient armes les uns contre les aultres. Ce que si par male fortune advenoyt, il commende qu’on usa de toute modeste. Si guerre la nommez, elle n’est que superficiaire : elle n’entre poinct au profond cabinet de noz cueurs. Car nul de nous n’est oultraigé en son honneur : & n’est question en somme totale, que de rabiller quelque faulte commise par noz gens, ientends & vostres & nostres. Laquelle encore que congneussiez, vo’doiviez laisser couler oultre, car les personnages querelans estoient plus à contempner, que à ramentevoir, mesmement leurs satisfaisant scelon le grief, comme ie me suis offert. Dieu sera iuste estimateur de nostre different, lequel ie supply plus toust par mort me tollir de ceste vie, & mes biens de perir davant mes yeulx, que par moy ny les miens en rien soyt offence. Ces paroles achevées appella le Moyne, et davant tout luy demanda, frère Iean mon amy estez vous qui avez prins le capitaine Toucquedillon icy present ? Cire (dist le moyne) il est icy present, il a aage & discretion, iayme mieulx que le sachez par sa confession, que par ma parole. Adoncques dist Toucquedillon. Seigneur cest luy tablement qui m’a prins, & ie me rends son prisonnier franchement. L’avez vous (dist Grandgouzier au moyne) mis à ranczon ? Non, dist le moyne. De cela ie ne me soucie. Combien (dist Grandgouzier) vouldrez vo’de la prinse ? Rien rien (dist le moyne) cela ne me mène pas. Lors commenda Grandgouzier, que present Toucquedillon feussent contez au moyne soixante & deux milles saluz, pour ceste prinse. Ce que fut faict ce pendant qu’on feist la collation au dict Toucquedillon auquel demanda Grandgouzier s’il vouloit demourer avecques luy, ou si mieulx aymoit retourner à son roy ? Toucquedillon respondit, qu’il tiendroit le party lequel il luy conseilleroit. Doncques (dist Grandgouzier) retournez à vostre roy, et dieu soit avecques vous. Puis luy donna une belle espée de Vienne, avecq le fourreau d’or faict à belles vignettes d’orfeverye, & un collier d’or pesant sept marcz, garny de fines pierreries, à l’estimation de cent soixante mille ducatz, & dix mille escuz par present honorable. Après ces propous monta Toucquedillon sus son cheval. Gargantua pour sa seureté luy bailla trente hommes d’armes & six vingt archiers soubz la conduicte de Gymnaste, pour le mener iusques es portes de la Roche clermaud, si besoing estoit. Icelluy departy le moyne rendit à Grandgouzier, les soixante & deux mille salutz qu’ilz avoit repceu, disant. Cire ce n’est ores, que vo’doibvez faire telz dons, attendez la fin de ceste guerre, car l’on ne sçait quelz affaires pourroient survenir. Et guerre faicte sans bonne provision d’argent, n’a qu’un souspirail de vigueur. Les nerfz des batailles sont les pecunes. Doncques (dist Grandgouzier) à la fin ie vo’contenteray par honeste recompense, & tous ceulx qui me auront bien servy.

Comment Grandgouzier manda querir les legions, & comment Toucquedillon tua Hastiveau, puis feut tué par le commandement de Picrochole. xxxxx Chap. xlv.

Vignette 166
Vignette 166
N ces mesmes iours, ceulx de Bessé, du Marché vieulx, du bourg sainct Iacques, du Traineau, de Parillé, de rivière, des roches saint Paoul, du Vau breton, de Pantillé, du Brehemont, du pont de clam, de Cravant, de Grandmont, des Bourdes, de la ville au mère, de Segré, de Husse, de sainct Louant, de Panzoust, des Couldreaux, de Verron, de Coulaines, de Chosé, de Varenes, de Bourqueil, de l’Isle Bouchard, du Croulay, de Marsay, de Candé, de Montsoreau, & aultres lieux confinés envoièrent devers Grandgouzier ambassades, pour luy dire qu’ilz estoient advertis des tordz que luy faisoit Picrochole : & pour leur ancienne confederation, ilz luy offroient tout leur povoir tant de gens, que d’argent & aultres munitions de guerre. L’argent de tous montoit par les pactes qu’ilz luy envoyoient, six vingt quatorze millions d’or. Les gens estoient quinze mille hommes d’armes, trente & deux mille chevaulx legiers, quatre vingtz neuf mille harquebouziers, cent quarante mille adventuriers, unze mille deux cens canons, doubles canons, basilicz & spiroles. Pionniers quarante & sept mille, le tout souldoyé & avitaillé pour six moys. Lequel offre Gargantua ne refusa, ny accepta du tout. Mais grandement les remerciant, dist, qu’il composeroit ceste guerre par tel engin que besoigne seroit tant empescher de gens de bien. Seulement envoya que ameneroit en ordre les legions lesquelles entretenoit ordinairement en ses places de la Devinière, de Chavigny, de Gravot, & Quinquenays, montant en nombre douze cens hommes d’armes, trente & six mille homes de piedz, treize mille arquebouziers, quatre cens grosses pièces d’artillerye & vingt & deux mille Pionniers, tous par bandes, tant bien assorties de leurs thresoriers, de vivandiers, de Mareschaulx, de armuriers, & aultres gens necessaires au trac de bataille : tant bien instruictz en art militaire, tant bien armez, tant bien recoignoissans & suyvans leurs enseignes, tant soubdains à entendre & obeir à leurs capitaines, tant expediez à courir, tant fors à chocquer, tant prudens à l’adventure, que mieulx ressembloient une harmonie d’orgues & concordante d’orologe qu’une armée, ou gensdarmerie. Toucquedillon arrivé se presenta à Picrochole, & luy compta au long ce qu’il avoit & faict, & veu. À la fin conseilloit par fortes parolles qu’on feist apoinctement avecques Grandgouzier, lequel il avoit esprouvé le plus homme de bien du monde, adisoutant que ce n’estoit ny preu, ny raison molester ainsi ses voisins, desquelz iamais n’avoit eu que tout bien. Et au regard du principal : que iamais ne sortiroient de ceste entreprinse que à leur grand dommaige & malheur. Car la puissance de Picrochole n’estoit telle, que aisement ne les peust Grandgouzier mettre à sac. Il n’eut pas achevé ceste parolle, que Hastiveau dist tout hault : Bien malheureux est le prince qui est de telz gens servi, qui tant facilement sont corrompuz, comme ie congnoys Toucquedillon. Car ie voy son couraige tant changé que voulentiers se feust adioinct à noz ennemys pour contre nous batailler & no’trahir, s’ilz leussent voulu retenir : mais comme vertus est de tous tant amys que ennemys louée & estimée, aussi meschanceté est toute congneue & suspecte. Et pose que d’icelle les enemys se servent à leur profit si ont ilz tousiours les meschans & traistres en abhomination. À ces parolles Toucquedillon impatient tyra son espée, & en transpercza Hastiveau un peu au dessus de la mamelle guausche, dont mourut incontinent. Et tyrant son coup du corps, dist franchement. Ainsi perisse qui feaulx serviteurs blasmera. Picrochole soubdain entra en fureur, et voyant l’espée & fourreau tant diapré, dist. Te avoit on donné ce baston, pour en ma presence tuer malignement mon tant bon amy Hastiveau. Adoncques commenda à ses archiers qu’ilz le meissent en pièces. Ce que fut faict sus l’heure, tant cruellement que la chambre estoit toute pavée de sang. Puis feist honnorablement inhumer le corps de Hastiveau, & celluy de Toucquedillon getter par sus les murailles en la valée. Les nouvelles de ces oultraiges feurent sceues par toute l’armée, dont plusieurs commencèrent à murmurer contre Picrochole, tant que Grippeminauld luy dist. Seigneur ie ne scçay quelle yssue sera de ceste entreprinse. Ie voy voz gens peu confermé en leurs couraiges. Ilz considèrent que sommes icy mal pourveuz de vivres, & ià beaucoup diminuez en nombre, par deux ou troys yssues. Davantaige il vient grand renfort de gens à voz ennemys. Si nous sommes assiegez une foys, ie ne voy point comment ce ne soit à nostre ruyne totale. Bren, bren, dist Picrochole, vous semblez les anguilles de Melun. Vo’criez davant qu’on vous escorche. Laissez les seulement venir.

Comment Gargantua assaillit Picrochole dedans la Rocheclermaud & defist l’armée dudict Picrochole. xxxxx Chap. xlvi.

Vignette 170
Vignette 170
Argantua eut la charge totalle de l’armée, son père demoura en son fort. Et leur donnant couraige par bonnes parolles, promist grandz dons à ceulx qui feroient quelques prouesses. Puis guaignèrent le gué de Vède, & par basteaulx & pons legierement faictz passèrent oultre d’une traicte. Puis considerant l’assiete de la ville que estot en lieu hault & adventageux, delibera celle nuyct sus ce qu’estoit de faire. Mais Gymnaste luy dist Seigneur telle est la nature & complexion des Françoys, que ilz ne valent que à la première poincte. Lors ilz sont plus que diables. Mais s’ilz seiournent, ilz sont moins que femmes. Ie suys d’advis que à heure presente après que voz gens auront quelque peu respiré & repeu, faciez donner l’assault. L’advis feut trouvé bon. Adoncques produict toute son armée en plain camp, mettant les subsides du cousté de la montée. Le Moyne print avecques soy six enseignes de gens de pied, & deux cens hommes d’armes, & en grande diligence traversa le marays, & guaingna au dessus le puy iusques au grand chemin de Loudun. Ce pendant l’assault continuoit, les gens de Picrochole ne sçavoient si le meilleur estoit sortir hors & les recepvoir, ou bien guarder la ville sans bouger. Mais furieusement sortit avecques quelque bande d’homems d’armes de sa maison : et là feut receu & festoyé à grandz coups de canon que gresloient devers les cousteaux, dont les Gargantuistez se retirèrent au val, pour mieulx donner lieu à l’artillerye. Ceulx de la ville defendoient le mieulx que povoient mays les traictz passoient oultre par dessus sans nul ferir. Aulcuns de la bande saulvez de l’artillerie donnèrent fierement sus noz gens, mais peu profitèrent, car tous feurent repceuz entre les ordres, & là ruez par terre. Ce que voyans se vouloient retirer, mais ce pendent le Moyne avoit occupé le passaige. Par quoy se mirent en fuyte sans ordre ny maintien. Aulcuns vouloient leur donner la chasse, mais le Moyne les retint craignant que suyvant les fuyans perdissent leurs rancz, & que sus ce poinct ceulx de la ville chargeassent suz eulx. Puis attendant quelque espace, & nul ne comparant à l’encontre, envoya le duc Phrontiste pour admonester Gargantua à ce qu’il avanceast pour empescher la retraicte de Picrochole par celle porte. Ce que feist Gargantua en toute diligence & y envoya quatre legions de la compaignie de Sebaste, Mais si toust ne peurent gaigner le hault, qu’ilz ne rencontrassent en barbe Picrochole & ceulx qui avecques luy s’estoient espars. Lors chargèrent sus roiddement, toutesfois grandement feurent endommaigez par ceulx qui estoient sus les murs en coupz de traict & artillerie. Quoy voyant Gargantuaen grande puissance alla les secourir, & commencza son artilleie à hurter sus ce quartier de murailles, tant que toute la force de la ville y fut evocquée. Le moyne voyant celluy cousté lequel il tenot assiegé, denué de gens & guardez, magnanymement tyra vers le fort & tant feist qu’il monta sus, luy & aulcuns de ses gens pensant que plus de craincte & de frayeur donnent ceux qui surviennent à un conflict, que ceulx que lors à leur force combattent. Toutesfoys ne feist oncques effroy, iusques à ce que tous les siens eussent guaigné la muraille, excepté les deux cens hommes d’armes qu’il laissa hors pour les hazars. Puis s’escria horriblement & les siens ensemble, & sans resistance tuèrent les guardes d’icelle porte, & là ouvrirent es hommes d’armes & en toute fierté coururent ensemble vers la porte de l’Orient, où estoit le desarroy. Et par darrière renversèrent toute leur force, voyans les assiegez de tous coustez, & les Gargantuistes avoir guaigné la ville, se rendirent au Moyne à mercy. Le Moyne leurs feist rendre les bastons & armes : & tous retirer & resserrer par les esglises saisissant tous les bastons des croix, & commettant des gens es portes pour les garder de yssir. Puis ouvrant celle porte orientale sortit au secours de Gargantua. Mais Picrochole pensoit que le secours luy venoit de la ville, & par oultrecuydance se hazarda plus que devant : iusques à ce que Gargantua s’escrya. Frère Iean mon amy, frère Iean en bon heur soyez venu. Adoncques congnoissent Picrochole & ses gens que tout estoit desesperé, prindrent la fuyte en tous endroictz. Gargantua les poursuyvit iusques près Vaugoudry tuant & massacrant, puis sonna la retraicte.


Comment Picrochole fuiant feut surpris de males fortunes. & ce que feit Gargantua après la bataille. xxxxx Chap. xlvij.

Vignette 173
Vignette 173
Icrochole ainsi desesperé s’en fuyt vers l’Isle Bouchard, & au chemin de Rivière son cheval bruncha par terre. A quoy tant feut indigne que de son espée le tua en sa chole. Puis ne trouvant personne qui le remontast, voulut prendre un asne du molin qui là auprès estoit, mais les meuniers le meurtrirent tout de coups, & le destroussèrent de ses habillemens, & luy baillèrent pour soy couvrir une meschante sequenye. Ainsi s’en alla le pauvre cholericque, puis passant l’eau au port Huaux, & racontant ses males fortunes, fut advisé par une vieille lourpidon, que son royaulme luy seroit rendu, à la venue des Coquecigrues, depuis ne sçayt on qu’il est devenu. Toutesfoys l’on m’a dict qu’il est de present pauvre guaignedenier à Lyon cholère comme davant. Et tousiours se guemente à tous estrangiers de la venue des Coquecigrues, esperant certainement, scelon la prophetie de la vieille, estre à leur venue reintegré en son royaulme. Après leur retraicte Gargantua premierement recensa ses gens & trouva que peu d’iceulx estoient peryz en la bataille exceptez quelques gens de pied de la bande du capitaine Tolmère, & Ponocrates qui avoit un coup de harquebouze en son pourpoinct. Puis les feist refraischir chascun par sa bande & comanda es threzoriers que ce repas leur feust defrayé et payé, & que l’on ne feist oultraige quiconques en la ville, veu qu’elle estoit sienne, & que après leur repas ilz compareussent en la place davant le chasteau, & là seroient payez pour six moys. Ce que feut faict, puis feist convenir davant soy en ladicte place tous ceulx qui là restoient de la part de Picrochole, esquelz presens tous ses princes & capitaines parla comme s’ensuyt.

La concion que feist Gargantua es vaincus. xxxxx Chap. xlviij.

Vignette 175
Vignette 175
Oz pères, ayeulx, et ancestres de toute memoyre, ont esté de ce sens & ceste nature, que des batailles par eulx consommées ont pour signe memorial des triumphes & victoyres plus voulentiers erigé trophées & monumens es cueurs des vaincuz par grace, que es terres par eulx conquestée, par achitecture. Car plus estimoient la dive souvenance des humains acquise par liberalité, que la mute inscription des arcs, columnes, & pyramides subiectes es calamitez de l’air, & envie d’un chascun. Soubvenir assez vous peut de la mansuetude, dont ilz userent envers les Bretons à la iournée de sainct Aubin du Cormier : & à la demollition de Parthenay. Vous avez entendu, & entendent admirez le bon traictement qu’ilz feirent es Barbares de Spagnola, qui avoient pillé, depopulé, & saccaigé les fins maritimes de Olone & Thalmondoys. Tout ce ciel a esté remply des louanges & gratulations que vous mesmes & voz pères feistes lors que Alpharbal roy de Canarre non assovy de ses fortunes envahyt furieusement le pays de Onys exercent la pyraticque en toutes les isles Armoricques & regions confines. Il feut en iuste bataille navalle prins & vaincu de mon père, au quel dieu soit garde & protecteur. Mais quoy, on cas que les aultres roys & empereurs, voyre qui se font nommer Catholicques l’eussent miserablement traicté, durement emprisonné, & ranczonné extremement : il le traicta courtoisement, amiaamiablement le logea avecques soy en son palays, & par incroyable debonnaireté le renvoya en saufconduyt chargé de dons, chargé de graces, chargé de tous offices d’amitié. Qu’en est il advenu ? Luy retourné en ses terres feist assembler tous les princes & estatz de son royaulme, leur exposa l’humanité qu’il avoit en nous congneu, & les pria sur ce deliberer en faczon que le monde y eust exemple, comme avoit ià en no’de gratieuseté honeste, aussi en eulx de honesteté gratieuse. Là feut decerné par consentement unanime, que l’on offreroit entierement leurs terres, domaines & royaulme, à en faire scelon nostre arbitre. Alpharbal en propre personne soubdain retourna avecques huyt grandes naufz oneraires, menant non seulement les thresors de sa maison & ligne royalle, mais presque de tout le pays. Car soy embarquant pour faire voille au vent Westen Nordest : chascun à la foulle gettoit dedans icelles or, argent, bagues, ioyaux, espiceries, drogues & odeurs aromaticques. Papegays, Pelicans, Guenons, Hinettes, Genettes, Porczepicz. Poinct n’estoit filz de bonne mère reputé, qui dedans ne gettast ce que avoit de singulier. Arrivé que feut, vouloit aller baiser les piedz de mon dict père, le faict fut estimé indigne : & ne feut toléré, ains fut embrassé socialement : offrit les presens, ilz ne feurent repceuz, par trop estre excessifz : se donna mancipe & serf volentayre soy à la posterité, ce ne feut accepté, par ne sembler equitable : ceda par le decret des estatz ses terres & royaulme offrant la transaction & transport signé, scellé, & ratifié de tous ceulx qui faire le doibvoient, ce fut totalement refusé, & les contractz gettez au feu. La fin feut, que mon dict père commencza lamenter de pitié & pleurer copieusement, considerant le franc vouloir & simplicité des Canarriens : & par motz exquys & sentences congrues diminuoyt le bon tour qu’il leur avoit faict, disant ne leur avoir faict bien qui feust à l’estimation d’un bouton : & si rien d’honesteté leur avoit monstré, il estoit tenu de ce faire. Mais tant plus l’augmentoit Alpharbal. Quelle feut l’yssue ? En lieu que pour la ranczon prinse à toute extremité, eussions peu tyrannicquement exiger vingt foys cens mille escuz, & retenir pour houstagiers ses enfans aisnez. Ils se sont faictz tributaires perpetuelz, & obligez no’bailler par chascun an deux millions d’or affiné à vingt & quatre karatz. Ilz nous feurent l’année première icy payez : la seconde de franc vouloir en paièrent xxiij. cens mille escuz : la tierce xxvj cens mille : la quarte troys millions, & tant toutousiours croissent de leur bon gré, que serons contrainctz leurs inhiber de rien plus nous apporter. C’est la nature de gratuité. Car le temps qui toutes choses erode & diminue, augmente, & accroist mes biensfaictz, par ce qu’un bon tour liberalement faict à homme de raison, croist continuement par noble pensée & remembrance. Ne voulant doncques aulcunement degenerer de la debonnaireté hereditaire de mes parens, maintenant ie vous absouz & delivre, & vous rends francs & deliberez comme par avant. Dabondant serez à l’yssue des portes payes chascun pour troys moys, pour vo’pouvoir retirer en vo’maisons & familles, & vous conduiront en saulveté six cens hommes d’armes, & huyt mille hommes de pied soulz la conduicte de mons escuyer Alexandre, affin que par les paisans ne soyez oultraigé. Dieu soit avecques vous. Ie regrette de tout mon cueur que n’est icy Picrochole. Car ie luy eusse donné à entendre que sans mon vouloir, sans espoir de accroistre ny mon bien, ny mon nom, estoit faicte cette guerre. Mais puis qu’il est esperdu, & ne sçayt on où, ny comment est esvanouy, ie veulx que son royaulme demeure entier à son filz. Lequel par ce qu’ets trop bas d’aage (car il n’a encores que cinq ans accomplyz) sera gouverné & instruict par les anciens princes & gens sçavans du royaulme. Et par autant qu’un royaulme ainsi desolé, seroit facilement ruiné, si l’on ne refrenoyt la convoytise & avarice des administrateurs d’icelluy : ie ordonne & veulx que Ponocrates soyt sus tous ses gouverneurs entendent avecques autorité à ce requise, & assidu avecques l’enfant : iusques à ce qu’il le congnoistra idoine de povoir par soy regir & regner. Ie consydère que facilité trop enervée & dissolue de pardonner es malfaisans, leur est occasion de plus legierement de rechief mal faire, par ceste pernicieuse confiance de grace. Ie consydère que Moyse, le plus doulx homme qui de son temps feust sus la terre, aigrement punissoyt les mutins & seditieux au peuple de Israel. Ie consydère que Iules Cesar empereur tant debonnaire, que de luy dict Ciceron : que sa fortune rien plus souverain n’avoit, si non qu’il vouloit tousiours saulver, & pardonner à un chascun. Icelluy toutesfoys ce non obstant en certains endroictz punit rigoureusement les auteurs de rebellion. A ces exemples ie veulx que me livrez avant le departir : premierement ce beau Marquet, qui a esté source & cause première de ceste guerre par sa vaine oultrecuidance. Secondement ses compaignons fouaciers : que feurent negligez de corriger sa teste folle sus l’instant. Et finablement tous les conseillers, capitaines, officiers & domesticques de Picrochole : lesquelz le auroient incité, loué, ou conseillé de sortir ses limites pour ainsi no’inquieter.

Comment les victeurs Gargantuistes feurent recompensez après la bataille. xxxxx Chap. xlix.

Vignette 180
Vignette 180
Este concion faicte par Gargantua, feurent livrez les seditieux par luy requys : exceptez Spadassin, Merdaille, & Menuail : lesquelz estoient fuyz six heures davant la bataille : & deux fouaciers, lesquelz perirent en la iournée. Aultre mal ne leurs feist Gargantua : si non qu’il les ordonna pour tirer les presses à son imprimerie : laquelle il l’avoit nouvellement institué. Puis ceulx qui là estoient mors il feist honorablement inhumer en la vallée des Noiretes, & au camp de Bruslevieille. Les navrés il feist panser & traicter en son grand Nosocome. Après advisa es dommaiges faictz en la ville & habitans : & les feist rembourcer de tous leurs interestz à leur confession & serment. Et y feist bastir un fort chasteau : y commettant gens & guet pour à l’advenir mieulx soy defendre contre les soubdaines esmeutes. Au departir remercya gratieusement tous les souldars de ses legions : qui avoient esté à ceste defaicte, & les renvoya hyberner en leurs Nations & guarnisons. Exceptez aulcuns de la legion Decumane, lesquelz il avoit veu en la iournée faire quelques prouesses : & les capitaines des bandes, lesquelz il emmena avecques soy devers Grandgouzier. A la veue & venue d’yceulx le bon homme fut tant ioyeulx, que possible ne seroit le descripre. Adoncq leurs feist un festin le plus magnificque, le plus abundant & plus delicieux, que feust veu depuys le temps du roy Assuère. A l’issue de table il distribua à chascun d’yceulx tout le parement de son buffet qui estoit au poys de dixhuyt cens mille bezans d’or : en grands vases d’Antique, grands potz, grands bassins, grands tasses, couppes, potetz, candelabres, calathes, nacelles, violiers, & aultres telle vaisselle toute d’or massif : oultre la pierrerie, esmail & ouvraige, qui par l’estime de tous excedoit en pris la matière d’yceulx. Plus, leurs feist compter de ses coffres à chascun douze cens mille escuz contents. Et dabundant à chascun d’yceulx donna à perpetuité (excepté s’ilz mouroient sans hoirs) les chasteaux, & terres vicines scelon que plus leurs estoient commodes. À Ponocrates donna la Rocheclermaud, à Gymnaste le Couldray, à Endemon Montpensier. Le Rivau à Tolmère, à Ithybole Montsoreau, à Acamas Candé, Varenes à Chironacte, Gravot à Sebaste, Quiquenays à Alexandre, Ligré à Sophrone, & ainsi de ses aultres places.

Comment Gargantua feist bastir pour le Moyne l’abbaye de Theleme. xxxxx Chapitre l

Vignette 182
Vignette 182
Estoit seulement le Moyne à pourvoir. Lequel Gargantua vouloyt faire abbé de Seuillé : mais il le refusa. Il luy voulut donner l’abbaye de Bourgueil, ou de saint Florent, laquelle mieulx luy duiroit, ou toutes deux, s’il les prenoit à gré. Mais le moyne luy fist response peremptoire, que de moynes il ne vouloit charge, ny gouvernement. Car comment (disoyt il) pourroys ie gouverner aultruy, qui moymesmes gouverner ne sçauroys ? Si vo’semble que ie vous aye faict, & que puisse à l’advenir faire service agreable, oultroyez moy de faire une abbaye à mon devys. La demende pleut à Gargantua & offrit tout son pays de Theleme iouxte la rivière de Loyre, à deux lieues de la grande forest du port Huault. Et requist à Gargantua qu’il instituast sa religion au contraire de toutes les aultres. Premierement doncques (dist Gargantua) il n’y fauldra ià bastir murailles au circuit : car toutes aultres abbayes sont fiefierement murées. Voyre, dist le Moyne. Et non sans cause où mur y a & davant & darrière, y a force murmur, envie, & conspiration mutue. Davantaige veu que en certains convents de ce monde est en usance, que si femme aulcune y entre (ientends des preudes & pudicques) on netoye la place par laquelle elles ont passé, feut ordonné que si religieux ou religieuse y entroyt par cas fortuit, on nettoiroyt curieusement tous les lieux par lesquelz auroient passé. Et parce que es religions de ce monde tout est compassé, limité & reiglé par heures, feut decreté que là ne seroit horologe ny quadrant aulcun. Mais scelon les occasions & opportunitez seroient toutes leurs œuvres dispensées. Car (disoit Gargantua) que la plus vraye perte du temps qu’il sceust, estoit de compter les heures : car quel bien en vient il ? & la plus grande resverie du monde estoyt soy gouverner au son d’une cloche, & non au dicte de bon sens & entendement. Item par ce que en icelluy temps on ne mettoyt en religion des femmes, si non celles que estoient borgnes, boyteuses, bossues, laydes, defaictes, folles, insensées, maleficiées, & tarées : ny les hommes si non catarrhez, mal nez, niays & empesché de maison. À propous (dist le Moyne) une femme qui n’est ny belle ny bonne, à quoy vault toille ? À mettre en religion, dist Gargantua. Voyre, dist le Moyne, & à faire des chemises. Feut ordonné que là ne seroient repceues si non les belles, bien formées, & bien naturées : & les beaulx, bien formez, & bien naturez. Item par ce que es conventz des femmes ne entroient les homes si non à l’embler, & clandestinement : feut decerné que ià ne seroient là les femmes au cas que n’y feussent les hommes : ny les hommes au cas que n’y feussent les femmes. Item par ce que tant hommes que femmes une foys repceuz en religion après l’an de probation estoient forcez & astrainctz y demourer perpetuellement leur vie durante, feut estably que tant hommes que femmes là repceuz, sortiroient quand bon leurs sembleroit franschement & entierement. Item par ce que ordinairement les religieux faisoient troys veuz : sçavoir est de chasteté, pauvreté, & obedience : fut constitué, que là honorablement on peult estre marié : que chascun feut riche, & vesquist en liberté. Au regard de l’aage legitime, les femmes y estoient repçues depuis dix iusques à quinze ans : les hommes depuis douze iusques à dix & huyt.

Comment feut bastie & dotée l’abbaye des Thelemites. xxxxx Chap. lj.

Vignette 185
Vignette 185
Our le bastiment, & assortiment de l’abbaye Gargantua feist livrer de contant vingt & sept cent mille huyt cent trente & un mouton à la grand laine, & par chascun an iusques à ce que le tout feust parfaict assigna sus la recepte de la Dive seize cent soixante & neuf mille escuz au soleil. Pour la fondation & entretenement d’ycelle donna à perpetuité vingt & troys cent soixante neuf mille cinq cent quatorze nobles à la rose de rente foncière indennez, amortyz, & solvables par chascun an à la porte de l’abbaye. Et de ce leurs passa belles letres. Le bastiment feut en figure exagone en telle faczon que à chascun angle estoyt bastie une grosse tour ronde : à la capacité de soixante pas en diamètre. Et estoient toutes pareilles en grosseur & protraict. La rivière de Loyre decoulloyt sus l’aspect de Septentrion. Au pied d’icelle estoyt une des tours assise nommée Artisse. En tirant vers l’Orient estoit une aultre nommée Calaer. L’aultre ensuyvant Anatole. L’aultre après Mesembrune. L’aultre après, Hesperie. La dernière, Cryère. Entre chascune tour estoyt espace de troys cent douze pas. Le tout basty à six estages, comprenant les caves soubz terre pour un. Le second estoit voulté à la forme d’une anse de panier. Les reste estoit embrunché de guy de Flandres à forme de culz de lampes. Le dessus couvert d’Ardoize fine : avecques l’endousseure de plomb à figures de petitz mannequins & animaulx bien assortez & dorez avecques les goutières que yssoient hors la muraille entre les croyzées, pinctes en figure diagonale de or & d’azur, iusques en terre, où finissoient en grands eschenalz qui tous conduisoient en la rivière par dessoubz le logis. Ledict bastiment estoit cent foys plus magnificque que n’est Bonivet. Car en icelluy estoient neuf cens trente et deux chambres : chascune guarnie de arrière Chambre, cabinet, guarderobbe, chapelle, & yssue en une grande salle. Entre chascune tour au meillieu dudict corps de logis estoyt une viz brizée dedans icelluy mesmes corps. De laquelle les marches estoient de marbre serpentin : longues de xxij. piedz : l’espesseur estoyt de troys doigtz : assisez par nombre de douze entre chascun repous. En chascun repous estoient deux beaux arceaux d’antique, par lesquelz estoit repceu la clarté : & par iceulx on entroit en un cabinet faict à cler voys de largeur de la dicte viz : & montoit iusques au dessus la couverture, & là finoit en pavillon. Par icelles viz on entroit de chascun cousté en une grande salle, et des salles es chambres. Depuis la tour Artice iusques à Cryère estoient les belles grandes libraries en Grec, Latin, Hebrieu, Françoys, Tuscan & Hespaignol : disperties par les divers estaiges scelon iceulx langaiges. Au meillieu estoit une merveilleuse viz, de laquelle l’entrée estoit par le dehors du logis en un arceau large de six toizes. Icelle estoit faicte en telle symmetrie & capacité, que six hommes d’armes la lance sus la cuisse povoient de fronc ensemble monter iusques au dessus de tout le bastiment. Depuis la tour Anatole iusques à Mesembrine estoient belles rgandes galeries toutes painctes des antiques prouesses & histoires & descriptions de la terre. Au milieu estoyt une pareille montée & porte comme avons dict du cousté de la rivière. Sus icelle porte estoit escript en grosses lettres antiques ce qui s’ensuyt.


Inscription mise sus la grande porte de Theleme. xxxxx Chap. lij.


Cy n’entrez pas Hypocrites, bigotz,
Vieulx matagotz, marmiteux boursouflez.
Tordcoulx badaux plus que n’estoient les Gotz.
Ny Ostrogotz, precurseurs des magotz,
Haires, cagotz, caffars empantouflez.
Gueux mitouflez, frapars escorniflez
Befflez, enflez, fagoteurs de tabus
Tirez ailleurs pour vendre vo’abus.
Vous abus meschans

Rempliroient mes champs
De meschanceté
Et par faulseté
Troubleroit mes chants
Vous abus meschans.

Cy n’entrez pas maschefains practiciens
Clers bazauchiens mangeurs du populaire.
Officiaulx, scribes, & pharisiens
Iuges, anciens, que les bons parroiciens
Ainsi que chiens mettez au capulaire.
Vostre salaire est au patibulaire,
Allez y braire : icy n’est faict excès,
Dont en vo’cours on deust mouvoir procès,
Procès & debaz
Peu sont cy desbatz
Où l’on vient s’esbatre.
À vous pour debastre
Soient en plein cabatz
Procès & debatz.

Cy n’entrez pas vo’usuriers chichars,
Brissaulx, leschars, qui tousiours amassez.
Grippeminaulx, avalleurs de frimars,
Courbez, camars, qui en vo’coquemars
De mille marcs ià n’auriez asseze.
Poinct eguassez n’estes quand cabassez
Et entassez poiltrons à chicheface.
La male mort en ce pas vous deface,
Face non humaine
De telz gens qu’on maine
Braire ailleurs : ceans
Ne seroit seans.

Vuidez ce dommaine
Face non humaine.

Cy n’entrez pas vo’rassotez mastins
Soirs ny matins, vieulx chagrins & ialous.
Ny vo’aussy seditieux mutins
Larves, lutins, de dangiers palatins,
Grecz ou Latins : plus à craindre que Loups
Ny vous gualous verollez iusques à l’ous
Portez vo’loups ailleurs paistre en bonheur
Honneur, los, deduict
Par ioieux acords.
Tous sont sains au corps,
Par ce bien leur duict
Honneur, los, deduict.

Cy entrez vous, & bien soyez venuz
Et parvenuz tous nobles chevaliers,
Cy est le lieu ou sont les revenuz
Bien advenuz : affin que entretenuz
Grands & menuz tous soiez à milliers,
Mes familiers serez & peculiers
Frisques gualliers, ioyeux, plaisans mignons.
En general tous gantilz compaignons,
Compaignons gentilz
Serains & subtilz
Hors de vilité,
De civilité
Cy sont les houstilz

Compaignons gentilz.

Cy entrez vous qui le sainct evangile
En sens agile annoncez, quoy qu’on gronde.
Ceans aurez un refuge & bastille
Contre l’hostile erreur, qui tant postille
Par son faulx stile empoizonner le monde.
Entrez qu’on fonde icy la foy profonde.
Puis qu’on confonde & par voix, & par rolle
Les ennemys de la saincte parolle,
La parolle saincte
Ià ne soit extaincte
En ce lieu tressainct
Chascun en soyt ceinct,
Chascune ayt enceincte
La parolle saincte.

Cy entrez vo’dames de hault paraige
En franc couraige. Entrez en bon heur,
Fleurs de beaulté à celeste visaige,
À droict corsaige, & maintien prude et saige,
En ce passaige est le seiour d’honneur.
Le hault seigneur, qui du lieu fut donneur
Et guerdonneur, pou vo’l’a ordonné,
Et pour frayer à tout prou ordonné,
Ordonné par don
Ordonne pardon
À cil qui le donne.
Et tresbien guerdonne
Tout mortel preu d’hom
Ordonné par don.


Comment estoit le manoir des Thelemites. xxxxx Chap. liij.

Vignette 191
Vignette 191
U milieu de la basse court estoyt une fontaine magnificque de bel Alabastre. Au dessus les troys Graces avecques cornes dabondance. Et gettoient l’eau par les mamelles, bouche, aureilles, oieulx, & aultres ouvertures du corps. Le dedans du logis sus ladicte basse court estoit sus gros pilliers de Cassidoine & Porphyre, à beaux ars d’antique. Au dedans des quelz estoient belles gualeries longues & amples, aornées de painctures, de Cornes de cerfz & aultres choses spectables. Le logis des dames comprenoit depuis la tour Artice, iusques à la porte de Mesembrine. Les hommes occupoient le reste. Devant ledict logis des dames, affin qu’elles eussent l’esbatement, entre les deux premières tours au dehors estoient les lices, l’hippodrome, le theatre, & natatoires, avecques les bains mirificques à triple solier, bien garniz de tous assortemens & foyzon d’eau de Myrte. Iouxte la rivière estoyt le beau Iardin de plaisance. Au milieu d’icelluy le beau Labyrinte. Entre les deux aultres tours estoient les ieuz de paulme & de la grosse bolle. Du cousté de la tour Cryère estoit le vergier plein de tous arbres fructiers, toutes ordonnées en ordre quincunce. Au bout estoyt le grand parc foizonnant en toute beste sauvagine. Entre les tierces tours estoient les buttes pour l’arquebuze, l’arc, & l’arbaleste. Les offices hors al tour Hesperies à simple estaige. L’escurye au delà des offices. La faulconnerye au davant d’icelles, gouvernée par asturciers bien expers en l’art. Et estoit annuellement fournie par les Candiens, Venitians, & Sarmates de toutes sortes d’oizeaux paragons. Aigles, Autours, Sacres, Laniers, Faulcons, Esparviers, Emerillons, & aultres : tant bien faictz & domesticques que partans du chasteau pour s’esbatre es champes prenoient tout ce que rencontroient. La venerie estoit ung peu plus loing tyrant vers le parc. Toutes les salles, chambres, & cabinetz estoient tapissez en diverses sortes scelon les saisons de l’année. Tout le pavé estoit couvert de drap verd. Les lictz estoient de broderie. En chascune arrière chambre estoit un mirouir de chrystallin enchassé en or fin & au tour garny de perles, & estoyt de telle grandeur, qu’il povoit veritablement representer toute la personne. A l’issue des salles du logis des dames estoient les parfumeurs & testonneurs, par les mains desquelz passoient les hommes quand ilz visitoient les dames. Iceulx fournissoient par chascun matin les chambres des dames, d’eau de naphe & d’eau d’ange, & à chascune la precieuse cassollette vaporante de toutes drogues aromatiques.

Comment estoient vestuz les religieux & religieuses de Theleme. xxxxx Chap. liiij.

Vignette 193
Vignette 193
Es dames au commencement de la fondation se habilloient à leur plaisir & arbitre. Depuis feurent reformeez en la faczon que s’ensuyt. Elles portoient chausses d’escarlatte, ou de migraine, & passoient lesdictes chausses le genoul au dessus par troys doigtz iustement. Et cest lizière estoit de quelques belles broderies & descoupeures. Les iartières estoient de la couleur de leurs bracelletz, & comprenoient le genoul au dessus & dessoubz. Les souliers, escarpins, & pantofles de velous cramoyzi rouge ou violet, deschicquettez à barbe d’escrevisse. Au dessus de la chemise vestoient la belle vasquine de quelque beau camelot de soye. Sus ycelle vestoient la verdugalle de tafetas blanc, rouge, tanné, grys etc. Au dessus la cotte de tafetas d’argent faict à broderies de fin or & à l’agueille entortillé, ou scelon que bon leur sembloit & correspondent à la disposition de l’air, de satin, damas, velous, orange, tanné, verd, cendre, bleu, tanné clair, rouge cramoyzi, blanc, drap d’or, toille d’argent, de canetille, de brodure scelon les festes. Les robbes scelon la saison, de toile d’or à frizure d’argent, de satin rouge couvert de canetille d’or, de tafetas blanc, bleu, noir, tanné, sarge de soye, camelot de soye, velous, drap d’argent, toille d’argent, or traict, velous ou satin prophilé d’or en diverses protraictures. En esté quelques iours au lieu de robbes portoient belles marlottes des parures susdictes, ou quelques vernes à la Moresque de velous violet à frizure d’or sus canetille d’argent ou à courdelières d’or guarnies aux rencontres de petites perles Indicques. En hyver robbes de tafetas des couleurs comme dessus : fourrées de loups cerviers, genettes noyres, martres de calabre & zibelines, & aultres fourrures precieuses. Les patenostres, anneaulx, iazerans carcans estoient de fines pierreries, escarboucles, rubys, balays, diamans, sapphiz, esmeraudes, turquoyzes, grenatz, agathes berilles perles & unions d’excellence. L’acoustrement de la teste estoit scelon le temps. En l’hyver à la mode françoyse. Au printemps à l’espagnole. En esté à la Tusque. Exceptez les festes & dimanches, esquelz portoient acoustrement Françoys. Par ce qu’il est plus honorable, & mieulx sens la pudicité matronale. Les hommes estoient habillez à leur monde, chaussés pour le bas d’estamet ou serge drapée d’escarlatte, de migraine, blanc ou noir. Les hault de velous d’icelles couleurs ou bien près aprochantes : brodées & deschiquettées scelon leur invention. Le pourpoinct de drap d’or, d’argent, de velous, satin, damas, tafetas de mesmes couleurs, deschiquettez, broudez, & acoustrez en paragon. Les agueillettes de soye de mesmes couelurs, les fers d’or bien esmaillez. Les sayez & chamarres de drap d’or, toille d’or, drap d’argent, velous porfilé à plaisir. Les robbes autant precieuses comme des dames. Les ceinctures de soye des couleurs du pourpoinct. Chascun la belle espée au cousté, la poignée dorée, le fourreau de velous de la couleur des chausses, le bout d’or, & de orfevrerie. Le poignart de mesmes. Le bonnet de velous, nori garny de force bagues & boutons d’or. La plume blanche par dessus mignonnement partie à paillettes d’or, au bout desquelles pendoient en papillettes beauc rubyz esmeraudes etc. Mais telle sympathie estoit entre les hommes & les femmes : que par chascun iour ilz estoient vestuz de semblable parure. Et pour à ce ne faillir estoient certains gentilz hommes ordonnez pour dire es hommes par chascun matin, quelle livrée les dames vouloient en ycelle iournée porter. Car le tout estoit faict scelon l’arbitre des dames. En ces vestemens tant propres & acoustremens tant riches ne pensez que eulx ny elles perdissent temps aulcun, car les maistres des garderobbes avoient toute la vesture tant preste par chascun matin : & les dames de chambre tant bien estoient aprinses, que en un moment elles estoient prestez & habilleez de pied en cap. Et pour iceulx acoustremens avoir en meilleur oportunité. Au tour du boys de Thelement estoit un grand corps de maison long de demye lieue, bien clair & assortye, en laquelle demeuroient les orfevres, lapidaires, brodeurs, tailleurs, tyreurs d’or, veloutiers, tapissiers, & aultelissiers, & là œuvroient chascun de son mestier, & le tout pour les susdictz religieux & religieuses. Iceulx estoient fourniz de matière & estoffe par les mains du seigneur Nausiclete, lequel par chascun an leurs rendoyt sept navires des Isles de Perlas & canibales, chargées de lingotz d’or, de soye crue, de perles & pierreries. Si quelques unions tendoient à vetusté, & changeoient de naisve blancheur : icelles par leur art renouvelloient en les donnant à manger à quelques beaux cocqs, comme on baille cure es faulcons.

Comment estoient reiglez les Thelemites à leur manière de vivre. xxxxx Cha. lv.

Vignette 197
Vignette 197
Oute leur vie estoit employé non par loix, statuz ou reigles, mais scelon leur vouloir & franc arbitre. Se levoient du lict quand bon leur sembloit : beuvoient, mangeoient, travailloient, dormoient quand le desir leurs venoit. Nul ne les esveilloit, nul ne les parforceoyt ny à boyre, ny à manger, ny à faire chose aultre quelconques. Ainsi l’avoit estably Gargantua. En leur reigle n’estoit que ceste clause. FAICTZ CE QUE VOULDRAS. Par ce qie gens libères, bien enz, & bien instruictz, conversans en compagnies honestes ont par nature un instinct & aguillon : qui touisours les pousse à faictz vertueux, & retire de vice : lequel ilz nommoient honneur. Iceulx quand par ville subiection & contraincte sont deprimez & asserviz : de tournent la noble affection par laquelle à vertuz franchement tendoient, à deposer & enfraindre ce ioug de servitude. Car nous entreprenons tousiours choses defendues : & convoytons ce que nous est denié. Par ceste liberté entrèrent en louable emulation de faire tous, ce que à un seul voyèrent plaire. Si quelqu’un ou quelcune disoyt, Beuvons, tous beuvoient. Si disoit, iouons tous iouoient. Si disoit, allons à l’esbat es champs, tous y alloyent. Si c’estoit pour voller ou chasser, les dames montées suz belles hacquenées avecques leur palefroy guorriers, sus le poing mignonnement portoient chascune, ou un esparvier, ou un laneret, ou un esmerillon : les hommes portoitent les aultres oyzeaux. Tant noblement estoient aprins qu’il n’estoyt entre eulx celluy ny celle qui ne sceust lire, escripre, chanter, iouer d’instrumens harmonieux, parler de cinq à six langaiges, & en icelles composer tant en carmes que en oraison solue. Iamais ne feurent veuz chevaliers tant preux, tant gualans, tant dextres & à pied & à cheval, plus vers, mieulx remuans, mieulx manians tous bastons, que là estoient. Iamais ne feurent veues dames tant propres, tant mignonnes, moins fascheuses, plus doctes à la main, à l’aureille, à tout acte mulièbre honeste & libère, que là estoient. Par ceste raison quand le temps venu estoit que aulcun d’icelle abbaye, ou à la requeste de ses parens, ou pour aultres causes voulut issir hors, avecques osy il emmenoyt une des dames celle laquelle l’auroit prins pour son devot : & estoient ensemble mariez. Et si bien avoient vescu à Theleme en devotion & amityé : encores mieulx la continuoient ilz en mariage & autant se entraymoient ilz à la fin de leurs iours, comme le premier de leurs nopces, Ie ne veulx oublier vous descripre un enigme qui feut trouvé au fondemens de l’abbaye en une grande lame de bronze. Tel estoyt comme s’ensuyt.

Enigme trouve es fondemens de l’abbaye des Thelemites. xxxxx Cha. lvi.

Vignette 199
Vignette 199
Auvres humains qui bon heur attendez,

Levez voz cueurs, & mes ditz entendez.
S’il est eprmys de croyre fermement
Que par les corps que sont au firmament,
Humain esprit de soy puisse advenir
A prononcer les choses à venir :
Ou si l’on peult par divine puissance
Du sort futur avoir la congnoissance,
Tant que l’on iuge en asseuré decours
Des ans longtains la destinée & cours :
Ie foys sçavoir à qui le veult entendre,
Que cest hyver prochain sans plus attendre
Voyre plus tost en ce lieu où no’sommes
Il sortira une manière d’hommes
Las de repoz & faschez de seiour,
Qui franchement iront & de plein iour
Suborner gents de toutes qualitez
A differentz & partialitez.
Et qui vouldra les croyre & escouter :
Quoy qu’il en doibve advenir & confier,
Ilz feront mettre en debatz apparentz.
AMys entre eulx & les proches parents,
Le filz hardy ne craindra l’impropère
De se bander contre son propre père.
Mesmes les grandz de noble lieu sailliz
De leurs subiectz seront assailliz,
Et le debvoir d’honeur & reverence,
Perdra pour lors tout ordre & difference.

Car ilz diront que chascun en son tour
Doibt aller hault, & puis faire retour.
Et sur ce poinct tant seront de meslées,
Tant de discordz, venues, & allées
Que nulle histoyre, ou sont les grans merveilles
Ne fait recit d’esmotions pareilles,
Lors se verra maint homme de valeur
Par l’esguillon de ieunesse & chaleur
Et croyre trop ce fervent appetit
Mourir en fleur, & vivre bien petit.
Et ne pourra nul laisser cest ouvraige
Si une foys il y mect le couraige :
Qu’il n’ayt emply par noises et debatz
Le ceil de bruit, & la terre de pas.
Alors auront non moindre autorité
Hommes sa, s foy, que gens de verité.
Car tous suyvront la creance et estude
De l’ignorance & sotte multitude,
Dont le plus lourd sera receu pour iuge.
O dommaigeable & penible deluge.
Deluge, sis ie & à bonne raison,
Car ce travail ne perdra sa saison
Ny n’en sera delivrée la terre :
Puisques à tant qu’il ne sorte à grand erre
Soubdaines eaux, dont les plus attrempez
En combattant seront prins & trempezn
Et à bon droict : car leur cueur adonné
A ce combat, n’aura point pardonné
Mesmes aux troppeaux des innocentes bestes,
Que de leurs nerfz, & boyaux deshonnestes,
Il ne soit faict, non aux dieux sacrifice,

Mais aux mortelz ordinaire service.
Or maintenant ie vous laisse penser
Comment le tout se poura dispenser.
Et quelz repos en noise si profonde
Aura le corps de la machine ronde.
Les plus heureux qui plus d’elle tiendront,
Moins de la perdre & graster s’abstiendront.
Et tascheriont en plus d’une manière
A la servir & rendre prisonnière,
En tel endroict que sa pauvre deffaicte
N’aura recours que à celluy qui l’a faicte.
Et pour le pis de son triste accident
Le cler soleil, ains que estre en occident
Lairra espandre obscurité sus elle,
Plus que l’eclipse, ou de nuyct naturelle,
Dont en un coup perdra la liberté,
Et du hault ciel la faveur & clarté
Ou pour le moins demeurera deserte.
Mais elle avant ceste ruyne & perte,
Aura longtemps monstré sensiblement
Un violent & si grand tremblement
Que lors Ethna ne feust tant agittée,
Quand sur un filz de Titan feut iectée.
Ne plus soubdain ne doibt estre estimé
Le mouvement que fist Inariné
Quand Tiphœus se fort se despita,
Que dans la mer les montz precipita.
Ainsi sera en peu d’heure rengée
A triste estat : & si souvent changée,
Que mesme ceulx qui tenue l’auront
En despitant la pauvreté lairront.
Lors sera près le terme bon & propice
De mettre fin à ce long exercice :

Car les grans eaux dont oyez deviser
Feront chascun la retraicte adviser.
Et toutesfoys devant le partement
On pourra veoir en l’air appertement
L’aspre chaleur d’une grand flame esprise,
Pour mettre à fin les eaux & l’entreprise.
Reste en après que yceulx trop obligez
Penez, lassez, travaillez, affligez,
Par le sainct vueil de l’eternel seigneur
De ces travaulx soient refaictz en bon heur :
Là verra l’on par certaine science
Le bien & fruict qui fort de patience
Car cil qui plus de peine aura souffert
Auparavant du lot pour lors offert
Plus recepvra, O que est à reverer
Cil qui pourra en fin perseverer.

La lecture de cestuy monument parachevé Gargantua souspira profondement, & dist es assistans. Ce n’est pas de maintenant que les gens reduictz à la creance evangelicque sont persecutez. Mais bien heureux est celluy qui ne sera scandalizé, & qui tousiours tendra au but, au blanc que dieu par son cher enfant nous a prefix, sans par ses affections charnelles estre distraict ny diverty. Le Moyne dist. Que pensez vous en vostre entendement estre par cest enigme designé & signifié ? Quoy, dist Gargantua, le decours & maintien de verité divine. Par sainct Goderan (dist le Moyne) ie pense que c’est la description du ieu de paulme. & que la machine ronde est l’esteuf. & ces nerfz & boyaulx de bestes innocentes, sont les raquettes. & ces gentz eschauffez & debatans, sont les ioueurs. La fin est que après avoir bien travaillé, ilz s’en vont repaistre, & grand chière.


F I N I S

Fin de Gargantua
Fin de Gargantua