Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\CL15

La bibliothèque libre.
Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IIITexte sur une seule pagep. 108-109).

COMMENT NOUS PASSÂMES OUTRE ET COMMENT PANURGE Y FAILLIT D’ÊTRE TUÉ.

Sur l’instant nous prîmes la route d’Outre, et contâmes nos aventures à Pantagruel, qui en eut commisération bien grande, et en fit quelques élégies par passe-temps. Là arrivés, nous rafraîchîmes un peu et puisâmes eau fraîche : prîmes aussi du bois pour nos munitions. Et nous semblaient les gens du pays à leur physionomie bons compagnons et de bonne chère. Ils étaient tous outrés, et tous pétaient de graisse, et aperçûmes, ce que n’avais encore vu ès autres pays, qu’ils déchiquetaient leur peau pour y faire bouffer la graisse, ni plus ni moins que les salebrenaux[1] de ma patrie découpent le haut de leurs chausses pour y faire bouffer le taffetas. Et disaient ce ne faire pour gloire et ostentation, mais autrement ne pouvaient en leur peau. Ce faisant aussi, plus soudain devenaient grands, comme les jardiniers incisent la peau des jeunes arbres pour plus tôt les faire croître.

Près le havre était un cabaret beau et magnifique en extérieure apparence, auquel accourir voyants nombre grand de peuple Outré, de tous sexes, toutes âges et tous états, pensions que là fût quelque notable festin et banquet. Mais nous fut dit qu’ils étaient invités aux crevailles de l’hôte, et y allaient en diligence, proches parents et alliés. N’entendants ce jargon, et estimants qu’en icelui pays le festin on nommât crevailles, comme de çà nous appelons ennançailles[2], épousailles, relevailles, tondailles[3], métivailles[4], fûmes avertis que l’hôte en son temps avait été bon raillard[5], grand grignoteur, beau mangeur de soupes lyonnaises, notable compteur d’horloge, éternellement dînant comme l’hôte de Rouillac, et ayant jà par dix ans pété graisse en abondance, était venu en ses crevailles, et selon l’usage du pays finissait ses jours en crevant, plus ne pouvant le péritoine et peau par tant d’années déchiquetée clore et retenir ses tripes qu’elles n’effondrassent par dehors comme d’un tonneau défoncé. « Et quoi ! dit Panurge, bonnes gens, ne lui sauriez-vous bien à point, avec bonnes grosses sangles ou bons gros cercles de cormier, voire de fer, si besoin est, le ventre relier ? Ainsi lié ne jetterait si aisément ses fonds hors, et si tôt ne crèverait. » Cette parole n’était achevée quand nous entendîmes en l’air un son haut et strident, comme si quelque gros chêne éclatait en deux pièces ; lors fut dit par les voisins que les crevailles étaient faites, et que cetui éclat était le pet de la mort.

Là me souvint du vénérable abbé de Castilliers, celui qui ne daignait biscoter ses chambrières nisi in pontificalibus, lequel, importuné de ses parents et amis de résigner sur ses vieux jours son abbaye, dit et protesta que point ne se dépouillerait devant soi coucher, et que le dernier pet que ferait sa paternité serait un pet d’abbé.


  1. Foireux.
  2. Fiançailles.
  3. Fête de la tonte (des bêtes).
  4. Fête de la moisson.
  5. Plaisant compère.