Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL46

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COMMENT HOMENAS DONNA À PANTAGRUEL DES POIRES DE BON CHRISTIAN.

Épistémon, frère Jean et Panurge, voyants cette fâcheuse catastrophe[1], commencèrent au couvert de leurs serviettes crier : « Myault, myault, myault », feignants cependant de s’essuyer les œils, comme s’ils eussent pleuré. Les filles furent bien apprises, et à tous présentèrent pleins hanaps de vin clémentin, avec abondance de confitures. Ainsi fut de nouveau le banquet réjoui. En fin de table Homenas nous donna un grand nombre de grosses et belles poires, disant : « Tenez, amis, poires sont singulières, lesquelles ailleurs ne trouverez. Non toute terre porte tout. Indie seule porte le noir ébène. En Sabée provient[2] le bon encens, en l’île de Lemnos la terre sphragitide[3]. En cette île seule naissent ces belles poires. Faites-en, si bon vous semble, pépinières en vos pays.

— Comment, demanda Pantagruel, les nommez-vous ? Elles me semblent très bonnes et de bonne eau. Si on les cuisait en casserons[4], par quartiers, avec un peu de vin et de sucre, je pense que serait viande[5] très salubre tant ès malades comme ès sains.

— Non autrement, répondit Homenas. Nous sommes simples gens, puisqu’il plaît à Dieu, et appelons les figues figues, les prunes prunes, et les poires poires.

— Vraiment, dit Pantagruel, quand je serai en mon ménage (ce sera, si Dieu plaît, bientôt) j’en affierai[6] et enterai en mon jardin de Touraine, sur la rive de Loire, et seront dites poires de bon Christian. Car onques ne vis christians meilleurs que ces bons Papimanes.

— Je trouverais, dit frère Jean, aussi bon qu’il nous donnât deux ou trois charretées de ses filles.

— Pourquoi faire ? demanda Homenas.

— Pour les saigner, répondit frère Jean, droit entre les deux gros orteils avec certains pistolandiers[7] de bonne touche. En ce faisant, sur elles nous enterions des enfants de bon Christian, et la race en nos pays multiplierait, èsquels ne sont mie trop bons.

— Vrai bis, répondit Homenas, non ferons, car vous leur feriez la folie aux garçons : je vous connais à votre nez, et si[8] ne vous avais onques vu. Halas, halas, que vous êtes bon fils ! Voudriez-vous damner votre âme ? Nos décrétales le défendent. Je voudrais que les sussiez bien.

— Patience, dit frère Jean. Mais, si tu non vis dare presta quæsumus. C’est matière de bréviaire. Je n’en crains homme portant barbe, lut-il docteur de cristalin[9], je dis décrétalin, à triple bourrelet. »

Le dîner parachevé, nous prîmes congé d’Homenas et de tout le bon populaire, humblement les remerciants, et pour rétribution de tant de biens leur promettants que, venus à Rome, ferions avec le Père saint tant qu’en diligence il les irait voir en personne. Puis retournâmes en notre nef. Pantagruel, par libéralité et reconnaissance du sacré protrait[10] papal, donna à Homenas neuf pièces de drap d’or frisé sur frise, pour être apposées au-devant de la fenêtre ferrée, fit emplir le tronc de la réparation et fabrique tout de doubles écus au sabot[11], et fit délivrer à chacune des filles lesquelles avaient servi à table durant le dîner, neuf cent quatorze saluts d’or, pour les marier en temps opportun.


  1. Denoûment.
  2. Vient.
  3. (Argile usitée en médecine).
  4. Casseroles.
  5. Mets.
  6. Planterai.
  7. Pistolets.
  8. Point.
  9. Cristal.
  10. Portrait.
  11. (Monnaie imaginaire).