Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL51

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COMMENT GASTER INVENTA LES MOYENS D’AVOIR ET CONSERVER GRAIN.

Ces diables Gastrolâtres retirés, Pantagruel fut attentif à l’étude de Gaster, le noble maître des arts. Vous savez que par institution de nature, pain avec ses apanages lui a été pour provision adjugé et aliment, adjointe cette bénédiction du ciel que pour pain trouver et garder rien ne lui défaudrait[1]. Dès le commencement il inventa l’art fabrile[2] et agriculture pour cultiver la terre, tendant à fin qu’elle lui produisit grain. Il inventa l’art militaire et armes pour grain défendre, médecine et astrologie, avec les mathématiques nécessaires, pour grain en sauveté par[3] plusieurs siècles garder et mettre hors les calamités de l’air, dégât des bêtes brutes, larcin des brigands. Il inventa les moulins à eau, à vent, à bras, à autres mille engins, pour grain moudre et réduire en farine, le levain pour fermenter la pâte, le sel pour lui donner saveur, (car il eut cette connaissance que chose on[4] monde plus les humains ne rendait à maladies sujets que de pain non fermenté, non salé user), le feu pour le cuire, les horologes et cadrans pour entendre le temps de la cuite de pain, créature de grain.

Est advenu que grain en un pays défaillait : il inventa art et moyen de le tirer d’une contrée en autre. Il, par invention grande, mêla deux espèces d’animaux, ânes et juments, pour production d’une tierce, laquelle nous appelons mulets, bêtes plus puissantes, moins délicates, plus durables au labeur que les autres. Il inventa chariots et charrettes pour plus commodément le tirer. Si la mer ou rivières ont empêché la traite[5], il inventa bateaux, galères et navires, choses de laquelle se sont les éléments ébahis, pour, outre mer, outre fleuves et rivières, naviguer et, de nations barbares, inconnues et loin séparées, grain porter et transporter.

Est advenu depuis certaines années que, la terre cultivant, il n’a eu pluie à propos et en saison, par défaut de laquelle grain restait en terre mort et perdu. Certaines années la pluie a été excessive et noyait le grain. Certaines autres années la grêle le gâtait, les vents l’égrenaient, la tempête le renversait. Il jà[6], de avant notre venue, avait inventé art et moyen d’évoquer la pluie des cieux, seulement une herbe découpant, commune par les prairies, mais à peu de gens connue, laquelle il nous montra. Et estimais que fût celle de laquelle une seule branche, jadis, mettant le pontife Jovial[7] dedans la fontaine Agrie sur le mont Lycien en Arcadie, au temps de sécheresse, excitait les vapeurs, des vapeurs étaient formées grosses nuées, lesquelles dissolues en pluies, toute la région était à plaisir arrosée. Inventait art et moyen de suspendre et arrêter la pluie en l’air, et sur mer la faire tomber. Inventait art et moyen d’anéantir la grêle, supprimer les vents, détourner la tempête, en la manière usitée entre les Methanensiens de Trézenie.

Autre infortune est advenu. Les pillards et brigands dérobaient grain et pain par les champs. Il inventa art de bâtir villes, forteresses et châteaux pour les resserrer et en sûreté conserver. Est advenu que par les champs ne trouvant pain, entendit qu’il était dedans les villes, forteresses et châteaux resserré, et plus curieusement[8] par les habitants défendu et gardé que ne furent les pommes d’or des Hespérides par les dragons. Il inventa art et moyen de battre et démolir forteresses et châteaux par machines et torments belliques[9], béliers, balistes, catapultes, desquelles il nous montra la figure, assez mal entendue des ingénieux architectes disciples de Vitruve comme nous a confessé messer Philebert de l’Orme, grand architecte du roi Mégiste. Lesquelles, quand plus n’ont profité[10], obstant[11] la maligne subtilité et subtile malignité des fortificateurs, il avait inventé récemment canons, serpentines, couleuvrines, bombardes, basilics[12], jetants boulets de fer, de plomb, de bronze, pesants plus que grosses enclumes, moyennant une composition de poudre horrifique, de laquelle nature même s’est ébahie et s’est confessée vaincue par art, ayant en mépris l’usage des Oxydraces, qui, à force de foudres, tonnerres, grêles, éclairs, tempêtes, vainquaient et à mort soudaine mettaient leurs ennemis en plein champ de bataille, car plus est horrible, plus épouvantable, plus diabolique et plus de gens meurtrit, casse, rompt et tue, plus étonne[13] les sens des humains, plus de murailles démolit un coup de basilic, que ne feraient cent coups de foudre.


  1. Ferait défaut.
  2. Du forgeron.
  3. Pendant.
  4. Au.
  5. Le trafic.
  6. Déjà
  7. De Jupiter.
  8. Soigneusement.
  9. Machines de guerre.
  10. N’ont été de profit.
  11. S’y opposant.
  12. (Gros canons).
  13. Frappé de stupeur.