Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL42

La bibliothèque libre.
Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 110-111).

COMMENT PANURGE SE CONSEILLE À TRIBOULET.

Au sixième jour subséquent, Pantagruel fut de retour, en l’heure que, par eau de Blois, était arrivé Triboulet. Panurge, à sa venue, lui donna une vessie de porc bien enflée et résonnante à cause des pois qui dedans étalent ; plus une épée de bois bien dorée, plus une petite gibecière faite d’une coque de tortue, plus une bouteille clissée pleine de vin breton et un quarteron de pommes blandureau. « Comment, dit Carpalim, est-il fou comme un chou à pommes ? » Triboulet ceignit l’épée et la gibecière, prit la vessie en main, mangea part des pommes, but tout le vin. Panurge le regardait curieusement et dit : « Encore ne vis-je onques fol, (et si en ai vu pour plus de dix mille francs) qui ne bût volontiers et à longs traits. » Depuis lui exposa son affaire en paroles rhétoriques et élégantes.

Devant qu’il eût achevé, Triboulet lui bailla un grand coup de poing entre les deux épaules, lui rendit en main la bouteille, le nasardait avec la vessie de porc et, pour toute réponse, lui dit, branlant bien fort la tête : « Par Dieu, Dieu, fol enragé, gare moine, cornemuse de Busançay ! » Ces paroles achevées, s’écarta de la compagnie, et jouait de la vessie, se délectant au mélodieux son des pois. Depuis, ne fut possible tirer de lui mot quelconque, et, le voulant Panurge davantage interroger, Triboulet tira son épée de bois et l’en voulut férir.

« Nous en sommes bien, vraiment, dit Panurge. Voilà belle résolution. Bien fol est-il, cela ne se peut nier, mais plus fol est celui qui me l’amena, et je[1] très fol, qui lui ai communiqué mes pensées.

— C’est, répondit Carpalim, droit visé à ma visière.

— Sans nous émouvoir, dit Pantagruel, considérons ses gestes et ses dits. En iceux j’ai noté mystères insignes, et, plus tant que je soulais[2], ne m’ébahis de ce que les Turcs révèrent tels fols comme musaphis[3] et prophètes. Avez-vous considéré comment sa tête s’est (avant qu’il ouvrît la bouche pour parler) croulée[4] et ébranlée ? Par la doctrine des antiques philosophes, par les cérémonies des mages et observations des jurisconsultes, pouvez juger que ce mouvement était suscité à la venue et inspiration de l’esprit fatidique, lequel, brusquement entrant en débile et pedte substance (comme vous savez qu’en petite tête ne peut être grande cervelle contenue), l’a en telle manière ébranlée que disent les médecins advenir ès membres du corps humain, savoir est part pour la pesanteur et violente impétuosité du faix porté, part pour l’imbécillité[5] de la vertu[6] et organe portant.

« Exemple manifeste est en ceux qui, à jeun, ne peuvent en main porter un grand hanap de vin sans trembler des mains. Ceci jadis nous préfigurait la divinatrice Pythie, quand, avant répondre par l’oracle, écroulait[7] son laurier domestique. Ainsi dit Lampridius que l’empereur Héliogabalus, pour être réputé divinateur, par[8] plusieurs fêtes de son grand idole, entre les retaillats[9] fanatiques, branlait publiquement la tête. Ainsi déclare Plante, en son Ânerie, que Saurias cheminait branlant la tête, comme furieux et hors du sens, faisant peur à ceux qui le rencontraient, et, ailleurs, exposant pourquoi Charmides branlait la tête, dit qu’il était en extase… »


  1. Moi.
  2. J’avais coutume.
  3. Docteurs.
  4. Secouée.
  5. Faiblesse.
  6. Force.
  7. Secouait.
  8. À.
  9. Eunuques.