Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL8

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COMMENT PANURGE SE CONSEILLE À PANTAGRUEL POUR SAVOIR S’IL SE DOIT MARIER.

Pantagruel rien ne répliquant, continua Panurge, et dit avec un profond soupir : « Seigneur, vous avez ma délibération entendue, qui est me marier, si, de malencontre, n’étaient tous les trous fermés, clos et bouclés. Je vous supplie, par l’amour que si longtemps m’avez porté, dites-m’en votre avis.

— Puis, répondit Pantagruel, qu’une fois en avez jeté le dé et ainsi l’avez décrété et pris en ferme délibération, plus parler n’en faut ; reste seulement la mettre à exécution.

— Voire, mais, dit Panurge, je ne la voudrais exécuter sans votre bon conseil et bon avis.

— J’en suis, répondit Pantagruel, d’avis, et vous le conseille.

— Mais, dit Panurge, si vous connaissiez que mon meilleur fût tel que je suis demeurer sans entreprendre cas de nouvelleté[1], j’aimerais mieux ne me marier point.

— Point donc ne vous mariez, répondit Pantagruel.

— Voire mais, dit Panurge, voudriez-vous qu’ainsi seulet je demeurasse toute ma vie, sans compagnie conjugale ? Vous savez qu’il est écrit : Væ soli ! L’homme seul n’a jamais tel soulas[2] qu’on voit entre gens mariés.

— Mariez-vous donc, de par Dieu, répondit Pantagruel.

— Mais si, dit Panurge, ma femme me faisait cocu, comme vous savez qu’il en est grande année, ce serait assez pour me faire trépasser hors les gonds de patience. J’aime bien les cocus, et me semblent gens de bien, et les hante volontiers ; mais pour mourir, je ne le voudrais être. C’est un point qui trop me point[3].

— Point donc ne vous mariez, répondit Pantagruel, car la sentence de Sénèque est véritable hors toute exception : « Ce qu’à autrui tu auras fait, sois certain qu’autrui te fera. »

— Dites-vous, demanda Panurge, cela sans exception ?

— Sans exception il le dit, répondit Pantagruel.

— Ho ! ho ! dit Panurge, de par le petit diable, il entend en ce monde ou en l’autre.

« Voire, mais puisque de femme ne me peux passer en plus qu’un aveugle de bâton (car il faut que le virolet[4] trotte, autrement vivre ne saurais), n’est-ce le mieux que je m’associe quelque honnête et prude femme, qu’ainsi changer de jour en jour, avec continuel danger de quelque coup de bâton, ou de la vérole pour le pire ? Car femme de bien onques ne me fut rien, et n’en déplaise à leurs maris.

— Mariez-vous donc, de par Dieu, répondit Pantagruel.

— Mais si, dit Panurge, Dieu le voulait, et advint que j’épousasse quelque femme de bien et elle me battît, je serais plus que tiercelet[5] de Job, si je n’enrageais tout vif, car l’on m’a dit que ces tant femmes de bien ont communément mauvaise tête : aussi ont-elles bon vinaigre en leur ménage. Je l’aurais encore pire, et lui battrais tant et très tant sa petite oie (ce sont bras, jambes, tête, poumon, foie et râtelle), tant lui déchiquetterais ses habillements à bâtons rompus, que le grand diole[6] en attendrait l’âme damnée à la porte. De ces tabus[7] je me passerais bien pour cette année et content serais n’y entrer point.

— Point donc ne vous mariez, répondit Pantagruel.

— Voire mais, dit Panurge, étant en état tel que je suis, quitte et non marié… notez que je dis quitte, en la male[8] heure, car étant bien fort endetté, mes créditeurs ne seraient que trop soigneux de ma paternité… mais quitte et non marié, je n’ai personne qui tant de moi se souciât et amour tel me portât qu’on dit être amour conjugal, et si par cas tombais en maladie, traité ne serais qu’au rebours. Le sage dit : « Là où n’est femme, j’entends mère-famille, et en mariage légitime, le malade est en grand estrif[9]. » J’en ai vu claire expérience en papes, légats, cardinaux, évêques, abbés, prieurs, prêtres et moines. Or là jamais ne m’auriez.

— Mariez-vous donc, de par Dieu, répondit Pantagruel.

— Mais si, dit Panurge, étant malade et impotent au devoir de mariage, ma femme, impatiente de ma langueur, à autrui s’abandonnait, et non seulement ne me secourût au besoin, mais aussi se moquât de ma calamité, et (que pis est) me dérobât, comme j’ai vu souvent advenir, ce serait pour m’achever de peindre et courir les champs en pourpoint.

— Point donc ne vous mariez, répondit Pantagruel.

— Voire mais, dit Panurge, je n’aurais jamais autrement fils ni filles légitimes, esquels j’eusse espoir mon nom et armes perpétuer, esquels je puisse laisser mes héritages et acquêts (j’en ferai de beaux un de ces matins, n’en doutez, et d’abondant[10] serai grand retireur de rentes), avec lesquels je me puisse ébaudir quand d’ailleurs serais méshaigné[11], comme je vois journellement votre tant bénin et débonnaire père faire avec nous, et font tous gens de bien en leur sérail et privé. Car quitte étant, marié non étant, étant par accident fâché, en lieu de me consoler, avis m’est que de mon mal riez.

— Mariez-vous donc, de par Dieu, répondit Pantagruel. »


  1. (Terme de jurisprudence).
  2. Plaisir.
  3. Pique.
  4. Moulinet.
  5. Tiers.
  6. Diable.
  7. Tracas.
  8. Mauvaise.
  9. Danger.
  10. En outre.
  11. Chagriné.