Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G19

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COMMENT GARGANTUA EMPLOYAIT LE TEMPS QUAND L’AIR ÉTAIT PLUVIEUX.


S’il advenait que l’air fût pluvieux et intempéré, tout le temps d’avant-diner était employé comme de coutume, excepté qu’il faisait allumer un beau et clair feu pour corriger l’intempérie de l’air. Mais après dîner, en lieu des exercitations[1], ils demeuraient en la maison, et par manière d’apothérapie[2] s’ébattaient à botteler du foin, à fendre et scier du bois, et à battre les gerbes en la grange. Puis étudiaient en l’art de peinture et sculpture, ou révoquaient en usage l’antique jeu des tales[3] ainsi qu’en a écrit Leonicus et comme y joue notre bon ami Lascaris. En y jouant, récolaient les passages des auteurs anciens esquels est faite mention ou prise quelque métaphore sur icelui jeu.

Semblablement, ou allaient voir comment on tirait les métaux, ou comment on fondait l’artillerie, ou allaient voir les lapidaires, orfèvres et tailleurs de pierreries, ou les alchimistes et monnayeurs, ou les hautelissiers[4], les tissotiers[5], les veloutiers[6], les horlogers, miralliers[7], imprimeurs, organistes[8], teinturiers, et autres telles sortes d’ouvriers, et partout donnants le vin, apprenaient et considéraient l’industrie et invention des métiers.

Allaient ouïr les leçons publiques, les actes solennels, les répétitions, les déclamations, les plaidoyers des gentils avocats, les concions[9] des prêcheurs évangéliques.

Passait par les salles et lieux ordonnés pour l’escrime, et là, contre les maîtres, essayait de tous bâtons[10], et leur montrait par évidence qu’autant, voire plus, en savait qu’iceux.

Et au lieu d’arboriser[11], visitaient les boutiques des drogueurs[12], herbiers[13] et apothicaires, et soigneusement considéraient les fruits, racines, feuilles, gommes, semences, axonges pérégrines[14], ensemble aussi comment on les adultérait. Allait voir les bateleurs, tréjectaires[15] et thériacleurs[16], et considérait leurs gestes, leurs ruses, leurs soubresauts et beau parler, singulièrement[17] de ceux de Chaunys en Picardie, car ils sont de nature grands jaseurs et beaux bailleurs de balivernes en matière de singes verts.

Eux retournés pour souper, mangeaient plus sobrement que ès autres jours, et viandes[18] plus dessiccatives et exténuantes, afin que l’intempérie humide de l’air, communiquée au corps par nécessaire confinité[19], fût par ce moyen corrigée, et ne leur fût incommode par ne soi être exercités[20] comme avaient de coutume.

Ainsi fut gouverné Gargantua, et continuait ce procès[21] : de jour en jour, profitant comme entendez que peut faire un jeune homme, selon son âge, de bon sens, en tel exercice ainsi continué, lequel, combien que semblât pour le commencement difficile, en la continuation tant doux fut, léger et délectable, que mieux ressemblait un passe-temps de roi que l’étude d’un écolier.

Toutefois Ponocrates, pour le séjourner[22] de cette véhémente intention[23] des esprits, avisait une fois le mois quelque jour bien clair et serein, auquel bougeaient au matin de la ville, et allaient ou à Gentilly, ou à Boulogne, ou à Montrouge, ou au pont Charenton, ou à Vanves, ou à Saint-Cloud. Et là passaient toute la journée à faire la plus grande chère dont ils se pouvaient aviser, raillants, gaudissants, buvants d’autant[24], jouants, chantants, darsants, se voitrants[25] en quelque beau pré, dénigeants[26] des passereaux, prenants des cailles, pêchants aux grenouilles et écrevisses.

Mais encore qu’icelle journée fút passée sans livres et lectures, point elle n’était passée sans profit, car en beau pré ils récolaient par cœur quelques plaisants vers de l’Agriculture de Virgile, de Hésiode, du Rustique de Politian, décrivaient quelques plaisants épigrammes en latin, puis les mettaient par rondeaux et ballades en langue française. En banquetant, du vin aigué[27] séparaient l’eau, comme l’enseigne Caton De re rust. et Pline, avec un gobelet de lierre, lavaient le vin en plein bassin d’eau, puis le retiraient avec un embut[28], faisaient aller l’eau d’un verre en l’autre, bâtissaient plusieurs petits engins automates, c’est-à-dire soi mouvants eux-mêmes.


  1. Exercices.
  2. Hygiène.
  3. Osselets.
  4. Tapissiers en haute lisse.
  5. Tisserands.
  6. Fabricants de velours.
  7. Miroitiers.
  8. Facteurs d’orgues.
  9. Harangues.
  10. Armes.
  11. Herboriser.
  12. Droguistes.
  13. Herboristes.
  14. Onguents exotiques.
  15. Jongleurs.
  16. Vendeurs de thériaque.
  17. Particulièrement.
  18. Mets.
  19. Contact.
  20. Exercés.
  21. Progrès.
  22. Faire reposer.
  23. Contention.
  24. En se faisant raison.
  25. Se vautrant.
  26. Dénichant.
  27. Mouillé d’eau.
  28. Entonnoir.