Gargantua et Pantagruel, Tome I (Texte transcrit et annoté par Clouzot)/Texte entier

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FRANÇOIS RABELAIS
Gargantua et Pantagruel
tome i

françois rabelais


AVERTISSEMENT


Le projet de donner un texte de Rabelais accessible à tous est loin d’être nouveau. Dès 1862 Burgaud des Marets et Rathery, en tête de leur excellente édition, avaient émis cette opinion très raisonnable que « le plus grand nombre des lecteurs… a la faiblesse de vouloir des livres lisibles ». Tout en reproduisant fidèlement le texte des anciennes éditions, ils avaient distingué les
i des j, les u des v, et rétabli la ponctuation selon les règles modernes. Mais leur Rabelais, comme celui de Jannet dans la Bibliothèque elzévirienne, exige encore un effort de lecture capable de décourager toute une catégorie de curieux, suffisamment avertis pour goûter les beautés de notre grand écrivain, mais pas assez familiarisés avec l’étude des textes pour lire couramment un auteur du xvie siècle. Nous avons pensé qu’on pouvait aller plus loin et, tout en respectant le texte original, qu’on pouvait le présenter sous une forme plus facilement assimilable, c’est-à-dire avec l’orthographe moderne.

Entendons-nous.

On a vu paraître depuis quelques années plusieurs Rabelais où, sous le prétexte de mettre notre grand auteur à la portée du public, les éditeurs se sont livrés à de véritables adaptations, défigurant le texte avec une maladresse qui serait touchante si elle ne constituait une véritable profanation envers un des chefs-d’œuvre les plus incontestables de notre langue. Leur transcription sacrilège ne laisse rien subsister du dessin primitif. C’est un badigeonnage grossier qui cache jusqu’au moindre trait de l’admirable fresque du xvie siècle.

Tel n’est pas notre but.

Nous avons voulu, au moment où les efforts d’un groupe de savants et de travailleurs, encouragés par une noble et généreuse initiative, vont enfin permettre aux érudits de lire Rabelais dans une édition critique, où la philologie, les sciences, la littérature antique, l’histoire, le folklore ne laisseront pour ainsi dire aucun point dans l’ombre, que les gens de goût, sans connaissances philologiques spéciales, puissent lire aussi notre grand écrivain.

Voici ce que nous leur apportons :

Notre texte suit mot pour mot celui de Rabelais, reproduisant pour le Ier et le IIe livres l’édition de François Juste, à Lyon, en 1542, pour le IIIe et le IVe celle de Michel Fezandat, à Paris, et pour le Ve (posthume) l’édition anonyme de 1565. Ce sont les textes mêmes adoptés par la savante édition de Marty-Laveaux, publiée chez Lemerre de 1868 à 1876. Nous avons seulement rétabli, dans le Gargantua, les traits des premières éditions contre la Sorbonne que Rabelais avait fait disparaître dans les éditions suivantes.

Les mots de la langue générale sont transcrits dans l’orthographe du dictionnaire moderne. Ceux de l’ancienne langue conservent la leur, tout en subissant eux aussi les simplifications d’une graphie moderne pour les y, les oi, les es, comme par exemple cestuy que nous écrivons cetui.

Pour les formes anciennes, nous avons conservé les plus caractéristiques en donnant en note le mot français équivalent. Certes, il eût mieux valu les respecter toutes, car notre choix, comme tous les choix, est forcément arbitraire, mais il nous a été dicté par le désir de concilier le respect de la langue de Rabelais avec la facilité du lecteur. Ainsi nous avons transcrit médecin pour medicin, esprit pour esperit, mais nous avons conservé dumet pour duvet, pigner pour peigner, etc., préférant encourir le reproche d’avoir été trop scrupuleux plutôt que de tomber dans le défaut contraire.

Pour les verbes, nous les avons conjugués suivant les règles de la grammaire moderne. Voulzit -voulut, prind -prit, vesquit -vécut, savant -sachant. Mais nous avons conservé les parfaits indéfinis : introduit pour introduisit, atteint pour atteignit, etc., familiers à Rabelais.

Là s’arrêtent nos libertés. Nous avons respecté scrupuleusement la syntaxe, laissant au féminin des mots comme arbre, âge, navire, espace, au masculin des termes comme affaire, étude, enclume, sauce, offre, etc., n’accordant pas les participes passés quand Rabelais néglige de le faire, donnant au contraire le pluriel aux participes présents que la grammaire nous prescrit de laisser invariables, et conservant le que où nous mettrions aujourd’hui qui. Cependant nous avons laissé invariable le pronom leur que Rabelais met le plus souvent au pluriel, la forme moderne se rencontrant aussi chez notre auteur

Tel qu’il est, notre texte n’arrêtera, nous l’espérons, aucun lecteur. Nous avons donné, en note, au bas des pages, l’équivalent moderne de tous les mots de l’ancienne langue et même des formes anciennes, sans craindre de répéter la traduction chaque fois que le mot revenait dans le texte. Nous aurions aimé, — et le lecteur s’en serait évidemment bien trouvé — y joindre lignes d’explications et de commentaires, mais nous aurions dépassé notre but qui est uniquement de donner un texte lisible sous un petit volume. D’autres éditions, en particulier l’édition critique de M. Abel Lefranc, dont nous nous honorons d’être un des collaborateurs, combleront aisément cette lacune pour les érudits qui voudront pénétrer jusqu’à la substantifique moelle.

En revanche on trouvera en tête de notre texte une vie de Rabelais mise au courant des découvertes les plus récentes, un résumé chronologique des dates les plus utiles à retenir, et un choix d’opinions empruntées aux écrivains anciens et modernes sur le grand Tourangeau et son œuvre.

Malheureusement, la nécessité de faire court nous a obligé à opérer quelques coupures. Mais sur ce point également, il importe de ne laisser subsister aucun malentendu. Nos suppressions ne portent pas sur les passages « scabreux » : notre Rabelais n’est pas une édition ad usum Delphini. Forcé, pour rentrer dans le cadre d’une collection destinée à une grande diffusion, de sacrifier certains chapitres, nous avons supprimé ceux qui paraissaient les moins intéressants pour les lecteurs, tels que la liste des jeux de Gargantua, le catalogue des livres de la bibliothèque Saint-Victor, la nomenclature des cuisiniers de la Truie ou des mets des Gastrolâtres, les pièces de vers et d’autres passages qui n’ajoutent rien à la gloire littéraire de Rabelais. Nous avons supprimé également les prologues : c’est la seule fois où nous ayons maudit la tyrannie de la mise en pages.

Quant au Ve livre, nous n’en donnons que de courts extraits. Bien que la question de son authenticité n’ait rien à démêler avec une édition comme la nôtre, nous avons pensé que nous pouvions en prendre plus à notre aise avec un livre où les rédacteurs ont très certainement utilisé des matériaux trouvés dans les papiers de Rabelais après sa mort, mais où l’on cherche en vain la verve du maître, sa bonne humeur débordante, son génie du dialogue, aussi bien que le rythme de sa phrase et le charme de son abondance verbale.

Telle qu’elle est, nous savons que notre édition soulèvera plus d’une critique. Nous les acceptons d’avance, en alléguant pour seule excuse que nous n’avons eu d’autre but que d’être utile aux gens de goût et de faire partager au plus grand nombre de lecteurs possible l’amour sans bornes que nous inspire l’œuvre géniale du grand Tourangeau.

H. C.


Gargantua et Pantagruel

VIE DE RABELAIS


La fantaisie qui préside aux prouesses de Gargantua et de Pantagruel a débordé du roman sur la vie de l’auteur. Elle l’a fait naître dans un cabaret, au bruit des pots et des chansons, la même année que Luther et Raphaël, en 1483.

La vérité est que François Rabelais a vu le jour une dizaine d’années plus tard, à Chinon, ou plus probablement à la Devinière, petite maison des champs que sa famille possédait à une lieue et demie de la ville, Son père, Antoine Rabelais, sénéchal de Lerné, conseiller et avocat au siège de Chinon, suppléant du lieutenant particulier, mourut vers la fin de 1534, laissant, outre la Devinière, le château et maison noble de Chavigny-en-Vallée (Maine-et-Loire), la métairie de la Pomardière, et plusieurs autres biens dans les paroisses de Chinon, de Seuilly et de Cinais (Indre-et-Loire). Sa maison d’habitation, en rapport avec sa fortune, se trouvait à Chinon, rue de la Lamproie, no 15, à l’emplacement désigné aujourd’hui par une plaque commémorative.

Nous voilà loin de l’aubergiste, et même de l’apothicaire imaginé par les biographes !

Une autre tradition, conforme cette fois à la vraisemblance, veut que le grand Tourangeau ait commencé ses études à l’abbaye bénédictine de Seuilly, voisine de la Devinière, et les ait continuées au couvent de la Baumette, près d’Angers où il aurait eu pour condisciples les frères du Bellay et Geoffroy d’Estissac. Mais le renseignement est vague et autant vaut dire que nous ne savons rien de certain sur les années d’enfance et de jeunesse de Rabelais, avant 1520. À cette date, il a revêtu la robe de cordelier au couvent de Fontenay-le-Comte, commençant à se faire un renom d’humaniste et d’érudit au-dessus de son âge.

La capitale du bas Poitou abritait alors un petit cénacle de jurisconsultes savants qui accueillirent à bras ouverts le fils du légiste chinonais. C’étaient le lieutenant du roi Artus Cailler, et son gendre le savant André Tiraqueau, l’avocat du roi Jean Brisson, Hilaire Goguet, sénéchal de Talmond, Amaury Bouchard, lieutenant de la sénéchaussée de Saintes. Sous le « berceau de lauriers » du jardin de Tiraqueau, venait s’asseoir aussi Geoffroy d’Estissac, évêque de Maillezais, protecteur et mécène de ce petit monde de lettrés dont il conviait les plus favorisés à son château de l’Hermenault ou à son prieuré de Ligugé.

Dans son couvent même, Rabelais trouva un compagnon d’études et un mentor dans la personne de Pierre Amy, zélé partisan des idées nouvelles, en relations épistolaires avec l’illustre Budé, le rénovateur des études classiques en France. Sous de tels maîtres, son ardeur à apprendre fut si dévorante qu’on pourrait lui appliquer ce qu’il disait lui-même de Pantagruel : « Tel était son esprit entre les livres comme est le feu parmi les brandes. » Il fut bientôt en mesure de faire une traduction du premier livre d’Hérodote (aujourd’hui perdue) et de correspondre avec Budé dans la langue de Platon.

La correspondance échangée entre le savant lecteur de François Ier, Rabelais et Pierre Amy, les épîtres et préfaces de Tiraqueau et de Bouchard, jettent seules quelque lueur sur les années de « moniage » du grand Tourangeau entre 1520 et 1524. Encore s’étendent-elles bien plus complaisamment en périodes cicéroniennes et en développements oratoires qu’elles ne contiennent de faits précis.

Cependant deux lettres de Budé nous apprennent qu’un événement fâcheux vint interrompre les études des deux amis à la fin de 1523. Leurs relations suspectes au dehors, leur amour des livres, et surtout des livres grecs toujours soupçonnés d’hérésie, leur avaient attiré l’animadversion de moines ignorants et grossiers. On fouilla leurs cellules. On saisit livres et papiers. Pierre Amy, plus exposé, prit la fuite. Rabelais s’en tira à meilleur compte, sans doute grâce à la protection de l’évêque et du lieutenant du roi, qui firent entendre aux cordeliers qu’ils allaient s’attirer l’hostilité de gens en crédit.

Mais l’avertissement ne fut pas perdu. Privé de la société de son Pylade (Amy était allé chercher refuge dans un couvent bénédictin près d’Orléans), menacé de nouvelles persécutions, maître François employa Geoffroy d’Estissac à le tirer de Fontenay. Grâce à cette intervention, on peut le croire, le pape Clément VII l’autorisa à quitter son ordre et à revêtir l’habit de Saint-Benoît. Il entra au monastère de Maillezais, dont son bienveillant protecteur était abbé, et y resta « plusieurs années », sans que l’on puisse autrement préciser. On sait cependant que le prélat, de plus en plus charmé de son savoir et de ses entretiens, l’attacha à sa personne comme secrétaire, en lui faisant entrevoir l’obtention d’un bénéfice, qui semble être toujours resté à l’état de promesse.

On aimerait à être mieux renseigné sur ces années, les plus belles peut-être de la vie de Rabelais et les plus heureuses, puisqu’elles n’ont pas d’histoire. On voulait connaître, autrement que par quelques vers de Jean Bouchet, les réunions de lettrés à Fontaine-le-Comte (Vienne) où le bon Tourangeau devisait « au clair matin » près d’une source limpide, avec le maître du logis, « le noble Ardillon », et ses amis, le voyageur Quentin, le cordelier Trojan, le légiste Nicolas Petit. On désirerait surtout un peu de lumière sur le séjour à Ligugé, dont Geoffroy d’Estissac était prieur, et où il s’entourait, comme les prélats italiens de la Renaissance, de toute une cour d’érudits et de poètes.

Que dura cette vie charmante dans les thélèmes poitevines ? Des mois ou des années ? Nul ne le saurait dire. Mais il est probable que Rabelais mit à profit ces loisirs exempts de soucis matériels pour acquérir ce savoir encyclopédique qui devait faire l’admiration de ses contemporains, et s’initier à l’étude de la médecine, sa science préférée. Puis, entraîné par son humeur vagabonde, il endossa la soutane de prêtre séculier, et se mit à voyager, tantôt exerçant le ministère sacré, tantôt utilisant ses connaissances médicales dans les maisons de son ordre. C’est ainsi, sans doute, qu’il visita les universités d’Angers, de Bourges, d’Orléans, et qu’il arriva à Paris en 1528 ou 1529, suivre les leçons de la Faculté de médecine. Peut-être même, comme son héros Pantagruel, élit-il domicile à l’hôtel ou collège de Saint-Denis, tout près des Grands Augustins, dans une maison spécialement consacrée aux novices de l’ordre de Saint-Benoît qui poursuivaient leurs études dans la capitale.

Ce n’est pas tout à fait ce qu’on peut appeler jeter le froc aux orties !

Nous retrouvons Rabelais à la Faculté de médecine de Montpellier, où il obtient, presque aussitôt son arrivée, le grade de bachelier (26 octobre 1530), et où il professe au printemps suivant un cours de trois mois sur les Aphorismes d’Hippocrate et l’Ars parva de Galien. Il y était encore en octobre (1531, ayant passé sans doute l’été à excursionner dans le Midi, à Narbonne, à Castres, à Agen, avec, comme intermède, la représentation de la Femme mute, cette farce joyeuse qu’il joua à Montpellier avec ses amis Ant. Saporta, Guy Bourguier, Balthazar Noyer, Tolet, Jean Quentin, François Robinet, Jean Perdrier.

Quelques mois plus tard, emportant une réputation médicale bien établie, il partait pour Lyon qui allait être pendant dix ans le centre de ses études et sa véritable patrie intellectuelle.

Libraires et imprimeurs lyonnais rivalisaient à cette époque avec leurs confrères parisiens. Les Gryphe, les Juste, les Nourry, groupaient autour de leurs presses toute une pléiade d’érudits et de gens de lettres, occupés à corriger de savantes éditions grecques et latines, ou à mettre au goût du jour les monuments de la vieille littérature nationale, La proximité des Alpes, déversant à Lyon un flot incessant d’auteurs italiens, en faisait un centre intellectuel moins original peut-être, mais à coup sûr aussi actif que Paris.

Dès ses premiers pas dans cette cité du livre, Rabelais est comme grisé. Coup sur coup, il publie une édition des Lettres médicales d’un médecin ferrarais Giovanni Manardi (juin 1532), une réimpression des Aphorismes d’Hippocrate en juillet, le Testament de Lucius Cuspidius en septembre. Il met son nom sur un Almanach pour 1533 et une Pronostication imitée des oracles en vogue de Nuremberg ou de Louvain. Il ne dédaigne même pas, peut-être, de revoir un assez piètre livret de colportage populaire : les Grandes et inestimables cronicques du grant et énorme géant Gargantua, qui met en scène les prouesses d’un héros légendaire remontant au moins au xve siècle. C’est le succès de ce petit livre de colportage dont il est plus vendu en deux mois que de bibles en neuf ans, qui l’amène à écrire en 1532 les Horribles et espouvantables faicts et prouesses du très renommé Pantagruel, roy des Dipsodes, et, en 1534, la Vie inestimable du Grand Gargantua, père de Pantagruel.

Les deux premiers chapitres du roman rabelaisien étaient nés.

L’admirable épopée bouffonne ne prolita guère tout d’abord à son auteur. Le bénéfice des éditions successives, alla, selon l’usage du temps, aux imprimeurs, et Rabelais ne connut peut-être même pas la gloire littéraire, car ni l’un ni l’autre des deux livrets ne parut sous son nom. Sur le Pantagruel il anagrammatisa François Rabelais en « Alcofribas Nasier », et sur le Gargantua il se dit « abstracteur de quintessence ». Mais, en revanche, ses publications savantes, aujourd’hui plus sévèrement jugées, lui valurent des résultats appréciables et immédiats.

Grâce à elles, au mois de novembre 1532, les conseillers du grand hôpital de Lyon l’attachèrent à leur établissement, bien qu’il n’eût encore que le grade de bachelier et qu’il ne prit le titre de docteur que par un abus assez général à l’époque. Il vit grandir sa réputation de médecin érudit. Des dissections anatomiques — une curiosité pour l’époque — lui valurent un renom de novateur avisé, Quant à sa qualité d’humaniste, la lettre fameuse qu’il adressa à Érasme, le 30 novembre 1532, atteste en quelle estime le tenaient les plus grands esprits de son temps.

Est-ce à cette période de sa vie qu’il faut rapporter la naissance de ce jeune Théodule, de ce fils mystérieux qui mourut à deux mois, après avoir vu des cardinaux romains incliner leur pourpre sur son berceau ? Touchante énigme posée par des vers de Boyssonné, docte professeur à la faculté de Toulouse : « Lugdurum patria, at pater est Rabelæsus,… Lyon est sa patrie, Rabelais est son père ; qui les ignore tous les deux ne connaît pas deux grandes choses en ce monde ! »

Dans tous les cas, c’est de ce séjour à Lyon que date l’amitié de Rabelais avec Étienne Dolet, et les premiers témoignages de la protection des frères du Bellay. Faveur si étroite, si longtemps soutenue, que les biographes, pour l’expliquer, l’ont fait remonter à une camaraderie de collège au couvent de la Baumette !

Au milieu de janvier 1534, Jean du Bellay, évêque de Paris, envoyé à Rome comme ambassadeur près du Saint-Siège, attacha le médecin de l’Hôtel-Dieu à sa personne et l’emmena en Italie. Ils y restèrent deux mois, l’évêque à négocier sur le divorce du roi d’Angleterre, Rabelais à visiter la ville des papes avec ses amis Nicolas Leroy et Claude Chapuis, et à s’enquérir des plantes et des curiosités naturelles du pays. Même, il avait fait le projet de composer une description complète de Rome, dont il était arrivé à connaître jusqu’à la moindre ruelle, quand un antiquaire milanais le devança. L’ambassade revenue à Lyon, aù milieu de mai, la Topographia antiquæ Romæ de Marliani était prête à paraître. Rabelais dut se contenter d’en donner une édition revue et complétée qui parut chez Gryphe quatre mois plus tard.

Voilà le médecin revenu au chevet de ses malades « très précieux », auprès de qui, disons-le à son honneur, il s’était fait régulièrement remplacer. Mais une nouvelle absence, au début de 1535, motivée par les mesures de rigueur prises contre les suspects de luthéranisme, obligea les recteurs de l’hôpital à chercher un nouveau médecin. Le 5 mars, après avoir patienté quelque temps, sur l’assurance que Rabelais était à Grenoble et qu’il n’allait pas tarder à regagner Lyon, on lui donna un successeur.

Maître François se consola en repartant au milieu de l’été pour l’Italie avec Jean du Bellay, devenu cardinal. Il s’arrêta à Ferrare, à la cour de la duchesse Renée de France, où se trouvaient Clément Marot et Lion Jamet, contraints à l’exil par l’affaire des « placards ». Il visita Florence, émerveillé « de la structure du dôme, de la somptuosité des temples et palais magnifiques ». Il reprit surtout à Rome sa vie d’observateur curieux, en « compagnie de gens studieux, amateurs de pérégrinités », comme le voyageur André Thevet à qui il servit de guide et d’introducteur. Un jour il assistait à l’entrée d’Alexandre de Médicis, une autre fois la maison du pape allait au-devant des ambassadeurs vénitiens. À tout instant on s’attendait à l’arrivée de Charles-Quint. La ville était pleine d’Espagnols. On abattait églises et palais pour préparer une voie triomphale à César.

Puis c’étaient les entrevues diplomatiques auxquelles le cardinal du Bellay le faisait assister, les démarches en cour de Rome pour les affaires de l’évêque de Maillezais, les fleurs ou les légumes nouveaux à envoyer à son protecteur pour les jardins de Ligugé ou de l’Hermenaud. C’étaient surtout les sollicitations et les suppliques nécessitées par la régularisation de sa propre situation monastique.

Telle fut la vie de Rabelais jusqu’au printemps de 1536. Quand il rentra en France, il emportait une absolution du pape Paul III, conçue dans les termes les plus honorables, avec permission de pratiquer librement l’art de la médecine, et de reprendre l’habit de Saint-Benoît dans un monastère de l’ordre autre que celui de Maillezais.

Cette clause visait l’abbaye de Saint-Maur-des-Fossés, dont Jean du Bellay était abbé, et où il offrit asile à son protégé, sous une règle religieuse d’autant moins sévère que le monastère, venant d’être érigé en collégiale, maître François devint chanoine prébendé.

Il est à croire qu’il passa quelque temps dans « ce paradis de salubrité, aménité, sérénité, commodité, délices et tous honnêtes plaisirs d’agriculture et de vie champêtre ». Au moins le trouve-t-on à Paris, en février 1537, parmi les convives d’un banquet offert à Étienne Dolet, qui venait d’être grâcié d’une accusation de meurtre. Les bienfaits du cardinal l’ont mis en vue. Il prend place aux côtés de Budé, de Marot et des plus renommés humanistes. On le traite d’honneur de la médecine. On va jusqu’à dire qu’il peut « rappeler les morts des portes du tombeau et les rendre à la lumière ». Son habileté dans ses missions d’Italie lui a valu le titre envié de maître des requêtes.

Mais son humeur changeante reprend vite le dessus. On a grand peine à suivre sa carrière vagabonde, Le voilà à Montpellier, où il prend enfin le grade de docteur (22 mai 1537), et où il invente un instrument de chirurgie, le glottotomon. Au milieu de l’été il est à Lyon, et une correspondance imprudente avec un personnage de Rome lui vaut une fâcheuse affaire et des menaces d’arrestation. À l’automne il revient à Montpellier faire le cours obligé « au grand ordinaire », et expliquer les Pronostiques d’Hippocrate, devant un auditoire assidu. En juillet 1538 il assiste en qualité de maître des requêtes à l’entrevue d’Aigues-Mortes, entre François Ier et Charles-Quint, et suit le roi lorsque la cour revient à Lyon en remontant le Rhône.

Puis nous perdons sa trace. Peut-être faut-il placer ici un séjour aux îles d’Hyères où il aurait écrit une partie du Tiers livre. Peut-être a-t-il regagné Montpellier dans le courant de 1539, car le 13 août, un étudiant de l’Université le choisit pour patron. Mais, en 1540, nous le retrouvons, d’une façon certaine et pour la troisième fois, en Italie.

À ce voyage, il accompagne en qualité de médecin le frère cadet du cardinal du Bellay, Guillaume de Langey, gouverneur de Turin et vice-roi de Piémont. Les lettres du savant Pellicier, évêque de Montpellier et ambassadeur à Venise, nous le montrent occupé avec ce prélat à la recherche de manuscrits hébraïques, syriaques et grecs pour la bibliothèque du roi, et jouissant de la plus entière confiance de son maître. Une nouvelle imprudence de plume, qui lui fit confier à un ancien ami, Barnabé de Voré, des secrets d’importance, ne lui aliéna pas cette bienveillance, mais il dut rentrer en France au mois de décembre, pour empêcher l’affaire d’avoir des suites fâcheuses.

Au printemps, il est de retour à Turin, dans cette petite cour de Français italianisants, où François Errault, plus tard garde des sceaux, Guillaume Bigot, Claude Massuau, et surtout Étienne Lorens, seigneur de Saint-Ayl, sont pour lui des amis de tous les instants. Il ne quitte le Piémont qu’à la fin de l’année, lorsque Langey rentre en France pour aller rendre compte de sa mission à la cour (novembre 1541).

On passe les Alpes, on s’arrête à Lyon. Rabelais remet à l’imprimeur Sébastien Gryphe les Stratagèmes, c’est-à-dire prouesses et ruses de guerre, de Guillaume du Bellay, qu’il avait composés en latin et que Claude Massuau avait mis en français. Il surveille en même temps chez Juste la réimpression des deux premiers livres de son roman, dont il supprime les passages qui pouvaient lui attirer les foudres de la Sorbonne. L’anonymat, évidemment, était depuis longtemps percé : le médecin tourangeau de 1532, devenu maintenant un personnage et comme il le dirait lui même : « Monsieur du Rabelais » jugeait prudent de ménager les puissances. Faute d’avoir tenu compte de ces prudentes modifications dans une édition subreptice, Dolet s’attire la colère de l’auteur, et sous le masque de l’imprimeur se voit traité, par son ancien ami, avec une rigueur extrême.

Pendant que Langey reste à Paris, Rabelais va se reposer aux environs d’Orléans, au château de Saint-Ayl, où Étienne Lorens lui offre une plantureuse hospitalité. Il lit Platon, il écrit à ses amis d’Orléans, l’avocat Antoine Hullot, l’élu Pailleron, le savant Daniel, sans oublier Claude Framberge, scelleur de l’évêché, pour les inviter à venir déguster le vin ducru et les délicieux poissons de la Loire (mars 1542).

Cette vie charmante dure jusqu’au mois de mai, où vient le moment de regagner l’Italie. Plus que jamais Guillaume du Bellay a besoin de son médecin : sa santé chancelante va de mal en pis. En octobre, se sentant plus gravement atteint, le « bon seigneur » demande son rappel, et le 13 novembre il dicte son testament où Rabelais se trouve compris pour une rente de 150 livres tournois, en attendant un bénéfice d’un produit double. Toute la maison reprend la route de France et passe les monts en plein hiver. À Lyon, Guillaume du Bellay refuse de s’arrêter, malgré l’avis des médecins, et le 9 janvier 1543 il meurt à Tarare au milieu de ses familiers et de ses serviteurs consternés.

« Il m’en souvient, écrit Rabelais dix ans plus tard, et encore me frissonne et tremble le cœur dedans sa capsules… Amis, domestiques et serviteurs du défunt et tous effrayés se regardaient les uns les autres en silence sans mot dire de bouche, mais bien tous pensants et prévoyants en leurs entendements que de bref seroit France privée d’un tant parfait et nécessaire chevalier à sa gloire et protection. »

Il fallut ramener le corps. Le bon Tourangeau et son ami Étienne Lorens conduisirent le cortège funèbre et arrivèrent à Saint-Ayl, le 30 janvier, incertains de la direction à suivre. L’ordre vint enfin de continuer sur le Mans où les obsèques eurent lieu le 5 mars : pendant le désordre du voyage, un Allemand au service du défunt déroba ses papiers que Rabelais avait renfermés dans les coffres du bagage.

Cette mort, dont le retentissement fut énorme en France, en Italie, et même en Allemagne où Langey avait rempli d’importantes missions, privait maître François d’un puissant protecteur, mais en même temps elle lui donnait la notoriété qui s’attache toujours à quelqu’un qui vient d’être mêlé à de grands événements. Cependant l’effet ne s’en fit pas sentir sur-le-champ, car pendant plus de deux ans rien ne nous parle de Rabelais. Tout porte à croire que, sans quitter le service des du Bellay, il se rapprocha de ses amis du Poitou, qu’il n’avait jamais oubliés. L’évêque de Maillezais était mort (1543), mais son neveu et héritier Louis d’Estissac continuait les bons offices du prélat, et c’est sans doute à son château de Coulonges-les-Royaux (Deux-Sèvres) ou de la Brosse (Charente-Inférieure) que l’auteur de Pantagruel chercha à oublier dans le calme et la retraite tant de tragiques événements. Il se mit en devoir de terminer son troisième livre.

Au mois de septembre 1545 la composition en était assez avancée pour qu’il dût songer à solliciter un privilège du roi. Il l’obtint dans les termes les plus flatteurs, malgré l’opposition de la Sorbonne, réduite au silence par l’intervention de Marguerite de Navarre, et par la lecture de son livre que fit à François Ier Pierre Duchâtel, évêque de Tulle. Fort de l’approbation royale, Rabelais mit pour la première fois son nom sur le titre.

Il avait alors dépassé la cinquantaine. Il était connu comme médecin, comme diplomate, comme légiste, comme humamiste et comme poète, mais ses amis seuls songeaient, et pour cause, à le louer d’avoir mis au monde un roman immortel. Il avait enrichi ses imprimeurs. La gloire d’avoir écrit Gargantua et Pantagruel, ne lui arrivait que six ans avant sa mort.

Quand le Tiers livre parut à Paris, chez Chrestien Wechel, en 1546, Rabelais était sur la route d’Allemagne, fuyant la réaction qui venait de se déchaîner et allait aboutir au supplice d’Étienne Dolet, Au mois d’avril on le trouve à Metz, sans doute chez son fidèle Saint-Ayl qui y possédait une maison et des bois. Une place de médecin stipendié de la ville, à 120 livres d’appointements, lui permet, en « vivotant » aussi frugalement que possible, de s’entretenir « honnêtement » et de faire honneur à la maison dont il « était issu à sa départie de France ».

C’est en ces termes que le 6 février 1547 il s’adresse au cardinal du Bellay pour lui demander des secours. Mais la réponse à sa supplique n’a pas le temps d’arriver qu’éclate comme un coup de foudre la mort de François Ier, bouleversant toutes les charges de la cour et envoyant le cardinal Rome avec la surintendance des affaires royales.

Rabelais rentra-t-il à Paris, comme une allusion au duel fameux de la Chataigneraye et de Jarnac semble l’indiquer ? Alla-t-il rejoindre son protecteur en Italie et laissa-t-il prudemment la frontière entre lui et ses ennemis, qui ne parlaient rien moins que de le brûler avec ses livres ? Cette dernière conjecture est la plus plausible : c’est sans doute un messager qui porta à l’imprimeur les premiers chapitres du Quart livre, parus à Lyon dans les premiers mois de 1548.

En tous cas, Rabelais était certainement à Rome avant le mois de juin 1548, et il y était encore au printemps suivant lorsque le cardinal donna sa fête fameuse en l’honneur de la naissance du duc d’Orléans, fils d’Henri II et de Catherine de Médicis (mars 1549). Féérie merveilleuse, composée de combats sur terre et sur eau, de courses de taureaux, de défilés de troupes, de tableaux mythologiques, de festins, de feux d’artifice dont maître François, sans doute un des principaux organisateurs, fit imprimer le récit par Gryphe sous le titre de Sciomachie !

Ce dernier séjour au-delà des monts, sans doute aussi fécond pour Rabelais que les précédents, est celui sur lequel nous sommes le moins bien renseignés. Autant dire que nous n’en savons rien. Au mois de novembre 1549 le cardinal, qui s’était mis en route pour la France, reçoit l’ordre de revenir à Rome et d’assister au conclave. Rabelais le devance à Paris, rapportant au complet le manuscrit du Quart livre.

Cette fois, maître Alcofribas pouvait se croire à l’abri des inconstances du sort. Avec son bon sens aiguisé de finesse qui lui fit toute sa vie garder un pied dans les deux camps, il s’était assuré la protection des nouveaux conseillers du roi Henri II, du cardinal de Guise, chef de la faction catholique, et du cardinal de Châtillon, manifestement incliné vers la Réforme. Il vivait tranquille au château de Saint-Maur où le cardinal, revenu malade d’Italie, récompensait les soins de son médecin en lui faisant obtenir les cures de Saint-Christophe du Jambet, au diocèse du Mans, et de Meudon (18 janvier 1550). Le 6 août 1550, le roi avait gracieusement accordé un privilège pour le Quart livre, qui servait sa politique gallicane du moment.

Mais Rabelais ne devait pas, cette fois plus que les autres, échapper à ses ennemis sorbonnicoles. Le Quart livre, le plus hardi de son œuvre, était à peine mis en vente (28 janvier 1552) que la Faculté de théologie le censurait, et comme Henri II dans l’intervalle avait fait sa paix avec Rome, le Parlement condamna ses attaques contre la papauté et les sacro-saintes Décrétales. Parmi les douze juges qui siégeaient ce jour-là, figurait André Tiraqueau, l’ami Fontenay-le-Comte, celui que maître François appelait « le bon, docte, sage, tant humain, tant débonnaire et équitable ».

Nous voici à la fin de la carrière. L’incertitude qui entoure la naissance du grand Chinonais enveloppe ses dernières années. Tout porte à croire qu’elles furent troublées. Malade, (on n’en peut douter en voyant avec quelle ferveur il demande et souhaite la santé au début de son Quart livre), persécuté à la fois par les protestants et la Sorbonne, on ignore où il abrita ses derniers jours. Le bruit de son emprisonnement même parmi ses amis À la fin de 1552. Le 9 janvier 1553, il résigna ses cures, et le 9 avril 1553, selon un épitaphier manuscrit de l’église Saint-Paul, il mourut à Paris, dans une maison de la rue des Jardins.

Le cardinal du Bellay alla prendre à Rome sa dernière retraite sans son compagnon de vingt ans.


L’HOMME ET L’ŒUVRE


On ne chante pas impunément les plaisirs de la table et le libre exercice de toutes les fonctions naturelles.

Rabelais était à peine mort que Ronsard lui composait une épitaphe bachique qui allait fixer pour des siècles sa physionomie de Silène bouffon :

……………………………………
Jamais le soleil ne l’a veu
Tant fut-il matin qu’il n’eust beu,
Et jamais au soir la nuit noire,
Tant fut tard, ne l’a veu sans boire,
Car altéré sans nul séjour
Le gallant boivoit nuit et jour.

Mais quand l’ardante canicule
Ramenoit la saison qui brule,
Demi-nus se troussoit les bras,
Et se couchoit tout plat à bas
Sur la jonchée, entre les taces,
Et parmi les escuelles grasses

Sans nulle honte se souillant,
Alloit dans le vin barbouillant
Comme une grenouille en la fange.
……………………………………

Ronsard, qui avait puisé ses principaux traits dans l’Anthologie grecque où ils s’appliquent à Anacréon, ne prenait sans doute pas au sérieux son amplification poétique. Mais la carrière de maître François était trop mal connue pour que la postérité pût faire la part de la vérité dans ce portrait du bon biberon. Le tableau s’adaptait à merveille à certains héros du roman. Il n’en fallait pas plus pour qu’on l’appliquât à l’auteur. La légende du Rabelais bouffon et gaillard était née.

Elle se développa avec une rapidité et une ampleur surprenantes. Anecdotes, traits plaisants, bons mots, se groupèrent autour des rares détails exacts qui surnageaient, composant pour la légende une figure de moine buveur et charlatan presque impossible à détruire. On le représenta au couvent de Fontenay, mélant au vin des frères des drogues aphrodisiaques, ou à Paris, déguisé d’une robe verte et d’une fausse barbe, répondant au chancelier Duprat en autant de dialectes que Panurge à Pantagruel. On le figura à Rome, s’offrant, en guise de saint, à la vénération des fidèles et scandalisant le pape par de grossières irrévérences. On l’imagina à Lyon feignant un complot contre les jours du roi pour se faire arrêter et ramener à Paris sans bourse délier : — le quart d’heure de Rabelais !

Les derniers moments, surtout, eurent le singulier privilège de multiplier les bons mots. Il demande à mourir dans un froc ou domino de bénédictin, à cause de cette parole du psalmiste : Beati qui moriuntur in Domino. Il dit en voyant le prêtre lui apporter la communion : « Je crois voir mon Dieu tel qu’il entra à Jérusalem, triomphant et porté par un âne. » Il fait ce testament burlesque : « Je n’ai rien, je donne le reste aux pauvres, » et meurt sur ce mot de la fin : « Tirez le rideau, la farce est jouée. »

Est-il besoin de faire remarquer l’invraisemblance de cette légende, en contradiction avec tont ce que nous savons maintenant de la vie de Rabelais ? Est-ce là le maître des requêtes du roi, le protégé de Marguerite de Navarre, le familier des princes de l’Église et des plus grands seigneurs de son temps, le correspondant d’Érasme, de Budé, l’ami des Tiraqueau, de Bouchet, de Pélicier, des plus graves et des plus doctes humanistes ? Tant de preuves d’estime et de considération ne pouvaient aller à un histrion buveur et bouffon. Les contemporains n’auraient su se tromper aussi grossièrement.

Des critiques modernes, en parlant du grand Tourangeau, sont tombés dans une erreur contraire. Pour réagir contre le travestissement bachique de la Pléiade, ils ont donné à leur personnage une figure de censeur austère, de philosophe chagrin, qui lui va, faut-il le dire ? encore moins que l’autre. Ils en ont fait un réformateur à outrance, un démolisseur du vieux monde, ébranlant de son rire immense les piliers de l’édifice social, un précurseur de la Révolution française, annonçant dès le xvie siècle la chute de l’ancien régime et la Déclaration des droits de l’homme. Janus à double face, il n’aurait pris le masque comique que pour débiter impunément de dangereuses vérités. Il aurait contrefait l’insensé comme Brutus pour échapper aux tyrans, et semé l’ordure dans son livre pour en dégoûter ses lecteurs, à la façon de Solon simulant l’ivresse.

C’est, avouons-le, bien mal connaître maître Alcofribas que de prendre son rire pour un déguisement. La sympathie qu’il manifeste pour les bons vivants, pour les repas plantureux, pour les tours même les plus risqués de ses mauvais sujets, est trop vive pour être feinte. Elle présente un accent de sincérité que l’art le plus consommé serait impuissant à simuler. Le rire est le fond même du caractère de Rabelais. Son génie, c’est la belle humeur.

Quant à son action sociale immédiate, il faut sans doute en faire son deuil. Jamais homme de cette valeur n’exerça moins d’influence sur les contemporains. Beaucoup connaissaient le médecin et le savant. Bien peu l’auteur de Gargantua et de Pantagruel. Ceux qui savaient que maître Alcofribas Nasier et le maître des requêtes du roi ne faisaient qu’un, voyaient dans son livre un amusement d’honnêtes gens, un divertissement d’après souper. Rabelais n’était dangereux pour personne. À peine trouvait-on parfois qu’il parlait et surtout qu’il écrivait un peu trop.

Le moyen de prendre au sérieux ses réformes ! L’auteur lui-même y croit-il bien quand il les date d’Utopie ? On le sait ami de l’ordre, praticien prudent, prêchant le retour à l’antiquité comme source de toute science, linguiste savant, ennemi des nouveautés dans le langage et dans les mœurs, champion déclaré de la littérature du passé, jusque dans les pronostications et les romans de chevalerie. Y a-t-il vraiment là de quoi révolutionner un siècle ?

Les protestants, remarquons-le, ne s’y trompèrent guère. Si les « démoniacles Calvins, imposteurs de Genève » unirent leurs invectives contre l’auteur de Pantagruel, c’est qu’il avait refusé de les suivre dans leur action réformatrice, qu’il les avait abandonnés en route pour rester avec les modérés.

Et voilà le véritable Rabelais qui nous apparaît. Ni bouffon, ni démolisseur, esprit merveilleusement pondéré, comine le climat de sa benoîte Touraine, avide de tout savoir et de toute science, mais, comme beaucoup de savants, ami de son repos et peu désireux de compromettre la sécurité de ses chères études dans les luttes politiques et religieuses. Équilibriste à la façon d’Érasme, il sait, avec une opportunité que nous voudrions peut-être moins habile, se concilier l’amitié des grands dans tous les partis. Il gouverne sa barque en prenant les événements du bon côté et les gens tels qu’ils sont, excellent exemple à donner à une époque où les flammes du bûcher de Servet répondent à l’autodafé de Dolet, où l’on va bientôt s’égorger au nom de la Réforme et de la Ligue.


Tel est l’homme, ou plutôt tel nous pouvons nous le figurer d’après le peu que nous savons de sa vie. Son œuvre, au moins, s’offre à nous presque entière et nous permet d’embrasser sous toutes ses faces son admirable talent.

Roman satirique ! il faut bien lui laisser ce nom, puisque le mot humour — ne l’a-t-on pas déjà remarqué ? — n’existe pas dans la langue française, et que nous avons peine à nous imaginer une œuvre où l’auteur aurait accumulé les peintures les plus plaisantes des hommes et des choses de son temps sans autre but que de donner carrière à son humeur joviale et à son plaisir de raconter. Mais le roman rabelaisien ne connaît ni le fiel ni la passion. Il reste bien au-dessous des attaques virulentes des libres prêcheurs du xve siècle, des invectives d’Olivier Maillard, des pamphlets d’Ulric de Hutten et des protestants.

Bienheureux, a-t-on dit, le pays qui serait gouverné pardes géants comme Gargantua et Pantagruel ! Les plaideurs, pourrait-on ajouter, qui auraient affaire à Perrin Dandin, et même à cette âme simple et candide de Bridoye, ne seraient pas non plus bien à plaindre, tant Rabelais a tracé avec bonhomie ces figures de la petite judicature à laquelle appartenait son père.

Les moines ? Certes il les fustige de temps à autre avec une vivacité où l’on devine quelque rancune personnelle. Mais ne sent-on pas au fond qu’il leur garde une sympathie involontaire ? Ne restent-ils pas pour lui « les béats pères » ? Ne fait-il pas cause commune avec eux contre les femmes ? Ne garde-t-il pas une complaisante indulgence pour leurs grasses plaisanteries, leur paresse, leur gourmandise ? Ne fait-il pas surtout de frère Jean son héros préféré, l’âme et la joie du roman ?

Même pour la papauté — exception faite de l’Ile sonnante qui comme l’épisode des Chats fourrés ne nous est certainement pas parvenue dans sa rédaction définitive — Rabelais ne peut en vouloir beaucoup à cette cour romaine où il a puisé des souvenirs inoubliables. S’il condamne en bon gallican, et sans doute d’accord avec le roi, la simonie, le trafic des indulgences, l’abus des dispenses, c’est presque de la tendresse qu’il montre pour ces « bons christians » de papimanie et pour le père Hypothadée.

Le roman rabelaisien est donc mieux qu’une satire, c’est une œuvre humaine, sans système ni parti-pris. Maître François peint les hommes et les choses de son temps, à peu près tels qu’ils se présentent. Sans doute il en exagère plaisamment les côtés ridicules : il faut bien rire, c’est le propre de l’homme. Mais tout ce qu’il écrit, il l’a vu. C’est de l’observation vécue.

Voyez ses héros ! Où trouver des figures plus vivantes, plus humaines que Panurge, frère Jean, tous les amis du sage Pantagruel ? Les personnages épisodiques eux-mêmes, qui n’apparaissent que dans une anecdote, une historiette, un trait, laissent cependant en nous des silhouettes ineffaçables. On sent qu’ils ont existé, que l’auteur les a connus, qu’il s’est attablé avec eux, qu’il les a fait causer comme Molière les siens, qu’il les a fait passer tout vifs dans sa comédie avec leurs moindres particularités de mise, d’allure ou de langage. Il n’est pas jusqu’au lieu de l’action qui ne soit réel. Ici, c’est Paris, la vieille cité du moyen âge avec ses rues illustrées par les exploits de Villon et de ses coquillards ; là, la benoîte Touraine, le Chinonais avec la Devinière et la petite vallée de la Vède où s’est passée son enfance ; ailleurs c’est Poitiers, Orléans, Bourges, vingt autres villes que son humeur vagabonde lui a fait connaître. Même quand le caprice l’emporte dans des pays imaginaires, il emprunte des éléments réels à la géographie de son temps, et compose, avec de l’observation et de la couleur locale, ses tableaux les plus fantaisistes.

Sans doute, sur cette trame solide, Rabelais a semé les dessins les plus inattendus. Il a ajouté à ses portraits l’empreinte de son puissant génie, mais n’y cherchez ni symbole ni sens abscons. On ne fonde pas, a-t-on dit très justement, une doctrine et une satire sociale quand on n’emploie à écrire « autre temps que celui qui était établi à prendre sa réfection corporelle, savoir est, beuvant et mangeant ».

Voilà la vérité. C’est Rabelais qui nous en instruit. Il a dicté Gargantua et Pantagruel, — exception faite pour le Tiers livre — non pas en mangeant et en buvant — gardons-nous de prendre une boutade à la lettre, — mais en laissant courir librement son imagination et sa fantaisie, changeant le lieu de la scène sans nous en avertir, oubliant dans un livre ce qu’il avait annoncé dans l’autre, commençant un chapitre par des facéties de songe-creux, et, tout à coup, se laissant entraîner aux plus hautes et plus graves émotions.

Non. La merveilleuse et burlesque épopée ne sent pas l’huile. C’est l’inspiration heureuse d’un génie en belle humeur qui s’est laissé aller à écrire comme il parlait avec ses amis. Mettez en regard les publications savantes, les dédicaces, les lettres, les poésies, cette Sciomachie d’allure officielle, ces morceaux travaillés sur lesquels il comptait peut-être pour passer à la postérité. Tout paraît terne, sec, ennuyeux à périr. C’est une éclipse.

Il y a bien, il est vrai, les citations, qui entretiennent cette illusion de patiente élaboration. Quelle multitude d’auteurs cités ! L’antiquité latine et grecque, l’Écriture sainte, les Pères de l’Église, tout y passe avec l’indication du livre, du chapitre, du passage ! L’érudition paraît immense, démesurée et elle l’est en réalité. Mais regardez de près. Vous verrez que souvent Rabelais ne fait pas ses recherches lui-même et qu’il puise tout simplement ses citations dans les polygraphes anciens ou les humanistes contemporains. S’agit-il de conter l’histoire du fou et du rôtisseur ? Il invoque Jo. André, un rescrit papal, le Panormitain, Barbatia et Jason. Il n’oublie que de citer Tiraqueau à qui il a emprunté toutes ses références. Veut-il discuter la légitimité d’un enfant né après la mort du père ? Il fait appel à Hippocrate, Pline, Plaute, Varron, Censorinus, Aristote, Aulu-Gelle, mais il ne nous dit pas que c’est ce dernier auteur qui lui a fourni tout son bagage de science.

Et ce sont là les moindres emprunts que Rabelais se permette. On a écrit des volumes pour faire la liste de tout ce qu’on a cru lui voir emprunter à autrui. L’Utopie de Thomas Morus, l’Histoire macaronique de Folengo, le Songe de Polyphile de Colonna, les Adages d’Érasme, Villon, la Farce de Pathelin, les nouvellistes italiens, les fabliaux français, les romans de chevalerie : il puise partout. Non content de s’inspirer de ses devanciers et de leur emprunter leurs inventions, il insère même dans son œuvre des passages textuellement reproduits de Geoffroy Tory, du poète Crétin, de Mellin de Saint-Gelais. Si l’on ne tenait compte des habitudes du xvie siècle, on ferait de Rabelais le plus audacieux ou le plus inconscient des plagiaires.

Mais si notre grand écrivain, comme beaucoup de ses contemporains, a été moins préoccupé de trouver du nouveau que de dire en meilleurs termes ce que d’autres avaient dit déjà avant lui, il faut avouer que son génie l’a merveilleusement servi. Tous ses emprunts se fondent dans l’ampleur du récit. On dirait qu’en passant dans son œuvre, ils deviennent originaux. Il se les est si bien appropriés, il les a si bien faits siens, que tous ces aliments divers sont « transmués en sang précieux ».

« Tel un grand fleuve, dit M. Brunetière après Michelet, ce fleuve de Loire dans les paysages duquel il a toujours aimé revivre les impressions de sa jeunesse : ni les obstacles n’en arrêtent où n’en détournent le cours ; il se grossit, en coulant, du tribut des eaux de la montagne ou de la plaine ; ses affluents, l’un après l’autre, viennent perdre en lui jusqu’au souvenir de leur source natale, et ni les sables, ni les débris qu’il emporte à la mer ne réussissent à troubler la limpidité de son flot… Ainsi de Rabelais ! La continuité de son récit n’en a de comparable ou d’égale que la largeur et la rapidité. Ses énormités même s’y noient. Et non seulement ce qu’il imite, il n’a pas besoin de le dénaturer pour se l’approprier, mais on dirait de ses modèles qu’ils sont nés ses tributaires, parce qu’il est poète, c’est-à-dire parce qu’il y a quelque chose en lui d’antérieur à ses emprunts. »

Poète ! Le mot semble étrange appliqué à l’auteur de Gargantua et de Pantagruel, et pourtant nulle qualification ne lui convient mieux. Celui qui fut un si piètre versificateur, fut un admirable poète en prose, et c’est ce qui lui assure dans la littérature une place que son talent de conteur n’aurait peut-être pas suffi à rendre incomparable.

Voyez l’œuvre ! n’a-t-elle pas comme une allure de poème épique ? Ses livres, qu’on a pu appeler des chants, célèbrent des batailles, des festins, des voyages sur mer. Le merveilleux y apparait à chaque pas. À l’exemple des anciens dont il est le disciple, il divinise les forces naturelles, la santé, l’équilibre du corps et de l’âme, l’énergie de l’action, la capacité illimitée du boire et du manger, sans séparer ce qui est noble de ce qui est bas, ce qui est l’esprit de ce qui est l’ordure, pas plus que ne le fait la nature, ignorante de toute fausse pudeur. Créateur de mythes, il met sur pied des héros démesurés, fantastiques, nourris d’un vague idéal de justice et de bonté, de force surnaturelle et bienfaisante, comme les personnages de la Légende des siècles. Il détruit des géants et des monstres. Il élève les murs de Thélème contre les hypocrites, cagots, sorbonnâtres, précepteurs scolastiques.

Et tout autant que l’idée, la poésie transfigure l’expression de Rabelais. Il a le don de penser par images : son style est en comparaisons, en peintures. Un seul chapitre de Gargantua, a-t-on dit, contient plus de métaphores que tout un recueil de Marot ou l’œuvre entière de Jean Bouchet, et toutes ces images, surprenantes de justesse et d’originalité, ont à leur service la plus incroyable fécondité verbale, un vocabulaire d’une richesse inouïe. Tout y entre, latin, grec, hébreu, italien, espagnol, écossais, anglais, patois locaux, nomenclature des sciences, termes de métiers. Il appelle même l’argot et le vieux fonds gaulois du moyen âge à son secours. Quand les mots lui manquent, il en forge de nouveaux, et ces derniers venus sont si bien frappés, si caractéristiques, qu’ils entrent tout vifs dans la langue française.

C’est tout cela qui fait l’immortalité de l’œuvre. Humeur gauloise, gaîté inépuisable, observation profonde du cœur humain, réalisme admirable, richesse incomparable de l’expression, toutes ces qualités, dont une seule suffirait à faire la gloire d’un auteur, sont réunies dans le roman rabelaisien. Certes, plus d’un trait s’est émoussé, plus d’un bon mot a vieilli. Ce qui fit le charme de plusieurs générations nous laisse parfois indifférents. Mais notre admiration n’en est pas amoindrie. Comme tous les chefs-d’œuvre, le livre de Rabelais continue à vivre de sa vie propre ; il nous apparaît aujourd’hui dépouillé des exagérations et des rêveries dont l’avaient entouré les commentateurs anciens, brillant d’une nouvelle jeunesse, transfiguré au feu d’une poésie plus large et plus humaine[1].

Henri CLOUZOT.

CHRONOLOGIE

Dates.
1495 (?)  Naissance de François Rabelais à la Devinière, près de Chinon.
Synchronismes. — Naissance de Marguerite de Navarre, 1492 ; naissance de Clément Marot, 1495 ; victoire de Fornoue, 1495 ; mort de Charles VIII, 1498.
1505
1520
Éducation à l’abbaye de Seuilly et noviciat à la Baumette (?).
Sync. — Thomas Morus, l’Utopie, 1516 ; avènement de François Ier, victoire de Marignan, 1515 ; Charles-Quint empereur, 1519 ; Folengo. Histoire macaronique, 1520 ; Budé. De Contemptu rerum fortuitarum (Pantagruélisme), 1520.
1520
1524
Séjour au couvent des Cordeliers de Fontenay-le-Comte ; correspondance avec Budé.
Sync. — Entrevue du Camp du drap d’or, 1520 ; Luther devant la diète de Worms, 1521 ; trahison du connétable de Bourbon, 1523.
1525
1528
Séjour à l’abbaye bénédictine de Maillezais et à Ligugé, auprès de Geoffroy d’Estissac.
Sync. — Naissance de Ronsard ; exploration de Verazzano en Nouvelle-Écosse, 1524 ; bataille de Pavie, captivité de François Ier, 1525 ; prise de Rome par les Impériaux, 1527 ; Lescot fait les plats du Louvre, 1528.
1529
1530
Études médicales à Paris, au collège de Saint-Denis (?).
Sync. — Édition du Roman de la Rose, par Marot ; supplice de Berquin ; traité de Cambrai, 1529 ; fondation du Collège de France, 1530.
1530, 1er nov.
1531, 24 juin
Rabelais est reçu bachelier à Montpellier et y professe sur Galien et Hippocrate.
Sync. — Marguerite de Navarre, Mirouer de l’âme pécheresse ; mort de Louise de Savoie, mère de François Ier, 1531.

1532  Arrivée à Lyon, publications savantes (juin à sept.) ; achevé d’imprimer des Horribles et espouvantables faicts et prouesses… de Pantagruel (oct.) ; lettre à Érasme (30 nov.) ; nomination à l’Hôtel-Dieu de Lyon.
Sync. — R. Estienne. Thesaurus linguæ latinæ ; Calvin. De la Clémence 1532.
1533, 23 octobre. Condamnation de Pantagruel par la Faculté de théologie.
Sync.. — Naissance de Montaigne ; mariage du Dauphin et de Catherine de Médicis, 1533.
1534, fév, et mars. Premier voyage à Rome avec Jean du Bellay ; publication de la Vie inestimable du Grand Gargantua (oct.).
Sync.. — Schisme d’Angleterre, mort du pape Clément VII, placards contre la messe affichés à Paris, 1534.
1535, mars. Rabelais perd sa place à l’Hôtel-Dieu de Lyon ; départ pour Rome avec Jean du Bellay (juillet).
Sync.. — Exil de Clément Marot ; édit de tolérance ; découverte du Canada par Cartier, 1535.
1536, 17 janvier. Bulle d’absolution donnée par Paul III ; retour en France (avril).
Sync.. — Mort d’Érasme ; invasion de la Provence par Charles-Quint, 1536.
1537, fév. Rabelais assiste à Paris au banquet de Dolet ; licence à Montpellier (3 avril), doctorat (22 mai) ; cours sur Hippocrate (18 oct.).
Sync.. — Dolet. Commentariorum linguæ latinæ tomi duo (1536-1538) ; mariage de Jacques d’Écosse avec Madeleine de France, 1537.
1538, avril. Rabelais assiste à l’entrevue d’Aigues-Mortes en qualité de maître de requêtes.
Sync.. — Bonaventure des Périers, Cymbalum mundi, 1538.
1540, juillet. Séjour à Turin avec Guillaume du Bellay : Rabelais, accusé de divulguer des secrets d’État, rentre en France pour se justifier (déc.).
Sync.. — Charles-Quint à Paris ; mort de Budé ; arrivée de Cellini en France, 1540.
1541, mars. Retour à la cour de Turin ; départ pour la France et passage à Lyon (nov.).
Sync.. — Calvin, Institution chrétienne ; expédition de Charles-Quint contre Alger, 1541 ; cours d’André Vésale à Pavie (1540-1544).
1542  Nouvelle édition des deux premiers livres ; séjour au château de Saint-Ay (mars) ; retour en Piémont (mai à décembre).
Sync.. — Persécutions contre les luthériens ; concile de Trente, 1542.
1543, 9 janvier. Rabelais assiste à la mort de Guillaume du Bellay, à Tarare, près de Lyon, et à ses obsèques au Mans, (5 mars).
Sync.. — Mort d’Holbein ; alliance entre Charles-Quint et Henri VIII, 1543 ; mort de Clément Marot à Turin ; invasion de la Champagne par les Impériaux, 1544.
1545, 19 sept. Privilège accordé par François Ier au Tiers livre.
Sync.. — Le Maçon. Traduction française de Boccace ; massacre des vaudois à Mérindol et Cabrières, 1545.
1546, janv. Publication du Tiers livre ; séjour de Rabelais à Metz comme médecin de l’Hôtel-Dieu (mars).
Sync.. — Tiraqueau, De legibus connubialibus (nouv. éd.) ; mort de Luther ; supplice de Dolet ; Michel-Ange reprend la construction de Saint- Pierre de Rome, 1546.
1547, 6 fév. Lettre au cardinal du Bellay ; départ de l’Hôtel-Dieu de Metz (10 avril).
Sync.. — Mort d’Henri VIII ; mort de François Ier ; édit contre les blasphémateurs ; Noël du Fail, Propos rustiques ; Martin et J. Goujon, traduction de Vitruve, 1547.
1548, janv. Publication à Lyon des onze premiers chapitres du Quart livre ; départ pour Rome avec le cardinal du Bellay (juin).
Sync.. — Du Fail, Baliverneries ; mariage d’Antoine de Bourbon et de Jeanne d’Albret ; révolte en Guyenne, 1548.
1549, 14 mars. Fêtes de la Sciomachie, à Rome ; retour probable en France (novembre).
Sync.. — J. du Bellay, Deffence et illustration de la langue française ; mort de Marguerite de Navarre ; mort du pape Paul III, 1549.
1550, 19 juillet. Retour en France du cardinal du Bellay ; privilège accordé par Henri II au Quart livre (6 août).
Sync.. — Ronsard, Premières odes ; construction de la fontaine des Innocents par J. Goujon, 1550.
1551, janv. Rabelais reçoit du cardinal du Bellay les cures de Meudon et de Saint-Christophe du Jambet.
Sync.. — Guerre contre le pape ; édit de Châteaubriant contre les hérétiques, 1551.
1552, 28 janv. Achevé d’imprimer du Quart livre, à Paris ; condamnation par le Parlement (1er mars).
Sync.. — Prise de Metz par Henri II, 1552.
1553, 9 janv. Résignation des cures ; mort de Rabelais (9 avril).
Sync.. — Mort d’Édouard VI d’Angleterre, 1553.



OPINIONS ET JUGEMENTS SUR RABELAIS


La Bruyère, Des Ouvrages de l’esprit, 1687.

Marot et Rabelais sont inexcusables d’avoir semé l’ordure dans leurs écrits : tous deux avaient assez de génie et de naturel pour pouvoir s’en passer, même à l’égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu’à rire dans un auteur. Rabelais surtout est incompréhensible : son livre est une énigme, quoi qu’on veuille dire, inexplicable : c’est une chimère, c’est le visage d’une belle femme avec des pieds et une queue de serpent ou de quelque autre bête plus difforme : c’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse et d’une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au-delà du pire, c’est le charme de la canaille : où il est bon, il va jusques à l’exquis et à l’excellent, il peut être le mets des plus délicats.


Voltaire, Lettre sur Pope, 1726.

Notre curé de Meudon, dans son extravagant et inintelligible livre, a répandu une extrême gaieté et une… grande impertinence ; il a prodigué l’érudition, les ordures et l’ennui. Un bon conte de deux pages est acheté par des volumes de sottises : il n’y a que quelques personnes d’un goût bizarre qui se piquent d’entendre et d’estimer tout cet ouvrage. Le reste de la nation rit des plaisanteries de Rabelais et méprise le livre. On le regarde comme le premier des bouffons : on est fâché qu’un homme qui avait tant d’esprit en ait fait un si misérable usage : c’est un philosophe ivre qui n’a écrit que dans le temps de son ivresse.


Voltaire, Lettre à Mme du Deffant, 1760.

J’ai relu… quelques chapitres de Rabelais, comme le combat de frère Jean des Entommeures et la tenue du conseil de Picrochole (je les sais pourtant presque par cœur) ; mais, je les ai relus avec un très grand plaisir, parce que c’est la peinture du monde la plus vive. Ce n’est pas que je mette Rabelais à côté d’Horace ; mais si Horace est le premier des faiseurs de bonnes épîtres, Rabelais, quand il est bon, est le premier des bons bouffons. Il ne faut pas qu’il y ait deux hommes de ce métier dans une nation : mais il faut qu’il y en ait un. Je me repens d’avoir dit autrefois trop de mal de lui.


Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre IX, 1822.

Cinq ou six écrivains ont suffi aux besoins et à l’aliment de la pensée ; ces génies mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l’antiquité ; Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile sont ses fils. Dante a engendré l’Italie moderne depuis Pétrarque jusqu’au Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises : Montaigne, La Fontaine, Molière, viennent de sa descendance…

On renie souvent ces maîtres suprêmes : on se révolte contre eux ; on compte leurs défauts ; on les accuse d’ennui, de longueur, de bizarrerie, de mauvais goût, en les volant et en se parant de leurs dépouilles ; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout tient de leurs couleurs : partout s’impriment leurs traces ; ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général des peuples ; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et lignées. Ils ouvrent des horizons d’où jaillissent des faisceaux de lumière ; ils sèment des idées, germes de mille autres ; ils fournissent des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts ; leurs œuvres sont les mines et les entrailles de l’esprit humain.


Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 1850.

Rabelais ne voulait que jeter à l’avance quelques idées de grand sens et d’à-propos dans un rire immense : ne lui en demandez pas davantage. Il y a de tout dans son livre, et chaque admirateur peut se flatter d’y découvrir ce qui est le plus analogue à son propre esprit. Mais aussi il s’y voit assez de parties tout à fait comiques et franchement réjouissantes pour justifier son renom et sa gloire devant tous. Le reste est contestable, équivoque, sujet à controverse et à commentaire. Les lecteurs qui sont de bonne foi avoueront qu’ils ont peine à mordre à ces endroits-là, et même à les entendre. Ce qui est incontestablement admirable, c’est la forme du langage, l’ampleur et la richesse des tours, le jet abondant et intarissable de la parole. Son français sans doute, malgré les moqueries qu’il fait des latinisants et des grécisants d’alors, est encore bien rempli et comme farci des langues anciennes, mais il l’est par une sorte de nourriture intérieure, sans que cela lui semble étranger, et tout, dans sa bouche, prend l’aisance du naturel, de la familiarité et du génie.


Michelet, Histoire de France, xvie siècle, la Réforme, 1855.

Il n’a rien emprunté qu’au peuple, aux vieilles traditions. Il doit aussi quelque chose au peuple des écoles, aux traditions d’étudiants. Il s’en sert, s’en joue et s’en moque. Tout cela vient à travers son œuvre profonde et calculée, comme des rires d’enfants, des chants de berceau, de nourrice.

Navigateur hardi sur la profonde mer qui engloutit les anciens dieux, il va à la recherche du grand Peut-être. Il cherchera longtemps. Le câble étant coupé et l’adieu dit à la Légende, ne voulant s’arrêter qu’au vrai, au raisonnable, il avance lentement, en chassant les chimères. Mais les sciences surgissent, éclairent sa voie, lui donnent les lueurs de la Foi profonde. Copernic y sera plus tard, et Galilée. Mais déjà l’Amérique et les îles nouvelles, déjà les puissances chimiques tirées des végétaux, déjà le mouvement du sang, la circulation de la vie, la mutualité et la solidarité des fonctions, éclatent dans le Pantagruel en pages sublimes, qui sous forme légère, et souvent ironique, n’en sont pas moins les chants religieux de la Renaissance.


Victor Hugo, William Shakespeare, 1864.

Rabelais médecin et curé tâte le pouls à la papauté. Il hoche la tête et il éclate de rire. Est-ce parce qu’il a trouvé la vie ? Non, c’est parce qu’il a senti la mort. Cela expire en effet. Pendant que Luther réforme, Rabelais bafoue. Lequel va le mieux au but ! Rabelais bafoue le moine, bafoue l’évêque, bafoue le pape ; rire fait d’un râle. Ce grelot sonne le tocsin. Eh bien ! quoi ? J’ai cru que c’était une ripaille, c’est une agonie ; on peut se tromper de hoquet. Rions tout de même. La mort est à table. La dernière goutte trinque avec le dernier soupir. Une agonie en goguette, c’est superbe. L’intestin colon est roi. Tout ce vieux monde festoie et crève. Et Rabelais intronise une dynastie de ventres : Grandgousier, Pantagruel et Gargantua. Rabelais est l’Eschyle de la mangeaille, ce qui est grand quand on songe que manger c’est dévorer. Il y a du gouffre dans le goinfre. Mangez donc, maîtres, et buvez, et finissez. Vivre est une chanson dont mourir est le refrain. D’autres creusent sous le genre humain dépravé des cachots redoutables ; en fait de souterrain ce grand Rabelais se contente de la cave. Cet univers que Dante mettait dans l’enfer, Rabelais le fait tenir dans une futaille. Son livre n’est pas autre chose. Les sept cercles d’Alighieri bondent et enserrent cette tonne prodigieuse. Regardez le dedans de la futaille monstre, vous les y revoyez. Dans Rabelais ils s’intitulent : Paresse, Orgueil, Envie, Avarice, Colère, Luxure, Gourmandise ; et c’est ainsi que tout à coup, vous vous retrouvez avec le rieur redoutable, où ? dans l’église. Ces sept péchés, c’est le prône de ce curé. Rabelais est prêtre ; correction bien ordonnée commence par soi-même ; c’est donc sur le clergé qu’il frappe d’abord. Ce que c’est que d’être de la maison ! La papauté meurt d’indigestion. Rabelais lui fait une farce. Farce de titan. La joie pantagruélique n’est pas moins grandiose que la gaîté jupitérienne. Mâchoire contre mâchoire, la mâchoire monarchique et sacerdotale mange ; la mâchoire rabelaisienne rit. Quiconque a lu Rabelais a devant les yeux à jamais cette confrontation sévère, le masque de la Théocratie regardée fixement par le masque de la Comédie.

BIBLIOGRAPHIE

PREMIÈRES ÉDITIONS

Les horribles et espouvantables faicts et prouesses du très renommé Pantagruel, roy des Dipsodes, fils du grant géant Gargantua, composez nouvellement par maistre Alcofrybas Nasier. Lyon, 1532. — La vie inestimable du grand Gargantua, père de Pantagruel, jadis composée par l’abstracteur de quinte essence. Lyon, 1534. — Pantagruel et Gargantua. Lyon, 1537. — Pantagruel et Gargantua. Lyon, 1542. — Tiers livre des faicts et dicts héroïques du noble Pantagruel composez par M. Franç. Rabelais, docteur en médicine et calloier des Isles Hières. Paris, 1546. — Les Trois livres. Lyon, s. d. — Les Trois livres. Valence, 1547. — Le Quart livre des faicts et dicts héroïques du noble Pantagruel, composé par M. François Rabelais, docteur en médicine et calloier des Isles Hières (onze premiers chapitres). Lyon, 1548. — Le Quart livre des faicts et dicts héroiques du bon Pantagruel, composé par M. François Rabelais, docteur en médicine. Paris, 1552. — Les Quatre livres, 1553. — L’Isle sonnante, par M. François Rabelais…… en laquelle est continuée la navigation faicte par Pantagruel et autres officiers (seize chapitres du cinquième livre). 1562. — Le Cinquiesme et dernier livre des faicts et dicts héroïques du bon Pantagruel, composé par M. François Rabelais, docteur en médicine, 1564. — Les Cinq livres, 1565.


PRINCIPALES ÉDITIONS

Le Duchat et La Monnoye, 1711, 5 vol. ; — Le Duchat et Motteux, 1741, 3 vol. ; — Esmangard et Johanneau (édition variorum), 1823-1826, 9 vol. ; — Burgaud des Marets et Rathery, 1857, 2 vol. ; — P. Jannet, 1867, 6 vol. ; — Montaiglon et Lacour, 1868, 3 vol. ; — Marty-Laveaux, 1868-1903, 6 vol.


TRADUCTIONS

Anglaise : W. F. Smith, Londres, 1893, 2 vol. ; — Allemande : G. Régis, Leipzig, 1832-41, 2 vol.


OUVRAGES RELATIFS À RABELAIS

Abel (C.). Rabelais, médecin stipendié de la cité de Metz, Metz, 1870. — Albénas (G. d’). Les portraits de Rabelais, Montpellier, 1880. — Bourrilly. Rabelais, sa vie et son œuvre, d’après des travaux récents. Revue d’histoire moderne, 1905. — Brémond (Dr ). Rabelais médecin, Paris, 1879. — Brunet. Recherches sur les éditions originales de Rabelais, 1852. — Brunetière (F.). Histoire de la littérature française classique, I, Paris, 1904. — Cartier. Numismatique de Rabelais. Revue de numismatique, XII. — Colletet. Vie de Rabelais, Genève, 1867. — Delaruelle. Ce que Rabelais doit à Érasme et à Budé. Revue hist. littér. XI, 1904. — Fleury, Rabelais et ses œuvres, Paris, 1877. — Gebhart (E.). Rabelais, la Renaissance et la Réforme, Paris, 1877. — Gordon (R.). François Rabelais et la Faculté de Médecine de Montpellier, Montpellier, 1876. — Heulhard (A.). Rabelais, ses voyages en Italie, son exil à Metz, Paris, 1891. — Le Double (Dr ). Rabelais anatomiste et physiologiste, Paris, 1899. — Lefranc (Abel). Les navigations de Pantagruel, Paris, 1904. — Lenormant. Rabelais et l’architecture de la Renaissance, Paris, 1840. — Millet (R.). Rabelais, Paris, 1892. — Plattard. L’œuvre de Rabelais, Paris, 1910. — Plan. Bibliographie rabelaisienne, Paris, 1904. — Revillout. Les promoteurs de la Renaissance à Montpellier. Société archéol. de Montpellier, série II, vol. II, 1902. — Sébillot (Paul). Gargantua dans les Traditions populaires, Paris, 1883. — Stapfer. Rabelais, sa personne, son génie, et son œuvre, Paris, 1889. — Thuasne. Études sur Rabelais, Paris, 1904. — Tilley. François Rabelais, Londres, 1907.

La Revue des Études Rabelaisiennes (dix volumes, 1903-1912, et tables générales), travaux importants sur Rabelais et son temps, par MM. A. Lefranc, Clouzot, Boulenger, Plattard, Bourrilly, Barat, Marcel Schwob, Vaganay, Barbier fils, Smith, Toldo, Dorveaux, Emile Picot, Schneegans, Triley, Sainéan, etc…


ICONOGRAPHIE


PORTRAIT
de la Chronologie Collée
On ne connaît aucun portrait contemporain de Rabelais. Le type le plus ancien, reproduit sur une médaille de la fin du xvie siècle conservée dans la collection Richebé, et sur le petit portrait de la Chronologie Collée gravé par Léonard Gaultier vers 1605, représente l’illustre écrivain en bonnet et en robe de docteur, la figure pleine de dignité, les yeux vifs, la bouche spirituelle, entourée d’une barbe assez fournie. Ce type a été adopté par les gravures de Michel Lasne (vers 1630) et de Montcornet (vers 1650). On le retrouve dans le portrait peint au xviie siècle du musée de Châteauroux, et dans celui du musée de Versailles, qui appartenait avant 1694 au médecin du duc d’Orléans, Claude Deshais Gendron. Tous les autres portraits peints, signalés par les commentateurs du xviie siècle, à Meudon, à Paris, au Mans, à Nancy, semblent perdus.

Un portrait, datant vraisemblablement de la même époque et conservé à la Faculté de médecine de Montpellier, paraît avoir été remplacé par une tête de fantaisie. Celui de la bibliothèque de Genève offrirait de sérieuses garanties d’authenticité, s’il n’était détérioré par de nombreux repeints.

Un autre type de moine bouffon et bambocheur a donné naissance au tableau no 3166 du musée de Versailles. Il a été gravé par Sarrabat au début du xviiie et, comme il répondait mieux à la légende du joyeux curé de Meudon, c’est celui que les illustrateurs ont adopté de préférence jusqu’à nos jours. Il va sans dire que nous ne l’avons pas choisi pour notre frontispice.

Pas plus que les tableaux, les bustes anciens n’ont survécu. Il en existe un moderne de Gatteaux, à Versailles, et un autre de Robert, sur la façade du Louvre. Statues modernes à Chinon et à Tours.


titre de l’édition de françois juste, à lyon (1535).


GARGANTUA
ET PANTAGRUEL
LIVRE PREMIER
La vie très horrifique du grand Gargantua,
père de Pantagruel, jadis composée par
M. Alcofribas, abstracteur de quinte essence.
Livre plein de pantagruélisme.

COMMENT GARGANTUA FUT ONZE MOIS PORTÉ ON[2] VENTRE DE SA MÈRE.


Grangousier était bon raillard[3] en son temps, aimant à boire net autant qu’homme qui pour lors fût au monde, et mangeait volontiers salé. À cette fin, avait ordinairement bonne munition de jambons de Mayence et de Bayonne, force langues de bœuf fumées, abondance d’andouilles en la saison et bœuf salé à la moutarde, renfort de boutargues[4], provision de saucisses, non de Bologne, car il craignait li boucon[5] de Lombard, mais de Bigorre, de Longaunay, de la Brenne et de Rouergue. En son âge virile, épousa Gargamelle, fille du roi des Parpaillos, belle gouge[6] et de bonne trogne, et faisaient eux deux souvent ensemble la bête à deux dos, joyeusement se frottants leur lard, tant qu’elle engrossa d’un beau fils, et le porta jusques à l’onzième mois.

Car autant, voire davantage, peuvent les femmes ventre porter, mêmement quand c’est quelque chef-d’œuvre et personnage que doive en son temps faire grandes prouesses, comme dit Homère que l’enfant duquel Neptune engrossa la nymphe, naquit l’an après révolu : ce fut le douzième mois. Car (comme dit A. Gelle, lib. III) ce long temps convenait à la majesté de Neptune, afin qu’en icelui l’enfant fût formé à perfection. À pareille raison, Jupiter fit durer xlviii heures la nuit qu’il coucha avec Alcmène, car en moins de temps n’eût-il pu forger Hercules, qui nettoya le monde de monstres et tyrans.

Messieurs les anciens Pantagruélistes ont conformé[7] ce que je dis, et ont déclaré non seulement possible, mais aussi légitime, l’enfant né de femme l’onzième mois après la mort de son mari.

Hippocrates, lib. de Alimento, Pline, lib. VII, cap. v, Plaute, in Cistellaria, Marcus Varro en la satire inscrite le Testament, alléguant l’autorité d’Aristotèles à ce propos, Censorinus, lib. de Die natali, Aristotèles, lib. VII, cap. iii et iv de Nat. animalium, Gellius, lib. III, cap. xvi, Servius, in Egl. exposant ce mètre[8] de Virgile : « Matri longa decem, etc. », et mille autres fols, le nombre desquels a été par les légistes accru : ff. de suis et legit. l. intestato § fi., et in Autent. de Restitut. et ea quæ parit in xi mense. D’abondant[9] en ont chaffouré[10] leur robidilardiques[11] loi Gallus, ff. de lib. et posthu., et l. septimo ff. de Stat. homi. et quelques autres que pour le présent dire n’ose. Moyennant lesquelles lois, les femmes veuves peuvent franchement jouer du serre-croupière à tous envis et toutes restes[12], deux mois après le trépas de leurs maris.

Je vous prie par grâce, vous autres mes bons averlans[13], si d’icelles en trouvez que vaillent le débraguetter, montez dessus et me les amenez. Car si au troisième mois elles engrossent, leur fruit sera héritier du défunt, et la grosse[14] connue poussent hardiment outre, et vogue la galée[15] puisque la panse est pleine ! Comme Julie, fille de l’empereur Octavian, ne s’abandonnait à ses taboureurs[16] sinon quand elle se sentait grosse, à la forme que la navire ne reçoit son pilote que premièrement ne soit calfatée et chargée.

Et si personne les blâme de soi faire rataconniculer[17] ainsi sur leur grosse, vu que les bêtes sur leurs ventrées n’endurent jamais le mâle masculant, elles répondront que ce sont bêtes, mais elles sont femmes, bien entendantes les beaux et joyeux menus droits de superfétation, comme jadis répondit Populie, selon le rapport de Macrobe, lib. II, Saturnal.

Si le diavol[18] ne veut qu’elles engrossent, il faudra tordre, le douzil[19], et bouche close.


COMMENT GARGAMELLE, ÉTANT GROSSE DE GARGANTUA, MANGEA GRAND PLANTÉ[20] DE TRIPES.


L’occasion et manière comment Gargamelle enfanta fut telle, et si ne le croyez, le fondement vous escappe[21]. Le fondement lui escappait une après-dînée, le iiie jour de février, par trop avoir mangé de gaudebillaux. Gaudebillaux sont grasses tripes de coiraux. Coiraux sont bœufs engraissés à la crèche et prés guimaux. Prés guimaux sont qui portent herbe deux fois l’an. D’iceux gras bœufs avaient fait tuer trois cent soixante-sept mille et quatorze pour être à mardi-gras salés, afin qu’en la prime vère[22], ils eussent bœuf de saison à tas, pour, au commencement des repas, faire commémoration de salures et mieux entrer en vin.

Les tripes furent copieuses, comme entendez, et tant friandes étaient que chacun en léchait ses doigts. Mais la grande diablerie à quatre personnages était bien en ce que possible n’était longuement les réserver, car elles fussent pourries, ce qui semblait indécent. Dont[23] fut conclu qu’ils les bâfreraient sans rien y perdre. À ce faire convièrent tous les citadins de Sinais, de Seillé, de la Roche-Clermaud, de Vaugaudray, sans laisser arrière le Coudray, Montpensier, le Gué de Vède, et autres voisins, tous bons buveurs, bons compagnons et beaux joueurs de quille là. Le bonhomme Grandgousier y prenait plaisir bien grand et commandait que tout allât par écuelles. Disait toutefois à sa femme qu’elle en mangeât le moins, vu qu’elle approchait de son terme et que cette tripaille n’était viande moult louable : « Celui, disait-il, a grande envie de mâcher merde, qui d’icelle le sac mange. » Nonobstant ces remontrances, elle en mangea seize muids, deux bussarts[24] et six tupins[25]. Ô belle matière fécale qui devait boursoufler en elle !

Après dîner, tous allèrent pêle-mêle à la Saulsaie, et là, sur l’herbe drue, dansèrent au son des joyeux flageolets et douces cornemuses, tant baudement[26] que c’était passe-temps céleste les voir ainsi soi rigoler.


LES PROPOS DES BIEN-IVRES.


Puis entrèrent en propos de réciner[27] on[28] propre lieu.

Lors flacons d’aller, jambons de trotter, gobelets de voler, breusses[29] de tinter.

« Tire.

— Baille.

— Tourne.

— Brouille[30].

— Boute[31] à moi sans eau ; ainsi, mon ami.

— Fouette-moi ce verre galantement.

— Produis-moi du clairet, verre pleurant.

— Trêves de soif.

— Ha ! fausse fièvre, ne t’en iras-tu pas ?

— Par ma fi ! ma commère, je ne peux entrer en bette[32].

— Vous êtes morfondue, m’amie ?

— Voire.

— Ventre Saint-Quenet, parlons de boire.

— Je ne bois qu’à mes heures, comme la mule du pape.

— Je ne bois qu’en mon bréviaire, comme un beau père gardien.

— Qui fut premier, soif ou beuverie ?

— Soif, car qui eût bu sans soif durant le temps d’innocence ?

— Beuverie, car privatio præsupponit habitum. Je suis clerc : Fæcundi calices quem non fecere disertum ?

— Nous autres innocents ne buvons que trop sans soif.

— Non moi, pêcheur, sans soif, et sinon présente, pour le moins future, la prévenant comme entendez. Je bois pour la soif à venir.

— Je bois éternellement. Ce m’est éternité de beuverie et beuverie d’éternité.

— Chantons, buvons ; un motet entonnons.

— Où est mon entonnoir ?

— Quoi ? je ne bois que par procuration !

— Mouillez-vous pour sécher, ou vous séchez pour mouiller ?

— Je n’entends point la théorique ; de la pratique je m’aide quelque peu.

— Hâte !

— Je mouille, j’humecte, je bois, et tout de peur de mourir.

— Buvez toujours, vous ne mourrez jamais.

— Si je ne bois, je suis à sec, me voilà mort. Mon âme s’enfuira en quelque grenouillère. En sec jamais l’âme n’habite.

— Sommeliers, ô créateurs de nouvelles formes, rendez-moi de non buvant buvant.

— Pérennité d’arrosement par ces nerveux et secs boyaux.

— Pour néant boit qui ne s’en sent.

— Cetui entre dedans les veines, la pissotière n’y aura rien.

— Je laverais volontiers les tripes de ce veau que j’ai ce matin habillé.

— J’ai bien saburré[33] mon estomac.

— Si le papier de mes cédules buvait aussi bien que je fais, mes créditeurs auraient bien leur vin quand on viendrait à la formule d’exhiber.

— Cette main vous gâte le nez.

— Ô quants[34] autres y entreront, avant que cetui-ci en sorte !

— Boire à si petit gué, c’est pour rompre son poitrail.

— Ceci s’appelle pipée à flacons.

— Quelle différence est entre bouteille et flacon ?

— Grande, car bouteille est fermée à bouchon et flacon à vis.

— De belles ! Nos pères burent bien et vidèrent les pots.

— C’est bien chié, chanté, buvons !

— Voulez-vous rien mander à la rivière ?

— Cetui-ci va laver les tripes.

— Je ne bois en plus qu’une éponge.

— Je bois comme un templier.

— Et je tanquam sponsus.

— Et moi sicut terra sine aqua.

— Un synonyme de jambon ?

— C’est un compulsoire de buvettes.

— C’est un poulain. Par le poulain, on descend le vin en cave, par le jambon en l’estomac.

— Or çà, à boire, boire çà !

— Il n’y a point charge. Respice personam, pone pro duos ; bus non est in usu.

— Si je montais aussi bien comme j’avale[35], je fusse piéça[36] haut en l’air.

— Ainsi se fit Jacques Cœur riche.

— Ainsi profitent bois en friche.

— Ainsi conquêta Bacchus l’Inde.

— Ainsi philosophie Mélinde.

— Petite pluie abat grand vent.

— Longues buvettes rompent le tonnerre.

— Mais si ma couille pissait telle urine, la voudriez-vous bien sucer ?

— Je retiens après.

— Page, baille ; je t’insinue ma nomination en mon tour.

— Hume, Guillot ! Encores y en a il un pot.

— Je me porte pour appelant de soif comme d’abus. Page, relève mon appel en forme.

— Cette rognure ! Je soulais jadis boire tout ; maintenant, je n’y laisse rien.

— Ne nous hâtons pas et amassons bien tout.

— Voici tripes de jeu et gaudebillaux d’envi[37].

— De ce fauveau[38] à la raie noire.

— Ô, pour Dieu ! étrillons-le à profit de ménage.

— Buvez, ou je vous…

— Non, non !

— Buvez, je vous en prie.

— Les passereaux ne mangent sinon qu’on leur tape les queues. Je ne bois sinon qu’on me flatte.

Lagona edatera[39] !

— Il n’y a rabouillère[40] en tout mon corps où cetui vin ne furette la soif.

— Cetui-ci me la fouette bien.

— Cetui-ci me la bannira du tout.

— Cornons ici, à son de flacons et bouteilles, que quiconque aura perdu la soif n’ait à la chercher céans.

— Longs clystères de beuverie l’ont fait vider hors le logis.

— Le grand Dieu fit les planètes, et nous faisons les plats nets.

— J’ai la parole de Dieu en bouche : Sitio !

— La pierre dite ἂσβεστος[41] n’est plus inextinguible que la soif de ma paternité.

— L’appétit vient en mangeant, disait Angest on[42] Mans ; la soif s’en va en buvant.

— Remède contre la soif ?

— Il est contraire à celui qui est contre morsure de chien : courez toujours après le chien, jamais ne vous mordra ; buvez toujours avant la soif, et jamais ne vous adviendra.

— Je vous y prends, je vous réveille.

— Sommelier éternel, garde-nous de somme. Argus avait cent yeux pour voir ; cent mains faut à un sommelier, comme avait Briareus, pour infatigablement verser.

— Mouillons, hé ! il fait beau sécher.

— Du blanc. Verse tout, verse, de par le diable ! verse deçà, tout plein. La langue me pèle.

Lans, tringue[43] !

— À toi, compain[44], de hait, de hait[45] !

— Là, là, là ! c’est morfiaillé[46], cela.

O lacryma Christi ! C’est de la Devinière, c’est vin pineau.

— Ô le gentil vin blanc ! et, par mon âme, ce n’est que vin de taffetas.

— Hen, hen, il est à une oreille, bien drapé et de bonne laine

— Mon compagnon, courage !

— Pour ce jeu, nous ne volerons[47] pas, car j’ai fait un levé[48].

Ex hoc, in hoc. Il n’y a point d’enchantement ; chacun de vous l’a vu. J’y suis maître passé.

— À brum, à brum, je suis prêtre Macé.

— Ô les buveurs !

— Ô les altérés !

— Page, mon ami, emplis ici et couronne le vin, je te prie. À la cardinale. Natura abhorret vacuum. Diriez-vous qu’une mouche y eût bu ?

— À la mode de Bretagne !

— Net, net, à ce piot.

— Avalez, ce sont herbes. »


COMMENT GARGANTUA NAQUIT EN FAÇON BIEN ÉTRANGE.

Eux tenants ces menus propos de beuverie, Gargamelle commença se porter mal du bas ; dont Grandgousier se leva dessus l’herbe et la réconfortait honnêtement, pensant que ce fût mal d’enfant, et lui disant qu’elle s’était là herbée sous la Saulsaie, et qu’en bref elle ferait pieds neufs. Par ce, lui convenait prendre courage nouveau, au nouvel avènement de son poupon, et, encore que la douleur lui fût quelque peu en fâcherie, toutefois que icelle serait brève, et la joie, qui tôt succéderait, lui tollirait[49] tout cet ennui, en sorte que seulement ne lui en resterait la souvenance :

« Je le prouve, disait-il. Notre Sauveur dit en l’Évangile Joannis XVI : « La femme qu’est à l’heure de son enfantement a tristesse, mais lorsqu’elle a enfanté, elle n’a souvenir aucun de son angoisse.

— Ha ! dit-elle, vous dites bien et aime beaucoup mieux ouïr tels propos de l’Évangile, et mieux m’en trouve que de ouïr la vie de sainte Marguerite ou quelque autre cafarderie.

— Courage de brebis, disait-il. Dépêchez-vous de cetui-ci et bientôt en faisons un autre.

— Ha ! dit-elle, tant vous parlez à votre aise, vous autres hommes ! Bien, de par Dieu, je me parforcerai[50], puisqu’il vous plaît. Mais plût à Dieu que vous l’eussiez coupé !

— Quoi ? dit Grandgousier.

— Ha ! dit-elle, que vous êtes bon homme ! Vous l’entendez bien.

— Mon membre ? dit-il. Sang de les cabres[51] ! si bon vous semble, faites apporter un couteau.

— Ha ! dit-elle, à Dieu ne plaise ! Dieu me le pardonne, je ne le dis de bon cœur, et, pour ma parole, n’en faites ne plus ne moins. Mais j’aurai prou[52] d’affaires aujourd’hui, si Dieu ne m’aide, et tout par votre membre, que vous fussiez bien aise !

— Courage, courage ! dit-il. Ne vous souciez au reste, et laissez faire aux quatre bœufs de devant. Je m’en vais boire encore quelque veguade[53]. Si cependant vous survenait quelque mal, je me tiendrai près : huchant en paume[54], je me rendrai à vous. »

Peu de temps après, elle commença à soupirer, lamenter et crier. Soudain vinrent à tas sages-femmes de tous côtés, et, la tatant par le bas, trouvèrent quelques pellauderies[55] assez de mauvais goût, et pensaient que ce fut l’enfant ; mais c’était le fondement qui lui escappait, à la mollification[56] du droit intestin, lequel vous appelez le boyau culier, par trop avoir mangé des tripes, comme nous avons déclaré ci-dessus.

Dont une orde vieille de la compagnie, laquelle avait réputation d’être grande médecine, et là était venue de Brisepaille d’auprès Saint-Genou, devant soixante ans, lui fit un restrinctif si horrible que tous ses larrys[57] tant furent oppilés[58] et resserrés qu’à grande peine avec les dents vous les eussiez élargis, qui est chose bien horrible à penser, mêmement que le diable, à la messe de saint Martin, écrivant le caquet de deux galoises[59], à belles dents allongea son parchemin.

Par cet inconvénient furent au dessus relâchés les cotylédons de la matrice, par lesquels sursauta l’enfant, et entra en la veine creuse, et gravant[60] par le diaphragme jusques au-dessus des épaules, où la dite veine se part[61] en deux, prit son chemin à gauche et sortit par l’oreille senestre. Soudain qu’il fut né, ne cria comme les autres enfants : « Mies ! mies ! » ; mais, à haute voix, s’écriait : « À boire, à boire, à boire ! » comme invitant tout le monde à boire, si bien qu’il fut ouï de tout le pays de Beusse et de Bibarois.

Je me doute que ne croyez assurément cette étrange nativité. Si ne le croyez, je ne m’en soucie, mais un homme de bien, un homme de bon sens, croit toujours ce qu’on lui dit, et qu’il trouve par écrit. Ne dit pas Salomon, Proverbium XIV : Innocens credit omni verbo, etc… ? Et saint Paul, prime Corinthio. XIII : Charitas omnia credit ? Pourquoi ne le croiriez-vous ? Pour ce, dites vous, qu’il n’y a nulle apparence. Je vous dis que, pour cette seule cause, vous le devez croire en foi parfaite, car les sorbonistes disent que foi est argument des choses de nulle apparence.

Est-ce contre notre loi, notre foi, contre raison, contre la Sainte Écriture ? De ma part je ne trouve rien écrit ès bibles saintes qui soit contre cela. Mais si le vouloir de Dieu tel eût été, diriez-vous qu’il ne l’eût pu faire ? Ha ! pour grâce, n’emburelucoquez[62] jamais vos esprits de ces vaines pensées, car je vous dis qu’à Dieu rien n’est impossible, et, s’il voulait, les femmes auraient dorénavant ainsi leurs enfants par l’oreille.

Bacchus ne fut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter ? Roquetaillade naquit-il pas du talon de sa mère ? Croquemouche, de la pantoufle de sa nourrice ? Minerve naquit-elle pas du cerveau par l’oreille de Jupiter ? Adonis, par l’écorce d’un arbre de myrrhe ? Castor et Pollux, de la coque d’un œuf pont[63] et éclos par Léda ?

Mais vous seriez bien davantage ébahis et étonnés si je vous exposais présentement tout le chapitre de Pline, auquel parle des enfantements étranges et contre nature, et toutefois je ne suis point menteur tant assuré comme il a été. Lisez le septième de sa Naturelle Histoire, capi. III, et ne m’en tabustez[64] plus l’entendement.


la devinière, près chinon
Maison natale de François Rabelais.

COMMENT LE NOM FUT IMPOSÉ À GARGANTUA, ET COMMENT IL HUMAIT LE PIOT.


Le bonhomme Grandgousier, buvant et se rigolant avec les autres, entendit le cri horrible que son fils avait fait entrant en lumière de ce monde, quand il bramait demandant : « À boire, à boire, à boire ! », dont il dit : « Que grand tu as (supple le gosier). » Ce que oyants, les assistants dirent que vraiment il devait avoir par ce le nom Gargantua, puisque telle avait été la première parole de son père à sa naissance, à l’imitation et exemple des anciens Hébreux. À quoi fut condescendu par icelui et plut très bien à sa mère. Et pour l’apaiser, lui donnèrent à boire à tire larigot, et fut porté sur les fonts, et là baptisé, comme est la coutume des bons christiens.

Et lui furent ordonnées dix et sept mille neuf cents treize vaches de Pautille et de Bréhémond, pour l’allaiter ordinairement. Car de trouver nourrice suffisante n’était possible en tout le pays, considéré la grande quantité de lait requis pour icelui alimenter, combien qu’aucuns docteurs scotistes[65] aient affirmé que sa mère l’allaita, et qu’elle pouvait traire de ses mamelles quatorze cents deux pipes neuf potées de lait pour chacune fois, ce que n’est vraisemblable, et a été la proposition déclarée par Sorbonne mammallement[66] scandaleuse, des pitoyables[67] oreilles offensive, et sentant de loin hérésie.

En cet état passa jusques à un an et dix mois, onquel[68] temps, par le conseil des médecins, on commença le porter, et fut faite une belle charrette à bœufs par l’invention de Jean Deniau. Dedans icelle on le promenait par ci par là, joyeusement, et le faisait bon voir, car il portait bonne trogne et avait presque dix et huit mentons, et ne criait que bien peu ; mais il se conchiait à toutes heures, car il était merveilleusement flegmatique des fesses, tant de sa complexion naturelle que de la disposition accidentale qui lui était advenue par trop humer de purée septembrale. Et n’en humait goutte sans cause, car s’il advenait qu’il fût dépit, courroucé, fâché ou marri, s’il trépignait, s’il pleurait, s’il criait, lui apportant à boire l’on le remettait en nature, et soudain demeurait coi et joyeux.

Une de ses gouvernantes m’a dit, jurant sa fi[69], que de ce faire il était tant coutumier, qu’au seul son des pintes et flacons, il entrait en extase, comme s’il goûtait les joies de paradis. En sorte qu’elles, considérants cette complexion divine, pour le réjouir au matin, faisaient devant lui sonner des verres avec un couteau, ou des flacons avec leur toupon[70], ou des pintes avec leur couvercle, auquel son il s’égayait, il tressaillait, et lui même se bressait[71] en dodelinant de la tête, monocordisant[72] des doigts et barytonnant du cul.


DE L’ADOLESCENCE DE GARGANTUA.


Gargantua, depuis les trois jusques à cinq ans, fut nourri et institué en toute discipline convenante, par le commandement de son père, et celui temps passa comme les petits enfants du pays : c’est à savoir à boire, manger et dormir ; à manger, dormir et boire ; à dormir, boire et manger.

Toujours se vautrait par les fanges, se mascarait[73] le nez, se chaffourait[74] le visage, aculait[75] ses souliers, bâillait souvent aux mouches et courait volontiers après les parpaillons[76], desquels son père tenait l’empire. Il pissait sur ses souliers, il chiait en sa chemise, il se mouchait à ses manches, il morvait dedans sa soupe, et patrouillait par tous lieux, et buvait en sa pantoufle, et se frottait ordinairement le ventre d’un panier. Ses dents aiguisait d’un sabot, ses mains lavait de potage, se peignait d’un gobelet, s’asseyait entre deux selles le cul à terre, se couvrait d’un sac mouillé, buvait en mangeant sa soupe, mangeait sa fouace sans pain, mordait en riant, riait en mordant, souvent crachait on[77] bassin, petait de graisse, pissait contre le soleil, se cachait en l’eau pour la pluie, battait à froid, songeait creux, faisait le sucré, écorchait le renard, disait la patenôtre du singe, retournait à ses moutons, tournait les truies au foin, battait le chien devant le lion, mettait la charrette devant les bœufs, se grattait où ne lui démangeait point, tirait les vers du nez, trop embrassait et peu étreignait, mangeait son pain blanc le premier, ferrait les cigales, se chatouillait pour se faire rire, ruait[78] très bien en cuisine, faisait gerbe de feurre[79] aux dieux, faisait chanter Magnificat à matines et le trouvait bien à propos, mangeait choux et chiait poirée, connaissait mouches en lait, faisait perdre les pieds aux mouches, ratissait le papier, chaffourait[80] le parchemin, gagnait au pied, tirait au chevrotin[81], comptait sans son hôte, battait les buissons sans prendre les oisillons, croyait que nues fussent pailles[82] d’airain et que vessies fussent lanternes, tirait d’un sac deux moutures, faisait de l’âne pour avoir du bren[83], de son poing faisait un maillet, prenait les grues du premier saut, ne voulait que maille à maille on fit les haubergeons[84], de cheval donné toujours regardait en la gueule, sautait du coq à l’âne, mettait entre deux vertes une mûre, faisait de la terre le fossé, gardait la lune des loups, si les nues tombaient espérait prendre les allouettes toutes rôties, faisait de nécessité vertu, faisait de tel pain soupe, se souciait aussi peu des rais[85] comme des tondus, tous les matins écorchait le renard. Les petits chiens de son père mangeaient en son écuelle ; lui de même mangeait avec eux. Il leur mordait les oreilles, ils lui grafinaient[86] le nez ; il leur soufflait au cul, ils lui léchaient les badigoinces[87].

Et sabez quoi, hillots[88] ? Que mau de pipe vous bire[89] ! ce petit paillard toujours tâtonnait ses gouvernantes c’en dessus dessous, c’en devant derrière, harri bourriquet, et déjà commençait exercer sa braguette, laquelle un chacun jour ses gouvernantes ornaient de beaux bouquets, de beaux rubans, de belles fleurs, de beaux flocquars[90], et passaient leur temps à la faire revenir entre leurs mains, comme un magdaléon d’entrait[91], puis s’esclaffaient de rire quand elle levait les oreilles, comme si le jeu leur eût plu. L’une la nommait ma petite dille[92], l’autre ma pine[93], l’autre ma branche de corail, l’autre mon bondon, mon bouchon, mon vibrequin, mon poussoir, ma tarière, ma pendilloche[94], mon rude ébat raide et bas, mon dressoir, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille :

« Elle est à moi, disait l’une.

— C’est la mienne, disait l’autre.

— Moi, disait l’autre, n’y aurai-je rien ? Par ma foi, je la couperai donc.

— Ha ! couper ! disait l’autre, vous lui feriez mal, madame ; coupez-vous la chose aux enfants ? Il serait Monsieur sans queue. »

Et pour s’ébattre comme les petits enfants du pays, lui firent un beau virolet[95] des ailes d’un moulin à vent de Mirebalais.


DES CHEVAUX FACTICES DE GARGANTUA.


Puis, afin que toute sa vie fût bon chevaucheur, l’on lui fit un beau grand cheval de bois, lequel il faisait penader[96], sauter, voltiger, ruer et danser tout ensemble, aller le pas, le trot, l’entrepas, le galop, les ambles, l’aubin[97], le traquenard, le camelin[98] et l’onagrier[99]. Et lui faisait changer de poil (comme les moines de courtibaux[100], selon les fêtes) de bai-brun, d’alezan, de gris pommelé, de poil de rat, de cerf, de rouan, de vache, de zencle[101], de pecile[102], de pie, de leuce[103].

Lui-même, d’une grosse traine[104] fit un cheval pour la chasse, un autre d’un fût de pressoir, à tous les jours, et, d’un grand chêne, une mule avec la housse pour la chambre. Encore en eut-il dix ou douze à relais, et sept pour la poste, et tous mettait coucher auprès de soi.

Un jour, le seigneur de Painensac visita son père en gros train et apparat, auquel jour l’étaient semblablement venus voir le duc de Fancrepas et le comte de Mouillevent. Par ma foi ! le logis fut un peu étroit pour tant de gens, et singulièrement les étables. Donc le maître d’hôtel et fourrier dudit seigneur de Painensac, pour savoir si ailleurs en la maison étaient étables vacques[105], s’adressèrent à Gargantua, jeune garçonnet, lui demandants secrètement où étaient les étables des grands chevaux, pensants que volontiers les enfants décèlent tout.

Lors il les mena par les grands degrés du château, passant par la seconde salle en une grande galerie, par laquelle entrèrent en une grosse tour, et eux montants par d’autres degrés, dit le fourrier au maître d’hôtel :

« Cet enfant nous abuse, car les étables ne sont jamais au haut de la maison.

— C’est, dit le maître d’hôtel, mal entendu à vous, car je sais des lieux, à Lyon, à la Basmette[106], à Chinon et ailleurs, où les étables sont au plus haut du logis : ainsi peut-être que derrière y a issue au montoir. Mais je le demanderai plus assurément. »

Lors demanda à Gargantua :

« Mon petit mignon, où nous menez-vous ?

— À l’étable, dit-il, de mes grands chevaux. Nous y sommes tantôt : montons seulement ces échelons. »

Puis, les passant par une autre grande salle, les mena en sa chambre, et, retirant la porte :

« Voici, dit-il, les étables que demandez ; voilà mon genêt, voilà mon guildin[107], mon lavedan[108], mon traquenard[109], » et, les chargeant d’un gros levier : « Je vous donne, dit-il, ce frison, je l’ai eu de Francfort, mais il sera vôtre ; il est bon petit chevalet, et de grand’peine ; avec un tiercelet[110] d’autour, demie douzaine d’espagnols[111] et deux lévriers, vous voilà roi des perdrix et lièvres pour tout cet hiver.

— Par saint Jean, dirent-ils, nous en sommes bien ! À cette heure avons-nous le moine.

— Je le vous nie, dit-il ; il ne fut, trois jours a céans. »

Devinez ici duquel des deux ils avaient plus matière, ou de soi cacher pour leur honte, ou de rire pour le passe-temps ?

Eux en ce pas descendants tous confus, il demanda :

« Voulez-vous une aubelière[112] ?

— Qu’est-ce ? dirent-ils.

— Ce sont, répondit-il, cinq étrons pour vous faire une muselière.

— Pour ce jour d’hui, dit le maître d’hôtel, si nous sommes rôtis, jà au feu ne brûlerons, car nous sommes lardés à point, en mon avis. Ô petit mignon, tu nous as baillé foin en corne : je te verrai quelque jour pape.

— Je l’entends, dit-il, ainsi ; mais lors vous serez papillon, et ce gentil papegai[113] sera un papelard tout fait.

— Voire, voire, dit le fourrier.

— Mais, dit Gargantua, devinez combien y a de points d’aiguille en la chemise de ma mère ?

— Seize, dit le fourrier.

— Vous, dit Gargantua, ne dites l’évangile, car il y en a sens devant et sens derrière, et les comptâtes trop mal.

— Quand ? dit le fourrier.

— Alors, dit Gargantua, qu’on fit de votre nez une dille[114] pour tirer un muid de merde, et de votre gorge un entonnoir, pour la mettre en autre vaisseau, car les fonds étaient éventés.

— Cordieu ! dit le maître d’hôtel, nous avons trouvé un causeur. Monsieur le jaseur, Dieu vous gard’ de mal, tant vous avez la bouche fraîche. »

Ainsi descendants à grand hâte, sous l’arceau des degrés laissèrent tomber le gros levier qu’il leur avait chargé, dont dit Gargantua :

« Que diantre ! vous êtes mauvais chevaucheurs. Votre courtaud vous faut[115] au besoin. S’il vous fallait aller d’ici à Cahusac, qu’aimeriez-vous mieux, ou chevaucher un oison, ou mener une truie en laisse ?

— J’aimerais mieux boire, » dit le fourrier.

Et, ce disant, entrèrent en la salle basse où était toute la brigade, et, racontants cette nouvelle histoire, les firent rire comme un tas de mouches.


COMMENT GRAND GOUSIER CONNUT L’ESPRIT MERVEILLEUX DE GARGANTUA À L’INVENTION D’UN TORCHECUL.


Sur la fin de la quinte année, Grandgousier retournant de la défaite des Canariens, visita son fils Gargantua. Là fut réjoui comme un tel père pouvait être, voyant un sien tel enfant, et, le baisant et accolant, l’interrogeait de petits propos puérils en diverses sortes. Et but d’autant avec lui et ses gouvernantes, esquelles par grand soin demandait, entre autres cas, si elles l’avaient tenu blanc et net. À ce Gargantua fit réponse qu’il y avait donné tel ordre qu’en tout le pays n’était garçon plus net que lui.

« Comment cela ? dit Grangousier.

— J’ai, répondit Gargantua, par longue et curieuse expérience, inventé un moyen de me torcher le cul, le plus royal, le plus seigneurial, le plus excellent, le plus expédient que jamais fut vu.

— Quel ? dit Grandgousier.

— Comme vous le raconterai, dit Gargantua, présentement.

« Je me torchai une fois d’un cachelet[116] de velours d’une damoiselle, et le trouvai bon, car la mollice[117] de sa soie me causait au fondement une volupté bien grande. Une autre fois d’un chaperon d’icelle, et fut de même. Une autre fois d’un cache-cou. Une autre fois des oreillettes de satin cramoisi, mais la dorure d’un tas de sphères de merde qui y étaient m’écorchèrent tout le derrière. Que le feu saint Antoine arde le boyau culier de l’orfèvre qui les fit et de la damoiselle qui les portait !

« Ce mal passa me torchant d’un bonnet de page, bien emplumé à la Suisse.

« Puis, fiantant derrière un buisson, trouvai un chat de Mars, d’icelui me torchai ; mais ses griffes m’exulcérèrent tout le périnée. De ce me guéris au lendemain, me torchant des gants de ma mère, bien parfumés de maujoint[118].

« Puis me torchai de sauge, de fenouil, d’aneth, de marjolaine, de roses, de feuilles de courles[119], de choux, de bettes, de pampre, de guimauves, de verbasce[120] (qui est écarlate de cul), de laitues et de feuilles d’épinards, — le tout me fit grand bien à ma jambe, — de mercuriale, de persiguière[121], d’orties, de consoude, mais j’en eus la caquesangue[122] de Lombard, dont fus guéri me torchant de ma braguette.

« Puis me torchai aux linceuls[123], à la couverture, aux rideaux, d’un coussin, d’un tapis, d’un vert[124], d’une mappe[125], d’une serviette, d’un mouchenez, d’un peignoir. En tout je trouvai de plaisir plus que n’ont les rogneux quand on les étrille.

— Voire, mais, dit Grandgousier, lequel torchecul trouvas-tu meilleur ?

— J’y étais, dit Gargantua, et bientôt en saurez le tu autem. Je me torchai de foin, de paille, de bauduffe[126], de bourre, de laine, de papier. Mais

Toujours laisse aux couillons émorche[127]
Qui son ord cul de papier torche.

— Quoi, dit Grandgousier, mon petit couillon, as-tu pris au pot, vu que tu rimes déjà ?

— Oui-da, répondit Gargantua, mon roi, je rime tant et plus, et, en rimant, souvent m’enrime[128].

« Écoutez que dit notre retrait[129] aux fianteurs

Chiard,
Foirart,
Pétart,
Brenous,
Ton lard
Chappart[130]
S’épart[131]
Sur nous.
Ordous,
Merdous,
Egous[132]
Le feu de saint Antoine t’ard[133],
Si tous
Tes trous
Éclous[134]
Ne torche avant ton départ.

« En voulez-vous davantage ?

— Oui-da, répondit Grandgousier.

— Adonc, dit Gargantua :


Rondeau

En chiant l’autre hier senti
La gabelle[135] qu’à mon cul dois ;
L’odeur fut autre que cuidois :
J’en fus du tout empuanti

Ô si quelqu’un eût consenti
M’amener une qu’attendois
En chiant !

Car je lui eusse assimenti[136]
Son trou d’urine à mon lourdois[137] ;
Cependant eût avec ses doigts,
Mon trou de merde garanti,
En chiant !

« Or, dites maintenant que je n’y sais rien. Par la mer Dé[138], je ne les ai fait mie ; mais les oyant réciter à dame grand que voyez ci, les ai retenus en la gibecière de ma mémoire.

— Retournons, dit Grandgousier, à notre propos.

— Quel ? dit Gargantua, chier ?

— Non, dit Grandgousier, mais torcher le cul.

— Mais, dit Gargantua, voulez-vous payer un bussart[139] de vin breton si je vous fais quinaut en ce propos ?

— Oui, vraiment, dit Grandgousier.

— Il n’est, dit Gargantua, point besoin torcher le cul, sinon qu’il y ait ordure. Ordure n’y peut être, si on n’a chié : chier donc nous faut devant que le cul torcher.

— Ô ! dit Grandgousier, que tu as bon sens, petit garçonnet ! Ces premiers jours, je te ferai passer docteur en Sorbonne, par Dieu ! car tu as de raison plus que d’âge.

« Or poursuis ce propos torcheculatif, je t’en prie, et, par ma barbe, pour un bussart tu auras soixante pipes, j’entends de ce bon vin breton, lequel point ne croît en Bretagne, mais en ce bon pays de Verron.

— Je me torchai après, dit Gargantua, d’un couvre-chef, d’un oreiller, d’une pantoufle, d’une gibecière, d’un panier — mais ô le malplaisant torchecul ! — puis d’un chapeau. Et notez que des chapeaux les uns sont ras, les autres à poil, les autres veloutés, les autres taffetassés, les autres satinisés. Le meilleur de tous est celui de poil, car il fait très bonne abstersion de la matière fécale.

« Puis me torchai d’une poule, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau, d’un lièvre, d’un pigeon, d’un cormoran, d’un sac d’avocat, d’une barbute[140], d’une coiffe, d’un leurre[141].

« Mais, concluant, je dis et maintiens qu’il n’y a tel torchecul que d’un oison bien dumeté[142], pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Et m’en croyez sur mon honneur, car vous sentez au trou du cul une volupté mirifique, tant par la douceur d’icelui dumet que par la chaleur tempérée de l’oison, laquelle facilement est communiquée au boyau culier et autres intestins, jusques à venir à la région du cœur et du cerveau.

« Et ne pensez que la béatitude des héros et semi-dieux, qui sont par les Champs Elyséens, soit en leur asphodèle, ou ambroisie, ou nectar, comme disent ces vieilles ici. Elle est, selon mon opinion, en ce qu’ils se torchent le cul d’un oison, et telle est l’opinion de maître Jean d’Écosse[143]. »


COMMENT GARGANTUA FUT INSTITUÉ PAR UN THÉOLOGIEN EN LETTRES LATINES.


Ces propos entendus, le bonhomme Grandgousier fut ravi en admiration, considérant le haut sens et merveilleux entendement de son fils Gargantua, et dit à ses gouvernantes :

« Philippe, roi de Macédone, connut le bon sens de son fils Alexandre à manier dextrement un cheval, car ledit cheval était si terrible et effréné que nul n’osait monter dessus, parce qu’à tous ses chevaucheurs il baillait la saccade, à l’un rompant le cou, à l’autre les jambes, à l’autre la cervelle, à l’autre les mandibules. Ce que considérant Alexandre en l’hippodrome (qui était le lieu où l’on promenait et voltigeait[144] les chevaux), avisa que la fureur du cheval ne venait que de frayeur qu’il prenait à son ombre, dont, montant dessus, le fit courir encontre le soleil, si que l’ombre tombait par derrière, et, par ce moyen, rendit le cheval doux à son vouloir. À quoi connut son père le divin entendement qui en lui était, et le fit très bien endoctriner par Aristotèles, qui pour lors était estimé sur tous philosophes de Grèce.

« Mais je vous dis qu’en ce seul propos, que j’ai présentement devant vous tenu à mon fils Gargantua, je connais que son entendement participe de quelque divinité, tant je le vois aigu, subtil, profond et serein, et parviendra à degré souverain de sapience, s’il est bien institué. Pour tant, je veux le bailler à quelque homme savant pour l’endoctriner selon sa capacité, et n’y veux rien épargner. »

De fait, l’on lui enseigna un grand docteur en théologie, nommé maître Thubal Holopherne, qui lui apprit sa charte[145], si bien qu’il la disait par cœur au rebours, et y fut cinq ans et trois mois. Puis lui lut le Donat, le Facet, Theodolet et Alanus in Parabolis, et y fut treize ans, six mois et deux semaines.

Mais notez que, cependant, il lui apprenait à écrire gothiquement, et écrivait tous ses livres, car l’art d’impression n’était encore en usage.

Et portait ordinairement un gros écritoire, pesant plus de sept mille quintaux, duquel le galimart[146] était aussi gros et grand que les gros piliers d’Enay, et le cornet y pendait à grosses chaînes de fer, à la capacité d’un tonneau de marchandise.

Puis lui lut de Modis significandi, avec les comments[147] de Hurtebise, de Fasquin, de Tropditeux, de Gualehaul, de Jean le Veau, de Billonio, Brelinguandus, et un tas d’autres : et y fut plus de dix-huit ans et onze mois. Et le sut si bien qu’au coupelaud[148] il le rendait par cœur à revers, et prouvait sur ses doigts, à sa mère, que de modis significandi non erat scientia.

Puis lui lut le Compost, où il fut bien seize ans et deux mois, lorsque son dit précepteur mourut :

Et fut l’an mil quatre cents vingt,
De la vérole qui lui vint.

Après en eut un autre vieux tousseux, nommé maître Jobelin Bridé, qui lui lut Hugutio, Hébrard Grecisme, le Doctrinal, les Pars, le Quid est, le Supplementum, Marmotret, de Moribus in mensa servandis, Seneca, de Quatuor virtutibus cardinalibus, Passavantus cum commento, et Dormi secure pour les fêtes, et quelques autres de semblable farine, à la lecture desquels il devint aussi sage qu’onques puis[149] ne fournâmes-nous[150].


COMMENT GARGANTUA FUT MIS SOUS AUTRES PÉDAGOGUES.


À tant[151] son père aperçut que vraiment il étudiait très bien et y mettait tout son temps, toutefois qu’en rien ne profitait, et, que pis est, en devenait fou, niais, tout rêveux et rassoté[152].

De quoi se complaignant à don Philippe des Marays, vice-roi de Papeligosse, entendit que mieux lui vaudrait rien n’apprendre que tels livres, sous tels précepteurs, apprendre, car leur savoir n’était que bêterie, et leur sapience n’était que moufles[153], abâtardisant les bons et nobles esprits et corrompant toute fleur de jeunesse.

« Qu’ainsi soit, prenez, dit-il, quelqu’un de ces jeunes gens du temps présent, qui ait seulement étudié deux ans. En cas qu’il n’ait meilleur jugement, meilleures paroles, meilleur propos que votre fils, et meilleur entretien et honnêteté entre le monde, réputez-moi à jamais un taille-bacon[154] de la Brenne. »

Ce que à Grandgousier plut très bien, et commanda qu’ainsi fût fait.

Au soir, en soupant, ledit des Marays introduit un sien jeune page de Villegongis, nommé Eudémon, tant bien testonné[155], tant bien tiré, tant bien épousseté, tant honnête en son maintien que trop mieux ressemblait quelque petit angelot qu’un homme. Puis dit à Grandgousier :

« Voyez-vous ce jeune enfant ? il n’a encore douze ans. Voyons, si bon vous semble, quelle différence y a entre le savoir de vos rêveurs matéologiens[156] du temps jadis et les jeunes gens de maintenant. »

L’essai plut à Grandgousier, et commanda que le page proposât. Alors Eudémon, demandant congé de ce faire audit vice-roi son maître, le bonnet au poing, la face ouverte, la bouche vermeille, les yeux assurés, et le regard assis sur Gargantua avec modestie juvénile, se tint sur ses pieds et commença le louer et magnifier, premièrement de sa vertu et bonnes mœurs, secondement de son savoir, tiercement de sa noblesse, quartement de sa beauté corporelle, et, pour le quint[157], doucement l’exhortait à révérer son père en toute observance[158], lequel tant s’étudiait à bien le faire instruire ; enfin le priait qu’il le voulût retenir pour le moindre de ses serviteurs, car autre don pour le présent ne requérait des cieux, sinon qu’il lui fût fait grâce de lui complaire en quelque service agréable.

Le tout fut par icelui proféré avec gestes tant propres, prononciation tant distincte, voix tant éloquente, et langage tant orné et bien latin, que mieux ressemblait un Gracchus, un Cicéron ou un Emilius du temps passé qu’un jouvenceau de ce siècle. Mais toute la contenance de Gargantua fut qu’il se prit à pleurer comme une vache, et se cachait le visage de son bonnet, et ne fut possible de tirer de lui une parole, non plus qu’un pet d’un âne mort.

Dont son père fut tant courroucé qu’il voulut occire maître Jobelin. Mais ledit des Marays l’en garda par belle remontrance qu’il lui fit, en manière que fut son ire[159] modérée. Puis commanda qu’il fût payé de ses gages, et qu’on le fit bien chopiner théologalement ; ce fait, qu’il allât à tous les diables :

« Au moins, disait-il, pour le jourd’hui, ne coûtera-t-il guère à son hôte, si d’aventure il mourait ainsi, saoul comme un Anglais. »

Maître Jobelin parti de la maison, consulta Grandgousier avec le vice-roi quel précepteur l’on lui pourrait bailler, et fut avisé entre eux qu’à cet office serait mis Ponocrates, pédagogue d’Eudémon, et que tous ensemble iraient à Paris pour connaître quel était l’étude des jouvenceaux de France pour icelui temps.


COMMENT GARGANTUA FUT ENVOYÉ À PARIS, ET DE L’ÉNORME JUMENT QUI LE PORTA, ET COMMENT ELLE DÉFIT LES MOUCHES BOVINES DE LA BEAUCE.

En cette même saison, Fayoles, quart[160] roi de Numidie, envoya du pays d’Afrique à Grandgousier une jument la plus énorme et la plus grande que fut onques vue, et la plus monstrueuse (comme assez savez qu’Afrique apporte toujours quelque chose de nouveau), car elle était grande comme six oriflans[161], et avait les pieds fendus en doigts comme le cheval de Jules César, les oreilles ainsi pendantes comme les chèvres de Languegoth[162], et une petite corne au cul. Au reste, avait poil d’alezan toustade[163], entreillisé de grises pommelettes. Mais sur tout avait la queue horrible, car elle était, poi plus poi moins[164], grosse comme la pile Saint-Mars auprès de Langès, et ainsi carrée, avec les brancards[165] ni plus ni moins ennicrochés[166] que sont les épis au blé.

Si de ce vous émerveillez, émerveillez-vous davantage de la queue des béliers de Scythie, qui pesait plus de trente livres, et des moutons de Surie[167], esquels faut (si Tenaud dit vrai) affuter[168] une charrette on[169] cul pour la porter, tant elle est longue et pesante. Vous ne l’avez pas telle, vous autres paillards de plat pays !

Et fut amenée par mer en trois caraques et un brigantin, jusques au port d’Olonne en Talmondais. Lorsque Grandgousier la vit :

« Voici, dit-il, bien le cas pour porter mon fils à Paris. Or çà, de par Dieu, tout ira bien. Il sera grand clerc on temps advenir. Si n’étaient messieurs les bêtes, nous vivrions comme clercs. »

Au lendemain, après boire (comme entendez), prirent chemin Gargantua, son précepteur Ponocrates et ses gens, ensemble eux[170] Eudémon, le jeune page. Et parce que c’était en temps serein et bien attrempé[171], son père lui fit faire des bottes fauves : Babin les nomme brodequins. Ainsi joyeusement passèrent leur grand chemin et toujours grand’chère, jusques au-dessus d’Orléans. Auquel lieu était une ample forêt, de la longueur de trente et cinq lieues, et de largeur dix et sept, ou environ. Icelle était horriblement fertile et copieuse en mouches bovines et frelons, de sorte que c’était une vraie briganderie pour les pauvres juments, ânes et chevaux. Mais la jument de Gargantua vengea honnêtement tous les outrages en icelle perpétrées sur les bêtes de son espèce, par un tour duquel ne se doutaient mie, car soudain qu’ils furent entrés en ladite forêt et que les frelons lui eurent livré l’assaut, elle dégaina sa queue, et si bien s’escarmouchant les émoucha qu’elle en abattit tout le bois. À tort, à travers, deça, delà, par ci, par là, de long, de large, dessus, dessous, abattait bois comme un faucheur fait d’herbes. En sorte que, depuis, n’y eut ni bois ni frelons, mais fut tout le pays réduit en campagne.

Quoi voyant Gargantua, y prit plaisir bien grand, sans autrement s’en vanter, et dit à ses gens : « Je trouve beau ce, » dont fut depuis appelé ce pays la Beauce. Mais tout leur déjeuner fut par bailler, en mémoire de quoi, encore de présent, les gentilshommes de Beauce déjeunent de bailler, et s’en trouvent fort bien et n’en crachent que mieux.

Finalement arrivèrent à Paris, auquel lieu se rafraîchit deux ou trois jours, faisant chère lie avec ses gens, et s’enquêtant quels gens savants étaient pour lors en la ville et quel vin on y buvait.


COMMENT GARGANTUA PAYA SA BIENVENUE ÈS PARISIENS, ET COMMENT IL PRIT LES GROSSES CLOCHES DE L’ÉGLISE NOTRE-DAME.


Quelques jours après qu’ils se furent rafraîchis, il visita la ville, et fut vu de tout le monde en grande admiration, car le peuple de Paris est tant sot, tant badaud et tant inepte de nature, qu’un bateleur, un porteur de rogatons[172], un mulet avec ses cymbales[173], un vielleur au milieu d’un carrefour, assemblera plus de gens que ne ferait un bon prêcheur évangélique. Et tant molestement[174] le poursuivirent qu’il fut contraint soi reposer sur les tours de l’église Notre-Dame, auquel lieu étant, et voyant tant de gens à l’entour de soi, dit clairement :

« Je crois que ces maroufles veulent que je leur paye ici ma bienvenue et mon proficiat[175]. C’est raison. Je leur vais donner le vin, mais ce ne sera que par ris. »

Lors, en souriant, détacha sa belle braguette, et, tirant sa mentule en l’air, les compissa si aigrement qu’il en noya deux cents soixante mille quatre cents dix et huit, sans les femmes et petits enfants.

Quelque nombre d’iceux évada[176] ce pissefort à légèreté des pieds, et quand furent au plus haut de l’Université, suants, toussants, crachants et hors d’haleine, commencèrent à renier et jurer, les uns en colère, les autres par ris : Carimari, Carimara ! Par sainte Mamie, nous sommes baignés par ris, » dont fut depuis la ville nommée Paris, laquelle auparavant on appelait Leucèce, comme dit Strabo, lib. IV, c’est-à-dire en grec Blanchette, pour les blanches cuisses des dames dudit lieu. Et par autant qu’à cette nouvelle imposition du nom tous les assistants jurèrent chacun les saints de sa paroisse, les Parisiens, qui sont faits de toutes gens et toutes pièces, sont par nature et bons jureurs et bons juristes, et quelque peu outrecuidés[177], dont estime Joaninus de Barranco, libro de Copiositate reverentiarum, que sont dits Parrhésiens en grécisme[178], c’est-à-dire fiers en parler.

Ce fait, considéra les grosses cloches qui étaient ès dites tours, et les fit sonner bien harmonieusement. Ce que faisant lui vint en pensée qu’elles serviraient bien de campanes[179] au col de sa jument, laquelle il voulait renvoyer à son père, toute chargée de fromages de Brie et de harengs frais. De fait, les emporta en son logis.

Cependant vint un commandeur jambonnier[180] de saint Antoine, pour faire sa quête suille[181], lequel, pour se faire entendre de loin et faire trembler le lard au charnier, les voulut emporter furtivement, mais par honnêteté les laissa, non parce qu’elles étaient trop chaudes, mais parce qu’elles étaient quelque peu trop pesantes à la portée. Cil[182] ne fut pas celui de Bourg, car il est trop de mes amis.

Toute la ville fut émue en sédition, comme vous savez qu’à ce ils sont tant faciles que les nations étranges[183] s’ébahissent de la patience des rois de France, lesquels autrement par bonne justice ne les refrènent, vus les inconvénients qui en sortent de jour en jour. Plût à Dieu que je susse l’officine en laquelle sont forgés ces schismes et monopoles[184], pour les mettre en évidence ès confréries de ma paroisse ! Croyez que le lieu auquel convint[185] le peuple, tout folfré[186] et habaliné[187], fut Sorbonne, où lors était, maintenant n’est plus, l’oracle de Lutèce. Là fut proposé le cas, et remontré l’inconvénient des cloches transportées.

Après avoir bien ergoté pro et contra, fut conclu en baralipton que l’on enverrait le plus vieux et suffisant de la Faculté vers Gargantua, pour lui remontrer l’horrible inconvénient de la perte d’icelles cloches, et nonobstant la remontrance d’aucuns de l’Université, qui alléguaient que cette charge mieux compétait à un orateur qu’à un théologien, fut à cet affaire élu notre maître Janotus de Bragmardo.


COMMENT JANOTUS DE BRAGMARDO FUT ENVOYÉ POUR RECOUVRER DE GARGANTUA LES GROSSES CLOCHES.


Maître Janotus, tondu à la césarine, vêtu de son lyripipion[188] théologal, et bien antidoté l’estomac de coudignac de four[189] et eau bénite de cave, se transporta au logis de Gargantua, touchant devant soi trois vedeaux[190] à rouge museau, et traînant après cinq ou six maîtres inertes, bien crottés à profit de ménage. À l’entrée les rencontra Ponocrates, et eut frayeur en soi, les voyant ainsi déguisés, et pensait que fussent quelques masques hors du sens. Puis s’enquêta à quelqu’un desdits maîtres inertes de la bande que quérait cette momerie[191]. Il lui fut répondu qu’ils demandaient les cloches leur être rendues.

Soudain ce propos entendu, Ponocrates courut dire les nouvelles à Gargantua, afin qu’il fût prêt de la réponse et délibérât sur-le-champ ce qu’était de faire. Gargantua, admonesté du cas, appela à part Ponocrates, son précepteur, Philotomie, son maître d’hôtel, Gymnaste, son écuyer, et Eudémon, et sommairement conféra avec eux sur ce qu’était tant à faire qu’à répondre. Tous furent d’avis qu’on les menât au retrait du gobelet[192], et là on les fit boire théologalement, et, afin que ce tousseux n’entrat en vaine gloire pour à sa requête avoir rendu les cloches, l’on mandât, cependant qu’il chopinerait, quérir le prévôt de la ville, le recteur de la Faculté, le vicaire de l’église, esquels, devant que le théologien eût proposé sa commission, l’on délivrerait les cloches. Après ce, iceux présents, l’on ouïrait sa belle harangue. Ce que fut fait, et, les susdits arrivés, le théologien fût en pleine salle introduit et commença ainsi que s’ensuit, en toussant.


LA HARANGUE DE MAÎTRE JANOTUS DE BRAGMARDO FAITE À GARGANTUA POUR RECOUVRER LES CLOCHES.


« Ehen, hen, hen ! Mna dies, monsieur, mna dies, et vobis, messieurs. Ce ne serait que bon que nous rendissiez nos cloches, car elles nous font bien besoin. Hen, hen, hasch ! Nous en avions bien autrefois refusé de bon argent de ceux de Londres en Cahors, si avions-nous de ceux de Bordeaux en Brie, que les voulaient acheter pour la substantifique qualité de la complexion élémentaire qu’est intronifiquée en la terrestérité de leur nature quidditative, pour extranéiser[193] les halos[194] et les turbines[195] sur nos vignes, vraiment non pas nôtres, mais d’ici auprès, car si nous perdons le piot, nous perdons tout, et sens et loi.

« Si vous nous les rendez à ma requête, j’y gagnerai six pans[196] de saucisses et une bonne paire de chausses qui me feront grand bien à mes jambes, ou ils ne me tiendront pas promesse. Ho ! par Dieu, Domine, une paire de chausses est bon, et vir sapiens non abhorrebit eam. Ha ! ha ! Il n’a pas paire de chausses qui veut. Je le sais bien, quant est de moi. Avisez, Domine : il y a dix-huit jours que je suis à matagraboliser[197] cette belle harangue. Reddite quæ sunt Cæsaris Cæsari, et quæ sunt Dei Deo. Ibi jacet lepus. Par ma foi, Domine, si voulez souper avec moi in camera, par le corps Dieu ! charitatis, nos faciemus bonum cherubin. Ego occidi unum porcum, et ego habet bon vino. Mais de bon vin on ne peut faire mauvais latin. Or sus, de parte Dei, date nobis clochas nostras. Tenez, je vous donne de par la Faculté un sermones de utino, que[198], utinam, vous nous baillez nos cloches. Vultis etiam pardonos ? Per diem, vos habebitis et nihil payabilis.

« Ô monsieur ! Domine, clochi dona minor nobis. Dea[199], est bonum urbis. Tout le monde s’en sert. Si votre jument s’en trouve bien, aussi fait notre Faculté, quæ comparata est jumentis insipientibus, et similis facta est eis, Psalmo nescio quo — si l’avais-je bien coté en mon paperat[200]et est unum bonum Achilles. Hen, hen, ehen, hasch !

« Ça je vous prouve que me les devez bailler. Ego sic argumentor. Omnis clocha clochabilis in clocherio clochando clochans clochativo clochare facit clochabiliter clochantes. Parisius habet clochas. Ergo gluc. Ha, ha, ha, c’est parlé cela ! Il est in tertio primæ, en Darii ou ailleurs. Par mon âme, j’ai vu le temps que je faisais diables d’arguer. Mais de présent je ne fais plus que rêver, et ne me faut plus dorénavant que bon vin, bon lit, le dos au feu, le ventre à table et écuelle bien profonde. Hé, Domine, je vous prie, in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti, amen, que vous rendez nos cloches, et Dieu vous gard’ de mal et Notre-Dame de Santé, qui vivit et regnat per omnia secula seculorum, amen. Hen he hasch, asch, grenhenhasch !

« Verum enim vero, quando quidem, dubio procul, edepol, quoniam, ita, certe, meus Deus fidus, une ville sans cloches est comme un aveugle sans bâton, un âne sans croupière, et une vache sans cymbales[201]. Jusques à ce que nous les ayez rendues, nous ne cesserons de crier après vous comme un aveugle qui a perdu son bâton, de brailler comme un âne sans croupière, et de brâmer comme une vache sans cymbales. Un quidam latinisateur, demeurant près l’Hôtel-Dieu, dit une fois, alléguant l’autorité d’un Taponnus (je faux[202], c’était Pontanus, poète séculier) qu’il désirait qu’elles fussent de plume et le batail[203] fût d’une queue de renard, pour ce qu’elles lui engendraient la chronique aux tripes du cerveau quand il composait ses vers carminiformes. Mais, nac petetin petetac, ticque, torche, lorgne, il fut déclaré hérétique : nous les faisons comme de cire. Et plus n’en dit le déposant. Valete et plaudite. Calepinus recensui. »


COMMENT LE THÉOLOGIEN EMPORTA SON DRAP, ET COMMENT IL EUT PROCÈS AVEC LES SORBONISTES.


Le théologien n’eut sitôt achevé que Ponocrates et Eudémon s’esclaffèrent de rire tant profondément qu’en cuidèrent rendre l’âme à Dieu, ne plus ne moins que Crassus, voyant un âne couillard qui mangeait des chardons, et comme Philémon, voyant un âne qui mangeait des figues qu’on avait apprêté pour le dîner, mourut de force de rire. Ensemble[204] eux, commença rire maître Janotus, à qui mieux mieux, tant que les larmes leur venaient ès yeux, par la véhémente concussion[205] de la substance du cerveau, à laquelle furent exprimées ces humidités lacrymales, et transcoulées jouxte les nerfs optiques. En quoi par eux était Démocrite héraclitisant, et Héraclite démocritisant représenté.

Ces ris du tout sédés[206], consulta Gargantua avec ses gens sur ce qu’était de faire. Là fut Ponocrates d’avis qu’on fit reboire ce bel orateur, et, vu qu’il leur avait donné de passe-temps et plus fait rire que n’eût Songecreux, qu’on lui baillât les dix pans de saucisse mentionnés en la joyeuse harangue, avec une paire de chausses, trois cents de gros bois de moule[207], vingt et cinq muids de vin, un lit à triple couche de plume ansérine[208], et une écuelle bien capable[209] et profonde, lesquelles disait être à sa vieillesse nécessaires.

Le tout fut fait ainsi qu’avait été délibéré, excepté que Gargantua, doutant qu’on ne trouvât à l’heure chausses commodes pour ses jambes, doutant aussi de quelle façon mieux duiraient[210] audit orateur, ou à la martingale, qui est un pont-levis de cul pour plus aisément fianter, ou à la marinière, pour mieux soulager les rognons, ou à la Suisse, pour tenir chaude la bedondaine, ou à queue de merlus[211], de peur d’échauffer les reins, lui fit livrer sept aunes de drap noir, et trois de blanchet pour la doublure. Le bois fut porté par les gagne-deniers ; les maîtres ès arts portèrent les saucisses et écuelles. Maître Janot voulut porter le drap.

Un desdits maîtres, nommé maître Jousse Baudouille, lui remontrait que ce n’était honnête ni décent à l’état théologal, et qu’il le baillât à quelqu’un d’entre eux :

« Ah ! dit Janotus, baudet, baudet, tu ne conclus point in modo et figura. Voilà de quoi servent les suppositions et parva logicalia. Panus pro quo supponit ?

Confuse, dit Baudouille, et distributive.

— Je ne te demande pas, dit Janotus, baudet, quo modo supponit, mais pro quo. C’est, baudet, pro tibiis meis, et pour ce le porterai-je egomet, sicut suppositum portal adpositum. »

Ainsi l’emporta en tapinois, comme fit Patelin son drap. Le bon fut quand le tousseux, glorieusement, en plein acte de Sorbonne, requit ses chausses et saucisses, car péremptoirement lui furent déniés, par autant qu’il les avait eu de Gargantua, selon les informations sur ce faites. Il leur remontra que ç’avait été de gratis, et de sa libéralité, par laquelle ils n’étaient mie absous de leurs promesses. Ce nonobstant, lui fut répondu qu’il se contentât de raison et qu’autre bribe n’en aurait :

— « Raison ? dit Janotus, nous n’en usons point céans. Traîtres malheureux, vous ne valez rien. La terre ne porte gens plus méchants que vous êtes, je le sais bien. Ne clochez[212] pas devant les boiteux : j’ai exercé la méchanceté avec vous. Par la rate Dieu ! j’avertirai le roi des énormes abus qui sont forgés céans et par vos mains et menées, et que je sois ladre, s’il ne vous fait tous vifs brûler comme bougres, traîtres, hérétiques et séducteurs, ennemis de Dieu et de vertu. »

À ces mots, prirent articles contre lui : lui, de l’autre côté, les fit ajourner. Somme, le procès fut retenu par la cour, et y est encore. Les Sorbonicoles, sur ce point, firent vœu de ne soi décrotter ; maître Janot, avec ses adhérents, fit vœu de ne se moucher, jusques à ce qu’en fût dit par arrêt définitif.

Par ces vœux, sont jusques à présent demeurés et crotteux et morveux, car la cour n’a encore bien grabelé[213] toutes les pièces. L’arrêt sera donné ès prochaines calendes grecques, c’est-à-dire jamais, comme vous savez qu’ils font plus que nature et contre leurs articles propres. Les articles de Paris chantent que Dieu seul peut faire choses infinies. Nature rien ne fait immortel, car elle met fin et période à toutes choses par elle produites car omnia orta cadunt, etc., mais ces avaleurs de frimas font les procès devant eux pendants et infinis et immortels. Ce que faisants, ont donné lieu et vérifié le dit de Chilon Lacédémonien, consacré en Delphes, disant Misère être compagne de Procès, et gens plaidoyants misérables, car plus tôt ont fin de leur vie que de leur droit prétendu.


L’ÉTUDE DE GARGANTUA SELON LA DISCIPLINE DE SES PROFESSEURS SORBONAGRES.


Les premiers jours ainsi passés et les cloches remises en leur lieu, les citoyens de Paris, par reconnaissance de cette honnêteté, s’offrirent d’entretenir et nourrir sa jument tant qu’il lui plairait — ce que Gargantua prit bien à gré, — et l’envoyèrent vivre en la forêt de Bière. Je crois qu’elle n’y soit plus maintenant.

Ce fait, voulut de tout son sens étudier à la discrétion de Ponocrates. Mais icelui, pour le commencement, ordonna qu’il ferait à sa manière accoutumée, afin d’entendre par quel moyen, en si long temps, ses antiques précepteurs l’avaient rendu tant fat, niais et ignorant. Il dispensait donc son temps en telle façon que, ordinairement, il s’éveillait entre huit et neuf heures, fût jour ou non ; ainsi l’avaient ordonné ses régents théologiques, alléguants ce que dit David : vanum est vobis ante lucem surgere.

Puis se gambayait[214], penadait[215], et paillardait[216] parmi le lit quelque temps, pour mieux esbaudir ses esprits animaux, et s’habillait selon la saison, mais volontiers portait-il une grande et longue robe de grosse frise, fourrée de renards ; après se peignait du peigne d’Almain, c’était des quatre doigts et le pouce, car ses précepteurs disaient que soi autrement peigner, laver et nettoyer était perdre temps en ce monde.

Puis fiantait, pissait, rendait sa gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et se morvait en archidiacre, et déjeunait pour abattre la rosée et mauvais air : belles tripes frites, belles carbonnades, beaux jambons, belles cabirotades[217], et force soupes de prime[218]. Ponocrates lui remontrait que tant soudain ne devait repaître au partir du lit, sans avoir premièrement fait quelque exercice. Gargantua répondit :

« Quoi ? N’ai-je fait suffisant exercice ? Je me suis vautré six ou sept tours parmi le lit devant que me lever. N’est-ce assez ? Le pape Alexandre ainsi faisait par le conseil de son médecin juif, et vécut jusques à la mort, en dépit des envieux. Mes premiers maîtres m’y ont accoutumé, disants que le déjeuner faisait bonne mémoire ; pourtant y buvaient les premiers. Je m’en trouve fort bien, et n’en dine que mieux. Et me disait maître Tubal, qui fut premier de sa licence à Paris, que ce n’est tout l’avantage de courir bien tôt, mais bien de partir de bonne heure ; aussi n’est-ce la santé totale de notre humanité boire à tas, à tas, à tas, comme canes, mais oui bien de boire matin ; unde versus :

Lever matin n’est point bonheur ;
Boire matin est le meilleur.

Après avoir bien à point déjeuné, allait à l’église, et lui portait-on, dedans un grand panier, un gros bréviaire empantouflé[219], pesant, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemin, poi plus poi moins[220], onze quintaux six livres. Là oyait[221] vingt et six ou trente messes. Ce pendant venait son diseur d’heures en place, empaletoqué[222] comme une dupe[223], et très bien antidoté son haleine à force sirop vignolat[224]. Avec icelui marmonnait toutes ses kyrielles, et tant curieusement[225] les épluchait qu’il n’en tombait un seul grain en terre. Au partir de l’église, on lui amenait, sur une traîne[226] à bœufs, un farat[227] de patenôtres de Saint-Claude, aussi grosses chacune qu’est le moule d’un bonnet[228], et, se pormenant par les cloîtres, galeries ou jardin, en disait plus que seize ermites.

Puis étudiait quelque méchante demie heure, les yeux assis dessus son livre ; mais, comme dit le Comique, son âme était en la cuisine.

Pissant donc plein urinal, s’asseyait à table, et parce qu’il était naturellement flegmatique, commençait son repas par quelques douzaines de jambons, de langues de bœuf fumées, de boutargues[229], d’andouilles, et tels autres avant-coureurs de vin. Cependant quatre de ses gens lui jetaient en la bouche l’un après l’autre, continúment, moutarde à pleines palerées[230] ; puis buvait un horrifique trait de vin blanc pour lui soulager les rognons. Après, mangeait, selon la saison, viandes à son appétit, et lors cessait de manger quand le ventre lui tirait. À boire n’avait point fin ni canon[231], car il disait que les mètes[232] et bornes de boire étaient quand, la personne buvant, le liège de ses pantoufles enflait en haut d’un demi pied.


LES JEUX DE GARGANTUA.


Puis tout lourdement grignotant d’un transon[233] de grâces, se lavait les mains de vin frais, s’écurait les dents avec un pied de porc, et devisait joyeusement avec ses gens. Puis, le vert[234] étendu, l’on déployait force cartes, force dés, et renfort de tabliers[235]

Après avoir bien joué, sassé[236], passé et beluté[237] temps, convenait boire quelque peu — c’étaient onze peguads[238] pour homme, — et soudain après banqueter, c’était sur un beau banc ou en beau plein lit s’étendre et dormir deux ou trois heures, sans mal penser ni mal dire. Lui, éveillé, secouait un peu les oreilles. Cependant était apporté vin frais ; là buvait mieux que jamais. Ponocrates lui remontrait que c’était mauvaise diète[239] ainsi boire après dormir : « C’est, répondit Gargantua, la vraie vie des Pères, car de ma nature je dors salé, et le dormir m’a valu autant de jambon. »

Puis commençait étudier quelque peu, et patenôtres en avant, pour lesquelles mieux en forme expédier montait sur une vieille mule, laquelle avait servi neuf rois. Ainsi marmottant de la bouche et dodelinant de la tête, allait voir prendre quelque connil[240] aux filets.

Au retour, se transportait en la cuisine pour savoir quel rôt était en broche. Et soupait très bien, par ma conscience ! et volontiers conviait quelques buveurs de ses voisins, avec lesquels, buvant d’autant[241], contaient des vieux jusques ès nouveaux.

Entre autres, avait pour domestiques les seigneurs du Fou, de Gourville, de Grignault et de Marigny. Après souper, venaient en place les beaux évangiles de bois, c’est-à-dire force tabliers[242], ou le beau flux[243], un, deux, trois, ou à toutes restes[244] pour abréger, ou bien allaient voir les garces d’entour, et petits banquets parmi, collations et arrière-collations. Puis dormait sans débrider jusques au lendemain huit heures.


COMMENT GARGANTUA FUT INSTITUÉ PAR PONOCRATES EN TELLE DISCIPLINE QU’IL NE PERDAIT HEURE DU JOUR.


Quand Ponocrates connut la vicieuse manière de vivre de Gargantua, délibéra autrement l’instituer en lettres ; mais, pour les premiers jours, le toléra, considérant que nature n’endure mutations soudaines sans grande violence.

Pour donc mieux son œuvre commencer, supplia un savant médecin de celui temps, nommé maître Théodore, à ce qu’il considérât si possible était remettre Gargantua en meilleure voie. Lequel le purgea canoniquement avec ellébore d’Anticyre, et, par ce médicament, lui nettoya toute l’altération et perverse habitude du cerveau. Par ce moyen aussi, Ponocrates lui fit oublier tout ce qu’il avait appris sous ses antiques précepteurs, comme faisait Thimoté à ses disciples, qui avaient été instruits sous autres musiciens.

Pour mieux ce faire, l’indroduisait ès compagnies des gens savants que là étaient, à l’émulation desquels lui crut l’esprit et le désir d’étudier autrement et se faire valoir.

Après, en tel train d’étude le mit qu’il ne perdait heure quelconque du jour : ains[245] tout son temps consommait en lettres et honnête savoir. S’éveillait donc Gargantua environ quatre heures du matin. Cependant qu’on le frottait, lui était lue quelque pagine[246] de la divine Écriture, hautement et clairement, avec prononciation compétente à la matière, et à ce était commis un jeune page, natif de Basché, nommé Anagnostes. Selon le propos et argument de cette leçon, souventes fois s’adonnait à révérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, duquel la lecture montrait la majesté et jugements merveilleux.

Puis allait ès lieux secrets faire excrétion des digestions naturelles. Là son précepteur répétait ce qu’avait été lu, lui exposant les points plus obscurs et difficiles. Eux retournants, considéraient l’état du ciel, si tel était comme l’avaient noté au soir précédent, et[247] quels signes entrait le soleil, aussi la lune, pour icelle journée.

Ce fait, était habillé, peigné, testonné[248], accoutré et parfumé, durant lequel temps on lui répétait les leçons du jour d’avant. Lui-même les disait par cœur et y fondait quelques cas pratiques et concernants l’état humain, lesquels ils étendaient aucunes fois jusque deux ou trois heures, mais ordinairement cessaient lorsqu’il était du tout habillé. Puis par trois bonnes heures lui était faite lecture.

Ce fait, issaient[249] hors, toujours conférants des propos de la lecture, et se déportaient[250] en Bracque, ou ès prés, et jouaient à la balle, à la paume, à la pile trigone[251], galantement s’exerçants les corps comme ils avaient les âmes auparavant exercé. Tout leur jeu n’était qu’en liberté, car ils laissaient la partie quand leur plaisait, et cessaient ordinairement lorsque suaient parmi le corps, ou étaient autrement las. Adonc étaient très bien essuyés et frottés, changeaient de chemise, et, doucement se promenants, allaient voir si le dîner était prêt. Là attendants, récitaient clairement et éloquentement[252] quelques sentences retenues de la leçon.

Cependant Monsieur l’Appétit venait, et par bonne opportunité s’asseyaient à table. Au commencement du repas, était lue quelque histoire plaisante des anciennes prouesses, jusques à ce qu’il eût pris son vin. Lors, si bon semblait, on continuait la lecture, ou commençaient à deviser joyeusement ensemble, parlants, pour les premiers mois, de la vertu, propriété, efficace[253] et nature de tout ce que leur était servi à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, poissons, fruits, herbes, racines, et de l’apprêt d’icelles. Ce que faisant, apprit en peu de temps tous les passages à ce compétants en Pline, Athénée, Dioscorides, Julius Pollux, Galien, Porphyre, Oppian, Polybe, Héliodore, Aristotèles, Elian et autres. Iceux propos tenus, faisaient souvent, pour plus être assurés, apporter les livres susdits à table. Et si bien et entièrement retint en sa mémoire les choses dites, que, pour lors, n’était médecin qui en sut à la moitié tant comme il faisait. Après, devisaient des leçons lues au matin, et, parachevant leur repas par quelque confection de cotoniat[254], s’écurait les dents avec un trou[255] de lentisque, se lavait les mains et les yeux de belle eau fraiche, et rendaient grâces à Dieu par quelques beaux cantiques faits à la louange de la munificence et bénignité divine.

Ce fait, on apportait des cartes, non pour jouer, mais pour y apprendre mille petites gentillesses et inventions nouvelles, lesquelles toutes issaient[256] d’arithmétique. En ce moyen entra en affection d’icelle science numérale, et, tous les jours après diner et souper, y passait temps aussi plaisantement qu’il soulait[257] ès dés ou ès cartes. À tant[258] sut d’icelle et théorique et pratique, si bien que Tunstal, Anglais qui en avait amplement écrit, confessa que vraiment, en comparaison de lui, il n’y entendait que le haut allemand.

Et non seulement d’icelle, mais des autres sciences mathématiques comme géométrie, astronomie et musique ; car, attendants la concoction et digestion de son past[259], ils faisaient mille joyeux instruments et figures géométriques, et de même pratiquaient les canons astronomiques. Après s’esbaudissaient à chanter musicalement à quatre et cinq parties, ou sur un thème, à plaisir de gorge. Au regard des instruments de musique, il apprit jouer du luc[260], de l’épinette, de la harpe, de la flûte d’allemand et à neuf trous, de la viole et de la sacquebutte[261].

Cette heure ainsi employée, la digestion parachevée, se purgeait des excréments naturels ; puis se remettait à son étude principal par trois heures ou davantage, tant à répéter la lecture matutinale qu’à poursuivre le livre entrepris, qu’aussi à écrire et bien traire[262] et former les antiques et romaines lettres.

Ce fait, issaient[263] hors leur hôtel, avec eux un jeune gentilhomme de Touraine nommé l’écuyer Gymnaste, lequel lui montrait l’art de chevalerie. Changeant donc de vêtements, montait sur un coursier, sur un roussin, sur un genet, sur un cheval barbe, cheval léger, et lui donnait cent carrières[264], le faisait voltiger en l’air, franchir le fossé, sauter le palis[265], court tourner en un cercle, tant à dextre comme à senestre. Là rompait, non la lance, car c’est la plus grande rêverie du monde dire : « J’ai rompu dix lances en tournoi ou en bataille, » un charpentier le ferait bien ; mais louable gloire est d’une lance avoir rompu dix de ses ennemis. De sa lance donc, acérée, verte et raide, rompait un huis[266], enfonçait un harnais[267], aculait[268] une arbre, enclavait[269] un anneau, enlevait une selle d’armes, un haubert, un gantelet. Le tout faisait armé de pied en cap.

Au regard de fanfarer[270] et faire les petits popismes[271] sur un cheval, nul ne le fit mieux que lui. Le voltigeur de Ferrare n’était qu’un singe en comparaison. Singulièrement[272] était appris à sauter hâtivement d’un cheval sur l’autre sans prendre terre, et nommait-on ces chevaux désultoires[273], et de chacun côté, la lance au poing, monter sans estriviers[274] et, sans bride, guider le cheval à son plaisir, car telles choses servent à discipline militaire.

Un autre jour s’exercait à la hache, laquelle tant bien coulait, tant vertement de tous pics[275] resserrait, tant souplement avalait[276] en taille ronde[277], qu’il fut passé chevalier d’armes en campagne, et en tous essais.

Puis branlait la pique, saquait[278] de l’épée à deux mains, de l’épée bâtarde, de l’espagnole, de la dague et du poignard ; armé, non armé, au bouclier, à la cape, à la rondelle[279].

Courait le cerf, le chevreuil, l’ours, le daim, le sanglier, le lièvre, la perdrix, le faisan, l’outarde. Jouait à la grosse balle, et la faisait bondir en l’air autant du pied que du poing.

Luttait, courait, sautait, non à trois pas un saut, non à cloche-pied, non au saut d’allemand, car, disait Gymnaste, tels sauts sont inutiles et de nul bien en guerre ; mais d’un saut perçait[280] un fossé, volait sur une haie, montait six pas encontre une muraille, et rampait en cette façon à une fenêtre de la hauteur d’une lance.

Nageait en parfonde[281] eau, à l’endroit, à l’envers, de côté, de tout le corps, des seuls pieds, une main en l’air, en laquelle tenant un livre transpassait toute la rivière de Seine sans icelui mouiller, et tirant par les dents son manteau comme faisait Jules César ; puis d’une main entrait par grande force en bateau, d’icelui se jetait derechef en l’eau la tête première ; sondait le parfond[282], creusait les rochers, plongeait ès abîmes et gouffres. Puis icelui bateau tournait, gouvernait, menait hâtivement, lentement, à fil d’eau, contre cours, le retenait en pleine écluse, d’une main le guidait, de l’autre s’escrimait avec un grand aviron, tendait le vèle[283], montait au mât par les traits[284], courait sur les brancards[285], ajustait la boussole, contreventait les boulines[286], bandait le gouvernail.

Issant de l’eau, raidement montait encontre la montagne, et dévalait aussi franchement, gravait[287] ès arbres comme un chat, sautait de l’une en l’autre comme un écurieux[288], abattait les gros rameaux comme un autre Milo ; avec deux poignards acérés et deux poinçons éprouvés, montait au haut d’une maison comme un rat, descendait puis du haut en bas en telle composition des membres que de la chute n’était aucunement grevé[289]. Jetait le dard, la barre, la pierre, la javeline, l’épieu, la hallebarde, enfonçait[290] l’arc, bandait ès reins les fortes arbalètes de passe, visait de l’arquebuse à l’œil, affûtait le canon, tirait à la butte, au papegai, du bas en mont, d’amont en val, devant, de côté, en arrière comme les Parthes.

On lui attachait un câble en quelque haute tour, pendant en terre par icelui avec deux mains montait, puis dévalait si raidement et si assurément que plus ne pourriez parmi un pré bien égalé. On lui mettait une grosse perche appuyée à deux arbres ; à icelle se pendait par les mains, et d’icelle allait et venait, sans des pieds à rien toucher, qu’à grande course on ne l’eût pu aconcevoir[291].

Et pour s’exercer le thorax et poumon, criait comme tous les diables. Je l’ouïs une fois appelant Eudémon depuis la porte Saint-Victor jusques à Montmartre. Stentor n’eut onques telle voix à la bataille de Troie.

Et, pour galentir[292] les nerfs, on lui avait fait deux grosses saumones[293] de plomb, chacune du poids de huit mille sept cents quintaux, lesquelles il nommait haltères. Icelles prenait de terre en chacune main, et les élevait en l’air au-dessus de la tête, et les tenait ainsi, sans soi remuer, trois quarts d’heure et davantage, qu’était une force inimitable.

Jouait aux barres avec les plus forts, et quand le point advenait, se tenait sur ses pieds tant raidement qu’il s’abandonnait ès plus aventureux, en cas qu’ils le fissent mouvoir de sa place, comme jadis faisait Milo, à l’imitation duquel aussi tenait une pomme de grenade en sa main et la donnait à qui lui pourrait ôter.

Le temps ainsi employé, lui frotté, nettoyé et rafraîchi d’habillements, tout doucement retournait, et, passants par quelques près ou autres lieux herbus, visitaient les arbres et plantes, les conférants avec les livres des anciens qui en ont écrit, comme Théophraste, Dioscorides, Marinus, Pline, Nicander, Macer et Galien, et en emportaient leurs pleines mains au logis, desquelles avait la charge un jeune page nommé Rhizotome, ensemble des marrochons[294], des pioches, serfouettes, bêches, tranches[295] et autres instruments requis à bien arboriser[296].

Eux arrivés au logis, cependant qu’on apprêtait le souper, répétaient quelques passages de ce qu’avait été lu et s’asseyaient à table. Notez ici que son diner était sobre et frugal, car tant seulement mangeait pour refréner les abois de l’estomac ; mais le souper était copieux et large, car tant en prenait que lui était de besoin à soi entretenir et nourrir, ce qu’est la vraie diète[297] prescrite par l’art de bonne et sûre médecine, quoiqu’un tas de badauds médecins, herselés[298] en l’officine des Arabes, conseillent le contraire.

Durant icelui repas était continuée la leçon du diner tant que bon semblait : le reste était consommé en bons propos, tous lettrés et utiles. Après grâces rendues, s’adonnaient à chanter musicalement, à jouer d’instruments harmonieux, ou de ces petits passe-temps qu’on fait ès cartes, ès dés et gobelets, et là demeuraient faisants grand’chère, et s’ébaudissants aucunes fois jusques à l’heure de dormir ; quelque fois allaient visiter les compagnies de gens lettrés, ou de gens qui eussent vu pays étranges[299].

En pleine nuit, devant que soi retirer, allaient au lieu de leur logis le plus découvert voir la face du ciel, et là notaient les comètes, si aucunes étaient, les figures, situations, aspects, oppositions et conjonctions des astres.

Puis, avec son précepteur, récapitulait brièvement, à la mode des Pythagoriques, tout ce qu’il avait lu, vu, su, fait et entendu au décours[300] de toute la journée.

Si priaient Dieu le créateur, en l’adorant et ratifiant leur foi envers lui, et le glorifiant de sa bonté immense, et, lui rendants grâce de tout le temps passé, se recommandaient à sa divine clémence pour tout l’avenir. Ce fait entraient en leur repos.


COMMENT GARGANTUA EMPLOYAIT LE TEMPS QUAND L’AIR ÉTAIT PLUVIEUX.


S’il advenait que l’air fût pluvieux et intempéré, tout le temps d’avant-diner était employé comme de coutume, excepté qu’il faisait allumer un beau et clair feu pour corriger l’intempérie de l’air. Mais après dîner, en lieu des exercitations[301], ils demeuraient en la maison, et par manière d’apothérapie[302] s’ébattaient à botteler du foin, à fendre et scier du bois, et à battre les gerbes en la grange. Puis étudiaient en l’art de peinture et sculpture, ou révoquaient en usage l’antique jeu des tales[303] ainsi qu’en a écrit Leonicus et comme y joue notre bon ami Lascaris. En y jouant, récolaient les passages des auteurs anciens esquels est faite mention ou prise quelque métaphore sur icelui jeu.

Semblablement, ou allaient voir comment on tirait les métaux, ou comment on fondait l’artillerie, ou allaient voir les lapidaires, orfèvres et tailleurs de pierreries, ou les alchimistes et monnayeurs, ou les hautelissiers[304], les tissotiers[305], les veloutiers[306], les horlogers, miralliers[307], imprimeurs, organistes[308], teinturiers, et autres telles sortes d’ouvriers, et partout donnants le vin, apprenaient et considéraient l’industrie et invention des métiers.

Allaient ouïr les leçons publiques, les actes solennels, les répétitions, les déclamations, les plaidoyers des gentils avocats, les concions[309] des prêcheurs évangéliques.

Passait par les salles et lieux ordonnés pour l’escrime, et là, contre les maîtres, essayait de tous bâtons[310], et leur montrait par évidence qu’autant, voire plus, en savait qu’iceux.

Et au lieu d’arboriser[311], visitaient les boutiques des drogueurs[312], herbiers[313] et apothicaires, et soigneusement considéraient les fruits, racines, feuilles, gommes, semences, axonges pérégrines[314], ensemble aussi comment on les adultérait. Allait voir les bateleurs, tréjectaires[315] et thériacleurs[316], et considérait leurs gestes, leurs ruses, leurs soubresauts et beau parler, singulièrement[317] de ceux de Chaunys en Picardie, car ils sont de nature grands jaseurs et beaux bailleurs de balivernes en matière de singes verts.

Eux retournés pour souper, mangeaient plus sobrement que ès autres jours, et viandes[318] plus dessiccatives et exténuantes, afin que l’intempérie humide de l’air, communiquée au corps par nécessaire confinité[319], fût par ce moyen corrigée, et ne leur fût incommode par ne soi être exercités[320] comme avaient de coutume.

Ainsi fut gouverné Gargantua, et continuait ce procès[321] : de jour en jour, profitant comme entendez que peut faire un jeune homme, selon son âge, de bon sens, en tel exercice ainsi continué, lequel, combien que semblât pour le commencement difficile, en la continuation tant doux fut, léger et délectable, que mieux ressemblait un passe-temps de roi que l’étude d’un écolier.

Toutefois Ponocrates, pour le séjourner[322] de cette véhémente intention[323] des esprits, avisait une fois le mois quelque jour bien clair et serein, auquel bougeaient au matin de la ville, et allaient ou à Gentilly, ou à Boulogne, ou à Montrouge, ou au pont Charenton, ou à Vanves, ou à Saint-Cloud. Et là passaient toute la journée à faire la plus grande chère dont ils se pouvaient aviser, raillants, gaudissants, buvants d’autant[324], jouants, chantants, darsants, se voitrants[325] en quelque beau pré, dénigeants[326] des passereaux, prenants des cailles, pêchants aux grenouilles et écrevisses.

Mais encore qu’icelle journée fút passée sans livres et lectures, point elle n’était passée sans profit, car en beau pré ils récolaient par cœur quelques plaisants vers de l’Agriculture de Virgile, de Hésiode, du Rustique de Politian, décrivaient quelques plaisants épigrammes en latin, puis les mettaient par rondeaux et ballades en langue française. En banquetant, du vin aigué[327] séparaient l’eau, comme l’enseigne Caton De re rust. et Pline, avec un gobelet de lierre, lavaient le vin en plein bassin d’eau, puis le retiraient avec un embut[328], faisaient aller l’eau d’un verre en l’autre, bâtissaient plusieurs petits engins automates, c’est-à-dire soi mouvants eux-mêmes.


COMMENT FUT MÛ ENTRE LES FOUACIERS DE LERNÉ ET CEUX DU PAYS DE GARGANTUA LE GRAND DÉBAT DONT FURENT FAITES GROSSES GUERRES.


En cetui temps, qui fut la saison de vendanges au commencement d’automne, les bergers de la contrée étaient à garder les vignes, et empêcher que les étourneaux ne mangeassent les raisins. Onquel[329] temps, les fouaciers de Lerné passaient le grand carroi[330], menant dix ou douze charges de fouaces à la ville. Les dits bergers les requirent courtoisement leur en bailler pour leur argent, au prix du marché. Car notez que c’est viande céleste manger à déjeuner raisins avec fouace fraîche, mêmement des pineaux, des fiers, des muscadeaux, de la bicane et des foirars[331] pour ceux qui sont constipés du ventre, car ils les font aller long comme un vouge[332], et souvent, cuidants peter, ils se conchient, dont sont nommés les cuideurs de vendanges.

À leur requête ne furent aucunement enclinés[333] les fouaciers, mais, que pis est, les outragèrent grandement, les appelants trop d’iteux[334], brèche-dents,… bergers de merde et autres telles épithètes diffamatoires, ajoutants que point à cux n’appartenait manger de ces belles fouaces, mais qu’ils se devaient contenter de gros pain ballé[335] et de tourte.

Auquel outrage un d’entre eux, nommé Frogier, bien honnête homme de sa personne et notable bachelier[336], répondit doucement : « Depuis quand avez-vous pris cornes qu’êtes tant rogues devenus ? Dea[337], vous nous en souliez[338] volontiers bailler et maintenant y refusez. Ce n’est fait de bons voisins, et ainsi ne vous faisons, nous, quand venez ici acheter notre beau froment, duquel vous faites vos gâteaux et fouaces. Encore par le[339] marché vous eussions-nous donné de nos raisins ; mais, par la mer Dé[340], vous en pourriez repentir, et aurez quelque jour affaire de nous. Lors nous ferons envers vous à la pareille, et vous en souvienne. »

Adonc Marquet, grand bâtonnier de la confrérie des fouaciers, lui dit : « Vraiment, tu es bien acrêté[341] à ce matin ; tu mangeas hier soir trop de mil. Viens çà, viens çà, je te donnerai de ma fouace. Lors Frogier en toute simplesse approcha, tirant un onzain[342] de son baudrier, pensant que Marquet lui dût dépocher de ses fouaces, mais il lui bailla de son fouet à travers les jambes si rudement que les nœuds y apparaissaient ; puis voulut gagner à la fuite. Mais Frogier s’écria au meurtre et à la force tant qu’il put, ensemble lui jeta un gros tribard[343] qu’il portait sous son aisselle, et l’atteint par la jointure coronale de la tête, sur l’artère crotaphique[344], du côté dextre, en telle sorte que Marquet tomba de sa jument ; mieux semblait homme mort que vif.

Cependant les métayers, qui là auprès challaient[345] les noix, accoururent avec leurs grandes gaules, et frappèrent sur ces fouaciers comme sur seigle vert. Les autres bergers et bergères, oyants le cri de Frogier, y vinrent avec leurs fondes[346] et brassiers[347], et les suivirent à grands coups de pierres, tant menus qu’il semblait que ce fût grêle. Finalement, les aconçurent[348], et otèrent de leurs fouaces environ quatre ou cinq douzaines, toutefois ils les payèrent au prix accoutumé, et leur donnèrent un cent de quecas[349] et trois panerées de francs-aubiers[350]. Puis les fouaciers aidèrent à monter Marquet, qui était vilainement blessé, et retournèrent à Lerné sans poursuivre le chemin de Parillé, menaçants fort et ferme les bouviers, bergers et métayers de Seuillé et de Sinais.

Ce fait, et bergers et bergères firent chère lie avec ces fouaces et beaux raisins, et se rigolèrent ensemble au son de la belle bousine[351], se moquants de ces beaux fouaciers glorieux, qui avaient trouvé malencontre par faute de s’être signés de la bonne main au matin. Et avec gros raisins chenins[352], étuvèrent les jambes de Frogier mignonnement, si bien qu’il fut tantôt guéri.


COMMENT LES HABITANTS DE LERNÉ, PAR LE COMMANDEMENT DE PICROCHOLE, LEUR ROI, ASSAILLIRENT AU DÉPOURVU LES BERGERS DE GARGANTUA.


Les fouaciers retournés à Lerné, soudain, devant boire ni manger, se transportèrent au Capitoly, et là, devant leur roi, nommé Picrochole, tiers[353] de ce nom, proposèrent leur complainte[354] montrants leurs paniers rompus, leurs bonnets foupis[355], leurs robes déchirées, leurs fouaces détroussées, et singulièrement[356] Marquet blessé énormément, disants le tout avoir été fait par les bergers et métayers de Grandgousier, près le grand carroi[357], par-delà Seuillé.

Lequel incontinent entra en courroux furieux, et sans plus outre s’interroger quoi ni comment, fit crier par son pays ban et arrière ban, et qu’un chacun, sur peine de la hart, convint[358] en armes en la grand’place devant le château, à l’heure de midi. Pour mieux confermer[359] son entreprise, envoya sonner le tambourin à l’entour de la ville. Lui-même, cependant qu’on apprêtait son diner, alla faire affûter[360] son artillerie, déployer son enseigne et oriflant[361], et charger force munitions, tant de harnais[362] d’armes que de gueules.

En dînant, bailla les commissions, et fut, par son édit, constitué le seigneur Trepelu sur l’avant-garde, en laquelle furent comptés seize mille quatorze haquebutiers[363], trente cinq mille et onze aventuriers. À l’artillerie fut commis le grand écuyer Touquedillon, en laquelle furent comptées neuf cents quatorze grosses pièces de bronze, en canons, doubles canons, basilics, serpentines, couleuvrines, bombardes, faucons, passevolants, spiroles[364] et autres pièces. L’arrière-garde fut baillée au duc Raquedenare. En la bataille[365] se tint le roi et les princes de son royaume.

Ainsi sommairement accoutrés, devant que se mettre en voie, envoyèrent trois cents chevaux légers, sous la conduite du capitaine Engoulevent, pour découvrir le pays et savoir si embûche aucune était par la contrée. Mais après avoir diligemment recherché, trouvèrent tout le pays à l’environ en paix et silence, sans assemblée quelconque. Ce que entendant, Picrochole commanda qu’un chacun marchât sous son enseigne hâtivement. Adonc, sans ordre et mesure, prirent les champs les uns parmi les autres, gåtants et dissipants tout par où ils passaient, sans épargner ni pauvre ni riche, ni lieu sacré ni profane ; emmenaient bœufs, vaches, taureaux, veaux, génisses, brebis, moutons, chèvres et boucs, poules, chapons, poulets, oisons, jars, oies, porcs, truies, gorets, abattants les noix, vendangeants les vignes, emportants les ceps, croulants[366] tous les fruits des arbres. C’était un désordre incomparable de ce qu’ils faisaient, et ne trouvèrent personne qui leur résistât, mais un chacun se mettait à leur merci, les suppliant être traités plus humainement en considération de ce qu’ils avaient de tous temps été bons et amiables voisins, et que jamais envers eux ne commirent excès ni outrage, pour ainsi soudainement être par iceux mal vexés[367] et que Dieu les en punirait de bref. Ès quelles remontrances rien plus ne répondaient sinon qu’ils leur voulaient apprendre à manger de la fouace.


COMMENT UN MOINE DE SEUILLÉ SAUVA LE CLOS DE L’ABBAYE DU SAC DES ENNEMIS.


Tant firent et tracassèrent[368], pillant et larronnant, qu’ils arrivèrent à Seuillé, et détroussèrent hommes et femmes, et prirent ce qu’ils purent : rien ne leur fût ni trop chaud ni trop pesant. Combien que la peste y fut par la plus grande part des maisons, ils entraient partout, ravissaient tout ce qu’était dedans, et jamais nul n’en prit danger, qui est cas assez merveilleux, car les curés, vicaires, prêcheurs, médecins, chirurgiens et apothicaires, qui allaient visiter, panser, guérir, prêcher et admonester les malades, étaient tous morts de l’infection, et ces diables pilleurs et meurtriers onques n’y prirent mal. Dont vient cela, messieurs ? Pensez-y, je vous prie.

Le bourg ainsi pillé, se transportèrent en l’abbaye avec horrible tumulte, mais la trouvèrent bien resserrée et fermée, dont l’armée principale marcha outre vers le gué de Vède, exceptés sept enseignes de gens de pied et deux cents lances qui là restèrent et rompirent les murailles du clos afin de gâter toute la vendange.

Les pauvres diables de moines ne savaient auquel de leurs saints se vouer. À toutes aventures firent sonner ad capitulum capitulantes. Là fut décreté qu’ils feraient une belle procession, renforcée de beaux prêchants[369] et litanies contra hostium insidias, et beaux répons pro pace.

En l’abbaye était pour lors un moine claustrier[370] nommé frère Jean des Entommeures, jeune, galant, frisque[371], de hait[372], bien à dextre[373], hardi, aventureux, délibéré, haut, maigre, bien fendu de gueule, bien avantagé en nez, beau dépêcheur d’heures[374], beau débrideur de messes, beau décrotteur de vigiles, pour tout dire sommairement un vrai moine si onques en fut depuis que le monde moinant moina de moinerie ; au reste clerc jusques ès dents en matière de bréviaire.

Icelui, entendant le bruit que faisaient les ennemis par le clos de leur vigne, sortit hors pour voir ce qu’ils faisaient, et avisant qu’ils vendangeaient leur clos auquel était leur boite[375] de tout l’an fondée, retourne au chœur de l’église où étaient les autres moines, tous étonnés comme fondeurs de cloches, lesquels voyant chanter ini, nim, pe, ne, ne, ne, ne, ne, ne, tum, ne, num, mum, ini, i, mi, i, mi, co, o, ne, no, o, o, ne, no, ne, no, no, no, rum, ne, num, num : « C’est, dit-il, bien chien chanté. Vertus Dieu ! que ne chantez-vous : Adieu paniers, vendanges sont faites ?… Je me donne au diable s’ils ne sont en notre clos, et tant bien coupent et ceps et raisins qu’il n’y aura, par le corps Dieu ! de quatre années que halleboter[376] dedans. Ventre saint Jacques ! que boirons-nous cependant, nous autres pauvres diables ? Seigneur Dieu, da mihi potum ! »

Lors dit le prieur claustral : « Que fera cet ivrogne ici ? Qu’on me le mène en prison. Troubler ainsi le service divin !

— Mais, dit le moine, le service du vin, faisons tant qu’il ne soit troublé, car vous-même, monsieur le prieur, aimez boire du meilleur : si fait tout homme de bien. Jamais homme noble ne hait le bon vin : c’est un apophtegme monacal. Mais ces répons que chantez ici ne sont, par Dieu ! point de saison.

« Pourquoi sont nos heures en temps de moissons et vendanges courtes, en l’Avent et tout hiver longues ? Feu, de bonne mémoire, frère Macé Pelosse, vrai zélateur (ou je me donne au diable) de notre religion, me dit, il m’en souvient, que la raison était afin qu’en cette saison nous fassions bien serrer et faire le vin, et qu’en hiver nous le humons[377].

« Écoutez, messieurs, vous autres qui aimez le vin, le corps Dieu ! si me suivez ! car hardiment que saint Antoine me arde[378] si ceux tâtent du piot qui n’auront secouru la vigne ! Ventre Dieu ! les biens de l’Église ! Ha ! non, non ! Diable ! saint Thomas l’Anglais voulut bien pour iceux mourir : si j’y mourais ne serais-je saint de même ? Je n’y mourrai jà pourtant, car c’est moi qui le fais ès autres. »

Ce disant, mit bas son grand habit et se saisit du bâton de la croix qui était de cœur de cormier, long comine une lance, rond à plein poing, et quelque peu semé de fleurs de lys, toutes presque effacées. Ainsi sortit en beau sayon[379], mit son froc en écharpe, et de son bâton de la croix donna si brusquement sur les ennemis qui, sans ordre ni enseigne, ni trompette, ni tambourin, parmi le clos vendangeaient — car les porte-guidons et porte-enseignes avaient mis leurs guidons et enseignes l’orée[380] des murs, les tambourineurs avaient défoncé leurs tambourins d’un côté pour les emplir de raisins, les trompettes étaient chargées de moussines[381], chacun était dérayé[382], il choqua donc si raidement sur eux, sans dire gare, qu’il les renversait comme porcs, frappant à tort et à travers, à la vieille escrime.

Ès uns escarbouillait la cervelle, ès autres rompait bras et jambes, ès autres délochait[383] les spondyles[384] du col, ès autres démoulait[385] les reins, avalait[386] le nez, pochait les yeux, fendait les mandibules, enfonçait les dents en la gueule, décroulait[387] les omoplates, sphacelait les grèves[388], dégondait les ischies[389], débezillait les faucilles[390].

Si quelqu’un se voulait cacher entre les ceps plus épais, à icelui froissait toute l’arête du dos et l’éreinait[391] comme un chien.

Si aucun sauver se voulait en fuyant, à icelui faisait voler la tête en pièces par la commissure lambdoïde[392]. Si quelqu’un gravait[393] en une arbre, pensant y être en sûreté, icelui de son bâton empalait par le fondement.

Si quelqu’un de sa vieille connaissance lui criait : « Ha ! frère Jean, mon ami, frère Jean, je me rends ! »

— Il t’est, disait-il, bien force ; mais ensemble tu rendras l’âme à tous les diables. » Et soudain lui donnait dronos[394]. Et si personne tant fut épris de témérité qu’il lui voulût résister en face, là montrait-il la force de ses muscles, car il leur transperçait la poitrine par le médiastin et par le cœur ; à d’autres, donnant sur la faute[395] des côtes, leur subvertissait[396] l’estomac, et mouraient soudainement. Ès autres tant fièrement[397] frappait par le nombril qu’il leur faisait sortir les tripes. Ès autres, parmi les couillons, perçait le boyau culier. Croyez que c’était le plus horrible spectacle qu’on vit onques.

Les uns criaient sainte Barbe, les autres saint Georges, les autres sainte Nitouche, les autres Notre-Dame de Cunault, de Lorette, de Bonnes Nouvelles, de La Lenou, de Rivière. Les uns se vouaient à saint Jacques, les autres au saint suaire de Chambéry, mais il brûla trois mois après, si bien qu’on n’en put sauver un seul brin. Les autres à Cadouin, les autres à saint Jean d’Angely, les autres à saint Eutrope de Saintes, à saint Mexmes de Chinon, à saint Martin de Candes, à saint Clouaud de Sinais, ès reliques de Javrezay, et mille autres bons petits saints. Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir, les uns mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant. Les autres criaient à haute voix : Confession ! confession ! Confileor, miserere, in manus. »

Tant fut grand le cri des navrés[398] que le prieur de l’abbaye avec tous ses moines sortirent, lesquels, quand aperçurent ces pauvres gens ainsi rués[399] parmi la vigne et blessés à mort, en confessèrent quelques-uns. Mais, cependant que les prêtres s’amusaient à confesser, les petits moinetons coururent au lieu où était frère Jean, et lui demandèrent en quoi il voulait qu’ils lui aidassent.

À quoi répondit qu’ils égorgetassent ceux qui étaient portés par terre. Adonc, laissants leurs grandes capes sur une treille au plus près, commencèrent égorgeter et achever ceux qu’il avait déjà meurtris. Savez-vous de quels ferrements[400] ? À beaux gouvets, qui sont petits demi-couteaux dont les petits enfants de notre pays cernent les noix.

Puis, à tout[401] son bâton de croix, gagna la brèche qu’avaient fait les ennemis. Aucuns des moinetons emportèrent les enseignes et guidons en leurs chambres pour en faire des jartiers[402]. Mais quand ceux qui s’étaient confessés voulurent sortir par icelle brèche, le moine les assommait de coups, disant : « Ceux-ci sont confès[403] et repentants et ont gagné les pardons[404] : ils s’en vont en paradis aussi droit comme une faucille, et comme est le chemin de Faye. » Ainsi, par sa prouesse, furent déconfits tous ceux de l’armée qui étaient entrés dedans le clos, jusques au nombre de treize mille six cents vingt et deux, sans les femmes et petits enfants, cela s’entend toujours. Jamais Maugis ermite ne se porta si vaillamment à tout[405] son bourdon contre les Sarrasins, desquels est écrit ès gestes des quatre fils Aymon, comme fit le moine à l’encontre des ennemis avec le bâton de la croix.


COMMENT PICROCHOLE PRIT D’ASSAUT LA ROCHE-CLERMAUD, ET LE REGRET ET DIFFICULTÉ QUE FIT GRANDGOUSIER D’ENTREPRENDRE GUERRE.


Cependant que le moine s’escarmouchait, comme avons dit, contre ceux qui étaient entrés[406] le clos, Picrochole, à grande hâtiveté, passa le gué de Vède avec ses gens et assaillit la Roche-Clermaud, auquel lieu ne lui fut faite résistance quelconque, et parce qu’il était jà nuit, délibéra en icelle ville s’héberger, soi et ses gens, et rafraîchir de sa colère pungitive[407]. Au matin, prit d’assaut les boulevards et château, et le rempara très bien, et le pourvut de munitions requises, pensant là faire sa retraite si d’ailleurs était assailli, car le lieu était fort, et par art et par nature, à cause de la situation et assiette.

Or laissons-les là, et retournons à notre bon Gargantua, qui est à Paris, bien instant[408] à l’étude des bonnes lettres et exercitations[409] athlétiques, et le vieux bonhomme Grandgousier, son père, qui après souper se chauffe les couilles à un beau, clair et grand feu, et attendant graîler[410] des châtaignes, écrit au foyer avec un bâton brûlé d’un bout, dont on écharbotte[411] le feu, faisant à sa femme et famille de beaux contes du temps jadis.

Un des bergers qui gardaient les vignes, nommé Pillot, se transporta devers lui en icelle heure, et raconta entièrement les excès et pillages que faisait Picrochole, roi de Lerné, en ses terres et domaines, et comment il avait pillé, gâté, saccagé tout le pays, excepté le clos de Seuillé que frère Jean des Entommeures avait sauvé à son honneur, et de présent était ledit roi en la Roche-Clermaud, et là, en grande instance[412], se remparait lui et ses gens.

« Holos ! holos[413] ! dit Grandgousier. Qu’est ceci, bonnes gens ? Songé-je, ou si vrai est ce qu’on me dit ? Picrochole, mon ami ancien de tout temps, de toute race et alliance, me vient-il assaillir ? Qui le meut ? qui le point[414] ? qui le conduit ? qui l’a ainsi conseillé ? Ho, ho, ho, ho, ho ! mon Dieu, mon Sauveur, aide-moi, inspire-moi, conseille-moi à ce qu’est de faire. Je proteste, je jure devant toi, — ainsi me sois-tu favorable ! — si jamais à lui déplaisir, ni à ses gens dommage, ni en ses terres je fis pillerie ; mais bien au contraire je l’ai secouru de gens, d’argent, de faveur et de conseil, en tous cas qu’ai pu connaître son avantage. Qu’il m’ait donc en ce point outragé, ce ne peut être que par l’esprit malin. Bon Dieu, tu connais mon courage, car à toi rien ne peut être celé. Si par cas il était devenu furieux[415], et que pour lui réhabiliter son cerveau, tu me l’eusses ici envoyé, donne-moi et pouvoir et savoir le rendre au joug de ton saint vouloir par bonne discipline.

« Ho, ho, ho ! mes bonnes gens, mes amis et mes féaux serviteurs, faudra-t-il que je vous empêche[416] à m’y aider ? Las ! ma vieillesse ne requérait dorénavant que repos, et toute ma vie n’ai rien tant procuré[417] que paix ; mais il faut, je le vois bien, que maintenant de harnais je charge mes pauvres épaules lasses et faibles, et en ma main tremblante je prenne la lance et la masse pour secourir et garantir mes pauvres sujets. La raison le veut ainsi, car de leur labeur je suis entretenu et de leur sueur je suis nourri, moi, mes enfants et ma famille. Ce nonobstant, je n’entreprendrai guerre que je n’aie essayé tous les arts et moyens de paix ; là je me résolus. »

Adonc fit convoquer son conseil et proposa l’affaire tel comme il était, et fut conclu qu’on enverrait quelque homme prudent devers Picrochole savoir pourquoi ainsi soudainement était parti[418] de son repos, et envahi les terres èsquelles n’avait droit quiconque[419] ; davantage[420] qu’on envoyât quérir Gargantua et ses gens afin de maintenir le pays et défendre à ce besoin. Le tout plut à Grandgousier et commanda qu’ainsi fut fait. Dont sur l’heure envoya le Basque, son laquais, quérir à toute diligence Gargantua, et lui écrivait comme s’ensuit.


LA TENEUR DES LETTRES QUE GRANDGOUSIER ÉCRIVAIT À GARGANTUA.


« La ferveur de tes études requérait que de longtemps ne te révoquasse[421] de cetui philosophique repos, si la confiance de nos amis et anciens confédérés n’eût de présent frustré la sûreté de ma vieillesse. Mais, puisque telle est cette fatale destinée que par iceux sois inquiété èsquels plus je me reposais, force m’est de te rappeler au subside[422] des gens et biens qui te sont par droit naturel affiés[423]. Car ainsi comme débiles sont les armes au dehors si le conseil n’est en la maison, aussi vaine est l’étude et le conseil inutile, qui, en temps opportun, par vertu n’est exécuté et à son effet réduit.

« Ma délibération n’est de provoquer, ains[424] d’apaiser ; d’assaillir, mais de défendre ; de conquêter[425], mais de garder mes féaux sujets et terres héréditaires, èsquelles est hostilement entré Picrochole sans cause ni occasion, et de jour en jour poursuit sa furieuse entreprise, avec excès non tolérables à personnes libères[426].

« Je me suis en devoir mis pour modérer sa colère tyrannique, lui offrant tout ce que je pensais lui pouvoir être en contentement, et, par plusieurs fois, ai envoyé amiablement devers lui pour entendre en quoi, par qui et comment il se sentait outragé ; mais de lui n’ai eu réponse que de volontaire défiance[427], et qu’en mes terres prétendait seulement droit de bienséance[428]. Dont j’ai connu que Dieu éternel l’a laissé au gouvernail de son franc arbitre et propre sens, qui ne peut être que méchant si par grâce divine n’est continuellement guidé, et, pour le contenir en office[429] et réduire à connaissance me l’a ici envoyé à molestes[430] enseignes.

« Pourtant, mon fils bien aimé, le plus tôt que faire pourras, ces lettres vues, retourne à diligence secourir, non tant moi (ce que toutefois par pitié[431] naturellement du dois) que les tiens, lesquels par raison tu peux sauver et garder. L’exploit sera fait à moindre effusion de sang que sera possible, et si possible est, par engins[432] plus expédients, cautèles[433] et ruses de guerre, nous sauverons toutes les âmes[434] et les enverrons joyeux à leurs domiciles.

« Très-cher fils, la paix du Christ notre rédempteur soit avec toi. Salue Ponocrates, Gymnaste et Eudémon de par moi.

« Du vingtième de septembre.
« Ton père,
« Grandgousier. »

COMMENT ULRICH GALLET FUT ENVOYÉ DEVERS PICROCHOLE.


Les lettres dictées et signées, Grandgousier ordonna qu’Ulrich Gallet, maître de ses requêtes, homme sage et discret, duquel, en divers et contentieux affaires, il avait éprouvé la vertu et bon avis, allât devers Picrochole pour lui remontrer ce que par eux avait été décrété.

En celle heure partit le bon homme Gallet et, passé le gué, demanda au meunier de l’état de Picrochole, lequel lui fit réponse que ses gens ne lui avaient laissé ni coq ni géline[435], et qu’ils étaient enserrés en la Roche-Clermaud, et qu’il ne lui conseillait point de procéder[436] outre de peur du guet, car leur fureur était énorme. Ce que facilement il crut, et pour celle nuit hébergea avec le meunier.

Au lendemain inatin, se transporta avec la trompette à la porte du château, et requit ès gardes qu’ils le fissent parler au roi, pour son profit.

Les paroles annoncées au roi, ne consentit aucunement qu’on lui ouvrit la porte, mais se transporta sur le boulevard et dit à l’ambassadeur : « Qui a-t-il de nouveau ? Que voulez-vous dire ? » Adonc l’ambassadeur proposa[437] comme s’ensuit.


LA HARANGUE FAITE PAR GALLET À PICROCHOLE.


« Plus juste cause de douleur naître ne peut entre les humains que si, du lieu dont par droiture espéraient grâce et bénévolence[438], ils reçoivent ennui et dommage. Et non sans cause ( combien que sans raison) plusieurs venus en tel accident ont cette indignité moins estimé tolérable que leur vie propre, et, en cas que par force ni autre engin[439] ne l’ont pu corriger, se sont eux-mêmes privés de cette lumière.

« Donc merveille n’est si le roi Grandgousier, mon maître, est, à ta furieuse et hostile venue, saisi de grand déplaisir et perturbé en son entendement. Merveille serait si ne l’avaient ému les excès incomparables qui, en ses terres et sujets, ont été par toi et tes gens commis, èsquels n’a été omis exemple aucun d’inhumanité. Ce que lui est tant grief[440] de soi, par la cordiale affection de laquelle toujours a chéri ses sujets, qu’à mortel homme plus être ne saurait. Toutefois, sur l’estimation humaine, plus grief lui est, en tant que par toi et les tiens ont été ces griefs et torts faits, qui, de toute mémoire et ancienneté aviez, toi et tes pères, une amitié avec lui et tous ses ancêtres conçu, laquelle, jusques à présent, comme sacrée, ensemble aviez inviolablement maintenue, gardée et entretenue, si bien que, non lui seulement ni les siens, mais les nations barbares, Poitevins, Bretons, Manceaux, et ceux qui habitent outre les îles de Canarre et Isabella, ont estimé aussi facile démolir le firmament et les abîmes ériger au-dessus des nues que désemparer votre alliance, et tant l’ont redoutée en leurs entreprises qu’ils n’ont jamais osé provoquer, irriter ni endommager l’un par crainte de l’autre.

« Plus y a. Cette sacrée amitié tant a empli ce ciel que peu de gens sont aujourd’hui habitants par tout le continent et îles de l’Océan qui n’aient ambitieusement aspiré être reçus en icelle, à pactes par vous-mêmes conditionnés, autant estimants votre confédération que leurs propres terres et domaines. En sorte que, de toute mémoire, n’a été prince ni ligue tant efferée[441] ou superbe qui ait osé courir sur, je ne dis point vos terres, mais celles de vos confédérés, et si, par conseil précipité, ont encontre eux attenté[442] quelque cas de nouvelleté[443], le nom et titre de votre alliance entendu, ont soudain désisté de leurs entreprises. Quelle furie donc t’émeut maintenant, toute alliance brisée, toute amitié conculquée[444], tout droit trépassé, envahir hostilement ses terres sans en avoir été par lui ni les siens endommagé, irrité ni provoqué ? Où est foi ? où est loi ? où est raison ? où est humanité ? où est crainte de Dieu ? Cuides-tu[445] ces outrages être recélés ès esprits éternels et au Dieu souverain, qui est juste rétributeur de nos entreprises ? Si le cuides, tu te trompes, car toutes choses viendront à son jugement. Sont-ce fatales destinées ou influences des astres qui veulent mettre fin à tes aises et repos ? Ainsi ont toutes choses leur fin et période, et quand elles sont venues à leur point superlatif, elles sont en bas ruinées, car elles ne peuvent longtemps en tel état demeurer. C’est la fin de ceux qui leurs fortunes et prospérités ne peuvent par raison et tempérance modérer.

« Mais si ainsi était fée[446] et dut ores[447] ton heur[448] et repos prendre fin, fallait-il que ce fût en incommodant[449] à mon roi, celui par lequel tu étais établi ? Si ta maison devait ruiner, fallait-il qu’en sa ruine elle tombât sur les âtres de celui qui l’avait ornée ? La chose est tant hors les mètes[450] de raison, tant abhorrente[451] de sens commun, qu’à peine peut-elle être par humain entendement conçue, et jusques à ce demeurera non croyable entre les étrangers que[452] l’effet assuré et témoigné leur donne à entendre que rien n’est saint ni sacré à ceux qui se sont émancipés de Dieu et raison pour suivre leurs affections perverses.

« Si quelque tort eût été par nous fait en tes sujets et domaines, si par nous eût été porté faveur à tes mal voulus[453], si en tes affaires ne t’eussions secouru, si par nous ton nom et honneur eût été blessé, ou, pour mieux dire, si l’esprit calomniateur, tentant à mal te tirer, eût, par fallaces espèces et fantasmes ludificatoires[454], mis en ton entendement qu’envers toi cussions fait chose non digne de notre ancienne amitié, tu devais premier[455] enquérir de la vérité, puis nous en admonester, et nous eussions tant à ton gré satisfait qu’eusses eu occasion de toi contenter. Mais, ô Dieu éternel ! quelle est ton entreprise ? Voudrais-tu, comme tyran perfide, piller ainsi et dissiper le royaume de mon maitre ? L’as-tu éprouvé tant ignave[456] et stupide qu’il ne voulut, ou tant destitué de gens, d’argent, de conseil et d’art militaire qu’il ne pût résister à tes iniques assauts ?

« Dépars d’ici présentement, et demain pour tout le jour sois retiré en tes terres, sans par le chemin faire aucun tumulte ni force, et paie mille besans d’or pour les dommages qu’as fait en ces terres. La moitié bailleras demain, l’autre moitié payeras ès ides de mai prochainement venant, nous délaissant cependant pour otages les ducs de Tournemoule, de Basdefesses et de Menuail, ensemble le prince de Gratelles et le vicomte de Morpiaille. »


COMMENT GRANDGOUSIER, POUR ACHETER LA PAIX, FIT RENDRE LES FOUACES.


À tant[457] se tut le bon homme Gallet, mais Picrochole à tous ses propos ne répond autre chose, sinon : « Venez les quérir, venez les quérir. Ils ont belle couille, et molle. Ils vous broieront de la fouace. » Adonc retourne vers Grandgousier, lequel trouva à genoux, tête nue, incliné en un petit coin de son cabinet, priant Dieu qu’il voulût amollir la colère de Picrochole, et le mettre au point de raison sans y procéder par force. Quand vit le bon homme de retour, il lui demanda : « Ha ! mon ami, mon ami, quelles nouvelles m’apportez-vous ?

— Il n’y a, dit Gallet, ordre : cet homme est du tout hors du sens et délaissé de Dieu.

— Voire mais, dit Grandgousier, mon ami, quelle cause prétend-il de cet excès ?

— Il ne m’a, dit Gallet, cause quelconque exposé, sinon qu’il m’a dit en colère quelques mots de fouaces. Je ne sais si l’on n’aurait point fait outrage à ses fouaciers.

— Je le veux, dit Grandgousier, bien entendre devant qu’autre chose délibérer sur ce que serait de faire. »

Alors manda savoir de cet affaire, et trouva pour vrai qu’on avait pris par force quelques fouaces de ses gens, et que Marquet avait reçu un coup de tribard[458] sur la tête, toutefois que le tout avait été bien payé et que le dit Marquet avait premier[459] blessé Frogier de son fouet par les jambes, et sembla à tout son conseil qu’en toute force il se devait défendre.

Ce nonobstant dit Grandgousier : « Puisqu’il n’est question que de quelques fouaces, j’essaierai de le contenter, car il me déplaît par trop de lever guerre. » Adonc s’enquêta combien on avait pris de fouaces, et entendant quatre ou cinq douzaines, commanda qu’on en fit cinq charretées en icelle nuit, et que l’une fut de fouaces faîtes à beau beurre, beaux moyeux[460] d’œufs, beau safran et belles épices, pour être distribuées à Marquet, et que, pour ses intérêts[461], il lui donnait sept cents mille et trois philippus pour payer les barbiers qui l’auraient pansé, et d’abondant[462] lui donnait la métairie de la Pomardière, à perpétuité franche pour lui et les siens.

Pour le tout conduire et passer fut envoyé Gallet, lequel par le chemin fit cueillir près de la Saulaye force grands rameaux de cannes[463] et roseaux, et en fit armer autour leurs charrettes et chacun des charretiers. Lui-même en tint un en sa main, par ce voulant donner à connaître qu’ils ne demandaient que paix et qu’ils venaient pour l’acheter.

Eux venus à la porte, requirent parler à Picrochole de par Grandgousier. Picrochole ne voulut onques les laisser entrer, ni aller à eux parler, et leur manda qu’il était empêché, mais qu’ils dissent ce qu’ils voudraient au capitaine Touquedillon, lequel affûtait[464] quelque pièce sur les murailles. Adonc lui dit le bonhomme : « Seigneur, pour vous retirer de tout ce débat et ôter toute excuse que ne retournez en notre première alliance, nous vous rendons présentement les fouaces dont est la controverse. Cinq douzaines en prirent nos gens ; elles furent très bien payées. Nous aimons tant la paix que nous en rendons cinq charrettes, desquelles cette ici sera pour Marquet qui plus se plaint. Davantage[465], pour le contenter entièrement, voilà sept cents mille et trois philippus que je lui livre, et, pour l’intérêt qu’il pourrait prétendre, je lui cède la métairie de la Pomardière, à perpétuité pour lui et les siens possédable, en franc aloi (voyez ci le contrat de la transaction) et pour Dieu vivons dorénavant en paix, et vous retirez en vos terres joyeusement, cédants cette place ici, en laquelle n’avez droit quelconque, comme bien le confessez, et amis comme par avant. »

Touquedillon raconta le tout à Picrochole, et de plus en plus envenima son courage, lui disant : « Ces rustres ont belle peur. Par Dieu ! Grandgousier se conchie, le pauvre buveur ! Ce n’est son art aller en guerre, mais oui bien vider les flacons. Je suis d’opinion que retenons ces fouaces et l’argent, et au reste nous hâtons de remparer ici et poursuivre notre fortune. Mais pensent-ils bien avoir affaire à une dupe, de vous paître[466] de ces fouaces ? Voilà que c’est. Le bon traitement et la grande familiarité que leur avez par ci devant tenue, vous ont rendu envers eux contemptible[467]. Oignez[468] vilain, il vous poindra[469]. Poignez vilain, il vous oindra.

— Ça, ça, ça, dit Picrochole, saint Jacques ! ils en auront : faites ainsi qu’avez dit.

— D’une chose, dit Touquedillon, vous veux-je avertir. Nous sommes ici assez mal avitaillés[470] et pourvus maigrement des harnais[471] de gueule. Si Grandgousier nous mettait siège, dès à présent m’en irais faire arracher les dents toutes, seulement que trois me restassent, autant à vos gens comme à moi ; avec icelles nous n’avancerons que trop à manger nos munitions.

— Nous, dit Picrochole, n’auront que trop mangeailles. Sommes-nous ici pour manger ou pour batailler ?

— Pour batailler, vraiment, dit Touquedillon ; mais de la panse vient la danse, et où faim règne force exule[472].

— Tant jaser, dit Picrochole. Saisissez ce qu’ils ont amené. »

Adonc prirent argent et fouaces, et bœufs et charrettes, et les renvoyèrent sans mot dire, sinon qu’ils n’approchassent de si près, pour la cause qu’on leur dirait demain. Ainsi sans rien faire retournèrent devers Grandgousier et lui contèrent le tout, ajoutants qu’il n’était aucun espoir de les tirer à paix, sinon à vive et forte guerre.


COMMENT CERTAINS GOUVERNEURS DE PICROCHOLE, PAR CONSEIL PRÉCIPITÉ, LE MIRENT AU DERNIER PÉRIL.


Les fouaces détroussées, comparurent devant Picrochole les duc de Menuail, comte Spadassin et capitaine Merdaille, et lui dirent : « Sire, aujourd’hui nous vous rendons le plus heureux, plus chevalereux[473] prince qui onques fut depuis la mort d’Alexandre Macedo.

— Couvrez, couvrez-vous, dit Picrochole.

— Grand merci, dirent-ils, sire, nous sommes à notre devoir. Le moyen est tel. Vous laisserez ici quelque capitaine en garnison, avec petite bande de gens, pour garder la place, laquelle nous semble assez forte, tant par nature que par les remparts faits à votre invention. Votre armée partirez[474] en deux, comme trop mieux l’entendez.

« L’une partie ira ruer[475] sur ce Grandgousier et ses gens. Par icelle sera de prime abordée[476] facilement déconfit. Là recouvrerez argent à tas, car le vilain a du comptant. Vilain, disons-nous, parce qu’un noble prince n’a jamais un sou. Thésauriser est fait de vilain.

« L’autre partie, cependant, tirera vers Aunis, Saintonge, Angoumois et Gascogne, ensemble Périgot[477], Médoc et Elanes[478]. Sans résistance prendront villes, châteaux et forteresses. À Bayonne, à Saint-Jean-de-Luc et Fontarabie, saisirez toutes les naufs[479], et côtoyant vers Galice et Portugal, pillerez tous les lieux maritimes jusques à Ulisbonne[480], où aurez renfort de tout équipage requis à un conquérant. Par le corbieu ! Espagne se rendra, car ce ne sont que madourrés[481] ! Vous passerez par l’étroit[482] de Sibyle et là érigerez deux colonnes plus magnifiques que celles d’Hercule à perpétuelle mémoire de votre nom, et sera nommé cetui détroit la mer Picrocholine.

« Passée la mer Picrocholine, voici Barberousse qui se rend votre esclave…

— Je, dit Picrochole, le prendrai à merci.

— Voire, dirent-ils, pourvu qu’il se fasse baptiser… Et oppugnerez[483] les royaumes de Tunic, d’Hippes, Argière[484], Bône, Corone, hardiment toute Barbarie. Passant outre, retiendrez en votre main Majorque, Minorque, Sardaigne, Corsique et autres îles de la mer Ligustique et Baléare.

« Côtoyant à gauche, dominerez toute la Gaule Narbonique, Provence et Allobroges, Gênes, Florence, Luques et à Dieu seas[485] Rome ! Le pauvre Monsieur du Pape meurt déjà de peur.

— Par ma foi, dit Picrochole, je ne lui baiserai jà sa pantoufle.

— Prise Italie, voilà Naples, Calabre, Apouille[486] et Sicile toutes à sac, et Malte avec. Je voudrais bien que les plaisants chevaliers jadis Rhodiens vous résistassent pour voir de leur urine !

— J’irais, dit Picrochole, volontiers à Lorette.

— Rien, rien, dirent-ils, ce sera au retour. De là prendrons Candie, Chypre, Rhodes et les îles Cyclades, et donnerons sur la Morée. Nous la tenons. Saint Treignan, Dieu gard’ Jérusalem ! car le Soudan n’est pas comparable à votre puissance.

— Je, dit-il, ferai donc bâtir le temple de Salomon ?

— Non, dirent-ils, encore, attendez un peu. Ne soyez jamais tant soudain à vos entreprises. Savez-vous que disait Octavian Auguste ? Festina lente. Il vous convient premièrement avoir l’Asie minor, Carie, Lycie, Pamphile, Cilicie, Lydie, Phrygie, Mysie, Bétune, Charasie, Satalie, Samagarie, Castamena, Luga, Savasta, jusques à Euphrate.

— Verrons-nous, dit Picrochole, Babylone et le mont Sinay ?

— Il n’est, dirent-ils, jà besoin pour cette heure. N’est-ce pas assez tracassé[487] dea[488] avoir transfrété[489] la mer Hircane, chevauché les deux Arménies et les trois Arabies ?

— Par ma foi, dit-il, nous sommes affolés. Ha ! pauvres gens ! — Quoi ? dirent-ils.

— Que boirons-nous par ces déserts ? Car Julian Auguste et tout son ost[490] y moururent de soif, comme l’on dit.

— Nous, dirent-ils, avons jà donné ordre à tout. Par la mer Siriace, vous avez neuf mille quatorze grands naufs, chargées des meilleurs vins du monde ; elles arrivent à Japhes[491]. Là se sont trouvés vingt et deux cents mille chameaux et seize cents éléphants, lesquels aurez pris à une chasse environ Sigeilmes, lorsque entrâtes en Libye, et d’abondant[492] eûtes toute la caravane de la Mecha[493]. Ne vous fournirent-ils de vin à suffisance ?

— Voire, mais, dit-il, nous ne bûmes point frais.

— Par la vertu, dirent-ils, non pas d’un petit poisson, un preux, un conquérant, un prétendant et aspirant à l’empire univers[494] ne peut toujours avoir ses aises. Dieu soit loué qu’êtes venu, vous et vos gens, saufs et entiers jusques au fleuve du Tigre !

— Mais, dit-il, que fait ce pendant la part de notre armée qui déconfit ce vilain humeux[495] de Grandgousier ?

— Ils ne chôment pas, dirent-ils ; nous les rencontrerons tantôt. Ils vous ont pris Bretagne, Normandie, Flandres, Hainaut, Brabant, Artois, Hollande, Zélande ; ils ont passé le Rhin par sus le ventre des Suisses et Lansquenets, et part d’entre eux ont dompté Luxembourg, Lorraine, la Champagne, Savoie jusques à Lyon, auquel lieu ont trouvé vos garnisons retournants des conquêtes navales de la mer Méditerranée, et se sont rassemblés en Bohême, après avoir mis à sac Souève[496], Vuitemberg[497], Bavière, Autriche, Moravie, et Styrie. Puis ont donné fièrement ensemble sur Lubeck, Norwerge, Sweden Rich, Dace, Gotthie, Engroneland[498], les Estrelins, jusques à la mer Glaciale. Ce fait, conquêtèrent les îles Orchades, et subjuguèrent Écosse, Angleterre et Irlande. De là, navigants par la mer Sabuleuse[499] et par les Sarmates, ont vaincu et dompté Prussie, Polonie, Lituanie, Russie, Valache, la Transilvane et Hongrie, Bulgarie, Turquie, et sont à Constantinople.

— Allons nous, dit Picrochole, rendre à eux le plus tôt, car je veux être aussi empereur de Thébizonde. Ne tuerons-nous pas tous ces chiens turcs et mahumétistes ?

— Que diable, dirent-ils, ferons-nous donc ? Et donnerez leurs biens et terres à ceux qui vous auront servi honnêtement.

— La raison, dit-il, le veut, c’est équité. Je vous donne la Carmaigne, Syrie et toute la Palestine.

— Ha ! dirent-ils, sire, c’est du bien de vous, grand merci ! Dieu vous fasse bien toujours prospérer ! »

Là présent était un vieux gentilhomme, éprouvé en divers hasards et vrai routier de guerre, nommé Echéphron, lequel, oyant ces propos, dit : « J’ai grand peur que toute cette entreprise sera semblable à la farce du pot au lait, duquel un cordouanniers[500] se faisait riche par rêverie, puis, le pot cassé, n’eut de quoi dîner. Que prétendez-vous par ces belles conquêtes ? Quelle sera la fin de tant de travaux et traverses ?

— Ce sera, dit Picrochole, que nous retournés, reposerons à nos aises. »

Dont dit Echéphron : « Et si par cas jamais n’en retournez, car le voyage est long et périlleux, n’est-ce mieux que dès maintenant nous reposons, sans nous mettre en ces hasards ?

— Ô ! dit Spadassin, par Dieu, voici un bon rêveur ! Mais allons nous cacher au coin de la cheminée, et là passons avec les dames notre vie et notre temps à enfiler des perles, ou à filer comme Sardanapalus. Qui ne s’aventure n’a cheval ni mule, ce dit Salomon.

— Qui trop, dit Echéphron, s’aventure, perd cheval et mule, répondit Malcon.

— Baste ! dit Picrochole, passons outre. Je ne crains que ces diables de légions de Grandgousier. Cependant que nous sommes en Mésopotamie, s’ils nous donnaient sur la queue, quel remède ?

— Très bon, dit Merdaille. Une belle petite commission, laquelle vous enverrez ès Moscovites, vous mettra en camp pour un moment quatre cents cinquante mille combattants d’élite. Ô ! si vous m’y faites votre lieutenant, je tuerais un pigne[501] pour un mercier ! Je mors, je rue, je frappe, j’attrape, je tue, je renie !

— Sus, sus, dit Picrochole, qu’on dépêche[502] tout, et qui m’aime si me suive. »


village et abbaye de seuilly (indre-et-loire)
Rien ne reste de la vaste église abbatiale représentée sur cette vue de 1699 : mais l’église paroissiale, dont le clocher domine le village et où la tradition veut que Rabelais ait été baptisé, existe toujours.

COMMENT GARGANTUA LAISSA LA VILLE DE PARIS POUR SECOURIR SON PAYS, ET COMMENT GYMNASTE RENCONTRA LES ENNEMIS.

En cette même heure, Gargantua, qui était issu de Paris soudain[503] les lettres de son père lues, sur sa grand’ jument venant, avait jà passé le pont de la Nonnain, lui, Ponocrates, Gymnaste et Eudémon, lesquels pour le suivre avaient pris chevaux de poste ; le reste de son train venait à justes journées[504], amenant tous ses livres et instrument[505] philosophique. Lui, arrivé à Parillé, fut averti par le métayer de Gouguet comment Picrochole s’était remparé à la Roche-Clermaud et avait envoyé le capitaine Tripet, avec grosse armée, assaillir le bois de Vède et Vaugaudry, et qu’ils avaient couru la poule jusques au Pressoir-Billard, et que c’était chose étrange et difficile à croire des excès qu’ils faisaient par le pays. Tant qu’il lui fit peur et ne savait bien que dire ni que faire.

Mais Ponocrates lui conseilla qu’ils se transportassent vers le seigneur de la Vauguyon qui de tous temps avait été leur ami et confédéré, et par lui seraient mieux avisés de tous affaires, ce qu’ils firent incontinent et le trouvèrent en bonne délibération de leur secourir, et fut d’opinion qu’il enverrait quelqu’un de ses gens pour découvrir le pays et savoir en quel état étaient les ennemis, afin d’y procéder par conseil pris selon la forme de l’heure présente. Gymnaste s’offrit d’y aller ; mais il fut conclu que, pour le meilleur, il menât avec soi quelqu’un qui connût les voies et détorses[506], et les rivières de l’entour.

Adonc partirent lui et Prelinguand, écuyer de Vauguyon, et sans effroi épièrent de tous côtés. Cependant Gargantua se rafraîchit et reput quelque peu avec ses gens, et fit donner à sa jument un picotin d’avoine : c’étaient soixante et quatorze muids, trois boisseaux.

Gymnaste et son compagnon tant chevauchèrent qu’ils rencontrèrent les ennemis tous épars et mal en ordre, pillants et dérobants tout ce qu’ils pouvaient, et, de tant loin qu’ils l’aperçurent, accoururent sur lui à la foule pour le détrousser. Adonc il leur cria :

« Messieurs, je suis pauvre diable ; je vous requiers qu’ayez de moi merci. J’ai encore quelque écu, nous le boirons, car c’est aurum potabile, et ce cheval ici sera vendu pour payer ma bienvenue. Cela fait, retenez-moi des vôtres, car jamais homme ne sut mieux prendre, larder, rôtir et apprêter, voire, par Dieu ! démembrer et gourmander[507] poule que moi qui suis ici, et pour mon proficiat, je bois à tous bons compagnons. »

Lors découvrit sa ferrière[508], et sans mettre le nez dedans, buvait assez honnêtement. Les maroufles le regardaient, ouvrants la gueule d’un grand pied, et tirants les langues comme lévriers, en attente de boire après ; mais Tripet, le capitaine, sur ce point accourut voir que c’était. À lui Gymnaste offrit sa bouteille, disant : « Tenez, capitaine, buvez en hardiment ; j’en ai fait l’essai, c’est vin de la Foye-Monjau.

— Quoi ! dit Tripet, ce gautier[509] ici se gabèle[510] de nous. Qui es-tu ?

— Je suis, dit Gymnaste, pauvre diable.

— Ha ! dit Tripet, puisque tu es pauvre diable, c’est raison que passes outre, car tout pauvre diable passe partout sans péage ni gabelle ; mais ce n’est de coutume que pauvres diables soient si bien montés. Pourtant, monsieur le diable, descendez que j’aie le roussin, et si bien il ne me porte, vous, maître diable, me porterez, car j’aime fort qu’un diable tel m’emporte. »


COMMENT GYMNASTE SOUPLEMENT TUA LE CAPITAINE TRIPET ET AUTRES GENS DE PICROCHOLE.

Ces mots entendus, aucuns d’entre eux commencèrent avoir frayeur, et se signaient de toutes mains, pensants que ce fût un diable déguisé. Et quelqu’un d’eux, nommé Bon Joan, capitaine des Francs-taupins, tira ses heures[511] de sa braguette et cria assez haut : « Agios ho Theos ! Si tu es de Dieu, si parle ; si tu es de l’Autre, si t’en va. Et pas ne s’en allait, ce qu’entendirent plusieurs de la bande, et départaient[512] de la compagnie, le tout notant et considérant Gymnaste. Pourtant fit semblant descendre de cheval, et quand fut pendant du côté du montoir, fit souplement le tour de l’étrivière, son épée bâtarde au côté, et, par dessous passé, se lança en l’air et se tint des deux pieds sur la selle, le cul tourné vers la tête du cheval. Puis dit : « Mon cas[513] va au rebours. » Adonc, en tel point qu’il était, fit la gambade sur un pied, et tournant à senestre, ne faillit onques de rencontrer sa propre assiette sans en rien varier. Dont dit Tripet : Ha ! ne ferai pas cetui-là pour cette heure, et pour cause.

— Bren, dit Gymnaste, j’ai failli ; je vais défaire cetui saut. »

Lors, par grande force et agilité, fit, en tournant à dextre, la gambade comme devant. Ce fait, mit le pouce de la dextre sur l’arçon de la selle, et leva tout le corps en l’air, se soutenant tout le corps sur le muscle et nerf dudit pouce, et ainsi se tourna trois fois. À la quatrième, se renversant tout le corps sans à rien toucher, se guinda[514] entre les deux oreilles du cheval, soudant tout le corps en l’air sur le pouce de la senestre, et en cet état fit le tour du moulinet. Puis, frappant du plat de la main dextre sur le milieu de la selle, se donna tel branle[515] qu’il s’assit sur la croupe comme font les damoiselles.

Ce fait, tout à l’aise passe la jambe droite par sus la selle, et se mit en état de chevaucheur, sur la croupe : « Mais, dit-il, mieux vaut que je me mette entre les arçons. » Adonc, s’appuyant sur les pouces des deux mains à la croupe devant soi, se renversa cul sur tête en l’air, et se trouva entre les arçons en bon maintien ; puis d’un soubresaut leva tout le corps en l’air, et ainsi se tint pieds joints entre les arçons, et là tournoya plus de cent tours, les bras étendus en croix, et criait, ce faisant, à haute voix : « J’enrage, diables, j’enrage, j’enrage ; tenez-moi, diables, tenez-moi, tenez. »

Tandis qu’ainsi voltigeait, les maroufles en grand ébahissement disaient l’un à l’autre : « Par la mer Dé[516], c’est un lutin ou un diable ainsi déguisé. Ab hoste maligno libera nos, Domine ! » Et fuyaient à la route[517], regardant derrière soi comme un chien qui emporte un plumail.

Lors Gymnaste, voyant son avantage, descend de cheval, dégaine son épée, et à grands coups chargea sur les plus huppés, et les ruait[518] à grands monceaux, blessés, navrés[519] et meurtris[520], sans que nul lui résistât, pensants que ce fût un diable affamé, tant par les merveilleux voltigements qu’il avait fait que par les propos que lui avait tenu Tripet, en l’appelant pauvre diable, sinon que Tripet, en trahison, lui voulut fendre la cervelle de son épée lansquenette[521] ; mais il était bien armé, et de cetui coup ne sentit que le chargement[522] ; et soudain se tournant, lança un estoc volant audit Tripet, et cependant qu’icelui se couvrait en haut, lui tailla d’un coup l’estomac, le colon et la moitié du foie, dont tomba par terre, et, tombant, rendit plus de quatre potées de soupes, et l’âme mêlée parmi les soupes.

Ce fait, Gymnaste se retire, considérant que les cas de hasard jamais ne faut poursuivre jusques à leur période[523], et qu’il convient à tous chevaliers révérentement traiter leur bonne fortune, sans la molester ni géhenner[524], et, montant sur son cheval, lui donne des éperons, tirant droit son chemin vers la Vauguyon, et Prelinguand avec lui.


COMMENT GARGANTUA DÉMOLIT LE CHÂTEAU DU GUÉ DE VÈDE, ET COMMENT ILS PASSÈRENT LE GUÉ.

Venu que fut, raconta l’état onquel[525] avait trouvé les ennemis et du stratagème qu’il avait fait, lui seul, contre toute leur caterve[526], affirmant qu’ils n’étaient que marauds, pilleurs et brigands, ignorants de toute discipline militaire, et que hardiment ils se missent en voie, car il leur serait très facile de les assommer comme bêtes.

Adonc monta Gargantua sur sa grande jument, accompagné comme devant avons dit, et, trouvant en son chemin un haut et grand arbre (lequel communément on nommait l’arbre de saint Martin, pour ce qu’ainsi était crû un bourdon que jadis saint Martin y planta), dit : « Voici ce qu’il me fallait. Cet arbre me servira de bourdon et de lance. » Et l’arrachit facilement de terre, et en ôta les rameaux, et le para[527] pour son plaisir. Cependant sa jument pissa pour se lâcher le ventre, mais ce fut en telle abondance qu’elle en fit sept lieues de déluge, et dériva tout le pissat au gué de Vède, et tant l’enfla devers le fil de l’eau que toute cette bande des ennemis furent en grand horreur noyés, exceptés aucuns qui avaient pris le chemin vers les coteaux à gauche.

Gargantua, venu à l’endroit du bois de Vède, fut avisé par Eudémon que dedans le château était quelque reste des ennemis ; pour laquelle chose savoir Gargantua s’écria tant qu’il put : « Êtes-vous là, ou n’y êtes pas ? Si vous y êtes, n’y soyez plus ; si n’y êtes, je n’ai que dire. » Mais un ribaud[528] canonnier, qui était au machicoulis, lui tira un coup de canon et l’atteint par la temple[529] dextre furieusement ; toutefois ne lui fit pour ce mal en plus que s’il lui eût jeté une prune : « Qu’est-ce là, dit Gargantua ; nous jetez-vous ici des grains de raisins ? La vendange vous coûtera cher ! » pensant de vrai que le boulet fut un grain de raisin. Ceux qui étaient dedans le château, amusés à la pille[530], entendants le bruit, coururent aux tours et forteresses, et lui tirèrent plus de neuf mille vingt et cinq coups de fauconneaux et arquebuses, visants tous à sa tête, et si menu tiraient contre lui qu’il s’écria : « Ponocrates, mon ami, ces mouches ici m’aveuglent ; baillez moi quelque rameau de ces saules pour les chasser, » pensant, des plombées[531] et pierres d’artillerie, que fussent mouches bovines. Ponocrates l’avisa que n’étaient autres mouches que les coups d’artillerie que l’on tirait du château. Alors choqua de son grand arbre contre le château, et à grands coups abattit et tours et forteresses, et ruina tout par terre. Par ce moyen furent tous rompus et mis en pièces ceux qui étaient en icelui.

De là partants, arrivèrent au pont du moulin et trouvèrent tout le gué couvert de corps morts, en telle foule qu’ils avaient engorgé le cours du moulin, et c’étaient ceux qui étaient péris au déluge urinal de la jument. Là furent en pensement[532] comment ils pourraient passer, vu l’empêchement de ces cadavres. Mais Gymnaste dit : « Si les diables y ont passé, j’y passerai fort bien.

— Les diables, dit Eudémon, y ont passé pour en emporter les âmes damnées.

— Saint Treignan, dit Ponocrates, par donc conséquence nécessaire, il y passera.

— Voire, voire, dit Gymnaste, ou je demeurerai en chemin. »

Et donnant des éperons à son cheval, passa franchement outre, sans que jamais son cheval eût frayeur des corps morts, car il l’avait accoutumé, selon la doctrine d’Elian, à ne craindre les âmes ni corps morts, — non en tuant les gens, comme Diomèdes tuait les Thraces et Ulysses mettait les corps de ses ennemis ès pieds de ses chevaux, ainsi que raconte Homère, mais en lui mettant un fantôme[533] parmi son foin et le faisant ordinairement passer sur icelui quand il lui baillait son avoine. Les trois autres le suivirent sans faillir, excepté Eudémon, duquel le cheval enfonça le pied droit jusques au genou dedans la panse d’un gros et gras vilain qui était là noyé à l’envers, et ne le pouvait tirer hors. Ainsi demeurait empêtré jusques à ce que Gargantua, du bout de son bâton, enfondra[534] le reste des tripes du vilain en l’eau, cependant que le cheval levait le pied, et (qui est chose merveilleuse en hippiatrie[535]) fut ledit cheval guéri d’un suros qu’il avait en celui pied, par l’attouchement des boyaux de ce gros maroufle.


COMMENT GARGANTUA, SOI PEIGNANT, FAISAIT TOMBER DE SES CHEVEUX LES BOULETS D’ARTILLERIE.

Issus[536] la rive de Vède, peu de temps après abordèrent au château de Grandgousier, qui les attendait en grand désir. À sa venue, ils le festoyèrent à tour de bras ; jamais on ne vit gens plus joyeux, car Supplementum supplementi chronicorum dit que Gargamelle y mourut de joie. Je n’en sais rien de ma part, et bien peu me soucie ni d’elle ni d’autre. La vérité fut que Gargantua, se rafraîchissant d’habillements et se testonnant[537] de son pigne[538] (qui était grand de cent cannes[539], tout appointé de grandes dents d’éléphants toutes entières), faisait tomber à chacun coup plus de sept balles de boulets qui lui étaient demeurés entre les cheveux à la démolition du bois de Vède.

Ce que voyant Grandgousier, son père, pensait que fussent poux et lui dit : « Dea[540], mon bon fils, nous as-tu apporté jusques ici des éperviers de Montaigu ? Je n’entendais que là tu fisses résidence. » Adonc Ponocrates répondit : « Seigneur, ne pensez que je l’aie mis au collège de pouillerie qu’on nomme Montaigu. Mieux l’eusse voulu mettre entre les guenaux[541] de Saint-Innocent pour l’énorme cruauté et vilenie que j’y ai connue, car trop mieux sont traités les forcés[542] entre les Maures et Tartares, les meurtriers en la prison criminelle, voire certes les chiens en votre maison que ne sont ces malotrus[543] au dit collège, et si j’étais roi de Paris, le diable m’emporte si je ne mettais le feu dedans, et faisais brûler et principal et régents, qui endurent cette inhumanité devant leurs yeux être exercée. »

Lors, levant un de ces boulets, dit : « Ce sont coups de canon que naguères a reçu votre fils Gargantua passant devant le bois de Vède, par la trahison de vos ennemis. Mais ils en eurent telle récompense qu’ils sont tous péris en la ruine du château, comme les Philistins par l’engin[544] de Samson, et ceux qu’opprima[545] la tour de Siloé, desquels est écrit Luc, xiii. Iceux je suis d’avis que nous poursuivons, cependant que l’heur[546] est pour nous, car l’occasion a tous ses cheveux au front. Quand elle est outre passée, vous ne la pouvez plus révoquer[547] ; elle est chauve par le derrière de la tête, et jamais plus ne retourne.

— Vraiment, dit Grandgousier, ce ne sera pas à cette heure, car je veux vous festoyer pour ce soir, et soyez les très bien venus. »

Ce dit, on apprêta le souper, et de surcroît furent rôtis seize bœufs, trois génisses, trente et deux veaux, soixante et trois chevreaux moissonniers[548], quatre vingt quinze moutons, trois cents gorets de lait à beau moût[549], onze vingt perdrix, sept cents bécasses, quatre cents chapons de Loudunais et Cornouailles, six mille poulets et autant de pigeons, six cents gelinottes, quatorze cents levrauts, trois cents et trois outardes, et mille sept cents hutaudeaux[550] ; de venaison l’on ne put tant soudain recouvrir[551], fors onze sangliers qu’envoya l’abbé de Turpenay, et dix et huit bêtes fauves que donna le seigneur de Grandmont ; ensemble sept vingt faisans qu’envoya le seigneur des Essars, et quelques douzaines de ramiers, d’oiseaux de rivière, de cercelles[552], buors[553], courles[554], pluviers, francolis[555], cravans, tiransons, vanereaux[556], tadournes[557], pocheculières[558], pouacres[559], hégronneaux[560], foulques[561], aigrettes[562], cigognes, cannes-petières, oranges[563], flamants (qui sont phœnicoptères), terrigoles[564], poules d’Inde, force coscossons[565] et renfort de potages. Sans point de faute, y était de vivres abondance, et furent apprêtés honnêtement par Frippesauce, Hochepot et Pileverjus, cuisiniers de Grandgousier. Janot, Micquel et Verrenet apprêtèrent fort bien à boire.


COMMENT GARGANTUA MANGEA EN SALADE SIX PÈLERINS.

Le propos requiert que racontons ce qu’advint à six pèlerins qui venaient de Saint-Sébastien près de Nantes, et pour soi héberger celle nuit, de peur des ennemis, s’étaient mussés[566] au jardin dessus les poisars[567], entre les choux et laitues. Gargantua se trouva quelque peu altéré, et demanda si l’on pourrait trouver de laitues pour faire salade, et entendant qu’il y en avait des plus belles et grandes du pays, car elles étaient grandes comme pruniers ou noyers, y voulut aller lui-même, et en emporta en sa main ce que bon lui sembla ; ensemble emporta les six pèlerins, lesquels avaient si grand peur qu’ils n’osaient ni parler ni tousser.

Les lavant donc premièrement en la fontaine, les pèlerins disaient en voix basse, l’un à l’autre : « Qu’est-il de faire ? nous noyons ici entre ces laitues. Parlerons-nous ? mais si nous parlons, il nous tuera comme espies[568]. » Et, comme ils délibéraient ainsi, Gargantua les mit avec ses laitues dedans un plat de la maison, grand comme la tonne de Citeaux, et, avec huile et vinaigre et sel, les mangeait pour soi rafraîchir devant souper, et avait jà engoulé[569] cinq des pèlerins. Le sixième était dedans le plat, caché sous une laitue, excepté son bourdon qui apparaissait au dessus, lequel voyant, Grandgousier dit à Gargantua : « Je crois que c’est là une corne de limaçon ; ne le mangez point.

— Pourquoi ? dit Gargantua ; ils sont bons tout ce mois. » Et tirant le bourdon, ensemble enleva le pèlerin, et le mangeait très bien. Puis but un horrible trait[570] de vin pineau et attendirent que l’on apprêtât le souper.

Les pèlerins, ainsi dévorés, se tirèrent hors les meules de ses dents le mieux que faire purent, et pensaient qu’on les eût mis en quelque basse fosse des prisons, et lorsque Gargantua but le grand trait, cuidèrent noyer en sa bouche, et le torrent du vin presque les emporta au gouffre de son estomac ; toutefois sautants avec leurs bourdons comme font les miquelots[571], se mirent en franchise l’orée[572] des dents. Mais par malheur l’un d’eux, tâtant avec son bourdon le pays, à savoir s’ils étaient en sûreté, frappa rudement en la faute[573] d’une dent creuse et férut[574] le nerf de la mandibule, dont fit très forte douleur à Gargantua et commença crier de rage qu’il endurait. Pour donc se soulager du mal, fit apporter son cure-dents, et, sortant vers le noyer grollier[575], vous dénigea messieurs les pèlerins.

Car il arrapait[576] l’un par les jambes, l’autre par les épaules, l’autre par la besace, l’autre par la foilluse[577], l’autre par l’écharpe, et le pauvre hère qui l’avait féru[578] du bourdon, l’accrocha par la braguette ; toutefois ce lui fut un grand heur[579], car il lui perça une bosse chancreuse qui le martyrisait depuis le temps qu’ils eurent passé Ancenis. Ainsi les pèlerins dénigés[580] s’enfuirent à travers la plante[581] à beau trot, et apaisa[582] la douleur.

En laquelle heure fut appelé par Eudémon pour souper, car tout était prêt : « Je m’en vais donc, dit-il, pisser mon malheur. » Lors pissa si copieusement que l’urine trancha le chemin aux pèlerins, et furent contraints passer la grande boire[583]. Passants de là par l’orée[584] de la touche[585] en plein chemin, tombèrent tous, excepté Fournillier, en une trappe qu’on avait fait pour prendre les loups à la traînée[586], dont échappèrent moyennant l’industrie dudit Fournillier, qui rompit tous les lacs et cordages. De là issus, pour le reste de celle nuit, couchèrent en une loge près le Coudray, et là furent réconfortés de leur malheur par les bonnes paroles d’un de leur compagnie, nommé Lasdaller, lequel leur remontra que cette aventure avait été prédite par David, Psal :

Cum exsurgerent homines in nos, forte vivos deglutissent nos, quand nous fûmes mangés en salade au grain de sel. Cum irasceretur furor eorum in nos, forsitan aqua absorbuisset nos, quand il but le grand trait[587]. Torrentem pertransivit anima nostra, quand nous passâmes la grande boire. Forsitan pertransisset anima nostra aquam intolerabilem, de son urine, dont il nous tailla[588] le chemin. Benedictus Dominus, qui non dedit nos in captionem dentibus eorum. Anima nostra, sicut passer, erepta est de laqueo venantium, quand nous tombâmes en la trappe. Laqueus contritus est par Fournillier, et nos liberati sumus. Adjutorium nostrum, etc.


COMMENT LE MOINE FUT FESTOYÉ PAR GARGANTUA, ET DES BEAUX PROPOS QU’IL TINT EN SOUPANT.

Quand Gargantua fut à table, et la première pointe des morceaux fut baufrée[589], Grandgousier commença raconter la source et la cause de la guerre mue entre lui et Picrochole, et vint au point de narrer comment frère Jean des Entommeures avait triomphé à la défense du clos de l’abbaye, et le loua au-dessus des prouesses de Camille, Scipion, Pompée, César et Thémistocles. Adonc requit Gargantua que sur l’heure fût envoyé quérir, afin qu’avec lui on consultât de ce qu’était à faire. Par leur vouloir l’alla quérir son maître d’hôtel, et l’amena joyeusement avec son bâton de croix sur la mule de Grandgousier. Quand il fut venu, mille caresses, mille embrassements, mille bons jours furent donnés : « Hé, frère Jean, mon ami, frère Jean, mon grand cousin, frère Jean, de par le diable, l’accolée[590], mon ami ! à moi, la brassée[591] ! Cza, couillon, que je t’éreine[592] ! à force de t’accoler. » Et frère Jean de rigoler : jamais homme ne fut tant courtois ni gracieux.

« Cza, cza, dit Gargantua, une escabelle ici auprès de moi, à ce bout.

— Je le veux bien, dit le moine, puisqu’ainsi vous plaît. Page, de l’eau ; boute[593], mon enfant, boute ; elle me rafraîchira le foie. Baille ici que je gargarise.

Deposita cappa, dit Gymnaste, ôtons ce froc.

— Ho ! par Dieu, dit le moine, mon gentilhomme, il y a un chapitre in statutis ordinis auquel ne plairait le cas.

— Bren, dit Gymnaste, bren pour votre chapitre. Ce froc vous rompt les deux épaules : mettez bas.

— Mon ami, dit le moine, laisse-le moi, car par Dieu ! je n’en bois que mieux. Il me fait le corps tout joyeux. Si je le laisse, messieurs les pages en feront des jarretières, comme il me fut fait une fois à Coulaines. Davantage[594], je n’aurai nul appétit. Mais si en cet habit je m’assis à table, je boirai, par Dieu ! et à toi, et à ton cheval, et de hait[595]. Dieu gard’ de mal la compagnie ! J’avais soupé, mais pour ce ne mangerai-je point moins, car j’ai un estomac pavé, creux comme la botte saint Benoît, toujours ouvert comme la gibecière d’un avocat. De tous pois sons fors que[596] la tanche, prenez l’aile de la perdrix ou la cuisse d’une nonnain. (N’est-ce falotement mourir quand on meurt le caiche[597] raide ?) Notre prieur aime fort le blanc de chapon.

— En cela, dit Gymnaste, il ne semble point aux renards, car des chapons, poules, poulets qu’ils prennent, jamais ne mangent le blanc.

— Pourquoi ? dit le moine.

— Parce, répondit Gymnaste, qu’ils n’ont point de cuisiniers à les cuire, et, s’ils ne sont compétentement[598] cuits, ils demeurent rouge et non blanc. La rougeur des viandes est indice qu’elles ne sont assez cuites, exceptés les gammares[599] et écrevisses que l’on cardinalise à la cuite[600].

— Fête-Dieu Bayard ! dit le moine, l’enfermier[601] de notre abbaye n’a donc la tête bien cuite, car il a les yeux rouges comme un jadeau[602] de vergne[603] !… Cette cuisse de levraut est bonne pour les goutteux… À propos truelle, pourquoi est-ce que les cuisses d’une damoiselle sont toujours fraîches ?

— Ce problème, dit Gargantua, n’est ni en Aristotèles, ni en Alexandre Aphrodisé, ni en Plutarque.

— C’est, dit le moine, pour trois causes, par lesquelles un lieu est naturellement rafraîchi. Primo pour ce que l’eau décourt tout du long ; secundo, pour ce que c’est un lieu ombrageux, obscur et ténébreux, auquel jamais le soleil ne luit, et tiercement pour ce qu’il est continuellement éventé des vents du trou bise, de chemise, et d’abondant[604] de la braguette. Et de hait[605] !

« Page, à la humerie[606] ! Crac, crac, crac ! Dieu est bon qui nous donne ce bon piot[607] ! J’avoue[608] Dieu, si j’eusse été au temps de Jésus-Christ, j’eusse bien engardé[609] que les Juifs ne l’eussent pris au jardin d’Olivet. Ensemble le diable me faille[610] si j’eusse failli de couper les jarrets à messieurs les apôtres qui fuirent tant lâchement, après qu’ils eurent bien soupé, et laissèrent leur bon maître au besoin ! Je hais plus que poison un homme qui fuit quand il faut jouer des couteaux. Hon ! que je ne suis roi de France pour quatre vingts ou cent ans ! Par Dieu ! je vous mettrais en chien courtaut[611] les fuyards de Pavie ! Leur fièvre quartaine ! Pourquoi ne mouraient-ils là plutôt que laisser leur bon prince en cette nécessité ? N’est-il meilleur et plus honorable mourir vertueusement bataillant que vivre fuyant vilainement ?… Nous ne mangerons guère d’oisons cette année. Ha ! mon ami, baille de ce cochon. Diavol[612] ! il n’y a plus de moût[613]. Germinavit radix Jesse. Je renie ma vie, je meurs de soif… Ce vin n’est des pires. Quel vin buviez-vous à Paris ? Je me donne au diable si je n’y tins plus de six mois pour un temps maison ouverte à tous venants !… Connaissez-vous frère Claude de Saint-Denis ? Ô le bon compagnon que c’est ! Mais quelle mouche l’a piqué ? Il ne fait rien qu’étudier depuis je ne sais quand. Je n’étudie point, de ma part. En notre abbaye nous n’étudions jamais, de peur des auripeaux[614]. Notre feu abbé disait que c’est chose monstrueuse voir un moine savant. Par Dieu ! monsieur mon ami, magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes

« Vous ne vîtes onques tant de lièvres comme il y en a cette année. Je n’ai pu recouvrir[615] ni autour, ni tiercelet[616] de lieu du monde. Monsieur de La Bellonnière m’avait promis un lanier[617], mais il m’écrivit naguères qu’il était devenu pantois[618]. Les perdrix nous mangeront les oreilles mésouan[619]. Je ne prends point de plaisir à la tonnelle[620], car j’y morfonds. Si je ne cours, si je ne tracasse[621], je ne suis point à mon aise. Vrai est que, sautant les haies et buissons, mon froc y laisse du poil. J’ai recouvert[622] un gentil lévrier. Je donne au diable si lui échappe lièvre. Un laquais le menait à Monsieur de Maulevrier, je le détroussai. Fis-je mal ?

— Nenni, frère Jean, dit Gymnaste, nenni, de par tous les diables, nenni !

— Ainsi, dit le moine, à[623] ces diables, cependant qu’ils durent ! Vertu Dieu ! qu’en eût fait ce boiteux ? Le corps Dieu ! il prend plus de plaisir quand on lui fait présent d’un bon couble[624] de bœufs.

— Comment, dit Ponocrates, vous jurez, frère Jean ?

— Ce n’est, dit le moine, que pour orner mon langage. Ce sont couleurs de rhétorique Cicéroniane. »


POURQUOI LES MOINES SONT REFUIS[625] DU MONDE ET POURQUOI LES UNS ONT LE NEZ PLUS GRAND QUE LES AUTRES.

« Foi de christian, dit Eudémon, j’entre en grande rêverie considérant l’honnêteté de ce moine, car il nous ébaudit ici tous. Et comment donc est-ce qu’on rechasse les moines de toutes bonnes compagnies, les appelants trouble-fête, comme abeilles chassent les frelons d’entour leurs ruches ? Ignavum fucos pecus, dit Maro, a presepibus arcent. » À quoi répondit Gargantua : « Il n’y a rien si vrai que le froc et la cagoule tire à soi les opprobres, injures et malédictions du monde, tout ainsi comme le vent dit Cecias attire les nues. La raison péremptoire est parce qu’ils mangent la merde du monde, c’est-à-dire les péchés, et, comme mâchemerdes, l’on les rejette en leurs retraits[626] : ce sont leurs couvents et abbayes, séparés de conversation politique comme sont les retraits d’une maison. Mais, si entendez pourquoi un singe en une famille est toujours moqué et herselé[627], vous entendrez pourquoi les moines sont de tous refuis, et des vieux et des jeunes. Le singe ne garde point la maison, comme un chien ; il ne tire pas l’arroi[628], comme le bœuf ; il ne produit ni lait ni laine, comme la brebis ; il ne porte pas le faix, comme le cheval. Ce qu’il fait est tout conchier et dégâter, qui est la cause pourquoi de tous reçoit moqueries et bastonnades.

« Semblablement un moine (j’entends de ces ocieux[629] moines) ne laboure comme le paysan, ne garde le pays, comme l’homme de guerre, ne guérit les malades, comme le médecin, ne prêche ni endoctrine le monde, comme le bon docteur évangélique et pédagogue, ne porte les commodités et choses nécessaires à la république, comme le marchand. C’est la cause pourquoi de tous sont hués et abhorrés.

— Voire, mais, dit Grandgousier, ils prient Dieu pour nous.

— Rien moins, répondit Gargantua. Vrai est qu’ils molestent tout leur voisinage à force de trinqueballer[630] leurs cloches.

— Voire, dit le moine, une messe, unes matines, unes vêpres bien sonnées, sont à demi dites.

— Ils marmonnent grand renfort de légendes[631] et psaumes nullement par eux entendus. Ils comptent force patenôtres, entrelardées de longs Ave Marias, sans y penser ni entendre, et ce j’appelle moque-Dieu, non oraison. Mais ainsi leur aide Dieu s’ils prient pour nous, et non par peur de perdre leurs miches et soupes grasses ! Tous vrais christians, de tous états, en tous lieux, en tous temps, prient Dieu, et l’esprit prie et interpelle pour iceux, et Dieu les prend en grâce. Maintenant, tel est notre bon frère Jean. Pourtant chacun le souhaite en sa compagnie. Il n’est point bigot, il n’est point dessiré[632] ; il est honnête, joyeux, délibéré, bon compagnon. Il travaille, il labeure[633], il défend les opprimés, il conforte les affligés, il subvient[634] ès souffreteux, il garde les clos de l’abbaye…

— Je fais, dit le moine, bien davantage, car, en dépêchant nos matines et anniversaires on[635] chœur, ensemble[636] je fais des cordes d’arbalètes, je polis des matras et garrots[637], je fais des rets et des poches à prendre les connils[638]. Jamais je ne suis oisif. Mais or cza, à boire ! à boire ! cza. Apporte le fruit. Ce sont châtaignes du Bois d’Estrocs. Avec bon vin nouveau, voi vous là[639] composeur de pets. Vous n’êtes encore céans amoustillés[640] ! Par Dieu ! je bois à tous gués, comme un cheval de promoteur. »

Gymnaste lui dit : « Frère Jean, ôtez cette roupie que vous pend au nez.

— Ha, ha ! dit le moine, serais-je en danger de noyer, vu que suis en l’eau jusques au nez ? Non, non. Quare ? Quia :

Elle en sort bien, mais point n’y entre
Car il est bien antidoté[641] de pampre[642].

« Ô mon ami, qui aurait bottes d’hiver de tel cuir, hardiment pourrait-il pêcher aux huîtres, car jamais ne prendraient eau.

— Pourquoi, dit Gargantua, est-ce que frère Jean a si beau nez ?

— Par ce, répondit Grandgousier, qu’ainsi Dieu l’a voulu, lequel nous fait en telle forme et telle fin, selon son divin arbitre, que fait un potier ses vaisseaux[643].

— Par ce, dit Ponocrates, qu’il fut des premiers à la foire des nez. Il prit des plus beaux et plus grands.

— Trut avant[644] ! dit le moine. Selon vraie philosophie monastique, c’est parce que ma nourrice avait les tétins mollets : en la laitant[645], mon nez y enfondrait[646] comme en beurre, et là s’élevait et croissait comme la pâte dedans la met[647]. Les durs tétins de nourrices font les enfants camus. Mais gai ! gai ! ad formam nasi cognoscitur ad te levavi. Je ne mange jamais de confitures. Page, à la humerie[648] ! Item, rôties ! »


COMMENT LE MOINE FIT DORMIR GARGANTUA, ET DE SES HEURES ET BRÉVIAIRE.

le souper achevé, consultèrent sur l’affaire instant[649], et fut conclu qu’environ la minuit, ils sortiraient à l’escarmouche pour savoir quel guet et diligence faisaient leurs ennemis, et cependant qu’ils se reposeraient quelque peu pour être plus frais. Mais Gargantua ne pouvait dormir en quelque façon qu’il se mit. Dont lui dit le moine : « Je ne dors jamais bien à mon aise sinon quand je suis au sermon, ou quand je prie Dieu. Je vous supplie, commençons, vous et moi, les sept psaumes pour voir si tantôt ne serez endormi. » L’invention plut très bien à Gargantua, et, commençant le premier psaume sur le point de Beati quorum, s’endormirent et l’un et l’autre. Mais le moine ne faillit onques à s’éveiller avant la minuit, tant il était habitué l’heure des matines claustrales.

Lui éveillé, tous les autres éveilla, chantant à pleine voix la chanson :

Ho ! Regnault, réveille-toi, veille,
Ô Regnault, réveille-toi.

Quant tous furent éveillés, il dit : Messieurs, l’on dit que matines commencent par tousser et souper par boire. Faisons au rebours, commençons maintenant nos matines par boire, et de soir, à l’entrée de souper, nous tousserons à qui mieux mieux. » Dont dit Gargantua : « Boire si tôt après le dormir ? Ce n’est vécu en diète[650] de médecine. Il se faut premier écurer l’estomac des superfluités et excréments.

— C’est, dit le moine, bien médeciné. Cent diables me sautent au corps s’il n’y a plus de vieux ivrognes qu’il n’y a de vieux médecins. J’ai composé avec mon appétit en telle paction[651] que toujours il se couche avec moi, et à cela je donne bon ordre le jour durant ; aussi avec moi il se lève. Rendez tant que voudrez vos cures[652], je n’en vais après mon tiroir. — Quel tiroir, dit Gargantua, entendez-vous ?

— Mon bréviaire, dit le moine, car tout ainsi que les fauconniers, devant que paître[653] leurs oiseaux, les font tirer quelque pied de poule pour leur purger le cerveau des flegmes et pour les mettre en appétit, ainsi, prenant ce joyeux petit bréviaire au matin, je m’écure tout le poumon et voi me là[654] prêt à boire.

— À quel usage, dit Gargantua, dites-vous ces belles heures ?

— À l’usage, dit le moine, de Fécan, à trois psaumes et trois leçons, ou rien du tout qui ne veut. Jamais je ne m’assujettis à heures les heures sont faites pour l’homme et non l’homme pour les heures. Pourtant je fais des miennes à guise d’étrivières, je les accourcis ou allonge quand bon me semble. Brevis oratio penetrat cælos, longa potatio evacuat scyphos. Où est écrit cela ?

— Par ma foi, dit Ponocrates, je ne sais, mon petit couillaut, mais tu vaux trop.

— En cela, dit le moine, je vous ressemble. Mais venite apotemus. »

L’on apprêta carbonnades[655] à force, et belles soupes de primes[656] et but le moine à son plaisir. Aucuns lui tinrent compagnie, les autres s’en déportèrent[657]. Après, chacun commença soi armer et accoutrer, et armèrent le moine contre son vouloir, car il ne voulait autres armes que son froc devant son estomac, et le bâton de la croix en son poing. Toutefois, à leur plaisir, fut armé de pied en cap, et monté sur un bon coursier du royaume[658], et un gros braquemart[659] au côté. Ensemble[660] Gargantua, Ponocrates, Gymnaste, Eudémon et vingt et cinq des plus aventureux de la maison de Grandgousier, tous armés à l’avantage[661], la lance au poing, montés comme saint Georges, chacun ayant un arquebusier en croupe.


COMMENT LE MOINE DONNA COURAGE À SES COMPAGNONS, ET COMMENT IL PENDIT À UNE ARBRE.

Or s’en vont les nobles champions à leur aventure, bien délibérés d’entendre quelle rencontre faudra poursuivre, et de quoi se faudra contregarder quand viendra la journée de la grande et horrible bataille. Et le moine leur donne courage, disant :

« Enfants, n’ayez ni peur ni doute ; je vous conduirai sûrement. Dieu et saint Benoît soient avec nous ! Si j’avais la force de même le courage, par la mort bieu ! je vous les plumerais comme un canard. Je ne crains rien fors l’artillerie. Toutefois je sais quelque oraison que m’a baillée le sous secrétain[662] de notre abbaye, laquelle garantit la personne de toutes bouches à feu. Mais elle ne me profitera de rien, car je n’y ajoute point de foi. Toutefois, mon bâton de croix fera diables. Par Dieu ! qui fera la cane de vous autres, je me donne au diable si je ne le fais moine en mon lieu, et l’enchevêtre de mon froc ; il porte médecine à couardise de gens.

« Avez point oui parler du lévrier de monsieur de Meurles qui ne valait rien pour les champs ? Il lui mit un froc au col ; par le corps Dieu ! il n’échappait ni lièvre, ni renard devant lui, et, que plus est, couvrit toutes les chiennes du pays, qui[663] auparavant était esréné[664], et de frigidis et maleficiatis… »

Le moine disant ces paroles en colère, passa sous un noyer, tirant vers la Saulaie, et embrocha la visière de son heaume à la roupte[665] d’une grosse branche de noyer. Ce nonobstant donna fièrement[666] des éperons à son cheval, lequel était chatouilleur à la pointe, en manière que le cheval bondit en avant, et le moine, voulant défaire sa visière du croc, lâche la bride, et de la main se pend aux branches, cependant que le cheval se dérobe dessous lui. Par ce moyen demeura le moine pendant au noyer, et criant à l’aide et au meurtre, protestant aussi de trahison.

Eudémon premier[667] l’aperçut, et appelant Gargantua : « Sire, venez et voyez Absalon pendu. » Gargantua venu considéra la contenance du moine et la forme dont il pendait, et dit à Eudémon : « Vous avez mal rencontré, le comparant à Absalon, car Absalon se pendit par les cheveux, mais le moine, ras de tête, s’est pendu par les oreilles.

— Aidez-moi, dit le moine, de par le diable ! N’est-il pas bien le temps de jaser ? Vous me semblez les prêcheurs décrétalistes qui disent que quiconque verra son prochain en danger de mort, il le doit, sur peine d’excommunication trisulce[668], plutôt admonester de soi confesser et mettre en état de grâce que de lui aider.

« Quand donc je les verrai tombés en la rivière et prêts d’être noyés, en lieu de les aller quérir et bailler la main, je leur ferai un beau et long sermon de contemptu mundi et fuga seculi, et lorsqu’ils seront raides morts, je les irai pêcher.

— Ne bouge, dit Gymnaste, mon mignon, je te vais quérir, car tu es gentil petit monachus :

Monachus in claustro
Non valet ova duo ;
Sed quando est extra,
Bene valet triginta.

« J’ai vu des pendus plus de cinq cents, mais je n’en vis onques qui eût meilleure grâce en pendillant, et si je l’avais aussi bonne, je voudrais ainsi pendre toute ma vie.

— Aurez-vous, dit le moine, tantôt assez prêché ? Aidez-moi de par Dieu, puisque de par l’Autre ne voulez. Par l’habit que je porte, vous en repentirez, tempore et loco prelibatis. »

Alors descendit Gymnaste de son cheval, et, montant au noyer, souleva le moine par les goussets[669] d’une main, et de l’autre défit sa visière du croc de l’arbre, et ainsi le laissa tomber en terre, et soi après. Descendu que fut, le moine se défit de tout son harnais[670], et jeta l’une pièce après l’autre parmi le champ, et reprenant son bâton de la croix, remonta sur son cheval, lequel Eudémon avait retenu à la fuite. Ainsi s’en vont joyeusement, tenants le chemin de la Saulsaie.


COMMENT L’ESCARMOUCHE DE PICROCHOLE FUT RENCONTRÉE PAR GARGANTUA ET COMMENT LE MOINE TUA LE CAPITAINE TIRAVANT, ET PUIS FUT PRISONNIER ENTRE LES ENNEMIS.

Picrochole, à la relation de ceux qui avaient évadé à la route[671] lorsque Tripet fut étripé, fut épris de grand courroux, oyant[672] que les diables avaient couru sur ses gens, et tint son conseil toute la nuit, auquel Hastiveau et Touquedillon conclurent que sa puissance était telle qu’il pourrait défaire tous les diables d’enfer, s’ils y venaient. Ce que Picrochole ne croyait du tout, aussi ne s’en défiait-il.

Pourtant envoya, sous la conduite du comte Tiravant, pour découvrir le pays, seize cents chevaliers, tous montés sur chevaux légers, en escarmouche, tous bien aspergés d’eau bénite, et chacun ayant pour leur signe une étole en écharpe, à toutes aventures, s’ils rencontraient les diables, que par vertu tant de cette eau Gringorienne[673] que des étoles, les fissent disparaître et évanouir. Coururent donc jusques près la Vauguyon et la Maladerie, mais onques ne trouvèrent personne à qui parler ; dont repassèrent par le dessus, et en la loge[674] et tugure[675] pastoral, près le Coudray, trouvèrent les cinq pèlerins, lesquels liés et baffoués[676] emmenèrent comme s’ils fussent espies[677], nonobstant les exclamations, adjurations et requêtes qu’ils fissent. Descendus de là vers Seuillé, furent entendus par Gargantua, lequel dit à ses gens : « Compagnons, il y a ici rencontre, et sont en nombre trop plus dix fois que nous : choquerons-nous sur eux ?

— Que diable, dit le moine, ferons-nous donc ? Estimez-vous les hommes par nombre, et non par vertu et hardiesse ? »

Puis s’écria : « Choquons, diables ! choquons. » Ce que entendants, les ennemis pensaient certainement que fussent vrais diables, dont commencèrent fuir à bride avalée[678], excepté Tiravant, lequel coucha sa lance en l’arrêt, et en férut[679] à toute outrance le moine au milieu de la poitrine, mais, rencontrant le froc horrifique, reboucha[680] par le fer, comme si frappiez d’une petite bougie contre une enclume. Adonc le moine, avec son bâton de croix, lui donna entre col et collet, sur l’os acromion[681], si rudement qu’il l’étonna[682], et fit perdre tout sens et mouvement, et tomba ès pieds du cheval.

Et voyant l’étole qu’il portait en écharpe, dit à Gargantua : « Ceux-ci ne sont que prêtres, ce n’est qu’un commencement de moine. Par saint Jean ! je suis moine parfait, je vous en tuerai comme de mouches. » Puis le grand galop courut après, tant qu’il attrapa les derniers et les abattait comme seigle, frappant à tort et à travers. Gymnaste interrogea sur l’heure Gargantua s’ils les devaient poursuivre. À quoi dit Gargantua : « Nullement, car selon vraie discipline militaire jamais ne faut mettre son ennemi en lieu de désespoir, parce que telle nécessité lui multiplie la force et accroît le courage, qui jà était déject et failli[683], et n’y a meilleur remède de salut à gens estommis[684] et recrus[685] que de n’espérer salut aucun. Quantes[686] victoires ont été tollues[687] des mains des vainqueurs par les vaincus, quand ils ne se sont contentés de raison, mais ont attempté[688] du tout mettre à internition[689] et détruire totalement leurs ennemis, sans en vouloir laisser un seul pour en porter les nouvelles ! Ouvrez toujours à vos ennemis toutes les portes et chemins, et plutôt leur faites un pont d’argent afin de les renvoyer.

— Voire, mais, dit Gymnaste, ils ont le moine.

— Ont-ils, dit Gargantua, le moine ? Sur mon honneur, que ce sera à leur dommage. Mais afin de survenir à tous hasards, ne nous retirons pas encore ; attendons ici en silence, car je pense jà assez connaître l’engin[690] de nos ennemis ; ils se guident par sort, non par conseil. »

Iceux ainsi attendants sous les noyers, cependant le moine poursuivait, choquant tous ceux qu’il rencontrait,

Sans de nulli [691]
Avoir merci.

jusqu’à ce qu’il rencontra un chevalier qui portait en croupe un des pauvres pèlerins. Et là, le voulant mettre à sac, s’écria le pèlerin : « Ha ! monsieur le priour[692], mon ami, monsieur le priour, sauvez-moi, je vous en prie. » Laquelle parole entendue, se retournèrent arrière les ennemis, et voyants que là n’était que le moine qui faisait cet esclandre, le chargèrent de coups comme on fait un âne de bois, mais de tout rien ne sentait, mêmement quand ils frappaient sur son froc, tant il avait la peau dure. Puis le baillèrent à garder à deux archers, et, tournants bride, ne virent personne contre eux, dont estimèrent que Gargantua était fui avec sa bande. Adonc coururent vers les Noirettes, tant raidement qu’ils purent, pour les rencontrer, et laissèrent là le moine seul avec deux archers de garde. Gargantua entendit le bruit et hennissement des chevaux, et dit à ses gens : « Compagnons, j’entends le trac[693] de nos ennemis, et jà aperçois aucuns d’iceux qui viennent contre nous à la foule. Serrons-nous ici et tenons le chemin en bon rang ; par ce moyen nous les pourrons recevoir à leur perte et à notre honneur. »


COMMENT LE MOINE SE DÉFIT DE SES GARDES, ET COMMENT L’ESCARMOUCHE DE PICROCHOLE FUT DÉFAITE.

Le moine, les voyant départir[694] en désordre, conjectura qu’ils allaient charger sur Gargantua et ses gens, et se contristait merveilleusement de ce qu’il ne les pouvait secourir. Puis avisa la contenance de ses deux archers de garde, lesquels eussent volontiers couru après la troupe pour y butiner quelque chose, et toujours regardaient vers la vallée en laquelle ils descendaient.

Davantage[695] syllogisait[696], disant : « Ces gens ici sont bien mal exercés en faits d’armes, car onques ne m’ont demandé ma foi, et ne m’ont ôté mon braquemart[697]. » Soudain après tira son dit braquemart et en férut[698] l’archer qui le tenait à dextre, lui coupant entièrement les veines jugulaires et artères sphagitides[699] du col, avec le gargaréon[700], jusques ès deux adènes[701], et, retirant le coup, lui entrouvrit la moelle spinale entre la seconde et tierce vertèbre ; là tomba l’archer tout mort. Et le moine, détournant son cheval à gauche, courut sur l’autre, lequel, voyant son compagnon mort et le moine avantagé sur soi, criait à haute voix : « Ha ! monsieur le priour, je me rends, monsieur le priour, mon bon ami, monsieur le priour ! » Et le moine criait de même : « Monsieur le postériour, mon ami, monsieur le postériour, vous aurez sur vos postères.

— Ha ! disait l’archer, monsieur le priour, mon mignon, monsieur le priour, que Dieu vous fasse abbé.

— Par l’habit, disait le moine, que je porte, je vous ferai ici cardinal. Rançonnez-vous les gens de religion ? Vous aurez un chapeau rouge à cette heure de ma main. »

Et l’archer criait : « Monsieur le priour, monsieur le priour, monsieur l’abbé futur, monsieur le cardinal, monsieur le tout ! Ha ! ha ! hés ! non, monsieur le priour, mon bon petit seigneur le priour, je me rends à vous.

— Et je te rends, dit le moine, à tous les diables ! »

Lors d’un coup lui trancha la tête, lui coupant le test[702] sur les os pétreux[703] et enlevant les deux os bregmatis[704] et la commissure sagittale[705], avec grande partie de l’os coronal, ce que faisant lui trancha les deux méninges, et ouvrit profondément les deux postérieurs ventricules du cerveau ; et demeura le crâne pendant sur les épaules à la peau du péricrane par derrière, en forme d’un bonnet doctoral, noir par dessus, rouge par dedans. Ainsi tomba raide mort en terre.

Ce fait, le moine donne des éperons à son cheval, et poursuit la voie que tenaient les ennemis, lesquels avaient rencontré Gargantua et ses compagnons au grand chemin, et tant étaient diminués au nombre pour l’énorme meurtre qu’y avait fait Gargantua avec son grand arbre, Gymnaste, Ponocrates, Eudémon et les autres, qu’ils commençaient soi retirer à diligence, tous effrayés et perturbés[706] de sens et entendement comme s’ils vissent la propre espèce et forme de mort devant leurs yeux. Et — comme vous voyez un âne, quand il a au cul un œstre[707] Junonique, ou une mouche qui le point[708], courir çà et là sans voie ni chemin, jetant sa charge par terre, rompant son frein et rênes, sans aucunement respirer ni prendre repos, et ne sait-on qui le meut, car l’on ne voit rien qui le touche, — ainsi fuyaient ces gens, de sens dépourvus, sans savoir cause de fuir, tant seulement les poursuit une terreur panique, laquelle avaient conçue en leurs âmes.

Voyant le moine que toute leur pensée n’était sinon à gagner au pied, descend de son cheval et monte sur une grosse roche qui était sur le chemin, et avec son grand braquemart[709] frappait sur ces fuyards à grand tour de bras, sans se faindre[710] ni épargner. Tant en tua et mit par terre que son braquemart rompit en deux pièces.

Adonc pensa en soi-même que c’était assez massacré et tué, et que le reste devait échapper pour en porter les nouvelles. Pourtant saisit en son poing une hache de ceux qui là gisaient morts, et se retourna de rechef sur la roche, passant temps à voir fuir les ennemis et culbuter entre les corps morts, excepté qu’à tous faisait laisser leurs piques, épées, lances et haquebutes[711], et ceux qui portaient les pèlerins liés, il les mettait à pied, et délivrait leurs chevaux aux dits pèlerins, les retenant avec soi l’orée[712] de la haie, et Touquedillon, lequel il retint prisonnier.


COMMENT LE MOINE AMENA LES PÈLERINS, ET LES BONNES PAROLES QUE LEUR DIT GRANDGOUSIER.

Cette escarmouche parachevée, se retira Gargantua avec ses gens, excepté le moine, et sur la pointe du jour se rendirent à Grandgousier, lequel en son lit priait Dieu pour leur salut et victoire, et les voyant tous saufs et entiers, les embrassa de bon amour, et demanda nouvelles du moine. Mais Gargantua lui répondit que sans doute leurs ennemis avaient le moine : « Ils auront, dit Grandgousier, donc male encontre[713], » ce qu’avait été bien vrai. Pourtant[714] encore est le proverbe en usage de bailler le moine à quelqu’un.

Adonc commanda qu’on apprêtât très bien à déjeuner pour les rafraîchir. Le tout apprêté, l’on appela Gargantua ; mais tant lui grevait[715] de ce que le moine ne comparait[716] aucunement qu’il ne voulait ni boire ni manger. Tout soudain le moine arrive, et, dès la porte de la basse-cour, s’écria : « Vin frais, vin frais, Gymnaste, mon ami ! » Gymnaste sortit, et vit que c’était frère Jean qui amenait cinq pèlerins et Touquedillon prisonnier. Dont Gargantua sortit au devant, et lui firent le meilleur recueil[717] que purent, et le menèrent devant Grandgousier, lequel l’interrogea de toute son aventure. Le moine lui disait tout, et comment on l’avait pris, et comment il s’était défait des archers, et la boucherie qu’il avait fait par le chemin, et comment il avait recouvert[718] les pèlerins et amené le capitaine Touquedillon.

Puis se mirent à banqueter joyeusement tous ensemble. Cependant Grandgousier interrogeait les pèlerins de quel pays ils étaient, dont ils venaient, et où ils allaient. Lasdaller pour tous répondit : « Seigneur, je suis de Saint-Genou en Berry, cetui-ci est de Paluau, cetui-ci d’Onzay, cetui-ci est d’Argy, et cetui-ci est de Villebrenin. Nous venons de Saint-Sébastien près de Nantes, et nous en retournons par nos petites journées.

— Voire, mais, dit Grandgousier, qu’alliez-vous faire à Saint-Sébastien ?

— Nous allions, dit Lasdaller, lui offrir nos votes[719] contre la peste.

— Ô ! dit Grandgousier, pauvres gens, estimez-vous que la peste vienne de saint Sébastien ?

— Oui vraiment, dit Lasdaller, nos prêcheurs nous l’affirment.

— Oui ? dit Grandgousier, les faux prophètes vous annoncent-ils tels abus ? Blasphèment-ils en cette façon les justes et saints de Dieu qu’ils les font semblables aux diables, qui ne font que mal entre les humains, comme Homère écrit que la peste fut mise en l’ost[720] des Grégeois par Apollo, et comme les poètes feignent un grand tas de Véjoves[721] et dieux malfaisants ? Ainsi prêchait à Sinais un cafard que saint Antoine mettait le feu ès jambes, saint Eutrope faisait les hydropiques, saint Gildas les fols, saint Genou les gouttes. Mais je le punis en tel exemple, quoiqu’il m’appelât hérétique, que depuis ce temps cafard quiconque n’est osé entrer en mes terres, et m’ébahis si votre roi les laisse prêcher par son royaume tels scandales, car plus sont à punir que ceux qui, par art magique ou autre engin[722], auraient mis la peste par le pays. La peste ne tue que le corps, mais tels imposteurs empoisonnent les âmes. »

Lui disant ces paroles, entra le moine tout délibéré, et leur demanda : « Dont êtes-vous, vous autres pauvres hères ?

— De Saint-Genou, dirent-ils.

— Et comment, dit le moine, se porte l’abbé Tranchelion, le bon buveur ? Et les moines, quelle chère font-ils ? Le corps Dieu ! ils biscotent vos femmes, cependant qu’êtes en romivage[723].

— Hin hen ! dit Lasdaller, je n’ai pas peur de la mienne, car qui la verra de jour ne se rompra jà le col pour l’aller visiter la nuit.

— C’est, dit le moine, bien rentré de piques. Elle pourrait être aussi laide que Proserpine, elle aura, par Dieu, la saccade, puisqu’il y a moines autour, car un bon ouvrier met indifférentement toutes pièces en œuvre. Que j’aie la vérole en cas que ne les trouviez engrossées à votre retour, car seulement l’ombre du clocher d’une abbaye est féconde.

— C’est, dit Gargantua, comme l’eau du Nil en Égypte, si vous croyez Strabo, et Pline, liv. VII, chap. iii. Avisez que c’est[724] de la miche, des habits et des corps. »

Lors dit Grandgousier : « Allez-vous-en, pauvres gens, au nom de Dieu le créateur, lequel vous soit en guide perpétuelle, et dorénavant ne soyez faciles à ces ocieux[725] et inutiles voyages. Entretenez vos familles, travaillez, chacun en sa vacation[726], instruez[727] vos enfants, et vivez comme vous enseigne le bon apôtre saint Paul. Ce faisants, vous aurez la garde de Dieu, des anges et des saints avec vous, et n’y aura peste ni mal qui vous porte nuisance. » Puis les mena Gargantua prendre leur réfection en la salle ; mais les pèlerins ne faisaient que soupirer, et dirent à Gargantua : « Ô que heureux est le pays qui a pour seigneur un tel homme ! Nous sommes plus édifiés et instruits en ces propos qu’il nous a tenus qu’en tous les sermons que jamais nous furent prêchés en notre ville.

— C’est, dit Gargantua, ce que dit Platon, liv. V de Rep., que lors les républiques seraient heureuses quand les rois philosopheraient ou les philosophes régneraient. » Puis leur fit emplir leurs besaces de vivres, leurs bouteilles de vin, et à chacun donna cheval pour soi soulager au reste du chemin, et quelques carolus pour vivre.


COMMENT GRANDGOUSIER TRAITA HUMAINEMENT TOUQUEDILLON PRISONNIER.

Touquedillon fut présenté à Grandgousier et interrogé par icelui sur l’entreprise et affaires de Picrochole, quelle fin il prétendait par ce tumultuaire vacarme. À quoi répondit que sa fin et sa destinée était de conquêter tout le pays, s’il pouvait, pour l’injure faite à ses fouaciers. « C’est, dit Grandgousier, trop entrepris : qui trop embrasse peu étreint. Le temps n’est plus d’ainsi conquêter les royaumes, avec dommage de son prochain frère christian. Cette imitation des anciens Hercules, Alexandres, Annibals, Spicions, Césars et autres tels, est contraire à la profession[728] de l’évangile, par lequel nous est commandé garder, sauver, régir et administrer chacun ses pays et terres, non hostilement envahir les autres, et ce que les Sarrasins et barbares jadis appelaient prouesses, maintenant nous appelons briganderies et méchancetés. Mieux eût-il fait soi contenir en sa maison, royalement la gouvernant, qu’insulter en la mienne, hostilement la pillant, car par bien la gouverner l’eût augmentée, par me piller sera détruit. Allez-vous-en, au nom de Dieu, suivez bonne entreprise, remontrez à votre roi les erreurs que connaîtrez, et jamais ne le conseillez ayant égard à votre profit particulier, car avec le commun[729] est aussi le propre perdu. Quant est de votre rançon, je vous la donne entièrement, et veux que vous soient rendues armes et cheval ; ainsi faut-il faire entre voisins et anciens amis, vu que cette notre différence[730] n’est point guerre proprement.

« Comme Platon, li. V, de Rep., voulait être non guerre nommée, ains[731] sédition, quand les Grecs mouvaient armes les uns contre les autres, ce que si par male[732] fortune advenait, il commande qu’on use de toute modestie. Si guerre la nommez, elle n’est que superficiaire[733], elle n’entre point au profond cabinet[734] de nos cœurs, car nul de nous n’est outragé en son honneur, et n’est question, en somme totale, que de rhabiller quelque faute commise par nos gens, j’entends et vôtres et nôtres, laquelle, encore que connussiez, vous deviez laisser couler outre, car les personnages querellants étaient plus à contemner[735] qu’à ramentevoir[736], mêmement leur satisfaisant selon le grief, comme je me suis offert. Dieu sera juste estimateur de notre différend, lequel je supplie plutôt par mort me tollir[737] de cette vie et mes biens dépérir devant mes yeux, que par moi ni les miens en rien soit offensé. »

Ces paroles achevées, appela le moine, et devant tous lui demanda : « Frère Jean, mon bon ami, êtes-vous qui avez pris le capitaine Touquedillon ici présent ?

— Sire, dit le moine, il est présent ; il a âge et discrétion[738] ; j’aime mieux que le sachez par sa confession que par ma parole. »

Adonc dit Touquedillon : « Seigneur, c’est lui véritablement qui m’a pris, et je me rends son prisonnier franchement.

— L’avez-vous, dit Grandgousier au moine, mis à rançon ?

— Non, dit le moine ; de cela je ne me soucie.

— Combien, dit Grandgousier, voudriez-vous de sa prise ?

— Rien, rien, dit le moine, cela ne me mène pas. »

Lors commanda Grandgousier que, présent Touquedillon, fussent comptés au moine soixante et deux mille saluts[739] pour celle prise, ce que fut fait, cependant qu’on fit la collation audit Touquedillon, auquel demanda Grandgousier s’il voulait demeurer avec lui ou si mieux aimait retourner à son roi. Touquedillon répondit qu’il tiendrait le parti lequel il lui conseillerait : « Donc, dit Grandgousier, retournez à votre roi, et Dieu soit avec vous ! »

Puis lui donna une belle épée de Vienne, avec le fourreau d’or fait à belles vignettes d’orfèverie, et un collier d’or pesant sept cents deux mille marcs, garni de fincs pierreries, à l’estimation de cent soixante mille ducats, et dix mille écus par présent honorable. Après ces propos, monta Touquedillon sur son cheval. Gargantua, pour sa sureté, lui bailla trente hommes d’armes et six vingts archers sous la conduite de Gymnaste, pour le mener jusques ès portes de la Roche-Clermaud si besoin était. Icelui départi[740], le moine rendit à Grandgousier les soixante et deux mille saluts qu’il avait reçu, disant : « Sire, ce n’est ores[741] que vous devez faire tels dons. Attendez la fin de cette guerre, car l’on ne sait quels affaires pourraient survenir, et guerre faite sans bonne provision d’argent n’a qu’un soupirail[742] de vigueur. Les nerfs des batailles sont les pécunes[743].

— Donc, dit Grandgousier, à la fin je vous contenterai par honnête récompense, et tous ceux qui m’auront bien servi. »


COMMENT GRANDGOUSIER MANDA QUÉRIR SES LÉGIONS, ET COMMENT TOUQUEDILLON TUA HASTIVEAU, PUIS FUT TUÉ PAR LE COMMANDEMENT DE PICROCHOLE.

En ces mêmes jours, ceux de Bessé, du Marché Vieux, du bourg Saint-Jacques, du Rainneau, de Parillé, de Rivière, des Roches-Saint-Paul, du Vaubreton, de Pautille, du Bréhemont, du Pont-de-Clam, de Cravant, de Grandmont, des Bourdes, de la Villaumère, de Huymes, de Ligré, de Ussé, de Saint-Louant, de Panzoust, des Couldreaulx, de Véron, de Coulaine, de Chosé, de Varennes, de Bourgueil, de l’Île-Bouchard, du Croulay, de Narsay, de Cande, de Montsoreau et autres lieux confins, envoyèrent devers Grandgousier ambassades pour lui dire qu’ils étaient avertis des torts que lui faisait Picrochole, et pour leur ancienne confédération, ils lui offraient tout leur pouvoir, tant de gens que d’argent et autres munitions de guerre.

L’argent de tous montait, par les pactes[744] qu’ils lui envoyaient, six vingt quatorze millions deux écus et demi d’or. Les gens étaient quinze mille hommes d’armes, trente et deux mille chevaux-légers, quatre vingt neuf mille arquebusiers, cent quarante mille aventuriers, onze mille deux cents canons, doubles canons, basilics et spiroles[745], pionniers quarante sept mille : le tout soudoyé[746] et avitaillé[747] pour six mois et quatre jours. Lequel offre Gargantua ne refusa ni accepta du tout. Mais grandement les remerciant, dit qu’il composerait[748] cette guerre par tel engin[749] que besoin ne serait tant empêcher[750] de gens de bien. Seulement envoya qui[751] amènerait en ordre les légions lesquelles entretenait ordinairement en ses places de la Devinière, de Chaviny, de Gravot et Quinquenais, montant en nombre deux mille cinq cents hommes d’armes, soixante et six mille hommes de pied, vingt et six mille arquebusiers, deux cents grosses pièces d’artillerie, vingt et deux mille pionniers, et six mille chevaux-légers, tous par bandes, tant bien assorties de leurs trésoriers, de vivandiers, de maréchaux, d’armuriers et autres gens nécessaires au trac[752] de bataille, tant bien instruits en art militaire, tant bien armés, tant bien reconnaissants et suivants leurs enseignes, tant soudains à entendre et obéir à leurs capitaines, tant expédiés[753] à courir, tant forts à choquer[754], tant prudents à l’aventure, que mieux ressemblaient une harmonie d’orgues et concordance d’horloge qu’une armée ou gendarmerie.

Touquedillon, arrivé, se présenta à Picrochole et lui conta au long ce qu’il avait fait et vu. À la fin conseillait, par fortes paroles, qu’on fit appointement[755] avec Grandgousier, lequel il avait éprouvé le plus homme de bien du monde, ajoutant que ce n’était ni preu[756] ni raison molester ainsi ses voisins, desquels jamais n’avaient eu que tout bien, et, au regard du principal, que jamais ne sortiraient de cette entreprise qu’à leur grand dommage et malheur, car la puissance de Picrochole n’était telle qu’aisément ne les pût Grandgousier mettre à sac. Il n’eut achevé cette parole que Hastiveau dit tout haut :

« Bien malheureux est le prince qui est de tels gens servi, qui tant facilement sont corrompus, comme je connais Touquedillon, car je vois son courage tant changé que volontiers se fût adjoint à nos ennemis pour contre nous batailler et nous trahir, s’ils l’eussent voulu retenir. Mais comme vertu est de tous, tant amis qu’ennemis, louée et estimée, aussi méchanceté est tôt connue et suspecte, et posé[757] que d’icelle les ennemis se servent à leur profit, si ont-ils toujours les méchants et traîtres en abomination. »

À ces paroles, Touquedillon, impatient, tira son épée et en transperça Hastiveau un peu au-dessus de la mamelle gauche, dont mourut incontinent, et, tirant son coup du corps, dit franchement :

« Ainsi périsse qui féaux serviteurs blâmera. »

Picrochole soudain entra en fureur, et, voyant l’épée et fourreau tant diapré, dit :

— « T’avait-on donné ce bâton[758] pour, en ma présence, tuer malignement mon tant bon ami Hastiveau ? »

Lors commanda à ses archers qu’ils le missent en pièces, ce que fut fait sur l’heure, tant cruellement que la chambre était toute pavée de sang. Puis fit honorablement inhumer le corps de Hastiveau, et celui de Touquedillon jeter par sus les murailles en la vallée.

Les nouvelles de ces outrages furent sues par toute l’armée, dont plusieurs commencèrent à murmurer contre Picrochole, tant que Grippeminault lui dit :

« Seigneur, je ne sais quelle issue sera de cette entreprise. Je vois vos gens peu confermés[759] en leurs courages. Ils considèrent que nous sommes ici mal pourvus de vivres, et jà beaucoup diminués en nombre par deux ou trois issues[760]. Davantage[761], il vient grand renfort de gens à vos ennemis. Si nous sommes assiégés une fois, je ne vois point comment ce ne soit à notre ruine totale.

— Bren, bren[762]! dit Picrochole, vous semblez les anguilles de Melun vous criez avant qu’on vous écorche. Laissez-les seulement venir. »


COMMENT GARGANTUA ASSAILLIT PICROCHOLE DEDANS LA ROCHE-CLERMAUD ET DEFIT L’ARMÉE DUDIT PICROCHOLE.

Gargantua eut la charge totale de l’armée. Son père demeura en son fort, et leur donnant courage par bonnes paroles, promit grand dons à ceux qui feraient quelques prouesses. Puis gagnèrent le gué de Vède, et par bateaux et ponts légèrement faits, passèrent outre d’une traite. Puis, considérant l’assiette de la ville, qui était en lieu haut et avantageux, délibéra celle nuit sur ce qu’était de faire. Mais Gymnaste lui dit :

« Seigneur, telle est la nature et complexion des Français qu’ils ne valent qu’à la première pointe. Lors ils sont pires que diables. Mais s’ils séjournent, ils sont moins que femmes. Je suis d’avis qu’à l’heure présente, après que vos gens auront quelque peu respiré et repu, fassiez donner l’assaut. »

L’avis fut trouvé bon. Adonc produit toute son armée en plein camp[763], mettant les subsides[764] du côté de la montée. Le moine prit avec lui six enseignes de gens de pied, et deux cents hommes d’armes, et, en grande diligence, traversa les marais et gagna au-dessus le Puy jusques au grand chemin de Loudun.

Cependant l’assaut continuait : les gens de Picrochole ne savaient si le meilleur était sortir hors et les recevoir, ou bien garder la ville sans bouger. Mais furieusement sortit[765] avec quelque bande d’hommes d’armes de sa maison, et là fut reçu et festoyé à grands coups de canon qui grêlaient devers les coteaux, dont les gargantuistes se retirèrent au val, pour mieux donner lieu à l’artillerie. Ceux de la ville défendaient le mieux que pouvaient, mais les traits passaient outre par dessus, sans nul férir[766]. Aucuns de la bande, sauvés de l’artillerie, donnèrent fièrement[767] sur nos gens, mais peu profitèrent, car tous furent reçus entre les ordres[768] et là rués[769] par terre. Ce que voyants, se voulaient retirer, mais cependant le moine avait occupé le passage, par quoi se mirent en fuite sans ordre ni maintien. Aucuns voulaient leur donner la chasse, mais le moine les retint, craignant que, suivants les fuyants, perdissent leurs rangs et que, sur ce point, ceux de la ville chargeassent sur eux. Puis, attendant quelque espace et nul ne comparant[770] à l’encontre, envoya le duc Phrontiste pour admonester Gargantua à ce qu’il avançât pour gagner le coteau à la gauche, pour empêcher la retraite de Picrochole par cette porte. Ce que fit Gargantua en toute diligence, et y envoya quatre légions de la compagnie de Sébaste ; mais si tôt ne purent gagner le haut qu’ils ne rencontrassent en barbe[771] Picrochole, et ceux qui avec lui s’étaient épars[772].

Lors chargèrent sus raidement, toutefois grandement furent endommagés par ceux qui étaient sur les murs, en coups de trait et artillerie. Quoi voyant Gargantua, en grande puissance alla les secourir, et commença son artillerie à heurter sur ce quartier de murailles, tant que toute la force de la ville y fut révoquée[773]. Le moine voyant celui côté, lequel il tenait assiégé, dénué de gens et gardes, magnaniment tira vers le fort, et tant fit qu’il monta sus[774], lui et aucuns de ses gens, pensant que plus de crainte et de frayeur donnent ceux qui surviennent à un conflit que ceux qui lors à leur force combattent. Toutefois ne fit onques effroi[775] jusques à ce que tous les siens eussent gagné la muraille, excepté les deux cents hommes d’armes qu’il laissa hors pour les hasards.

Puis s’écria horriblement, et les siens ensemble, et sans résistance tuèrent les gardes d’icelle porte, et l’ouvrirent ès hommes d’armes, et en toute fierté[776] coururent ensemble vers la porte de l’orient où était le désarroi, et par derrière renversèrent toute leur force.

Voyants les assiégés de tous côtés, et les gargantuistes avoir gagné la ville, se rendirent au moine à merci. Le moine leur fit rendre les bâtons[777] et armes, et tous retirer et resserrer par[778] les églises, saisissant tous les bâtons des croix, et commettant gens ès portes pour les garder d’issir[779]. Puis, ouvrant celle porte orientale, sortit au secours de Gargantua. Mais Picrochole pensait que le secours lui venait de la ville, et par outrecuidance se hasarda plus que devant, jusques à ce que Gargantua s’écria :

« Frère Jean, mon ami, frère Jean, en bon heur[780] soyez venu ! »

Adonc connaissant Picrochole et ses gens que tout était désespéré, prirent la fuite en tous endroits. Gargantua les poursuivit jusque près Vaugaudry, tuant et massacrant, puis sonna la retraite.


COMMENT PICROCHOLE FUYANT FUT SURPRIS DE MALES[781] FORTUNES, ET CE QUE FIT GARGANTUA APRÈS LA BATAILLE.

Picrochole, ainsi désespéré, s’enfuit vers l’Île-Bouchard, et au chemin de Rivière son cheval broncha par terre, à quoi tant fut indigné que de son épée le tua en sa chole[782]. Puis ne trouvant personne qui le remontât, voulut prendre un âne du moulin qui là auprès était ; mais les meuniers le meurtrirent tout de coups, et le détroussèrent de ses habillements, et lui baillèrent pour soi couvrir une méchante séquenie[783]. Ainsi s’en alla le pauvre colérique ; puis passant l’eau au Port-Huault, et racontant ses males fortunes[784], fut avisé par une vieille lourpidon[785] que son royaume lui serait rendu à la venue des coquecigrues ; depuis ne sait-on qu’il est devenu. Toutefois l’on m’a dit qu’il est de présent pauvre gagne-denier à Lyon, colère comme devant, et toujours se guémente[786] à tous étrangers de la venue des coquecigrues, espérant certainement, selon la prophétie de la vieille, être à leur venue réintégré en son royaume.

Après leur retraite, Gargantua premièrement recensa les gens, et trouva que peu d’iceux étaient péris en la bataille, savoir est quelques gens de pied de la bande du capitaine Tolmère, et Ponocrates, qui avait un coup d’arquebuse en son pourpoint. Puis les fit rafraichir chacun par sa bande, et commanda ès trésoriers que ce repas leur fût défrayé et payé, et que l’on ne fit outrage quelconque en la ville, vu qu’elle était sienne, et après leur repas, ils comparussent en la place devant le château, et là seraient payés pour six mois. Ce que fut fait : puis fit convenir[787] devant soi en ladite place tous ceux qui là restaient de la part[788] de Picrochole, esquels, présents tous ses princes et capitaines, parla comme s’ensuit.


LA CONCION[789] QUE FIT GARGANTUA ÈS VAINCUS.

« Nos pères, aïeux et ancêtres de toute mémoire ont été de ce sens et cette nature que, des batailles par eux consommées, ont pour signe mémorial des triomphes et victoires plus volontiers érigé trophées et monuments ès cœurs des vaincus, par grâce, que ès terres par eux conquêtées, par architecture, car plus estimaient la vive souvenance des humains acquise par libéralité que la mute[790] inscription des arcs, colonnes et pyramides sujette ès calamités de l’air et envie d’un chacun.

« Souvenir assez vous peut de la mansuétude dont ils usèrent envers les Bretons, à la journée de Saint-Aubin-du-Cormier et à la démolition de Parthenay. Vous avez entendu, et entendant admirez le bon traitement qu’ils firent ès barbares de Spagnola[791] qui avaient pillé, dépopulé[792] et saccagé les fins[793] maritimes d’Olonne et Talmondais. Tout ce ciel a été rempli des louanges et gratulations que vous-mêmes et vos pères fites lorsque Alpharbal, roi de Canarre, non assouvi de ses fortunes, envahit furieusement le pays d’Aunis, exerçant la piratique[794] en toutes les îles Armoriques et régions confines. Il fut, en juste bataille navale, pris et vaincu de mon père, auquel Dieu soit garde et protecteur. Mais quoi ? Au cas que les autres rois et empereurs, voire qui se font nommer catholiques, l’eussent misérablement traité, durement emprisonné, et rançonné extrêmement, il le traita courtoisement, amiablement, le logea avec soi en son palais et, par incroyable débonnaireté, le renvoya en sauf-conduit, chargé de dons, chargé de grâces, chargé de toutes offices d’amitié.

« Qu’en est-il avenu ? Lui retourné en ses terres, fit assembler tous les princes et états de son royaume, leur exposa l’humanité qu’il avait en nous connue, et les pria sur ce délibérer, en façon que le monde y cût exemple, comme avait jà en nous de gracieuseté honnête, aussi en eux de honnêteté gracieuse. Là fut décrété, par consentement unanime, que l’on offrirait entièrement leurs terres, domaines et royaume, à en faire selon notre arbitre.

« Alpharbal, en propre personne, soudain retourna avec neuf mille trente et huit grandes naufs onéraires[795], menant non seulement les trésors de sa maison et lignée royale, mais presque de tout le pays, car soi embarquant pour faire voile au vent vesten[796] nord est, chacun à la foule jetait dedans icelles or, argent, bagues, joyaux, épiceries, drogues et odeurs aromatiques, papegais[797], pélicans, guenons, civettes, genettes, porc-épics. Point n’était fils de bonne mère réputé qui dedans ne jetât ce qu’avait de singulier.

« Arrivé que fut, voulait baiser les pieds de mon dit père : le fait fut estimé indigne et ne fut toléré, ains[798] fut embrassé socialement ; offrit ses présents : ils ne furent reçus, par trop être excessifs ; se donna mancipe[799] et serf volontaire, soi et sa postérité : ce ne fut accepté, par ne sembler équitable ; céda, par le décret des états, ses terres et royaume, offrant la transaction et transport signé, scellé et ratifié de tous ceux qui faire le devaient : ce fut totalement refusé et les contrats jetés au feu. La fin fut que mon dit père commença lamenter de pitié et pleurer copieusement, considérant le franc vouloir et simplicité des Canarriens, et par mots exquis et sentences congrues, diminuait le bon tour[800] qu’il leur avait fait, disant ne leur avoir fait bien qui fût à l’estimation d’un bouton, et, si rien d’honnêteté leur avait montré, il était tenu de ce faire. Mais tant plus l’augmentait Alpharbal.

« Quelle fut l’issue ? En lieu que, pour sa rançon, prise à toute extrémité, eussions pu tyranniquement exiger vingt fois cent mille écus, et retenir pour otagers[801] ses enfants ainés, ils se sont faits tributaires perpétuels, et obligés nous bailler par chacun an deux millions d’or affiné à vingt-quatre carats. Ils nous furent l’année première ici payés ; la seconde, de franc vouloir, en payèrent xxiij cents mille écus ; la tierce, xxvj cents mille ; la quarte, trois millions, et tant toujours croissant de leur bon gré que serons contraints leur inhiber de rien plus nous apporter. C’est la nature de gratuité, car le temps, qui toute chose ronge et diminue, augmente et accroît les bienfaits, parce qu’un bon tour, libéralement fait à homme de raison, croît continuement par noble pensée et remembrance. Ne voulant donc aucunement dégénérer de la débonnaireté héréditaire de mes parents, maintenant je vous absous et délivre, et vous rends francs et libères[802] comme par avant.

« D’abondant[803], serez à l’issue des portes payés chacun pour trois mois, pour vous pouvoir retirer en vos maisons et familles, et vous conduiront en saulveté[804] six cents hommes d’armes et huit mille hommes de pied sous la conduite de mon écuyer Alexandre, afin que par les paysans ne soyez outragés. Dieu soit avec vous. Je regrette de tout mon cœur que n’est ici Picrochole, car je lui eusse donné à entendre que, sans mon vouloir, sans espoir d’accroître ni mon bien ni mon nom, était faite cette guerre. Mais puisqu’il est éperdu[805] et ne sait-on où ni comment est évanoui, je veux que son royaume demeure entier à son fils, lequel par ce qu’est par trop bas d’âge (car il n’a encore cinq ans accomplis) sera gouverné et instruit par les anciens princes et gens savants du royaume. Et par autant[806] qu’un royaume ainsi désolé serait facilement ruiné si on ne réfrénait la convoitise et avarice des administrateurs d’icelui, j’ordonne et veux que Ponocrates soit sur tous ses gouverneurs entendant[807], avec autorité à ce requise, et assidu avec l’enfant jusques à ce qu’il le connaîtra idoine[808] de pouvoir par soi régir et régner.

« Je considère que facilité trop énervée et dissolue de pardonner ès malfaisants leur est occasion de plus légèrement derechef mal faire, par cette pernicieuse confiance de grâce. Je considère que Moise, le plus doux homme qui de son temps fût sur la terre, aigrement[809] punissait les mutins et séditieux on[810] peuple d’Israel. Je considère que Jules César, empereur tant débonnaire que de lui dit Cicéron que sa fortune rien plus souverain n’avait sinon qu’il pouvait, et sa vertu meilleur n’avait sinon qu’il voulait toujours sauver et pardonner à un chacun, icelui toutefois, ce nonobstant, en certains endroits punit rigoureusement les auteurs de rébellion.

« À ces exemples, je veux que me livrez avant le départir[811], premièrement ce beau Marquet, qui a été source et cause première de cette guerre par sa vaine outrecuidance ; secondement, ses compagnons fouaciers, qui furent négligents de corriger sa tête folle sur l’instant ; et finalement tous les conseillers, capitaines, officiers et domestiques de Picrochole, lesquels l’auraient incité, loué, ou conseillé de sortir[812] ses limites pour ainsi nous inquiéter. »


COMMENT LES VICTEURS[813] GARGANTUISTES FURENT RÉCOMPENSÉS APRÈS LA BATAILLE.

Cette concion[814] faite par Gargantua, furent livrés les séditieux par lui requis, exceptés Spadassin, Merdaille et Menuail, lesquels étaient fuis six heures devant la bataille, l’un jusques au col de Laignel, d’une traite, l’autre jusques au val de Vire, l’autre jusques à Logroine[815], sans derrière soi regarder ni prendre haleine par chemin, et deux fouaciers, lesquels périrent en la journée. Autre mal ne leur fit Gargantua, sinon qu’il les ordonna pour tirer les presses à son imprimerie, laquelle il avait nouvellement instituée.

Puis ceux qui là étaient morts, il fit honorablement inhumer en la vallée des Noirettes et au camp de Brûlevieille. Les navrés[816] il fit panser et traiter en son grand nosocome[817]. Après, avisa ès dommages faits en la ville et habitants, et les fit rembourser de tous leurs intérêts, à leur confession et serment, et y fit bâtir un fort château, y commettant gens et guet, pour à l’avenir mieux soi défendre contre les soudaines émeutes. Au départir[818], remercia gracieusement tous les soudards de ses légions, qui avaient été à cette défaite, et les renvoya hiverner en leurs stations et garnisons, exceptés aucuns de la légion décumane[819] lesquels il avait vu en la journée faire quelques prouesses, et les capitaines des bandes, lesquels il amena avec soi devers Grandgousier.

À la vue et venue d’iceux, le bon homme fut tant joyeux que possible ne serait le décrire. Adonc leur fit un festin le plus magnifique, le plus abondant, et le plus délicieux que fût vu depuis le temps du roi Assuère. À l’issue de table, il distribua à chacun d’iceux tout le parement[820] de son buffet, qui était au poids de dix huit cents mille quatorze besants d’or, en grands vases d’antique, grands pots, grands bassins, grands tasses, coupes, potets, candélabres, calathes[821], nacelles, violiers[822], drageoirs et autre telle vaisselle toute d’or massif, outre la pierrerie, émail et ouvrage, qui par estime de tous excédait en prix la matière d’iceux. Plus, leur fit compter de ses coffres à chacun douze cents mille écus comptants, et d’abondant[823] à chacun d’iceux donna à perpétuité (excepté s’ils mouraient sans hoirs) ses châteaux et terres voisines, selon que plus leur étaient commodes. À Ponocrates donna la Roche-Clermaud ; à Gymnaste, le Coudray ; à Eudémon, Montpensier ; le Rivau, à Tolmère ; à Ithybole, Montsoreau ; à Acamas, Cande ; Varennes à Chironacte ; Gravot à Sébaste ; Quinquenais à Alexandre ; Ligré à Sophrone, et ainsi de ses autres places.


COMMENT GARGANTUA FIT BÂTIR POUR LE MOINE L’ABBAYE DE THÉLÈME.

Restait seulement le moine à pourvoir, lequel Gargantua voulait faire abbé de Seuillé, mais il le refusa. Il lui voulut donner l’abbaye de Bourgueil ou de Saint-Florent, laquelle mieux lui duirait[824], ou toutes deux, s’il les prenait à gré. Mais le moine lui fit réponse péremptoire que de moines il ne voulait charge ni gouvernement : « Car comment, disait-il, pourrai-je gouverner autrui, qui moi-même gouverner ne saurais ? S’il vous semble que je vous aie fait, et que puisse à l’avenir faire service agréable, octroyez-moi de fonder une abbaye à mon devis[825]. » La demande plut à Gargantua, et offrit tout son pays de Thélème, jouxte la rivière de Loire, à deux lieues de la grande forêt du Port-Huault, et requit à Gargantua qu’il instituât sa religion[826] au contraire de toutes autres.

« Premièrement donc, dit Gargantua, il n’y faudra jà bâtir murailles au circuit, car toutes autres abbayes sont fièrement[827] murées.

— Voire, dit le moine, et non sans cause : où mur y a, et devant, et derrière, y a force murmure, envie, et conspiration mutue[828]… »

Davantage[829], vu que en certains couvents de ce monde est en usance que si femme aucune y entre (j’entends des prudes et pudiques), on nettoie la place par laquelle elles ont passé, fut ordonné que si religieux ou religieuses y entrait par cas fortuit, on nettoierait curieusement[830] tous les lieux par lesquels auraient passé, et parce que ès religions de ce monde tout compassé, limité et réglé par heures, fut décrété que là ne serait horloge, ni cadran aucun. Mais, selon les occasions et opportunités, seraient toutes les œuvres dispensées : « Car, disait Gargantua, la plus vraie perte du temps qu’il sût était de compter les heures. Quel bien en vient-il ? et la plus grande rêverie[831] du monde était soi gouverner au son d’une cloche, et non au dicté[832] de bon sens et entendement. »

Item, parce qu’en icelui temps on ne mettait en religion des femmes, sinon celles qu’étaient borgnes, boiteuses, bossues, laides, défaites, folles, insensées, maléficiées[833] et tarées, ni les hommes, sinon catarrés[834], mal nés, niais et empêche[835] de maison…

« À propos, dit le moine, une femme qui n’est ni belle ni bonne, à quoi vaut toile[836] ?

— À mettre en religion, dit Gargantua.

— Voire, dit le moine, et à faire des chemises. »

— … fut ordonné que là ne seraient reçues, sinon les belles, bien formées et bien naturées[837], et les beaux, bien formés et bien naturés.

Item, parce que ès couvents des femmes n’entraient les hommes, sinon à l’emblée[838] et clandestinement, fut décrété que jà ne seraient là les femmes au cas que n’y fussent les hommes, ni les hommes en cas qui n’y fussent les femmes.

Item, parce que tant hommes que femmes, une fois reçues en religion, après l’an de probation, étaient forcés et astreints y demeurer perpétuellement leur vie durante, fut établi que tant hommes que femmes là reçus sortiraient quand bon leur semblerait, franchement et entièrement.

Item, parce que ordinairement les religieux faisaient trois vœux, savoir est de chasteté, pauvreté et obédience, fut constitué que là honorablement on pût être marié, que chacun fût riche et vécût en liberté. Au regard de l’âge légitime, les femmes y étaient reçues depuis dix jusques à quinze ans, les hommes, depuis douze jusques à dix et huit.


COMMENT FUT BÂTIE ET DOTÉE L’ABBAYE DES THÉLÉMITES.

Pour le bâtiment et assortiment[839] de l’abbaye, Gargantua fit livrer de comptant vingt et sept cents mille huit cents trente et un moutons à la grand’laine[840], et par chacun an, jusques à ce que le tout fût parfait, assigna sur la recette de la Dive seize cents soixante et neuf mille écus au soleil, et autant à l’étoile poussinière[841]. Pour la fondation et entretènement[842] d’icelle, donna à perpétuité vingt trois cents soixante neuf mille cinq cents quatorze nobles à la rose[843] de rente foncière, indemnés[844], amortis et solvables par chacun an à la porte de l’abbaye, et de ce, leur passa belles lettres.

Le bâtiment fut en figure hexagone, en telle façon qu’à chacun angle était bâtie une grosse tour ronde, à la capacité de soixante pas en diamètre, et étaient toutes pareilles en grosseur et portrait[845]. La rivière de Loire découlait sur l’aspect de septentrion. Au pied d’icelle était une des tours assise, nommée Artice. En tirant vers l’orient était une autre nommée Calaer. L’autre en suivant, Anatole ; l’autre après, Mésembrine ; l’autre après, Hespérie ; la dernière, Crière. Entre chacune tour était espace de trois cents douze pas. Le tout bâti à six étages, comprenant les caves sous terre pour un. Le second était voûté à la forme d’une anse de panier, le reste était embrunché[846] de gui[847] de Flandres à forme de culs-de-lampes. Le dessus couvert d’ardoise fine, avec l’endossure[848] de plomb, à figures de petits mannequins et animaux bien assortis et dorés, avec les gouttières qui issaient[849] hors la muraille entre les croisées, peintes en figure diagonale d’or et azur jusques en terre, où finissaient en grands échenaux[850], qui tous conduisaient en la rivière par-dessous le logis.

Ledit bâtiment était cent fois plus magnifique que n’est Bonivet, ni Chambourg[851], ni Chantilly ; car en icelui étaient neuf mille trois cents trente et deux chambres, chacune garnie d’arrière-chambre, cabinet, garde-robe, chapelle, et issue en une grande salle. Entre chacune tour, au milieu dudit corps de logis, était une vis[852] brisée dedans icelui même corps, de laquelle les marches étaient part[853] de porphyre, part de pierre numidique, part de marbre serpentin, longues de xxij pieds ; l’épaisseur était de trois doigts, l’assiette par nombre de douze entre chacun repos. En chacun repos étaient deux beaux arceaux d’antique, par lesquels était reçue la clarté, et par iceux on entrait en un cabinet fait à claire voie, de largeur de la dite vis, et montait jusques au-dessus la couverture, et là finissait en pavillon. Par icelle vis on entrait de chacun côté en une grande salle, et des salles ès chambres.

Depuis la tour Artice jusques à Crière étaient les belles grandes librairies[854] en grec, latin, hébreu, français, toscan et espagnol, disparties[855] par les divers étages selon iceux langages. Au milieu était une merveilleuse vis, de laquelle l’entrée était par le dehors du logis en un arceau large de six toises. Icelle était faite en telle symétrie et capacité que six hommes d’armes, la lance sur la cuisse, pouvaient de front ensemble monter jusques au dessus de tout le bâtiment.

Depuis la tour Anatole jusques à Mésembrine étaient belles grandes galeries, toutes peintes des antiques prouesses, histoires et descriptions de la terre. Au milieu était une pareille montée et porte, comme avons dit, du côté de la rivière. Sur icelle porte était écrit en grosses lettres antiques ce que s’en suit :

Ci n’entrez pas, hypocrites, bigots,
Vieux matagots[856] marmiteux boursouflés,
Torcous[857], badauds, plus que n’étaient les Goths,
Ni Ostrogoths, précurseurs des magots ;
Hères, cagots, cafards empantouflés[858],
Gueux mitouflés[859], frapparts écorniflés[860].
Beffés[861], enflés, fagoteurs de tabus[862],
Tirez[863] ailleurs pour vendre vos abus…


COMMENT ÉTAIT LE MANOIR DES THÉLÉMITES.

Au milieu de la basse-cour était une fontaine magnifique, de bel albâtre ; au dessus, les trois Grâces, avec cornes d’abondance, et jetaient l’eau par les mamelles, bouche, oreilles, yeux et autres ouvertures du corps. Le dedans du logis sur ladite basse-cour était sur gros piliers de cassidoine[864] et porphyre, à beaux arcs d’antique, au dedans desquels étaient belles galeries longues et amples, ornées de peintures et cornes de cerfs, licornes, rhinocéros, hippopotames, dents d’éléphants, et autres choses spectables[865]. Le logis des dames comprenait depuis la tour Artice jusques à la porte Mésembrine. Les hommes occupaient le reste. Devant ledit logis des dames, afin qu’elles eussent l’ébattement, entre les deux premières tours, au dehors, étaient les lices, l’hippodrome, le théâtre et natatoires[866], avec les bains mirifiques à triple solier[867], bien garnis de tous assortiments et foison d’eau de myrrhe.

Jouxte la rivière était le beau jardin de plaisance ; au milieu d’icelui, le beau labyrinthe. Entre les deux autres tours étaient les jeux de paume et de grosse balle. Du côté de la tour Crière était le verger, plein de tous arbres fruitiers, toutes ordonnées en ordre quinconce. Au bout était le grand parc, foisonnant en toute sauvagine[868]. Entre les tierces tours étaient les buttes pour l’arquebuse, l’arc et l’arbalète. Les offices, hors la tour Hespérie, à simple étage. L’écurie au-delà des offices. La fauconnerie au-devant d’icelles, gouvernée par asturciers[869] bien experts en l’art, et était annuellement fournie par les Candiens, Vénitiens et Sarmates, de toutes sortes d’oiseaux paragons[870], aigles, gerfauts, autours, sacres, laniers, faucons, éperviers, émerillons et autres, tant bien faits et domestiqués que, partants du château pour s’ébattre ès champs, prenaient tout ce que rencontraient. La vénerie était un peu plus loin, tirant vers le parc.

Toutes les salles, chambres et cabinets, étaient tapissés en diverses sortes, selon les saisons de l’année. Tout le pavé était couvert de drap vert. Les lits étaient de broderie. En chacune arrière-chambre était un miroir de cristallin[871], enchâssé en or fin, au tour garni de perles, et était de telle grandeur qu’il pouvait véritablement représenter toute la personne. À l’issue des salles du logis des dames, étaient les parfumeurs et testonneurs[872], par les mains desquels passaient les hommes quand ils visitaient les dames. Iceux fournissaient par chacun matin les chambres des dames d’eau rose, d’eau de naphe[873] et d’eau d’ange, et à chacune la précieuse cassolette vaporante de toutes drogues aromatiques.


COMMENT ÉTAIENT RÉGLÉS LES THÉLÉMITES À LEUR MANIÈRE DE VIVRE.

Toute leur vie était employée, non par lois, statuts ou règles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les parforçait[874] ni à boire, ni à manger, ni à faire chose autre quelconques. Ainsi l’avait établi Gargantua. En leur règle n’était que cette clause :

fais ce que voudras,

parce que gens libères[875], bien nés, bien instruits, conversants en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux et retire de vice, lequel ils nommaient honneur. Iceux, quand par vile subjection et contrainte sont déprimés et asservis, détournent la noble affection par laquelle à vertu franchement tendaient, à déposer et enfreindre ce joug de servitude, car nous entreprenons toujours choses défendues et convoitons ce que nous est dénié.

Par cette liberté, entrèrent en louable émulation de faire tous ce qu’à un seul voyaient plaire. Si quelqu’un ou quelqu’une disait Buvons, tous buvaient. Si disait : « Jouons, » tous jouaient. Si disait : « Allons à l’ébat ès champs, tous y allaient. Si c’était pour voler[876] ou chasser, les dames, montées sur belles haquenées, avec leur palefroi gorrier[877], sur le poing mignonnement engantelé portaient chacune ou un épervier, ou un laneret, ou un émerillon ; les hommes portaient les autres oiseaux.

Tant noblement étaient appris, qu’il n’était entre eux celui ni celle qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments harmonieux, parler de cinq à six langages, et en iceux composer, tant en carme[878] qu’en oraison solue[879]. Jamais ne furent vus chevaliers tant preux, tant galants, tant dextres[880] à pied et à cheval, plus verts, mieux remuants, mieux maniants tous bâtons[881], que là étaient. Jamais ne furent vues dames tant propres, tant mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l’aiguille, à tout acte mulièbre[882] honnête et libre, que là étaient. Par cette raison quand le temps venu était que aucun d’icelle abbaye, ou à la requête de ses parents, ou pour autre cause, voulût issir[883] hors, avec soi il emmenait une des dames, celle laquelle l’aurait pris pour son dévot, et étaient ensemble mariés, et si bien avaient vécu à Thélème en dévotion et amitié, encore mieux la continuaient-ils en mariage, d’autant s’entr’aimaient-ils à la fin de leurs jours comme le premier de leurs noces…



titre de l’édition de françois juste, à lyon (1534).

LIVRE DEUXIÈME
Pantagruel, roi des Dipsodes, restitué à
son naturel, avec ses faits et prouesses
épouvantables, composés par feu M. Alcofribas,
abstracteur de quinte essence.

DE LA NATIVITÉ DU TRÈS REDOUTÉ PANTAGRUEL.


Gargantua, en son âge de quatre cents quatre-vingts quarante et quatre ans, engendra son fils Pantagruel de sa femme nommée Badebec, fille du roi des Amaurotes, en Utopie, laquelle mourut du mal d’enfant, car il était si merveilleusement grand et si lourd qu’il ne put venir à lumière sans ainsi suffoquer sa mère. Mais pour entendre pleinement la cause et raison de son nom, qui lui fut baillé en baptême, vous noterez qu’en icelle année fut sécheresse tant grande en tout le pays d’Afrique que passèrent xxxvj mois, trois semaines, quatre jours, treize heures et quelque peu davantage sans pluie, avec chaleur de soleil si véhémente que toute la terre en était aride.

Et ne fut au temps d’Hélie plus échauffée que pour lors, car il n’était arbre sur terre qui eût ni feuille ni fleur. Les herbes étaient sans verdure, les rivières taries, les fontaines à sec, les pauvres poissons délaissés de leurs propres éléments, vaguants et criants par la terre horriblement, les oiseaux tombants de l’air par faute de rosée, les loups, les renards, cerfs, sangliers, daims, lièvres, connils[884], belettes, fouines, blaireaux et autres bêtes, l’on trouvait par les champs mortes, la gueule bée.

Au regard des hommes, c’était la grande pitié. Vous les eussiez vus tirants la langue comme lévriers qui ont couru six heures. Plusieurs se jetaient dedans les puits : autres se mettaient au ventre d’une vache pour être à l’ombre, et les appelle Homère Alibantes.

Toute la contrée était à l’ancre. C’était pitoyable cas de voir le travail des humains pour se garantir de cette horrifique altération, car il avait prou[885] affaire de sauver l’eau bénite par les églises, à ce que ne fût déconfite ; mais l’on y donna tel ordre, par le conseil de messieurs les cardinaux et du saint Père, que nul n’en osait prendre qu’une venue. Encore, quand quelqu’un entrait en l’église, vous en eussiez vu à[886] vingtaines de pauvres altérés qui venaient au derrière de celui qui la distribuait à quelqu’un, la gueule ouverte pour en avoir quelque gouttelette, comme le mauvais riche, afin que rien ne se perdit. Ô que bienheureux fut en icelle année celui qui eut cave fraîche et bien garnie !

Le philosophe raconte, en mouvant la question par quoi c’est que l’eau de la mer est salée, qu’au temps que Phébus bailla le gouvernement de son chariot lucifique[887] à son fils Phaéton, ledit Phaéton, mal appris en l’art et ne sachant ensuivre la ligne écliptique[888] entre les deux tropiques de la sphère du soleil, varia de son chemin, et tant approcha de terre qu’il mit à sec toutes les contrées subjacentes, brûlant une grande partie du ciel que les philosophes appellent via lactea, et les lifrelofres[889] nomment le chemin saint Jacques, combien que les plus huppés poètes disent être la part où tomba le lait de Junon, lorsqu’elle allaita Hercule. Adonc la terre fut tant échauffée qu’il lui vint une sueur énorme, dont elle sua toute la mer, qui par ce est salée, car toute sueur est salée, ce que vous direz être vrai, si vous voulez tâter[890] de la vôtre propre, ou bien de celle des vérolés quand on les fait suer, ce m’est tout un.

Quasi pareil cas arriva en cette dite année, car un jour de vendredi, que tout le monde s’était mis en dévotion, et faisait une belle procession, avec force litanies et beaux préchants[891], suppliants à Dieu omnipotent les vouloir regarder de son œil de clémence en tel déconfort, visiblement furent vues de terre sortir grosses gouttes d’eau, comme quand quelque personne sue copieusement, et le pauvre peuple commença à s’éjouir comme si c’eût été chose à eux profitable, car les aucuns disaient que d’humeur il n’y en avait goutte en l’air dont on espérât avoir pluie, et que la terre suppléait au défaut. Les autres gens savants disaient que c’était pluie des antipodes, comme Sénèque narre au quart livre Questionum naturalium, parlant de l’origine et source du Nil. Mais ils y furent trompés, car, la procession finie, alors que chacun voulait recueillir de cette rosée et en boire à plein godet, trouvèrent que ce n’était que saumure, pire et plus salée que n’était l’eau de la mer.

Et parce qu’en ce propre jour naquit Pantagruel, son père lui imposa tel nom, car Panta, en grec, vaut autant à dire comme tout, et Gruel en langue agarène[892], vaut autant comme altéré, voulant inférer qu’à l’heure de sa nativité le monde était tout altéré, et voyant, en esprit de prophétie, qu’il serait quelque jour dominateur des altérés. Ce que lui fut montré à celle heure même par autre signe plus évident, car, alors que sa mère Badebec l’enfantait, et que les sages-femmes attendaient pour le recevoir, issirent[893] premier de son ventre soixante et huit tregeniers[894], chacun tirant par le licol un mulet tout chargé de sel, après lesquels sortirent neuf dromadaires chargés de jambons et langues de bœuf fumées, sept chameaux chargés d’anguillettes, puis vingt-cinq charretées de poireaux, d’aulx, d’oignons et de cibots[895], ce qui épouvanta bien lesdites sages-femmes. Mais les aucunes d’entre elles disaient : « Voici bonne provision ; aussi bien ne buvions-nous que lâchement, non en lancement[896]. Ceci n’est que bon signe : ce sont aiguillons de vin. » Et comme elles caquetaient de ces menus propos entre elles, voici sorti Pantagruel, tout velu comme un ours, dont dit une d’elles en esprit prophétique : « Il est né à tout le poil, il fera choses merveilleuses, et s’il vit, il aura de l’âge. »


DU DEUIL QUE MENA GARGANTUA DE LA MORT DE SA FEMME BADEBEC.

Quand Pantagruel fut né, qui fut bien ébahi et perplexe ? Ce fut Gargantua son père, car, voyant d’un côté sa femme Badebec morte, et de l’autre son fils Pantagruel né, tant beau et tant grand, ne savait que dire ni que faire, et le doute qui troublait son entendement était à savoir s’il devait pleurer pour le deuil de sa femme, ou rire pour la joie de son fils. D’un côté et d’autre, il avait arguments sophistiques qui le suffoquaient, car il les faisait très bien in modo et figura, mais il ne les pouvait souldre[897], et par ce moyen, demeurait empêtré comme la souris empeigée[898], ou un milan pris au lacet.

« Pleurerai-je ? disait-il. Oui, car pourquoi ? Ma tant bonne femme est morte, qui était la plus ceci, la plus cela qui fût au monde. Jamais je ne la verrai, jamais je n’en recouvrerai une telle : ce m’est une perte inestimable. Ô mon Dieu ! que t’avais-je fait pour ainsi me punir ? Que n’envoyas-tu la mort à moi premier qu’à elle ? car vivre sans elle ne m’est que languir. Ha ! Badebec, ma mignonne, m’amie, mon petit con (toutefois elle en avait bien trois arpents et deux sexterées)[899], ma tendrette, ma braguette, ma savate, ma pantoufle, jamais je ne te verrai. Ha ! pauvre Pantagruel, tu as perdu ta bonne mère, ta douce nourrice, ta dame très aimée. Ha ! fausse[900] mort, tant tu m’es malévole, tant tu m’es outrageuse, de me tollir[901] celle à laquelle immortalité appartenait de droit. »

Et, ce disant, pleurait comme une vache, mais tout soudain riait comme un veau, quand Pantagruel lui venait en mémoire. « Ho ! mon petit fils, disait-il, mon couillon, mon peton, que tu es joli ! et tant je suis tenu à Dieu de ce qu’il m’a donné un si beau fils, tant joyeux, tant riant, tant joli. Ho, ho, ho, ho ! que je suis aise ! buvons. Ho ! laissons toute mélancolie ; apporte du meilleur, rince les verres, boute[902] la nappe, chasse ces chiens, souffle ce feu, allume la chandelle, ferme cette porte, taille ces soupes, envoie ces pauvres, baille-leur ce qu’ils demandent, tiens ma robe que je me mette en pourpoint pour mieux festoyer les commères. »

Ce disant, ouït la litanie et les mémentos des prêtres qui portaient sa femme en terre, dont laissa son bon propos et tout soudain fut ravi ailleurs, disant : « Seigneur Dieu, faut-il que je me contriste encore ? Cela me fâche, je ne suis plus jeune, je deviens vieux, le temps est dangereux, je pourrai prendre quelque fièvre : me voilà affolé. Foi de gentilhomme, il vaut mieux pleurer moins et boire davantage. Ma femme est morte, et bien, par Dieu (da jurandi), je ne la ressusciterai pas par mes pleurs. Elle est bien ; elle est en paradis pour le moins, si mieux n’est. Elle prie Dieu pour nous ; elle est bien heureuse ; elle ne se soucie plus de nos misères et calamités. Autant nous en pend à l’œil. Dieu gard’ le demeurant ! Il me faut penser d’en trouver une autre.

« Mais voici ce que vous ferez, dit-il aux sages-femmes (où sont-elles ? Bonnes gens, je ne vous peux voir). Allez à l’enterrement d’elle, et cependant je bercerai ici mon fils, car je me sens bien fort altéré et serais en danger de tomber malade. Mais buvez quelque bon trait devant, car vous vous en trouverez bien, et m’en croyez sur mon honneur. » À quoi obtempérants, allèrent à l’enterrement et funérailles, et le pauvre Gargantua demeura à l’hôtel, et cependant fit l’épitaphe pour être engravé[903] en la manière que s’ensuit :

Elle en mourut, la noble Badebec,
Du mal d’enfant, que[904] tant me semblait nice[905] :
Car elle avait visage de rebec,
Corps d’Espagnole, et ventre de Suisse.
Priez à Dieu qu’à elle soit propice,
Lui pardonnant, s’en rien outrepassa[906].
Ci-gît son corps, lequel vécut sans vice,
Et mourut l’an et jour que trépassa.


village et château de la roche-clermault
Sur cette vue de 1699, on découvre le Moulin du Pont, sur la petite rivière que Rabelais appelle la Vède, et, à côté du château du xviie siècle, les ruines de l'ancien manoir qui existait au temps de la guerre Picrocholine.

DE L’ENFANCE DE PANTAGRUEL.

Je trouve par les anciens historiographes et poètes, que plusieurs sont nés en ce monde en façons bien étranges, qui seraient trop longues à raconter : lisez le vij livre de Pline, si avez loisir. Mais vous n’en ouïtes jamais d’une si merveilleuse comme fut celle de Pantagruel, car c’était chose difficile à croire comment il crût en corps et en force en peu de temps. Et n’était rien Hercules, qui étant au berceau tua les deux serpents, car lesdits serpents étaient bien petits et fragiles, mais Pantagruel, étant encore au berceau, fit cas bien épouvantables. Je laisse ici à dire comment, à chacun de ses repas, il humait[907] le lait de quatre mille six cents vaches, et comment, pour lui faire un poêlon à cuire sa bouillie, furent occupés tous les poêliers de Saumur en Anjou, de Villedieu en Normandie, de Bramont en Lorraine, et lui baillait-on ladite bouillie en un grand timbre[908] qui est encore de présent à Bourges, près du palais. Mais les dents lui étaient déjà tant crues et fortifiées qu’il en rompit dudit timbre un grand morceau, comme très bien apparaît.

Certains jours, vers le matin, qu’on le voulait faire téter une de ses vaches (car de nourrices il n’en eut jamais autrement, comme dit l’histoire), il se défit des liens qui le tenaient au berceau un des bras, et vous prend ladite vache par-dessous le jarret, et lui mangea les deux tétins et la moitié du ventre, avec le foie et les rognons, et l’eût toute dévorée n’eût été qu’elle criait horriblement, comme si les loups la tenaient aux jambes, auquel cri le monde arriva, et ôtèrent ladite vache à Pantagruel. Mais ils ne surent si bien faire que le jarret ne lui en demeurât comme il le tenait, et le mangeait très bien, comme vous feriez d’une saucisse, et quand on lui voulut ôter l’os, il l’avala bientôt, comme un cormoran ferait d’un petit poisson, et après commença à dire : « Bon, bon, bon, » car il ne savait encore bien parler, voulant donner à entendre qu’il l’avait trouvé fort bon, et qu’il n’en fallait plus qu’autant. Ce que voyants, ceux qui le servaient le lièrent à gros câbles, comme sont ceux que l’on fait à Tain pour le voyage du sel à Lyon, ou comme sont ceux de la grand nauf[909] Françoise qui est au port de Grâce en Normandie.

Mais quelquefois[910] qu’un grand ours que nourrissait son père échappa, et lui venait lécher le visage (car les nourrices ne lui avaient bien à point torché les babines), il se défit des dits câbles aussi facilement comme Samson d’entre les Philistins, et vous prit monsieur de l’ours et le mit en pièces comme un poulet, et vous en fit une bonne gorge chaude pour ce repas. Par quoi, craignant Gargantua qu’il se gâtât, fit faire quatre grosses chaînes de fer pour le lier, et fit faire des arcs-boutants à son berceau bien affûtés[911]. Et de ces chaînes en avez une à La Rochelle, que l’on lève au soir entre les deux grosses tours du havre ; l’autre est à Lyon, l’autre à Angers, et la quarte fut emportée des diables pour lier Lucifer, qui se déchaînait en ce temps-là, à cause d’une colique qui le tourmentait extraordinairement, pour avoir mangé l’âme d’un sergent en fricassée à son déjeuner. Dont pouvez bien croire ce que dit Nicolas de Lyra sur le passage du psautier où il est écrit : Et Og regem Basan, que le dit Og, étant encore petit, était tant fort et robuste qu’il le fallait lier de chaînes de fer en son berceau. Et ainsi demeura coi et pacifique, car il ne pouvait rompre tant facilement lesdites chaînes, mêmement qu’il n’avait pas espace au berceau de donner la secousse des bras.

Mais voici qu’arriva un jour d’une grande fête que son père Gargantua faisait un beau banquet à tous les princes de sa cour. Je crois bien que tous les officiers de sa cour étaient tant occupés au service du festin que l’on ne se souciait du pauvre Pantagruel, et demeurait ainsi a reculorum. Que fit-il ? Qu’il fit, mes bonnes gens, écoutez. Il essaya de rompre les chaînes du berceau avec les bras, mais il ne put, car elles étaient trop fortes. Adonc il trépigna tant des pieds qu’il rompit le bout de son berceau, qui toutefois était d’une grosse poste[912] de sept empans en carré, et ainsi qu’il eut mis les pieds dehors. il s’avala[913] le mieux qu’il put, en sorte qu’il touchait les pieds en terre. Et alors, avec grande puissance, se leva, emportant son berceau sur l’échiné ainsi lié, comme une tortue qui monte contre une muraille, et à le voir semblait que ce fût une grande caraque de cinq cents tonneaux qui fût debout.

En ce point, entra en la salle où l’on banquetait, et hardiment qu’il épouvanta bien l’assistance ; mais par autant qu’il[914] avait les bras liés dedans, il ne pouvait rien prendre à manger, mais en grande peine s’inclinait pour prendre à tout[915] la langue quelque lippée. Quoi voyant, son père entendit bien que l’on l’avait laissé sans lui bailler à repaître, et commanda qu’il fût délié desdites chaînes par le conseil des princes et seigneurs assistants, ensemble aussi que les médecins de Gargantua disaient que, si l’on le tenait ainsi au berceau, qu’il serait toute sa vie sujet à la gravelle. Lorsqu’il fut déchaîné, l’on le fit asseoir et reput fort bien, et mit son dit berceau en plus de cinq cents mille pièces d’un coup de poing qu’il frappa au milieu par dépit, avec protestation de jamais n’y retourner.


DES FAITS DU NOBLE PANTAGRUEL EN SON JEUNE ÂGE.

Ainsi croissait Pantagruel de jour en jour et profitait à vue d’œil, dont son père s’éjouissait par affection naturelle, et lui fit faire, comme il était petit, une arbalète pour s’ébattre après les oisillons qu’on appelle de présent la grande arbalète de Chantelle.

Puis l’envoya à l’école pour apprendre et passer son jeune âge. De fait vint à Poitiers pour étudier, et y profita beaucoup. Auquel lieu, voyant que les écoliers étaient aucunes fois de loisir et ne savaient à quoi passer temps, en eut compassion, et un jour prit, d’un grand rocher qu’on nomme Passelourdin, une grosse roche, ayant environ de douze toises en carré et d’épaisseur quatorze pans[916], et la mit sur quatre piliers au milieu d’un champ, bien à son aise, afin que lesdits écoliers, quand ils ne sauraient autre chose faire, passassent temps à monter sur ladite pierre, et là banqueter à force flacons, jambons et pâtés, et écrire leurs noms dessus avec un couteau, et, de présent, l’appelle-t-on la Pierre levée. Et en mémoire de ce, n’est aujourd’hui passé aucun en la matricule de ladite université de Poitiers, sinon qu’il ait bu en la fontaine caballine de Croutelles, passé à Passelourdin, et monté sur la Pierre levée.

En après, lisant les belles chroniques de ses ancêtres, trouva que Geoffroy de Lusignan, dit Geoffroy à la grand’dent, grand-père du beau cousin de la sœur aînée de la tante du gendre de l’oncle de la bru de sa belle-mère, était enterré à Maillezais, dont prit un jour campos pour le visiter comme homme de bien. Et, partant de Poitiers avec aucuns de ses compagnons, passèrent par Ligugé, visitant le noble Ardillon, abbé, par Lusignan, par Sansay, par Celles, par Coulonges, par Fontenay-le-Comte, saluant le docte Tiraqueau, et de là arrivèrent à Maillezais, où visita le sépulcre dudit Geoffroy à la grand’dent, dont eut quelque peu de frayeur, voyant sa portraiture, car il y est en image comme d’un homme furieux, tirant à demi son grand malchus[917] de la gaine. Et demandait la cause de ce. Les chanoines dudit lieu lui dirent que n’était autre cause sinon que pictoribus atque poetis, etc., c’est-à-dire que les peintres et poètes ont liberté de peindre à leur plaisir ce qu’ils veulent. Mais il ne se contenta pas de leur réponse et dit : « Il n’est ainsi peint sans cause, et me doute qu’à sa mort on lui a fait quelque tort, duquel il demande vengeance à ses parents. Je m’en enquêterai plus à plein[918], et en ferai ce que de raison. »

Puis retourna non à Poitiers, mais voulut visiter les autres universités de France. Dont, passant à la Rochelle, se mit sur mer et vint à Bordeaux, auquel lieu ne trouva grand exercice, sinon des gabarriers jouants aux luettes[919] sur la grève. De là vint à Toulouse, où apprit fort bien à danser, et à jouer de l’épée à deux mains, comme est l’usance des écoliers de ladite université ; mais il n’y demeura guère quand il vit qu’ils faisaient brûler leurs régents tout vifs comme harengs saurets, disant : « Jà Dieu ne plaise qu’ainsi je meure, car je suis de ma nature assez altéré sans me chauffer davantage. »

Puis vint à Montpellier, où il trouva fort bons vins de Mirevaulx et joyeuse compagnie, et se cuida[920] mettre à étudier en médecine, mais il considéra que l’état était fâcheux par trop et mélancolique, et que les médecins sentaient les clystères comme vieux diables. Pourtant voulait étudier en lois ; mais, voyant que là n’étaient que trois teigneux et un pelé de légistes audit lieu, s’en partit[921]. Et au chemin fit le pont du Gard et l’amphithéâtre de Nîmes en moins de trois heures, qui toutefois semble œuvre plus divin qu’humain, et vint en Avignon, où il ne fut trois jours qu’il ne devînt amoureux, car les femmes y jouent volontiers du serre-croupière, parce que c’est terre papale.

Ce que voyant, son pédagogue, nommé Épistémon, l’en tira, et le mena à Valence au Dauphiné ; mais il vit qu’il n’y avait grand exercice, et que les maroufles de la ville battaient les écoliers, dont eut dépit. Et un beau dimanche que tout le monde dansait publiquement, un écolier se voulut mettre en danse, ce que ne permirent lesdits maroufles. Quoi voyant, Pantagruel leur bailla à tous la chasse jusques au bord du Rhône, et les voulait faire tous noyer ; mais ils se mussèrent[922] contre terre comme taupes, bien demi lieue sous le Rhône : le pertuis encore y apparaît. Après il s’en partit, et à trois pas et un saut vint à Angers, où il se trouvait fort bien, et y eût demeuré quelque espace, n’eût été que la peste les en chassa.

Ainsi vint à Bourges, où étudia bien longtemps, et profita beaucoup en la faculté des lois, et disait aucunes fois que les livres des lois lui semblaient une belle robe d’or, triomphante et précieuse à merveille, qui fût brodée de merde : « Car, disait-il, au monde n’y a livres tant beaux, tant ornés, tant élégants, comme sont les textes des Pandectes, mais la brodure d’iceux, c’est à savoir la glose d’Accurse, est tant sale, tant infâme et punaise, que ce n’est qu’ordure et vilenie. »

Partant de Bourges, vint à Orléans, et là trouva force rustres d’écoliers qui lui firent grand’chère à sa venue, et en peu de temps apprit avec eux à jouer à la paume, si bien qu’il en était maître, car les étudiants dudit lieu en font bel exercice, et le menaient aucunes fois ès îles pour s’ébattre au jeu du poussavant. Et au regard de se rompre fort la tête à étudier, il ne le faisait mie, de peur que la vue lui diminuât, mêmement qu’un quidam des régents disait souvent en ses lectures qu’il n’y a chose tant contraire à la vue comme est la maladie des yeux. Et quelque jour que l’on passa licencié en lois quelqu’un des écoliers de sa connaissance, qui de science n’en avait guère plus que sa portée, mais en récompense savait fort bien danser et jouer à la paume, il fit le blason et devise des licenciés en ladite université disant :

Un éteuf[923] en la braguette,
En la main une raquette,
Une loi en la cornette,
Une basse danse au talon :
Vous voilà passé coquillon.


COMMENT PANTAGRUEL RENCONTRA UN LIMOUSIN QUI CONTREFAISAIT LE LANGAGE FRANÇAIS.

Quelque jour, je ne sais quand, Pantagruel se pormenait[924] après souper avec ses compagnons par la porte dont l’on va à Paris. Là rencontra un écolier tout joliet qui venait par icelui chemin, et après qu’ils se furent salués, lui demanda :

« Mon ami, dont viens-tu à cette heure ? »

L’écolier lui répondit :

« De l’alme[925], inclyte et célèbre académie que l’on vocite Lutèce.

— Qu’est-ce à dire ? dit Pantagruel à un de ses gens.

— C’est, répondit-il, de Paris.

— Tu viens donc de Paris, dit-il. Et à quoi passez-vous le temps, vous autres messieurs étudiants audit Paris ? »

Répondit l’écolier :

« Nous transfrétons la Séquane[926] au dilucule et crépuscule ; nous déambulons par les compites et quadriviers de l’urbe ; nous despumons la verbocination latiale, et comme vérisimiles amorabonds, captons la bénévolence de l’omnijuge, omniforme et omnigène sexe féminin. Certaines diécules, nous invisons les lupanars de Champgaillard, de Matcon, de cul de sac de Bourbon, de Glatigny, de Huslieu, et en extase vénéréique, inculquons nos vérètres ès pénitissimes recesses des pudendes de ces mérétricules amicabilissimes. Puis cauponisons ès tabernes méritoires de la Pomme de pin, du Castel, de la Madeleine et de la Mule, belles spatules vervécines, perforaminées de pétrosil ; et si, par forte fortune, y a rarité ou pénurie de pécune en nos marsupies, et soient exhaustes de métal ferruginé, pour l’écot nous dimittons nos codices et vestes opignerées, prestolants les tabellaires à venir des pénates et lares patriotiques. »

À quoi Pantagruel dit :

« Que diable de langage est ceci ? Par Dieu, tu es quelque hérétique.

— Seignor, non, dit l’écolier, car libentissiment dès ce qu’il illucesce quelque minutule lèche du jour, je démigre en quelqu’un de ces tant bien architectés moustiers, et là, m’irrorant de belle eau lustrale, grignotte d’un transon de quelque missique précation de nos sacrificules, et, submirmillant mes précules horaires, élue et absterge mon anime de ses inquinaments nocturnes. Je révère les olympicoles. Je vénère latrialement le supernel astripotent. Je dilige et rédame mes proximes. Je serve les prescrits décalogiques, et selon la facultatule de mes vires, n’en discède le late unguicule. Bien est vériforme qu’à cause que Mammone ne supergurgite goutte en mes locules, je suis quelque peu rare et ient à superéroger les élémosynes à ces égènes quéritants leur stipe hostiatement.

— Et bren, bren[927], dit Pantagruel, qu’est-ce que veut dire ce fol ? Je crois qu’il nous forge ici quelque langage diabolique et qu’il nous charme comme enchanteur. »

À quoi dit un de ses gens :

« Seigneur, sans doute ce galant veut contrefaire la langue des Parisiens ; mais il ne fait qu’écorcher le latin et cuide[928] ainsi pindariser, et lui semble bien qu’il est quelque grand orateur en français parce qu’il dédaigne l’usance commun de parler. »

À quoi dit Pantagruel :

« Est-il vrai ? »

L’écolier répondit :

« Seignor missaire, mon génie n’est point apte nate à ce que dit ce flagitiose nébulon, pour excorier la cuticule de notre vernacule gallique ; mais viceversement je gnave opère et par vèle et rames je m’énite de le locupleter de la redondance latinicome.

— Par Dieu, dit Pantagruel, je vous apprendrai à parler. Mais devant, réponds-moi, dont es-tu ? »

À quoi dit l’écolier :

« L’origine primève de mes aves et ataves fut indigène des régions Lémoviques, où requiesce le corpore de l’agiotade saint Martial.

— J’entends bien, dit Pantagruel, tu es Limousin, pour tout potage, et tu veux ici contrefaire le Parisien. Or viens çà, que je te donne un tour de pigne[929]. »

Lors le prit à la gorge, lui disant :

« Tu écorches le latin ; par saint Jean, je te ferai écorcher le renard[930], car je t’écorcherai tout vif. »

Lors commença le pauvre Limousin à dire :

« Vée dicou ! gentilâtre, ho ! saint Marsault, adiouda mi ; hau, hau, laissas à quau, au nom de Dious, et ne me touquas grou[931]. »

À quoi dit Pantagruel :

« À cette heure parles-tu naturellement. »

Et ainsi le laissa, car le pauvre Limousin conchiait toutes ses chausses, qui étaient faites à queue de merlus et non à plein fond, dont dit Pantagruel : « Saint Alipentin, quelle civette ! Au diable soit le mâcherable[932] tant il pue ! » et le laissa. Mais ce lui fut un tel remords toute sa vie, et tant fut altéré, qu’il disait souvent que Pantagruel le tenait à la gorge, et après quelques années, mourut de la mort Roland[933], ce faisant la vengeance divine et nous démontrant ce que dit le Philosophe et Aulu-Gelle, qu’il nous convient parler selon le langage usité, et, comme disait Octavian Auguste, qu’il faut éviter les mots épaves en pareille diligence que les patrons de navires évitent les rochers de mer.


COMMENT PANTAGRUEL VINT À PARIS…

Après que Pantagruel eut fort bien étudié en Orléans, il délibéra visiter la grande université de Paris ; mais, devant que partir, fut averti qu’une grosse et énorme cloche était à Saint-Aignan dudit Orléans, en terre, passés deux cents quatorze ans, car elle était tant grosse que, par engin aucun, ne la pouvait-on mettre seulement hors terre, combien que l’on y eût appliqué tous les moyens que mettent Vitruvius, de Architectura, Albertus de Re edificatoria, Euclides, Théon, Archimèdes et Héron, de Ingeniis, car tout n’y servit de rien. Dont volontiers incliné à l’humble requête des citoyens et habitants de ladite ville, délibéra la porter au clocher à ce destiné. De fait, vint au lieu où elle était, et la leva de terre avec le petit doigt, aussi facilement que feriez une sonnette d’épervier, et devant que la porter au clocher, Pantagruel en voulut donner une aubade par la ville et la faire sonner par toutes les rues, en la portant en sa main, dont tout le monde se réjouit fort ; mais il en advint un inconvénient bien grand, car, la portant ainsi et la faisant sonner par les rues, tout le bon vin d’Orléans poussa et se gâta. De quoi le monde ne s’avisa que la nuit ensuivant[934], car un chacun se sentit tant altéré d’avoir bu de ces vins poussés, qu’ils ne faisaient que cracher aussi blanc comme coton de Malte, disants : « Nous avons du Pantagruel et avons les gorges salées. »

Ce fait, vint à Paris avec ses gens, et à son entrée, tout le monde sortit hors pour le voir, comme vous savez bien que le peuple de Paris maillotinier[935] est sot par nature, par bécarre et par bémol, et le regardaient en grand ébahissement et non sans grande peur qu’il n’emportât le Palais ailleurs, en quelque pays a remotis, comme son père avait emporté les campanes[936] de Notre-Dame pour attacher au col de sa jument. Et après quelque espace de temps qu’il y eut demeuré et fort bien étudié en tous les sept arts libéraux, il disait que c’était une bonne ville pour vivre, mais non pour mourir, car les guenaux[937] de Saint-Innocent se chauffaient le cul des ossements des morts.


COMMENT PANTAGRUEL, ÉTANT À PARIS, REÇUT LETTRES DE SON PÈRE GARGANTUA, ET LA COPIE D’ICELLES.

Pantagruel étudiait fort bien, comme assez entendez, et profitait de même, car il avait l’entendement à double rebras[938], et capacité de mémoire à la mesure de douze oires et bottes d’olif[939]. Et comme il était ainsi là demeurant, reçut un jour lettres de son père en la manière qui s’ensuit :

« Très cher fils, entre les dons, grâces et prérogatives desquelles le souverain plasmateur[940] Dieu tout puissant a endouairé[941] et orné l’humaine nature à son commencement, celle me semble singulière et excellente par laquelle elle peut, en état mortel, acquérir espèce d’immortalité, et, en décours[942] de vie transitoire, perpétuer son nom et sa semence, ce qu’est fait par lignée issue de nous en mariage légitime. Dont nous est aucunement instauré[943] ce qui nous fut tollu[944] par le péché de nos premiers parents, esquels fut dit que, parce qu’ils n’avaient été obéissants au commandement de Dieu le créateur, ils mourraient, et, par mort, serait réduite à néant cette tant magnifique plasmature[945] en laquelle avait été l’homme créé.

« Mais, par ce moyen de propagation séminale, demeure ès enfants ce qu’était de perdu ès parents, et ès neveux ce que dépérissait ès enfants, et ainsi successivement jusques à l’heure du jugement final, quand Jésus-Christ aura rendu à Dieu le Père son royaume pacifique, hors tout danger et contamination de péché, car alors cesseront toutes générations et corruptions, et seront les éléments hors de leurs transmutations continues, vu que la paix tant désirée sera consumée[946] et parfaite, et que toutes choses seront réduites[947] à leur fin et période.

« Non donc sans juste et équitable cause je rends grâces à Dieu, mon conservateur, de ce qu’il m’a donné pouvoir voir mon antiquité chenue refleurir en ta jeunesse, car quand, par le plaisir de lui, qui tout régit et modère, mon âme laissera cette habitation humaine, je ne me réputerai totalement mourir, ains[948] passer d’un lieu en autre, attendu que, en toi et par toi, je demeure en mon image visible en ce monde, vivant, voyant et conversant entre gens d’honneur et mes amis, comme je soulais[949]. Laquelle mienne conversation a été, moyennant l’aide et grâce divine, non sans péché, je le confesse (car nous péchons tous et continuellement requérons à Dieu qu’il efface nos péchés), mais sans reproche.

« Par quoi, ainsi comme en toi demeure l’image de mon corps, si pareillement ne reluisaient les mœurs de l’âme, l’on ne te jugerait être garde et trésor de l’immortalité de notre nom, et le plaisir que prendrais ce voyant serait petit, considérant que la moindre partie de moi, qui est le corps, demeurerait, et la meilleure, qui est l’âme, et par laquelle demeure notre nom en bénédiction entre les hommes, serait dégénérante et abâtardie. Ce que je ne dis par défiance que j’aie de ta vertu, laquelle m’a été jà par ci-devant éprouvée, mais pour plus fort t’encourager à profiter de bien en mieux.

« Et ce que présentement t’écris n’est tant afin qu’en ce train vertueux tu vives, que d’ainsi vivre et avoir vécu tu te réjouisses et te rafraîchisses en courage pareil pour l’avenir. À laquelle entreprise parfaire et consommer, il te peut assez souvenir comment je n’ai rien épargné, mais ainsi y ai-je secouru[950] comme si je n’eusse autre trésor en ce monde que de te voir une fois en ma vie absolu et parfait tant en vertu, honnêteté et prudhommie, comme en tout savoir libéral et honnête, et tel te laisser après ma mort comme un miroir représentant la personne de moi ton père, et sinon tant excellent et tel de fait comme je te souhaite, certes bien tel en désir.

« Mais, encore que mon feu père, de bonne mémoire, Grandgousier, eût adonné[951] tout son étude à ce que je profitasse en toute perfection et savoir politique et que mon labeur et étude correspondît très bien, voire encore outrepassât son désir, toutefois, comme tu peux bien entendre, le temps n’était tant idoine ni commode ès lettres comme est de présent, et n’avais copie[952] de tels précepteurs comme tu as eu. Le temps était encore ténébreux et sentant l’infélicité et calamité des Goths qui avaient mis à destruction toute bonne littérature. Mais, par la bonté divine, la lumière et dignité a été de mon âge rendue ès lettres, et y vois tel amendement que de présent à difficulté serais-je reçu en la première classe des petits grimauds, qui, en mon âge viril étais (non à tort) réputé le plus savant dudit siècle.

« Ce que je ne dis par jactance vaine, encore que je le puisse louablement faire en t’écrivant, comme tu as l’autorité de Marc Tulle en son livre de Vieillesse, et la sentence de Plutarque au livre intitulé Comment on se peut louer sans envie, mais pour te donner affection de plus haut tendre.

« Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées[953] : grecque, sans laquelle c’est honte qu’une personne se dise savant ; hébraïque, chaldaïque, latine. Les impressions tant élégantes et correctes en usance[954] qui ont été inventées de mon âge par inspiration divine, comme, à contre-fil, l’artillerie par suggestion diabolique. Tout le monde est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de librairies[955] très amples, qu’il m’est avis que ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de Papinien, n’était telle commodité d’étude qu’on y voit maintenant, et ne se faudra plus dorénavant trouver en place ni en compagnie, qui ne sera bien expoli[956] en l’officine de Minerve. Je vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers, les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prêcheurs de mon temps.

« Que dirai-je ? Les femmes et filles ont aspiré à cette louange et manne céleste de bonne doctrine. Tant y a qu’en l’âge où je suis, j’ai été contraint d’apprendre les lettres grecques, lesquelles je n’avais contemné[957] comme Caton, mais je n’avais eu loisir de comprendre en mon jeune âge, et volontiers me délecte à lire les Moraux de Plutarque, les beaux Dialogues de Platon, les Monuments de Pausanias et Antiquités d’Atheneus, attendant l’heure qu’il plaira à Dieu mon créateur m’appeler et commander issir[958] de cette terre.

« Par quoi, mon fils, je t’admoneste qu’emploies ta jeunesse à bien profiter en étude et en vertus. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Épistémon, dont l’un par vives et vocales instructions, l’autre par louables exemples, te peut endoctriner. J’entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement, premièrement la grecque, comme le veut Quintilien ; secondement la latine, et puis l’hébraïque pour les saintes lettres, et la chaldaïque et arabique pareillement, et que tu formes ton style, quant à la grecque, à l’imitation de Platon, quant à la latine, à Cicéron ; qu’il n’y ait histoire que tu ne tiennes en mémoire présente, à quoi t’aidera la cosmographie[959] de ceux qui en ont écrit. Des arts libéraux, géométrie, arithmétique et musique, je t’en donnai quelque goût quand tu étais encore petit, en l’âge de cinq à six ans ; poursuis la reste, et d’astronomie saches-en tous les canons[960]. Laisse-moi l’astrologie divinatrice et l’art de Lullius, comme abus et vanités. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes et me les confères avec philosophie.

« Et quant à la connaissance des faits de nature, je veux que tu t’y adonnes curieusement qu’il n’y ait mer, rivière ni fontaine dont tu ne connaisses les poissons ; tous les oiseaux de l’air, tous les arbres, arbustes et fructices[961] des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tout Orient et Midi, rien ne te soit inconnu.

« Puis, soigneusement revisite[962] les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans contemner[963] les talmudistes et cabalistes, et par fréquentes anatomies[964] acquiers-toi parfaite connaissance de l’autre monde qui est l’homme. Et par lesquelles heures du jour commence à visiter[965] les saintes lettres, premièrement en grec le Nouveau Testament et Épîtres des Apôtres, et puis en hébreu le Vieux Testament. Somme, que je voie un abîme de science, car dorénavant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra issir[966] de cette tranquillité et repos d’étude et apprendre la chevalerie et les armes pour défendre ma maison et nos amis secourir en tous leurs affaires contre les assauts des malfaisants. Et veux que, de bref, tu essaies combien tu as profité, ce que tu ne pourras mieux faire que tenant conclusions en tout savoir, publiquement, envers tous et contre tous, et hantant les gens lettrés qui sont tant à Paris comme ailleurs.

« Mais parce que, selon le sage Salomon, sapience n’entre point en âme malivole[967], et science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il te convient servir, aimer et craindre Dieu et en lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et par foi, formée de charité, être à lui adjoint, en sorte que jamais n’en sois désemparé[968] par péché. Aie suspects les abus du monde. Ne mets ton cœur à vanité, car cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable à tous tes prochains et les aime comme toi-même. Révère tes précepteurs, fuis les compagnies de gens esquels tu ne veux point ressembler, et, les grâces que Dieu t’a données, icelles ne reçois en vain. Et quand tu connaîtras que auras tout le savoir de par delà acquis, retourne vers moi afin que je te voie et donne ma bénédiction devant que mourir.

« Mon fils, la paix et grâce de Notre Seigneur soit avec toi, amen. D’Utopie, ce dix-septième jour du mois de mars.

« Ton père,
« Gargantua. »

Ces lettres reçues et vues, Pantagruel prit nouveau courage et fut enflambé[969] à profiter plus que jamais, en sorte que, le voyant étudier et profiter, eussiez dit que tel était son esprit entre les livres comme est le feu parmi les brandes, tant il l’avait infatigable et strident[970].


COMMENT PANTAGRUEL TROUVA PANURGE LEQUEL IL AIMA TOUTE SA VIE.

Un jour Pantagruel, se pormenant hors de la ville, vers l’abbaye Saint-Antoine, devisant et philosophant avec ses gens et aucuns écoliers, rencontra un homme beau de stature et élégant en tous linéaments du corps, mais pitoyablement navré[971] en divers lieux, et tant mal en ordre qu’il semblait être échappé aux chiens, ou mieux ressemblait un cueilleur de pommes du pays du Perche. De tant loin que le vit Pantagruel, il dit aux assistants : « Voyez-vous cet homme qui vient par le chemin du Pont-Charenton ? Par ma foi, il n’est pauvre que par fortune, car je vous assure qu’à sa physionomie, Nature l’a produit de riche et noble lignée ; mais les aventures des gens curieux l’ont réduit en telle pénurie et indigence. » Et ainsi qu’il fut au droit[972] d’entre eux, il lui demanda : « Mon ami, je vous prie qu’un peu veuillez ici arrêter et me répondre à ce que vous demanderai, et vous ne vous en repentirez point, car j’ai affection[973] très grande de vous donner aide à mon pouvoir en la calamité où je vous vois, car vous me faites grand pitié. Pourtant, mon ami, dites-moi, qui êtes-vous ? dont[974] venez-vous ? où allez-vous ? que quérez-vous, et quel est votre nom ? »

Le compagnon lui répond en langue germanique : « Junker, gott geb euch glück unnd hail. Zuvor, lieber Juncker, ich las euch wissen, das da ir mich von fragt, ist ein arm unnd erbarmglich ding, unnd wer vil darvon zu sagen, welches euch verdruslich zu hœren, unnd mir zu erzelen wer, vievol die Poeten unnd Orators vorzeiten haben gesagt in iren Sprüchen unnd Sentenzen, das die gedechtnus des ellends unnd armuot vorlangs erlitten ist ain grosser Lust[975]. »

À quoi répondit Pantagruel : « Mon ami, je n’entends point ce baragouin ; pourtant, si voulez qu’on vous entende, parlez autre langage. »

Adonc le compagnon lui répondit : « Al barildim gotfano dech min brin alabo dordin falbroth ringuam albaras. Nin porth zadikin almucathin milko prim al elmin enthoth dal heben ensouim : kuth im al dim alkatim nim broth dechoth porth min michas im endoth, pruch dal marsouim hol moth dansrilrim lupaldas im voldemoth. Nin hur diavolth mnarbotim dal gousch pal Frapin duch im scoth pruch Galeth dal Chinon, min foulthrich al conin butbathen doth dal prim[976]. »

« Entendez-vous rien là ? » dit Pantagruel ès assistants. À quoi dit Épistémon : « Je crois que c’est langage des antipodes, le diable n’y mordrait mie. » Lors dit Pantagruel : « Compère, je ne sais si les murailles vous entendront, mais de nous nul n’y entend note ».

Donc dit le compagnon : « Signor mio, voi videte per exemplo che la cornamusa non suona mai s’ela non a il ventre pieno : cosi io parimente non vi saprei contare le mie fortune, se prima il tribulato ventre non a la solita refectione. Al quale e adviso che le mani et li denti abbui perso il loro ordine naturale et del tuto annichillati[977]. »

À quoi répondit Épistémon : « Autant de l’un comme de l’autre. »

Dont dit Panurge : « Lard, ghest tholb be sua virtiuss be intelligence, ass yi body schal biss be naturell relutht tholb suld of me pety have for natur hass ulss egualy maide, bot fortune sum exaltit hess and oyis deprevit, non ye less viois mou virtius deprevit, and virtiuss men descrivis for anen ye lad end iss non gud[978]. »

« Encore moins, » répondit Pantagruel.

Adonc dit Panurge : « Jona andie guaussa goussy etan be harda er remedio beharde versela ysser landa. Anbates otoy y es nausu ey nessassu gourray proposian ordine den. Nonyssena bayta fascheria egabe genh erassy badia sadassu noura assia. Aran hondouan gualde eydassu naydassuna. Estou oussyc egunan soury hin er darstura eguyharm. Genicoa plasar vadu[979]. »

— « Êtes-vous là, répondit Eudémon, Génicoa ? » À quoi dit Carpalim : « Saint Treignan, foutis vous[980] d’Écosse, ou j’ai failli à entendre. »

Lors répondit Panurge : « Prug frest strinst sorgdmand strochdt drhds pag brleland Gravot Chavygny Pomardière rusth pkallhdracg Devinière près Nays. Bouille kalmuch monach drupp delmeupplist rincq dlrnd dodelb up drent loch mine stz rinquald de vins ders cordelis bur jocst stzampenards[981]. »

À quoi dit Épistémon : « Parlez-vous Christian, mon ami, ou langage patelinois[982] ? Non, c’est langage lanternois. »

Dont dit Panurge : « Heere, ie en spreke anders gheen taele dan kersten taele, my dunct nochtans, al en seg ie u niet een word, mynen noot vklaert ghenonch wat ie beglere : gheest my unyt bermherticheyt yet, waer un ie ghevoet magh zunch[983]. »

À quoi répondit Pantagruel : « Autant de cetui-là. »

Dont dit Panurge : « Seignor, de tanto hablar yo soy cansado, por que supplico a vostra reverentia que mire a los preceptos evangeliquos, para que ellos movant vostra reverentia a lo ques de conscientia ; y si ellos non bastarent para mover vostra reverentia a piedad, supplico que mire à la piedad natural, la quai yo creo que le moura como es de razon : y con esto non digo mas[984]. »

À quoi répondit Pantagruel : « Dea[985], mon ami, je ne fais doute aucun que ne sachez bien parler divers langages, mais dites-nous ce que voudrez en quelque langue que puissions entendre. »

Lors dit le compagnon : « Myn herre endog ieg med ingen tunge talede, lygesom boeen, ocg uskuulig creatner : myne kleebon, och myne legoms magerhed wduyser allygue klalig huuad tyng meg meest behoff girereb, som aer sandeligh mad och drycke, huuarfor forbarme teg omsyder offuermeg, och befael at gyffuc meg nogeth, aff huylket ieg kand styre myne groeendes maghe, lygeruff son mand Cerbero en soppe forsetthr. Soa shal tue loeffue lenge och lyksaligth[986] »

« Je crois, dit Eustènes, que les Goths parlaient ainsi, et si Dieu voulait, ainsi parlerions-nous du cul. »

Adonc dit le compagnon : « Adoni, scolom lecha : im ischar harob hal habdeca, bemeherah thithen li kikar lehem, chancathub : laah al adonai cho nen rai[987]. »

À quoi répondit Épistémon : « À cette heure ai-je bien entendu, car c’est langue hébraïque bien rhétoriquement prononcée. »

Dont dit le compagnon : « Despota tinyn panagathe, dioti sy mi uc artodotis, horas gar limo analiscomenon eme athlios, ce en to metaxy eme uc eleis udamos, zetis de par emu ha u chre. Ce homos philologi pandes homologusi tote logus te ce rhemeta peritta hyparchin, opote pragma afto pasi delon esti. Entha gar anancei monon logi isin, hina pragmata (hon peri amphisbetumen) me prosphoros epiphenete[988]. »

« Quoi ? dit Carpalim, laquais de Pantagruel, c’est grec, je l’ai entendu. Et comment ? as-tu demeuré en Grèce ? »

Donc dit le compagnon : « Agonou dont oussys vou denaguez algarou, nou den farou zamist vous mariston ulbrou, fousquez vou brol tam bredaguez moupreton den goul houst, daguez daguez nou croupys fost bardou noflist nou grou. Agou paston toi nalprissys hourtou los ecbatanous, prou dhouquys brol panygou den bascrou noudous caguous goulfren goul oust troppassou[989]. »

« J’entends, ce me semble, dit Pantagruel, car ou c’est langage de mon pays d’Utopie, ou bien lui ressemble quant au son. »

Et, comme il voulait commencer quelque propos, le compagnon dit : « Jam toties vos, per sacra, perque deos deasque omnis, obtestatus sum, ut, si qua vos pietas permovet, egestatem meam solaremini, nec hilum proficio clamans et ejulans. Sinite, queso, sinite, viri impii quo me fata vocant abire, nec ultra vanis vestris interpellationibus obtundatis, memores veteris illius adagii quo venter famelicus auriculis carere dicitur[990]. »

Dea, mon ami, dit Pantagruel, ne savez-vous parler français ?

— Si fais très bien, seigneur, répondit le compagnon. Dieu merci, c’est ma langue naturelle et maternelle, car je suis né et ai été nourri jeune au jardin de France, c’est Touraine.

— Donc, dit Pantagruel, racontez-nous quel est votre nom et dond[991] vous venez : car, par foi, je vous ai jà pris en amour si grand que, si vous condescendez à mon vouloir, vous ne bougerez jamais de ma compagnie, et vous et moi ferons un nouveau pair[992] d’amitié, telle que fut entre Énée et Achates.

— Seigneur, dit le compagnon, mon vrai et propre nom de baptême est Panurge, et à présent viens de Turquie où je fus mené prisonnier lors qu’on alla à Mételin en la male[993] heure, et volontiers vous raconterais mes fortunes, qui sont plus merveilleuses que celles d’Ulysses ; mais, puisqu’il vous plaît me retenir avec vous (et j’accepte volontiers l’offre, protestant jamais ne vous laisser, et allassiez-vous à tous les diables), nous aurons, en autre temps plus commode, assez loisir d’en raconter, car pour cette heure, j’ai nécessité bien urgente de repaître : dents aiguës, ventre vide, gorge sèche, appétit strident[994], tout y est délibéré[995]. Si me voulez mettre en œuvre, ce sera baume de me voir briber[996] ; pour Dieu, donnez-y ordre. »

Lors commanda Pantagruel qu’on le menât en son logis et qu’on lui apportât force vivres. Ce que fut fait, et mangea très bien à ce soir, et s’en alla coucher en chapon, et dormit jusques au lendemain heure de dîner, en sorte qu’il ne fit que trois pas et un saut du lit à table.


COMMENT PANURGE RACONTE LA MANIÈRE COMMENT IL ÉCHAPPA DE LA MAIN DES TURCS.

Pantagruel, bien records[997] des lettres et admonition de son père, voulut un jour essayer son savoir. De fait, par tous les carrefours de la ville mit conclusions en nombre de neuf mille sept cents soixante et quatre, en tout savoir, touchant en icelles les plus forts doutes qui fussent en toutes sciences. Et premièrement, en la rue du Feurre, tint contre tous les régents, artiens[998] et orateurs, et les mit tous de cul. Puis, en Sorbonne, tint contre tous les théologiens, par l’espace de six semaines, depuis le matin quatre heures jusques à six du soir, excepté deux heures d’intervalle pour repaître et prendre sa réfection, non qu’il engarda[999] les dits théologiens sorboniques de chopiner et se rafraîchir à leurs buvettes accoutumées.

Et à ce assistèrent la plupart des seigneurs de la cour, maîtres des requêtes, présidents, conseillers, les gens des comptes, secrétaires, avocats et autres, ensemble les échevins de ladite ville avec les médecins et canonistes, et notez que d’iceux, la plupart prirent bien le frein aux dents, mais nonobstant leurs ergots et fallaces, il les fit tous quinaux, et leur montra visiblement qu’ils n’étaient que veaux enjuponnés. Dont tout le monde commença à bruire et parler de son savoir si merveilleux, jusques ès bonnes femmes lavandières, couratières[1000], rôtissières, ganivetières[1001] et autres, lesquelles, quand il passait par les rues, disaient : « C’est lui, » à quoi il prenait plaisir, comme Démosthènes, prince des orateurs grecs, faisait quand de lui dit une vieille accroupie, le montrant au doigt : « C’est cetui là »……

Et de fait, on le voulut faire maître des requêtes et président en la cour ; mais il refusa tout, les remerciant gracieusement : « Car il y a, dit-il, trop grande servitude à ces offices, et à trop grande peine peuvent être sauvés ceux qui les exercent, vu la corruption des hommes, et crois que, si les sièges vides des anges ne sont remplis d’autre sorte de gens, que de trente-sept jubilés nous n’aurons le jugement final, et sera Cusanus trompé en ses conjectures. Je vous en avertis de bonne heure. Mais si avez quelque muid de bon vin, volontiers j’en recevrai le présent. »

Ce qu’ils firent volontiers, et lui envoyèrent du meilleur de la ville, et but assez bien. Mais le pauvre Panurge en but vaillamment, car il était eximé[1002] comme un hareng sauret. Aussi allait-il du pied comme un chat maigre. Et quelqu’un l’admonesta, à demie haleine d’un grand hanap plein de vin vermeil, disant : « Compère, tout beau ! vous faites rage de humer[1003].

— Je donc au dièble[1004], dit-il, tu n’as pas trouvé tes petits beuvraux de Paris qui ne boivent en plus qu’un pinson, et ne prennent leur becquée sinon qu’on leur tape la queue à la mode des passereaux. Ô compaing[1005], si je montasse aussi bien comme j’avale[1006], je fusse déjà au-dessus la sphère de la lune, avec Empédocles. Mais je ne sais que diable ceci veut dire : ce vin est fort bon et bien délicieux, mais plus j’en bois, plus j’ai de soif. Je crois que l’ombre de monseigneur Pantagruel engendre les altérés, comme la lune fait les catarrhes. » Auquel commencèrent rire les assistants.

Ce que voyant, Pantagruel dit :

« Panurge, qu’est-ce qu’avez à rire ?

— Seigneur, dit-il, je leur contais comment ces diables de Turcs sont bien malheureux de ne boire goutte de vin. Si autre mal n’était en l’Alcoran de Mahomet, encore ne me mettrais-je mie de sa loi.

— Mais or me dites comment, dit Pantagruel, vous échappâtes de leurs mains ?

— Par Dieu, seigneur, dit Panurge, je ne vous en mentirai de mot. Les paillards Turcs m’avaient mis en broche tout lardé, comme un connil[1007], car j’étais tant eximé[1008] qu’autrement de ma chair eût été fort mauvaise viande, et en ce point me faisaient rôtir tout vif. Ainsi, comme ils me rôtissaient, je me recommandais à la grâce divine, ayant en mémoire le bon saint Laurent, et toujours espérais en Dieu qu’il me délivrerait de ce tourment, ce qui fut fait bien étrangement. Car ainsi que me recommandais bien de bon cœur à Dieu, criant : « Seigneur Dieu, aide-moi ! Seigneur Dieu, sauve-moi ! Seigneur Dieu, ôte-moi de ce tourment auquel ces traîtres chiens me détiennent pour la maintenance de ta loi, » le rôtisseur s’endormit par le vouloir divin, ou bien de quelque bon Mercure qui endormit cautement[1009] Argus qui avait cent yeux.

« Quand je vis qu’il ne me tournait plus en rôtissant, je le regarde et vois qu’il s’endort. Lors je prends avec les dents un tison par le bout où il n’était point brûlé et vous le jette au giron de mon rôtisseur, et un autre je jette le mieux que je peux sous un lit de camp qui était auprès de ia cheminée, où était la paillasse de monsieur mon rôtisseur. Incontinent le feu se prit à la paille et de la paille au lit et du lit au solier[1010] qui était embrunché[1011] de sapin, fait à queues de lampes[1012]. Mais le bon fut que le feu que j’avais jeté au giron de mon paillard rôtisseur lui brûla tout le pénil et se prenait aux couillons, sinon qu’il n’était tant punais qu’il ne le sentit plus tôt que le jour, et debout, étourdi, se levant, cria à la fenêtre tant qu’il put : « Dal baroth ! dal baroth ! » qui veut autant à dire comme : « Au feu ! au feu ! » Et vint droit à moi pour me jeter du tout au feu, et déjà avait coupé les cordes dont on m’avait lié les mains et coupait les liens des pieds. Mais le maître de la maison, oyant[1013] le cri du feu et sentant jà la fumée de la rue où il se pormenait avec quelques autres bachas et musaffis[1014], courut tant qu’il put y donner secours et pour emporter les bagues[1015].

« De pleine arrivée, il tire la broche où j’étais embroché et tua tout raide mon rôtisseur, dont il mourut là par faute de gouvernement[1016] ou autrement, car il lui passa la broche un peu au-dessus du nombril vers le flanc droit, et lui perça la tierce lobe du foie, et le coup haussant lui pénétra le diaphragme et par à travers la capsule du cœur lui sortit la broche par le haut des épaules, entre les spondyles et l’omoplate senestre. Vrai est qu’en tirant la broche de mon corps, je tombai à terre près des landiers et me fis un peu de mal à la chute, toutefois non grand, car les lardons soutinrent le coup. Puis voyant mon bacha que le cas était désespéré et que sa maison était brûlée sans rémission et tout son bien perdu, se donna à tous les diables, appelant Grilgoth, Astarost, Rapalus et Gribouillis par neuf fois.

« Quoi voyant, j’eus de peur pour plus de cinq sols, craignant : Les diables viendront à cette heure pour emporter ce fol ici ; seraient-ils bien gens pour m’emporter aussi ? Je suis jà demi rôti ; mes lardons seront cause de mon mal, car ces diables ici sont friands de lardons, comme vous avez l’autorité du philosophe Jamblique et Murmault en l’apologie de Bossutis et Contrefactis pro magistos nostros. Mais je fis le signe de la croix, criant : Agios, athanatos, o theos ! et nul ne venait. Ce que connaissant mon vilain bacha se voulait tuer de ma broche, et s’en percer le cœur. De fait, la mit contre sa poitrine, mais elle ne pouvait outrepasser[1017], car elle n’était assez pointue, et poussait tant qu’il pouvait, mais il ne profitait rien. Alors je vins à lui, disant :

« Missaire bougrino[1018], tu perds ici ton temps, car tu ne te tueras jamais ainsi ; bien te blesseras quelque hurte[1019] dont tu languiras toute ta vie entre les mains des barbiers. Mais, si tu veux, je te tuerai ici tout franc, en sorte que tu n’en sentiras rien, et m’en crois, car j’en ai tué bien d’autres qui s’en sont bien trouvés.

« — Ha ! mon ami, dit-il, je t’en prie, et ce faisant je te donne ma bougette[1020] : tiens vois-la là[1021] il y a six cents seraphs[1022] dedans et quelques diamants et rubis en perfection. »

— Et où sont-ils ? dit Épistémon.

— Par saint Jean, dit Panurge, ils sont bien loin s’ils vont toujours. Mais où sont les neiges d’antan ? C’était le plus grand souci qu’eût Villon, le poète parisien.

— Achève, dit Pantagruel, je te prie, que nous sachions comment tu accoutras ton bacha.

— Foi d’homme de bien, dit Panurge, je n’en mens de mot. Je le bande d’une méchante braie[1023] que je trouve là demibrûlée et vous le lie rustrement pieds et mains de mes cordes, si bien qu’il n’eût su regimber ; puis lui passai ma broche à travers la gargamelle[1024] et le pendis, accrochant la broche à deux crampons qui soutenaient des hallebardes. Et vous attise un beau feu au dessous, et vous flambais mon milourt[1025] comme on fait les harengs saurets à la cheminée. Puis prenant sa bougette[1026] et un petit javelot qui était sur les crampons, m’enfuis le beau galop. Et Dieu sait comme je sentais mon épaule de mouton !

« Quand je fus descendu en la rue, je trouvai tout le monde qui était accouru au feu à force d’eau pour l’éteindre. Et me voyant ainsi à demi rôti, eurent pitié de moi naturellement et me jetèrent toute leur eau sur moi et me rafraîchirent joyeusement, ce que me fit fort grand bien ; puis me donnèrent quelque peu à repaître, mais je ne mangeais guère, car ils ne me baillaient que de l’eau à boire, à leur mode. Autre mal ne me firent sinon un vilain petit Turc, bossu par devant, qui furtivement me croquait mes lardons (mais je lui baillis si vert dronos[1027] sur les doigts à tout[1028] mon javelot, qu’il n’y retourna pas deux fois), et une jeune Corinthiace[1029] qui m’avait apporté un pot de mirobolans emblics[1030] confits à leur mode, laquelle regardait mon pauvre hère émoucheté, comment il s’était retiré au feu, car il ne m’allait plus que jusque sur les genoux. Mais notez que cetui rôtissement me guérit d’une isciatique[1031] entièrement, à laquelle j’étais sujet plus de sept ans avait[1032] du côté auquel mon rôtisseur, s’endormant, me laissa brûler.

« Or cependant qu’ils s’amusaient à moi, le feu triomphait, ne demandez comment, à prendre en plus de deux mille maisons, tant que quelqu’un d’entre eux l’avisa et s’écria, disant : « Ventre Mahom ! toute la ville brûle, et nous amusons ici ! » Ainsi chacun s’en va à sa chacunière. De moi, je prends mon chemin vers la porte. Quand je fus sur un petit tucquet[1033] qui est auprès, je me retourne arrière, comme la femme de Loth, et vis toute la ville brûlant, dont je fus tant aise que je me cuide[1034] concilier de joie ; mais Dieu m’en punit bien.

— Comment ? dit Pantagruel.

— Ainsi, dit Panurge, que je regardais en grand liesse ce beau feu, me gabelant[1035] et disant : « Ha ! pauvres puces, ha ! pauvres souris, vous aurez mauvais hiver, le feu est en votre pailler[1036] », sortirent plus de six, voire plus de treize cents et onze chiens, gros et menus tous ensemble, de la ville, fuyant le feu. De première venue accoururent droit à moi, sentant l’odeur de ma paillarde[1037] chair demi-rôtie, et m’eussent dévoré à l’heure si mon bon ange ne m’eût bien inspiré, m’enseignant un remède bien opportun contre le mal des dents.

— Et à quel propos, dit Pantagruel, craignais-tu le mal des dents ? N’étais-tu guéri de tes rhumes ?

— Pâques de soles[1038], répondit Panurge, est-il mal de dents plus grand que quand les chiens vous tiennent aux jambes ?… Mais soudain je m’avise de mes lardons, et les jetais au milieu d’entre eux. Lors chiens d’aller et de s’entrebattre l’un l’autre, à belles dents, à qui aurait le lardon. Par ce moyen me laissèrent et je les laisse aussi se pelaudants[1039] l’un l’autre. Ainsi échappe gaillard et de hait[1040], et vive la rôtisserie ! »


COMMENT PANURGE ENSEIGNE UNE MANIÈRE BIEN NOUVELLE DE BÂTIR LES MURAILLES DE PARIS.

Pantagruel quelque jour, pour se récréer de son étude, se pormenait vers les faubourgs Saint-Marceau, voulant voir la Folie Gobelin. Panurge était avec lui, ayant toujours le flacon sous sa robe et quelque morceau de jambon, car sans cela jamais n’allait-il, disant que c’était son garde-corps, autre épée ne portait-il. Et quand Pantagruel lui en voulut bailler une, il répondit qu’elle lui échaufferait la râtelle.

« Voire, mais, dit Épistémon, si l’on t’assaillait, comment te défendrais-tu ?

— À grands coups de brodequin, répondit-il, pourvu que les estocs[1041] fussent défendus. »

À leur retour, Panurge considérait les murailles de la ville de Paris et en irrision[1042] dit à Pantagruel : « Voyez-ci ces belles murailles ! Ô que fortes sont et bien en point pour garder les oisons en mue ! Par ma barbe, elles sont compétentement[1043] méchantes pour une telle ville comme cette-ci, car une vache avec un pet en abattrait plus de six brasses.

— Ô mon ami ! dit Pantagruel, sais-tu bien ce que dit Agésilas quand on lui demanda pourquoi la grande cité de Lacédémone n’était ceinte de murailles ? Car, montrant les habitants et citoyens de la ville tant bien experts en discipline militaire, et tant forts et bien armés : « Voici, dit-il, les murailles. de la cité, » signifiant qu’il n’est muraille que d’os, et que les villes et les cités ne sauraient avoir muraille plus sûre et plus forte que la vertu[1044] des citoyens et habitants. Ainsi cette ville est si forte par la multitude du peuple belliqueux qui est dedans, qu’ils ne se soucient de faire autres murailles. Davantage[1045], qui la voudrait emmurailler comme Strasbourg, Orléans ou Ferrare, il ne serait possible, tant les frais et dépens seraient excessifs.

— Voire mais, dit Panurge, si fait-il bon avoir quelque visage de pierre quand on est envahi de ses ennemis et ne fût-ce que pour demander : « Qui est là-bas ? Au regard des frais énormes que dites être nécessaires si on la voulait murer, si messieurs de la ville me veulent donner quelque bon pot de vin, je leur enseignerai une manière bien nouvelle comment ils les pourront bâtir à bon marché.

— Comment ? dit Pantagruel.

— Ne le dites donc mie, répondit Panurge, si je vous l’enseigne. Je vois que les callibistris des femmes de ce pays sont à meilleur marché que les pierres. D’iceux faudrait bâtir les murailles en les arrangeant par bonne symétrie d’architecture, et mettant les plus grands aux premiers rangs, et puis en taluant à dos d’âne, arranger les moyens et finalement les petits. Puis faire un beau petit entrelardement à pointes de diamants, comme la grosse tour de Bourges, de tant de braquemarts enraidis qui habitent par les braguettes claustrales. Quel diable déferait telles murailles ? Il n’y a métal qui tant résistât aux coups. Et puis que les couillevrines[1046] s’y vinssent frotter ! Vous en verriez, par Dieu ! incontinent distiller de ce benoît fruit de grosse vérole, menu comme pluie. Sec, au nom des diables ! Davantage la foudre ne tomberait jamais dessus. Car pourquoi ? ils sont tous bénits ou sacrés. Je n’y vois qu’un inconvénient.

— Ho ! ho ! Ha ! ha ! ha ! dit Pantagruel. Et quel ?

— C’est que les mouches en sont tant friandes que merveilles, et s’y cueilleraient[1047] facilement et y feraient leur ordure, et voilà l’ouvrage gâté. Mais voici comment l’on y remédierait. Il faudrait très bien les émoucheter avec belles queues de renards ou bons gros viets d’azes[1048] de Provence, et à ce propos, je vous veux dire (nous en allants pour souper) un bel exemple que met Frater Lubinus, libro de Compotationibus mendicanlium.

« Au temps que les bêtes parlaient (il n’y a pas trois jours) un pauvre lion, par la forêt de Bièvre se pormenant et disant ses menus suffrages, passa par-dessous un arbre, auquel était monté un vilain charbonnier pour abattre du bois, lequel, voyant le lion, lui jeta sa cognée et le blessa énormément en une cuisse. Dont le lion, clopant[1049], tant courut et tracassa[1050] par la forêt pour trouver aide qu’il rencontra un charpentier, lequel volontiers regarda sa plaie, la nettoya le mieux qu’il put et l’emplit de mousse, lui disant qu’il émouchât bien sa plaie, que les mouches n’y fissent ordure, attendant qu’il irait chercher de l’herbe au charpentier. Ainsi le lion, guéri, se pormenait par la forêt, à quelle heure une vieille sempiterneuse ébuchetait[1051], et amassait du bois par ladite forêt, laquelle, voyant le lion venir, tomba de peur à la renverse en telle façon que le vent lui renversa robe, cotte et chemise jusques au-dessus des épaules. Ce que voyant, le lion accourut de pitié voir si elle s’était fait aucun mal et, considérant son comment a nom, dit : « Ô pauvre femme, qui t’a ainsi blessée ? » et ce disant, aperçut un renard lequel il appela, disant : « Compère renard, hau, cza, cza, et pour cause. »

« Quand le renard fut venu, il lui dit : « Compère, mon ami, l’on a blessé cette bonne femme ici entre les jambes bien vilainement, et y a solution de continuité manifeste ; regarde que la plaie est grande, depuis le cul jusques au nombril, mesure quatre, mais bien cinq empans et demi. C’est un coup de cognée ; je me doute que la plaie soit vieille. Pourtant, afin que les mouches n’y prennent, émouche-la bien fort, je t’en prie, et dedans et dehors ; tu as bonne queue et longue, émouche, mon ami, émouche, je t’en supplie, et cependant je vais quérir de la mousse pour y mettre, car ainsi nous faut-il secourir et aider l’un l’autre. Émouche fort, ainsi, mon ami, émouche bien, car cette plaie veut être émouchée souvent, autrement la personne ne peut être à son aise. Or émouche bien, mon petit compère, émouche. Dieu t’a bien pourvu de queue. Tu l’as grande et grosse à l’avenant, émouche fort et ne t’ennuie point. Un bon émoucheteur qui en émouchetant continuellement émouche de son mouchet[1052], par mouches jamais émouche ne sera. Émou-che, couillaud, émouche, mon petit bedeau[1053], je n’arrêterai guère. »

« Puis, va chercher force mousse et, quand il fut quelque peu loin, il s’écria, parlant au renard : « Émouche bien toujours, compère, émouche et ne te fâche jamais de bien émoucher ; par Dieu, mon petit compère, je te ferai être à gages émoucheteur de don Pietro de Castille. Émouche seulement, émouche et rien de plus. » Le pauvre renard émouchait fort bien et deçà et delà, et dedans et dehors, mais la fausse[1054] vieille vesnait[1055] et vessait, puant comme cent diables. Le pauvre renard était bien mal à son aise, car il ne savait de quel côté se virer pour évader[1056] le parfum des vesses de la vieille, et ainsi qu’il se tournait, il vit qu’au derrière était encore un autre pertuis, non si grand que celui qu’il émouchait, dont lui venait ce vent tant puant et infect. Le lion finalement retourne, portant de mousse plus que n’en tiendraient dix et huit balles, et commença en mettre dedans la plaie avec un bâton qu’il apporta, et y en avait jà bien mis seize balles et demie, et s’ébahissait : « Que diable ! cette plaie est parfonde[1057] : il y entrerait de mousse plus de deux charretées. » Mais le renard l’avisa : « Ô compère lion, mon ami, je te prie, ne mets ici toute la mousse, gardes-en quelque peu, car y a encore ici dessous un autre petit pertuis qui pue comme cinq cents diables : j’en suis empoisonné de l’odeur, tant il est punais. »

« Ainsi faudrait garder ces murailles des mouches et mettre émoucheteurs à gages. »

Lors dit Pantagruel : « Comment sais-tu que les membres honteux des femmes sont à si bon marché, car en cette ville il y a force prudes femmes, chastes et pucelles ?

Et ubi prenus ? dit Panurge. Je vous en dirai non opinion, mais vraie certitude et assurance. Je ne me vante d’en avoir embourré quatre cents dix et sept depuis que je suis en cette ville, et n’y a que neuf jours. Mais à ce matin, j’ai trouvé un bonhomme qui, en un bissac tel comme celui d’Ésopet, portait deux petites fillettes de l’âge de deux ou trois ans au plus, l’une devant, l’autre derrière. Il me demanda l’aumône, mais je lui fis réponse que j’avais beaucoup plus de couillons, que de deniers. Et après lui demande : « Bonhomme, ces deux fillettes sont-elles pucelles ? »

— Frère, dit-il, il y a deux ans qu’ainsi je les porte, et au regard de cette-ci devant, laquelle je vois continuellement, en mon avis elle est pucelle, toutefois je n’en voudrais mettre mon doigt au feu. Quant est de celle que je porte derrière, je ne sais sans faute rien.

— Vraiment, dit Pantagruel, tu es gentil compagnon, je te veux habiller de ma livrée. » Et le fit vêtir galantement, selon la mode du temps qui courait, excepté que Panurge voulut que la braguette de ses chausses fût longue de trois pieds et carrée, non ronde, ce que fut fait et la faisait bon voir. Et disait souvent que le monde n’avait encore connu l’émolument[1058] et utilité qui est de porter grande braguette, mais le temps leur enseignerait quelque jour comme toutes choses ont été inventées en temps.

« Dieu gard’ de mal, disait-il, le compagnon à qui la longue braguette a sauvé la vie ! Dieu gard’ de mal à qui la longue braguette a valu pour un jour cent soixante mille et neuf écus ! Dieu gard’ de mal qui par sa longue braguette a sauvé toute une ville de mourir de faim ! Et, par Dieu, je ferai un livre de la commodité des longues braguettes, quand j’aurai plus de loisir. » De fait, en composa un beau et grand livre avec les figures, mais il n’est encore imprimé, que je sache.


DES MŒURS ET CONDITIONS DE PANURGE.

Panurge était de stature moyenne, ni trop grand, ni trop petit, et avait le nez un peu aquilin, fait à manche de rasoir, et pour lors était de l’âge de trente et cinq ans ou environ, fin à dorer comme une dague de plomb, bien galant homme de sa personne, sinon qu’il était quelque peu paillard et sujet de nature à une maladie qu’on appelait en ce temps-là : « Faute d’argent, c’est douleur sans pareille » (toutefois il avait soixante et trois manières d’en trouver toujours à son besoin, dont la plus honorable et la plus commune était par façon de larcin furtivement fait), malfaisant, pipeur, buveur, batteur de pavés, ribleur[1059] s’il en était en Paris, au demeurant, le meilleur fils du monde, et toujours machinait quelque chose contre les sergents et contre le guet.

À l’une fois, il assemblait trois ou quatre bons rustres, les faisait boire comme Templiers sur le soir, après les menait au-dessous de Sainte-Geneviève ou auprès du Collège de Navarre et à l’heure que le guet montait par là (ce qu’il connaissait en mettant son épée sur le pavé et l’oreille auprès, et lorsqu’il oyait son épée branler, c’était signe infaillible que le guet était près), à l’heure donc, lui et ses compagnons prenaient un tombereau et lui baillaient le branle, le ruant de grande force contre la vallée, et ainsi mettaient tout le pauvre guet par terre comme porcs, puis fuyaient de l’autre côté, car en moins de deux jours il sut toutes les rues, ruelles et traverses de Paris comme son Deus det.

À l’autre fois, faisait en quelque belle place, par où ledit guet devait passer, une traînée de poudre de canon, et à l’heure que passait, mettait le feu dedans, et puis prenait son passe-temps à voir la bonne grâce qu’ils avaient en fuyant, pensants que le feu saint Antoine les tînt aux jambes.

Et au regard des pauvres maîtres ès arts et théologiens, il les persécutait sur tous autres. Quand il rencontrait quelqu’un d’entre eux par la rue, jamais ne faillait de leur faire quelque mal, maintenant leur mettant un étron dedans leurs chaperons au bourrelet, maintenant leur attachant de petites queues de renard ou des oreilles de lièvres par derrière, ou quelque autre mal.

Un jour que l’on avait assigné à tous les théologiens se trouver en Sorbonne pour grabeler[1060] les articles de la foi, il fit une tarte bourbonnaise composée de force d’ails, de galbanum, d’assa fœtida, de castoreum, d’étrons tout chauds, et la détrempa en sanie de bosses chancreuses, et de fort bon matin engraissa et oignit théologalement tout le treillis de Sorbonne en sorte que le diable n’y eût pas duré. Et tous ces bonnes gens rendaient là leurs gorges devant tout le monde, comme s’ils eussent écorché le renard, et en mourut dix ou douze de peste, quatorze en furent ladres, dix et huit en furent pouacres[1061] et plus de vingt et sept en eurent la vérole, mais il ne s’en souciait mie.

Et portait ordinairement un fouet sous sa robe, duquel il fouettait sans rémission les pages qu’il trouvait portants du vin à leurs maîtres pour les avancer d’aller.

En son saie[1062] avait plus de vingt et six petites bougettes et fasques[1063] toujours pleines, l’une d’un petit d’eau de plomb et d’un petit couteau affilé comme l’aiguille d’un pelletier, dont il coupait les bourses ; l’autre d’aigret[1064] qu’il jetait aux yeux de ceux qu’il trouvait ; l’autre de glaterons[1065] empennés de petites plumes d’oisons ou de chapons qu’il jetait sur les robes et bonnets des bonnes gens, et souvent leur en faisait de belles cornes qu’ils portaient par toute la ville, aucunes fois toute leur vie. Aux femmes aussi, par-dessus leurs chaperons au derrière, aucune fois en mettait faits en forme d’un membre d’homme.

En l’autre un tas de cornets tous pleins de puces et de poux qu’il empruntait des guenaux[1066] de Saint-Innocent, et les jetait avec belles petites cannes[1067] ou plumes dont on écrit sur les collets des plus sucrées demoiselles qu’il trouvait, et mêmement en l’église, car jamais ne se mettait au chœur au haut, mais toujours demeurait en la nef entre les femmes, tant à la messe, à vêpres, comme au sermon.

En l’autre, force provision de haims et claveaux[1068] dont il accouplait souvent les hommes et les femmes en compagnies où ils étaient serrés, et mêmement celles qui portaient robes de taffetas armoisi[1069], et à l’heure qu’elles se voulaient départir[1070], elles rompaient toutes leurs robes.

En l’autre, un fusil garni d’amorce, d’allumettes, de pierre à feu et tout autre appareil à ce requis.

En l’autre, deux ou trois miroirs ardents dont il faisait enrager aucunes fois les hommes et les femmes et leur faisait perdre contenance à l’église, car il disait qu’il n’y avait qu’un antistrophe entre femme folle à la messe et femme molle à la fesse.

En l’autre, avait provision de fil et d’aiguilles, dont il faisait mille petites diableries.

Une fois, à l’issue du palais, à la grand’salle, lorsqu’un cordelier disait la messe de Messieurs, il lui aida à soi habiller et revêtir, mais en l’accoutrant, il lui cousit l’aube avec sa robe et chemise, et puis se retira quand Messieurs de la Cour vinrent s’asseoir pour ouïr icelle messe. Mais quand ce fut l’Ite Missa est, que le pauvre frater se voulut dévêtir de son aube, il emporta ensemble et habit et chemise, qui étaient bien cousus ensemble, et se rebrassa jusques aux épaules, montrant son callibistris à tout le monde qui n’était pas petit, sans doute. Et le frater toujours tirait, mais tant plus se découvrait-il jusques à ce qu’un des Messieurs de la Cour dit : « Et quoi, ce beau père nous veut-il ici faire l’offrande et baiser son cul ? Le feu saint Antoine le baise ! » Dès lors fut ordonné que les pauvres beaux pères ne se dépouilleraient plus devant le monde, mais en leur sacristie, mêmement[1071] en présence des femmes, car ce leur serait occasion du péché d’envie.

Et le monde demandait pourquoi est-ce que ces fratres avaient la couille si longue ? Ledit Panurge soulut[1072] très bien le problème disant : « Ce que fait les oreilles des ânes si grandes, c’est parce que leurs mères ne leur mettaient point de béguin en la tête, comme dit De Alliaco en ses Suppositions. À pareille raison, ce qui fait la couille des pauvres béats pères si longue, c’est qu’ils ne portent point de chausses foncées, et leur pauvre membre s’étend en liberté à bride avalée[1073], et leur va ainsi trimbalant sur les genoux, comme font les patenôtres aux femmes. Mais la cause pourquoi ils l’avaient gros à l’équipollent, c’était qu’en ce trimbalement les humeurs du corps descendent audit membre, car, selon les légistes, agitation et motion continuelle est cause d’attraction. »

Item, il avait une autre poche pleine d’alun de plume dont il jetait dedans le dos des femmes qu’il voyait les plus acrêtées[1074] et les faisait dépouiller devant tout le monde, les autres danser comme jau[1075] sur braise ou bille sur tambour, les autres courir les rues et lui après courait, et à celles qui se dépouillaient il mettait sa cape sur le dos, comme homme courtois et gracieux.

Item, en une autre il avait une petite guedoufle[1076] pleine de vieille huile, et quand il trouvait ou femme ou homme qui eût quelque belle robe, il leur engraissait et gâtait tous les plus beaux endroits, sous le semblant de les toucher et dire : « Voici de bon drap, voici bon satin, bon taffetas, madame ; Dieu vous donne ce que votre noble cœur désire : vous avez robe neuve, nouvel ami ; Dieu vous y maintienne ! » Ce disant, leur mettait la main sur le collet, ensemble la male[1077] tache y demeurait perpétuellement

Si énormément engravée[1078]
En l’âme, en corps, et renommée
Que le diable ne l’eût point ôtée

Puis à la fin leur disait : « Madame, donnez-vous garde de tomber, car il y a ici un grand et sale trou devant vous. »

En une autre, il avait tout plein d’euphorbe pulvérisée bien subtilement, et là dedans mettait un mouche-nez beau et bien ouvré qu’il avait dérobé à la belle lingère du Palais, en lui ôtant un pou dessus son sein, lequel toutefois il y avait mis. Et quand il se trouvait en compagnie de quelques bonnes dames, il leur mettait sur le propos de lingerie et leur mettait la main au sein, demandant : « Et cet ouvrage, est-il de Flandre ou de Hainaut ? » Et puis tirait son mouche-nez disant : « Tenez, tenez, voyez en ci de l’ouvrage : elle est de Foutignan ou de Foutarabie, » et le secouait bien fort à leur nez, et les faisait éternuer quatre heures sans repos. Cependant il pétait comme un roussin, et les femmes riaient, lui disants : « Comment, vous pétez, Panurge ? — Non fais[1079], disait-il, madame ; mais j’accorde au contrepoint de la musique que vous sonnez du nez. »

En l’autre, un daviet[1080], un pélican, un crochet et quelques autres ferrements[1081] dont il n’y avait porte ni coffre qu’il ne crochetât.

En l’autre, tout plein de petits gobelets dont il jouait fort artificiellement, car il avait les doigts faits à la main comme Minerve ou Arachné, et avait autrefois crié le thériacle[1082], et quand il changeait un teston ou quelque autre pièce, le changeur eût été plus fin que maître Mouche si Panurge n’eût fait évanouir à chacune fois cinq ou six grands blancs, visiblement, apertement, manifestement, sans faire lésion ni blessure aucune, dont le changeur n’en eût senti que le vent.


COMMENT PANURGE GAGNAIT LES PARDONS ET MARIAIT LES VIEILLES, ET DES PROCÈS QU’IL EÛT À PARIS.

Un jour, je trouvai Panurge quelque peu écorné[1083] et taciturne et me doutai bien qu’il n’avait denare[1084], dont je lui dis : « Panurge, vous êtes malade à ce que je vois à votre physionomie, et j’entends le mal : vous avez un flux de bourse ; mais ne vous souciez ; j’ai encore « six sols et maille qui ne virent oncq[1085] père ni mère », qui ne vous faudront[1086] non plus que la vérole, en votre nécessité. » À quoi il me répondit : « Et bren[1087] pour l’argent, je n’en aurai quelque jour que trop, car j’ai une pierre philosophale qui m’attire l’argent des bourses comme l’aimant attire le fer. Mais voulez-vous venir gagner les pardons ? dit-il.

— Et par ma foi, je lui réponds, je ne suis grand pardonneur en ce monde ici ; je ne sais si je serai en l’autre. Bien allons, au nom de Dieu, un denier ni plus ni moins.

— Mais, dit-il, prêtez-moi donc un denier à l’intérêt.

— Rien, rien, dis-je. Je vous le donne de bon cœur.

Grates vobis dominos, » dit-il.

Ainsi allâmes, commençant à Saint-Gervais, et je gagne les pardons au premier tronc seulement, car je me contente de peu en ces matières ; puis disais mes menus suffrages et oraisons de sainte Brigitte. Mais il gagna à tous les troncs, et toujours baillait argent à chacun des pardonnaires. De là nous transportâmes à Notre-Dame, à Saint-Jean, à Saint-Antoine, et ainsi des autres églises où était banque de pardons. De ma part, je n’en gagnais plus ; mais lui, à tous les troncs il baisait les reliques et à chacun donnait. Bref, quand nous fûmes de retour, il me mena boire au cabaret du Château et me montra dix ou douze de ses bougettes[1088] pleines d’argent. À quoi je me signai, faisant la croix et disant : « Dont[1089] avez-vous tant recouvert[1090] d’argent en si peu de temps ? » À quoi il me répondit qu’il avait pris ès bassins des pardons : « Car, en leur baillant le premier denier, dit-il, je le mis si souplement qu’il sembla que fut un grand blanc ; ainsi d’une main je pris douze deniers, voire bien douze liards ou doubles pour le moins, et de l’autre, trois ou quatre douzains[1091], et ainsi par toutes les églises où nous avons été.

— Voire, mais, dis-je, vous vous damnez comme une serpe et êtes larron et sacrilège.

— Oui bien, dit-il, comme il vous semble ; mais il ne me semble, quant à moi, car les pardonnaires me le donnent quand ils me disent, en présentant les reliques à baiser : « Centuplum accipies », que pour un denier j’en prenne cent. Car accipies est dit selon la manière des Hébreux qui usent du futur en lieu de l’impératif, comme vous avez en la Loi : Diliges dominum, id est dilige. Ainsi quand le pardonnigère me dit : Centuplum accipies, il veut dire Centuplum accipe, et ainsi l’expose rabi[1092] Kimy et rabi Aben Ezra, et tous les massorètes[1093] ; et ibi Bartolus. Davantage[1094] le pape Sixte me donna quinze cents livres de rente sur son domaine et trésor ecclésiastique, pour lui avoir guéri une bosse chancreuse qui tant le tourmentait qu’il en cuida[1095] devenir boiteux toute sa vie. Ainsi je me paie par mes mains, car il n’est tel, sur ledit trésor ecclésiastique.

« Ho ! mon ami, disait-il, si tu savais comment je fis mes choux gras de la croisade, tu serais tout ébahi. Elle me valut plus de six mille florins.

— Et où diable sont-ils allés ? dis-je, car tu n’en as une maille.

— Dont[1096] ils étaient venus, dit-il ; ils ne firent seulement que changer maître. Mais j’en employai bien trois mille à marier, non les jeunes filles, car elles ne trouvent que trop maris, mais grandes vieilles sempiterneuses qui n’avaient dents en gueule. Considérant : ces bonnes femmes ici ont très bien employé leur temps en jeunesse, et ont joué du serre-croupière à cul levé à tous venants, jusques à ce qu’on n’en a plus voulu. Et par Dieu, je les ferai saccader encore une fois devant qu’elles meurent. Par ce moyen, à l’une donnais cent florins, à l’autre six vingts, à l’autre trois cents, selon qu’elles étaient bien infâmes, détestables et abominables, car, d’autant qu’elles étaient plus horribles et exécrables, d’autant il leur fallait donner davantage, autrement le diable ne les eût voulu biscoter. Incontinent, m’en allais à quelque porteur de coutrets[1097] gros et gras et faisais moi-même le mariage. Mais, premier que[1098] lui montrer les vieilles, je lui montrais les écus, disant : « Compère, voici qui est à toi si tu veux fretinfretailler un bon coup. » Dès lors les pauvres hères bubajallaient[1099] comme vieux mulets ; ainsi leur faisais bien apprêter à banqueter, boire du meilleur, et force épiceries pour mettre les vieilles en rut et en chaleur. Fin de compte, ils besognaient comme toutes bonnes âmes, sinon qu’à celles qui étaient horriblement vilaines et défaites je leur faisais mettre un sac sur le visage.

« Davantage, j’en ai perdu beaucoup en procès.

— Et quels procès as-tu pu avoir ? disais-je, tu n’as ni terre ni maison.

— Mon ami, dit-il, les demoiselles de cette ville avaient trouvé, par instigation du diable d’enfer, une manière de collets ou cache-cous à la haute façon qui leur cachaient si bien les seins que l’on n’y pouvait plus mettre la main par dessous, car la fente d’iceux elles avaient mise par derrière, et étaient tous clos par devant, dont les pauvres amants, dolents, contemplatifs, n’étaient contents. Un beau jour de mardi, j’en présentai requête à la Cour, me formant partie contre les dites demoiselles et remontrant les grands intérêts[1100] que j’y prétendais, protestant que, à même raison, je ferais coudre la braguette de mes chausses au derrière si la Cour n’y donnait ordre. Somme toute, les demoiselles formèrent syndicat, montrèrent leurs fondements et passèrent procuration à défendre leur cause ; mais je les poursuivis si vertement que par arrêt de la Cour fut dit que ces hauts cache-cous ne seraient plus portés, sinon qu’ils fussent quelque peu fendus par devant. Mais il me coûta beaucoup.

« J’eus un autre procès bien ord[1101] et bien sale contre maître Fifi et ses suppôts, à ce qu’ils n’eussent plus à lire clandestinement, de nuit, la Pipe, le Bussart[1102], ni le Quart des Sentences, mais de beau plein jour, et ce ès écoles de Sorbonne, en face de tous les théologiens, où je fus condamné ès dépens pour quelque formalité de la relation du sergent.

« Une autre fois, je formai complainte à la Cour contre les mules des présidents, conseillers et autres, tendant à fin que, quand en la basse-cour, du Palais l’on les mettrait à ronger leur frein, les conseillères leur fissent de belles baverettes, afin que de leur bave elles ne gâtassent le pavé, en sorte que les pages du Palais pussent jouer dessus à beaux dés ou au reniguebieu[1103] à leur aise, sans y gâter leurs chausses aux genoux. Et de ce en eus bel arrêt, mais il me coûte bon.

« Or sommez[1104] à cette heure combien me coûtent les petits banquets que je fais aux pages du Palais, de jour en jour.

« — Et à quelle fin ? dis-je.

« — Mon ami, dit-il, tu n’as passe-temps aucun en ce monde. J’en ai plus que le roi, et si tu voulais te rallier avec moi, nous ferions diables.

« — Non, non, dis-je, par saint Adauras, car tu seras une fois pendu.

« — Et toi, dit-il, tu seras une fois enterré. Lequel est plus honorablement, ou l’air ou la terre ? Hé, grosse pécore ? Jésus-Christ ne fut-il pas pendu en l’air ?

« Cependant que ces pages banquetaint, je garde leurs mules, et coupe à quelqu’une l’étrivière du côté du montoir, en sorte qu’elle ne tient qu’à un filet. Quand le gros enflé de conseiller, ou autre, a pris son branle pour monter sus, ils tombent tous plats comme porcs devant tout le monde et apprêtent à rire pour plus de cent francs. Mais je me ris encore davantage, c’est que, eux arrivés au logis, ils font fouetter monsieur du page comme seigle vert. Par ainsi, je ne plains point ce que m’a coûté à les banqueter. »

Fin de compte, il avait, comme ai dit dessus, soixante et trois manières de recouvrer argent ; mais il en avait deux cents quatorze de le dépendre[1105], hormis la réparation de dessous le nez.


COMMENT PANURGE FUT AMOUREUX D’UNE HAUTE DAME DE PARIS.

Panurge commença être en réputation en la ville de Paris,… et faisait dès lors bien valoir sa braguette, et la fit au-dessus émoucheter de broderie à la romanique[1106]. Et le monde le louait publiquement, et en fut faite une chanson dont les petits enfants allaient à la moutarde, et était bienvenu en toutes compagnies des dames et demoiselles, en sorte qu’il devint glorieux, si bien qu’il entreprit de venir au-dessus d’une des grandes dames de la ville.

De fait, laissant un tas de longs prologues et protestations que font ordinairement ces dolents, contemplatifs, amoureux de carême, lesquels point à la chair ne touchent, lui dit un jour : « Madame, ce serait bien fort utile à toute la république, délectable à vous, honnête à votre lignée et à moi nécessaire que fussiez couverte de ma race, et le croyez, car l’expérience vous le démontrera. » La dame, à cette parole, le recula plus de cent lieues, disant : « Méchant fol, vous appartient-il me tenir tels propos ? À qui pensez-vous parler ? Allez, ne vous trouvez jamais devant moi, car si n’était pour un petit, je vous ferais couper bras et jambes.

— Or, dit-il, ce me serait bien tout un d’avoir bras et jambes coupés, en condition que nous fissions vous et moi un transon[1107] de chère lie, jouant des mannequins[1108] à basses marches[1109] car (montrant sa longue braguette) voici maître Jean Jeudi qui vous sonnerait une antiquaille[1110] dont vous sentirez jusques à la moelle des os. Il est galant et vous sait tant bien trouver les alibis forains[1111] et petits poulains grenés[1112] en la ratière qu’après lui n’y a qu’épousseter. »

À quoi répondit la dame : « Allez, méchant, allez. Si vous me dites encore un mot, j’appellerai le monde, et vous ferai ici assommer de coups.

— Ho ! dit-il, vous n’êtes tant male[1113] que vous dites ; non, ou je suis bien trempé à votre physionomie, car plutôt la terre monterait ès cieux, et les hauts cieux descendraient en l’abîme, et tout ordre de nature serait perverti qu’en si grande beauté et élégance comme la vôtre y eût une goutte de fiel ni de malice. L’on dit bien qu’à grand peine :

Vit-on jamais femme belle
Qui aussi ne fût rebelle.

« Mais cela est dit de ces beautés vulgaires. La vôtre est tant excellente, tant singulière, tant céleste que je crois que nature l’a mise en vous comme un parangon[1114] pour nous donner entendre combien elle peut faire quand elle veut employer toute sa puissance et tout son savoir. Ce n’est que miel, ce n’est que sucre, ce n’est que manne céleste de tout ce qu’est en vous. C’était à vous à qui Pâris devait adjuger la pomme d’or, non à Vénus, non, ni à Junon, ni à Minerve, car onques n’y eut tant de magnificence en Junon, tant de prudence en Minerve, tant d’élégance en Vénus comme y a en vous. Ô dieux et déesses célestes ! que heureux sera celui à qui ferez celle grâce de cette-ci accoler, de la baiser et de frotter son lard avec elle ! Par Dieu, ce sera moi, je le vois bien, car déjà elle m’aime tout à plein, je le connais et suis à ce prédestiné des fées. Donc pour gagner temps, boutte[1115], pousse, enjambons. »

Et la voulait embrasser, mais elle fit semblant de se mettre à la fenêtre pour appeler les voisins à la force. Adonc sortit Panurge bien tôt et lui dit en fuyant : « Madame, attendez-moi ici, je les vais quérir moi-même, n’en prenez la peine. » Ainsi s’en alla, sans grandement se soucier du refus qu’il avait eu, et n’en fit onques pire chère.

Au lendemain il se trouva à l’église à l’heure qu’elle allait à la messe, à l’entrée lui bailla de l’eau bénite, s’inclinant parfondément[1116] devant elle, après s’agenouilla auprès d’elle familièrement et lui dit : « Madame, sachez que je suis tant amoureux de vous que je n’en peux ni pisser ni fienter : je ne sais comment l’entendez. S’il m’en advenait quelque mal, qu’en serait-il ?

— Allez, dit-elle, je ne m’en soucie : laissez-moi ici prier Dieu.

— Mais, dit-il, équivoquez sur à Beaumont-le-Vicomte.

— Je ne saurais, dit-elle.

— C’est, dit-il, à Beau con le Vit monte, et sur cela, priez Dieu qu’il me donne ce que votre noble cœur désire, et me donnez ces patenôtres[1117] par grâce.

— Tenez, dit-elle, et ne me tabustez[1118] plus. »

Ce dit, lui voulait tirer ses patenôtres qui étaient de cestrin[1119] avec grosses marques d’or ; mais Panurge promptement tira un de ses couteaux, et les coupa très bien, et les emporta à la friperie, lui disant : « Voulez-vous mon couteau ?

— Non, non, dit-elle.

— Mais, dit-il, à propos, il est bien à votre commandement, corps et biens, tripes et boyaux. »

Cependant la dame n’était fort contente de ses patenôtres, car c’était une de ses contenances à l’église, et pensait : « Ce bon bavard ici est quelque éventé, homme d’étrange[1120] pays : je ne recouvrerai jamais mes patenôtres. Que m’en dira mon mari ? Il se courroucera à moi, mais je lui dirai qu’un larron me les a coupées dedans l’église, ce qu’il croira facilement, voyant encore le bout du ruban à ma ceinture. »

Après dîner, Panurge l’alla voir, portant en sa manche une grande bourse pleine d’écus du Palais et de jetons, et lui commença dire : « Lequel des deux aime plus l’autre, ou vous moi, ou moi vous ? » À quoi elle répondit : « Quant est de moi, je ne vous hais point, car comme Dieu le commande, j’aime tout le monde.

— Mais à propos, dit-il, n’êtes-vous amoureuse de moi ?

— Je vous ai, dit-elle, jà dit tant de fois que vous ne me tinssiez plus telles paroles. Si vous m’en parlez encore, je vous montrerai que ce n’est à moi à qui vous devez ainsi parler de déshonneur. Partez d’ici et me rendez mes patenôtres, à ce que mon mari ne me les demande.

— Comment, dit-il, madame, vos patenôtres ? Non ferai, par mon sergent ! mais je vous en veux bien donner d’autres. En aimerez-vous mieux d’or bien émaillé en forme de grosses sphères, ou de beaux lacs d’amour, ou bien toutes massives comme gros lingots, ou si en voulez d’ébène, ou de gros hyacinthes, de gros grenats taillés avec les marches[1121] de fines turquoises, ou de beaux topazes marchés[1122] de fins saphirs, ou de beaux balais[1123] à tout[1124] grosses marches de diamants à vingt et huit carres[1125] ? Non, non, c’est trop peu. J’en sais un beau chapelet de fines émeraudes marchées d’ambre gris, coscoté[1126], et à la boucle un union[1127] persique, gros comme une pomme d’orange. Elles ne coûtent que vingt et cinq mille ducats ; je vous en veux faire un présent, car j’en ai du comptant. »

Et de ce disait, faisant sonner ses jetons comme si ce fussent écus au soleil : « Voulez-vous une pièce de velours violet cramoisi, teint en graine[1128], une pièce de satin broché ou bien cramoisi ? Voulez-vous chaînes, dorures, templettes[1129], bagues ? Il ne faut que dire oui. Jusques à cinquante mille ducats, ce ne m’est rien cela. » Par la vertu desquelles paroles il lui faisait venir l’eau à la bouche. Mais elle lui dit : « Non, je vous remercie, je ne veux rien de vous.

— Par Dieu, dit-il, si veux bien moi de vous ; mais c’est chose qui ne vous coûtera rien et n’en aurez rien moins. Tenez, (montrant sa longue braguette) voici maître Jean Chouart qui demande logis. » Et après la voulait accoler. Mais elle commença à s’écrier, toutefois non trop haut. Adonc Panurge tourna son faux visage, et lui dit : « Vous ne voulez donc autrement me laisser un peu faire ? Bren[1130] pour vous ! Il ne vous appartient tant de bien ni d’honneur ; mais, par Dieu ! je vous ferai chevaucher aux chiens. » Et ce dit, s’enfuit le grand pas de peur des coups, lesquels il craignait naturellement.


COMMENT PANURGE FIT UN TOUR À LA DAME PARISIENNE, QUI NE FUT POINT À SON AVANTAGE.

Or notez que le lendemain était la grande fête du corps-Dieu, à laquelle toutes les femmes se mettent en leur triomphe d’habillements, et pour ce jour, ladite dame s’était vêtue d’une très belle robe de satin cramoisi et d’une cotte de velours blanc bien précieux. Le jour de la vigile, Panurge chercha tant, d’un côté et d’autre, qu’il trouva une lycisque orgoose[1131], laquelle il lia avec sa ceinture et la mena en sa chambre, et la nourrit très bien ce dit jour et toute la nuit. Au matin, la tua et en prit ce que savent les géomantiens grégeois[1132], et le mit en pièces le plus menu qu’il put, et les emporta bien cachées, et alla à l’église où la dame devait aller pour suivre la procession, comme est de coutume à ladite fête. Et alors qu’elle entra, Panurge lui donna de l’eau bénite, bien courtoisement la saluant, et quelque peu de temps après qu’elle eût dit ses menus suffrages, il se va joindre à elle en son banc, et lui bailla un rondeau par écrit, en la forme que s’ensuit :


Rondeau

Pour cette fois qu’à vous, dame très belle,
Mon cas disais, par trop fûtes rebelle
De me chasser, sans espoir de retour,
Vu qu’à vous oncq[1133] ne fis austère tour
En dit, ni fait, en soupçon ni libelle.
Si tant à vous déplaisait ma querelle,
Vous pouviez par vous, sans maquerelle,
Me dire : « Ami, partez d’ici entour.
Pour cette fois. »

Tort ne vous fais, si mon cœur vous décèle,
En remontrant comme l’ard[1134] l’étincelle
De la beauté que couvre votre atour,
Car rien n’y quiers, sinon qu’en votre tour
Me fassiez de hait[1135] la combrecelle[1136],
Pour cette fois.

Et, ainsi qu’elle ouvrit le papier, pour voir que c’était, Panurge promptement sema la drogue qu’il avait sur elle en divers lieux, et mêmement[1137] aux replis de ses manches et de sa robe, puis lui dit : « Madame, les pauvres amants ne sont toujours à leur aise. Quand est de moi, j’espère que

Les males[1138] nuits,
Les travaux et ennuis,

esquels me tient l’amour de vous, me seront en déduction

d’autant des peines du purgatoire. À tout le moins, priez Dieu qu’il me donne en mon mal patience. »

Panurge n’eut achevé ce mot, que tous les chiens qui étaient en l’église accoururent à cette dame pour l’odeur des drogues qu’il avait épandu sur elle. Petits et grands, gros et menus, tous y venaient tirants le membre et la sentants et pissants partout sur elle : c’était la plus grande vilenie du monde.

Panurge les chassa quelque peu, puis d’elle prit congé et se retira en quelque chapelle pour voir le déduit[1139], car ces vilains chiens compissaient tous ses habillements, tant qu’un grand lévrier lui pissa sur la tête, les autres aux manches, les autres à la croupe, les petits pissaient sur ses patins, en sorte que toutes les femmes de là autour avaient beaucoup affaire à la sauver. Et Panurge de rire, et dit à quelqu’un des seigneurs de la ville : « je crois que cette dame-là est en chaleur ou bien que quelque lévrier l’a couverte fraîchement. » Et quand il vit que tous les chiens grondaient bien à l’entour d’elle, comme ils font autour d’une chienne chaude, partit de là et alla quérir Pantagruel. Par toutes les rues où il trouvait chiens, il leur baillait un coup de pied, disant : « N’irez-vous pas avec vos compagnons aux noces ? Devant, devant, de par le diable, devant ! »

Et arrivé au logis, dit à Pantagruel : « Maître, je vous prie, venez voir tous les chiens du pays qui sont assemblés à l’entour d’une dame, la plus belle de cette ville, et la veulent joqueter[1140]. » À quoi volontiers consentit Pantagruel et vit le mystère qu’il trouva fort beau et nouveau.

Mais le bon fut à la procession, en laquelle furent vus plus de six cents mille et quatorze chiens à l’entour d’elle, lesquels lui faisaient mille haires[1141] ; et partout où elle passait, les chiens frais venus la suivaient à la trace, pissants par le chemin où ses robes avaient touché. Tout le monde s’arrêtait à ce spectacle, considérant les contenances de ces chiens qui lui montaient jusques au col et lui gâtèrent tous ses beaux accoutrements, à quoi ne sut trouver aucun remède, sinon soi retirer en son hôtel. Et chiens d’aller après, et elle de se cacher, et chambrières de rire. Quand elle fut entrée en sa maison, et fermé la porte après elle, tous les chiens y accouraient de demie lieue, et compissèrent si bien la porte de sa maison qu’ils y firent un ruisseau de leurs urines auquel les canes eussent bien nagé, et c’est celui ruisseau qui, de présent, passe à Saint-Victor, auquel Gobelin teint l’écarlate, pour la vertu spécifique de ces pisse chiens, comme jadis prêcha publiquement notre maître Doribus. Ainsi vous ait Dieu, un moulin y eût pu moudre, non tant toutefois que ceux du Bazacle à Toulouse.


COMMENT PANTAGRUEL PARTIT DE PARIS OYANT NOUVELLES QUE LES DIPSODES ENVAHISSAIENT LE PAYS DES AMAUROTES, ET LA CAUSE POURQUOI LES LIEUES SONT TANT PETITES EN FRANCE.

Peu de temps après, Pantagruel ouït nouvelles que son père Gargantua avait été translaté au pays des Fées par Morgue, comme fut jadis Ogier et Artus ; ensemble[1142] que, le bruit de sa translation entendu, les Dipsodes étaient issus de leurs limites et avaient gâté un grand pays d’Utopie, et tenaient pour lors la grande ville des Amaurotes assiégée. Dont partit de Paris sans dire adieu à nulli[1143], car l’affaire requérait diligence, et vint à Rouen.

Or en cheminant, voyant Pantagruel que les lieues de France étaient petites par trop au regard des autres pays, en demanda la cause et raison à Panurge, lequel lui dit une histoire que met Marotus du Lac, monachus, ès gestes des rois de Canarre, disant que :

« D’ancienneté, les pays n’étaient distincts par lieues, milliaires, stades, ni parasanges, jusques à ce que le roi Pharamond les distingua, ce que fut fait en la manière que s’ensuit : car il prit dedans Paris cent beaux jeunes et galants compagnons bien délibérés[1144] et cent belles garces picardes, et les fit bien traiter et bien panser par huit jours, puis les appela, et à un chacun bailla sa garce avec force argent pour les dépens, leur faisant commandement qu’ils allassent en divers lieux par ci et par là, et à tous les passages qu’ils biscoteraient leurs garces qu’ils missent une pierre, et ce serait une lieue. Ainsi les compagnons joyeusement partirent et pour ce qu’ils étaient frais et de séjour[1145], ils fanfreluchaient à chaque bout de champ, et voilà pourquoi les lieues de France sont tant petites.

« Mais quand ils eurent long chemin parfait, et étaient jà las comme pauvres diables et n’y avait plus d’olif en li caleil[1146], ils ne belinaient si souvent et se contentaient bien (j’entends quant aux hommes) de quelque méchante et paillarde fois le jour. Et voilà qui fait les lieues de Bretagne, des Lanes[1147], d’Allemagne et autres pays plus éloignés, si grandes. Les autres mettent d’autres raisons, mais celle-là me semble la meilleure. »

À quoi consentit volontiers Pantagruel.

Partants de Rouen, arrivèrent à Hommefleur[1148] où se mirent sur mer Pantagruel, Panurge, Épistémon, Eusthènes et Carpalim. Auquel lieu attendants le vent propice et calfatant leur nef, reçut d’une dame de Paris, laquelle il avait entretenue bonne espace de temps, unes lettres inscrites au-dessus :

Au plus aimé des belles et moins loyal des preux.
P. N. T. G. R. L.

LETTRES QU’UN MESSAGER APPORTA À PANTAGRUEL D’UNE DAME DE PARIS, ET L’EXPOSITION D’UN MOT ÉCRIT EN UN ANNEAU D’OR.

Quand Pantagruel eut lu l’inscription, il fut bien ébahi et, demandant audit messager le nom de celle qui l’avait envoyé, ouvrit les lettres et rien ne trouva dedans écrit, mais seulement un anneau d’or, avec un diamant en table. Lors appela Panurge et lui montra le cas. À quoi Panurge lui dit que la feuille de papier était écrite, mais c’était par telle subtilité que l’on n’y voyait point d’écriture, et pour le savoir la mit auprès du feu, pour voir si l’écriture était faite avec du sel ammoniac détrempé en eau. Puis la mit dedans l’eau pour savoir si la lettre était écrite du suc de tithymale[1149]. Puis la montra à la chandelle, si elle était point écrite du jus d’oignons blancs.

Puis en frotta une partie d’huile de noix, pour voir si elle était point écrite de lexif[1150] de figuier. Puis en frotta une part de lait de femme allaitant sa fille première née, pour voir si elle était point écrite de sang de rubettes[1151]. Puis en frotta un coin de cendres d’un nid d’arondelles[1152], pour voir si elle était écrite de rosée qu’on trouve dedans les pommes d’Alicacabut[1153]. Puis en frotta un autre bout de la sanie des oreilles, pour voir si elle était écrite de fiel de corbeau. Puis la trempa en vinaigre, pour voir si elle était écrite de lait d’épurge[1154]. Puis la graissa d’axonge de souris chauves, pour voir si elle était écrite avec sperme de baleine qu’on appelle ambre gris. Puis la mit tout doucement dedans un bassin d’eau fraîche, et soudain la tira, pour voir si elle était écrite avec alun de plume. Et voyant qu’il n’y connaissait rien, appela le messager et lui demanda : « Compaing[1155], la dame qui t’a ici envoyé t’a-t-elle point baillé de bâton pour apporter ? » pensant que fut la finesse que met Aulu-Gelle. Et le messager lui répondit : « Non, monsieur. » Adonc Panurge lui voulut faire raire[1156] les cheveux, pour savoir si la dame avait fait écrire avec fort moret[1157] sur sa tête rase ce qu’elle voulait mander, mais, voyant que ses cheveux étaient fort grands, il désista, considérant qu’en si peu de temps ses cheveux n’eussent crus si longs.

Alors dit à Pantagruel : « Maître, par les vertus Dieu, je n’y saurais que faire ni dire. J’ai employé, pour connaître si rien y a ici écrit, une partie de ce qu’en met messer Francesco di Nianto, le Toscan, qui a écrit la manière de lire lettres non apparentes, et ce qu’écrit Zoroaster Peri Grammaton acriton, et Calphurnius Bassus, de Litteris illegibilibus ; mais je n’y vois rien et crois qu’il n’y a autre chose que l’anneau. Or le voyons. »

Lors le regardant, trouvèrent écrit par dedans en hébreu : Lamah hazabthani, dont appelèrent Épistémon, lui demandant que c’était à dire ? À quoi répondit que c’étaient mots hébraïques signifiant : « Pourquoi m’as-tu laissé ? » Dont soudain répliqua Panurge : « J’entends le cas. Voyez-vous ce diamant ? c’est un diamant faux. Telle est donc l’exposition de ce veut dire la dame : « Dis, amant faux, pourquoi m’as-tu laissée ? » Laquelle exposition entendit Pantagruel incontinent et lui souvint comment, à son départir[1158], il n’avait dit adieu à la dame, et s’en contristait, et volontiers fût retourné à Paris pour faire sa paix avec elle. Mais Épistémon lui réduit à mémoire le département d’Énée d’avec Didon, et le dit[1159] d’Héraclides Tarentin que la navire restant à l’ancre, quand la nécessité presse, il faut couper la corde plutôt que perdre temps à la délier, et qu’il devait laisser tous pensements[1160] pour survenir[1161] à la ville de sa nativité qui était en danger.

De fait, une heure après, se leva le vent nommé nord-nord-ouest, auquel ils donnèrent pleines voiles, et prirent la haute mer, et en brefs jours, passants par Porto Santo et par Madère, firent escale ès îles de Canarre. De là partants, passèrent par Cap Blanco, par Senege, par Cap Virido, par Gambre, par Sagres, par Melli, par le Cap de Bona Speranza[1162] et firent escale au royaume de Mélinde. De là partants, firent voile au vent de la transmontane[1163], passants par Meden[1164], par Uti, par Uden, par Gelasim, par les îles des Fées et jouxte le royaume d’Achorie[1165] finalement arrivèrent au port d’Utopie, distant de la ville des Amaurotes par trois lieues et quelque peu davantage.

Quand ils furent en terre quelque peu rafraîchis, Pantagruel dit : « Enfants, la ville n’est loin d’ici ; devant que marcher outre, il serait bon délibérer de ce qu’est à faire, afin que ne semblons ès Athéniens, qui ne consultaient jamais sinon après le cas fait. Êtes-vous délibérés[1166] de vivre et mourir avec moi ?

— Seigneur, oui, dirent-ils tous, tenez-vous assuré de nous comme de vos doigts propres.

— Or, dit-il, il n’y a qu’un point que tienne mon esprit suspendu et douteux : c’est que je ne sais en quel ordre ni en quel nombre sont les ennemis qui tiennent la ville assiégée, car, quand je le saurais, je m’y en irais en plus grand assurance. Par ce, avisons ensemble du moyen comment nous le pourrons savoir. »

À quoi tous ensemble dirent : « Laissez-nous y aller voir et nous attendez ici, car pour tout le jourd’hui, nous vous en apporterons nouvelles certaines.

— Je, dit Panurge, entreprends d’entrer en leur camp par le milieu des gardes et du guet, et banqueter avec eux et bragmarder à leurs dépens, sans être connu de nulli[1167], visiter l’artillerie, les tentes de tous les capitaines et me prélasser par les bandes[1168] sans jamais être découvert : le diable ne m’affinerait[1169] pas, car je suis de la lignée de Zopire.

— Je, dit Épistémon, sais tous les stratagèmes et prouesses des vaillants capitaines et champions du temps passé, et toutes les ruses et finesses de discipline militaire ; j’irai, et, encore que fusse découvert et décelé, j’échapperai en leur faisant croire de vous tout ce que me plaira, car je suis de la lignée de Sinon.

— Je, dit Eusthènes, entrerai par à travers leurs tranchées, malgré le guet et tous les gardes, car je leur passerai sur le ventre et leur romprai bras et jambes et fussent-ils aussi forts que le diable, car je suis de la lignée d’Hercules.

— Je, dit Carpalim, y entrerai si les oiseaux y entrent, car j’ai le corps tant allègre que j’aurai sauté leurs tranchées et percé outre[1170] tout leur camp devant qu’ils m’aient aperçu, et ne crains ni trait, ni flèche, ni cheval tant soit léger et fût-ce Pégase de Perseus, ou Pacolet, que devant eux je n’échappe gaillard et sauf. J’entreprends de marcher sur les épis de blé, sur l’herbe des prés, sans qu’elle fléchisse dessous moi, car je suis de la lignée de Camille Amazone. »


COMMENT PANURGE, CARPALIM, EUSTHÈNES, ÉPISTÉMON, COMPAGNONS DE PANTAGRUEL, DÉCONFIRENT SIX CENTS SOIXANTE CHEVALIERS BIEN SUBTILEMENT.

Ainsi qu’il disait cela, ils avisèrent six cents soixante chevaliers montés à l’avantage[1171] sur chevaux légers, qui accouraient là voir quelle navire c’était qui était de nouveau abordée au port, et couraient à bride avalée[1172] pour les prendre s’ils eussent pu. Lors dit Pantagruel : « Enfants, retirez-vous en la navire. Voyez ci de nos ennemis qui accourent, mais je vous les tuerai ici comme bêtes et fussent-ils dix fois autant ; cependant retirez-vous et en prenez votre passe-temps. » Adonc répondit Panurge : « Non, seigneur, il n’est de raison que ainsi fassiez ; mais au contraire, retirez-vous en la navire et vous et les autres, car moi tout seul les déconfirai ici, mais y ne faudra pas tarder : avancez-vous. » À quoi dirent les autres : « C’est bien dit. Seigneur, retirez-vous et nous aiderons ici à Panurge, et vous connaîtrez que nous savons faire. » Adonc Pantagruel dit : « Or, je le veux bien, mais au cas que fussiez plus faibles, je ne vous faudrai[1173]. »

Alors Panurge tira deux grandes cordes de la nef, et les attacha au tour qui était sur le tillac et les mit en terre et en fit un long circuit, l’un plus loin, l’autre dedans cetui-là, et dit à Épistémon : « Entrez dedans la navire et quand je vous sonnerai, tournez le tour sur le tillac diligentement, en ramenant à vous ces deux cordes. » Puis dit à Eusthènes et à Carpalim : « Enfants, attendez ici et vous offrez à ces ennemis franchement et obtempérez à eux, et faites semblant de vous rendre ; mais avisez que n’entrez au cerne[1174] de ces cordes : retirez-vous toujours hors. » Et incontinent entra dedans la navire, et prit un faix[1175] de paille et une botte[1176] de poudre de canon et l’épandit par le cerne des cordes, et, avec une migraine[1177] de feu, se tint auprès. Soudain arrivèrent à grande force les chevaliers et les premiers choquèrent[1178] jusques auprès de la navire, et parce que le rivage glissait, tombèrent eux et leurs chevaux, jusques au nombre de quarante et quatre. Quoi voyants les autres, approchèrent, pensants qu’on leur eût résisté à l’arrivée. Mais Panurge leur dit : « Messieurs, je crois que vous soyez fait mal, pardonnez-le nous, car ce n’est de nous, mais c’est de la lubricité de l’eau de mer, qui est toujours onctueuse. Nous nous rendons à votre bon plaisir. » Autant en dirent ses deux compagnons, et Épistémon qui était sur le tillac. Cependant Panurge s’éloignait, et, voyant que tous étaient dedans le cerne des cordes et que ses deux compagnons s’en étaient éloignés, faisants place à tous ces chevaliers qui à foule allaient pour voir la nef et qui étaient dedans, soudain cria à Épistémon : « Tire, tire. » Lors Épistémon commença tirer au tour, et les deux cordes s’empêtrèrent entre les chevaux et les ruaient[1179] par terre bien aisément avec les chevaucheurs ; mais eux, ce voyant, tirèrent à l’épée et les voulaient défaire, dont Panurge met le feu en la traînée et les fit tous là brûler comme âmes damnées : hommes et chevaux, nul n’en échappa, excepté un qui était monté sur un cheval turc, qui le gagna à fuir ; mais quand Carpalim l’aperçut, il courut après en telle hâtiveté et allégresse qu’il l’attrapa en moins de cent pas, et, sautant sur la croupe de son cheval, l’embrassa par derrière et l’amena à la navire.

Cette défaite parachevée, Pantagruel fut bien joyeux et loua merveilleusement l’industrie de ses compagnons, et les fit rafraîchir et bien repaître sur le rivage joyeusement, et boire d’autant[1180] le ventre contre terre, et leur prisonnier avec eux familièrement, sinon que le pauvre diable n’était point assuré que Pantagruel ne le dévorât tout entier, ce qu’il eût fait, tant avait la gorge large, aussi facilement que feriez un grain de dragée, et ne lui eût monté en sa bouche en plus qu’un grain de millet en la gueule d’un âne.


COMMENT PANTAGRUEL ET SES COMPAGNONS ÉTAIENT FÂCHÉS DE MANGER DE LA CHAIR SALÉE, ET COMME CARPALIM ALLA CHASSER POUR AVOIR DE LA VENAISON.

Ainsi comme ils banquetaient, Carpalim dit : « Et ventre saint Quenet, ne mangerons-nous jamais de venaison ? Cette chair salée m’altère tout. Je vous vais apporter ici une cuisse de ces chevaux qu’avons fait brûler : elle sera assez bien rôtie. » Tout ainsi qu’il se levait pour ce faire, aperçut à l’orée du bois un beau grand chevreuil qui était issu du fort[1181], voyant le feu de Panurge, à mon avis. Incontinent, courut après de telle roideur qu’il semblait que fût un carreau d’arbalète, et l’attrapa en un moment, et, en courant, prit de ses mains en l’air : quatre grandes outardes, sept bitards[1182], vingt et six perdrix grises, trente et deux rouges, seize faisans, neuf bécasses, dix et neuf hérons, trente et deux pigeons ramiers, et tua de ses pieds dix ou douze que levrauts que lapins, qui jà étaient hors de page, dix-huit râles parés[1183] ensemble, quinze sanglerons[1184], deux blaireaux, trois grands renards.

Frappant donc le chevreuil de son malcus[1185] à travers la tête, le tua et l’apportant, recueillit ses levrauts, râles et sanglerons, et, de tant loin que put être ouï, s’écria, disant :« Panurge, mon ami, vinaigre, vinaigre ! » dont pensait le bon Pantagruel que le cœur lui fît mal et commanda qu’on lui apprêtât du vinaigre. Mais Panurge entendit bien qu’il y avait levraut au croc. De fait, montra au noble Pantagruel comment il portait à son col un beau chevreuil et toute sa ceinture brodée de levrauts.

Soudain Épistémon fit, au nom des neuf Muses, neuf belles broches de bois à l’antique (Eusthènes aidait à écorcher), et Panurge mit deux selles d’armes des chevaliers en tel ordre qu’elles servirent de Iandiers, et firent rôtisseur leur prisonnier, et au feu où brûlaient les chevaliers firent rôtir leur venaison, et après, grand’chère à force vinaigre. Au diable l’un qui se feignait[1186] ! c’était triomphe de les voir bâfrer. Lors dit Pantagruel : « Plût à Dieu que chacun de vous eut deux paires de sonnettes de sacre[1187] au menton et que j’eusse au mien les grosses horloges de Rennes, de Poitiers, de Tours et de Cambrai, pour voir l’aubade que nous donnerions au remuement de nos badigoinces !

— Mais, dit Panurge, il vaut mieux penser de notre affaire un peu, et par quel moyen nous pourrons venir au-dessus de nos ennemis.

— C’est bien avisé, » dit Pantagruel. Pourtant demanda à leur prisonnier : « Mon ami, dis-nous ici la vérité, et ne nous mens en rien si tu ne veux être écorché tout vif, car c’est moi qui mange les petits enfants. Conte-nous entièrement l’ordre, le nombre et la forteresse de l’armée. »

À quoi répondit le prisonnier : « Seigneur, sachez pour la vérité qu’en l’armée sont trois cents géants, tous armés de pierre de taille, grands à merveilles, toutefois non tant du tout que vous, excepté un qui est leur chef et a nom Loupgarou, et est tout armé d’enclumes cyclopiques ; cent soixante et trois mille piétons tous armés de peaux de lutins, gens forts et courageux ; onze mille quatre cents hommes d’armes ; trois mille six cents doubles canons et d’espingarderie[1188] sans nombre ; quatre vingts quatorze mille pionniers ; cent cinquante mille putains belles comme déesses (voilà pour moi, dit Panurge), dont les aucunes sont Amazones, les autres Lyonnaises, les autres Parisiennes, Tourangelles, Angevines, Poitevines, Normandes, Allemandes, de tous pays et toutes langues y en a.

— Voire mais, dit Pantagruel, le roi y est-il ?

— Oui, sire, dit le prisonnier, il y est en personne, et nous le nommons Anarche, roi des Dipsodes, qui vaut autant à dire comme gens altérés, car vous ne vîtes onques gens tant altérés ni buvants plus volontiers, et a sa tente en la garde des géants.

— C’est assez, dit Pantagruel. Sus, enfans, êtes-vous délibérés[1189] d’y venir avec moi ? »

À quoi répondit Panurge : « Dieu confonde qui vous laissera. J’ai jà pensé comment je vous les rendrai tous morts comme porcs, qu’il n’en échappera au diable le jarret. Mais je me soucie quelque peu d’un cas.

— Et qu’est-ce ? dit Pantagruel.

— C’est, dit Panurge, comment je pourrai avanger[1190] à braquemarder toutes les putains qui y sont en cette après-dînée,

Qu’il n’en échappe pas une,
Que je ne taboure[1191] en forme commune.

— Ha ! ha ! ha ! dit Pantagruel. »

Et Carpalim dit : « Au diable de Biterne[1192] ! par Dieu, j’en embourrerai[1193] quelqu’une.

— Et je, dit Eusthènes, quoi ? qui ne dressai onques puis que bougeâmes de Rouen, au moins que l’aiguille montât jusques sur les dix ou onze heures, voire encore que l’aie dur et fort comme cent diables.

— Vraiment, dit Panurge, tu en auras des plus grasses et des plus refaites[1194].

— Comment, dit Épistémon, tout le monde chevauchera et je mènerai l’âne ! Le diable emporte qui en fera rien ! Nous userons du droit de guerre, qui potest capere capiat.

— Non, non, dit Panurge. Mais attache ton âne à un croc et chevauche comme le monde. »

Et le bon Pantagruel riait à tout, puis leur dit : « Vous comptez sans votre hôte. J’ai grand peur que, devant qu’il soit nuit, ne vous voie en état que n’aurez grande envie d’arresser[1195] et qu’on vous chevauchera à grand coup de pique et de lance.

— Baste, dit Épistémon. Je vous les rends à rôtir ou bouillir, à fricasser, ou mettre en pâte. Ils ne sont en si grand nombre comme avait Xerxès, car il avait trente cents mille combattants, si croyez Hérodote et Troge Pompone[1196], et toutefois Thémistocles à peu de gens les déconfit. Ne vous souciez, pour Dieu !

— Merde, merde, dit Panurge. Ma seule braguette époussètera tous les hommes, et saint Balletrou, qui dedans y repose, décrottera toutes les femmes.

— Sus donc, enfants, dit Pantagruel, commençons à marcher. »


COMMENT PANTAGRUEL EUT VICTOIRE BIEN ÉTRANGEMENT DES DIPSODES ET DES GÉANTS.

Après tous ces propos, Pantagruel appela leur prisonnier et le renvoya, disant : « Va-t’en à ton roi en son camp, et lui dis nouvelles de ce que tu as vu, et qu’il se délibère[1197] de me festoyer demain sur le midi, car incontinent que mes galères seront venues, qui sera de matin au plus tard, je lui prouverai par dix-huit cents mille combattants et sept mille géants tous plus grands que tu me vois, qu’il a fait follement et contre raison d’assaillir ainsi mon pays. » En quoi feignait Pantagruel avoir armée sur mer.

Mais le prisonnier répondit qu’il se rendait son esclave et qu’il était content de jamais ne retourner à ses gens, ains[1198] plutôt combattre avec Pantagruel contre eux, et pour Dieu ! qu’ainsi le permît.

À quoi Pantagruel ne voulut consentir, ains lui commanda que partît de là brièvement, et allât ainsi qu’il avait dit, et lui bailla une boîte pleine d’euphorbe et de grains de coccognide[1199], confits en eau ardente, en forme de compote, lui commandant la porter à son roi et lui dire que, s’il en pouvait manger une once sans boire, qu’il pourrait à lui résister sans peur.

Adonc le prisonnier le supplia à jointes mains qu’à l’heure de sa bataille il eût de lui pitié, dont lui dit Pantagruel : « Après que tu auras le tout annoncé à ton roi, mets tout ton espoir en Dieu, et il ne te délaissera point, car de moi, encore que sois puissant, comme tu peux voir, et aie gens infinis en armes, toutefois je n’espère en ma force ni en mon industrie, mais toute ma fiance[1200] est en Dieu mon protecteur, lequel jamais ne délaisse ceux qui en lui ont mis leur espoir et pensée. »

Ce fait, le prisonnier lui requit que, touchant sa rançon, il lui voulût faire parti raisonnable.

À quoi répondit Pantagruel que sa fin[1201] n’était de piller ni rançonner les humains, mais de les enrichir et réformer en liberté totale : « Va-t’en, dit-il, en la paix de Dieu vivant, et ne suis jamais mauvaise compagnie, que[1202] malheur ne t’advienne. »

Le prisonnier parti, Pantagruel dit à ses gens : « Enfants, j’ai donné à entendre à ce prisonnier que nous avons armée sur mer, ensemble que nous ne leur donnerons l’assaut que jusques à demain sur le midi, à celle fin que eux, doutant[1203] la grande venue de gens, cette nuit s’occupent à mettre en ordre et soi remparer ; mais cependant mon intention est que nous chargeons sur eux environ l’heure du premier somme. »

Laissons ici Pantagruel avec ses apostoles[1204], et parlons du roi Anarche et de son armée.

Quand donc le prisonnier fut arrivé, il se transporta vers le roi, et lui conta comment était venu un grand géant, nommé Pantagruel, qui avait déconfit et fait rôtir cruellement tous les six cents cinquante et neuf chevaliers, et lui seul était sauvé pour en porter les nouvelles. Davantage[1205] avait charge dudit géant de lui dire qu’il lui apprêtât au lendemain sur le midi à dîner, car il délibérait[1206] de l’envahir à ladite heure.

Puis lui bailla celle boîte en laquelle étaient les confitures. Mais tout soudain qu’il en eut avalé une cuillerée, lui vint tel échauffement de gorge, avec ulcération de la luette, que la langue lui pela, et pour remède qu’on lui fit, ne trouva allégement quelconque sinon de boire sans rémission, car, incontinent qu’il ôtait le gobelet de la bouche, la langue lui brûlait. Par ce l’on ne faisait que lui entonner vin en gorge avec un embut[1207]. Ce que voyants ses capitaines, bachas et gens de garde, goûtèrent desdites drogues pour éprouver si elles étaient tant altératives[1208], mais il leur en prit comme à leur roi. Et tous flaconnèrent si bien que le bruit vint par tout le camp comment le prisonnier était de retour, et qu’ils devaient avoir au lendemain l’assaut et que à ce jà se préparait le roi et les capitaines, ensemble[1209] les gens de garde et ce par boire à tirelarigot. Par quoi un chacun de l’armée commença martiner[1210], chopiner et trinquer de même. Somme, ils burent tant et tant qu’ils s’endormirent comme porcs sans ordre parmi le camp.

Maintenant, retournons au bon Pantagruel, et racontons comment il se porta[1211] en cette affaire.

Partant du lieu du trophée, prit le mât de leur navire en sa main comme un bourdon, et mit dedans la hune deux cents trente et sept poinçons de vin blanc d’Anjou, du reste de Rouen, et attacha à sa ceinture la barque toute pleine de sel, aussi aisément comme les lansquenets portent leurs petits panerots[1212], et ainsi se mit en chemin avec ses compagnons. Quand il fut près du camp des ennemis, Panurge lui dit : « Seigneur, voulez-vous bien faire ? Dévalez[1213] ce vin blanc d’Anjou de la hune, et buvons ici à la bretesque[1214]. »

À quoi condescendit volontiers Pantagruel, et burent si net qu’il n’y demeura une seule goutte des deux cents trente et sept poinçons, excepté une ferrière[1215] de cuir bouilli de Tours, que Panurge emplit pour soi, car il l’appelait son vade-mecum, et quelques méchantes baissières[1216] pour le vinaigre.

Après qu’ils eurent bien tiré au chevrotin[1217], Panurge donna à manger à Pantagruel quelque diable de drogues, composées de lithontripon, néphrocatarticon[1218], cotignac[1219] cantharidisé et autres espèces diurétiques.

Ce fait, Pantagruel dit à Carpalim : « Allez en la ville, gravant[1220] comme un rat contre la muraille, comme bien savez faire, et leur dites qu’à l’heure présente ils sortent et donnent sur les ennemis, tant roidement qu’ils pourront, et, ce dit, descendez, prenant une torche allumée avec laquelle vous mettrez le feu dedans toutes les tentes et pavillons du camp ; puis vous crierez tant que pourrez de votre grosse voix, et partez dudit camp.

— Voire mais, dit Carpalim, serait-ce bon que j’enclouasse toute leur artillerie ?

— Non, non, dit Pantagruel, mais bien mettez le feu en leurs poudres. »

À quoi obtempérant Carpalim, partit soudain, et fit comme avait été décrété par Pantagruel, et sortirent de la ville tous les combattants qui y étaient, et alors qu’il eut mis le feu par les tentes et pavillons, passait légèrement par sur eux sans qu’ils en sentissent rien, tant ils ronflaient et dormaient parfondément[1221]. Il vint au lieu où était l’artillerie, et mit le feu en leurs munitions ; mais ce fut le danger. Le feu fut si soudain qu’il cuida[1222] embraser le pauvre Carpalim, et n’eût été sa merveilleuse hâtiveté, il était fricassé comme un cochon. Mais il départit si roidement qu’un carreau d’arbalète ne va plus tôt.

Quand il fut hors des tranchées, il s’écria si épouvantablement qu’il semblait que tous les diables fussent déchaînés. Auquel son s’éveillèrent les ennemis ; mais savez-vous comment ? Aussi étourdis que le premier son de matines qu’on appelle en Luçonnais frotte-couille.

Cependant Pantagruel commença semer le sel qu’il avait en sa barque, et parce qu’ils dormaient la gueule bée et ouverte, il leur en remplit tout le gosier, tant que ces pauvres hères toussissaient comme renards, criant : « Ha ! Pantagruel, tant tu nous chauffes le tison ! » Soudain prit envie à Pantagruel de pisser, à cause des drogues que lui avait baillé Panurge, et pissa parmi leur camp, si bien et copieusement qu’il les noya tous, et y eut déluge particulier dix lieues à la ronde. Et dit l’histoire que si la grand jument de son père y eût été et pissé pareillement, qu’il y eût déluge plus énorme que celui de Deucalion, car elle ne pissait fois qu’elle ne fît une rivière plus grande que n’est le Rhône et le Danube.

Ce que voyants ceux qui étaient issus de la ville, disaient : « Ils sont tous morts cruellement, voyez le sang courir. » Mais ils étaient trompés, pensants de l’urine de Pantagruel que fût le sang des ennemis, car ils ne voyaient sinon au lustre du feu des pavillons[1223] et quelque peu de clarté de la lune.

Les ennemis, après soi être réveillés, voyants d’un côté le feu en leur camp et l’inondation et déluge urinal, ne savaient que dire ni que penser. Aucuns disaient que c’était la fin du monde et le jugement final, qui doit être consommé par feu ; les autres, que les dieux marins Neptune, Protéus, Tritons, autres, les persécutaient et que de fait, c’était eau marine et salée.

Ô qui pourra maintenant raconter comment se porta[1224] Pantagruel contre les trois cents géants ? Ô ma muse ! ma Calliope, ma Thalie, inspire-moi à cette heure ! Restaure-moi mes esprits, car voici le pont aux ânes de logique, voici le trébuchet, voici la difficulté de pouvoir exprimer l’horrible bataille qui fut faite.

À la mienne volonté que j’eusse maintenant un bocal du meilleur vin que burent onques ceux qui liront cette histoire tant véridique !


COMMENT PANTAGRUEL DÉFIT LES TROIS CENTS GÉANTS ARMÉS DE PIERRES DE TAILLE, ET LOUPGAROU, LEUR CAPITAINE.

Les géants, voyants que tout leur camp était noyé, emportèrent leur roi Anarche à leur col, le mieux qu’ils purent, hors du fort[1225], comme fit Enéas son père Anchises de la conflagration de Troie. Lesquels quand Panurge aperçut, dit à Pantagruel : « Seigneur, voyez là les géants qui sont issus. Donnez dessus à[1226] votre mât, galantement à la vieille escrime, car c’est à cette heure qu’il se faut montrer homme de bien, et de notre côté, nous ne vous faudrons[1227], et hardiment, que je vous en tuerai beaucoup. Car quoi ? David tua bien Goliath facilement. Moi donc qui en battrais douze tels qu’était David (car en ce temps-là ce n’était qu’un petit chiart[1228]), n’en déferai-je pas bien une douzaine ? Et puis ce gros paillard Eusthènes, qui est fort comme quatre bœufs, ne s’y épargnera. Prenez courage, choquez[1229] à travers d’estoc et de taille. » Or, dit Pantagruel : « De courage, j’en ai pour plus de cinquante francs. Mais quoi ? Hercules n’osa jamais entreprendre contre deux.

— C’est, dit Panurge, bien chié en mon nez : vous comparez-vous à Hercules ? Vous avez par Dieu plus de force aux dents et plus de sens au cul que n’eut jamais Hercules en tout son corps et âme. Autant vaut l’homme, comme il s’estime. »

Eux disants ces paroles, voici arriver Loupgarou, avec tous ses géants, lequel, voyant Pantagruel seul, fut épris de témérité et outrecuidance, par espoir qu’il avait d’occire le pauvre bonhommet, dont dit à ses compagnons géants : « Paillards[1230] de plat pays, par Mahom[1231], si aucun de vous entreprend combattre contre ceux-ci, je vous ferai mourir cruellement. Je veux que me laissiez combattre seul ; cependant vous aurez votre passetemps à nous regarder. » Adonc se retirèrent tous les géants avec leur roi là auprès, où étaient les flacons, et Panurge et ses compagnons avec eux, qui contrefaisait ceux qui ont eu la vérole, car il tordait la gueule et retirait les doigts, et en parole enrouée leur dit : « Je renie bieu[1232], compagnons, nous ne faisons point la guerre. Donnez-nous à repaître avec vous, cependant que nos maîtres s’entre-battent. » À quoi volontiers le roi et les géants consentirent, et les firent banqueter avec eux.

Cependant Panurge leur contait les fables de Turpin, les exemples de saint Nicolas et le conte de la Cicogne.

Loupgarou donc s’adressa à Pantagruel avec une masse toute d’acier, pesante neuf mille sept cents quintaux deux quarterons d’acier de Chalybes[1233], au bout de laquelle étaient treize pointes de diamants, dont la moindre était aussi grosse comme la plus grande cloche de Notre-Dame de Paris (il s’en fallait par aventure l’épaisseur d’un ongle, ou au plus, que je ne mente, d’un dos de ces couteaux qu’on appelle coupe-oreille, mais pour un petit, ni avant ni arrière), et était fée, en manière que jamais ne pouvait rompre, mais au contraire, tout ce qu’il en touchait rompait incontinent.

Ainsi donc, comme il approchait en grande fierté[1234], Pantagruel, jetant les yeux au ciel, se recommanda à Dieu de bien bon cœur, faisant vœu tel comme s’ensuit : « Seigneur Dieu, qui toujours as été mon protecteur et mon servateur[1235], tu vois la détresse en laquelle je suis maintenant. Rien ici ne m’amène, sinon zèle naturel, ainsi comme tu as octroyé ès humains de garder et défendre soi, leurs femmes, enfants, pays et famille, en cas que ne serait ton négoce[1236] propre qui est la foi, car en tel affaire tu ne veux nul coadjuteur, sinon de confession catholique et service de ta parole ; et nous as défendu toutes armes et défenses, car tu es le tout-puissant, qui, en ton affaire propre, et où ta cause propre est tirée en action, te peux défendre trop plus qu’on ne saurait estimer, toi qui as mille milliers de centaines de millions de légions d’anges, duquel[1237] le moindre peut occire tous les humains, et tourner le ciel et la terre à son plaisir, comme jadis bien apparut en l’armée de Sennachérib. Donc, s’il te plaît à cette heure m’être en aide, comme en toi seul est ma totale confiance et espoir, je te fais vœu que par toutes contrées tant de ce pays d’Utopie que d’ailleurs où j’aurai puissance et autorité, je ferai prêcher ton saint Évangile purement, simplement et entièrement, si que[1238] les abus d’un tas de papelards et faux prophètes, qui ont par constitutions humaines et inventions dépravées envenimé tout le monde, seront d’entour moi exterminés. »

Alors fut ouïe une voix du ciel, disant : « Hoc fac et vinces, » c’est-à-dire : « Fais ainsi et tu auras victoire. »

Puis voyant Pantagruel que Loupgarou approchait la gueule ouverte, vint contre lui hardiment et s’écria tant qu’il put : « À mort, ribaud ! à mort ! » pour lui faire peur, selon la discipline des Lacédémoniens, par son horrible cri. Puis lui jeta de sa barque, qu’il portait à sa ceinture, plus de dix et huit caques[1239] et un minot de sel, dont il lui emplit et gorge et gosier, et le nez et les yeux. De ce irrité, Loupgarou lui lança un coup de sa masse, lui voulant rompre la cervelle, mais Pantagruel fut habile et eut toujours bon pied, et bon œil. Par ce démarcha du pied gauche un pas en arrière, mais il ne sut si bien faire que le coup ne tombât sur la barque, laquelle rompit en quatre mille octante et six pièces, et versa le reste du sel en terre.

Quoi voyant Pantagruel, galantement ses bras déplie, et, comme est l’art de la hache, lui donna du gros bout de son mât en estoc, au-dessus de la mamelle, et retirant le coup à gauche en taillade, lui frappa entre col et collet ; puis, avançant le pied droit, lui donna sur les couillons un pic du haut bout de son mât. ? À quoi rompit la hune et versa trois ou quatre poinçons de vin qui étaient de reste, dont Loupgarou pensa qu’il lui eût incisé la vessie, et, du vin, que ce fût son urine qui en sortît.

De ce non content Pantagruel, voulait redoubler au couloir[1240], mais Loupgarou, haussant sa masse, avança son pas sur lui, et de toute sa force la voulait enfoncer sur Pantagruel. De fait, en donna si vertement que, si Dieu n’eût secouru le bon Pantagruel, il l’eût fendu depuis le sommet de la tête jusques au fond de la râtelle ; mais le coup déclina à droit par la brusque hâtiveté de Pantagruel, et entra sa masse plus de soixante et treize pieds en terre, à travers un gros rocher, dont il fit sortir le feu plus gros que neuf mille six tonneaux.

Voyant Pantagruel qu’il s’amusait à tirer sa dite masse, qui tenait en terre entre le roc, lui court sus, et lui voulait avaler[1241] la tête tout net ; mais son mât, de male[1242] fortune, toucha un peu au fût de la masse de Loupgarou, qui était fée, comme avons dit devant. Par ce moyen, son mât lui rompit à trois doigts de la poignée, dont il fut plus étonné qu’un fondeur de cloches, et s’écria : « Ha ! Panurge, où es-tu ? » Ce que oyant Panurge, dit au roi et aux géants : « Par Dieu ! ils se feront mal, qui ne les départira[1243]. » Mais les géants étaient aises comme s’ils fussent de noces. Lors Carpalim se voulut lever de là pour secourir son maître ; mais un géant lui dit : « Par Golfarin, neveu de Mahon, si tu bouges d’ici, je te mettrai au fond de mes chausses, comme on fait d’un suppositoire ; aussi bien suis-je constipé du ventre et ne peux guère bien cagar[1244], sinon à force de grincer les dents. »

Puis Pantagruel, ainsi destitué de bâton[1245], reprit le bout de son mât, en frappant torche lorgne[1246] dessus le géant ; mais il ne lui faisait mal en plus que feriez baillant une chiquenaude sur un enclume de forgeron. Cependant Loupgarou tirait de terre, sa masse et l’avait jà tirée et la parait[1247] pour en férir Pantagruel ; mais Pantagruel, qui était soudain[1248] au remuement et déclinait[1249] tous ses coups, jusqu’à ce qu’une fois, voyant que Loupgarou le menaçait, disant : « Méchant, à cette heure te hacherai-je comme chair à pâtés, jamais tu n’altéreras les pauvres gens, » Pantagruel lui frappa du pied un si grand coup contre le ventre, qu’il le jeta en arrière à jambes rebindaines[1250], et vous le traînait ainsi à l’écorche-cul plus d’un trait d’arc. Et Loupgarou s’écriait, rendant le sang par la gorge : « Mahon ! Mahom ! Mahon ! » À quelle voix se levèrent tous les géants pour le secourir. Mais Panurge leur dit : « Messieurs, n’y allez pas, si m’en croyez, car notre maître est fol et frappe à tort et à travers, et ne regarde point où. Il vous donnera malencontre. » Mais les géants n’en tinrent compte, voyant que Pantagruel était sans bâton.

Lorsque approcher les vit Pantagruel, prit Loupgarou par les deux pieds et son corps leva comme une pique en l’air, et, d’icelui armé d’enclumes, frappait parmi ces géants armés de pierres de taille, et les abattait comme un maçon fait de copeaux, que nul n’arrêtait devant lui qu’il ne ruât[1251] par terre. Dont, à la rupture de ces harnais[1252] pierreux, fut fait un si horrible tumulte qu’il me souvint quand la grosse tour de beurre, qui était à Saint-Étienne de Bourges, fondit au soleil. Panurge, ensemble Carpalim et Eusthènes, cependant égorgetaient ceux qui étaient portés par terre. Faites votre compte qu’il n’en échappa un seul, et à voir Pantagruel, semblait un faucheur qui de sa faux (c’était Loupgarou) abattait l’herbe d’un pré (c’étaient les géants), mais à cette escrime, Loupgarou perdit la tête. Ce fut quand Pantagruel en abattit un qui avait nom Riflandouille, qui était armé à haut appareil, c’était de pierres de grison, dont un éclat coupa la gorge tout outre à Épistémon, car autrement la plupart d’entre eux étaient armés à la légère : c’était de pierres de tuf et les autres de pierre ardoisine. Finalement, voyant que tous étaient morts, jeta le corps de Loupgarou tant qu’il put contre la ville, et tomba comme une grenouille sur ventre en la place mage[1253] de ladite ville, et en tombant, du coup tua un chat brûlé, une chatte mouillée, une canepetière et un oison bridé.


COMMENT PANTAGRUEL ENTRA EN LA VILLE DES AMAUROTES, ET COMMENT PANURGE MARIA LE ROI ANARCHE ET LE FIT CRIEUR DE SAUCE VERT.

Après celle victoire merveilleuse, Pantagruel envoya Carpalim en la ville des Amaurotes dire et annoncer comment le roi Anarche était pris et tous leurs ennemis défaits. Laquelle nouvelle entendue, sortirent au-devant de lui tous les habitants de la ville en bon ordre et en grande pompe triomphale, avec une liesse divine, et le conduisirent en la ville, et furent faits beaux feux de joie par toute la ville, et belles tables rondes, garnies de forces vivres, dressées par les rues. Ce fut un renouvellement du temps de Saturne, tant y fut faite lors grande chère.

Mais Pantagruel, tout le Sénat ensemble, dit : « Messieurs, cependant que le fer est chaud, il le faut battre ; pareillement, devant que nous débaucher[1254] davantage, je veux que nous allions prendre d’assaut tout le royaume des Dipsodes. Pourtant, ceux qui avec moi voudront venir, s’apprêtent à demain après boire, car lors je commencerai marcher. Non qu’il me faille gens davantage pour m’aider à le conquêter[1255], car autant vaudrait que je le tinsse déjà ; mais je vois que cette ville est tant pleine des habitants qu’ils ne peuvent se tourner par les rues. Donc je les mènerai comme une colonie en Dipsodie, et leur donnerai tout le pays qui est beau, salubre, fructueux et plaisant sur tous les pays du monde, comme plusieurs de vous savent, qui y êtes allés autrefois. Un chacun de vous qui y voudra venir soit prêt comme j’ai dit. » Ce conseil et délibération[1256] fut divulgué par la ville, et au lendemain, se trouvèrent en la place devant le palais jusques au nombre de dix-huit cents cinquante et six mille et onze, sans les femmes et petits enfants. Ainsi commencèrent à marcher droit en Dipsodie, en si bon ordre qu’ils ressemblaient ès enfants d’Israël, quand ils partirent d’Égypte pour passer la mer Rouge.

Mais, devant que poursuivre cette entreprise, je vous veux dire comment Panurge traita son prisonnier le roi Anarche. Il lui souvint de ce qu’avait raconté Épistémon, comment étaient traités les rois et riches de ce monde par les Champs-Elysées et comment ils gagnaient pour lors leur vie à vils et sales métiers.

Pourtant[1257], un jour, habilla son dit roi d’un beau petit pourpoint de toile, tout déchiqueté comme la cornette d’un Albanais, et de belles chausses à la marinière, sans souliers (car, disait-il, ils lui gâteraient la vue), et un petit bonnet pers[1258], avec une grande plume de chapon. Je faux[1259], car il m’est avis qu’il y en avait deux, et une belle ceinture de pers et vert, disant que cette livrée lui advenait[1260] bien, vu qu’il avait été pervers.

En tel point, l’amena devant Pantagruel, et lui dit : « Connaissez-vous ce rustre ?

— Non, certes, dit Pantagruel.

— C’est monsieur du roi de trois cuites. Je le veux faire homme de bien. Ces diables de rois ici ne sont que veaux et ne savent ni ne valent rien, sinon à faire des maux ès pauvres sujets et à troubler tout le monde par guerre, pour leur inique et détestable plaisir. Je le veux mettre à métier et le faire crieur de sauce vert. Or commence à crier : « Vous faut-il point de sauce vert ? » Et le pauvre diable criait. « C’est trop bas, » dit Panurge, et le prit par l’oreille, disant : « Chante plus haut, en g, sol, ré, ut. Ainsi… diable ! tu as bonne gorge, tu ne fus jamais si heureux que de n’être plus roi. »

Et Pantagruel prenait à tout plaisir, car j’ose bien dire que c’était le meilleur petit bonhomme qui fût d’ici au bout d’un bâton. Ainsi fut Anarche bon crieur de sauce vert. Deux jours après, Panurge le maria avec une vieille lanternière, et lui-même fit les noces à[1261] belles têtes de mouton, bonnes hâtilles[1262] à la moutarde et beaux tribars[1263] aux ails, dont il en envoya cinq sommades[1264] à Pantagruel, lesquelles il mangea toutes, tant il les trouva appétissantes, et à boire belle piscantine[1265] et beau cormé[1266]. Et pour les faire danser, loua un aveugle qui leur sonnait la note avec sa vielle. Après dîner, les amena au palais, et les montra à Pantagruel, et lui dit, montrant la mariée : « Elle n’a garde de péter.

— Pourquoi ? dit Pantagruel.

— Pour ce, dit Panurge, qu’elle est bien entamée.

— Quelle parole est cela ? dit Pantagruel.

— Ne voyez-vous, dit Panurge, que les châtaignes qu’on fait cuire au feu si elles sont entières, elles pètent que c’est rage, et pour les engarder de péter, l’on les entame. Aussi cette nouvelle mariée est bien entamée par le bas, ainsi elle ne pétera point. »

Pantagruel leur donna une petite loge auprès de la basse rue, et un mortier de pierre à piler la sauce, et firent en ce point leur petit ménage, et fut aussi gentil crieur de sauce vert qui fut onques vu en Utopie. Mais l’on m’a dit depuis que sa femme le bat comme plâtre, et le pauvre sot ne s’ose défendre, tant il est niais.


COMMENT PANTAGRUEL DE SA LANGUE COUVRIT TOUTE UNE ARMÉE, ET DE CE QUE L’AUTEUR VIT DEDANS SA BOUCHE.

Ainsi que Pantagruel avec toute sa bande entrèrent ès terres des Dipsodes, tout le monde en était joyeux, et incontinent se rendirent à lui, et, de leur franc vouloir, lui apportèrent les clefs de toutes les villes où il allait, excepté les Almyrodes, qui voulurent tenir contre lui, et firent réponse à ses hérauts qu’ils ne se rendraient sinon à bonnes enseignes.

« Quoi ! dit Pantagruel, en demandent-ils meilleures que la main au pot et le verre au poing ? Allons, et qu’on me les mette à sac. » Adonc tous se mirent en ordre, comme délibérés[1267] de donner l’assaut. Mais, au chemin, passant une grande campagne, furent saisis d’une grosse housée[1268] de pluie. À quoi commencèrent se trémousser et se serrer l’un l’autre. Ce que voyant Pantagruel, leur fit dire par les capitaines que ce n’était rien, et qu’il voyait bien au-dessus des nuées que ce ne serait qu’une petite rosée, mais à toutes fins, qu’ils se missent en ordre et qu’il les voulait couvrir. Lors se mirent en bon ordre et bien serrés, et Pantagruel tira sa langue seulement à demi et les en couvrit comme une geline[1269] fait ses poulets.

« Cependant, je, qui vous fais ces tant véritables contes, m’étais caché dessous une feuille de bardane, qui n’était moins large que l’arche du pont de Monstrible ; mais quand je les vis ainsi bien couverts, je m’en allai à eux rendre à l’abri, ce que je ne pus, tant ils étaient comme l’on dit, au bout de l’aune faut[1270] le drap. Donc, le mieux que je pus, montai par dessus, et cheminai bien deux lieues sur sa langue, tant que j’entrai dedans sa bouche. Mais, ô dieux et déesses, que vis-je là ? Jupiter me confonde de sa foudre trisulque[1271] si j’en mens. J’y cheminais comme l’on fait en Sophie à Constantinople, et y vis de grands rochers, comme les monts des Danois (je crois que c’étaient ses dents) et de grands prés, de grandes forêts, de fortes et grosses villes, non moins grandes que Lyon ou Poitiers.

« Le premier qu’y trouvai ce fut un bonhomme qui plantait des choux. Dont, tout ébahi, lui demandai : « Mon ami, que fais-tu ici ?

— Je plante, dit-il, des choux.

— Et à quoi ni comment ? dis-je.

— Ha ! monsieur, dit-il, chacun ne peut avoir les couillons aussi pesants qu’un mortier, et ne pouvons être tous riches. Je gagne ainsi ma vie, et les porte vendre au marché, en la cité qui est ici derrière.

— Jésus ! dis-je, il y a ici un nouveau monde ?

— Certes, dit-il, il n’est mie nouveau ; mais l’on dit bien que hors d’ici, y a une terre neuve où ils ont et soleil et lune, et tout plein de belles besognes[1272] ; mais cetui-ci est plus ancien.

— Voire mais, dis-je, mon ami, comment a nom cette ville où tu portes vendre tes choux ?

— Elle a, dit-il, nom Aspharage, et sont christians, gens de bien, et vous feront grand’chère. »

Bref, je délibérai[1273] d’y aller.

Or, en mon chemin, je trouvai un compagnon qui tendait aux pigeons, auquel je demandai : « Mon ami, dond[1274] vous viennent ces pigeons ici ?

— Sire, dit-il, ils viennent de l’autre monde. » Lors je pensai que, quand Pantagruel baillait, les pigeons à pleines volées entraient dedans sa gorge, pensants que fût un colombier. Puis entrai en la ville, laquelle je trouvai belle, bien forte et en bel air ; mais, à l’entrée, les portiers me demandèrent mon bulletin, de quoi je fus fort ébahi et leur demandai : « Messieurs, y a-t-il ici danger de peste ?

— Ô seigneur, dirent-ils, l’on se meurt ici auprès tant que le chariot court par les rues.

— Vrai Dieu, dis-je, et où ? » À quoi me dirent que c’était en Laryngues et Pharyngues, qui sont deux grosses villes telles comme Rouen et Nantes, riches et bien marchandes. Et la cause de la peste a été pour une puante et infecte exhalation qui est sortie des abîmes depuis naguère, dont ils sont morts plus de vingt et deux cents soixante mille et seize personnes, depuis huit jours. Lors je pense et calcule, et trouve que c’était une puante haleine qui était venue de l’estomac de Pantagruel alors qu’il mangea tant d’aillade, comme nous avons dit dessus.

De là partant, passai entre les rochers qui étaient ses dents et fis tant que je montai sur une, et là trouvai les plus beaux lieux du monde, beaux grands jeux de paume, belles galeries, belles prairies, force vignes et une infinité de cassines à la mode italique par les champs pleins de délices, et là demeurai bien quatre mois, et ne fis onques telle chère que pour lors.

Puis descendis par les dents du derrière pour venir aux baulièvres[1275] ; mais en passant, je fus détroussé des brigands par une grande forêt qui est vers la partie des oreilles. Puis trouvai une petite bourgade à la devallée[1276] (j’ai oublié son nom), où je fis encore meilleure chère que jamais, et gagnai quelque peu d’argent pour vivre. Savez-vous comment ? À dormir, car l’on loue les gens à journée pour dormir, et gagnent cinq et six sols par jour ; mais ceux qui ronflent bien fort gagnent bien sept sols et demi. Et contais aux sénateurs comment on m’avait détroussé par la vallée, lesquels me dirent que, pour tout vrai, les gens de delà étaient mal vivants et brigands de nature. À quoi je connus qu’ainsi comme nous avons les contrées de deçà et delà les monts, aussi ont-ils deçà et delà les dents. Mais il fait beaucoup meilleur deçà, et y a meilleur air.

Là commençai penser qu’il est bien vrai ce que l’on dit que la moitié du monde ne sait comment l’autre vit, vu que nul n’avait encore écrit de ce pays-là, auquel sont plus de vingt-cinq royaumes habités, sans les déserts et un gros bras de mer. Mais j’en ai composé un grand livre intitulé l’Histoire des Gorgias, car ainsi les ai-je nommés, parce qu’ils demeurent en la gorge de mon maître Pantagruel. Finalement voulus retourner, et, passant par sa barbe, me jetai sur ses épaules, et de là me dévale en terre, et tombe devant lui. Quand il m’aperçut, il me demanda : « Dond[1277] viens-tu, Alcofribas ? » Je lui réponds : « De votre gorge, monsieur.

— Et depuis quand y es-tu ? dit-il.

— Depuis, dis-je, que vous alliez contre les Almyrodes.

— Il y a, dit-il, plus de six mois. Et de quoi vivais-tu ? Que buvais-tu ? » Je réponds : « Seigneur, de même vous, et des plus friands morceaux, qui passaient par votre gorge, j’en prenais le barrage[1278].

— Voire mais, dit-il, où chiais-tu ?

— En votre gorge, monsieur, dis-je.

— Ha ! ha ! tu es gentil compagnon, dit-il. Nous avons, avec l’aide de Dieu, conquesté[1279] tout le pays des Dipsodes ; je te donne la châtellenie de Salmigondin.

— Grand merci, dis-je, monsieur ; vous me faites du bien plus que n’ai desservi[1280] envers vous. »


LA CONCLUSION DU PRÉSENT LIVRE ET L’EXCUSE DE L’AUTEUR.

Or, messieurs, vous avez ouï un commencement de l’histoire horrifique de mon maître et seigneur Pantagruel. Ici, je ferai fin à ce premier livre ; la tête me fait un peu de mal, et sens bien que les registres de mon cerveau sont quelque peu brouillés de cette purée de septembre[1281]. Vous aurez le reste de l’histoire à ces foires de Francfort prochainement venantes, et là vous verrez comment Panurge fut marié et cocu dès le premier mois de ses noces, et comment Pantagruel trouva la pierre philosophale, et la manière de la trouver et d’en user, et comment il passa les monts Caspies, comment il navigua par la mer Atlantique, et défit les Cannibales, et conquêta les îles de Perlas, comment il épousa la fille du roi d’Inde nommé Presthan[1282], comment il combattit contre les diables, et fit brûler cinq chambres d’enfer, et mit à sac la grande chambre noire, et jeta Proserpine au feu, et rompit quatre dents à Lucifer, et une corne au cul, et comment il visita les régions de la lune pour savoir si, à la vérité, la lune n’était entière, mais que les femmes en avaient trois quartiers en la tête, et mille autres petites joyeusetés toutes véritables. Ce sont beaux textes d’évangile en français. Bonsoir, messieurs. Pardonnate mi, et ne pensez tant à mes fautes que ne pensez bien ès vôtres.


TABLE







  1. Beaucoup des opinions de cette introduction ont déjà été émises par des critiques tels que Brunetière, Gebhart, Stapfer, Abel Lefranc. Nous nous excusons de ne pas les citer. Leur nom eût reparu à chaque ligne.
  2. Au.
  3. Plaisant compère.
  4. Œufs de mulet séchés.
  5. Le poison.
  6. Fille.
  7. Parlé conformément à.
  8. Vers.
  9. Au surplus.
  10. Barbouillé.
  11. (Adjectif forgé par Rabelais avec le nom du rat Rodilardus : Ronge-lard).
  12. À tous défis et en risquant tout (termes de jeu).
  13. Garnements.
  14. Grossesse.
  15. Galère.
  16. Tambourineurs.
  17. Rapetasser.
  18. Diable.
  19. Fausset.
  20. Abondance.
  21. Échappe.
  22. Au printemps.
  23. D’où.
  24. Tonneaux.
  25. Pots.
  26. Joyeusement.
  27. Faire collation.
  28. Au.
  29. Brocs.
  30. Mélange.
  31. Mets.
  32. Boisson.
  33. Lesté.
  34. Combien de.
  35. Je descends (jeu de mots).
  36. Depuis longtemps.
  37. De relance (au jeu).
  38. Bœuf à poil fauve.
  39. Compagnon, à boire ! (en basque)
  40. Terrier.
  41. Incombustible (trémolite des minéralogistes)
  42. Au.
  43. Camarade, trinque ! (en bas allemand).
  44. Compagnon.
  45. De bon cœur !
  46. Bairé.
  47. Nous ne ferons pas la vole.
  48. Une levée de cartes (et de coude).
  49. Oterait.
  50. M’efforcerai.
  51. Sang des chèvres ! (en gascon).
  52. Beaucoup.
  53. Coup (en gascon).
  54. En faisant un porte-voix de vos mains.
  55. Morceaux de peau.
  56. Au rattachement.
  57. Sphincters.
  58. Obstrués.
  59. Galantes.
  60. Gravissant.
  61. Se sépare.
  62. N’embrouillez.
  63. Pondu.
  64. Tarabustez.
  65. Disciple de Duns Scot.
  66. Par rapport aux mamelles (adverbe forgé par Rabelais.)
  67. Pieuses.
  68. Auquel.
  69. Sa foi.
  70. Bouchon.
  71. Berçait.
  72. Pinçant du monocorde.
  73. Se noircissait.
  74. Se barbouillait.
  75. Éculait.
  76. Papillons.
  77. Au.
  78. Se ruait.
  79. Paille.
  80. Barbouillait.
  81. Outre en peau de chèvre.
  82. Poêles.
  83. Son.
  84. Cottes de mailles.
  85. Rasés.
  86. Égratignaient.
  87. Babines.
  88. Savez-vous quoi, garçons ? (en gascon).
  89. Que le mal du tonneau (l’ivresse) vous tourmente !
  90. Flocs.
  91. Magdaléon d’emplâtre (médicament roulé en cylindre).
  92. Fausset.
  93. Pomme de pin.
  94. Pendeloque.
  95. Jouet en forme de petit moulin.
  96. Gambader.
  97. Sorte d’amble.
  98. Allure du chameau.
  99. Allure de l’onagre.
  100. Dalmatiques.
  101. Tacheté de marques de forme de faucille.
  102. Bigarré.
  103. Blanc.
  104. Train.
  105. Vacantes.
  106. La Baumette.
  107. Hongre.
  108. De Lavedan, en Bigorre.
  109. Cheval allant le traquenard.
  110. Mâle.
  111. Epagneuls.
  112. Mot de l’invention de Gargantua.
  113. Perroquet.
  114. Fausset.
  115. Manque.
  116. Cache-nez (sorte de demi-masque).
  117. Mollesse.
  118. Mal joint (parties sexuelles de la femme, jeu de mots avec benjoin : bien joint).
  119. Courges.
  120. Bouillon blanc.
  121. Persicalre.
  122. Flux de sang.
  123. Draps.
  124. Tapis vert.
  125. Torchon.
  126. D’étoupe (?).
  127. Amorce.
  128. M’enrhume.
  129. Lieux d’aisances.
  130. Qui s’échappe
  131. Se disperse.
  132. Qui égouttes.
  133. Arde, brûle.
  134. Eclos, ouverts.
  135. La redevance.
  136. Assaisonné.
  137. Ma façon rustique.
  138. Par la mère de Dieu !
  139. Tonneau.
  140. Capuchon.
  141. (Forme d’oiseau en cuir rouge, pour rappeler le faucon).
  142. Duveté.
  143. Duns Scot.
  144. Faisait voltiger.
  145. Abécédaire.
  146. Étui à plumes.
  147. Commentaires.
  148. À la coupelle, à l’épreuve.
  149. Jamais depuis.
  150. Mîmes au four.
  151. Alors.
  152. Sot, assoté.
  153. Mitaines.
  154. Tranche-lard, vaurien.
  155. Coiffé.
  156. Diseurs de billevesées.
  157. Cinquièmement.
  158. Considération.
  159. Colère.
  160. Quatrième.
  161. Éléphants.
  162. Languedoc.
  163. Brûlé.
  164. Peu plus peu moins.
  165. Branches.
  166. En forme d’anicroche.
  167. Syrie.
  168. Ajuster.
  169. Au.
  170. Avec eux.
  171. Tempéré.
  172. Reliques.
  173. Sonnettes.
  174. Importunément.
  175. Droit d’entrée
  176. Échappa à.
  177. Outrecuidants.
  178. Langue grecque.
  179. Clochettes.
  180. Quêteur de jambons.
  181. De cochon.
  182. Celui-là.
  183. Étrangères.
  184. Séditions.
  185. Se rassembla.
  186. Affolé.
  187. Bouleversé.
  188. Chaperon.
  189. Cotignac de four (c’est-à-dire : de pain).
  190. Veaux (jeu de mots avec bedeaux).
  191. Mascarade.
  192. L’office.
  193. Écarter.
  194. Les pluies : (par extension).
  195. Trombes.
  196. Empans (terme de mesure).
  197. Ressasser.
  198. Pourvu que.
  199. Vraiment.
  200. Ma paperasse.
  201. Sonnailles.
  202. Je fais erreur.
  203. Battant.
  204. Avec.
  205. Ébranlement.
  206. Apaisés.
  207. (Ancienne mesure).
  208. D’ole.
  209. De belle capacité.
  210. Conviendraient.
  211. Merluches, morues.
  212. Claudiquez.
  213. Épluché.
  214. Gambillait.
  215. Gambadait.
  216. Se roulait sur la paillasse.
  217. Grillades de chevreau.
  218. De premier matin.
  219. Enveloppé comme dans une pantoufle.
  220. Peu plus peu moins.
  221. Entendait.
  222. Enfermé dans son paletot.
  223. Huppe.
  224. De vigne.
  225. Soigneusement.
  226. Train.
  227. Tas.
  228. La tête.
  229. Œufs de mulets séchés.
  230. Pelletées.
  231. Règle.
  232. Limites.
  233. Tronçon, tranche.
  234. Tapis vert.
  235. Jeux de tables (damier, trictrac).
  236. Passé au sas.
  237. Tamisé.
  238. (Mesure de huit setiers).
  239. Régime.
  240. Lapin.
  241. En se faisant raison.
  242. Damiers, trictrac.
  243. (Jeu de cartes).
  244. En risquant tout.
  245. Mais.
  246. Page.
  247. (Sous-entendez : en).
  248. Coiffé.
  249. Sortaient.
  250. Se divertissaient.
  251. À la balle en triangle (à trois joueurs).
  252. Éloquemment.
  253. Efficacité.
  254. Confiture de cotignac.
  255. Tronc.
  256. Sortaient.
  257. Avait l’habitude
  258. Par suite.
  259. Repas.
  260. Luth.
  261. (Sorte d’instrument de cuivre.)
  262. Tracer.
  263. Sortaient.
  264. Lui faisait parcourir cent fois la carrière.
  265. La palissade.
  266. Porte.
  267. Armure.
  268. Mettait bas.
  269. Enfilait.
  270. Faire exécuter des exercices à la voix.
  271. Appels de langue pour exciter le cheval.
  272. Particulièrement.
  273. Desultorii (latinisme).
  274. Étriers.
  275. Coups de pointe.
  276. Descendait.
  277. Coups de taille en cercle.
  278. Tirait.
  279. Rondache.
  280. Traversait.
  281. Profonde.
  282. Les eaux profondes.
  283. La voile.
  284. Les cordages.
  285. Les vergues.
  286. Mettait les amunes à contre-vent.
  287. Grimpait.
  288. Écureuil.
  289. Blessé.
  290. Tirait à fond.
  291. Atteindre.
  292. Fortifier.
  293. Deux gros saumons.
  294. Houes.
  295. Tranchoirs.
  296. Herboriser.
  297. Régime.
  298. Harcelés.
  299. Étrangers.
  300. Cours.
  301. Exercices.
  302. Hygiène.
  303. Osselets.
  304. Tapissiers en haute lisse.
  305. Tisserands.
  306. Fabricants de velours.
  307. Miroitiers.
  308. Facteurs d’orgues.
  309. Harangues.
  310. Armes.
  311. Herboriser.
  312. Droguistes.
  313. Herboristes.
  314. Onguents exotiques.
  315. Jongleurs.
  316. Vendeurs de thériaque.
  317. Particulièrement.
  318. Mets.
  319. Contact.
  320. Exercés.
  321. Progrès.
  322. Faire reposer.
  323. Contention.
  324. En se faisant raison.
  325. Se vautrant.
  326. Dénichant.
  327. Mouillé d’eau.
  328. Entonnoir.
  329. Auquel.
  330. Carrefour.
  331. (Noms de cépages blancs et rouges.)
  332. Serpe.
  333. Inclinés.
  334. Trop de leur espèce.
  335. Mélangé de son.
  336. Jeune homme.
  337. Vraiment.
  338. Aviez coutume.
  339. En vertu du.
  340. Par la mère de Dieu !
  341. La crête haute.
  342. Pièce de onze deniers.
  343. Trique.
  344. Temporale.
  345. Écalaient.
  346. Frondes.
  347. Bâtons.
  348. Atteignirent.
  349. Noix.
  350. (Sortes de raisins.)
  351. Cornemuse.
  352. (Variété de cépage.)
  353. Troisième.
  354. Plainte.
  355. Chiffonnés.
  356. Particulièrement.
  357. Carrefour.
  358. Se rassemblât.
  359. Assurer.
  360. Mettre sur affûts.
  361. Oriflamme.
  362. Équipements.
  363. Arquebusiers.
  364. Noms de bouches à feu du xvie siècle.
  365. Le centre de l’armée.
  366. Secouant.
  367. Molestés.
  368. Coururent deçà, delà.
  369. Préludes.
  370. Cloîtré.
  371. Éveillé.
  372. Alerte.
  373. Adroit.
  374. Bréviaire.
  375. Boisson.
  376. Grappiller.
  377. Buvons.
  378. Brûle.
  379. Casaque.
  380. Le long.
  381. Grappes attenant à la tige.
  382. Hors de voie.
  383. Démettait.
  384. Vertèbres.
  385. Disloquait.
  386. Abattait.
  387. Défonçait.
  388. Mettait les jambes en marmelade.
  389. Déboltait les hanches.
  390. Mettait en pièces les avant-bras.
  391. Brisait les reins.
  392. En forme de λ (lambda).
  393. Grimpait.
  394. Le coup de grâce.
  395. Le défaut.
  396. Retournait.
  397. Farouchement.
  398. Blessés.
  399. Renversés.
  400. Outils.
  401. Avec.
  402. Jarretières.
  403. Confessés.
  404. Indulgences.
  405. Avec.
  406. (Sous-entendez : dans).
  407. Piquante.
  408. Ardent.
  409. Exercices.
  410. Griller.
  411. Tisonne.
  412. Diligence.
  413. Hélas !
  414. Pique.
  415. Fou furieux.
  416. Embarrasse.
  417. Pris soin.
  418. Départi.
  419. Quelconque.
  420. En outre.
  421. Rappelasse.
  422. Secours.
  423. Confiés
  424. Mais.
  425. Conquérir.
  426. Libres.
  427. Défi.
  428. Convenance, de bon plaisir.
  429. Devoir.
  430. Fâcheuses.
  431. Piété filiale.
  432. Moyens.
  433. Précautions.
  434. Tout le monde.
  435. Poule.
  436. S’avancer.
  437. Exposa son sujet.
  438. Bienveillance.
  439. Moyen.
  440. Pénible.
  441. Furieuse.
  442. Tenté.
  443. Innovation, empiétement.
  444. Foulée aux pieds.
  445. Crois-tu
  446. Fixé par le destin.
  447. Maintenant.
  448. Bonheur.
  449. Étant nuisible.
  450. Bornes.
  451. Éloignée.
  452. (Construisez ; demeurera… jusqu’à ce que).
  453. Ceux qui ont mauvais vouloir envers toi.
  454. Trompeuses apparences et fantômes décevants.
  455. Premièrement.
  456. Lâche.
  457. À ce point.
  458. Bâton.
  459. Premièrement.
  460. Jaunes.
  461. Dommages et intérêts.
  462. En outre.
  463. Roseaux.
  464. Mettait sur affût.
  465. De plus.
  466. Rassasier.
  467. Méprisable.
  468. Frottez d’onguent.
  469. Piquera.
  470. Ravitaillés.
  471. Équipements.
  472. Est exilée.
  473. Vaillant.
  474. Partagerez.
  475. Se jeter.
  476. Abord.
  477. Périgord.
  478. Landes.
  479. Navires.
  480. Lisbonne.
  481. Fainéants.
  482. Le détroit.
  483. Attaquerez.
  484. Algérie.
  485. Adieu sois (en gascon)
  486. La Pouille.
  487. Couru de côté et d’autre.
  488. Vraiment.
  489. Traversé.
  490. Armée.
  491. Jafla.
  492. De plus.
  493. La Mecque.
  494. Universel.
  495. Buveur.
  496. Souabe.
  497. Wurtemberg.
  498. Groenland.
  499. Sablonneuse.
  500. Cordonnier.
  501. Peigne.
  502. Expédie.
  503. Aussitôt.
  504. À journées normales.
  505. Bagage.
  506. Détours.
  507. Assaisonner.
  508. Flacon de voyage.
  509. Rustre.
  510. Se gausse.
  511. Son bréviaire.
  512. Partaient.
  513. Affaire.
  514. Se bissa.
  515. Élan.
  516. Mère de Dieu
  517. En déroute.
  518. Jetait bas.
  519. Percés de coups.
  520. Blessés à mort.
  521. De lansquenet.
  522. Poids.
  523. Évolution complète.
  524. Tourmenter.
  525. Auquel.
  526. Corps de troupes
  527. Prépara.
  528. Vaurien.
  529. Tempe.
  530. Au pillage.
  531. Balles de plomb.
  532. Réflexion.
  533. Simulacre, mannequin.
  534. Enfonça.
  535. Hippiatrique.
  536. (Sous-entender : de).
  537. Coiffant.
  538. Peigne.
  539. (Mesure des Hébreux).
  540. Vraiment.
  541. Gueux.
  542. Forçats.
  543. Misérables.
  544. Artifice.
  545. Écrasa.
  546. La chance.
  547. Rappeler.
  548. De lait.
  549. Sauce au moût.
  550. Chaponneaux.
  551. Recouvrer.
  552. Sarcelles.
  553. Butors.
  554. Courlis.
  555. Francolins.
  556. Jeunes vanneaux.
  557. Canards tadornes.
  558. Spatules.
  559. Sorte de bérons.
  560. Héronneaux.
  561. Poules d’eau.
  562. Hérons à aigrette.
  563. (Oiseaux inconnus).
  564. (Oiseaux inconnus).
  565. Couscous.
  566. Blottis.
  567. Tiges de pois.
  568. Espions.
  569. Avalé.
  570. Rasade.
  571. Michelots : pèlerins du Mont-Saint-Michel.
  572. Le long.
  573. Défaut.
  574. Frappa.
  575. À corneilles.
  576. Empoignait.
  577. Poche.
  578. Frappé.
  579. Chance.
  580. Dénichés.
  581. La vigne nouvellement plantée.
  582. S’apaisa.
  583. Rivière.
  584. La lisière.
  585. Petit bois.
  586. La traîne (filet).
  587. Coup.
  588. Coupa.
  589. Bâfrée, avalée.
  590. Accolade.
  591. Embrassade.
  592. T’éreinte, te brise les reins.
  593. Mets.
  594. En outre.
  595. De boa cœur, joyeusement.
  596. Hors.
  597. Cazzo, membre viril.
  598. Convenablement.
  599. Homards.
  600. Cuisson.
  601. L’infirmier.
  602. Écuelle.
  603. Aune.
  604. De plus.
  605. De bon cœur !
  606. À boire !
  607. Vin.
  608. Je confesse.
  609. Empêché.
  610. Manque.
  611. Queues et oreilles coupées.
  612. Diable !
  613. Sauce au moût.
  614. Oreillons.
  615. Recouvrer.
  616. Faucon mâle.
  617. (Oiseau de proie).
  618. Asthmatique.
  619. Cette année.
  620. Chasse au filet.
  621. Cours de côté et d’autre.
  622. Recouvré.
  623. (Sous-entendez : je bois).
  624. Couple.
  625. Évités.
  626. Lieux d’aisances.
  627. Harcelé.
  628. Charrue.
  629. Oisifs.
  630. Agiter.
  631. Légendaires.
  632. Déchiré.
  633. Il est laborieux.
  634. Il vient en aide.
  635. Au.
  636. En même temps.
  637. Traits et gros traits d’arbalète.
  638. Lapins
  639. Vous voilà.
  640. Émoustillés.
  641. À l’abri du poison.
  642. Vin.
  643. Vases.
  644. Allez donc !
  645. Tétant.
  646. Enfonçait.
  647. Pétrin.
  648. À boire !
  649. Pressante.
  650. Régime.
  651. Pacte.
  652. Flegmes (en fauconnerie).
  653. Nourrir.
  654. Me voilà.
  655. Grillades.
  656. De premier matin.
  657. S’en abstinrent.
  658. De Naples.
  659. Épée.
  660. Avec lui.
  661. Comme il convient.
  662. Sacristain.
  663. Lui qui.
  664. Éreinté, les reins rompus.
  665. Rupture.
  666. Furieusement.
  667. Premièrement.
  668. À trois pointes (comme les foudres de Jupiter).
  669. Pièces de l’armure sous les aisselles.
  670. Armure.
  671. Déroute.
  672. Entendant.
  673. Grégorienne.
  674. Logette.
  675. Cabane.
  676. Ficelés.
  677. Espions.
  678. Abattue.
  679. Frappa.
  680. S’émoussa.
  681. Apophyse de l’omoplate.
  682. Étourdit
  683. Abattu et défaillant.
  684. Abattus.
  685. Recrus de fatigue.
  686. Combien de.
  687. Enlevées.
  688. Tenté.
  689. Carnage.
  690. L’artifice.
  691. Aucun.
  692. Prieur.
  693. Train.
  694. S’éloigner.
  695. En outre.
  696. Raisonnait.
  697. Épée.
  698. Frappa.
  699. Veines jugulaires.
  700. Gavion.
  701. Glandes.
  702. Crâne.
  703. Rochers temporaux.
  704. Os pariétaux.
  705. Suture sagittale.
  706. Bouleversés.
  707. Taon.
  708. Pique.
  709. Épée.
  710. Se ménager.
  711. Arquebuses.
  712. Le long.
  713. Mauvaise rencontre.
  714. C’est pourquoi.
  715. Pesait.
  716. Comparaissait.
  717. Accueil.
  718. Recouvré.
  719. Vœux.
  720. Armée.
  721. Dieux malfaisants.
  722. Artifice.
  723. Pèlerinage.
  724. Comprenez qu’il s’agit.
  725. Oisifs.
  726. Profession.
  727. Instruisez.
  728. Enseignement.
  729. Le bien commun.
  730. Ce différend.
  731. Mais.
  732. Mauvaise.
  733. Superficielle.
  734. Coffre secret.
  735. Dédaigner.
  736. Remettre en mémoire.
  737. Enlever.
  738. Discernement.
  739. (Monnaie d’or).
  740. Parti.
  741. Maintenant.
  742. Soupir.
  743. L’argent.
  744. Accords.
  745. (Sortes de bouches à feu).
  746. Solde payée.
  747. Ravitaillé.
  748. Arrangerait.
  749. Artifice.
  750. Embarrasser.
  751. Quelqu’un qui.
  752. Train.
  753. Dégagés.
  754. Charger.
  755. Accommodement.
  756. Profit.
  757. Posé le cas.
  758. Épée.
  759. Affermis.
  760. Sorties.
  761. En outre.
  762. Merde, merde !
  763. Champ.
  764. La réserve.
  765. (Sous-entendez : Picrochole).
  766. Frapper.
  767. Furieusement.
  768. Rangs.
  769. Abattus.
  770. Comparaissant.
  771. Face à face.
  772. Dispersés.
  773. Rappelée.
  774. Dessus.
  775. Clameurs destinées à effrayer.
  776. Fureur.
  777. Épées.
  778. Dans.
  779. Sortir.
  780. Chance.
  781. Mauvaises.
  782. Colère.
  783. Souquenille.
  784. Infortunes.
  785. Ribaude.
  786. S’enquiert.
  787. Assembler.
  788. Du parti.
  789. Harangue.
  790. Muette.
  791. Espanola (Haïti.)
  792. Dépeuplé.
  793. Frontières.
  794. Piraterie.
  795. Navires de transport.
  796. Ouest.
  797. Perroquets.
  798. Mais.
  799. Esclave.
  800. Le bon procédé.
  801. Otages.
  802. Libres.
  803. De plus.
  804. Sûreté.
  805. Perdu complètement.
  806. Par cela que.
  807. Contrôleur.
  808. Capable.
  809. Sévèrement.
  810. Au.
  811. Départ.
  812. (Sous-entendez : de).
  813. Vainqueurs.
  814. Harangue.
  815. Logrono.
  816. Blessés.
  817. Hôpital.
  818. Au départ.
  819. Dixième.
  820. La garniture.
  821. Coupes.
  822. Vases à fleurs.
  823. En outre.
  824. Conviendrait.
  825. Plan.
  826. Règle religieuse.
  827. Furieusement.
  828. Mutuelle.
  829. En outre.
  830. Soigneusement.
  831. Folie.
  832. Prescription.
  833. Difformes.
  834. Catarrbeux.
  835. Embarras.
  836. (Prononcez : telle. Jeu de mots).
  837. De beau naturel.
  838. À la dérobée.
  839. Fourniture.
  840. (Monnaie d’or marquée d’un agnus).
  841. Les Pléiades.
  842. Entretien.
  843. (Monnaie d’or anglaise)
  844. Rachetés.
  845. Figure.
  846. Revêtu.
  847. Gypse.
  848. Faîtage.
  849. Sortaient.
  850. Canaux.
  851. Chambord.
  852. Escalier tournant.
  853. Moitié.
  854. Bibliothèques.
  855. Réparties.
  856. Magots.
  857. Cous tordus.
  858. Chaussés de pantoufles.
  859. Emmitouflés.
  860. Moqués.
  861. Bafoués.
  862. Troubles.
  863. Retirez-vous.
  864. Calcédoine.
  865. Dignes d’être vues.
  866. Piscines de natation.
  867. Plancher.
  868. Bêtes sauvages.
  869. Autoursiers.
  870. Modèles.
  871. Cristal.
  872. Coiffeurs.
  873. De fleurs d’oranger.
  874. Forçait.
  875. Libres.
  876. Chasser au vol.
  877. Richement barnaché.
  878. Vers.
  879. Prose (latinisme).
  880. Adroits.
  881. Armes.
  882. Féminin.
  883. Sortir.
  884. Lapins.
  885. Fort.
  886. Par.
  887. Qui produit de la lumière.
  888. L’orbite.
  889. Bons buveurs.
  890. Goûter.
  891. Préludes.
  892. Mauresque.
  893. Sortirent.
  894. Muletiers.
  895. Ciboules.
  896. Landsman (lansquenet)
  897. Résoudre.
  898. Engluée
  899. Setiers.
  900. Trompeuse.
  901. Enlever.
  902. Mets.
  903. Gravé.
  904. Elle qui.
  905. Jolie.
  906. Si en rien commit une faute.
  907. Buvait.
  908. Auge de pierre.
  909. Navire.
  910. Une fois.
  911. Ajustés.
  912. Poutre.
  913. Se descendit.
  914. Parce qu’il.
  915. Avec.
  916. Empans.
  917. Glaive.
  918. Complètement.
  919. Cartes de luette.
  920. Pensa.
  921. S’éloigna.
  922. Se cachèrent.
  923. Balle de paume.
  924. Promenait
  925. (Nous ne traduisons pas les latinismes de l’écolier limousin, pas plus que les harangues de Panurge en diverses langues. Le sel de la plaisanterie réside justement dans l’étrangeté du langage.)
  926. Seine.
  927. Merde.
  928. Pense.
  929. Peigne.
  930. Rendre gorge.
  931. « Eh ! dites… Ho ! saint Martial, aide-moi. Ho ! ho ! laissez-moi au nom de Dieu et ne me touches pas. » (en limousin).
  932. Mâcherave.
  933. De soif.
  934. Suivante.
  935. Séditieux.
  936. Cloches.
  937. Gueux.
  938. Repli.
  939. Outres et tonneaux d’huile.
  940. Créateur.
  941. Doté.
  942. Cours.
  943. Rétabli.
  944. Ôté.
  945. Forme.
  946. Consommée.
  947. Ramenées.
  948. Mais.
  949. Avais coutume.
  950. Porté aide.
  951. Consacré.
  952. Abondance.
  953. Restaurées.
  954. Usage.
  955. Bibliothèques.
  956. Poli.
  957. Méprisé.
  958. Sortir.
  959. Description de la terre.
  960. Règles.
  961. Arbrisseaux.
  962. Revois.
  963. Mépriser.
  964. Dissections.
  965. Examiner.
  966. Sortir.
  967. Malveillante.
  968. Séparé.
  969. Enflammé.
  970. Perçant.
  971. Blessé.
  972. En face.
  973. Désir.
  974. D’où.
  975. (Comme pour le langage de l’écolier limousin, nous ne traduisons pas les harangues polyglottes de Panurge. Le sel de la plaisanterie réside dans l’inintelligibilité du discours. Nous n’avons pas non plus cherché à rétablir les textes en langues modernes : nous les donnons tels qu’ils figurent dans les anciennes éditions.)
  976. (Mots sans aucun sens avec quelques noms propres Chinon, Frapin, Galet).
  977. (Discours italien).
  978. (Discours écossais).
  979. (Basque).
  980. Fûtes-vous
  981. (Langage inintelligible avec quelques noms de lieu chinonais : Gravot, Chavigny, La Pomadière, Cinais).
  982. De la farcce de Patelin.
  983. (Discours hollandais).
  984. (Discours espagnol).
  985. Vraiment.
  986. (Vieux danois).
  987. (Hébreux).
  988. (Grec).
  989. (Langage inintelligible).
  990. (Latin).
  991. D’où.
  992. Une nouvelle paire.
  993. Funeste.
  994. Perçant.
  995. Résolu.
  996. Manger.
  997. Se souvenant bien.
  998. Étudiants ès arts.
  999. Empêcha.
  1000. Courtières.
  1001. Marchandes de canifs.
  1002. Amaigri.
  1003. Boire.
  1004. (Euphémisme : je donne au diable).
  1005. Compagnon.
  1006. (Jeu de mots avec avaler, descendre).
  1007. Lapin.
  1008. Amaigri.
  1009. Par cautèle.
  1010. Plafond.
  1011. Revêtu.
  1012. Culs-de-lampes.
  1013. Entendant.
  1014. Pachas et muftis.
  1015. Les bagages.
  1016. De soins.
  1017. Passer outre.
  1018. Messer le bougre.
  1019. Coup.
  1020. Bourse.
  1021. La voilà.
  1022. Monnaie d’or.
  1023. Culotte.
  1024. Gorge.
  1025. Milord.
  1026. Bourse.
  1027. Des coups.
  1028. Avec.
  1029. Corinthienne.
  1030. (Fruits de l’Inde, phyllanthus emblica).
  1031. Sciatique.
  1032. Il y avait.
  1033. Monticule.
  1034. Pense.
  1035. Me moquant.
  1036. Meule de paille.
  1037. Misérable.
  1038. (Euphémisme pour Pâques-Dieu).
  1039. Se battant.
  1040. Allègre.
  1041. Coups de pointe.
  1042. En dérision.
  1043. Comme il convient.
  1044. Courage.
  1045. Pour le surplus.
  1046. (Altération intentionnelle de couleuvrine).
  1047. Rassembleraient.
  1048. V., d’ânes (en provençal).
  1049. Boitant
  1050. Courut de côté et d’autres.
  1051. Ramassait des bûchettes.
  1052. Émouchoir.
  1053. Bedon.
  1054. Traîtresse.
  1055. Ventait.
  1056. Éviter.
  1057. Profonde.
  1058. Profit.
  1059. Coureur de nuit.
  1060. Éplucher.
  1061. Podagres.
  1062. Sa casaque.
  1063. Saccoches et pochettes
  1064. Verjus.
  1065. Glouterons (caille-lait accrochant).
  1066. Gueux.
  1067. Roseaux.
  1068. De crochets et de clavettes.
  1069. Armoisin, soie légère.
  1070. Séparer
  1071. Particulièrement.
  1072. Résolut
  1073. Abattue.
  1074. Portant haut la crête.
  1075. Coq.
  1076. Fiole.
  1077. Mauvaise.
  1078. Gravée.
  1079. Je ne le fais.
  1080. Crochets de serrurier.
  1081. Outils.
  1082. La thériaque.
  1083. Mal en point
  1084. Denier.
  1085. Onques.
  1086. Manqueront.
  1087. Merde.
  1088. Pochettes.
  1089. D’où.
  1090. Recouvré.
  1091. Pièces de douze deniers.
  1092. Rabbin.
  1093. Reviseurs de la Bible.
  1094. En outre.
  1095. Pensa.
  1096. D’où.
  1097. Hottes.
  1098. Avant de.
  1099. Entraient en ardeur.
  1100. Dommages et intérêts.
  1101. Ordurier.
  1102. (Tonneaux de vidanges).
  1103. (Jeu de dés).
  1104. Totalisez.
  1105. Dépenser.
  1106. À la romaine.
  1107. Une tranche.
  1108. (Instruments de musique).
  1109. Pédales.
  1110. (Branle à danser).
  1111. Échappatoires.
  1112. Grenus.
  1113. Mauvaise.
  1114. Parfait modèle.
  1115. Mets.
  1116. Profondément
  1117. Chapelet.
  1118. Tarabustez.
  1119. Aloès soccotrin.
  1120. Étrange.
  1121. Marques.
  1122. Marqués.
  1123. Rubis.
  1124. Avec.
  1125. Facettes.
  1126. Granulé.
  1127. Perle.
  1128. Cochenille.
  1129. Ornements de tempes.
  1130. Merde.
  1131. Chienne en rut.
  1132. Devins grecs.
  1133. Onques.
  1134. Le brûle.
  1135. Allégrement.
  1136. Culbute.
  1137. Particulièrement.
  1138. Mauvaises.
  1139. Divertissement.
  1140. Lui veulent faire un jeu.
  1141. Misères.
  1142. En même temps.
  1143. Personne.
  1144. Résolus.
  1145. De loisir.
  1146. D’huile dans la lampe (en provençal).
  1147. Landes.
  1148. Honfleur.
  1149. Euphorbe.
  1150. Lessive.
  1151. Grenouilles.
  1152. Hirondelles.
  1153. Fruit de l’alkékenge.
  1154. Catapuce ou euphorbe épurge.
  1155. Compagnon.
  1156. Raser.
  1157. Noir.
  1158. Séparation.
  1159. Mot
  1160. Réflexions
  1161. Venir en aide.
  1162. Par le cap Blanc, Sénégal, Cap Vert, Gambie, le cap de Sagré, le royaume de Melli, le cap de Bonne-Espérance.
  1163. Vent du nord.
  1164. Médine.
  1165. (Contrées imaginaires.)
  1166. Résolus.
  1167. Personne.
  1168. Parmi les troupes.
  1169. Tromperait.
  1170. Traversé.
  1171. Chacun selon sa taille.
  1172. Abattue.
  1173. Je ne vous ferai pas défaut.
  1174. Cercle.
  1175. Une charge.
  1176. Tonneau.
  1177. Grenade.
  1178. Chargèrent.
  1179. Renversaient.
  1180. En se faisant raison.
  1181. Du plus épais du bois.
  1182. Sorte d’outardes.
  1183. En paires.
  1184. Marcassins.
  1185. Glaive.
  1186. Se ménageait.
  1187. Sorte de faucon.
  1188. D’arbalètes de rempart.
  1189. Résolus.
  1190. Avancer.
  1191. Tambourine.
  1192. Viterbe.
  1193. Rembourrerai.
  1194. Rebondies.
  1195. Redresser.
  1196. Trogue-Pompée
  1197. Décide.
  1198. Mais.
  1199. Poivre de montagne.
  1200. Confiance.
  1201. Son but.
  1202. De peur que.
  1203. Redoutant.
  1204. Compagnons, par allusion aux apôtres.
  1205. En outre.
  1206. Décidait.
  1207. Entonnoir.
  1208. Altérantes.
  1209. Avec eux.
  1210. Boire comme à la Saint-Martin.
  1211. Comporta.
  1212. Paniers.
  1213. Descendez.
  1214. À la mode de Bretagne.
  1215. Flacon.
  1216. Fonds de tonneau.
  1217. Outre en peau de chèvre.
  1218. Qui rompt la pierre et qui purge les reins.
  1219. Confiture de coings.
  1220. Gravissant.
  1221. Profondément.
  1222. Pensa.
  1223. Tentes.
  1224. Comporta.
  1225. Le fort de la mêlée.
  1226. Avec.
  1227. Ne vous ferons pas défaut.
  1228. Foireux.
  1229. Chargez.
  1230. Gueux.
  1231. Mahomet.
  1232. Dieu.
  1233. Peuple du Pont.
  1234. Fureur.
  1235. Conservateur.
  1236. Affaire.
  1237. Duque mille.
  1238. Si bien que.
  1239. Barriques.
  1240. En coulant le coup.
  1241. Mettre bas.
  1242. Mauvaise
  1243. Séparera.
  1244. (Latinisme : cacare.)
  1245. Privé d’arme.
  1246. Flic, flac.
  1247. Préparait.
  1248. Prompt.
  1249. Évitait.
  1250. Jambes en l’air.
  1251. Renversât.
  1252. Armures.
  1253. La grande place.
  1254. Interrompre notre travail.
  1255. Conquérir.
  1256. Résolution.
  1257. C’est pourquoi.
  1258. Bleu foncé.
  1259. Je fais erreur.
  1260. Convenait.
  1261. Avec.
  1262. Brochettes de porc.
  1263. Bâtons, saucissons.
  1264. Charges de bête de somme.
  1265. Piquette.
  1266. Boisson de cormes.
  1267. Résolus à.
  1268. Ondée.
  1269. Poule.
  1270. Manque.
  1271. À trois têtes.
  1272. Affaires.
  1273. Résolus.
  1274. D’où.
  1275. Lèvres.
  1276. À la descente.
  1277. D’où.
  1278. Droit de passage.
  1279. Conquis.
  1280. Fait service.
  1281. Vin.
  1282. Prêtre Jean.