Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G35

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POURQUOI LES MOINES SONT REFUIS[1] DU MONDE ET POURQUOI LES UNS ONT LE NEZ PLUS GRAND QUE LES AUTRES.

« Foi de christian, dit Eudémon, j’entre en grande rêverie considérant l’honnêteté de ce moine, car il nous ébaudit ici tous. Et comment donc est-ce qu’on rechasse les moines de toutes bonnes compagnies, les appelants trouble-fête, comme abeilles chassent les frelons d’entour leurs ruches ? Ignavum fucos pecus, dit Maro, a presepibus arcent. » À quoi répondit Gargantua : « Il n’y a rien si vrai que le froc et la cagoule tire à soi les opprobres, injures et malédictions du monde, tout ainsi comme le vent dit Cecias attire les nues. La raison péremptoire est parce qu’ils mangent la merde du monde, c’est-à-dire les péchés, et, comme mâchemerdes, l’on les rejette en leurs retraits[2] : ce sont leurs couvents et abbayes, séparés de conversation politique comme sont les retraits d’une maison. Mais, si entendez pourquoi un singe en une famille est toujours moqué et herselé[3], vous entendrez pourquoi les moines sont de tous refuis, et des vieux et des jeunes. Le singe ne garde point la maison, comme un chien ; il ne tire pas l’arroi[4], comme le bœuf ; il ne produit ni lait ni laine, comme la brebis ; il ne porte pas le faix, comme le cheval. Ce qu’il fait est tout conchier et dégâter, qui est la cause pourquoi de tous reçoit moqueries et bastonnades.

« Semblablement un moine (j’entends de ces ocieux[5] moines) ne laboure comme le paysan, ne garde le pays, comme l’homme de guerre, ne guérit les malades, comme le médecin, ne prêche ni endoctrine le monde, comme le bon docteur évangélique et pédagogue, ne porte les commodités et choses nécessaires à la république, comme le marchand. C’est la cause pourquoi de tous sont hués et abhorrés.

— Voire, mais, dit Grandgousier, ils prient Dieu pour nous.

— Rien moins, répondit Gargantua. Vrai est qu’ils molestent tout leur voisinage à force de trinqueballer[6] leurs cloches.

— Voire, dit le moine, une messe, unes matines, unes vêpres bien sonnées, sont à demi dites.

— Ils marmonnent grand renfort de légendes[7] et psaumes nullement par eux entendus. Ils comptent force patenôtres, entrelardées de longs Ave Marias, sans y penser ni entendre, et ce j’appelle moque-Dieu, non oraison. Mais ainsi leur aide Dieu s’ils prient pour nous, et non par peur de perdre leurs miches et soupes grasses ! Tous vrais christians, de tous états, en tous lieux, en tous temps, prient Dieu, et l’esprit prie et interpelle pour iceux, et Dieu les prend en grâce. Maintenant, tel est notre bon frère Jean. Pourtant chacun le souhaite en sa compagnie. Il n’est point bigot, il n’est point dessiré[8] ; il est honnête, joyeux, délibéré, bon compagnon. Il travaille, il labeure[9], il défend les opprimés, il conforte les affligés, il subvient[10] ès souffreteux, il garde les clos de l’abbaye…

— Je fais, dit le moine, bien davantage, car, en dépêchant nos matines et anniversaires on[11] chœur, ensemble[12] je fais des cordes d’arbalètes, je polis des matras et garrots[13], je fais des rets et des poches à prendre les connils[14]. Jamais je ne suis oisif. Mais or cza, à boire ! à boire ! cza. Apporte le fruit. Ce sont châtaignes du Bois d’Estrocs. Avec bon vin nouveau, voi vous là[15] composeur de pets. Vous n’êtes encore céans amoustillés[16] ! Par Dieu ! je bois à tous gués, comme un cheval de promoteur. »

Gymnaste lui dit : « Frère Jean, ôtez cette roupie que vous pend au nez.

— Ha, ha ! dit le moine, serais-je en danger de noyer, vu que suis en l’eau jusques au nez ? Non, non. Quare ? Quia :

Elle en sort bien, mais point n’y entre
Car il est bien antidoté[17] de pampre[18].

« Ô mon ami, qui aurait bottes d’hiver de tel cuir, hardiment pourrait-il pêcher aux huîtres, car jamais ne prendraient eau.

— Pourquoi, dit Gargantua, est-ce que frère Jean a si beau nez ?

— Par ce, répondit Grandgousier, qu’ainsi Dieu l’a voulu, lequel nous fait en telle forme et telle fin, selon son divin arbitre, que fait un potier ses vaisseaux[19].

— Par ce, dit Ponocrates, qu’il fut des premiers à la foire des nez. Il prit des plus beaux et plus grands.

— Trut avant[20] ! dit le moine. Selon vraie philosophie monastique, c’est parce que ma nourrice avait les tétins mollets : en la laitant[21], mon nez y enfondrait[22] comme en beurre, et là s’élevait et croissait comme la pâte dedans la met[23]. Les durs tétins de nourrices font les enfants camus. Mais gai ! gai ! ad formam nasi cognoscitur ad te levavi. Je ne mange jamais de confitures. Page, à la humerie[24] ! Item, rôties ! »


  1. Évités.
  2. Lieux d’aisances.
  3. Harcelé.
  4. Charrue.
  5. Oisifs.
  6. Agiter.
  7. Légendaires.
  8. Déchiré.
  9. Il est laborieux.
  10. Il vient en aide.
  11. Au.
  12. En même temps.
  13. Traits et gros traits d’arbalète.
  14. Lapins
  15. Vous voilà.
  16. Émoustillés.
  17. À l’abri du poison.
  18. Vin.
  19. Vases.
  20. Allez donc !
  21. Tétant.
  22. Enfonçait.
  23. Pétrin.
  24. À boire !