Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\P8

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COMMENT PANTAGRUEL TROUVA PANURGE LEQUEL IL AIMA TOUTE SA VIE.

Un jour Pantagruel, se pormenant hors de la ville, vers l’abbaye Saint-Antoine, devisant et philosophant avec ses gens et aucuns écoliers, rencontra un homme beau de stature et élégant en tous linéaments du corps, mais pitoyablement navré[1] en divers lieux, et tant mal en ordre qu’il semblait être échappé aux chiens, ou mieux ressemblait un cueilleur de pommes du pays du Perche. De tant loin que le vit Pantagruel, il dit aux assistants : « Voyez-vous cet homme qui vient par le chemin du Pont-Charenton ? Par ma foi, il n’est pauvre que par fortune, car je vous assure qu’à sa physionomie, Nature l’a produit de riche et noble lignée ; mais les aventures des gens curieux l’ont réduit en telle pénurie et indigence. » Et ainsi qu’il fut au droit[2] d’entre eux, il lui demanda : « Mon ami, je vous prie qu’un peu veuillez ici arrêter et me répondre à ce que vous demanderai, et vous ne vous en repentirez point, car j’ai affection[3] très grande de vous donner aide à mon pouvoir en la calamité où je vous vois, car vous me faites grand pitié. Pourtant, mon ami, dites-moi, qui êtes-vous ? dont[4] venez-vous ? où allez-vous ? que quérez-vous, et quel est votre nom ? »

Le compagnon lui répond en langue germanique : « Junker, gott geb euch glück unnd hail. Zuvor, lieber Juncker, ich las euch wissen, das da ir mich von fragt, ist ein arm unnd erbarmglich ding, unnd wer vil darvon zu sagen, welches euch verdruslich zu hœren, unnd mir zu erzelen wer, vievol die Poeten unnd Orators vorzeiten haben gesagt in iren Sprüchen unnd Sentenzen, das die gedechtnus des ellends unnd armuot vorlangs erlitten ist ain grosser Lust[5]. »

À quoi répondit Pantagruel : « Mon ami, je n’entends point ce baragouin ; pourtant, si voulez qu’on vous entende, parlez autre langage. »

Adonc le compagnon lui répondit : « Al barildim gotfano dech min brin alabo dordin falbroth ringuam albaras. Nin porth zadikin almucathin milko prim al elmin enthoth dal heben ensouim : kuth im al dim alkatim nim broth dechoth porth min michas im endoth, pruch dal marsouim hol moth dansrilrim lupaldas im voldemoth. Nin hur diavolth mnarbotim dal gousch pal Frapin duch im scoth pruch Galeth dal Chinon, min foulthrich al conin butbathen doth dal prim[6]. »

« Entendez-vous rien là ? » dit Pantagruel ès assistants. À quoi dit Épistémon : « Je crois que c’est langage des antipodes, le diable n’y mordrait mie. » Lors dit Pantagruel : « Compère, je ne sais si les murailles vous entendront, mais de nous nul n’y entend note ».

Donc dit le compagnon : « Signor mio, voi videte per exemplo che la cornamusa non suona mai s’ela non a il ventre pieno : cosi io parimente non vi saprei contare le mie fortune, se prima il tribulato ventre non a la solita refectione. Al quale e adviso che le mani et li denti abbui perso il loro ordine naturale et del tuto annichillati[7]. »

À quoi répondit Épistémon : « Autant de l’un comme de l’autre. »

Dont dit Panurge : « Lard, ghest tholb be sua virtiuss be intelligence, ass yi body schal biss be naturell relutht tholb suld of me pety have for natur hass ulss egualy maide, bot fortune sum exaltit hess and oyis deprevit, non ye less viois mou virtius deprevit, and virtiuss men descrivis for anen ye lad end iss non gud[8]. »

« Encore moins, » répondit Pantagruel.

Adonc dit Panurge : « Jona andie guaussa goussy etan be harda er remedio beharde versela ysser landa. Anbates otoy y es nausu ey nessassu gourray proposian ordine den. Nonyssena bayta fascheria egabe genh erassy badia sadassu noura assia. Aran hondouan gualde eydassu naydassuna. Estou oussyc egunan soury hin er darstura eguyharm. Genicoa plasar vadu[9]. »

— « Êtes-vous là, répondit Eudémon, Génicoa ? » À quoi dit Carpalim : « Saint Treignan, foutis vous[10] d’Écosse, ou j’ai failli à entendre. »

Lors répondit Panurge : « Prug frest strinst sorgdmand strochdt drhds pag brleland Gravot Chavygny Pomardière rusth pkallhdracg Devinière près Nays. Bouille kalmuch monach drupp delmeupplist rincq dlrnd dodelb up drent loch mine stz rinquald de vins ders cordelis bur jocst stzampenards[11]. »

À quoi dit Épistémon : « Parlez-vous Christian, mon ami, ou langage patelinois[12] ? Non, c’est langage lanternois. »

Dont dit Panurge : « Heere, ie en spreke anders gheen taele dan kersten taele, my dunct nochtans, al en seg ie u niet een word, mynen noot vklaert ghenonch wat ie beglere : gheest my unyt bermherticheyt yet, waer un ie ghevoet magh zunch[13]. »

À quoi répondit Pantagruel : « Autant de cetui-là. »

Dont dit Panurge : « Seignor, de tanto hablar yo soy cansado, por que supplico a vostra reverentia que mire a los preceptos evangeliquos, para que ellos movant vostra reverentia a lo ques de conscientia ; y si ellos non bastarent para mover vostra reverentia a piedad, supplico que mire à la piedad natural, la quai yo creo que le moura como es de razon : y con esto non digo mas[14]. »

À quoi répondit Pantagruel : « Dea[15], mon ami, je ne fais doute aucun que ne sachez bien parler divers langages, mais dites-nous ce que voudrez en quelque langue que puissions entendre. »

Lors dit le compagnon : « Myn herre endog ieg med ingen tunge talede, lygesom boeen, ocg uskuulig creatner : myne kleebon, och myne legoms magerhed wduyser allygue klalig huuad tyng meg meest behoff girereb, som aer sandeligh mad och drycke, huuarfor forbarme teg omsyder offuermeg, och befael at gyffuc meg nogeth, aff huylket ieg kand styre myne groeendes maghe, lygeruff son mand Cerbero en soppe forsetthr. Soa shal tue loeffue lenge och lyksaligth[16] »

« Je crois, dit Eustènes, que les Goths parlaient ainsi, et si Dieu voulait, ainsi parlerions-nous du cul. »

Adonc dit le compagnon : « Adoni, scolom lecha : im ischar harob hal habdeca, bemeherah thithen li kikar lehem, chancathub : laah al adonai cho nen rai[17]. »

À quoi répondit Épistémon : « À cette heure ai-je bien entendu, car c’est langue hébraïque bien rhétoriquement prononcée. »

Dont dit le compagnon : « Despota tinyn panagathe, dioti sy mi uc artodotis, horas gar limo analiscomenon eme athlios, ce en to metaxy eme uc eleis udamos, zetis de par emu ha u chre. Ce homos philologi pandes homologusi tote logus te ce rhemeta peritta hyparchin, opote pragma afto pasi delon esti. Entha gar anancei monon logi isin, hina pragmata (hon peri amphisbetumen) me prosphoros epiphenete[18]. »

« Quoi ? dit Carpalim, laquais de Pantagruel, c’est grec, je l’ai entendu. Et comment ? as-tu demeuré en Grèce ? »

Donc dit le compagnon : « Agonou dont oussys vou denaguez algarou, nou den farou zamist vous mariston ulbrou, fousquez vou brol tam bredaguez moupreton den goul houst, daguez daguez nou croupys fost bardou noflist nou grou. Agou paston toi nalprissys hourtou los ecbatanous, prou dhouquys brol panygou den bascrou noudous caguous goulfren goul oust troppassou[19]. »

« J’entends, ce me semble, dit Pantagruel, car ou c’est langage de mon pays d’Utopie, ou bien lui ressemble quant au son. »

Et, comme il voulait commencer quelque propos, le compagnon dit : « Jam toties vos, per sacra, perque deos deasque omnis, obtestatus sum, ut, si qua vos pietas permovet, egestatem meam solaremini, nec hilum proficio clamans et ejulans. Sinite, queso, sinite, viri impii quo me fata vocant abire, nec ultra vanis vestris interpellationibus obtundatis, memores veteris illius adagii quo venter famelicus auriculis carere dicitur[20]. »

Dea, mon ami, dit Pantagruel, ne savez-vous parler français ?

— Si fais très bien, seigneur, répondit le compagnon. Dieu merci, c’est ma langue naturelle et maternelle, car je suis né et ai été nourri jeune au jardin de France, c’est Touraine.

— Donc, dit Pantagruel, racontez-nous quel est votre nom et dond[21] vous venez : car, par foi, je vous ai jà pris en amour si grand que, si vous condescendez à mon vouloir, vous ne bougerez jamais de ma compagnie, et vous et moi ferons un nouveau pair[22] d’amitié, telle que fut entre Énée et Achates.

— Seigneur, dit le compagnon, mon vrai et propre nom de baptême est Panurge, et à présent viens de Turquie où je fus mené prisonnier lors qu’on alla à Mételin en la male[23] heure, et volontiers vous raconterais mes fortunes, qui sont plus merveilleuses que celles d’Ulysses ; mais, puisqu’il vous plaît me retenir avec vous (et j’accepte volontiers l’offre, protestant jamais ne vous laisser, et allassiez-vous à tous les diables), nous aurons, en autre temps plus commode, assez loisir d’en raconter, car pour cette heure, j’ai nécessité bien urgente de repaître : dents aiguës, ventre vide, gorge sèche, appétit strident[24], tout y est délibéré[25]. Si me voulez mettre en œuvre, ce sera baume de me voir briber[26] ; pour Dieu, donnez-y ordre. »

Lors commanda Pantagruel qu’on le menât en son logis et qu’on lui apportât force vivres. Ce que fut fait, et mangea très bien à ce soir, et s’en alla coucher en chapon, et dormit jusques au lendemain heure de dîner, en sorte qu’il ne fit que trois pas et un saut du lit à table.


  1. Blessé.
  2. En face.
  3. Désir.
  4. D’où.
  5. (Comme pour le langage de l’écolier limousin, nous ne traduisons pas les harangues polyglottes de Panurge. Le sel de la plaisanterie réside dans l’inintelligibilité du discours. Nous n’avons pas non plus cherché à rétablir les textes en langues modernes : nous les donnons tels qu’ils figurent dans les anciennes éditions.)
  6. (Mots sans aucun sens avec quelques noms propres Chinon, Frapin, Galet).
  7. (Discours italien).
  8. (Discours écossais).
  9. (Basque).
  10. Fûtes-vous
  11. (Langage inintelligible avec quelques noms de lieu chinonais : Gravot, Chavigny, La Pomadière, Cinais).
  12. De la farcce de Patelin.
  13. (Discours hollandais).
  14. (Discours espagnol).
  15. Vraiment.
  16. (Vieux danois).
  17. (Hébreux).
  18. (Grec).
  19. (Langage inintelligible).
  20. (Latin).
  21. D’où.
  22. Une nouvelle paire.
  23. Funeste.
  24. Perçant.
  25. Résolu.
  26. Manger.