Gaston Chambrun/L’isolement

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Éditions Édouard Garand (p. 37-39).

XI

L’ISOLEMENT


Bien que chrétiennement consenti et libéralement accepté, le sacrifice des époux Richstone pesait d’un poids bien lourd sur leurs cœurs endoloris.

Avec Aurélia, le logis avait perdu son âme. Une atmosphère morne enveloppa la maison devenue solitaire. Objet commun de la tendresse des siens, trait d’union de leurs existences, la jeune fille par les charmes de sa personne et plus encore par ses qualités d’esprit et de cœur, avait maintenu en harmonie deux personnes différant par la race, la mentalité et l’éducation.

Partisan d’un libéralisme large, dont s’honorent grand nombre d’Anglais, Monsieur Richstone n’avait point voulu contrarier les idées de sa fille et en acceptant sa vocation, il avait moins fait un sacrifice à Dieu qu’une concession aux désirs de son enfant. Plus égoïste, son affection était aussi plus superficielle.

De souche canadienne-française, Madame Richstone était plus foncièrement chrétienne et partant plus généreuse. Elle rappelait la femme forte dont parle l’Écriture. Son âme tendre mais vaillante, tout en souffrant de la même blessure que son époux, demeurait debout auprès de sa croix, semblable à la Mère des douleurs. Son offrande sans repentance était plus surnaturelle, et par suite plus joyeuse.

La mélancolie des premiers jours s’usa dans un redoublement d’activité à sa tâche de maîtresse de maison. L’œil à tout, prêtant main forte à la servante, elle s’affairait en des inspections, des rangements et nettoyages multipliés.

Aussi, les planchers étaient-ils nets, les vitres claires, les cuivres brillants et le linge blanc installé en piles régulières dans les armoires.

C’est pourquoi, le soir, le souper terminé et la prière dite, elle s’endormait d’un bon sommeil, tandis que l’esprit tourmenté de son mari, évoquait douloureusement le souvenir de la tête blonde et rieuse, gaieté des veillées anciennes et dont le baiser déridait le front creusé d’un pli soucieux… L’image de l’absente hantait les insomnies de Monsieur Richstone.

Par un contraste singulier, l’affection virile mais toute chrétienne de sa compagne ne comprenait pas une désolation par trop sentimentale. Elle partageait la peine de son mari, mais ne s’enfonçait pas comme lui les épines dans la chair. À quoi bon se révolter contre l’irrévocable, augmenter sa peine et perdre le fruit du sacrifice ! Son amour maternel, supposant dans son mari des sentiments analogues aux siens, éloignait d’elle l’idée de se faire sa consolatrice.

Cependant Monsieur Richstone cherchait autour de lui l’aide secourable d’une compassion qui comprit sa souffrance. Ce besoin l’entraîna fréquemment vers la maison de Saint-Placide, où la veuve Bellaire et sa fille savaient lui parler de son Aurélia. Sans fausse honte, il laissait sa douleur se répandre en larmes tendres qui ravivait sa peine, augmentait son chagrin en affaiblissant son courage.

Au retour, chaque fois le logis lui semblait plus vide, malgré le mouvement et l’activité qu’y déployait Annette son épouse dévouée.

À voir cet entrain dont il n’appréciait ni la noblesse ni le mobile, il sembla que peu à peu sa femme s’éloignait de lui et lui devenait comme étrangère. On aurait dit qu’avec elle, Aurélia avait emporté toute l’affection de Monsieur Richstone pour la compagne de sa vie. Cependant, n’avait-elle pas été son Annette, la bien-aimée de son cœur au temps de leur union ?…

Tous les jours, le père montait à la chambre de l’absente. Il avait voulu que rien n’y fut changé, qu’elle restât telle qu’Aurélia l’avait laissée à l’heure de son départ. Annette dans ses habitudes d’ordre souffrait de ce désarroi. Elle eût voulu renouveler la literie et les rideaux, serrer les vêtements qui se perdaient inutiles, remettre les choses en place, se battre contre la poussière.

Pour garder sa prise possession, le père s’était chargé lui-même de balayer le plancher, d’aérer et d’entretenir la pièce. Avec un soin minutieux, il essuyait les moindres choses, les replaçait au même endroit, baisait pieusement les objets usuels qu’il avait vus aux mains de sa fille. Il avait de ces enfantillages naïfs, mais touchants chez un père qui lui faisaient recueillir comme des reliques un bout de ruban, une image, une fleur sèche, etc…

Assis dans le fauteuil, près de la fenêtre où de préférence l’enfant travaillait, il contemplait sa photographie sur la cheminée, et là, mentalement il causait avec l’exilée.

— Tu n’es pas raisonnable, mon pauvre ami, lui dit sa femme, un jour qu’il s’était attardé dans la chambre d’Aurélia au point qu’elle avait dû, à deux reprises, monter elle-même l’appeler pour le déjeuner. À quoi aboutiront tous ces regrets entretenus ?… Tu te ruines inutilement !… Sois donc plus brave !…

Monsieur Richstone tressaillit indigné, puis s’enferma dans un mutisme absolu. Une brisure venait de s’opérer dans son cœur : la lézarde dans leur affection s’élargissait de plus en plus.

Inquiète, Madame Richstone constatait le résultat morbide de l’obstination de son mari et cherchait un remède, qui pourrait le guérir de son hypocondrie.

Un voyage d’affaires obligea le commerçant de bois à s’éloigner pour une semaine environ. Elle s’en réjouit pour mettre à exécution un projet qu’elle crut être le remède efficace.

Le père était à peine embarqué que peintres et plâtriers envahirent la maison. Des couleurs claires, des tapisseries gaies, rajeunirent la demeure.

Une des premières, la chambre de la jeune fille avait été transformée. Ses vêtements avaient été serrés et un ordre nouveau mis dans la disposition des cadres, du lit et de l’ameublement. Annette avait voulu, qu’au retour de son mari, rien dans le logis ne rappelât l’absente. C’était dans son idée l’unique moyen d’affranchir le père de ses rêveries douloureuses.

Sans doute, elle avait agi avec plus de bonnes intentions que de prudence et n’était pas sans quelque appréhension sur le retour du voyageur.

Dès les premiers pas dans sa demeure, Monsieur Richstone recula indécis, comme s’il s’était trompé de porte ; mais non ! sa femme était là, prête à lui donner ses raisons ; il se contenta de hausser les épaules, quand soudain une folle anxiété l’envahit. Sans mot dire, il écarta Annette de son passage, se jeta dans l’escalier, en gravit les marches par enjambées précipitées, parvint à la chambre d’Aurélia, en poussa la porte… Un cri effrayant s’étrangla dans sa gorge… Rien n’était resté de l’absente !…

Il porta les deux mains à son cœur et chancela. Accourue sur ses pas Annette le vit osciller et juste à temps le reçut dans ses bras pour le préserver d’une chute dangereuse.

Mais violemment, à son contact, il se ressaisit, l’écarta de lui avec horreur… Ses poings se levèrent lourds de malédictions… Annette pâlit. Non jamais son mari ne s’était montré à elle ainsi, formidable de colère.

Elle joignit les mains.

Monsieur Richstone la contemplait tremblante devant lui. Il eut pitié de sa femme et honte de son geste.

Ses bras tombèrent désarmés tandis qu’un sanglot saccadait son grand corps blêmi.

— Toi !… Toi !… dit-il, le hoquet secouant sa poitrine et brisant sa voix ; tu as fait cela !… Tu l’as pu ?…

Devant cette douleur navrante, la pauvre mère s’effara :

— Pardon, mon ami !… j’ai cru bien faire !… Tu étais si triste chaque fois que tu sortais d’ici !…

Il l’interrompit :

— Tais-toi !… tais-toi !… Par toi, je perds une seconde fois ma fille !… Dans sa chambre respectée, j’étais avec elle encore !… Où la trouver chez moi maintenant ?… C’est fini !… fini !… On me l’a prise tout à fait !

— Mais tu te consumais ici, mon pauvre ami, se défendit Annette. N’était-ce pas mon devoir d’épouse, de travailler à te sauver. Toi qui fus la seule affection de ma vie, oserais-tu croire qu’un autre sentiment m’ait guidé dans cette circonstance ?

Monsieur Richstone secoua la tête :

— Peux-tu parler ainsi ?… Tout me chasse de ma maison au lieu de m’y retenir.

Annette protesta :

— N’ayant plus notre chère enfant, j’ai voulu du moins te conserver ; car je m’alarmais en te voyant dépérir chaque jour ; parce que j’ai pensé à toi, ai-je donc péché en t’aimant trop ?

— Et cependant, tu m’as frappé en plein cœur ! riposta l’infortuné père en se dérobant à sa femme qui vers lui s’approchait les bras tendus.

Elle s’agenouilla :

— Pardon ! si je me suis trompée !… Mais crois-moi !… crois-moi !… Tu sais bien que je ne t’ai jamais menti !…

Une pitié courba Monsieur Richstone vers le corps prosterné d’Annette. Il la releva, l’assit dans un fauteuil, puis murmura :

— Il faut bien que je te pardonne ; toi seule me reste… ; hélas ! c’est donc toujours ceux que nous aimons qui sont destinés à nous faire le plus souffrir !… Non !… je ne doute pas de ton affection, Annette, mais je t’avoue, nos cœurs n’étaient pas faits pour se comprendre !

Ces mots tombèrent comme un glas en verdict sans appel. Entre elle et son mari s’accentuait le divorce des âmes.

N’était-ce pas un malheur semblable qui attendait Gaston Chambrun s’il eut lié son sort à celui d’Aurélia ?… Il y a une affinité héréditaire entre les âmes d’une même race. Qu’ils sont rares ceux qui ayant dédaigné ce patrimoine moral, se félicitent de lui avoir préféré l’autre.

À dater de ce jour, le commerçant fuyait la maison transformée, n’y demeurait que le temps nécessaire à sa correspondance et abrégeait le temps des repas, de son attitude taciturne.

Sous prétexte de fatigue, il écourtait la veillée et montait se coucher dans l’ancienne chambre d’Aurélia qu’il avait voulu occuper seul désormais.

Son humeur mélancolique fut encore aggravée d’un coup, qui bien que prévu, lui fut cependant sensible. Sa candidature aux élections avait été malheureuse dans le comté d’Argenteuil, et l’énorme majorité de son concurrent canadien-français, s’ajouta au différend familial pour lui faire considérer sous un jour plus sombre une race qui tout d’abord avait capté son estime et ses sympathies.

Lui-même demeurait inconscient du supplice qu’il infligeait à son épouse.

La pauvre femme torturée par les conséquences de sa fausse manœuvre, désespérée de voir son mari se détacher d’elle, avait perdu son ancienne activité. Ayant abandonné le ménage aux soins de la fille engagée, elle se morfondait de longues heures, les mains inactives, le front aux vitres à guetter les rentrées de son époux. Hélas ! ses longues factions souvent étaient vaines ; une carte postale de Monsieur Richstone prévenait de ne pas l’attendre.

Parfois, durant les longues après-midi du dimanche, seul dans l’automobile, il franchissait les quelques lieues qui le séparaient de la maison Bellaire. Là, au moins, il retrouvait toutes choses semblables à ce qu’elles étaient lorsqu’il y était venu avec Aurélia et il pouvait parler d’elle avec des cœurs qui compatissaient à sa douleur et qui comprenaient qu’elle lui fût chère.

Replié sur lui-même, le père d’Aurélia ne se rendait pas compte de l’altération progressive dans la santé de sa femme. La malheureuse, ravagée de regrets, ayant perdu la tendresse et la confiance du seul homme qu’elle eût aimé et qu’elle aimait encore, s’étiolait de jour en jour. Son cœur était à l’agonie et lentement elle en mourait.

Un soir, que Monsieur Richstone rentrait de Saint-Placide, la servante lui annonça que sa maîtresse était alitée et le médecin près d’elle. Madame ne voulait pas qu’on le fit venir ; mais il était nécessaire de transgresser ses ordres ; étant donné l’intensité de la fièvre, la jeune fille avait appelé le docteur Bernadot. Ému de cette nouvelle inattendue, Monsieur Richstone approuva la servante et précipitamment, monta à la chambre de sa femme.

La présence du danger réveilla subitement en lui ses sentiments d’autrefois.

— Qu’as-tu donc, ma pauvre Annette ? demanda-t-il d’une voix affectueuse. Un sourire illumina la face tirée de la malade. Elle dégagea une de ses mains, la tendit à son mari qui chaleureusement la pressa dans les siennes.

— Ça va mieux, mon ami, depuis que tu es près de moi !…

Monsieur Richstone se tourna vers le docteur :

— Ce n’est pas grave, n’est-ce pas, Monsieur Bernadot ?

— Votre femme a pris froid, répondit le médecin. Nous allons lui appliquer des ventouses pour dégager l’oppression de la poitrine.

Monsieur Richstone se disposait à aller chercher lui-même de la ouate et des verres pour la circonstance.

— Non ! ne me quitte pas ! implora la malade ; appelle la servante et dis-lui d’apporter ceux de cristal taillé que tu m’avais achetés au premier anniversaire de notre mariage !…

L’opération terminée, Annette éprouva un véritable soulagement.

— Voulez-vous me conduire à votre bureau, Monsieur, dit le médecin pour que j’écrive l’ordonnance.

— Je reviens tout de suite, s’excusa le mari auprès de sa femme dont la main tentait de le retenir.

Seul avec le docteur :

— Elle n’est pas en danger, au moins ? demanda Monsieur Richstone inquiet.

Plutôt réticent, l’homme de la science répondit :

— Une pneumonie est toujours grave et l’état déprimant de la malade indique que l’origine du mal est surtout d’ordre moral.

— Oh ! sans doute, l’entrée au couvent de notre fille : ni elle ni moi ne nous en sommes consolés. Mais vous la guérirez, n’est-ce pas, docteur ?

Sur la réponse dubitative de celui-ci :

— Alors balbutia le commerçant, alors elle est perdue ?…

— Je ne dis pas cela, reprit Monsieur Bernadot ; mais je n’ose vous donner grand espoir ; les cures sont difficiles quand le moral du malade n’aide pas la science.

— Dieu veut donc tout me prendre, gémit le pauvre homme, tout !… tout !… Le don de ma fille ne lui suffit-il pas ?

L’âme d’Aurélia fut navrée quand derrière les grilles de son cloître, elle apprit le danger imminent où se trouvait sa tendre mère. Elle répandit ses larmes devant le Seigneur avec le sacrifice de sa volontaire captivité en vue de conjurer le malheur qui la menaçait. Mais Dieu avait préparé ses épaules pour la croix dont il allait les charger.

Trois grandes journées d’agonie passèrent. Monsieur Richstone n’avait pas quitté le chevet de la malade qui malgré ses souffrances semblait remplie d’une béatitude toute divine. Elle avait retrouvé l’ami de la jeunesse, celui qui l’avait aimée et qui l’aimait encore, puisqu’il ne voulait pas qu’elle mourût !…

Vains espoirs !… Efforts superflus !… Elle sentit sa fin approcher et réclama Monsieur le Curé.

Le Divin Maître vint la visiter dans sa maison. Déjà éclairée de l’aurore céleste, parmi les amis agenouillés à son chevet, elle reconnut Marie-Jeanne.

À la nouvelle du malheur qui menaçait Monsieur Richstone, elle était partie par le premier train et arrivait juste pour faire escorte au « Saint Viatique ».

Longuement, Annette contempla la jeune fille qui était la cause inconsciente de tous les maux des siens ; son âme endolorie se serra en présence de celle qui avait supplanté Aurélia dans le cœur de Gaston, et vers qui allait l’affection de Monsieur Richstone au détriment de son épouse ; mais le Dieu de charité vainquit et remporta la victoire sur une basse jalousie. D’un geste défaillant, elle appela Marie-Jeanne et murmura à son oreille d’une voix éteinte :

— Mon enfant, remplace auprès de mon mari, la fille que le bon Dieu nous a reprise !…

Suffoquée par l’émotion, Marie-Jeanne inclina le front pour baiser la main qui avait attiré la sienne.

Mais inerte, Annette Richstone n’entendait plus. Sa victoire suprême la transfigurait dans la mort.

Une lueur de prédestination rayonnant de ses traits l’auréolait de miséricorde et de bonté.