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Gatienne/2/12

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Calmann Lévy, éditeur (p. 213-226).


xii


C’était un beau jour pour Matta : on la mariait. Jacques se résignait à empocher une grosse dot. Au reste, la gentille petite femme s’efforçait de lui plaire, douce, obligeante, l’aidant, toujours soumise, au plus pénible de ses travaux. Toute la maison s’attendrissait à la voir si raisonnable : il semblait que la mutine et folle Matta eût disparu. Les cadeaux pleuvaient. La belle robe de noce donnée par Gatienne, les fichus de soie, les bijoux, la layette, encombraient la chambre de la mariée, le matin où elle s’attifait pour la cérémonie.

Fabrice avait décidé qu’on ferait la noce chez lui, en famille, sans autre invité que Robert, afin d’épargner à la jeune femme les plaisanteries que sa grossesse très visible lui eût attirées dans une noce de barrière, telle que Jacques l’avait rêvée ! Il lui fallut passer par l’honneur que lui faisaient ses maîtres. Mais Jacques n’était pas content. Jamais il n’oserait trop boire, et, s’il n’était ivre, il ne se croirait point à la noce.

Il se fit très grave, néanmoins, pour monter dans le beau carrosse attelé de chevaux blancs, en compagnie de Matta, jolie comme un cœur dans son costume d’Italienne, tablier bordé de couleurs vives, foulard rouge noué sur ses tresses noires, un gros bouquet de roses rouges et blanches à son corsage.

On avait imaginé de la marier dans son costume national, pour déguiser l’absence de la couronne d’oranger.

Fabrice et sa femme les accompagnaient dans la même voiture : Robert conduisait Clotilde, la demoiselle d’honneur.

La jeune fille, un peu dédaigneuse du rôle que son frère lui avait imposé, portait une toilette simple.

— Fabrice a de singulières idées, dit-elle à Robert ; vous verrez qu’il me priera de servir de marraine à l’enfant.

— Et moi de parrain, sans doute, ajouta Robert en riant.

— C’est probable, murmura Clotilde, à moins que…

Elle s’arrêta.

— Que ?…

— … Vous soyez brouillés.

— Brouillés ! Et à quel propos ?

— Fabrice s’inquiète, dit-elle très émue, mais pressée de prévenir Robert. Il s’étonne que vous ne lui ayez pas encore parlé… de moi.

— Il vous l’a dit ?

— Et il doit vous le dire.

— Quand ?

— Aujourd’hui.

Robert s’enfonça dans la voiture, sans un mot, les yeux fixes, absorbé, tandis que Clotilde l’épiait, dans un grand trouble.

Lorsqu’il la fit descendre, elle remarqua qu’il cherchait Gatienne ; et son regard était dur.

— C’est bien elle qui l’empêche, pensa Clotilde.

En entrant dans l’église, elle mouilla ses doigts au goupillon qu’on lui tendit et se signa en murmurant :

— Je le dirai à Fabrice, tant pis !

À la sacristie, Fabrice dit à Robert :

— Quand je marierai Clotilde, on jouera les grandes orgues.

— Et moi, je chanterai, ajouta Gatienne avec un ardent et rapide coup d’œil qui suppliait Robert d’accepter ce bonheur pour le repos de tous.

— Effrontée !… balbutia Clotilde, les dents serrées.

Le jeune homme effilait du bout des doigts sa barbe fauve, en souriant.

Au retour, on déjeuna dans la serre, où l’on avait dressé un couvert rustique.

Pour sauver les mariés de l’embarras de s’asseoir à la table des maîtres, c’est à leur table que les maîtres vinrent s’asseoir. On respecta leurs coutumes familières, et Jacques et Matta, côte à côte, occupèrent le haut bout.

L’Italienne rayonnait, la tête levée maintenant, l’œil brillant, de nouveau transfigurée. La malice revenait à son sourire, retroussant en pointe le coin de sa lèvre rouge. Elle faisait la belle avec Jacques et l’obligeait à la servir. Lui soufflait, étranglé dans ses habits neufs, ahuri de tant de cérémonies. Pour se remettre, il buvait, et Fabrice s’amusait à lui remplir son verre.

Mais, chaque fois qu’il le vidait, un petit choc le lui secouait sur la bouche, et il le posait, faisant une grimace, l’œil coulé de travers sur Matta, qui ne le regardait pas.

Quand la conversation devenait plus haute, Matta lui soufflait :

— Tu as assez bu ; je te défends de boire encore. Tu vas être soûl comme un âne.

— Eh ben, quoi ? répondait Jacques, la face cramoisie et déjà trop gai pour la compagnie, faut ben noyer son chagrin, hé ! hé !

— Que je t’y repince !

— Tiens, v’ià, houp !

Et il lampait.

— Vlan ! faisait Matta sous la table.

Une secousse, les bouteilles dansaient, et Jacques, lâchant son verre, se baissait et frottait sa jambe, roulant des yeux blancs de colère.

— Tu verras tantôt ! grommelait le Normand lui montrant le poing en se cachant derrière sa serviette.

— Je crois qu’ils se battent, dit tout bas Gatienne à son mari.

— Déjà ? dit-il en riant. Alors, soyons discrets.

On se leva de table, et Fabrice, enlaçant tendrement sa femme, quitta la serre, feignant d’oublier Clotilde et Robert.

Celui-ci les suivait des yeux, en proie à une émotion qu’il ne dissimulait plus.

— C’est trop d’audace ! pensait-il ; elle me brave, elle m’insulte, elle se joue de moi. Devant moi, elle se livre aux tendresses de Fabrice, et je le supporte. Lâche !… C’est assez. Je la veux… aujourd’hui, ou… tant pis ! nous sauterons tous.

Clotilde l’arrêta, comme il s’éloignait sans la voir, et, debout devant lui, les bras croisés, profondément sérieuse :

— Monsieur Robert, dit-elle, veuillez me répondre : est-ce ma belle-sœur ou moi que vous aimez ?

Il regarda surpris : ils étaient seuls.

— Belle question ! dit-il riant méchamment.

— Vous vous occupez beaucoup d’elle, murmura Clotilde.

— C’est que mon bonheur en dépend, dit-il sur le même ton.

— Vous vous trompez, Fabrice…

— … N’aura pas d’autre avis que sa femme, quand sa femme aura donné son avis. Or madame Dumont…

— Est opposée à vos projets, n’est-ce pas ? dit-elle haletante.

— Je le crains.

— Et… en connaissez-vous le motif ?

— Permettez-moi de ne pas répondre.

— Je m’en doutais ! exclama la jeune fille. Oh ! fit-elle avec un geste d’horreur et de dégoût.

Puis, se rapprochant de Robert, câline et désespérée :

— M’aimez-vous assez pour vaincre tous les obstacles ? Après tout, je suis libre et ne dépend que de moi. Si vous le voulez, je serai votre femme… quand même.

Robert, fatigué de son rôle, ne l’écoutait plus que distraitement, quand une idée lui vint :

— Si vous pouvez obtenir de votre frère qu’il donne son consentement à l’affaire que je vais lui proposer, dit-il, c’est un coup de fortune qui me permettra de résilier notre contrat d’association ; car nous aurons dépassé la somme de bénéfices qui me donne ce droit. Libre alors, je n’aurai plus de ménagements à garder avec votre famille. Me comprenez-vous ?

— Oui. Que dois-je dire à Fabrice ? dit-elle tremblante de joie.

— Que je vous ai confié mon espoir dans le rachat des mines de Houdan. Il s’agit de valeurs dont les titres sont tombés à quarante francs, par suite des bruits que l’on a fait courir sur la non-existence de ces mines. On prétend qu’elles n’ont jamais été exploitées… que par le haut banquier qui a lancé l’affaire. Une réunion d’actionnaires a expédié, à ses frais, des ingénieurs pour les visiter. Ils doivent être de retour lundi, dans deux jours, et déposer leur rapport à midi, avant la Bourse. Si le rapport conclut en faveur de l’exploitation, c’est une affaire de quinze à vingt millions à gagner dans une Bourse, car les valeurs feront un saut formidable. Eh bien, une combinaison adroitement menée m’a permis de circonvenir à ce point le conseil d’administration, que ces messieurs, croyant l’affaire perdue, se sont décidés à me vendre le portefeuille au-dessous encore du cours des valeurs qu’il renferme. Nous le payerons douze cent mille francs. On doit signer demain soir, à quatre heures. Or les ingénieurs sont de retour depuis hier ; et l’un d’eux a fait acheter hier toutes les valeurs des mines de Houdan qui étaient sur le marché. C’est clair.

— Alors pourquoi Fabrice hésiterait-il ?

— Oh ! c’est un trembleur. Et puis sa femme le retient.

— Vous êtes bien sûr ? dit-elle encore.

Il s’impatienta, et la colère qui était en lui se fit jour.

— Eh ! dit-il, la voix sourde, puisque j’y mets toute ma fortune, moi !

Ses yeux flambaient à la vision de l’épouvantable ruine qu’il avait échafaudée.

— J’ai confiance en vous ! dit précipitamment Clotilde en lui tendant les mains. Je parlerai à mon frère. Comptez sur moi.

— Bien, dit-il s’apaisant.

Le contact de ces mains de femme qui frémissaient dans les siennes changea le cours de ses idées ; il attira sur lui la jeune fille, qu’il n’aimait point, comme il eût fait d’une fille d’auberge, et l’embrassa brutalement à la faire crier.

Elle s’échappa tout effarée et courut s’enfermer chez elle, pendant qu’il marmottait, cynique :

— Va, ma fille, puisque tu y tiens, je te retrouverai.

Et il rejoignit au salon Gatienne et Fabrice.

— Partons-nous ? dit-il un peu brusquement à celui-ci ; il est deux heures. Et j’ai à vous parler d’une très grosse affaire qui nous tombe providentiellement dans les mains.

— Tiens ! dit Fabrice d’un ton froid, je pensais que c’était une autre question qui vous préoccupait, à la suite d’un repas de noce…

— Je vous remercie de l’intention bienveillante qui vous dicte ces paroles, répondit ironiquement Robert. J’éprouve en effet le besoin de m’entretenir avec vous d’une question tout intime. Et… prochainement…

— Pourquoi pas tout de suite ? insista Fabrice, dont l’impatience éclatait. Nous avons le temps de causer si vous le désirez.

— Vous êtes trop bon, dit Robert en s’inclinant avec une politesse railleuse ; permettez-moi de remettre à un autre moment l’aveu que j’ai à vous faire.

Fabrice se leva brusquement et vint prendre dans ses mains la tête de sa femme, qu’il baisa fiévreusement sur les cheveux.

— Adieu, chérie. À ce soir !

Elle avait fait un mouvement d’effroi pour le repousser. Il sentit son cœur se tordre.

Il saisit son chapeau et quitta le salon comme un fou.

Robert le vit descendre la pelouse à grandes enjambées, sans se retourner, sans l’attendre.

Alors il s’approcha de Gatienne.

— Viens-tu à Paris, aujourd’hui ?

Elle eut ce frisson des épaules qui la prenait au tutoiement de Robert.

Il reprit :

— Demain, il sera trop tard.

Elle l’interrogea de son regard sombre.

— Demain, Fabrice aura signé sa ruine et la vôtre. Tes enfants seront sans pain.

Elle balbutia :

— Il ne signera pas…

— Il signera ; à moins que je ne t’emmène aujourd’hui. Viens-tu ?

Gatienne crispa si violemment ses poings, que ses ongles la blessèrent.

Elle s’était levée et semblait prête à se jeter sur lui ; elle bégayait :

— Allez-vous-en… laissez-moi ; je suis à bout, prenez garde !

Ses yeux roulaient autour d’elle, cherchant un objet pour le frapper ; elle haletait.

Il répéta :

— Viens-tu ?

Alors elle cria :

— Non !

Et emportée, terrible, la face allumée d’une folie de colère, elle courut sur lui si menaçante, qu’il recula pâlissant.

Alors, prise de dégoût, elle laissa retomber ses poings, qui lui avaient effleuré le visage, et, méprisante, lui jeta :

— Allez-vous-en, que je ne vous revoie plus ! Vous voyez bien que je me défendrai. Sortez !

Un vague effroi tenait Robert immobile, la contemplant.

Pourtant il se remit, avec un reflux de haine qui vint pousser sa passion.

— Un dernier mot, dit-il, et sa voix altérée, sifflante, avertit la jeune femme que c’était la fin de la lutte : je t’ai dit que je te voulais ; je te veux. Je vais aller t’attendre rue de Provence, à l’adresse que je t’ai donnée. Je t’attendrai jusqu’à six heures. Si tu n’es pas venue, je reviens ici, je fais signer à Fabrice le rachat du portefeuille des mines de Houdan ; la faillite et le contrat en poche, je lui raconte ton infamie… Ce soir, tu m’entends ?… Tu te défendras si tu peux. Au revoir, Gatienne !

Il sortit très calme, très pâle. Sa vengeance, c’était la ruine aussi pour lui ; car, afin d’entraîner Fabrice à mettre toute sa fortune dans leur entreprise, il avait dû engager aussi tout ce qu’il possédait. La résistance de Gatienne emportait tout. Déjà il se voyait, s’il sortait vivant des mains de Fabrice, prendre sans le sou la route des Indes et venir échouer dans un comptoir anglais, près d’Alban, enrichi, lui, par quatorze années de travail obstiné.

Qu’importe ! il laisserait derrière lui, dans l’écrasement de sa haine, la femme dont il n’avait pu se faire aimer.

— Mais peut-être viendrait-elle !

Il lui semblait impossible que cette mère si tendre laissât ainsi dépouiller et flétrir ses enfants. Elle réfléchirait, elle céderait. Il passa à la banque, enthousiasma son associé pour l’affaire des mines, et, après lui avoir arraché la promesse qu’il signerait l’acte le soir même, il alla s’enfermer dans le petit appartement de la rue de Provence pour attendre Gatienne.