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Gatienne/3/4

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 277-285).


iv


Matta veillait, les pieds allongés vers la cheminée rouge de braise, renversée dans un fauteuil, les yeux gros qui se fermaient malgré elle. Une lampe brûlant au plafond sous son verre dépoli éclairait vaguement la chambre, où dansaient par instants de longs jets de clartés lancés par la flamme intermittente du foyer, avec un éclaboussement d’étincelles.

La respiration de Gatienne, tendue, très blanche, au fond du lit, arrivait parfois, forte et pressée, jusqu’à Matta, qui soulevait la tête et regardait anxieusement sa maîtresse.

Elle était rentrée le soir avec la fièvre, on l’avait couchée, et elle ne bougeait pas, respirant lourdement, les yeux bien ouverts, fixés sur une raie de lumière qui sortait d’une porte entre-bâillée.

Par cette porte, on entendait feuilleter des papiers, ouvrir et fermer des tiroirs. Parfois, une plume courait avec la précipitation d’une écriture désordonnée ; puis un arrêt sec, puis elle repartait furibonde, déchirant le papier d’un trait brutal.

Fabrice travaillait. La nuit s’avançait, et ce grincement de plume, ce froissement de feuilles tourmentées ne cessaient pas. Matta s’était endormie. Un soupir, un cri léger, venaient parfois de la chambre des enfants ; puis le silence.

Et Fabrice se hâtait, débarrassant ses tiroirs, vidant ses cartons, annotant les papiers qu’il entassait et liait ensuite, emplissant son cabinet de feuilles froissées et jetées au travers.

C’était fini : il se leva et vint pousser légèrement la porte, regardant vers le lit. Gatienne ferma les yeux. Il entra tout à fait, toucha Matta pour l’éveiller, et la congédia.

Puis il alla voir les enfants, et, penché sur eux, cachant sa lampe d’une main, les regarda dormir.

Il les embrassa doucement plusieurs fois.

Gatienne, entre ses cils écartés, le vit revenir, les yeux coulant de larmes.

Fabrice ne lui avait pas reparlé depuis le soir ; elle se mourait de douleur et n’osait pas l’interroger. Elle se demandait si, dans son délire, elle n’avait pas tout avoué. Alors une horreur d’elle la prenait ; elle se sentait devenue pour Fabrice un objet d’épouvante et de haine.

Qu’allait-il faire d’elle ?

La fièvre la poussait ; elle se voyait traîner dans des obscurités effrayantes ; elle entendait Fabrice la maudire et crier de désespoir, comme avait crié Robert quand il était tombé. En même temps, elle conservait la lucidité de sa passion pour Fabrice. Des tableaux énervants glissaient devant ses yeux ; elle se sentait une soif de lui qui la brûlait et rougissait ses lèvres. Son corps tremblait. En se débattant, les draps s’écartèrent. Elle restait là, soufflante, les flancs découverts.

Fabrice s’approcha et, la croyant endormie, la contempla.

Elle ne bougeait plus.

Tout à coup, brusquement, il arracha les couvertures et se recula, le regard fou.

À la clarté molle de la veilleuse, ce corps de marbre se fondait dans une harmonie de lignes et de couleurs qui accusait toutes ses perfections. C’était une œuvre d’art, avec les tons chauds de la vie, les ombres puissantes, les inflexions hardies des membres abandonnés. La nudité montait jusqu’au sein à l’auréole ombrée par la maternité.

La tête à demi cachée laissait sur l’oreiller la large tache noire de ses cheveux défaits.

Fabrice cédait une dernière fois à sa passion d’artiste, d’amant et de maître dans cette poignante contemplation.

Il s’abreuvait avec rage de la vue inoubliable de son bonheur perdu. Il s’enfonçait dans le cœur cette image brûlante pour en garder éternellement le souvenir et l’empreinte. Muet, il sanglotait, se tenait la gorge pour ne pas crier.

Tout cela n’était plus à lui !

Non qu’il soupçonnât Gatienne d’avoir livré son corps. Il l’eût tuée. Mais elle l’avait profané par le désir de son amour adultère ; mais ce corps avait tremblé de passion pour un autre.

Et il l’avait tant aimée, et elle l’avait tant aimé !

Car il se souvenait, et elle ne songeait guère à Robert alors ! Comme il croyait bien qu’elle n’avait jamais aimé que lui ! C’était si bon, cet être qu’il pensait n’avoir jamais vécu que pour lui, par lui. C’est comme cela qu’on les aime. La passion est faite de ces besoins absolus.

Et voilà qu’il restait seul maintenant. Car il lui laisserait les enfants ; il ne voulait pas la désespérer, Gatienne ! sa Gatienne qui ne l’aimait plus !…

Le cœur crevé, il faillit se jeter sur elle, l’étreindre, prêt à demander, lui, grâce, pitié, affamé d’elle, de son amour, de toute cette beauté qui l’appelait, fouettant ses sens.

Il vint tomber sur le tapis devant le lit, roulant sa tête près de Gatienne, mordant le drap, aveuglé de larmes.

Elle se souleva alors lentement, engourdie de froid, toute grelottante, et se glissa vers lui, timide, n’osant pas encore.

Cependant, s’il savait, il ne serait pas là, près d’elle. Pourquoi donc pleurait-il ?

— Fabrice !…

— Ne me touche pas !

Il repoussa ses bras qui le brûlaient.

Elle s’avança de tout son corps et l’enlaça.

Il cria :

— Laisse-moi !

Et, se sentant fléchir, il se leva et s’éloigna.

Tout à coup il revint, et, la regardant, désespéré :

— Écoute, je pars demain.

Elle demeura immobile, comme s’il l’eût tuée.

Alors il ajouta :

— Tu garderas les enfants… Je ne reviendrai jamais.

Maintenant elle préférait en finir ; elle murmura :

— Pourquoi ?

— Tu le demandes ?

Elle répondit :

— Oui.

Il se calma et dit lentement :

— Parce que tu as aimé Robert, parce que tu l’aimes, parce que tu le pleures, parce que ton cœur n’est plus à moi, et que moi je ne t’aime plus.

Elle attendit… C’était tout. Alors il ne savait pas !… Tout s’effaçait devant cette pensée obstinée. À ce moment même, elle ne voyait plus son crime. Une joie lui venait. Fabrice n’était que jaloux de Robert !

— Je t’aime, dit-elle avec une tendresse passionnée.

— Tu mens !

Elle se souleva, joignit les mains, et, le regardant, répéta :

— Je t’aime ! Oh ! si tu savais comme je t’ai aimé, comme je t’aime !… dit-elle avec un soupir douloureux.

Fabrice devenait fou : sa tête craquait ; il ne retrouvait plus ses idées. Les paroles de Gatienne lui entraient dans le cerveau, lui faisaient éclater le cœur.

Il bégaya :

— Robert !… tu as aimé Robert !…

Gatienne frissonnait, avec des regards furtifs autour d’elle. La veilleuse avait baissé ; le feu s’éteignait. Un jour morne jetait des blancheurs mouvantes le long des murs.

Le fantôme de Robert se glissait pour elle dans toutes les ombres.

Aimé, lui, qu’elle avait tué ! Une horreur la secoua. Elle cria :

— Non, non !

Claude réveillé appela :

— Maman !

— Oh ! tiens, Fabrice, s’écria Gatienne subitement apaisée par cette voix, je te le jure sur mes enfants, je n’ai jamais aimé que toi !

Il courut à elle et étreignit ses mains qu’elle lui tendait.

— Redis-le !… Non, tais-toi, écoute, peut-être n’ai-je plus ma raison. Alors, aie pitié. Guéris-moi. Sois franche. Depuis que Robert a mis le pied dans la maison, tu ne m’as plus appartenue. Depuis qu’il est mort, tu es morte pour moi. Tu ne cherches que lui, tu ne penses qu’à lui…

Elle voulut parler, il l’arrêta.

— Non, tais-toi, tu me dis que tu m’aimes, et il me semble… Oh ! notre bonheur d’autrefois !

Il se prit à sangloter ; la douleur le rendait ivre, il balbutia :

— Jure-le que tu ne l’as pas aimé, lui ?

Il était haletant, hagard ; sa voix s’étranglait :

— Je veux que tu le jures, là-bas, sur la pierre qui le couvre… Tu n’oseras pas mentir là…

Gatienne se dressa, se fit lâcher les mains, la voix éclatante :

— Il n’est donc plus là ?… dit-elle, le doigt tendu dans la direction de la Seine.

Puis elle détourna son visage, tiraillé d’un rire nerveux.

Elle éprouvait un bonheur atroce à penser que Robert était enfin caché sous la terre, qu’elle ne le verrait plus la regarder du fond de la Seine transparente, qu’il dormait enfin !

Elle respira largement, et, regardant Fabrice, elle dit très calme :

— J’irai, j’y vais tout de suite, veux-tu ?

Il pensa :

— Nous sommes fous tous les deux.

Elle voulait absolument se lever. Ses dents claquaient la fièvre, ses yeux luisaient, grands et fixes.

Pour la retenir, il se coucha près d’elle, assommé de fatigue et d’angoisses.