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Gatienne/3/5

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Calmann Lévy, éditeur (p. 286-295).


v


Le lendemain, Alban, dans son cabinet de la maison de banque, attendait Fabrice.

Cependant les comptes n’étaient point réglés.

Le jeune homme rêvait de reculer d’abord la catastrophe prévue de la rupture entre Gatienne et son mari, en traînant en longueur les opérations de ce règlement.

Il chercherait ensuite les moyens de sauver Gatienne. Des combinaisons lui venaient. Il songeait à la possibilité de détourner les soupçons de Fabrice. Clotilde l’aiderait. Le souvenir charmant de la jeune fille jetait comme un espoir à travers les projets généreux que sa pensée ébauchait.

Il se raidit dans une attitude impassible pour recevoir les éclats de fureur de Fabrice obligé de subir un délai et se leva, comme il entrait, avec la gravité un peu ennuyée d’un homme d’affaires qu’on dérange inutilement.

Et, d’un ton net :

— J’ai le regret de vous dire, monsieur, que je ne suis pas prêt.

— Ah ! dit Fabrice indifférent.

Alban remarqua son visage abattu et ses gestes las.

Il arrivait de Saint-Cloud à pied, et il avait fait un détour dans Paris. Voilà trois heures qu’il marchait, le cerveau vide, ne retrouvant plus ses idées, désorienté et apaisé.

Il doutait de lui maintenant, comme il doutait encore de Gatienne. Il ne parvenait pas à se reprendre, détraqué par les troubles de la nuit précédente, ébranlé, mais non guéri, prêt à se jeter sur une preuve quelconque pour se tirer, n’importe comment, d’une incertitude qui le ballottait jusqu’à l’écœurement.

Au fond, il penchait à justifier Gatienne.

Cela l’arrangeait qu’Alban ne fût pas prêt. Cela lui donnait le temps de réfléchir. Avec cet argent dans les mains, il se serait senti poussé à en finir brusquement.

Cette idée l’effrayait.

Maintenant il ne retrouvait plus l’indignation qui lui donnerait le courage de tout briser. Une mollesse le tenait ; un désir de fermer les yeux. Il aurait voulu que Gatienne lui donnât des raisons, qu’elle le persuadât.

Alban reprit :

— Vous me permettrez de vous dire que j’ai trouvé ici un profond désordre, qui ne m’a pas encore permis de me rendre un compte exact de la situation.

— Parfaitement, répondit Fabrice.

Le jeune homme le crut froissé et continua plus doucement :

— Je profiterai, du reste, du délai que vous voudrez bien me laisser pour remonter un peu la maison et lui faire prendre une valeur plus avantageuse.

— C’est cela, conclut Fabrice. Vous n’avez pas besoin de moi ?

Il tirait vers la porte.

— Mais, pardon, je désirerais…

Alban, inquiet, ne voulait pas le laisser partir.

— Je désirerais vous demander… Tenez, voulez-vous que nous causions un peu à cœur ouvert ? J’ai bien des choses à vous dire, à vous demander. Je ne serai à l’aise avec vous que lorsque vous m’aurez entendu. Autant vaut tout de suite.

Fabrice s’était rassis, le regard soupçonneux, déjà allumé d’une curiosité inquiète. Alban poussa le verrou de sa porte et revint vers lui.

Une émotion lui changea la voix quand il dit :

— Mademoiselle Clotilde Dumont était la fiancée de mon frère ?

Fabrice demanda presque violemment :

— Qui vous l’a dit ?

— Robert.

Et le jeune homme ajouta, l’accent convaincu :

— Mon frère l’adorait. Elle est très belle.

— Il l’adorait ? balbutia Fabrice.

— Que de projets charmants, quels délicieux rêves il me confiait dans des lettres toutes remplies d’elle et écrites avec cette prolixité naïve des amoureux ! Saviez-vous qu’il projetait de vous abandonner, d’emmener sa femme aux Indes pour lui faire une existence de reine, dans un palais peuplé d’esclaves ? Il vous le cachait peut-être ?

— En effet, murmura Fabrice, dont le visage s’éclairait d’une joie poignante.

Et Alban, avec un grand air de sincérité, continuait :

— Cela se comprend : il craignait votre opposition, votre refus même de lui donner votre sœur pour l’entraîner si loin. Dans ses dernières lettres, il me suppliait de venir ici prendre sa place. Il n’attendait que moi pour hâter ce bonheur… qu’il ne devait jamais connaître, hélas !

Le jeune homme baissait la tête, triste, paraissant rêver, ne regardant pas Fabrice.

Celui-ci se redressait, allégé, transfiguré, mais troublé jusqu’au vertige de ce coup de bonheur qui lui arrivait d’une façon si naturelle, si vraie :

Robert n’aimait donc pas Gatienne !

Tout à coup il pensa :

— Mais Gatienne pouvait aimer Robert !

Son incertitude renaissait, et c’est d’un accent amer qu’il répondit :

— Robert était fort séduisant, sympathique, attirant. Il était difficile de ne pas l’aimer… Ma sœur n’est pas consolée de sa perte.

— Croyez-vous qu’elle se consolera ?

Fabrice regarda Alban, qui ne cachait plus son émotion.

— Tenez, monsieur Dumont, reprit le jeune homme d’une voix entraînante, je veux vous dire toute ma pensée. Depuis que j’ai aperçu mademoiselle Clotilde, un espoir m’est venu, ou plutôt un désir bien profond. Je voudrais, non lui faire oublier, mais lui rappeler assez vivement mon frère pour qu’elle reportât sur moi l’affection qu’elle avait pour lui. Je voudrais que cette ressemblance que j’ai avec lui me donnât le bonheur de la consoler, de lui faire croire qu’elle a retrouvé celui qu’elle daignait aimer. Je n’ai pas seulement le visage de mon frère, j’ai sans doute son cœur ; car je crois, je suis certain que j’aime sa fiancée. Croyez-vous, monsieur, que je puisse espérer de la décider un jour à me donner sa main qu’elle lui avait promise ?

— Je le désirerais vivement, répondit Fabrice charmé.

— S’il en est ainsi, et je vous remercie, accordez-moi le droit de la voir aussi souvent qu’il me sera possible.

— Bien volontiers, monsieur. Ma maison vous est ouverte. Si Clotilde se console, si elle vous aime, si elle est heureuse, c’est moi qui vous serai reconnaissant.

Très émus tous les deux, ils se serrèrent les mains.

Soudain une rougeur courut sur le visage d’Alban : l’effort visible d’une volonté violente.

Pour obéir à cette volonté, le jeune homme luttait contre une dernière hésitation. Évidemment ce qu’il allait dire lui coûtait beaucoup. En dépit de ses efforts, sa voix s’étouffait quand il reprit :

— Cependant, monsieur, je vous dois un autre aveu. Je n’entrerai point familièrement chez vous avant de l’avoir fait. Je pourrais le taire, dit-il se contraignant à sourire : il remonte si loin dans le passé ! Mais ma loyauté ne se sentirait point à l’aise vis-à-vis de vous. J’ai aimé mademoiselle Gatienne quand elle avait seize ans…

— Vous ? s’écria Fabrice.

— Je vous donne ma parole d’honneur qu’elle ne l’a jamais su. Quand je voulus la demander en mariage, mon frère s’y opposa. J’adorais mon frère, je cédai ; mais, de dépit et, je l’avoue, de regret, je quittai la France. J’avais vingt ans. Un an plus tard, j’étais consolé.

Fabrice, les yeux collés sur Alban, palpitait dans tout son être ; il demanda :

— Et pour quelle raison votre frère s’y opposa-t-il ?…

Alban se prit à sourire.

— Oh ! dit-il avec un naturel parfait, pour un enfantillage. Nous étions tous si jeunes ! Imaginez-vous, monsieur, que Gatienne et lui se détestaient. Oh ! mais une de ces bonnes haines d’enfants qui sont sans motif, et pour cela même si tenaces !

Fabrice partit d’un éclat de rire nerveux, et le jeune homme continuait très naïf :

— Cela vous fait rire. Eh bien, je vous jure que je n’en riais pas, moi ! C’était joliment sérieux. Mademoiselle Prieur s’en mêla ; et, un beau jour, poussée par Gatienne, que Robert venait de taquiner outre mesure, elle jeta carrément mon frère à la porte. De sorte que, lorsque je vins lui soumettre mes projets matrimoniaux, Robert faillit me battre et me jura qu’il me maudirait, qu’il me déshériterait, qu’il me passerait à travers le corps le sabre de son père… Je m’enfuis… à Chandernagor.

Des gouttes de sueur coulaient aux tempes du jeune homme dans l’ardeur de son rôle et la joie de son succès. Fabrice arpentait le cabinet d’un pas fou, riant, bruyant, se cognant aux meubles. Son bonheur l’étouffait. Il sortait du supplice de ses doutes comme d’un étau. Tout son être comprimé éclatait, débordait. S’il avait tenu Gatienne en ce moment, il l’aurait épouvantée de ses transports, meurtrie de ses embrassements.

— Parbleu ! dit-il prenant la porte, pressé de s’enfuir, je cours conter votre histoire à ma femme. Elle en vaut la peine. Et, quand vous viendrez, nous…

Il pouffa.

— Je vous en prie, s’écria Alban très sérieux, obligez-moi de taire ceci à madame Dumont. Elle n’a jamais connu en moi qu’un camarade ; ce souvenir entre nous me gênerait.

— Cependant…

— Je vous en prie !…

Et, devenant plus grave encore, le jeune homme ajouta :

— Mon pauvre frère a joué là un rôle un peu grotesque, qu’il me serait pénible de voir rappeler par façon de raillerie. S’il était vivant, je vous le livrerais. Il est mort.

Fabrice s’inclina avec un geste de déférence ; mais il ne pouvait devenir grave maintenant. La tristesse d’Alban le gênait. Il prit un air hypocrite pour lui serrer la main en soupirant et s’enfuit.

Et derrière lui Alban essuyait ses yeux, pleurant de joie : il avait sauvé Gatienne.