Gay-Lussac (Arago)/13

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciencesGide3 (p. 53-59).
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GAY-LUSSAC CONSIDÉRÉ COMME PROFESSEUR. — SON LABORATOIRE. — SES BLESSURES. — SIMPLICITÉ DE SES MŒURS.


Je vais donc, sans autre explication, prendre la liberté de vous introduire dans ces amphithéâtres où notre confrère charmait par sa parole un nombreux et brillant auditoire. Nous pénétrerons ensuite dans son laboratoire ; je recueillerai même diverses anecdotes (on voit que je n’hésite pas à prononcer le mot), qui feront apprécier, sous un nouveau point de vue, toute l’étendue de la perte que l’Académie a faite.

Dans la dispute à laquelle les érudits s’abandonnèrent, afin de décider si un Traité sur le monde était ou n’était pas d’Aristote, Daniel Heinsius se prononça pour la négative. Voici son principal argument : « Le Traité en question n’offre nulle part cette majestueuse obscurité qui, dans les ouvrages d’Aristote, repousse les ignorants. »

Gay-Lussac n’eût certainement pas obtenu les éloges du philologue hollandais, car il marchait toujours à son but par les voies les plus directes, les plus nettes, les plus exemptes d’emphase.

Gay-Lussac témoignait à toute occasion sa profonde répugnance pour ces phrases ambitieuses auxquelles son premier professeur titulaire, malgré sa juste célébrité, se laissa si souvent entraîner, et où l’on voyait les mots les plus pompeux marcher côte à côte avec les expressions techniques d’ammoniaque, d’azote, de carbone.

Son langage et son style étaient sobres, corrects, nerveux, toujours parfaitement adaptés au sujet et empreints de l’esprit mathématique dont il s’était pénétré dans sa jeunesse, à l’École polytechnique.

Il aurait pu, comme un autre, exciter l’étonnement de son auditoire, en se présentant devant lui sans aucune note manuscrite à la main ; mais il eût couru le risque de citer des chiffres erronés, et l’exactitude était le mérite qui le touchait le plus.

La connaissance que Gay-Lussac avait des langues étrangères, de l’italien, de l’anglais, de l’allemand, lui permettait d’enrichir ses leçons d’une érudition de bon aloi et puisée aux sources originales. C’est par lui que les chimistes et les physiciens, nos compatriotes, ont été initiés à plusieurs théories nées sur la rive droite du Rhin, et qu’il avait été chercher dans les brochures les plus obscures, les moins connues. Pour tout dire, en un mot, Gay-Lussac, qu’aucun chimiste contemporain n’a surpassé pour l’importance, la nouveauté, l’éclat des découvertes, a aussi occupé incontestablement le premier rang parmi les professeurs de la capitale, chargés d’enseigner la science à l’École polytechnique.

En entrant dans le laboratoire de Gay-Lussac, on était frappé au premier coup d’œil de l’ordre intelligent qui régnait partout. Les machines et les divers ustensiles qu’on y voyait, préparés la plupart de ses propres mains, se distinguaient par la conception et l’exécution la plus soignée. Vous me pardonnerez, Messieurs, ces détails. Si Buffon a dit, le style c’est l’homme, on pourrait ajouter avec non moins de raison, le grand chimiste et le bon physicien se reconnaissent à la disposition des appareils dont ils font usage. Les imperfections des procédés se reflètent toujours plus ou moins sur les résultats.

Lorsque le chimiste opère sur des substances ou combinaisons nouvelles à réactions inconnues, il est exposé à des dangers réels et presque inévitables. Gay-Lussac ne l’éprouva que trop. Pendant ses longues et glorieuses campagnes scientifiques, il fut grièvement blessé dans plusieurs circonstances différentes. La première fois, le 3 juin 1808, par le potassium, préparé en grande quantité, suivant une méthode nouvelle. MM. de Humboldt et Thénard conduisirent notre ami, les yeux bandés, du laboratoire de l’École polytechnique, où l’accident était arrivé, à sa demeure de la rue des Poules que, par parenthèse, on devrait bien appeler rue Gay-Lussac. Malgré les soins les plus empressés de Dupuytren, il perdit les points lacrymaux et se crut complètement aveugle pendant un mois. Cette perspective désespérante chez un homme de trente ans, fut envisagée par notre ami avec un calme, une sérénité, que les stoïciens de l’antiquité eussent admirée.

« Durant près d’une année, dit madame Gay-Lussac, (dans une note qu’elle a eu la bonté de me remettre), les reflets d’une petite veilleuse devant laquelle je me plaçais pour lui faire quelques lectures, furent la seule lumière qu’il put supporter. Toute sa vie ses yeux restèrent rouges et faibles. »

La dernière explosion dont Gay-Lussac fut la victime eut lieu à une époque de sa vie où des personnes mal informées le placent dans l’inaction. Notre ami s’occupait de l’étude des hydrogènes carburés provenant de la distillation des huiles. Le ballon en verre renfermant les gaz et qui était resté à l’écart pendant plusieurs jours, fut pris par M. Lumière, jeune chimiste, pour être soumis à l’inspection de Guy-Lussac. Pendant que notre confrère se livrait à l’examen minutieux qui devait donner aux expériences projetées toute la précision désirable, il se manifesta une épouvantable explosion, dont la cause, même aujourd’hui, n’est pas parfaitement connue, et qui fit voler le ballon en éclats. Telle fut la vitesse de tous les fragments de verre, qu’ils produisirent dans les vitres du laboratoire des ouvertures nettes sans aucune trace de fissures, ainsi que les auraient faites des projectiles lancés par des armes à feu. Les yeux de Gay-Lussac, qui n’étaient qu’à quelques centimètres du ballon, ne reçurent cette fois aucune atteinte ; mais il fut gravement blessé à la main, ce qui exigea un traitement long et douloureux. Quelques personnes ont vu dans cette terrible blessure la première cause de la cruelle maladie à laquelle notre ami succomba quelques années après.

Les membres de l’Académie qui allaient journellement le visiter sur son lit de douleur ne l’entendaient pas sans émotion se féliciter que les blessures de son jeune préparateur et ami, M. Larivière, fussent insignifiantes, et que, dans cette occurrence, sa propre vie eût été seule menacée.

On a voulu voir dans ces accidents les conséquences de l’imprévoyance ou de l’étourderie ; dites plutôt, par une assimilation dont tous ceux qui connurent notre ami proclameront la justesse, que s’il fut souvent blessé, c’est qu’il alla souvent au feu, et qu’il n’hésita jamais à examiner les choses de très-près, lors même qu’il y avait un grand danger à le faire.

On a pu croire que les succès de Gay-Lussac dans ses recherches scientifiques, ne lui faisaient éprouver que cette satisfaction calme que doit naturellement produire la découverte de quelques vérités nouvelles ; les apparences étaient trompeuses. Pour se soustraire à l’humidité des laboratoires situés au rez-de-chaussée, Gay-Lussac mettait ordinairement des sabots par-dessus ses souliers ; eh bien, Pelouze, un de ses élèves de prédilection, m’a raconté qu’après la réussite d’une expérience capitale, il l’avait vu souvent, par la porte entre-bâillée de son cabinet, donner les marques de la joie la plus vive, et même danser malgré les inconvénients de sa chaussure.

Ceci nous rappelle une anecdote que j’emprunterai à mon ami M. Brewster, ne fût-ce, je l’avouerai, que parce qu’elle me fournit une occasion de rapprocher le nom de Gay-Lussac de celui du savant immortel dont Voltaire a pu dire sans que personne ait crié à l’exagération :

Confidents du Très-Haut, substances éternelles,
Qui brûlez de ses feux, qui couvrez de vos ailes
Le trône où votre maître est assis parmi vous,
Parlez ; du grand Newton n’êtes-vous point jaloux ?

En 1682, le grand Newton, mettant à profit les dimensions de la terre obtenues par Picard, de cette Académie, recommença un calcul qu’il avait déjà tenté, mais sans succès, d’après les anciennes déterminations de Norwood. Son but était de s’assurer si la force qui retient la lune dans son orbite et l’empêche de s’échapper par la tangente, en vertu de la force centrifuge, ne serait pas la même que celle qui fait tomber les corps à la surface de la terre, diminuée seulement en raison du carré des distances mesurées à partir du centre de notre globe. Cette fois, le calcul numérique justifia les prévisions ; le grand homme en éprouva une telle joie, cette coïncidence produisit chez lui une telle excitation nerveuse, qu’il fut incapable de vérifier son calcul numérique, tout simple qu’il était, et se vit obligé pour cela de recourir à un ami.

N’oublions jamais, lorsque l’occasion s’en présente, de montrer que les travaux calmes de la science procurent non-seulement des émotions plus durables que celles qu’on va puiser au milieu des frivolités du monde, mais qu’elles en ont aussi assez souvent la vivacité.

On voyait, dans le laboratoire de Gay-Lussac, à côté des fourneaux, des cornues, des appareils de tout genre, une petite table en bois blanc, sur laquelle notre ami consignait le résultat de ses expériences, au fur et à mesure de leurs progrès. C’était, qu’on me passe l’assimilation, le bulletin exact, écrit pendant la bataille.

C’est sur cette petite table que furent aussi tracés des articles concernant divers points de doctrine ou des questions de priorité.

Il était impossible qu’en racontant la vie d’un homme dont les principaux travaux remontent au commencement de ce siècle, époque de la rénovation entière de la chimie, nous n’eussions pas à signaler des discussions de ce genre.

Cette polémique scientifique a particulièrement eu lieu entre Gay-Lussac, Dalton, Davy, Berzélius, etc. On voit que notre ami eut affaire à de-rudes jouteurs, à des adversaires dignes de lui.

Dans ces discussions, notre ancien confrère marchait droit devant lui, abstraction faite des personnes, avec la rigueur, disons plus, avec la sécheresse d’une démonstration mathématique. Rarement on y trouve de ces phrases qui sont comme une sorte de baume jeté sur la blessure qu’on a faite. Mais comment n’a-t-on pas remarqué que Gay-Lussac se traitait lui-même avec un sans-façon au moins égal à celui dont il faisait preuve en parlant d’autrui ?

Les paroles suivantes sont tirées textuellement d’un de ses écrits :

« Les résultats que j’ai donnés, dit-il, dans les Mémoires d’Arcueil, sur les diverses combinaisons de l’azote et de l’oxygène ne sont pas exacts. »

Celui qui parle avec un telle franchise de ses propres travaux ne serait-il pas excusable de s’être exclusivement préoccupé, dans l’examen des travaux des autres, des intérêts de la vérité ?