Gay-Lussac (Arago)/Appendice
APPENDICE
Des raisons particulières sur lesquelles il serait inutile de s’étendre, m’ont décidé à publier séparément cette partie de la Biographie qui a été lue en séance publique. J’ai cru alors que les circonstances me commandaient une digression à propos d’un établissement qui nous fut si cher à Gay-Lussac et a moi. J’ai ajouté des développements à ceux que j’avais réunis pour la biographie de mon ami, et je laisse mon travail comme un acte de reconnaissance envers une École qui a produit tant d’hommes distingués.
Après avoir été amené par mon sujet à écrire si souvent dans un seul paragraphe les mots École polytechnique, ces mots si doux aux oreilles de Gay-Lussac, j’ai cru entendre en songe la parole solennelle de l’illustre chimiste : « Mon cher confrère, me disait-il, ne négligez pas de profiter de l’occasion unique qui vous est offerte pour vous livrer à un examen sérieux de l’état précaire dans lequel se trouve aujourd’hui notre brillante École. Je sais très-bien que, dans le cadre resserré qui vous est tracé d’avance, vous ne pourrez pas traiter la question complètement. Au reste, que l’intérêt général prime toute autre considération. Sacrifiez sans scrupule, pour atteindre le but que je vous indique, tous les détails relatifs à ma vie privée, et même, s’il le faut, les analyses de mes principaux Mémoires. »
Je suivrai la route que Gay-Lussac a semblé me tracer, sans croire faire preuve de hardiesse. Le gouvernement ne peut avoir au fond qu’un but : celui d’améliorer un établissement d’où sortent les ingénieurs destinés à diriger tous les travaux civils et militaires que l’État fait exécuter. Il doit conséquemment désirer que chacun lui apporte le tribut de ses lumières. Ce sera à lui de choisir dans sa sagesse entre les diverses opinions qui auront pu se produire.
Les plus méticuleux remarqueront, d’ailleurs, qu’aucune décision définitive ayant force de loi n’a été prise jusqu’à présent sur l’objet en question, et qu’en déposant ici l’expression sincère et désintéressée de mes convictions, je ne cours nullement le risque de porter atteinte au principe d’autorité, qu’il est si nécessaire de maintenir intact, quelque opinion qu’on professe. Je suis, il est vrai, exposé à me heurter contre les systèmes d’un petit nombre de savants et d’ingénieurs auxquels le ministère a pu, pour un moment, confier ses pleins pouvoirs, mais sans leur donner le privilége de l’infaillibilité. Ceci bien entendu, je vais pénétrer dans le cœur de le question.
Le gouvernement, ayant prêté l’oreille aux critiques sans cesse renouvelées de personnes dont la compétence devait lui paraître évidente, choisit une Commission pour s’occuper des améliorations qu’on pourrait apporter sur-le-champ à l’organisation d’une École qui, dans l’intervalle de plus de cinquante ans, avait déjà subi bien des transformations.
Cette Commission, dans son entraînement, n’a-t-elle pas dépassé le but ? Les changements radicaux qu’elle préconise, et dont plusieurs ont déjà été rejetés comme inapplicables, sont-ils tous conformes à l’intérêt public ? Telle est, sans déguisement aucun, la question que j’ai à examiner, et que les opinions bien connues de Gay-Lussac m’aideront à résoudre.
Peut-être aura-t-on la bonté de remarquer que, professeur à l’École pendant près d’un quart de siècle, et ayant été amené par des circonstances de force majeure à y faire quatre ou cinq cours différents, je pouvais me croire autorisé à émettre une opinion sur le régime intérieur de l’établissement et sur les programmes.
C’est à l’École polytechnique, ou j’étais élève en 1803, que je suis redevable, suivant toute apparence, de l’honneur de porter la parole aujourd’hui devant vous ; le sentiment de reconnaissance que ce souvenir m’inspire serait suffisant pour me faire pardonner quelques erreurs d’appréciation, s’il était vrai que j’en eusse commis.
L’École polytechnique, successivement améliorée sous les inspirations des Lagrange, des Laplace, des Monge, des Berthollet, des Legendre, était aux yeux de Gay-Lussac, sous le point de vue de l’instruction, une des institutions les plus parfaites que les hommes eussent jamais créées. Sa conviction était si entière à ce sujet, qu’il ne voyait pas sans un très-vif regret que les jeunes gens destinés aux services publics profitassent seuls d’un cours d’étude si profond, si complet, si bien ordonné. Il aurait volontiers changé de fond en comble le régime intérieur de l’École, pour permettre à toute la jeunesse, sans distinction, de profiter des trésors de science qui tous les jours étaient étalés devant des élèves privilégiés.
Un ingénieur, directeur d’une grande usine, est depuis longtemps en possession d’un moteur qui y met tout en action. On lui propose de le remplacer par un mécanisme différent. S’il est sage, il se rappelle alors cet adage du fabuliste :
Pour ne pas se jeter étourdiment dans les aventures, il examine avec la plus scrupuleuse attention la nouvelle invention, et consulte sur les inconvénients vrais ou apparents de l’ancienne, ses contre-maîtres, ses ouvriers, et jusqu’aux simples manœuvres ; c’est alors seulement qu’il prononce. Cette marche, si je ne me trompe, devrait être celle de tout gouvernement à qui l’on demande de substituer une nouveauté, douée, suivant les inventeurs, de tous les avantages imaginables, à une organisation que l’expérience à déjà consacrée.
De tels changements s’établissent sur des bases solides, alors seulement que l’opinion les avait déjà réclamés par toutes les voies de la publicité. En cette matière, arriver un peu tard ne saurait être un mal, car, dans des mouvements désordonnés, on a souvent, à son insu, marché à reculons au lieu de progresser. Je n’ignore pas que l’ancienne École polytechnique a été critiquée par des délégués de quelques écoles d’application ; mais est-il bien certain que ces critiques, scrupuleusement examinées, ne retombassent pas sur ces écoles elles-mêmes ? Je me bornerai à cette seule remarque, car je ne veux pas voir dans ces réclamations un moyen stratégique fort en usage à la guerre, celui de détourner l’attention de l’ennemi des points faibles : on devient assaillant afin de n’être pas attaqué soi-même dans les régions où l’on se serait mal défendu.
La Commission chargée de réorganiser l’École polytechnique renferme des hommes éminents et d’un mérite universellement reconnu ; plusieurs sont sortis de cette École dont l’avenir est aujourd’hui dans leurs mains ; ils doivent donc savoir que, dès le moment de la publication des nouveaux programmes, des professeurs et examinateurs illustres, ne voulant pas concourir à leur exécution, soit dans l’intérêt de la science, soit dans celui de leur dignité, donnèrent leur démission ; que d’autres manifestent hautement l’intention de suivre cet exemple lorsqu’ils en trouveront l’occasion. La presque unanimité des anciens élèves, occupant aujourd’hui dans la société les positions les plus variées et les plus éminentes, désapprouvent les réformes préconisées, comme nuisibles aux services publics et surtout à l’enseignement mathématique, l’une des gloires de la France. Dira-t-on que le pays réclamait ces réformes ? Je ferai observer que le public a toujours couvert de son bienveillant patronage un établissement dont on a pu dire avec raison que c’était, plus qu’une École, que c’était une Institution nationale. C’est à ce patronage vif et persistant que fut due la conservation de l’École à diverses époques, pendant les temps malheureux que nous avons traversés. L’opinion publique se fait jour et ce sujet dans toutes les circonstances. Ainsi, on dit généralement, École de droit, École de médecine, École des arts et manufactures, École de marine, École d’État-major ; mais quand il s’agit de la création de Monge, on se contente du mot générique d’École. Les locutions : Je suis élève dû l’École, je suis sorti de l’École en telle année, sont parfaitement comprises de tout le monde ; elles signifient implicitement : J’appartiens ou j’ai appartenu à la première École dont le pays puisse s’honorer.
Croyez-vous, Messieurs les réformateurs, que la question dont vous êtes saisis fût nouvelle ? Vous seriez dans une grande erreur.
Des généraux, dont tout l’avancement s’était fait sur les champs de bataille, des généraux, très-braves canonniers, mais nullement artilleurs, harcelaient sans cesse l’Empereur de leurs doléances sur ce qu’ils appelaient les tendances trop scientifiques des officiers sortis de l’École polytechnique.
Napoléon avait dit que la répétition est la plus puissante des figures de rhétorique ; il éprouva lui-même en cette circonstance la vérité de son adage. Les plaintes des vieux canonniers, évidemment suggérées par un sentiment de jalousie, avaient fini par faire quelque impression sur son esprit, et il témoigna plusieurs fois la velléité de réduire, du moins quant aux élèves qui se destinaient à l’artillerie, le nombre et la rigueur des épreuves ; mais il renonça à ce projet, qui l’aurait mis en désaccord avec l’opinion unanime de la pléiade de savants illustres, fondateurs des études polytechniques. D’ailleurs, il eût suffi pour ébranler sa résolution, si jamais elle eût été sérieusement adoptée, du souvenir des services de tout genre que lui avaient rendus les élèves de l’École, particulièrement pendant l’expédition d’Égypte. Deux mots encore, et il sera ensuite impossible d’invoquer l’imposante autorité à l’ombre de laquelle on semblait vouloir s’abriter. L’Empereur, parvenu au faîte de la gloire et de la puissance, choisissait pour ses principaux officiers d’ordonnance, d’anciens élèves de l’École, comme Gourgaud, Athalin, Paillou, Laplace, etc., et, dans le cercle de ses entreprises militaires, il prenait comme confidents de ses plus secrètes pensées et comme juges définitifs, lorsqu’il s’agissait des moyens de vaincre les difficultés qui pouvaient se présenter à lui, des généraux et des colonels de la même origine, les Bertrand, les Bernard, etc.
Napoléon disait enfin à Sainte-Hélène, que l’École polytechnique fut réorganisée par Monge après le 18 brumaire, et que les changements opérés reçurent la sanction de l’expérience ; il ajoutait (je cite textuellement) « L’École polytechnique était devenue l’école la plus célèbre du monde. » Il attribuait à l’influence exercée par ses élèves, la haute supériorité que l’industrie française avait acquise. Ainsi, Napoléon ne figurera plus dans le débat, si ce n’est comme un adversaire décidé des systèmes qu’on cherche à faire prévaloir.
Ah ! si le ciel eût accordé à Gay-Lussac une plus longue vie, nous l’eussions vu, sortant de sa réserve habituelle, se présenter hardiment devant les commissaires chargés de réviser les programmes polytechniques. Là, il se serait écrié avec l’autorité que donne toujours un grand savoir uni au plus noble caractère :
« De quoi peut-on se plaindre ? trouverait-on par hasard que l’École polytechnique n’a pas rendu d’éminents services aux sciences ? Quelques noms propres et l’énumération des plus brillantes découvertes réduiraient une telle imputation au néant. Je sais, eût ajouté notre confrère, qu’on a prétendu, oubliant sans doute que des écoles d’application existaient pour compléter l’instruction théorique commune, donnée aux futurs membres des corps savants ; je sais qu’on a affirmé que les cours polytechniques étaient beaucoup trop théoriques ; eh bien, qu’on me cite un travail de pure pratique qui n’ait trouvé, pour l’exécuter admirablement, un de ces théoriciens qui n’étaient préparés, disait-on, que pour recruter les Académies. »
Gay-Lussac, sachant que des citations bien appropriées sont le meilleur moyen d’éclaircir les questions litigieuses, eût continué ainsi « Messieurs de la Commission, placez-vous en première ligne, comme je dois le supposer, les créations destinées à préserver la vie de nos semblables ? Écoutez ceci : de nombreux, de déplorables naufrages avaient fait sentir à la marine le besoin impérieux d’éclairer nos côtes par des feux intenses et d’une grande portée. M. Augustin Fresnel conçoit la possibilité de substituer des combinaisons catadioptriques aux réflecteurs paraboliques en métal dont on avait fait exclusivement usage jusque-là. Il imagine les moyens de construire, avec des morceaux de verre isolés, des lentilles des plus grandes dimensions, communique ses procédés aux artistes, les dirige lui-même, et, à la suite des immortels travaux de l’élève de l’ancienne École polytechnique, la France possède les plus beaux phares de l’univers.
« Attachez-vous avec raison, messieurs de la Commission, un très-grand prix aux considérations budgétaires ? Désirez-vous qu’on exécute de grands travaux le plus économiquement possible, c’est-à-dire sans augmenter les impôts, sans priver le pauvre des derniers centimes acquis à la sueur de son front ? Méditez ces quelques lignes, et dites si, sur ce point particulier, l’École polytechnique a manqué à son mandat ?
« En 1818, il s’opéra en France une révolution capitale dans l’art de bâtir. On connaissait très-anciennement quelques gîtes isolés de chaux hydrauliques, en d’autres termes, de chaux se solidifiant rapidement dans la terre humide et même dans l’eau. Nos pères avaient aussi reconnu les propriétés des pouzzolanes et de divers ciments ; mais ces matières, dont le transport à grande distance élevait considérablement le prix vénal, ne pouvaient être employées que dans un très-petit nombre de cas. Grâce aux travaux persévérants, je ne dis pas assez, grâce aux découvertes de M. Vicat, les chaux hydrauliques, les pouzzolanes, les ciments romains peuvent être préparés en tous lieux. Un document législatif qui n’a pas été contredit, qui ne pouvait pas l’être, portait à 200 millions l’économie qui dans le court espace de vingt-six ans, avait été, pour les seuls travaux dépendants des ponts et chaussées, le fruit des inventions pratiques de l’élève de l’ancienne École polytechnique. Joignez-y maintenant les travaux faits sous la direction de l’État depuis 1844, les travaux exécutés par les particuliers, tenez le compte le plus modéré des économies résultant du temps et de la durée, et ce sera par des milliards qu’il faudra remplacer les 200 millions, évaluation contenue dans le rapport officiel M a la Chambre des députés en 1845.
« Prisez-vous surtout, Messieurs les commissaires, la grandeur et la magnificence, quand elles sont unies à l’utilité ? Eh bien cherchez, et, dans le monde entier, vous ne trouverez pas un travail qui réunisse à un plus haut degré ces qualités, que celui dont on est redevable à un élève théoricien de notre ancienne École. Une ville du Midi était, de temps immémorial, privée de l’eau nécessaire à la consommation de ses habitants, à la salubrité de ses places, de ses rues ; sa campagne était brûlée par le soleil ! Un homme conçoit la pensée hardie de conduire dans cette ville déshéritée, non plus de simples filets de liquide, mais une partie notable d’un fleuve qui, prenant sa source dans les Alpes, n’était connu jusque-là que par les ravages qu’il occasionnait dans son cours torrentiel. Mais, si l’art moderne ne devait pas reculer devant l’exécution de cette idée, elle semblait au-dessus des nécessités du budget ; il fallait, en effet, que le lit artificiel, devenant en quelque sorte aérien, traversât une large vallée, à la hauteur de 88 mètres, c’est-à-dire le double de la hauteur de la colonne de la place Vendôme. Ce projet, d’une réalisation en apparence si difficile, est exécuté, grâce à l’audace et à l’habileté pratique de M. Montricher. L’aqueduc de Roquefavour, construit par les moyens les plus ingénieux, où l’on voit partout ce qui jadis eût été un obstacle, devenir un principe de réussite, laisse bien loin derrière lui les plus beaux ouvrages exécutés par les Romains, même le célèbre pont du Gard ; la Durance, enfin, à qui la nature avait semblé tracer son lit pour l’éternité, verse une grande partie de ses eaux dans la magnifique ville de Marseille, et, à la grande satisfaction de ses habitants, va porter la fraîcheur et la fécondité dans des campagnes qui semblaient vouées à une éternelle stérilité.
« Enfin, se fût écrié notre ami, je ne veux laisser dans l’obscurité aucune face de la question ; je sais que la difficulté vaincue est ce qui frappe particulièrement les hommes, et qu’on prétend réserver le privilége de renverser les obstacles imprévus à des ingénieurs purement praticiens ; faites avec moi une petite excursion à Alger, et vous y verrez d’anciens élèves de l’École, malgré les prétendues indigestions de mathématiques, de physique et de chimie auxquelles on les avait astreints dans leur jeunesse, réussir dans les plus difficiles des entreprises, dans les constructions à la mer. Tout nous porte à espérer que la régence d’Alger est définitivement réunie à la France et que cette côte inhospitalière ne verra plus des forbans, d’infâmes pirates, sortir furtivement de ses ports, de ses anses, de ses criques, et se précipiter comme des bêtes fauves sur les pacifiques navires du commerce qui sillonnent la Méditerranée. En tous cas, à l’exemple des peuples de l’antiquité, nous aurions laissé dans le nord de l’Afrique des monuments de notre puissance dignes de l’admiration des siècles. Citons en particulier le môle d’Alger, construit par 16 mètres de profondeur d’eau. Ce travail, le plus considérable qui ait jamais été exécuté à la mer, a toujours été dirigé par d’anciens élèves de l’École. Dans l’exécution de ce môle gigantesque, on fait usage de procédés dont nous pourrons ici revendiquer l’invention pour nos élèves théoriciens, s’il est vrai que la découverte d’une vérité perdue puisse être assimilée à la découverte d’une vérité nouvelle. Pour que le môle résistât aux coups furieux de la mer soulevée par les vents du nord, il fallait le former de roches du plus grand volume. Mais de pareilles roches n’existent qu’à une grande distance d’Alger. Leur transport eût été très-dispendieux, et les finances de l’État n’y auraient pas suffi. C’est alors que l’ingénieur des ponts et chaussées à qui cette œuvre était confiée, M. Poirel, profitant des propriétés précieuses que M. Vicat avait reconnues aux pouzzolanes, imagina de substituer des blocs artificiels aux blocs naturels auxquels on avait été forcé de renoncer. C’est à l’aide des blocs artificiels que le môle s’est tous les ans majestueusement avancé dans la mer.
« Désormais, le colossal vaisseau de ligne, les navires à vapeur de toute grandeur, le bâtiment de commerce chargé des richesses de l’Europe et de l’Afrique, le frêle esquif, à l’abri de la montagne artificielle si merveilleusement sortie du sein des flots, et dont les éléments, chose admirable ont été fabriqués sur place, défieront la mer furieuse qui jadis les eût brisés en éclats ; leurs équipages témoigneront, par des acclamations enthousiastes et reconnaissantes, des services rendus à la mère patrie, au commerce et à l’humanité, par ces magnifiques travaux.
« Les légions romaines ne manquaient jamais de consacrer, par une inscription, le souvenir des œuvres d’art auxquelles elles avaient pris part. Espérons que le dernier bloc artificiel déposé sur le môle d’Alger, arrivé à son terme, portera ces mots : École polytechnique. Ce sera, dans sa simplicité, une éloquente réponse aux détracteurs aveugles de notre établissement national. »
Mais je m’arrête ; les exemples que j’aurais encore à citer pour prouver que l’instruction théorique reçue à l’École avait pour unique effet de faire considérer les choses de plus haut, se présentent en foule devant moi ; je sens, d’autre part, tout le danger qu’il y a à faire parler un homme supérieur, même lorsqu’on a la certitude d’interpréter fidèlement ses sentiments. J’accomplirai plus humblement ma mission en réunissant, dans une Note séparée, les nombreuses citations empruntées aux travaux des ingénieurs des ponts et chaussées, des constructions navales et des mines ; aux ingénieurs militaires, aux officiers d’artillerie et aux ingénieurs civils de même origine, qui prouveront que l’École polytechnique n’a été, dans aucun genre, au-dessous de sa réputation européenne.
En coordonnant ces divers documents, j’étais tristement préoccupé de l’idée qu’ils deviendraient en quelque sorte l’oraison funèbre de notre grand établissement. Mais une résolution récente a prouvé aux plus prévenus que le gouvernement n’entend pas se conformer en aveugle aux décisions de la majorité de la Commission. Tout nous fait donc espérer que l’École polytechnique sera prochainement rétablie sur ses anciennes bases, et que peu de mois suffiront pour faire reconquérir le terrain que des vues systématiques avaient fait abandonner,
Ce qui suit n’a pas été lu en séance publique de l’Académie. Le besoin d’abréger m’avait forcé de supprimer l’indication de travaux dépendants des divers services publics, lesquels, ainsi qu’on va le voir, honorent au plus haut degré notre grande École. Je demande d’avance pardon aux élèves mes anciens camarades, des oublis que j’aurai certainement commis, J’ai surtout a solliciter l’indulgence des ingénieurs des ponts et chaussées à qui l'on est redevable du magnifique réseau de canaux qui sillonnent la France en tous sens. J’avais pris des mesures pour que ce glorieux inventaire de leurs travaux et de leurs services fit aussi complet que possible ; mais le temps m’a manqué pour compléter mon travail.
D'anciens monuments menaçaient ruine, soit parce que leurs fondations avaient été mal exécutées, soit qu’on eût employé de mauvais matériaux. Procéder à leur destruction semblait donc une chose inévitable, lorsque M. Bérigny (1794)[1]imagina d’injecter entre les pierres désagrégées, du béton liquide à l’aide d’une pompe foulante, Ce procédé a déjà donné les plus heureux résultats.
J’ai parlé précédemment des inventions à l’aide desquelles Augustin Fresnel (1804) porta à un si haut degré de perfection l’appareil optique de nos phares. Ajoutons que les édifices sur lesquels ces appareils reposent sont généralement des modèles que l’on peut recommander aux architectes de tous les pays pour la solidité et l’élégance. Je citerai entre autres ici le phare de Barfleur, œuvre de M. Morice Larue (1819). Ce monument, exécuté tout en granit, est, je crois, le plus haut qu’on ait jamais construit : il n’a pas moins de 66 mètres de hauteur sous la corniche.
Les Anglais ont publié avec un juste orgueil, dans les Transactions philosophiques, le Mémoire dans lequel le célèbre ingénieur Smeaton rend compte des difficultés qu’il eut à vaincre dans la construction du phare d’Eddystone. Espérons que l’administration des ponts et chaussées sentira le besoin d’initier le public aux difficultés non moins sérieuses qu’a eu à surmonter l’ingénieur Reynaud, de la promotion de 1821, auquel on doit les magnifiques phares de la Hougue, et surtout celui de Haut-de-Bréhat. Les témoignages de la gratitude nationale sont pour les hommes d’honneur la première des récompenses.
Jadis les constructeurs de grands ponts, lorsque leur œuvre était achevée, devenaient l’objet de l’admiration universelle. Maintenant, passant d’un extrême à l’autre, le public ne leur accorde pas l’estime et la considération à laquelle ils ont droit. En examinant les circonstances particulières relatives à l’achèvement de ces constructions d’utilité publique, on en trouvera plusieurs qui ont dû exercer au plus haut degré l’esprit inventif et pratique des ingénieurs qui les ont dirigées. De ce nombre est le pont de Bordeaux, dont l’exécution a présenté des difficultés très-graves, à cause surtout du fond de vase extrêmement épais au-dessous duquel il fallut aller fonder les piles. À l’origine, si je ne me trompe, les piles de ce pont furent projetées et exécutées pour servir d’appui aux arches d’un pont en charpente. Plus tard, on voulut substituer le fer au bois. Enfin les piles étaient déjà achevées lorsqu’on imagina de faire le pont en maçonnerie. Les modifications qu’il a fallu apporter aux anciennes méthodes pour établir un pont en maçonnerie sur des piles originairement destinées à supporter de la charpente font le plus grand honneur aux ingénieurs qui les ont imaginées et mises en pratique, à l’ingénieur en chef Deschamps et à ses collaborateurs, anciens élèves de l’École polytechnique, parmi lesquels je me contenterai de citer M. Billaudel (1810). Le pont de Bordeaux est un véritable monument.
Un monument non moins digne d’admiration, est le pont qu’on a jeté sur le Rhône devant Beaucaire, pour lier le chemin de fer de Marseille au chemin de la rive droite de ce fleuve, aboutissant à Nîmes, à Montpellier, etc. Ce pont fait le plus grand honneur à M. Talabot (1819) et à M. Émile Martin (1812), qui a exécuté dans ses vastes ateliers, près de Fourchambault, les immenses pièces de fonte qui ont assuré la réussite de ce magnifique travail.
Je ne m’étendrai pas, comme je pourrais le faire, sur la multitude de ponts remarquables dont notre territoire est couvert, et qui ont été construits par des élèves de notre célèbre établissement.
Je ne citerai que le pont d’Iéna, qui frappe tous les yeux par son élégance. Ce pont, comme chacun sait, est l’œuvre de Lamandé (1794).
Puisqu’en poursuivant mon objet, j’ai été amené à m’occuper de ponts, je crois devoir inviter mes lecteurs à comparer le pont des Saints-Pères au pont des Arts, plus ancien d’une trentaine d’années. Ils verront du premier coup d’œil l’immense progrès qu’on a fait dans l’application du fer à ce genre de construction. Le pont des Saints-Pères est l’œuvre de M. Polonceau, élève de la promotion de 1796.
Je commettrais un oubli impardonnable si après avoir parlé de ponts en fer, j’oubliais de citer, et pour les difficultés vaincues et pour la grandeur de l’entreprise, le fameux pont suspendu de Cubsac, sous lequel les bâtiments d’un assez fort tonnage passent à pleines voiles en remontant la Dordogne jusqu’à Libourne. Ce pont a été construit par M. Vergès (1811).
MM. Lamé (1814) et Clapeyron (1816) ont donné des règles très-précieuses, que les praticiens se sont empressés d’adopter, sur la stabilité des voûtes, sur la construction des ponts biais, sur celles des combles des gares, etc., etc.
Nous devons dire, sur tous ces sujets délicats, que les connaissances théoriques de l’ordre le plus élevé, que ces deux habiles ingénieurs avaient puisées à l’École polytechnique, ne les ont pas empêchés d’entrer avec le plus grand succès dans la voie des applications, mais encore que les procédés dont ils ont doté l’art des constructions ont été la conséquence des théories mathématiques qui leur sont si familières.
Les ingénieurs, les architectes, lorsqu’ils se décidèrent à substituer le fer forgé au bois dans les constructions de toute nature, eurent besoin dès l’origine de connaître la résistance du fer. Or, la personne à qui l’on dut les premières données expérimentales à ce sujet, données sans lesquelles les constructions en fer couraient le risque de n’offrir aucune garantie de solidité, est M. Duleau (1807), le camarade et l’ami d’Augustin Fresnel.
Lorsqu’on projeta le canal de Saint-Quentin, on sentit la nécessité de conduire les eaux le long d’un souterrain de près de 6,000 mètres. Tout le monde peut concevoir combien de difficultés surgirent dans l’exécution matérielle d’un pareil travail. Brisson, de la promotion de 1794, quoique grand théoricien, les surmonta toutes, et amena à bon port cette entreprise, la plus considérable du même genre que les ingénieurs modernes aient osé entreprendre.
Je visitais un jour la digue ou brise-lames de Cherbourg avec un étranger illustre, mon ami, M. de Humboldt : « Ah ! me dit-il, on ne se fait une juste idée de cette construction gigantesque qu’après l’avoir parcourue et examinée de près. » Cette réflexion est d’une grande justesse.
Ce qu’on doit admirer surtout, c’est le grand mur de près de 4,000 mètres de longueur, qui surmonte l’enrochement artificiel, auquel l’ingénieur Duparc (1795) et ses successeurs, tous anciens élèves de l’École sont parvenus à donner une solidité qui défie les efforts des tempêtes les plus furieuses de la Manche.
Pour peu qu’on soit initié aux difficultés que présente inévitablement l’exécution des chemins de fer, surtout lorsque ces chemins, d’une très-grande étendue, traversent des pays montueux, tels que la Bourgogne, on doit se faire une idée des connaissances pratiques dont ont dû faire preuve ceux qui ont réussi dans de semblables entreprises. M. Jullien (1821), ingénieur en chef du chemin de fer de Paris à Lyon, ne s’est-il pas montré toujours très-digne de la confiance du gouvernement et de celle des compagnies, bien que, pendant son séjour à l’École polytechnique, il fût, au point de vue de la théorie, un des élèves les plus distingués de sa promotion ?
Le port d’Anvers, les trois routes du Simplon, du Mont-Cenis et de la Corniche, qui m’auraient amené à consigner ici les noms des ingénieurs Coïc (1778), Baduel (1797), Polonceau (1796) ; divers travaux exécutés en Égypte par MM. Mougel (1828) et Cerisy (1807) ; le canal qui réunit les parties inférieure et supérieure de la Néva, de M. Bazaine (1803), me fourniraient des preuves authentiques et nombreuses de l’habileté pratique des élèves de l’ancienne École polytechnique ; mais je dois, pour le moment, ne puiser mes exemples que dans les limites de la France actuelle. Le même motif m’empêchera, à mon très-grand regret, de citer en détail les travaux remarquables exécutés en Suisse, surtout dans le canton de Genève, sous la direction de notre ancien camarade le général Dufour (1807), si célèbre par sa campagne contre le Sonderbund.
Lorsque les besoins de l’industrie, bien plus encore que ceux de la science, firent ressortir la nécessité d’une carte géologique de la France, où eût-on trouvé, pour satisfaire à ce vœu, des ingénieurs plus zélés, plus savants, plus expérimentés, plus capables de conduire une si grande opération à son terme, que ne l’ont été, aux applaudissements de l’Europe entière, MM. Élie de Beaumont (1817) et Dufrénoy (1811).
Les mines de mercure d’Idria avaient été données en dotation à la Légion d’honneur. Les comptes pécuniaires de cet ordre fourniraient au besoin la preuve de l’habileté pratique avec laquelle M. Gallois, de la promotion de 1794, dirigea l’exploitation.
La fabrication du fer est la première de toutes les industries chez les nations qui veulent conserver leur indépendance et occuper un rang élevé dans la politique. Cette fabrication n’était exécutée dans nos usines qu’à l’aide de procédés très-coûteux, lorsque déjà nos voisins d’outre-Manche étaient parvenus à substituer aux anciennes méthodes un mode de fabrication à l’aide duquel la houille remplaçait le bois. L’introduction de ces nouveaux procédés chez nous, peut donc être considérée comme un service de premier ordre rendu au pays. Cette introduction de la fabrication du fer à la houille en France (on ne lui contestera pas, je l’espère, le caractère d’un fait pratique) est due à ce même M. Gallois que nous avons déjà cité. Remarquons cependant que M. de Bonnard (1797) avait déjà, en 1804, signalé ce nouveau genre de fabrication à l’attention publique.
Tous les industriels savent à quel point M. Dufaud de Fourchambault (4794), et ensuite M. Cabrol de Decazeville (1810), contribuèrent à développer en France le nouveau mode de fabrication.
Nous étions jadis tributaires de l’étranger pour presque tout l’acier dont la France avait besoin ; il faut remonter à une date assez ancienne, et principalement aux recherches de Monge, de Berthollet, de Clouet, pour trouver l’origine de notre affranchissement dans un genre de fabrication si essentielle. Notre infériorité, à ce sujet, ne serait plus dans l’avenir qu’une preuve d’incurie, et c’est aux préceptes formulés par M. Leplay (1825) à la suite d’un examen intelligent des procédés suivis dans toutes les parties de l’Europe, qu’on en sera principalement redevable.
Les hauts-fourneaux à l’aide desquels on transforme les minerais de fer en de volumineuses masses de fonte, existent de temps immémorial ; mais quelles modifications chimiques éprouvaient les couches successives de minerai et de charbon pendant leur mouvement descendant le long de colossales cheminées ? On l’ignorait. Il n’était donc possible de suggérer aucun perfectionnement dans cette grande opération chimique qui s’effectuait derrière d’épais murs de brique, où les regards de la science eux-mêmes n’avaient pas pénétré. M. Ebelmen (1831) a complètement dévoilé ce qui, jusqu’ici, était resté obscur ; une industrie capitale n’opérera plus en aveugle.
Au nombre des titres de M. Ebelmen, très-digne de la reconnaissance de nos industriels, nous devons ranger les recherches de cet habile ingénieur sur la carbonisation des bois en meules et sur la transformation de tous les combustibles, même les moins bons, en gaz pouvant servir à presque tous les usages minéralurgiques.
Il n’est peut-être pas d’opération métallurgique que les nombreux travaux de M. Berthier (1798) n’aient contribué à expliquer et à perfectionner. Son Traité des Essais par la voie sèche est le guide journalier pratique de tous les maîtres d’usine.
La plupart des produits de nos manufactures s’obtiennent à l’aide de la chaleur. La chaleur a pour origine le charbon ordinaire ou la houille ; dans l’un et dans l’autre cas, on peut dire qu’elle a, en argent, une valeur élevée, et qu’il est très-utile, dans l’intérêt des consommateurs, d’empêcher qu’elle ne se perde. Le premier qui ait systématiquement porté ses pensées vers cet objet, et qui ait indiqué divers moyens pratiques d’arriver au but, est M. Berthier. C’est à cet ingénieur qu’il faut faire remonter l’origine des méthodes à l’aide desquelles on tire aujourd’hui un parti si avantageux des gaz combustibles qui s’échappaient par le gueulard des hauts-fourneaux. En indiquant avec exactitude les causes de la chaleur obtenue, l’illustre ingénieur des mines a ouvert la voie à toutes les applications que l’on a faites des moyens de chauffage signalés par lui.
On exploitait jadis nos bassins houillère en y traçant des galeries parallèles communiquant entre elles par des passages transversaux. La surface du sol était donc soutenue par des sortes de piliers inégalement espacés, semblables à ceux qui séparent les nefs de nos cathédrales. Ce mode d’exploitation avait de nombreux inconvénients, parmi lesquels je n’en citerai qu’un : celui de laisser en place et sans utilité des masses considérables de houille. On commence maintenant à tout exploiter sans exception, seulement on remblaie les cavités, à mesure qu’elles se produisent, avec des matières sans valeur, tirées de la surface. Ce procédé s’est répandu en France par les conseils et sous la direction de nos ingénieurs des mines, tous anciens élèves de l’École polytechnique.
La topographie intérieure du bassin de Saint-Étienne n’était pas moins nécessaire à ceux qui voulaient tirer le meilleur parti possible des mines de charbon de terre anciennement exploitées, qu’aux capitalistes qui désiraient se lancer dans les entreprises nouvelles. Ce travail, dont personne n’osera nier le mérite pratique, puisqu’il tend à prévenir le gaspillage de la houille dans un des gîtes malheureusement peu nombreux que notre pays renferme, a été admirablement exécuté par de jeunes ingénieurs des mines, anciens élèves de l’École. Je pourrais citer ici des travaux analogues exécutés avec la même perfection dans les bassins houillers de Vouvant, d’Épinal, de Graissessac dans l’Hérault, etc., etc.
L’introduction en France de machines d’épuisement très-puissantes, analogues à celles du Cornwall, est due à M. Combes (1818). À l’époque où cette introduction eut lieu, les machines en question n’étaient pas décrites même en Angleterre. C’est M. Combes qui mit en complète évidence l’économie de combustible qu’elles procurent
L’indicateur portatif servant à relever la courbe des tensions de la vapeur correspondantes à toutes les positions du piston, dans le cylindre des machines à vapeur dont on faisait usage chez nos voisins, a été importé en France et notablement perfectionné par M. Combes ; il est actuellement employé dans la marine et les ateliers de construction.
Tout ce que nous savons sur l’aérage des mines, question capitale, dont la solution intéresse la santé et même la vie des ouvriers mineurs, est dû presque entièrement à M. Combes. Dans cette étude, cet habile ingénieur a fait usage d’un anémomètre dont il a expérimentalement étudié les propriétés, et il a substitué, avec beaucoup d’avantage, comme aspirateur, un ventilateur à ailes courbes au ventilateur à force centrifuge à ailes droites dont on faisait précédemment usage, et qui aujourd’hui est totalement abandonné.
Ce que nous savons de plus exact sur la découverte et l’exploitation du sel gemme dans le département de la Meurthe, est dû à M. Levallois (1816). Cet ingénieur habile a dirigé avec beaucoup de distinction l’exploitation des mines de sel et les salines de Dieuze, pour le compte de la compagnie des salines de l’Est.
Le voyage métallurgique exécuté en Angleterre, en 1823, par MM. Élie de Beaumont et Dufrénoy, renferme sur le gisement, l’exploitation et le traitement des minerais de fer, d’étain, de plomb, de cuivre et de zinc, une multitude d’indications précieuses qui servent aujourd’hui de guide aux industriels.
L’ouvrage sur la Richesse minérale, publié en 1803 par Héron de Villefosse (1794), a initié nos compatriotes à tous les procédés d’exploitation qui étaient suivis sur la rive droite du Rhin par nos voisins, alors beaucoup plus avancés que nous ne l’étions dans ce genre d’industrie. Les ingénieurs trouvent encore aujourd’hui dans la Richesse minérale un guide très-précieux.
Les Mémoires dans lesquels M. Guenyveau (1800) a expliqué le traitement du cuivre pyriteux en usage aux mines de Chessy et Sainbel, et la désulfuration des métaux, sont restés classiques, quoique leur publication remonte à 1806.
Le Traité de l’exploitation des mines de M. Combes est un ouvrage de pratique pure, où l’auteur invoque toujours à l’appui des préceptes et des règles empruntés à la théorie, des faits tirés d’expériences précises qui les appuient et les contrôlent.
Le gouvernement français ne possédant pas de mines en propre, un bon nombre d’ingénieurs ont quitté et quittent encore journellement le service de l’État pour diriger des entreprises particulières. C’est en cette qualité qu’ils ont surtout fait connaître leur mérite pratique ; car les capitalistes appartenant à toutes les classes de la société n’auraient pas regardé des formules différentielles ou intégrales comme l’équivalent d’un dividende sonnant.
Ici les exemples se présentent en foule à ma mémoire, mais je n’en citerai cependant qu’un petit nombre :
M. Coste (1823) qui, d’abord comme ingénieur des usines du Creusot, et, plus tard, comme directeur du chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon, a donné des preuves de capacité qui ont été appréciées de tous les intéressés et ont fait ranger la mort prématurée de cet homme d’élite parmi les tristes événements dont un pays tout entier doit conserver douloureusement le souvenir ; M. Coste avait pour associé, dans ses travaux du Creuset et dans ceux de Decazeville, un jeune ingénieur, devenu depuis un physicien illustre, M. de Senarmont (1826) ;
M. Sauvage (1831) à qui l’on doit les conduites d’eau et les fontaines publiques de Charleville, actuellement ingénieur en chef du matériel du chemin de fer de Paris à Strasbourg ;
M. Audlbert (1837), ingénieur en chef du matériel du chemin de fer de Lyon à la Méditerranée ;
M. Philips (1840), chargé des mêmes fonctions au chemin de fer de l’Ouest ;
Et MM. Declerck (1831), Houpeurt (1840), Renouf (1838), etc., attachés à l’exploitation des houillères et fonderies de Decazeville, des mines de houille de la Loire, de celles de la Sarthe et de la Mayenne.
Lorsque pour ajouter à la force de nos places de guerre, on eut reconnu la nécessité de soustraire aux coups de l’artillerie des assiégeants les flèches massives à l’aide desquelles on soulevait les ponts-levis ; lorsqu’on voulut rendre la manœuvre de ces ponts tellement facile, qu’un seul homme pût l’opérer, n’a-t-on pas vu les Bergère (1802), les Poncelet (1807), etc., etc., pourvoir à ce besoin avec une simplicité et une élégance dont l’arme du génie et l’École qui l’alimentait pourront toujours se glorifier ?
On peut être divisé sur le mérite stratégique des fortifications de Paris, particulièrement en ce qui concerne les forts détachés ; mais personne ne niera que ce travail colossal n’ait été exécuté avec une économie, une promptitude et une habileté vraiment remarquables.
À qui faut-il attribuer ce mérite ? Chacun a répondu aux Vaillant (1807) actuellement maréchal de France, aux Dupau (1802), aux Noizet (1808), aux Daigremont (1809), aux Charon (1811), aux Allard (1815), aux Chabaud-Latour (1820), qui, à leur début, étaient élèves de notre École nationale.
Notre matériel a reçu depuis une trentaine d’années les modifications les plus importantes. Les pièces de campagne, montées sur les avant-trains, se plient comme des serpents aux ondulations des terrains les plus accidentés, et les pièces tout attelées peuvent aller se mettre en batterie dans des stations où jadis elles ne seraient parvenues qu’avec beaucoup de lenteur et après des efforts inouïs. L’artillerie de montagne, de siège, de place et de côte a reçu des perfectionnements au moins aussi grands, par suite de l’adoption de dispositions nouvelles dues à M. Piobert (1813). Le public admire la perfection de ce matériel. Son étonnement ne fera qu’augmenter lorsque je lui apprendrai que cet immense travail a été exécuté dans les meilleures conditions de résistance, chose si importante en pareille matière, par d’anciens élèves de notre École polytechnique, et, il faut le dire, à l’aide des moyens souvent imparfaits qu’offraient nos arsenaux.
Malgré les sérieuses études faites par l’immortel Vauban, la démolition des remparts d’une ville par l’assiégeant avait exigé jusqu’ici un nombre prodigieux de coups de canon. Le général de division Piobert, que nous venons de citer, conçut théoriquement la pensée qu’on pourrait beaucoup réduire le nombre de coups nécessaire pour atteindre le but, et même pour rendre la brèche praticable, en dirigeant les projectiles, non plus au hasard comme on le faisait jadis, mais en suivant les côtés de parallélogrammes de dimensions déterminées. Des expériences, exécutées à Bapaume, ont montré la complète efficacité de l’idée de l’ancien élève de l’École polytechnique.
Le tir des armes à balles forcées a acquis, de nos jours, une justesse inespérée. Un célèbre général d’artillerie, devenu maréchal de France, me disait à son retour d’Alger :
« Le rôle de l’artillerie dans les batailles me paraît fini, si l’on ne parvient pas à perfectionner le tir du canon, comme on a fait de celui de la carabine ; avant que les canonniers soient arrivés à la distance où ils peuvent se mettre utilement en batterie, ils seront tous atteints par les coups de la carabine meurtrière. »
Le perfectionnement que le maréchal Valée regardait presque comme impossible est sur le point d’être réalisé, grâce à l’ingénieux procédé mis en pratique par M. Tamisier (1828). Le boulet ira désormais frapper aussi juste et d’aussi loin que les balles allongées cylindro-coniques.
La parfaite identité de forme est la première condition à laquelle doivent satisfaire les pièces mobiles qui entrent dans le gréement des navires. Pour cela, il est nécessaire que les pièces en question ne soient pas le produit d’un travail manuel. On lira avec plaisir, dans un ancien Rapport de M. Charles Dupin sur les mérites de son collègue, M. Hubert (1797), la description des machines variées inventées par cet ingénieur, et qui déjà alors fonctionnaient avec succès dans l’arsenal de Rochefort.
M. Reech (1823) et d’autres ingénieurs-constructeurs de vaisseaux sont entrés dans la même voie et y ont également réussi.
L’exploration de nos côtes maritimes a fixé longtemps, et avec raison, l’attention publique ; l’atlas qui en est résulté est an des plus grands services rendus à la navigation et à l’humanité. Quels ont été les collaborateurs de M. Bautemps-Beaupré dans l’exécution de ce magnifique travail, si ce ne sont les Bégat (1818), les Duperré (1818), les Tessant (1822), les Chazallon (1822) et les Darondeau (1824) ?
Les nombreuses cartes nautiques exécutées pendant des voyages de circumnavigation par les Tessant, les Darondeau, les Vincendon-Dumoulin (1831), etc., montreront aux plus prévenus que l’Instruction théorique reçue à l’École polytechnique a eu pour résultat, dans ces circonstances, le perfectionnement des méthodes dont on faisait anciennement usage.
Les travaux relatifs à la carte géographique de la France sont rangés à bon droit parmi ceux qui feront le plus d’honneur à notre pays et à notre époque. Eh bien, examinez attentivement à qui sont dues les grandes triangulations reliant entre eux les points principaux et circonscrivant les erreurs possibles entre des limites très restreintes.
Vous trouverez à la tête de ces opérations les Corabœuf (1794), les Largeteau (1811), les Peytier (1811), les Hossard (1817), les Rozet (1818), etc., etc.
Le jaugeage exact des eaux courantes, lorsqu’elles passent par des orifices de grandes dimensions diversement conformés, est un des plus grands besoins de l’hydraulique pratique. C’est par une appréciation rigoureuse du débit liquide qu’on peut évaluer sans équivoque la puissance des moteurs employés dans une multitude d’usines. Les expériences commencées par MM. Poncelet (1807) et Lesbros (1808), et terminées par ce dernier, fourniront désormais aux ingénieurs les données dont ils avaient manqué jusqu’ici.
Les industriels ne seront plus exposés à des procès ruineux et interminables, et c’est à l’ancienne École polytechnique qu’ils en seront redevables.
Les usines, les arsenaux de l’État ont été presque tous placés sur des cours d’eau. L’eau est devenue ainsi la force motrice principale des grands établissements industriels de la Guerre et de la Marine ; on a senti, il y a quelques années, la nécessité de donner à cette force toute l’intensité que les circonstances comportaient. Le premier qui soit entré dans cette route est le même M. Poncelet (1807), dont le nom a déjà deux fois figuré dans cet inventaire. Personne n’ignore le parti qu’on a tiré de la machine hydraulique que la reconnaissance des industriels a appelée la roue Poncelet.
Les machines à vapeur étalent tous les jours leur puissance aux yeux d’un public enthousiaste. Elles ont, il faut l’avouer, l’inconvénient d’être sujettes à des explosions dont les conséquences sont aussi effrayantes que déplorables. Lorsque le gouvernement, dans sa sage prévoyance, a voulu prescrire aux constructeurs des moyens de sûreté, quels ont été les expérimentateurs qui lui ont fourni les données nécessaires ? D’abord M. Dulong[2] (1801), ensuite M. Regnault (1830). Ajoutons que, dans leurs essais, ces deux savants illustres s’exposaient à se faire sauter, dans la vue d’épargner un pareil malheur à leurs concitoyens.
Les praticiens savent quelles économies de combustible résultent, dans l’emploi des machines à vapeur des locomotives, de ce qu’on appelle l’avance de la soupape. Les règles pratiques d’après lesquelles les constructeurs se dirigent aujourd’hui sont dues, en grande partie, aux travaux de M. Clapeyron.
Une de nos principales mines métalliques, la mine de Huelgoat, dans le département du Finistère, était naguère menacée d’un abandon complet. Le niveau des eaux s’y élevait d’année en année ; il fallait sans retard opposer un remède efficace à ce progrès. La machine d’épuisement, construite par les soins de M. Juncker (1809), a atteint parfaitement le but. C’est un modèle de conception et d’exécution. Il ne lui manque, pour occuper la place distinguée qu’elle mérite dans l’admiration du monde, que d’être dans une localité plus fréquemment visitée par les hommes compétents.
Les machines dont on se sert pour draguer la vase qui est déposée incessamment dans les avant-ports en communication avec des rivières limoneuses, furent, à l’époque où on les imagina, une invention remarquable de M. Hubert (1797).
Celui de nos établissements industriels que les praticiens voient avec le plus de satisfaction, est le vaste atelier situé à Paris, rue Stanislas, consacré à la fabrication des voitures de nos diligences publiques, et, plus tard, à celle des wagons des chemins de fer. Là, toutes les ressources de la mécanique pratique sont mises en œuvre de la manière la plus intelligente ; là, grâce aux moyens nouveaux qu’on y trouve réunis, tout marche avec une régularité et une exactitude qui ont toujours fait l’admiration des connaisseurs. Le créateur de ce vaste établissement est M. Arnoux, de la promotion de 1811.
M. Arnoux, dont nous venons d’écrire le nom, sera toujours honorablement cité dans l’histoire des chemins de fer pour l’invention de ses trains articulés. À l’aide de cette invention très-ingénieuse, les locomotives et les wagons peuvent se prêter à la circulation dans les routes les plus sinueuses, comme on le voit dans le chemin de fer de Paris à Sceaux. Peut-être l’habitude prise et la routine ont-elles seules empêché jusqu’ici ce système de se généraliser ; en tout cas, il restera comme un témoignage vivant du génie inventif de son auteur.
S’il est une manufacture de machines qui puisse entrer sans désavantage en parallèle avec les plus grands établissements du même genre dont s’enorgueillissent nos voisins d’Outre-Manche, c’est sans contredit l’usine d’Indret, située dans une île de la Loire, à quelque distance de Nantes. À Indret, le visiteur admire également et la puissance des moyens de travail, et la beauté des résultats obtenus, et la disposition intelligente qu’on a donnée à toutes les parties de ce vaste ensemble pour les faire concourir au même but. Eh bien, l’usine d’Indret a toujours vu à sa tête des élèves de l’École polytechnique choisis parmi ceux qui s’étaient montrés les plus forts en théorie.
Pour peu qu’on ait jeté un coup d’œil sur le matériel roulant d’un chemin de fer, on a dû remarquer quel rôle essentiel y jouent les ressorts simples ou multiples. Cette partie importante de l’art n’avait pas, jusqu’à ces derniers temps, appelé autant qu’elle le mérite l’attention des constructeurs. Les règles posées par M. Phillips (1840), à la suite d’un travail savant et minutieux, sont actuellement suivies dans tous les ateliers des usines consacrées aux nombreux objets que consomme l’industrie si développée des chemins de fer.
M. Lechatellier (1834), chargé de la direction du matériel roulant de plusieurs chemins de fer, a signalé le premier la cause des perturbations qui résultent dans la mouvement de la masse des parties mobiles, et il a indiqué les moyens de les détruire ou du moins de les atténuer beaucoup. L’ouvrage que cet ingénieur a publié en collaboration avec trois de ses amis, intitulé Guide du Mécanicien constructeur et conducteur de locomotives, est le manuel le plus parfait que puissent aujourd’hui consulter les praticiens.
Les personnes qui vont en Allemagne ou qui en viennent, feront bien de s’arrêter à Strasbourg pour y visiter la Manufacture des tabacs établie par les soins de M. Rolland (1832). La vue de tant d’ingénieuses mécaniques leur prouvera que la pratique peut s’allier parfaitement aux connaissances théoriques les plus élevées.
Il y aurait, dans ce tableau des services pratiques de tous genres rendus au pays par d’anciens élèves de l’École polytechnique, une lacune impardonnable, si je négligeais de mentionner l’atelier d’instruments de précision dirigé par M. Froment (1835). Là, le visiteur voit avec admiration les principes les plus subtils de la science transformés en procédés industriels d’une précision extrême, soit lorsqu’il s’agit d’exécuter des instruments d’astronomie, de marine, de géodésie de toutes dimensions, soit lorsqu’il faut produire des appareils qu’on ne saurait tirer des fabriques où l’on exécute la grande mécanique.
Je ne fais pas aux lecteurs l’injure de supposer qu’ils ignorent le rôle important que joue l’acide sulfurique dans les travaux d’un grand nombre de manufactures ; mais peut-être ne savent-ils pas aussi bien que les procédés employés anciennement pour la fabrication de cet acide ont été perfectionnés d’une manière remarquable, par les soins du chimiste théoricien Gay-Lussac (1797). Ce savant illustre est parvenu à absorber les vapeurs malfaisantes qui se dégageaient jadis des appareils, et il a rendu ainsi la fabrication de l’acide beaucoup plus économique et possible en tout lieu.
Pour analyser les alliages d’argent et de cuivre, on se servait anciennement du procédé long et coûteux connu sous le nom de coupellation. Ce procédé est maintenant remplacé avec avantage, dans tous les pays, par une méthode d’analyse infiniment plus exacte, plus rapide, moins dispendieuse, de l’invention de Gay-Lussac.
Les connaissances théoriques de cet illustre chimiste ne l’empêchèrent pas de donner à l’administration publique les moyens les plus précis que l’on connaisse de déterminer la quantité d’alcool absolu contenue dans les liquides soumis aux droits d’octroi à l’entrée des grandes villes, comme aussi d’inventer les procédés pratiques et élégants si utiles et si bien appréciés des industriels, qui constituent aujourd’hui l’alcalimétrie et la chlorométrie.
M. Becquerel (1806) a substitué dans la fabrication du carbonate de soude, le sel gemme à celui qui est obtenu par l’évaporation de l’eau de mer. Son procédé est mis en usage, depuis sept ans, dans l’usine de Dieuze, avec un succès complet auquel des chimistes manufacturiers très-habiles avaient refusé de croire. Déjà antérieurement, M. Becquerel avait fait connaître une méthode électrochimique pour le traitement des minerais d’argent, de cuivre et de plomb. Ce traitement, qui n’exige pas l’emploi du mercure, n’est point devenu usuel au Mexique, seulement à cause du prix élevé du sel dans l’intérieur de cette république.
Tout fait espérer que l’industrie tirera un jour un parti avantageux de l’application de la malachite artificielle obtenue à l’aide des moyens décrits par le même physicien célèbre.
L’acide sulfurique particulier et fort employé dans la teinture, qu’on appelle l’acide sulfurique fumant ou de Nordhausen, n’était fabriqué qu’en Saxe. Grâce aux recherches de M. Bussy (1815), la composition de cet acide étant aujourd’hui parfaitement connue, nos manufacturiers n’ont plus besoin de le faire venir de l’étranger ; ils peuvent se le procurer même dans la banlieue de Paris, à Montrouge par exemple, où il est fabriqué de toute pièce.
Les propriétés décolorantes du charbon animal jouent un rôle important dans le raffinage du sucre ordinaire et du sucre de betterave. Le mode d’action de ce charbon spécial a pour la première fois été analysé, en 1822, par M. Bussy, et il en a déduit ce résultat pratique d’une importance capitale, que le même charbon, à l’aide de préparations convenables, peut servir indéfiniment. Le travail de M. Bussy peut être considéré comme le point de départ de toutes les améliorations qui ont été introduites dans l’emploi du noir animal pour la préparation des substances saccharines.
A-t-on pu transporter aux portes de Paris la fabrication de la céruse ? On le doit à M. Roard (1794).
Les teinturiers et les peintres sont-ils maintenant en possession d’un outremer qu’ils achetaient jadis au poids de l’or, et dont le prix est aujourd’hui très-modéré ? C’est à M. Guimet (1813) qu’ils en sont redevables.
La production artificielle des pierres fines était naguère placée parmi les pures utopies. Les résultats obtenus récemment par M. Ebelmen montrent qu’on aurait tort de s’abandonner à ces idées décourageantes. Des rubis ont été produits artificiellement sur d’assez grandes dimensions, et sont doués des mêmes propriétés que celles de ces pierres fines que la nature avait engendrées, à l’aide de forces mystérieuses et du temps qui ne lui coûte rien.
Parmi les savants de notre époque, celui qui s’est occupé avec le plus de suite, de persévérance, de succès, de la partie spéculative des sciences mathématiques et physiques, est, sans contredit, l’illustre doyen de notre Académie, M. Biot, de la promotion de 1794. N’est-ce pas lui, cependant, qui a fait surgir de ses belles expériences sur la polarisation rotatoire la premièree idée du saccharimètre et même les moyens pratiques de déterminer d’un coup d’œil, jour par jour, et pour ainsi dire heure par heure, les résultats des traitements auxquels on soumet les personnes affectées de diabète ?
Tous les ans, par des motifs de santé ou des arrangements de famille, un certain nombre d’élèves quittent l’École polytechnique pour passer dans des carrières particulières, au lieu des services publics auxquels ils s’étaient primitivement destinés. Eh bien, j’ose affirmer que les connaissances théoriques acquises aux leçons des maîtres de la science, ont toujours fourni aux déserteurs des carrières gouvernementales les moyens de se distinguer et de faire marcher d’un pas égal leurs propres intérêts et ceux de la société. La ville de Lyon, entre autres, nous offrira un exemple remarquable de ces vérités. M. Pravaz (1813) sort de l’École polytechnique pour se vouer à la médecine. Qu’on aille maintenant examiner son établissement et l’on verra si les études spéculatives auxquelles il s’était d’abord livré l’ont empêché d’enrichir l’art de guérir des procédés pratiques les plus ingénieux, les plus rationnels et les plus utiles.
Tout ce qui tend à assurer le succès des ordonnances des médecins est d’une extrême importance ; l’humanité commande donc de poursuivre à outrance les falsifications que la cupidité fait subir aux drogues naturelles ou artificielles. Aussi nous n’hésiterons pas à ranger au nombre des services pratiques qui doivent figurer dans ce tableau, la réunion en un corps d’ouvrage dû à M. Bussy et à un de ses amis, de tous les procédés à l’aide desquels on peut reconnaître la moindre falsification, lors même que les faussaires, pour arriver à leurs fins, ont fait preuve d’une habileté consommée.
Pour prouver que les études théoriques sont une préparation féconde, quelle que soit la carrière que l’on doive définitivement adopter, je dirai que la première de toutes nos industries, l’industrie agricole, a dû chez nous quelques-uns de ses progrès les plus incontestés, à l’intervention des élèves de notre École nationale, qui avaient renoncé aux services publics.
Y a-t-il, par exemple, en France, et même en Europe, une personne qui ait plus contribué que M. Antoine Puvis (1797) à l’extension des marnages et des chaulages à l’aide desquels on double souvent la valeur foncière des sols argileux ou siliceux ? Ne doit-on pas au même agronome plusieurs méthodes pour la taille des arbres fruitiers, que suivent aujourd’hui nos plus habiles horticulteurs ?
Lorsque la question des engrais préoccupa naguère si vivement le public agricole, M. Barral, de la promotion de 1838, fut la personne qui discuta la question avec le plus de précision et de clarté. L’administration lui a publiquement rendu ce témoignage. Le même M. Barral a également fait voir comment le sel ingéré par le bétail favorisait la conservation des engrais, et il a donné des règles pratiques pour la consommation de ce condiment sur l’action duquel on était loin d’être d’accord.
Parmi les agronomes qui ont le plus fait pour tirer nos diverses races de bestiaux, et particulièrement la race bovine, de l’abâtardissement dans lequel la routine les avait laissées tomber, nous devons citer M. Touret( 1814). Personne ne nous démentira, lorsque nous ajouterons que les progrès qu’a faits l’agriculture dans le centre de la France, jadis si arriéré, sont dus en grande partie à cet ancien ministre dont le passage aux affaires a été marqué par les vues pratiques les plus utiles.
S’il m’était permis de m’étendre davantage sur cet article, j’aurais à citer parmi nos agronomes M. Odart (1796) à qui l’on doit la publication d’un guide sûr pour le choix des meilleurs cépages ; M. du Moncel (1802) qui, depuis longtemps, charme ses loisirs en faisant adopter par tous ses voisins les procédés de culture les plus perfectionnés, et particulièrement le drainage, etc., etc.
On m’a parlé d’un reproche que l’on a quelquefois adressé à l’instruction polytechnique, et suivant lequel les études mathématiques, celles du calcul différentiel et du calcul intégral par exemple, auraient pour résultat de transformer ceux qui s’y livrent en socialistes de la plus mauvaise espèce. J’avoue que j’attendrai que cette imputation extraordinaire se soit fait jour par la voie de la presse pour la traiter ainsi qu’elle le mérite. Comment le promoteur d’un tel reproche n’a-t-il pas vu qu’il ne tendrait rien moins qu’à ranger les Huygens, les Newton, les Leibnitz, les Euler, les Lagrange, les Laplace parmi les socialistes démagogues les plus fougueux ? On est vraiment honteux d’être amené à faire de tels rapprochements.
Pour ne pas sortir du cadre que j’ai dû me tracer, je ne rappellerai pas ici les services éminents et désintéressés que d’anciens élèves de l’École polytechnique ont rendus à la classe ouvrière, en vulgarisant libéralement les notions pratiques des sciences qui pouvaient concourir à améliorer sa position. Mais je ne saurais passer sous silence l’école dite de Lamartinière, qui, dirigée par M. Tabareau (1808), a répandue parmi les ouvriers lyonnais une instruction pratique dont personne ne saurait contester la haute utilité pour l’industrie de la seconde cité française.
L’École polytechnique, considérée comme une institution préparatoire aux Écoles militaires, serait l’objet de reproches fondés, s’il était vrai que les études auxquelles les élèves sont astreints énervassent leurs qualités militaires innées. Un tel reproche, quoique souvent reproduit, n’a certes aucune espèce de fondement ; il faut cependant, en présence de la calomnie, se condamner à la combattre. Pour établir ma thèse d’une manière péremptoire, je ne citerai pas les services spéciaux et de l’ordre le plus élevé que rendent au pays les officiers d’artillerie et du génie, puisque ces services ne sont pas ordinairement appréciés du public à leur juste valeur ; mais je prierai le lecteur de porter ses pensées sur les officiers qui, ayant abandonné les armes spéciales pour passer dans l’infanterie, se sont le plus distingués dans nos guerres d’Afrique. Il y trouvera des noms comme ceux-ci : Lamoriciète (1824), Cavaignac (1820) Marey-Monge (1814), Duvivier (1812), et, puisque je ne puis citer tout le monde, le général Bouscaren (1823), qui, il y a quelques jours, payait de sa vie la prise de Laghouat.
Puisqu’on a été jusqu’à prétendre que les études mathématiques faussaient l’esprit de ceux qui les cultivent avec trop de détail, et qu’elles en faisaient des partisans d’utopies qu’il est bien facile aujourd’hui de blâmer dans leur ridicule exagération ; puisque personne de raisonnable ne les défend, je remarquerai, moi, que ces études n’ont pas empêché la brillante jeunesse de notre École d’imaginer, pour venir au secours des élèves peu favorisés de la fortune, des moyens dont la délicatesse sera appréciée de toutes les personnes ayant un cœur droit et bien placé.
La famille d’un élève ne peut-elle payer les quartiers de pension, elle le fait savoir à un seul de ces jeunes gens : une souscription est aussitôt ouverte pour y pourvoir. Afin que l’élève en faveur duquel tous ses camarades se sont cotisés n’en éprouve aucune gêne dans ses relations habituelles avec eux, on ne le met pas dans le secret, et il souscrit lui-même. Le mystère n’est jamais dévoilé pendant le séjour à l’École de cet élève, boursier d’une nouvelle espèce.
Des circonstances particulières m’ont fait connaître les noms de quelques-uns des jeunes gens qui ont été ainsi entretenus à l’École aux frais de leurs camarades. Si l’on me force à les faire connaître, on sera certainement surpris de voir figurer dans le nombre certain personnage qui présente aujourd’hui l’ancienne École polytechnique sous le jour le plus défavorable.
- ↑ Les nombres qu’on verra entre parenthèses à côté des noms propres, indiqueront invariablement la date exacte de l’entrée à l’École polytechnique de l’ingénieur ou de l’officier que j’aurai l’occasion de citer
- ↑ M. Arago a été le collaborateur assidu de son confrère M. Dulong dans les recherches entreprises, par ordre de l’Académie des sciences, pour déterminer les forces élastiques de la vapeur d’eau à de hautes températures, dont il est ici question.