Gay-Lussac (Arago)/15

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciencesGide3 (p. 66-69).
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MORT DE GAY-LUSSAC. — SES DERNIÈRES PAROLES. — IL FAIT BRÛLER SON TRAITÉ INTITULÉ Philosophie chimique.


Gay-Lussac vit approcher sa fin avec la résignation que doit inspirer une conscience pure ; il envisagea avec calme non-seulement la mort, mais encore le mourir, comme eût dit Montaigne.

Lorsque arriva à Paris, comme un coup de foudre, la triste nouvelle que la santé de notre confrère inspirait de vives inquiétudes, un de ses amis s’empressa d’écrire à la famille désolée qui l’entourait, pour savoir la vérité. Gay-Lussac voulut répondre lui-même.

Voici quelles furent les paroles du mourant :


« Mon cher ami,

« Mon fils vient de me parler de la lettre que vous lui avez adressée. Il n’est que trop vrai que j’ai un pied dans la tombe et que bientôt elle se fermera sur moi ; mais je rassemble mes forces pour vous remercier de l’intérêt que vous prenez à mon état, pour vous dire que j’ai été très-heureux toute ma vie de rattachement mutuel de nos deux familles.

« Adieu, mon cher Arago. »


Me serais-je trompé, Messieurs, en me persuadant que dans cette occasion solennelle, je pouvais me parer à vos yeux d’un sentiment exprimé en termes si simples, si peu apprêtés, si exempts enfin de cette tendance à l’effet qui amena jadis madame de Sévigné à parler des amitiés d’agonie ? Une illusion, partant du cœur, me serait en tout cas pardonnée.

Les sinistres pressentiments de Gay-Lussac, de sa famille et du public, firent place momentanément à des idées plus rassurantes. Notre confrère Magendie, qui s’était empressé d’apporter les secours de sa science à son vieil ami, s’associa lui-même un moment à l’opinion commune.

Gay-Lussac fut transporté à Paris, où son état parut pendant quelques jours s’améliorer. Il nous parlait alors de ses futurs travaux et du regret qu’il éprouvait d’avoir, dans un moment où sa vie ne semblait pas devoir se prolonger, donné l’ordre à son fils Louis de brûler un traité intitulé : Philosophie chimique, et dont les premiers chapitres étaient entièrement achevés. Mais bientôt il fallut renoncer à toute espérance. L’hydropisie dont il avait été subitement atteint fit des progrès rapides, et notre ami expira sans forfanterie et sans faiblesse, le 9 mai 1850, à l’age de soixante-dix ans, pouvant dire comme un ancien : « S’il m’était donné de recommencer ma vie, je ferais en toute circonstance ce que j’ai déjà fait une fois. »

Les obsèques du savant académicien furent célébrées le 11 mai, au milieu d’un nombreux concours dans lequel on remarquait la presque totalité de ses anciens confrères de l’Académie des sciences et quelques membres les plus illustres des autres Académies ; l’Institut tout entier témoignait ainsi qu’il n’eût pas pu faire alors une plus grande perte. D’anciens élèves de l’École polytechnique, la totalité des deux promotions présentes à l’École, des amis des sciences et beaucoup d’auditeurs reconnaissants des excellents cours de la Sorbonne et du Jardin des Plantes, se pressaient aussi autour du char funèbre.

Les opinions diverses qui, malheureusement, divisent notre pays, se trouvaient confondues dans cette foule recueillie et morne. Et qui aurait pu dire, en effet, à laquelle de ces opinions Gay-Lussac appartenait ? Quel parti pouvait se flatter d’avoir compté dans ses rangs le savant illustre ? Les compatriotes de notre confrère lui confièrent une fois l’honneur de les représenter à la Chambre des députés. Plus tard, comme on l’a vu, Louis-Philippe le nomma pair de France ; mais il n’aborda les tribunes de ces deux assemblées que fort rarement, et seulement pour y traiter des questions spéciales, objet de ses études favorites. Doit-on attribuer cette réserve à la timidité ? Faut-il seulement l’expliquer par le désir qu’avait Gay-Lussac de ne pas troubler sa vie ? Dans cette dernière supposition, il aurait parfaitement réussi. Jamais, la pire de toutes les calomnies, la calomnie politique, ne s’exerça sur la carrière scientifique de notre confrère. Ses travaux ont échappé aux critiques quotidiennes de ces écrivains à gages qui, avant de prendre la plume, se demandent, non pas ce que valent les Mémoires dont ils vont publier l’analyse, mais quelles sont les opinions présumées de leurs auteurs sur les questions si brûlantes et surtout si obscures d’organisation sociale. Les découvertes de notre confrère ont été toujours appréciées en France à leur juste valeur. Ainsi on pourra dire de lui ce que Voltaire écrivait sous un portait de Leibnitz :

Même dans son pays il vécut respecté.

Dominé par le souvenir de l’attachement profond qui m’unit à Gay-Lussac pendant plus de quarante années, je me suis peut-être laissé entraîner à tracer sa biographie avec des détails trop minutieux. Quoi qu’il en soit, je pourrais résumer l’histoire de cette belle vie en ce peu de paroles : Gay-Lussac fut bon père de famille, excellent citoyen, honnête homme dans toutes les circonstances de sa vie ; physicien ingénieux, chimiste hors ligne. Il honora la France par ses qualités morales, l’Académie par ses découvertes. Son nom sera prononcé avec admiration et respect dans tous les pays où l’on cultivera la science. L’académicien illustre vivra enfin éternellement dans le cœur et dans le souvenir de ceux qui eurent le bonheur de jouir de son amitié.