Geffroy - La Bretagne, 1902-1904/Texte entier

La bibliothèque libre.




Le Tour du monde, nouvelle série, volumes 8, 9 et 10, 1902-1904.




LA BRETAGNE[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.
Photographies de M. Paul Gruyer.

PREMIÈRE PARTIE : LA BRETAGNE DU NORD


I. — Le Pays de Rennes.


Vitré. — Le château. — Le fouillis du musée. — Le faubourg du Rachapt. — Les tricoteuses. — Les vieilles maisons. — Notre-Dame. — Une femme de Barbe-Bleue. — Le château des Rochers. — Mme  de Sévigné est toujours là. — La chambre de la marquise. — Le jardin de la marquise. — Soucis d’argent. — Économie et faste. — La société des Rochers. — Le Bien-Bon. — Mlle  de Kerlouche. — Les lectures. — Fougères. — Les remparts et les vieilles maisons. — Les ruelles. — Le rôti du dimanche. — Saint-Sulpice. — Le château. — Le verger dans la ruine. — La vue sur la forêt. — La forêt de Fougères.



La première ville bretonne où je pénètre par l’Est est bâtie sur une ondulation de terrain de 110 mètres d’altitude qui domine la rive gauche de la Vilaine. C’est Vitré. Autour de la gare, s’organise le monde moderne de la province : une place encadrée de grands arbres, ornée de boulingrins et de parterres de fleurs, une promenade de petite ville, une profusion d’enseignes aux maisons, l’hôtel tout enguirlandé de plantes grimpantes, la grande table recouverte d’une nappe blanche qui attend le voyageur. Mais que l’on quitte la place, que l’on s’engage sur les pavés de la rue Baudrairie ou de la rue Garengeot, on a presque immédiatement la vision du passé. On commence à remonter les siècles, à trouver l’histoire. Tout de suite, c’est le château, l’ancien château-fort de la Trémoille, aux vieux remparts crénelés, aux tours massives, formidable bastille achevée vers la fin du xive siècle, legs de l’architecture militaire du Moyen Âge, avec son châtelet à l’entrée, flanqué de deux tours à mâchicoulis, précédé d’un pont-levis et d’une poterne. On entre dans la cour : au milieu, un vieux puits entouré d’un mur surmonté d’un toit ; en face, accrochée au pignon d’une tour, la tribune en pierre sculptée d’où la princesse de la Trémoille suivait les offices de l’église réformée, absidiole gracieusement fleurie, avec cette inscription : Post tenebras spero lucem.

CHÂTEAU DE VITRÉ.

L’antique forteresse sert en partie de prison, mais elle est devenue aussi le pacifique asile du musée, de la bibliothèque, de tout ce cocasse et agréable fouillis qui fait songer à une cellule de sorcier, à un laboratoire d’alchimiste, à un cabinet de cousin Pons : cailloux, animaux empaillés, vieilles faïences, vieux bouquins, vieux parchemins, vieilles gravures, outils de silex, instruments de torture, tromblons, rapières, cela dans un décor de murailles épaisses, de poutres apparentes, de cheminées à vastes auvents. Tout semble groupé au hasard, les objets subissent l’éclairage de clair-obscur des étroites fenêtres profondément encaissées. Çà et là, un portrait de Mme  de Sévigné. Une belle cheminée provient d’une maison de la rue de la Poterie ayant appartenu à Lucas Royer et à Françoise Gouverneur, son épouse.

NOTRE-DAME DE VITRÉ.

Je sors de cet encombrement d’objets où l’on pourrait passer son existence si l’on voulait tout voir, tout déchiffrer, tout lire. Je débouche, par un étroit escalier et une petite porte, sur le chemin de ronde. La ville et ses environs se déploient, la Vilaine se déroule à travers une campagne remplie de soleil doré et d’ombre bleue, de verdures et de fleurs. Dans les champs, les alignements des gerbes empourprées du sarrasin, les sacs de pommes de terre sur le champ remué, les betteraves aux feuilles grasses, le paysage ombragé de sombres châtaigniers et de pommiers aux fruits rouges. De l’autre côté, se ramassent les quartiers de la ville dominés par les flèches de Notre-Dame et de Saint-Martin, par le clocher et la terrasse de Sainte-Croix : la rue du Rachapt, qui rampe et s’élève à flanc de vallée ; la rue de Chateaubriand, qui coupe le chemin de fer sur un pont pour aboutir au Jardin des Plantes ; le parc de La Baratière ; la route d’Argentré, qui conduit chez Mme  de Sévigné ; la promenade du Val, qui longe les remparts édifiés au xiiie siècle par le baron André III, seigneur du lieu, tué aux côtés de Louis IX à la bataille de la Massoure.

VIEILLE FEMME DE VITRÉ.

Je descends l’escalier en colimaçon pour aller voir ces aspects de plus près ; mais avant de sortir, je plonge aux oubliettes, je suis le chemin couvert qui mène à une ancienne poterne. L’enceinte longée, une petite rampe descendue, j’atteins le faubourg du Rachapt où se trouve l’hôpital Saint-Nicolas, anciennement Maison-Dieu, fondé en 1205 par André II et déplacé par le chanoine Robert de Gramesnil, dont les cendres reposent dévotement dans la chapelle. Le faubourg du Rachapt est habité par des tricoteuses. Les femmes, des vieilles et des jeunes, sont assises, par groupes ou isolées, au seuil des portes, devant les humbles maisons. Leurs doigts agiles manient les aiguilles avec une dextérité prodigieuse. L’une d’elles me regarde pardessus ses lunettes, sans perdre une maille de son tricot, puis s’interrompt et parle :

— Voyez, dit-elle, je fais des bas. Il faut cinq aiguilles. Trois tiennent les mailles faites, deux font de nouvelles mailles. Pour avoir une jambe bien régulière, il faut mettre les aiguilles en carré, le même nombre de mailles de chaque côté. On fait le compte lorsque l’un des côtés est achevé, l’aiguille qui noue les mailles vient se croiser avec la suivante, et ainsi de suite. On rétrécit ou on élargit le tricot pour former le dessin de la jambe, en diminuant ou en augmentant les mailles.

— Et le talon, le cou-de-pied ? dis-je.

— Le talon se fait en tricot plat, sur deux aiguilles. On donne le pli du cou-de-pied en élargissant ou en rétrécissant suivant le cas, et l’on raccorde les deux parties par un point tourné qui simule une couture : c’est ce qu’on appelle le fini.

— Mais, dis-je encore, je vois en haut de la jambe que l’ouverture est plus resserrée et que les mailles ne sont pas unies comme dans le reste du tricot ?

— Ce sont des mailles à côtes : on les fait au point double, ou point tourné, dans la proportion de deux points tournés pour un ou deux points unis. C’est plus élastique, et cela peut dispenser d’employer des jarretières.

— Merci bien, Madame.

— À votre service, Monsieur.

VITRÉ, VIEILLES MAISONS SUR LA VILAINE.

Dans toutes les rues des anciens quartiers où je déambule ensuite, — mais tous les quartiers, sauf celui de la gare, ne sont-ils pas anciens à Vitré ? — rue Baudrairie, rue Saint-Louis, rue Notre-Dame, rue de la Poterie, rue d’Embas, le regard est arrêté à tout instant par les vieilles maisons aux étages surplombants, aux pignons anguleux et avancés qui obstruent la clarté du jour. C’est une succession d’encorbellements d’une étrange variété, de tourelles en pointe, de lucarnes protégées d’auvents, de toits à épis, de niches où les Vierges, les Jésus, les Saints, méditent, sourient ou se renfrognent, parmi les fleurs desséchées et les rubans fanés. Sous les arcades à solives, s’ouvrent des portes basses et étroites, des porches obscurs qui conduisent à des cours humides. D’autres portes, en bois plein ou à vitres, largement ouvertes celles-là, laissent voir des logis garnis de vieux meubles cirés, de lits clos, d’armoires aux ferrures luisantes, de pétrins qui fabriquent le pain depuis plus d’un siècle peut-être. La vaisselle garnit les rayons des crédences, les cuivres et les étains brillent. Les rideaux des croisées aux carreaux étroits et clairs sont blancs et empesés. Tout dit l’ordre et le soin. C’est la vétusté et c’est la propreté. Les femmes groupées cousent, raccommodent, brodent, tricotent. Celle-ci, repasseuse de coiffes, en tête à tête avec sa « Sidonie », est entourée de blancheurs de linge et de légèretés de dentelles.

UNE REPASSEUSE DE COIFFES À VITRÉ.

Encore et toujours, ce sont des constructions non moins vermoulues. Quelques-unes sont rapiécées de planches ou plaquées d’ardoises pour combattre l’humidité. Architecture torse, dont les bâtis s’étayent les uns les autres, qui semble dater d’une époque où le fil-à-plomb était inconnu. Les montants des portes et des fenêtres s’élèvent et se croisent de travers, les œils-de-bœuf dessinent des ovales de guingois. Les toitures rapprochées ne laissent voir qu’un étroit pan de ciel comme par un soupirail. À travers cette agglomération de logis branlants, sont les charmants vestiges des hôtels de la Renaissance, les façades divisées par des pilastres, les pierres transversales au-dessus des portes, les charpentes affleurant les murs, les meneaux, les linteaux ornés de rinceaux délicatement sculptés, parfois peints, les ouvertures des fenêtres barrées d’appuis, de balustres de pierre, de fers ajourés, les angles des façades arrondis par des tourelles surmontées de poivrières percées de lucarnes. La plupart de ces édifices ont été défigurés par les réparations, des trous ont été comblés à l’aide de briques, des lézardes dissimulées sous le mortier ou le plâtre. Tels sont l’hôtel Limoyne de la Borderie, place du Vieux-Marchix ; l’hôtel du Bourg, rue de la Poterie ; l’hôtel du Langle dans la Mesriais ; l’hôtel Hardy, occupé par un établissement de bienfaisance. L’habitation de la famille de Sévigné, dite Tour de Sévigné, a été démolie, il y a plus d’un siècle, pour donner passage à une rue qui porte le nom de Sévigné. La propriété est décrite dans « l’aveu » de 1688. La marquise a parfois habité cette Tour. Elle y eut un lit, un petit lever, y reçut toute la Bretagne ; elle écrit à propos de l’un de ses séjours : « Dix ou douze hommes soupèrent avec mon fils à la Tour de Sévigné… Il y eut dans ce repas une jolie querelle sur un rien : un démenti se fit entendre, on se jeta entre deux, on parla beaucoup, on raisonna peu. Le marquis eut l’honneur d’accommoder cette affaire. »

VIEILLES MAISONS À VITRE.

Non loin, Notre-Dame, ancien prieuré de l’Abbaye de Saint-Melaine de Rennes, commencée au xve siècle, achevée au xvie, amalgame le gothique et la Renaissance. Il n’y a d’intéressant à l’intérieur que le tombeau de la femme de Barbe-bleue, André de Laval, maréchal de Rais, qui fut jugé et pendu à Nantes pour actes infâmes et meurtres commis sur la personne de jeunes garçons et de jeunes filles. Huysmans, dans Là-bas, a raconté toute cette histoire de son beau style subtil. L’extérieur retient davantage, avec sa chaire sculptée accrochée à l’un des contreforts. Des femmes coiffées de bonnets plats, à brides de tulle, comme j’en ai vu tout à l’heure chez la repasseuse, les épaules recouvertes d’un grand fichu ou d’un petit châle noir frangé posé en losange sur leurs épaules, entrent dans l’église ou en sortent. Il est bien rare qu’une église soit déserte en Bretagne. Il y a toujours quelque bonne femme agenouillée au bord d’une chaise, sur une dalle ou sur une pierre tombale, un prêtre qui circule, un bedeau qui fait le ménage.

CHAIRE EXTÉRIEURE DE L’ÉGLISE DE VITRÉ.

Il est à Vitré d’autres églises : Saint-Martin, de construction récente, bâtie sur l’emplacement du château de Rivalon, l’intérieur orné selon l’art du quartier Saint-Sulpice à Paris ; Sainte-Croix, ancien prieuré de l’Abbaye de Marmoutier, fondé en 1076, par Robert de Vitré, rebâtie au commencement du xixe siècle. Tout ceci nous mènerait à l’histoire religieuse de Vitré, si nous avions le loisir de nous arrêter ainsi au début du chemin. Qu’il suffise de dire que les couvents abondent au temps des barons catholiques romains, qu’ils diminuent à l’avènement des la Trémoille, qui sont de la religion réformée, qu’ils reparaissent après la révocation de l’édit de Nantes.

CLOCHER DE L’ANCIENNE ÉGLISE SAINT-MARTIN À VITRÉ.

Je m’en vais au château des Rochers, chez Mme de Sévigné. En route, le voiturier causeur me dit que la ville fait gros commerce de beurre, de grains, de fourrages, de bonneterie en laine, de passementerie, de boissellerie, de vannerie, de cuir, de cire, de miel. Nous avons aussi, me dit-il, de belles carrières de pierre à bâtir. Et de mon côté je me remémore une lettre de Mme  de Sévigné, lue avant de quitter Paris, informant Mme  de Grignan qu’il y a un bon tailleur à Vitré, et de bonne toile. C’est la femme d’un la Trémoille qui avait eu l’idée, en 1522, de faire venir des tisserands de Belgique pour former des apprentis. En peu de temps, chaque fermier eut son métier à tisser, le chanvre était cultivé partout. L’hiver, à la veillée, assises autour des cheminées, les femmes tillaient, tandis que les hommes peignaient les étoupes avec des peignes à dents de fer accrochés, de distance en distance, à hauteur de main, à des traverses assujetties contre le mur. Les toiles exportées en Hollande, en Espagne, en Angleterre, furent une cause de richesse. Il en est, me dit-on, resté quelque chose.

VIEILLE FEMME AVEC LA COIFFE DU PAYS DE RENNES.

Nous avons traversé le boulevard des Jacobins, nous nous sommes engagés sur le boulevard des Rochers, planté d’érables, de chênes, de quelques châtaigniers. La route est bordée de haies. Le terrain ondule doucement. Il fait un joli soleil d’après-midi. On passe devant une chapelle, on arrive à l’embranchement de deux chemins, l’un qui descend vers Argentré, l’autre qui monte en pente légère et longe le mur du jardin des Rochers. Bientôt, c’est une terrasse étendue où se trouvent, à droite, les communs du château, et au fond, à gauche, la chapelle et l’habitation de Mme  de Sévigné.

Le château, dont les constructions, le jardin et l’ancien parc, aujourd’hui séparé par une grille de l’ensemble de la propriété, s’élèvent au sommet d’une colline, a été bâti du xiie au xive siècle. Le corps de logis principal, de style gothique, est flanqué de tours et d’une tourelle en poivrière servant de cage à l’escalier. Une tour séparée, construite en 1671, par les soins de l’abbé de Coulanges, dit le Bien-Bon, a été aménagée en chapelle : la première messe y fut dite, quatre ans après son achèvement, en décembre 1675.

JARDIN ET CHAPELLE DU CHÂTEAU DES ROCHERS.

L’illusion du séjour de Mme  de Sévigné a été conservée, par l’extérieur du château d’abord, par la chapelle, par les jardins, par la chambre de la marquise, ensuite. Une femme de service est le guide des visiteurs, elle sait la place et la destination de chaque objet, l’emploi de tous les moments de la journée de la châtelaine, l’heure à laquelle elle se levait, selon le jour de la semaine et la saison. Elle indique ses endroits préférés, suit le chemin qu’elle parcourait pour aller s’appuyer à la balustrade de la terrasse d’où elle admirait l’horizon, ou pour conduire ses invités aux pierres sur lesquelles ils se plaçaient pour entendre l’écho des paroles, des chants ou des cris. La préposée s’est tellement identifiée à l’existence du château d’autrefois qu’il lui arrive, me semble-t-il, de mettre au temps présent les petits faits qu’elle relate, disant par exemple :

— Madame la marquise ne « passe » jamais par ici…, ne « va » jamais là…

Cette femme, jeune encore, qui vit son existence parmi ces souvenirs, peut s’imaginer qu’elle va voir un jour tourner l’avenue par quelque vieux carrosse où par une antique berline chargée de seigneurs et de dames venant faire visite à Mme  de Sévigné. En attendant, elle explique comment le château des Rochers est devenu la propriété des Sévigné, à la suite du mariage d’Anne de Mathefelon, dame des Rochers, avec Guillaume de Sévigné, chambellan du duc de Bretagne, Jean IV, fils de Jean de Montfort. Le château passa ensuite aux mains de la petite-fille de la marquise, Pauline de Grignan, marquise de Simiane, puis en 1714, il fut acquis par les Nétumières, ses propriétaires actuels. J’entends cela, et je vois les détails de la chapelle, les ornements, les peintures, les cadres aux armes de Bussy-Rabutin, le lustre de cuivre doré en forme de fleur de lis, les fauteuils rangés devant l’autel, qui semblent attendre les fidèles d’il y a deux cents ans. Je vois la chambre où chaque meuble, chaque objet occupent toujours la place qui leur fut assignée. Voici le lit à baldaquin partagé durant si peu d’années avec le dissipé et peu fidèle marquis. Voici, devant une croisée, la table-bureau où la marquise aimait à s’installer pour écrire à sa fille. En face de la fenêtre, sous la copie du portrait de Mignard, voici la vitrine des reliques : l’encrier, la tasse, un compte de dépenses dressé par Beaulieu, le maître d’hôtel. Les fauteuils, les chaises n’ont pas été dérangés. Le coffre à bois, vermoulu, a dû être remplacé, l’architecte a fait copier l’ancien modèle et, tandis que je parcours la pièce, une jeune fille en sarrau s’applique à imiter la décoration du premier meuble. D’autres meubles, prêts à tomber de vétusté, sont réparés sur place par un ouvrier qui bouche les trous, fait les raccords, consolide, à l’aide de brides et d’équerres, les pieds et les dossiers branlants. Auprès du lit, au-dessus d’une petite commode-toilette encore garnie de ses accessoires, sourit une miniature de la marquise, très jeune, la chevelure ébouriffée, les yeux grands ouverts, les joues roses, comme si elle revenait d’une randonnée à travers le parc.

Au jardin, tracé par Le Nôtre, les allées sont ombragées par des cèdres plantés au commencement du siècle dernier. Les caisses d’orangers s’alignent le long de l’avenue centrale qui conduit à la grille du parc et à la muraille basse qui renvoie en échos les ondes sonores de la voix humaine. Deux pierres marquent l’endroit où ce phénomène, « petit rediseur de mots jusque dans l’oreille », est le plus sensible. À droite du château, c’est le parc dont il est tant de fois parlé dans les Lettres, ce « bois de décoration, garni de grands et anciens bois de haute futaie, dans lequel il y a plusieurs bocages, de belles et grandes allées, un jeu de mail, un labyrinthe, des garennes et refuges à lapins, vergers, champs et semis. » Ce labyrinthe, qui occupait la place du potager actuel, a beaucoup tracassé Mme  de Sévigné : elle a mis dix-huit ans, de 1667 à 1695, pour l’amener au point qu’elle voulait. Elle avait donné des noms aux différentes allées de son parc : elles se nomment, dit-elle, « la Solitaire, si belle et si bien plantée, qui contient douze cents pas, la plus belle de mes allées ; l’Infinie, allée courbe dont on n’aperçoit aucune extrémité ; la Sainte Horreur ; l’Humeur de ma mère ; l’Humeur de ma fille, appelée aussi le Mail, encore plus beau que tout le reste, où règne un silence, une tranquillité, une solitude que je ne crois pas qu’il soit aisé de retrouver ailleurs. »

Ce parc faisait l’admiration de tous les hôtes et visiteurs. M. de Coulanges, le bon oncle, a même écrit : « On ne peut assez louer les allées des Rochers, elles auraient leur mérite à Versailles. » Malgré les transformations, on ne peut se défendre de revoir la jeune veuve qui fit ici des séjours prolongés, qui trouva la consolation, le repos, la gaieté, l’inspiration, au parcours de ces allées, qui apprit dans ce pays à connaître des hommes simples, vivant loin du bruit des cités et du faste des cours. Mme  de Sévigné venait là pour faire des économies, pour suspendre le désordre, pour faire payer ses fermages : « Point d’argent qu’à la pointe de l’épée, écrit-elle ; des petits créanciers dont je suis étranglée ; des chevaux de carrosse à racheter ; en sorte que j’ignore comme j’aurais pu faire. Au lieu qu’en passant l’hiver en ce pays, j’aurai le temps de respirer ; je m’amuserai à payer mes dettes et à manger mes provisions. » Pour payer des dettes, il faut faire rentrer des créances, et la chose, paraît-il, n’était pas toujours commode : « Pour me faire payer, je ne veux entendre ni rime ni raison. C’est une chose étrange que la quantité d’argent qu’on me doit. Je dirai toujours comme l’avare : de l’argent, de l’argent. » Relisez la lettre où Mme  de Sévigné met sa fille au courant de ses ennuis :

Les Rochers, 15 juin 1680.

« Je mandais l’autre jour à Madame de Vins que je lui donnais à deviner quelle sorte de vertu je mettais ici le plus souvent en pratique, et je lui disais que c’était la libéralité. Il est vrai que j’ai donné d’assez grosses sommes depuis mon arrivée : un matin, 800 francs ; l’autre 1 000 francs ; l’autre 5 ; un autre 300 écus : il semble que ce soit pour rire, ce n’est que trop une vérité. Je trouve des métayers et des meuniers qui me doivent toutes ces sommes, et qui n’ont pas un unique sou pour les payer : que fait-on ? Il faut bien leur donner. Vous croyez bien que je n’en prétends pas un grand mérite, puisque c’est par force ; mais j’étais toute prise de cette pensée en écrivant à Madame de Vins et je lui dis cette folie. Je me venge de ces banqueroutes sur les lods et ventes. Je n’ai pas encore touché ces 6 000 francs de Nantes : dès qu’il y a quelque affaire à finir, cela ne va pas si vite.

« Je vis arriver, l’autre jour, une belle petite fermière de Bodégat, avec de beaux yeux brillants, une belle taille, une robe de drap de Hollande, découpée sur du tabis, les manches tailladées. Ah ! Seigneur, quand je la vis, je me crus bien ruinée : elle me doit 8 000 francs. Ce matin, il est entré un paysan avec des sacs de tous les côtés : il en avait sous ses bras, dans ses poches, dans ses chausses ; car en ce pays, c’est la première chose qu’ils font que de les délier ; ceux qui ne le font pas sont habillés d’une étrange façon : la mode de boutonner le justaucorps par en bas n’y est point encore établie ; l’économie est grande sur l’étoffe des chausses ; de sorte que, depuis le bel air de Vitré jusqu’à mon homme, tout est dans la négligence. Le bon abbé, qui va droit au fait, crut que nous étions riches à jamais. « Ah ! mon ami, vous voilà bien chargé ! combien apportez-vous ?

« — Monsieur, dit-il en respirant à peine, je crois qu’il y a bien ici 30 francs. » C’étaient tous les doubles de France, qui se sont réfugiés dans cette province avec les chapeaux pointus, et qui abusent ainsi de notre patience. »

Mme  de Sévigné est ainsi occupée de questions d’argent. Ses lettres et les souvenirs contemporains décèlent parfois chez elle un état de gêne. Cependant, le jour où Marie de Rabutin-Chantal épousa, à l’âge de dix-huit ans, le marquis Henri de Sévigné, seigneur de Sévigné, de Coatquen, de Bodégat, d’Étrelles, de Lestremeur, de Launai, maréchal de camp et gouverneur de Fougères, ce jour-là, le 1er août 1644, elle apporta en dot 100 000 écus, ce qui constituait à l’époque un joli denier. Mais le marquis, dont la vertu conjugale n’avait rien d’exemplaire, ne se piquait pas non plus d’être un modèle d’ordre et d’économie. Sa mort violente, survenue sept ans après son mariage, dans un duel avec le chevalier d’Albret, n’empêcha pas, d’ailleurs, la marquise de continuer le train de maison établi. Puis, il lui fallut placer son fils et doter sa fille. On acheta au jeune marquis Charles de Sévigné une charge de lieutenant aux Gendarmes-Dauphin. Le jeune officier parut plus occupé de galanteries que d’études de stratégie et de tactique. La liste de ses conquêtes serait longue à dresser, depuis la Champmeslé jusqu’à Ninon de Lenclos, qui le considérait comme « une âme de bouillie, un corps de papier mouillé, une vraie citrouille fricassée dans la neige ».

TOILETTE DE Mme  DE SÉVIGNÉ ET OBJETS DIVERS.

Donc, aux Rochers, le train est fastueux au temps de la marquise. Il y a un nombreux personnel domestique : le régisseur et sénéchal Vaillant ; le concierge Rahuel ; le maître d’hôtel Beaulieu et son épouse Hélène Delan, première femme de chambre ; Marie, fille du jardinier, qui n’a point de fonction attitrée, mais qui sait se rendre utile ; Hébert, un autre maître d’hôtel, qui abandonnera sa place pour une meilleure à l’hôtel de Condé ; Lamerchin, valet de chambre du jeune marquis ; Pilois, le jardinier qui conduisait les travaux du parc sous la direction de la châtelaine ; d’autres laquais, La Beauce, qui faisait le service de la poste à Vitré, La Brie, Rencontre, Picard ; les cochers et palefreniers Lombard, Langevin, Laporte ; des femmes, Jacquine, La Turquesine. On pense bien que tous ces gens n’avaient pas seulement à s’occuper du service de la châtelaine. Il y a toujours aux Rochers de nombreux invités, en dehors du fils prodigue et de l’abbé de Coulanges, dit le Bien-Bon, homme d’ordre qui a la manie de bâtir et le goût de la table et des vins, et qui tant but et bâtit qu’il finit par mourir. Il est remplacé par l’abbé de la Mousse, qui a toujours mal aux dents, et qui égaye Mme  de Sévigné de sa naïveté. Puis un cousin de la famille, M. de Coulanges, convive gai, rond comme une boule ; MM. de Chésières, de Saint-Aubin, frères du Bien-Bon ; le comte des Chapelles qui aide à faire les honneurs et complète des bouts-rimés. Les voisins aussi fréquentent assidûment, ils trouvent le logis hospitalier et la table à leur goût. C’est la princesse de Tarente, veuve du duc de la Trémoille, qui habite un manoir du voisinage, le Château-Madame. C’est M. du Plessis et sa sœur, qui louche, et qui excite singulièrement la verve de Mme  de Sévigné : « J’appelle la Plessis Mlle  de Kerlouche, la Biglesse. Cette dernière a quelque chose de si étrangement beau et de si furieusement agréable, qu’elle peut aller de pair avec l’aimable Tisiphone. Une lèpre qui lui couvre la bouche est jointe à cette prunelle qui fait souhaiter un parasol au milieu des brouillards ; elle a une manière de peste sur les bras… elle salue avec sa roupie ordinaire. » Avec tous ces agréments, la pauvre demoiselle du Plessis a la manie d’embrasser : « Elle me plante ce baiser que vous connaissez tous les quarts d’heure… Son goût pour moi me déshonore ; je lui dis des rudesses abominables… Vous savez que par l’autre bout, ma lunette éloigne ; je la tourne sur Mlle  du Plessis et je la trouve tout d’un coup à deux lieues de moi. » La visiteuse a d’autres défauts : « Elle est justement et à point toute fausse. Je lui fais trop d’honneur de daigner seulement en dire du mal. Elle joue toutes sortes de choses ; elle joue la dévote, la capable, la peureuse, la petite poitrine, la meilleure fille du monde ; mais surtout elle me contrefait ; de sorte qu’elle me fait toujours le même plaisir que si je me voyais dans un miroir qui me fit ridicule, ou que si je parlais à un écho qui me répondit des sottises. » Voilà un portrait. Il y en a d’autres, celui de Mme  de la Hamelinière, par exemple, qui vient de vingt-huit lieues et « tombe au château comme une bombe, à l’heure où j’y pense le moins. Cette espèce de beauté a un amant à bride abattue, à qui elle emprunte son carrosse, ses chevaux, ses laquais. »

LE CHÂTEAU DES ROCHERS.

Avec ce perpétuel va-et-vient, on comprend que l’existence menée aux Rochers soit dispendieuse. Il y a toujours une nuée d’ouvriers qui bâtissent, qui plantent, qui arrachent, qui taillent, qui coupent. C’est ce que Mme  de Sévigné appelle une vie réglée. L’esprit, toutefois, garde ses droits. Durant l’intervalle des visites, la lecture occupe les heures. C’est M. de Sévigné fils qui lit, et qui lit cinq heures de suite, et qui « joue comme Molière ». On ne lit aux Rochers que des ouvrages graves, profonds. Les romans de La Calprenède, de Mlle  de Scudéry, de Mme  de Lafayette, « ont gagné les petites armoires ». On commente Saint-Augustin, Bourdaloue, Bossuet. La logique de Port-Royal est familière. Pascal est goûté pour son style « incisif et piquant ». La philosophie de Descartes est invoquée : « Elle me paraît d’autant plus belle qu’elle est facile et qu’elle n’admet dans le monde que des corps et du mouvement, ne pouvant souffrir tout ce dont on ne peut avoir une idée claire et nette… elle détrompe d’un million d’erreurs où est tout le monde, et apprend à raisonner juste ». La Rochefoucauld est un ami de la maison, ses Maximes sont divines. Montaigne est prisé, mais Pauline, la petite fille, ne doit pas encore mettre son petit nez dans ses livres : « Il est trop matin pour elle. » On aime Rabelais, Corneille, Boileau, La Fontaine, on est injuste pour Racine.

Mais il me faut quitter ces souvenirs et ce séjour. De la terrasse, on voit pointer le clocher d’Étrelles, où Mme  de Sévigné allait chercher la messe avant que sa chapelle fût consacrée. Non loin, sur la jolie route qui mène à Argentré, c’est le château du Plessis où habitait la demoiselle si maltraitée aux Rochers : il est aujourd’hui recrépi, blanchi, aimable, dans son décor de pelouses et de bosquets.

Je reviens à Vitré et je pars pour Fougères. En route, Dampierre, où sont deux blocs de quartzite appelés le Saut-Roland, entre lesquels coule la Cantache. La tradition raconte que le chevalier Roland, après avoir franchi plusieurs fois, à cheval, l’espace qui sépare les deux rochers, aurait fini par tomber dans le gouffre : l’empreinte du sabot du cheval est, dit-on, visible sur le roc. Non loin de là, une autre roche nommée la Pierre-Dégouttante, d’où jaillit une source : ce sont les larmes de la « dame » du paladin qui creusent le roc depuis des siècles. J’oublie ces légendes devant la réalité de Fougères. Fougères est une jolie ville de vingt mille habitants. Elle était jadis le titre d’une baronnie fondée au xie siècle par Méen, fils de Juhel Bérenger, comte de Rennes. Méen fit bâtir un château au fond de la vallée où passe aujourd’hui le chemin de fer. Des maisons s’élevèrent ensuite sur la hauteur voisine, à distance respectueuse. D’habitude, aux temps féodaux, c’était le contraire : les maisons dans la vallée, le château sur la hauteur. Est-ce ce vice de construction qui fit prendre la ville et raser le château, un siècle et demi plus tard, par la faute d’un successeur de Méen qui eut l’imprudence de déclarer la guerre à l’Angleterre ? Fougères, relevée de ses ruines, fut assiégée à plusieurs reprises : en 1230, par Pierre de Dreux ; en 1372, par Du Guesclin ; en 1418, par un aventurier à la solde de l’Angleterre, François de Surienne. La baronnie étant passée aux ducs de Bretagne, François II dut assiéger la ville pendant cinq mois pour l’arracher à Surienne. À la suite d’une insurrection, Charles VIII envoya en Bretagne une armée qui s’empara de Fougères après dix jours de siège. Pendant toute la durée de la Ligue, la ville fut occupée par le duc de Mercœur. Au xviiie siècle, Fougères était une agglomération de maisons presque toutes bâties en bois : elles furent à six reprises la proie des flammes. En 1792, à la suite de la conspiration de la Rouërie, treize Fougerais furent exécutés sur une place de la ville. Le 19 mars 1793, la garde nationale battit et repoussa une bande de huit mille Chouans. La même année, le 4 novembre, les Vendéens prenaient la ville d’assaut, l’abandonnaient, la reprenaient, la perdaient : elle resta en état de siège jusqu’à la fin de la Chouannerie, c’est-à-dire jusqu’au Consulat.

C’est donc tout d’abord comme un champ de bataille qu’apparaît la vallée de Fougères avec son amas de maisons au sommet de sa colline, ses murs, ses fossés, ses remparts, au bas desquels achève de se désagréger la ruine, réparée çà et là, de son château-fort. La vie, pourtant, lutte doucement contre les souvenirs de mort. Les maisons ont rompu l’enceinte, descendent tranquillement la pente, s’arrêtent gentiment au pied de la colline où coule le Nançon : on dirait qu’elles se sont enhardies à sortir de leur prison, à courir la campagne. Si l’on va au Château par la droite, en prenant le boulevard qui traverse la ligne du chemin de fer, et que l’on s’arrête sur l’emplacement des fossés comblés, on peut se rendre compte de ce qu’était l’ancienne ville. Les fondations des vieilles maisons s’appuient sur les murailles prêtes, croirait-on, à s’écrouler, tant elles sont lézardées, trouées de toutes parts, comme s’il y avait partout traces de boulets et de mitraille. Parmi ces constructions, dont les pignons surplombent le gouffre, s’élèvent encore de vieilles tours, aux meurtrières desquelles pendent des linges ou des hardes qui sèchent, reliées à des maisons aux toits pointus. Dans les crevasses des remparts, verdissent et fleurissent des jardins en terrasses, des tonnelles ombragées d’arbres fruitiers et de plantes grimpantes. Plus haut, des balcons, des fenêtres étroites, des toits en ardoises s’enchevêtrant en fouillis capricieux tracé par une géométrie de hasard. Tout cela vu à travers les ramures de grands arbres qui encadrent ce tableau de ruines, et lui donnent, au jour où je l’aperçois, une étrange splendeur d’automne.

Du boulevard de Rennes, le même panorama se présente sous une autre face. On devine les artifices à l’aide desquels une science architecturale rudimentaire a pu étayer tout un quartier sur des ruines, en appuyant des constructions sur des murs crénelés, d’une épaisseur extraordinaire, défiant les secousses des ouragans et la désagrégation des pluies. Des ruelles étroites, escarpées, des marches de pierre que l’on s’essouffle à gravir, conduisent à des cassines, misérables à l’extérieur, très propres à l’intérieur. Tous ces faubourgs sont peuplés d’un monde de travailleurs exerçant l’industrie des tissus, la tannerie, la cordonnerie, exploitant des carrières de granit, s’employant à la verrerie de Laignelet.

Je suis là un dimanche ; un fumet de rôti embaume ces quartiers. Il est midi, on rencontre à chaque pas des ménagères qui, à l’issue de la messe, rapportent au logis, à plat découvert, le gigot ou la volaille rôtis chez le boulanger. C’est la bombance hebdomadaire, le festin dominical. Un tel jour, il faut bien passer sa matinée dans les rues : les offices empêchent la visite des églises, le château est fermé jusqu’à midi ; on ne peut que se promener à travers les boyaux étroits des vieux quartiers ou dans les rues larges que bordent les constructions modernes. On respire bien un peu trop les mauvaises odeurs des rues du Marché, des Vallées, du Nançon, des Tanneurs, mais les aspects qu’on y aperçoit offrent une compensation. Les enseignes y deviennent une distraction, on y apprend que « Benoît, sonneur » est « au fond de la ruelle ». À chaque pas, on est arrêté par une vieillerie, une relique encastrée dans une muraille et respectée par la truelle des maçons et le balai à chaux des badigeonneurs.

On parvient ainsi, par la rue du Fos-Querally, aux limites des anciennes murailles et à la porte Saint-Sulpice, flanquée de tours, qui a échappé à la destruction. Presque tout de suite, c’est la flèche penchée de Saint-Sulpice, ancienne chapelle transformée en église au xie siècle, et dont l’ensemble n’a été achevé qu’à la fin du xviiie siècle. Les murs extérieurs sont ornés de gargouilles, de têtes de chiens aux gueules grimaçantes. À l’intérieur, le retable d’un des autels, sculpté dans le granit, représente les instruments de la passion du Christ et les trois croix du Calvaire, le tout encadré de pampres garnis de fruits mûrs naïvement coloriés. Sous le tabernacle, dans une vitrine, une petite idole en cire : sainte Viviane. Auprès d’un autre autel, dans une niche, un saint Roch assis sur une pierre, et devant lui une pénitente à genoux. On marche sur des pierres tombales aux inscriptions à demi effacées. Aux murailles, des peintures du xviie siècle, un Sacrifice d’Abraham, une Assomption ; dans une chapelle, une Descente de croix, de Deveria.

Il faut repasser la porte Saint-Sulpice pour arriver à l’entrée du Château, dont la silhouette ruinée se dresse en face d’une colline dans laquelle il semble vouloir enfoncer l’éperon audacieux d’un angle avancé. On répare, ou refait, on arrivera peut-être à remettre en état la forteresse féodale. Je crains pourtant que l’on n’aboutisse qu’à un décor neuf et banal. Telle qu’elle est, cette ruine garde au contraire son caractère et sa majesté et donne suffisamment à voir comment les lignes, les angles, la direction des créneaux, des meurtrières, la perspective des chemins de ronde, les trappes des mâchicoulis, avaient été combinés pour résister aux attaques et aux coups de mains des troupes les plus hardies. Les corps de logis ont été rasés en partie et remplacés, à côté de l’ancien puits, par une construction en planches qui servait, il y a peu de temps, d’écurie aux chevaux d’un officier supérieur, logé au pavillon d’entrée. La cour est devenue un jardin d’herbes folles, un verger de hasard où des pommiers et des poiriers croissent parmi les gazons, les orties, les fleurs. On peut être tenté d’envier le militaire qui eut l’idée de louer à la municipalité de Fougères cette retraite, où, tout en voisinant avec la civilisation d’une ville, il pouvait se croire détaché dans quelque lointain poste avancé, garnisaire d’un pays abandonné par ses habitants. Quand, dans une vingtaine d’années, un jardin anglais aura remplacé ce Paradou, que les murailles seront relevées, les tours recrépies, on ne pourra guère s’imaginer ces débris d’aujourd’hui où se résume l’histoire de Fougères.

Lorsque, par la faute de Raoul II, le château bâti par Méen eut été rasé, on entreprit, en 1173, de réédifier la forteresse actuelle. Les conquérants y ont tous laissé des traces de leur passage. Le baron Raoul y a sa tour. Une autre tour est désignée du nom de l’aventurier Surienne. Ces trois autres barons ont marqué la date de leurs règnes : Geoffroy, Hugues et Guy de Lusignan, descendants de la fée Mélusine. Plus tard, les ducs de Bretagne, devenus maîtres de la baronnie de Fougères, modifient, consolident la forteresse, notamment le duc Pierre, mari de Françoise d’Amboise. L’entrée est protégée par trois tours, dont les toitures ont été réparées, cinq autres tours protégeaient la place proprement dite. L’une d’elles, la tour de Coigny, couvrait la chapelle. Une autre a été abattue. Les trois suivantes font face à l’église Saint-Sulpice : la tour du Cadran, la tour Raoul, la tour Surienne. Le donjon n’existe plus. Sur d’autres points s’élèvent les tours Guibé, du Gobelin, du Hallay, de Pléguen et d’Amboise. L’une de ces tours, celle du Gobelin, abrite un musée fermé pour l’instant et mis sous scellés. Du haut du chemin de ronde rempli de gravats, on a une vue sur la ville, les environs, la colline avoisinante. En bas, vers Saint-Sulpice, des jeunes gens jouent paisiblement aux boules dans les fossés où fut versé tant de sang. Tout au loin, la barre sombre de la forêt de Fougères.

FOUGÈRES, LA VILLE, VUE PRISE DU CHÂTEAU.

La ville regagnée, c’est Saint-Léonard au portail gothique flamboyant, à la balustrade Renaissance ; c’est l’ancien couvent des Ursulines qui abrite le collège et la bibliothèque ; c’est l’Abbaye de Rillé où logent les sourds-muets ; c’est la tour du Beffroi de l’Auditoire, où le timbre de l’horloge date de 1304 ; c’est, auprès de la gare, une construction entourée d’un vaste terrain, allées et pelouse, semblable à une piste de vélodrome, et qui est le château de la Chinardière. Hors la ville, c’est la verrerie de Laignelet, à 3 kilomètres, et c’est la forêt.

Ses 1 700 hectares appartiennent au domaine public. Tous les arbres y croissent, surtout le hêtre. La route qui conduit à Louvigné-du-Désert la traverse. Non loin de cette route, subsiste un chapelet de quatre-vingts blocs de quartz peu élevés, le « Cordon des Druides ». Les prêtres du culte ancien enseignaient là que « la matière et l’esprit sont éternels ; que l’univers, bien que soumis à de perpétuelles variations de forme, reste inaltérable et indestructible dans sa substance ; que l’eau et le feu sont les agents tout-puissants de ces variations, et par l’effet de leur prédominance successive, opèrent les grandes révolutions de la nature ; qu’enfin, l’âme humaine, au sortir du corps, va donner la vie et le mouvement à d’autres êtres ». Au viiie siècle, après les dernières conquêtes du christianisme, les Cordeliers bâtirent une chapelle dont on voit encore les ruines à proximité du Cordon des Druides. Et tout près, en suivant l’allée des Hauts-Vents, est la Pierre du Trésor, dolmen à demi renversé par la chute d’un arbre. Pierres druidiques et ruines de chapelles font bon ménage. En somme, les premiers prêtres catholiques se sont bornés à s’installer auprès de ces monuments, qu’ils ont respectés comme s’il y avait eu en eux, — qui sait ? — un mélange de croyances, une crainte de profaner le culte d’hier. Ce sentiment devait être, après tout, celui des populations à gagner. Les transitions peuvent être presque invisibles, dans les phénomènes du monde moral, comme dans les phénomènes du monde physique. Il y a des états intermédiaires entre les idées comme entre les époques et les saisons. C’est ainsi que le premier christianisme a pu être mélangé de druidisme. On a pu accoler l’oratoire au dolmen, ou fixer une croix au sommet du menhir, et la vie religieuse n’a pas eu, peut-être, de solution de continuité.

Si l’on ne prend pas le chemin de fer pour aller de Fougères à Louvigné-du-Désert, si l’on continue à suivre la route nationale qui traverse la forêt, on laisse, sur la gauche, Parigné et son menhir renversé, l’Épaulée du Diable, une croix ancienne dans le voisinage du château de la Villegontier, l’étang de la Lande Morel, puis Villamée, et sur la droite, La Bazouges du Désert, bourg assez important avec ses deux châteaux, La Bignette et La Boizardière.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE[2]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.
Photographies de M. Paul Gruyer.

PREMIÈRE PARTIE : LA BRETAGNE DU NORD


I. — Le Pays de Rennes (suite).


Antrain. — La route de Combourg. — Combourg. — Les « sensures ». — Le château de Combourg. — L’enfance de Chateaubriand. — Sa chambre. — Le marché aux cochons. — L’étang. — L’hôtesse-cuisinière et l’hôtelier-ébéniste. — Rennes. — Impression de Versailles. — Le grand incendie de 1720. — La ville reconstruite. — Les monuments et les maisons historiques. — Les églises. — La vie ouvrière d’autrefois. — La forêt.




De Fougères à Antrain, par le chemin de fer, on touche Saint-Germain-en-Coglès où sont les galeries couvertes du rocher Jacault ; la chapelle de Saint-Eustache où les femmes stériles viennent demander la fécondité ; Saint-Brice-en-Coglès avec ses deux châteaux, celui de la Tourche-Limousinière, qui date du Moyen Âge, celui de Rocher-Portail, construit sous Henri IV ; Tremblay et son église du xie siècle. À Antrain, où je m’arrête, il y a une diligence pour Combourg.

Le postillon est un combourgeois, très causant, très aimable. Le cheval est vicieux, entêté, cornu, réformé de l’armée, et gâté par plusieurs générations de conscrits inexpérimentés. Ce coursier, assez docile sur la grande route, est intraitable dans les rues du bourg d’Antrain. Sitôt attelé, il veut courir, et c’est au petit bonheur, pendant qu’il essaie son trot et son galop, qu’il faut sauter dans la voiture. Enfin, on part. Avant de partir, j’ai vu les vieilles maisons à sculptures de bois, j’ai admiré les grasses prairies arrosées par l’Oysance et le Couesnon, j’ai goûté les truites dont le renom est mérité, j’ai appris que l’église ne renferme rien de curieux, et que le château de Bonne-Fontaine, situé à 1 kilomètre et remontant au xvie siècle, n’est pas ouvert aux étrangers.

Le trajet d’Antrain à Combourg est d’environ 25 kilomètres. La voiture traverse un plateau d’où l’on a vue sur tout le pays : au nord, la forêt de Villequartier, dans la direction de Pleine-Fougères, et à l’opposé, vers Saint-Aubin-du-Cormier, les bourges de Rimaux et de Romazy, bâtis sur des sommets qui dominent la vallée du Couesnon. La vue s’étend sur ce vaste panorama moutonné où se développent, d’une part, une chaîne de hauteurs qui, dans la direction du sud, vient finir à la forêt de Rennes, à quelques kilomètres de Liffré, et d’autre part, les terrains plus abaissés qui se heurtent aux vallonnements dominant Pontorson, Pleine-Fougères et le marais de Dol. La route suit la direction ouest, et l’on arrive à Bazouges-la-Pérouse où le courrier prend à la poste les sacs de dépêches. Je profite de l’arrêt pour visiter l’église qui conserve des morceaux du xive siècle : chapelle, bénitier, vitrail. La diligence se remet en route. À 6 kilomètres, arrêt à Noyal-sous-Bazouges, où se voit un menhir de 5 mètres de hauteur dont la base a une circonférence de près de 8 mètres. Le conducteur a pris les lettres, on repart. C’est d’ailleurs, tout le long du chemin, un échelonnement de gens qui font voir de loin le carré blanc d’une lettre que le voiturier saisit au vol. Cela ressemble beaucoup au jeu des anneaux où s’exercent les cavaliers des chevaux de bois. Les physionomies des gens, leurs recommandations naïves, les nouvelles échangées, les renseignements fournis d’un mot coupé par le vent, éveillent la curiosité et l’incitent à se satisfaire. Le messager s’explique bien et posément, sur les gens, sur son métier, et enfin sur lui-même, sur le souci qu’il a de son service militaire. Il voudrait servir au train des équipages, s’y perfectionner dans la conduite des attelages et le maniement des chevaux, et revenir au pays et à sa profession, mais sa taille l’inquiète, il craint l’infanterie où peut-être il ne serait même pas muletier. Je ne puis, en descendant à la gare de Combourg, limite du trajet, que lui souhaiter bonne chance.

La gare de Combourg n’est pas Combourg. Encore 1 500 mètres à faire. Je les fais à pied par une large route bordée de maisons. Dès les premières habitations du bourg, l’attention est mise en éveil par l’aspect pittoresque de cet amas de constructions qui ont conservé, en grand nombre, le caractère du xvie siècle. L’ « abominable rue de Combourg », selon l’expression de Chateaubriand, a été améliorée, on y a mis des trottoirs, la chaussée a été pavée, on a dressé, au cœur de la petite cité, une halle qui abrite le marché aux grains et les vendeurs qui viennent s’y installer chaque lundi et les jours de foire. Précisément, demain lundi sera un de ces jours où les cultivateurs et les éleveurs des environs viendront avec leur récolte et leur bétail. J’aurai le spectacle de cette animation hebdomadaire, mais par contre, on me dit qu’il me sera probablement impossible de pénétrer au Château, où les étrangers ne sont admis que le mercredi. Heureusement, Mme  de Chateaubriand, petite nièce de l’illustre écrivain, est présente à Combourg. Elle veut bien, sur le désir que je lui fais transmettre, m’autoriser à visiter le domaine demain, après le déjeuner.

Je dispose donc aujourd’hui de toute la matinée pour parcourir les rues, faire le tour de l’étang, des murailles du château, — hier soir déjà, j’ai vu se dresser dans la nuit sa masse rébarbative trouée de quelques lumières. C’est au cours de ma promenade circulaire du matin que je lis, à la porte d’une chaumière, dans un chemin en contre-bas du château, cette enseigne tracée sur une planche :

ICI ONT VEnD DES SenSURES en TOUTES SAISONS Vve TRUFAUD À L’ABAYE

Pendant que je lis cette inscription dont je respecte la forme et les caractères, et que je cherche à deviner ce que sont ces « sensures », la veuve Trufaud, qui m’a aperçu, va prendre un bocal sur une planche, dans sa petite maison basse composée de deux pièces au rez-de-chaussée. On parvient à l’entrée après avoir franchi un pont étroit fait de quelques planches de sapin d’un pouce d’épaisseur, réunies par deux traverses et jetées en travers du fossé. La bonne femme élève le bocal dans le soleil. Les « sensures » sont des sangsues :

— Voyez, me dit-elle, comme elles sont gentites quand elles se dégourdissent à la lumière et à la chaleur. J’en ai dans toutes les saisons, et dame ! il y a des moments où c’est pas commode d’en attraper… Elles ont trois mâchoires, vous voyez bien, et c’est avec ça qu’elles percent la peau des malades. Ça avale jusqu’à trois fois son poids de sang. Ah ! les gourmandes.

— Et dans votre bocal, que mangent-elles ?

— Oh ! rien, je change l’eau, voilà tout. Ça jeûne pendant des années, cette engeance-là ! Tenez, regardez si elles se remuent. (Le fait est que les petites bêtes serpentent, s’agitent dans tous les sens). On dit que ça ne voit pas clair, mais je crois bien que ces points noirâtres, qui brillent au soleil, ce sont leurs yeux.

— Où faites-vous votre pêche ?

— Dans l’étang de Combourg. Ah ! c’est pas commode de les prendre, allez !

— Vraiment ! Comment faites-vous donc ?

— Ah ! c’est un moyen que je peux pas dire, dame ! sauf le respect que je vous dois. Si tout le monde le savait ! Ça se vend assez dans des saisons. C’est pas pour dire, mais il n’y en a pas beaucoup dans le pays d’aussi bonnes. Tous les pharmaciens des environs m’en demandent. Dans l’étang, ça mange de tout, des limaces, des limnées, et puis quand les gamins vont se baigner, elles leur piquent les jambes… quand je suis là, je leur-z-y enlève. En voulez-vous quelques-unes, monsieur ?

— Non, madame, merci ; au revoir.

Je ne quitte pas pourtant la veuve Trufaud sans qu’elle m’ait montré son jardin, derrière sa maison, un jardin si petit que l’on ne peut pas y entrer deux : il y a trois choux, un puits, et un pied de vigne qui grimpe au mur.

Après avoir fait volte-face, la silhouette du château reparaît, puis disparaît dans l’épais feuillage des hauts arbres du pare. Il faut marcher jusqu’au tournant de la rue de l’Abbaye, près de la route de Dinan, dans le voisinage de l’étang, pour distinguer nettement les détails de cette forteresse que Chateaubriand a comparée à un « char à quatre roues ». L’ensemble est imposant et sévère. Les tours cylindriques, couronnées de créneaux, paraissent énormes au regard des constructions qui les réunissent. Les fenêtres grillées semblent des trous noirs comme des embrasures de canons, et les croisées étroites des tours sont pareilles à des meurtrières. Au pied des murs du château, la foule est occupée de la vente et de l’achat des porcs qui hurlent dans des cages. Tout ce monde bruyant est agité par les soucis du négoce au pied de ce grand château silencieux, et l’ensemble fait un décor de féerie étrange et folle.

LE CHÂTEAU DE COMBOURG.

Après le déjeuner, lorsque après avoir franchi la grille, je pénètre dans le parc qui précède le château à l’est et au nord, c’est d’abord une vaste clairière. Il faut tourner une allée avant de découvrir la masse de l’édifice flanqué de ses quatre tours. Les hôtes actuels sont assis sur le perron, comme autrefois. Je n’aperçois de Mme  de Chateaubriand, assise dans une guérite d’osier, qu’une robe noire et deux mains qui tricotent. La châtelaine a mis à ma disposition une servante pour me guider dans ma visite.

J’entre dans un vestibule orné de peintures murales. La grande salle où se promenait le père de Chateaubriand, et qui servait de salon et de salle à manger, a été divisée en deux par une cloison. La grande cheminée a été conservée. Tout le mobilier est moderne à la façon des meubles luxueux de Paris. Dans une pièce voisine, c’est le bureau de Chateaubriand et une partie de sa bibliothèque. Au pied de l’escalier, le buste sculpté par David d’Angers, et tout en haut, la chambre où l’écrivain du Génie du Christianisme passa sa jeunesse. On l’a convertie en musée, on y garde le petit lit de fer où le vieillard est mort, le squelette du chat boiteux que l’on entend gravir l’escalier dans les Mémoires d’outre-tombe, une table chargée de livres, un encrier, quelques meubles d’une extrême simplicité. Ce qui donne l’émotion de la présence ancienne, ce sont les parois de cette petite chambre, c’est l’escalier par lequel on est monté, c’est la porte, c’est la fenêtre étroite, c’est la galerie sur laquelle on sort et d’où l’on aperçoit le vaste horizon. C’est là, dans ce réduit, c’est devant ces campagnes sévères et ce grand ciel chagrin, que s’est formée la sensibilité de l’homme et la tristesse du génie de l’écrivain. C’est cette tristesse qui a mis sa marque sur toutes choses, jusqu’à sembler une tradition perpétuée à travers les générations. Le parc, ses prairies, ses vergers, ses grands arbres, qui sont pourtant de belles choses vivantes, tout est triste ici depuis qu’une grande pensée triste s’est imposée à nous. Le château, qui fut tour à tour la propriété de Junken, évêque de Dol, des Tinténiac, de la famille Du Guesclin, de Geoffroy de Châteaugiron, des Coëtquen, du maréchal de Duras, semble avoir servi de réceptacle à l’humeur chagrine de toutes ces familles illustres, mais n’en croyez rien, c’est la tristesse de Chateaubriand qui remonte les temps et qui s’impose au passé.

L’existence menée là devait avoir une action profonde sur cet adolescent, son imagination ne pouvait que s’exalter dans cette atmosphère de silence forcé. Ce fut sa sœur Lucile qui lui donna le secret de faire de la vie avec cette mort. Comme elle l’entendait parler avec ravissement de la solitude : « Tu devrais peindre tout cela », dit-elle. « Ce mot, écrit Chateaubriand, me révéla la Muse ; un souffle divin passa sur moi. Je me mis à bégayer des vers, comme si c’eût été ma langue maternelle ; jour et nuit, je chantai mes plaisirs, c’est-à-dire mes bois et mes vallons… C’est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j’ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j’ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité. »

Tout le temps qu’a duré ma visite à Combourg, à chaque fenêtre ouverte, à chaque sortie sur un mur de ronde, j’aperçois le marché, j’entends sa rumeur qui monte vers les tours, avec l’aigre concert des cris des porcs. Ce n’est plus la tristesse de René, c’est la mêlée humaine et la bataille des intérêts. Ma foi ! cette vie qui continue malgré la mélancolie des poètes, fait tout de même plaisir à voir, et je suis bien sûr que Chateaubriand, vieilli et morose, dut se rappeler plus d’une fois les gaietés à pleine rue qui assaillaient les auberges de Combourg. Lui aussi, en son intelligence et en son cœur, savait le prix du rire, et la figure du jeune homme amer et hautain qui hante cet étang, ce parc et ces hautes tours, n’est pas diminuée parce que le vieillard, revenu de tout, s’en allait dîner dans un cabaret du Jardin des Plantes et écouter les chansons de sa bonne amie.

COSTUME DE MINIAC.

Une dernière allée et venue au bord de l’étang, où il y a toujours les joncs et les nénufars, où il n’y a plus la barque légère de René et de Lucile. La nuit me surprend à quelques centaines de mètres de Combourg. Lorsque je rentre en ville, on arrime les dernières voitures autour du marché. L’hôtel Gentil est envahi par la foule. Les hommes sont en blouses, en vestes, mais il y a les costumes noirs et les coiffes des femmes de Bécherel, Hédé, Tinténiac, Miniac, la coiffe de Miniac en forme de mitre ailée.

Peu à peu, tout ce monde file par les routes, et je suis bientôt seul, libre de regarder à mon aise les boiseries sculptées qui couvrent les murs, de la cimaise au plafond. C’est le travail de l’hôtelier, et un bon travail, car les plateaux de châtaignier qui ont servi à la confection de ces boiseries, ont été choisis dans de beaux bois refendus dans le sens du fil, ajustés et joints à merveille. Tout l’hôtel est d’ailleurs fait pour plaire. C’est la vieille auberge, la vieille cour et la vieille cuisine, des perdrix et des lièvres pendus dans la cage de l’escalier, des meubles massifs et cirés dans la salle obscure où l’âtre rougeoie. Et Mme  Gentil n’est pas moins habile en art culinaire que M. Gentil dans l’art du bois. Elle dirige avec autorité plusieurs aides, surveille une armée de casseroles et de coquilles qui mijotent sur le vaste fourneau. Elle est secondée d’ailleurs fort bien par une petite bonne toute menue qui n’a qu’un soupçon de nez au milieu de son petit visage rond, et qu’un commis voyageur facétieux désigne sous le nom de « Nez en moins ». La petite bonne nous sert, malgré cette plaisanterie inférieure, un repas délicieux, et elle s’en va, tout enorgueillie de plaisir, lorsqu’elle est chargée de compliments pour sa patronne. Le vin, surtout, est délicieux, et ce n’est pas la seule fois que j’aurai à remarquer la qualité des crus que possède la Bretagne. Si le raisin, chez elle, ne mûrit guère, le vin s’y bonifie.


SAINT-JEAN. STATUETTE EN FAÏENCE. MUSÉE DE RENNES.

Rennes, c’est la capitale. Un grand Versailles sans Versailles, c’est-à-dire sans le Château et le Parc, mais il y a les vastes avenues, les rues droites, l’herbe entre les pavés, et cette couleur grise de temps passé qui revêt toutes choses de sa mélancolie solennelle. Oui, quand on entre à Rennes après avoir traversé les campagnes resplendissantes des environs, c’est la même sensation qu’on éprouve en pénétrant à Versailles par les bois de Chaville et de Viroflay. À Rennes, comme à Versailles, les rues sont larges, les passants rares. C’est à peine si la vie s’anime sur les quais de la Vilaine, qui traverse la ville de l’est à l’ouest, endiguée par les murailles des quais surmontées de balustrades de fer. Ces murs se continuent, vers la droite, le long du canal d’Ille-et-Rance, et vers la gauche en suivant le cours de la Vilaine jusqu’au delà du coude des Abattoirs. De belles constructions s’étendent de chaque côté de l’eau, mais la ville est surtout bâtie sur la rive droite. C’est là que se trouvent les sièges de tous les organismes sociaux : la Préfecture, le Palais de Justice, l’Archevêché, le Théâtre, l’École d’Artillerie, l’Hôtel-Dieu, la Cathédrale, et la plupart des autres églises. La rive gauche est, comme à Paris, un quartier latin, le quartier des Écoles, et l’on y trouve, avec le Lycée et le Musée, l’Hôtel des Postes et Télégraphes, l’Arsenal, le Champ de Mars, les Casernes. Des quartiers neufs se développent du côté du Jardin des Plantes. Dans sa plus grande largeur, du bout de la rue de Nantes à l’extrémité de la rue de Saint-Malo, la traversée de Rennes est de 2 kilomètres environ.

SAINTE ANNE. STATUETTE DE BOIS SCULPTÉ. MUSÉE DE RENNES.

Les deux rives de la Vilaine se joignent par quatre ponts. Le quartier de la rive droite s’appelle la Ville-Haute. Le caractère de l’architecture de Rennes est de la seconde moitié du xviiie siècle. Tout ce quartier de la rive droite a été reconstruit en effet après 1720, date du grand incendie qui dévora la cité. Sans cet incendie, Rennes serait une très vieille ville. Le feu prit dans une poignée de copeaux, chez un menuisier. Il dura sept jours et dévora la Ville-Haute, ne s’arrêta qu’au bord de la Vilaine. Toutes les maisons étaient alors construites en bois, et toutes les rues étaient étroites. La première nuit de l’incendie, la cloche de la Tour Saint-James tomba avec toute sa charpente, en un fracas épouvantable. Les titres qui se trouvaient en dépôt chez les notaires, juges, avoués, procureurs, les archives, l’argenterie, les valeurs, les bijoux, l’argent monnayé, tout fut réduit en cendres ou en lingots informes. Les quartiers détruits furent rebâtis sur les plans de l’ingénieur Robelin, approuvés par les Conseils du roi. Ce fut ainsi que l’on obtint cet ensemble de maisons régulières, d’un modèle à peu près uniforme. La couleur est sombre, la cité est triste, mais la vue des quelques parties conservées de l’ancienne ville, rues mal pavées, tortueuses, sales, mal éclairées, bâtisses branlantes et déplorables, fait paraître superbe la ville grise et monotone née des cendres de 1720.

Il y a d’ailleurs à Rennes des édifices beaux ou intéressants à un titre quelconque. Il convient de les énumérer.

À tout seigneur, tout honneur : d’abord l’Hôtel de Ville. Installé dans l’une des tours de la porte Mordelaise, le corps municipal tint, à partir de 1482, ses délibérations dans une maison qui servit également à loger les écoles, et qui était bâtie sur un terrain situé entre la porte Mordelaise et la chapelle Notre-Dame de la Cité. L’édifice, agrandi en 1494, en 1503, rebâti en 1694, fut finalement reconstruit après l’incendie de 1720 sur l’emplacement actuel d’après le plan de Gabriel. La première pierre fut posée en 1732, par M. de Voloire, procurataire de M. le comte de Toulouse, gouverneur général. Le charmant édifice, surmonté d’un beffroi recouvert d’un dôme de plomb, fait bon accueil par son péristyle à colonnade de marbre rouge, son grand vestibule, l’escalier de nobles proportions qui conduit à la salle des fêtes. Les services sont installés aux différents étages, ainsi que la Bibliothèque publique, à laquelle on accède par la rue de l’Horloge. Les caves voûtées servaient de cuisines et d’offices aux jours des grands repas municipaux. Au-dessous de ces caves, il y en avait encore sept autres destinées au logement des officiers.

RENNES, L’HÔTEL DE VILLE.

J’ai parlé de la Porte Mordelaise. C’est un vestige du Moyen Âge, un fragment des derniers remparts dont la ville fut entourée. Les premières fortifications avaient été démolies en 850 par Noménoë, rebâties et agrandies à diverses reprises, notamment en 1491 et en 1591. En 1656, Louis XIII autorisa la ville à vendre les places, boulevards, fossés, bastions, pour en employer le produit à amener l’eau potable dans la ville. Seule resta la porte Mordelaise, flanquée de deux tours à mâchicoulis, comme l’exemple de ce que fut à Rennes l’architecture militaire du xve siècle. Puisque je suis là, à l’endroit où pénétraient les cortèges des ducs et des évêques, au milieu de la foule entassée dans les étroites rues voisines, je cherche les dernières vieilles maisons. Non loin, l’hôtel du Molan que fit construire le jurisconsulte Pierre Hévin, l’hôtel Montboucher où expira La Chalotais, l’hôtel Cuillé où s’abrita le Parlement à l’époque de ses démêlés avec l’autorité royale. Et çà et là, à travers les rues de la ville, d’anciennes habitations épargnées par le feu de 1720 : place Sainte-Anne, rue Saint-Michel, rue du Champ-Jaquet, place Saint-Melaine, promenade du Thabard où se dresse la statue de Du Guesclin. La Préfecture est logée dans l’ancien hôtel Le Cornulier, et la caserne Saint-Georges dans une ancienne abbaye de 1018, reconstruite en 1670 par Mme de la Fayette.

LES VIEILLES MAISONS DE RENNES.

Le Palais de Justice a été construit sur les plans de Jacques Debrosse, la première pierre posée en 1618, l’achèvement vers 1670. C’est un beau quadrilatère à façade de style toscan, au perron gardé par les statues des jurisconsultes d’Argentré, La Chalotais, Toullier et Gerbier. À l’intérieur, profusion de boiseries sculptées et dorées dans la salle des Procureurs, dans la grand’chambre du Parlement décorée par Coypel. C’est un beau chapitre de l’histoire de Rennes, grave et luxueux, austère et fleuri.

RENNES, LE PALAIS DU PARLEMENT.
RENNES, LA SALLE DU PARLEMENT.
LA VIERGE. STATUETTE DE BOIS, MUSÉE DE RENNES.

Le Palais Universitaire, moderne, construit de 1849 à 1855, abrite, avec les Facultés, le Musée. L’art des Flandres y est représenté par Téniers, Brauwer, Jordaens, Huysmans, Snyders, Van der Meulen ; l’art français par Poussin, Claude Lorrain, Chardin, Coypel. Quelques œuvres de haut vol : un Baptême du Christ et un Persée, de Véronèse, un Massacre des Innocents, de Tintoret, une Chasse aux Lions de Rubens, un Christ, de Van Dyck. La sculpture va de Coysevox à Rodin. Puis, en abondance, des collections de dessins et de gravures, toute une salle de dessins, environ cinq cents, provenant de la collection du marquis de Robbien. Et des galeries d’archéologie, de géologie, d’histoire naturelle, de monnaies, de faïences, de grand intérêt. Le Musée de Rennes vaut, en dehors des peintures et des sculptures, par ses faïences locales, par la collection iconographique relative à la Bretagne, par la réunion d’objets d’art provenant des confiscations faites pendant la Révolution dans les châteaux de nobles émigrés : on sait qu’un décret de Pluviôse an II avait attribué à diverses municipalités des grandes villes les richesses de cette provenance, et ce fut l’origine de nombre de musées et de bibliothèques. Des municipalités ne virent là d’abord qu’une charge, et sur certains points l’autorité administrative dut intervenir pour forcer l’organisation de ces expositions. À Rennes, le musée fut promené çà et là avant d’être fixé au Palais Universitaire : d’abord dans les bâtiments de la Visitation, puis aux Carmélites, dans les cellules de Saint-Melaine, à l’Évêché. Des tableaux furent attribués aux églises ainsi qu’à la décoration d’appartements de fonctionnaires, d’autres réclamés par les alliés comme provenant de pays conquis. En 1819, les collections furent transportées dans une chapelle annexe du collège des Jésuites, et de 1836 à 1855, avant de trouver leur installation définitive, elles habitèrent l’Hôtel de Ville.

SOUPIÈRE EN FAÏENCE, MUSÉE DE RENNES.
SAINT-LAURENT. STATUETTE DE FAÏENCE, MUSÉE DE RENNES.

Les églises sont nombreuses à Rennes : la Cathédrale, bâtie de 1787 à 1844, avec ses deux tours de 40 mètres, formées de colonnes superposées ; Saint-Melaine, le plus ancien des édifices religieux de la ville, — certaines parties datent de 1032 ; — Saint-Étienne, du xiie siècle, où brille une verrière de Claudius Lavergne ; Saint-Aubin, très récent, avec un portail du xve siècle ; Saint-Germain, de la fin du xie siècle, où dort de son dernier sommeil Bertrand d’Argentré, sénéchal de Rennes ; la Toussaint, du xive siècle, mais qui fut reconstruite après la chute de sa tour, survenue en 1513 et relatée en ces termes sur une pierre encastrée au mur de la sacristie :

En 1513 la tour chut
De céans qui le peuple esmut,
Un soir, jour de la Trinité ;
Par quoi fut de nécessité
A restablir tout de nouveau
Ce moustier grand et beau.

Et encore, Saint-Sauveur, chapelle au xiiie siècle, cure en 1667, écroulée en 1682 (il y a décidément un mauvais sort sur les églises de Rennes}, reconstruite de 1696 à 1728 ; Saint-Hellier, du xve siècle, affecté pendant la Révolution à l’artillerie de la Mayenne.

ÉGLISE SAINT-ÉTIENNE À RENNES.

C’est dans ce décor, sommairement dressé, que s’est déroulée l’histoire de Rennes, qui se confond avec l’histoire de la Bretagne. Dire l’une, c’est presque dire l’autre. Pour commencer on ne sait rien. On suppose que Rennes fut une ancienne ville des Gaules, puis on apprend que l’antique Condate Rhedonum, dont on a fait Rhedones, puis Rennes, avant d’être soumise à l’autorité du romain P. Crassus, se gouvernait en république, ainsi que la plupart des autres villes de l’Armorique. C’était la capitale d’un territoire qui s’étendait des rives de la Vilaine jusqu’à la mer. L’archéologie croit pouvoir affirmer que cette ancienne ville occupait les terrains où est bâtie aujourd’hui l’église Saint-Martin : on a retrouvé les traces de murs et d’une tour au lieu dit champ de La Cochardière. Rennes apparaît ensuite conquise au christianisme, pourvue d’un évêché important. Elle ne prend aucune part à la révolte des Vénètes ; mais à la fin du iiie siècle, elle est affranchie du joug romain, et Gradlon, roi des Bretons, la choisit comme capitale. Soumise ensuite à Clovis, affranchie de nouveau, reprise par Charlemagne, échappant à ses successeurs, formidablement armée par Noménoë, prise par le duc Pasquiten en 874, incendiée en 1127, conquise en 1155 par Conan et Henri II, comte de Nantes et allié de Conan, Rennes, à l’époque de la guerre entre Jean de Montfort et Charles de Blois, prend parti pour ce dernier. Le sang y coule à flots. Montfort et les Anglais l’abandonnent en 1342, veulent la reprendre en 1356, sont mis en fuite par Du Guesclin. La suzeraineté de Charles V est reconnue en 1375, mais Rennes et la Bretagne résistent à l’annexion, et c’est plus de cent ans après, en 1491, que le duc de la Trémoïlle obtient, au nom de Charles VIII épousant la duchesse Anne, le traité qui rattache définitivement la Bretagne à la France.

Rennes, agrandie et prospère, ses bourgeois pourvus de privilèges, reste sous la monarchie le siège du gouvernement provincial. Une ordonnance de Charles IX, en 1560, en fait le siège du Parlement de Bretagne. Les esprits ne sont pas, toutefois, pacifiés. Il y a la révolte de Mercœur en 1582, la guerre de la Ligue de Bretagne en 1589, et la reprise par l’autorité royale. Henri IV y tient les États en 1598, et c’est le calme jusqu’à la Révolution, qui éclate à Rennes avant d’éclater à Paris, annoncée, préparée, par la résistance du Parlement aux édits royaux.

L’effervescence est vive pendant toute la durée de la Révolution. Les enrôlements volontaires sont continus. Les canonniers bourgeois demandent à être casernés au moment de la fuite de Louis XVI et de la menace des armées étrangères. À cette ferveur républicaine répond la Chouannerie dont les premiers mouvements se manifestent près d’Antrain. Le marquis Tuffin de la Rouërie, ancien colonel aux guerres de l’Indépendance américaine, ourdit une conspiration qui amène l’exécution de treize conjurés à Fougères. Pour la première fois, le 28 octobre 1792, la guillotine fonctionne aussi à Rennes où la réaction s’est manifestée aussitôt que la population virile a couru aux frontières de l’Est. Trois commissaires, Merlin, Gillet et Sevestre, sont délégués par la Convention, en mai 1793, près de l’armée des Côtes, et viennent s’installer à Rennes. Avant d’être envoyé à Nantes, Carrier est chargé de la réorganisation municipale et judiciaire de Rennes. Les réunions ont lieu aux Cordeliers, dans l’antique salle des États de Bretagne.

La Chouannerie gagne la Vendée, menace d’envahir la Bretagne. La misère est à Rennes. Il est impossible aux ouvriers de retirer de leur salaire en assignats plus que la somme nécessaire à l’achat d’une demi-livre de pain. Celui-ci valait 6 000 francs les 100 livres ; le foin, 9 000 francs le « millier » ; le bois, 5 776 francs la corde. Les journées d’ouvriers étaient taxées 20, 30 et 40 livres par jour. Les assignats étaient tombés si bas, dit une correspondance de l’époque, qu’on refusait de recevoir 1 000 francs pour le décrottage d’une paire de souliers. Pourtant, la ville de Rennes avait émis, dès 1792, pour 450 000 francs de « billets de confiance ». Au 12 messidor an II, 368 826 francs avaient été remboursés, brûlés publiquement par le caissier municipal Louis, et, le même jour, le remboursement intégral avait été voté par la ville. La nouvelle de la pacification de la Bretagne fut donc accueillie avec un enthousiasme explicable.

Sous l’Empire, Rennes fut dotée d’une Faculté de droit ; en 1836, d’une Faculté des lettres ; en 1840, d’une Faculté des sciences. Plus tard, fut installée une École secondaire de médecine. Le dépôt de mendicité fut organisé d’une manière spéciale. Créé en 1776 par ordonnance de Louis XVI, on y installe en 1810 des métiers pour le tissage des laines communes, des toiles, des tissus grossiers : le produit du travail des mendiants est utilisé à leur nourriture et à la constitution d’un pécule pour le jour où ils sont remis en liberté avec le goût du travail.

Aujourd’hui, l’activité industrielle porte sur la fabrication des toiles, la filature des laines, la blanchisserie, la fonderie pour les besoins de l’arsenal, l’imprimerie. Placée à l’intersection de nombreuses voies de communication, Rennes pourrait être une cité industrielle d’importance. Il n’en est rien. L’augmentation de trente mille habitants dont elle a bénéficié depuis une soixantaine d’années semble être uniquement due à l’extension prise par son commerce local et au développement de ses établissements d’instruction. Il s’y fait surtout un commerce de beurres, grains, farines, cuirs, volailles, œufs. Le beurre est fabriqué dans un rayon de 15 à 20 kilomètres, les approvisionnements s’effectuent principalement sur les marchés de Janzé, Saint-Aubin-du-Cormier, Saint-Germain-sur-Ille, Bécherel, Montfort, la Prévalaye, Pacé, Saint-Grégoire.

La parure de Rennes, c’est la verdure qui l’entoure. Celui qui veut échapper à la tristesse de la cité peut en quelques instants trouver l’asile ombreux des bois. La forêt domaniale de Rennes offre à la promenade ses 4 000 hectares garnis de chênes, de hêtres, de bouleaux. On peut aller, sans quitter les arbres, jusqu’à Liffré, et même jusqu’à Saint-Aubin-du-Cormier, parcourir la forêt de Sevailles, pousser jusqu’à la ferme des Sérigné, jusqu’aux hauts fourneaux de Sérigné approvisionnés d’eau par l’étang voisin, jusqu’aux vieilles maisons et au donjon de Chevré, jusqu’à l’étang du Vernier. De Rennes en allant vers l’ouest, ce ne sont que forêts interrompues par de larges éclaircies, jusqu’à Belle-Île-en-Terre. Partout, les pierres éparses des monuments d’autrefois. À la Haute-Sève, peuplée de chênes géants, un groupe de six menhirs, les Roches Piquées, se dresse. Les souvenirs d’une histoire plus proche se mêlent au décor du passé légendaire. À Châteaugiron, qui fut pris d’assaut par Mercœur en 1592, la garnison fut pendue aux branches d’un chêne qui garda le nom de Chêne des Pendus. Les femmes de Châteaugiron, heureusement, sont d’habiles dentellières dont l’industrie gracieuse fait oublier ces temps de sauvagerie. Au château de la Prévalaye, plus proche de Rennes, à 3 kilomètres, il y eut deux séjours de Henri IV, et c’est dans l’une des salles qu’eurent lieu, en 1795, les conférences des chefs royalistes et des généraux républicains en vue de la pacification. Le traité fut signé à la ferme de la Mabilais.


II. — Le Pays de Dol et de Saint-Malo.


Le Marais. — Le Mont-Dol. — La Grand’rue de Dol. — La Cathédrale.


J’ai énuméré les côtes de Bretagne, qui laissent à l’esprit une impression si profonde de grandeur tragique et de douceur sauvage. On assiste là aux horreurs et aux accalmies de la lutte entre ces deux forces de la nature : l’une, la mer, qui harcèle constamment l’autre, la terre résistante. Il est une autre force, non plus inconsciente, mais active, ingénieuse, qui est venue aider la terre à résister. C’est la force de l’homme. L’homme et la terre sont deux alliés. Celle-ci s’est soumise après avoir été conquise. Elle fournit maintenant à son maître l’abri, le vêtement, la nourriture. Elle lui donne la pierre, le métal, le charbon, le tissu, depuis l’humble droguet jusqu’à la soie fastueuse. Elle lui donne tous les métaux, l’or, l’argent, le fer, le cuivre, le platine. Elle lui donne le bois dont il charpente ses maisons, dont il se meuble, dont il se chauffe. Elle lui donne tout, enfin, le nécessaire et le superflu, l’aisance et la richesse. La terre est asservie à l’homme. Seule, l’eau, l’eau de la mer ne se laisse conquérir que pour recommencer son éternelle révolte. Le génie de l’homme ne l’a soumise encore que partiellement. Le mauvais temps se rit des pilotes, et la tempête engloutit ses proies. La mer consent à servir le roi du monde dans une certaine mesure, se refuse à l’assujettissement total, à l’esclavage complet. Toutefois, si l’homme est impuissant à vaincre définitivement son ennemie, il a su, çà et là, défendre la terre et se défendre avec elle de l’envahissement brutal. Sans doute, le flot s’épuise, perd de sa force, n’a plus assez de vigueur pour envahir de nouveaux continents, ni pour ronger, rogner davantage les terres anciennes. Mais le travail de l’homme est bien ici pour quelque chose, les digues qu’il a élevées, les quais qu’il a empierrés sont des barrières solides, des frontières fortifiées élevées contre le flot.

On ne saurait mieux se faire une idée de ces victoires remportées sur la mer qu’en faisant une entrée en Bretagne par le sud de la baie du Mont-Saint-Michel, au petit port du Vivier, près de l’embouchure du Guioult. Presque tout de suite on pénètre au marais de Dol qui est une conquête, ou plutôt une reprise de la terre sur la mer, effectuée avec la complicité de l’homme.

Cette vaste plaine marécageuse de quinze mille hectares était autrefois occupée par la forêt de Scilly, que la mer engloutit d’un seul coup de gueule, entre le vie et le ixe siècle, dit-on sans précision. Plusieurs centaines d’années s’écoulent avant qu’on songe à reprendre son larcin à la voleuse. C’est au xiie siècle que sont entrepris les travaux de la digue. Le marais de Dol fut ainsi créé ; il va se desséchant lentement d’année en année. Il est une source de richesses, non seulement par sa fertilité, mais par les arbres entiers que l’on en retire, la sève noyée, injectés d’eau, et qui, revenus à l’air, se durcissent incroyablement, acquièrent une force de résistance extraordinaire et deviennent noirs comme de l’ébène. On en fait des plateaux, des planches, utilisés pour les travaux de charpente, de menuiserie, d’ébénisterie, de marqueterie, suivant la dimension des arbres et la régularité des billes.

Au milieu de ce marais, une éminence granitique de 65 mètres, au sommet de laquelle est bâti le village de Mont-Dol. Cette montagne, d’où l’on découvre un vaste horizon de terre et de mer, avait été consacrée par les Druides. On y voit maintenant une statue de la Vierge sur une tour. Deux moulins à vent tournent leurs ailes géantes dans le voisinage d’une fontaine que les plus grosses chaleurs ne parviennent pas à tarir, et l’on montre sur le rocher une excavation commentée par deux légendes : selon l’une, ce serait l’empreinte du pied de l’archange saint Michel prenant son élan pour franchir d’un bond l’espace qui sépare le Mont Dol du Mont Saint-Michel ; selon l’autre, ce serait le creux du pied du Diable. Je renonce modestement à me prononcer entre ces deux versions.

Non loin est la ville de Dol, créée par une colonie de Bretons venus d’Irlande, amenée par saint Samson. Un ange était apparu à celui-ci et lui avait dit : « Tu prendras la mer ; où tu débarqueras, tu trouveras un puits comblé. Auprès de ce puits, tu élèveras une église autour de laquelle seront groupées des maisons qui formeront une ville dont tu seras évêque. » Samson débarqua, et il fit comme l’ange avait dit. De façon plus certaine, on sait que Noménoë fut couronné ici au ixe siècle ; que les Normands y firent plusieurs incursions et chaque fois saccagèrent la ville ; qu’au xie siècle, Dol devint le chef-lieu d’un comté appartenant aux seigneurs de Dinan ; que Guillaume le Conquérant l’assiégea inutilement en 1075 ; que les Anglais s’en emparèrent en 1164 ; qu’en 1204, Jean sans Terre dut la livrer à Guy de Thouars ; qu’elle se rallia au xvie siècle à Mercœur, chef de la Ligue ; qu’en 1758, les Anglais, débarqués à Cancale, s’en emparèrent ; que les Vendéens y battirent les républicains en 1793.

LE MENHIR DU CHAMP-DOLENT.

Avant d’entrer à Dol, à 2 kilomètres environ, je vois se dresser la célèbre pierre du Champ-Dolent, menhir surmonté d’une croix, haut de 16 mètres, dont 7 mètres sont enfoncés dans le sol, et de 9 mètres de circonférence. Autrefois, ce n’était pas un christ en croix, mais une croix, la lance et l’éponge, qui étaient à la pointe du menhir.

CATHÉDRALE DE DOL.

J’aborde la ville par la cathédrale, placée un peu en dehors, magnifique bloc du xiiie siècle, flanqué de tours épaisses, fleuri de gothique. L’une de ces tours, qui n’a pas été terminée, semble un rocher usé par le temps. Tous les détails de ce colosse trapu sont délicieux : les moulures dentelées et les ouvertures en accolades, la balustrade en quatre feuilles d’une troisième tour qui domine le carré central. L’aspect est d’une sévérité imposante, surtout du côté nord, où les chapelles sont surmontées d’un parapet qui les reliait aux anciens remparts. Les fenêtres, surmontées de rosaces, s’ouvrent sur un paysage qui va jusqu’à la mer. Le côté sud regarde le marais et la plaine. À l’extrémité du transept s’ouvre le grand porche qui encadre la porte épiscopale. Les voussures, aujourd’hui mutilées et nues, étaient garnies d’ornements et de statuettes qui ont disparu à l’époque de la Révolution. Le petit porche est divisé en deux parties par une colonnade. À l’intérieur : une nef de 100 mètres de longueur, supportée par des piliers cylindriques garnis de colonnes annelées ; un transept de 39 mètres de large ; un arc de nef haut de 21 mètres ; neuf chapelles latérales groupées autour du chœur. Stendhal, dans les Mémoires d’un Touriste, a dit son admiration pour ce monument de Dol : « C’est le plus bel exemple du style gothique quand il était encore simple. Suivant moi, l’église de Dol ressemble tout à fait à la fameuse cathédrale de Salisbury. Je la comparerais encore, non pour la forme, mais sous le rapport de l’élégance et de l’effet produit sur l’âme du spectateur, à ce joli temple antique qu’à Rome on appelle Sainte-Sabine… Le chœur est orné avec beaucoup plus de richesse que la nef ; l’architecte y a pratiqué une foule d’ouvertures ; il voulait lui donner une apparence d’extraordinaire légèreté, et surtout attirer l’œil des fidèles par une grande clarté. Plus on étudie les parties de ce chœur, plus on se sent charmé de sa rare élégance. Bientôt, dans cette église, de l’admiration on passe à l’enthousiasme, et si l’on en excepte la façade, la cathédrale de Dol me semble un des ouvrages les plus parfaits que l’architecture gothique puisse offrir à notre admiration. Je croirais que vers le milieu du xiiie siècle le même architecte dirigea la construction de tout l’édifice. Et mon patriotisme n’ira point jusqu’à cacher que la tradition répandue en Bretagne attribue à des architectes anglais la construction des principales églises de cette province. » J’ajoute qu’aux deux transepts, sont de vastes baies ornées de verrières du xiiie siècle, scènes du Jugement dernier, épisodes de l’Ancien Testament, vie de saint Samson ; un maître-autel de 1744 ; un monument à la mémoire de Thomas James, évêque de Dol, mort en 1503, sculpté par Justus, qui sculpta aussi le tombeau de Louis XII, à Saint-Denis. Telle est, en une vision sommaire, avec un certificat de Stendhal, la cathédrale de Dol.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE[3]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.
Photographies de M. Paul Gruyer.

PREMIÈRE PARTIE : LA BRETAGNE DU NORD


II. — Le Pays de Dol et de Saint-Malo (suite).


La Grand’Rue de Dol. — Cancale. — Les vraies Cancalaises. — La vie de l’huître. — Paramé. — Saint-Malo. — La grande marée. — Vaisseau de granit monté par des corsaires. — Le tombeau de Chateaubriand. — Le génie de l’écrivain. — Saint-Servan. — Dinard. — Saint-Énogat. — Saint-Lunaire. — Saint-Briac. — La Rance. — Dinan. — La rue du Jerzual. — Le cœur de Du Guesclin. — La mariée de Saint-Léhon. — Plancoët. — Lamennais à la Chênaie.




Entrons maintenant dans la ville qui est un type parfait de la vieille petite ville bretonne de ces régions.

L’impression est saisissante quand on pénètre dans la Grand’Rue de Dol par l’avenue neuve qui dessert la gare. Après le tableau tout moderne de l’arrivée d’un train au milieu des coups de sifflet et des halètements de la locomotive, des battements de portières, des appels des employés, des bruits sourds des bagages déchargés, on tombe, sans transition, au beau milieu d’une rue qui impose aux yeux la vision subite d’une ville d’autrefois. Les toits pointus des maisons avancent, penchent, descendent presque jusqu’au rez-de-chaussée. Les poutres de chêne dessinent des cadres et des X dans la pierre. Des piliers ronds, ou carrés, ou contournés, à chapiteaux fleuris, soutiennent le premier étage dont la base s’arrondit, fléchit comme un ventre trop lourd. Au fond du porche formé par ces colonnes, à deux mètres de la rue, le rez-de-chaussée aux portes romanes ou ogivales, percé d’étroites ouvertures, est obscur et froid comme une cave. En passant, on y voit, bien loin, sous un rayon venu de quelque cour ou de quelque lucarne, une ombre qui bouge, un meuble ciré qui reluit. Il n’est pas de réduit de Rembrandt, de chaumière de Van Ostade, qui offre à l’œil de clair-obscur plus fantastique, de ténèbres plus rousses. La boutique est installée sous le porche. Si habitués que soient les gens de Dol à ces décors de granit, ils n’iraient pas marchander de la mercerie, du beurre ou des quartiers d’agneaux dans ces antres où semblent devoir habiter des araignées centenaires, des cloportes du Moyen Âge. Donc, entre les piliers, les ballots de toile sont entassés ; la grosse laine bleue dont on fait les bas et les tricots du pays est suspendue par écheveaux ; les têtes de béliers laineuses et cornues, les foies, les cœurs, les mous rosâtres et violacés, fixés à des crocs, s’égouttent lentement en sang noir et épais.

Si les détails des maisons sont pittoresques, la silhouette générale de la rue est extrêmement mouvementée. Le sol est en pente, et la rue longue et irrégulière. Elle va tantôt à droite, tantôt à gauche. Elle est ici très large, se creuse et s’arrondit de chaque côté jusqu’à former une vaste place. Là, elle se rétrécit comme si un cordon retenant les maisons avait cédé. Les bâtisses vont alors tout de guingois, formant des angles saillants et des angles rentrants, les rez-de-chaussée boitent, les toits se penchent comme s’ils allaient tomber, puis le rang se reforme, trébuche encore, et se perd dans la campagne. De place en place, les maisons s’écartent, et les masures d’une ruelle se frayent péniblement un chemin sur les pavés arrondis tachés d’un ruisseau trouble, cachant le ciel par leurs toits rapprochés qui semblent chuchoter.

La vie qui s’écoule ici est en rapport avec cette enveloppe de pierre. Le mouvement, le bruit sont rares. Au milieu de la journée, quand le soleil découpe sur le sol les pignons, les toits pointus, les colonnes, il règne un calme inexprimable. Les boutiques sont closes. Pas plus que les acheteurs, les marchands n’apparaissent. Quand on n’entend ni un pas, ni un murmure de voix, la ville semble morte, ses habitants endormis depuis des siècles, ses maisons oubliées dans une solitude ignorée, dans un désert d’où nul n’approche. Le bruit de ferraille et de grelots d’une voiture qui amène un voyageur, le cri d’un marchand de poisson, le pas lent d’une bonne femme, le grincement d’une porte, détonnent et éveillent des échos. Il est des endroits, par exemple autour de la cathédrale, cet admirable monument inachevé et rouillé, où l’herbe, épaisse comme dans un cimetière, crée un silence sans fin.

Les gens sont doux, parlent d’une voix où l’on dirait qu’aucune émotion, aucune passion ne peut vibrer. Ils ont, eux aussi, les allures, les gestes d’une autre époque. Ils ont été comme conservés dans leurs petites boutiques encombrées, dans leurs grandes salles nues où sont dressés les bancs et les tables de chêne, où les écuelles de terre brune, les pots de grès, les bols à cidre coloriés sont rangés sur la tablette de la cheminée. Sur le sol où posent leurs pieds, sur leurs murs, dans leur âtre, le passé vague et mystérieux balbutie encore des mots sans suite par des inscriptions de granit qu’ils ne peuvent déchiffrer. Quelles pensées viennent à ceux qui passent leur vie dans la même chambre en tête à tête avec les mêmes pierres, les mêmes objets, là où les parents sont morts, et aussi les arrière-grands parents, ceux dont ils portent encore les habits de drap, les larges chapeaux, les mantes bordées de velours, les fines coiffes dentelées ? Forcément, l’horizon est borné, les idées courtes, les paroles rares empreintes de monotonie. Parlez à celui que vous rencontrerez de sa ville, de ce qui s’y est passé. Il ne sait pas. C’est « autrefois », vous dit-il. Il ignore la bataille de 93, les coups de feu tirés pendant deux jours dans la Grand’Rue entre les Blancs et les Bleus. Dans « l’ancien temps », il y a eu des « massacres », traduit-il. Et la voix reste blanche, l’œil doux. Le bonhomme tourne la rue, la bonne femme rentre dans sa boutique. Une mendiante va doucement dans le soleil au milieu de la rue qui fut pleine de sang. Un petit âne à longs poils mange sa provende. Un lambeau d’affiche électorale parle, en gros caractères, des « cidres ».

Le soir, à neuf heures, c’est la nuit. La nuit complète, sans une lueur, avec le seul bruit des heures. Il fait noir comme dans un four éteint. Tout le monde a pris le dernier repas, tout le monde dort. Ceux qui osent rentrer chez eux à huit heures sont les mal notés, les irréguliers de Dol. À huit heures et demie, l’homme et la femme se regardent avec effroi : « Comme il est tard ! nous ne pourrons jamais nous lever demain matin. » Vite, ils mettent les volets, ils éteignent les feux. On peut encore entendre pendant un instant un enfant qui pleure dans une maison à porche. Puis, plus rien. Il n’y a pas un réverbère : tous sont retirés sitôt l’hiver fini. Les maisons ont le pied dans l’ombre et sont coiffées de nuit. Bonsoir.

Le caractère de la ville était encore plus marqué il y a trente ou quarante ans. Tous les rez-de-chaussée étaient alors en retrait du premier étage, on pouvait circuler tout le long de la rue sans quitter les porches qui formaient un couloir d’arcades. Mais les ouvertures ont été maçonnées au devant de beaucoup de maisons, des boutiques se sont avancées jusqu’à la rue. Les archéologues, les artistes, les historiens peuvent regretter ces transformations de la vieille ville perdue au milieu du Marais : on ne saurait tout de même reprocher à ceux qui vivaient dans l’ombre de vouloir respirer à l’aise. Puisque la loi permet de classer une rue comme une cathédrale ou un hôtel de ville, qu’on se hâte seulement de conserver ce qui subsiste de Dol. La vie du passé est là mieux prise sur le fait, plus compréhensible que dans la grande salle d’un château ou la nef d’une église. Nulle part les dessous, l’existence familière du Moyen Âge et de la Renaissance n’apparaissent comme dans ces deux rues extraordinaires des deux vieilles villes bretonnes : la Grand’Rue de Dol, la rue du Jerzual à Dinan.

De Dol, je suis allé rejoindre à nouveau le Vivier-sur-Mer pour suivre, de là, la route qui longe la côte jusqu’à Saint-Benoît-des-Ondes, par Hirel et Vilde-la-Marine, et atteindre Cancale. Le trajet est d’environ 30 kilomètres, mais on y jouit presque constamment de la vue de la mer et de la senteur de l’iode, et c’est une raison suffisante pour le préférer à tout autre.

Cancale a remplacé une petite ville du nom de Porspican qui fut la proie des flots. Elle est bâtie au sommet d’un des arcs de cercle qui forment la baie, à l’ouest de celle-ci. C’était, au xie siècle, une dépendance de l’abbaye du Mont Saint-Michel. Elle fut pillée en 1758 par les Anglais, et bombardée, toujours par les Anglais, en 1779.

UNE CANCALAISE.

Lorsqu’on débouche sur le quai de la Houle, ce qu’on voit ressemble peu à ce qu’on croit être venu voir. Après avoir traversé les champs, marché au long des jardins qui toujours vous arrêtent et vous prennent par leur charme d’intimité, descendu la Grand’Rue, on se trouve au milieu du village des pêcheurs, devant les maisons à grands toits, à petites fenêtres qui regardent la mer. Au moment où j’arrive, le port est à sec, les centaines de bateaux droits sur leurs quilles ou couchés sur le côté. L’un d’eux est resté en suspens sur la pente de la jetée, et il restera là jusqu’au retour du flot qui s’en va encore, lentement, découvrant peu à peu les parcs d’huîtres, réguliers, entourés de piquets. C’est l’heure où tout le village descend sur la plage, entre dans les sentiers, s’en va au loin chercher les huîtres, les trier, les laver pour les marchands. Voici les premières femmes qui arrivent, qui descendent l’escalier, près de la tourelle du feu. En voici d’autres, puis d’autres encore. C’est un défilé interminable, bruyant, cadencé, le bruit des pas coupé de paroles et de rires. Il était facile, dira-t-on, de prévoir le spectacle, et pourtant il se mêle une stupeur à la constatation. C’est le mensonge de la peinture à la mode de Paris qui se révèle. Vous les avez vues, aux Salons, dans les expositions de cercles, au musée du Luxembourg, les Cancalaises qui vont à la pêche ou qui en reviennent, les Cancalaises occupées à des ablutions après le travail, les Cancalaises rêvant au haut d’une falaise. Vous les avez encore dans les yeux et dans la mémoire, les fillettes élancées, pieds nus ou en sabots fins, un fichu coquet au cou, un bonnet de dentelle sur la tête. Vous songez à leurs mains délicates, à leurs coiffures de paysannes endimanchées, à leurs allures rythmées de choristes d’opéra-comique. Allez les voir à Cancale. Regardez passer les tragiques vieilles, les filles fatiguées, les enfants tristes, dans leurs haillons de laine, entassés les uns sur les autres, des mouchoirs sur la tête, des tricots de marin sur le dos. Écoutez-les marcher d’un pas lourd, appuyé, qui enfonce dans la grève ou clapote dans l’eau. Elles ne portent pas de petits sabots à bouffettes de rubans, elles sont chaussées jusqu’au-dessus du genou de grosses bottes, à tiges de cuir, à pieds de bois, des bottes formidables, plus hautes que des bottes de cavalier, plus épaisses que des bottes d’égoutier. Et pas un des peintres qui sont venus passer des années entières à Cancale, ne les a représentées ainsi, avec l’âpre poésie de leur profession, l’héroïsme de leur combat contre les choses. C’est à croire que nul ne les a regardées, que tous ont travaillé sur des photographies de figurantes. Tous ont inventé un dessin, une couleur, ont signé de faux portraits, ont témoigné contre la vérité, tous, sans exception. La Cancalaise est encore à peindre, dans le paysage d’eau et de pierres où elle se courbe sur sa tâche, dans la boue blanche comme de la cendre, où elle marche à grands pas, dans les parcs où elle fouille à pleins bras avec du goëmon et de la fange jusqu’aux épaules. Beaucoup, parmi ces rudes ouvrières, ont le profil régulier, le sourire énigmatique et le regard profond, beaucoup font songer à la beauté cachée sous ces cuirs et ces laines, traînée dans ces pierres et ces boues. Mais cette beauté n’a pas été sentie et traduite par les peintres à la mode qui ont dressé des poupées attifées à la place de ces femelles mélancoliques, qui ont copié les éternelles grimaces des coquettes souriantes au lieu des rires nerveux qui montent tout à coup aux visages roses de grand air et des fièvres de la puberté. Le défilé des vieilles, des femmes, des filles, des fillettes peut continuer. Il n’y a pas encore eu d’yeux pour le voir.

UNE MARCHANDE DE « SOUVENIRS » EN COQUILLAGES À CANCALE.

Sous la vie de l’humanité, il y a ici une autre existence, singulière, mystérieuse, primitive, obstinée. C’est la vie de l’huître. Toute la presqu’île tire son gain et sa subsistance de la pêche aux huîtres. Terre-Neuve, ici, ne vient qu’en seconde ligne.

JEUNE PÊCHEUSE CANCALAISE.

Les bateaux s’en vont, lorsque la mer se retire, vers les hautes eaux. Ils ont, attachée à leur poupe, une drague métallique de 2 mètres de long sur environ 0m70 de large qui développe un filet en lames de cuir ou en cordages. La drague racle le fond de la mer, arrache les huîtres, que le filet recueille et garde : on leur évite ainsi les ardeurs du soleil ou le hâle du vent. La mer remonte, le flux ramène au port les bateaux, mais, avant qu’ils abordent, le produit de leur pêche est déposé dans les parcs. Demandons à l’histoire naturelle la description du coquillage et le secret de sa vie. Nous apprendrons que la « tête » de l’huître correspond à l’un des crochets du ligament qui réunit les valves. Son « manteau » est formé de deux lobes séparés l’un de l’autre dans tout leur pourtour, excepté au-dessus de la bouche où il forme un capuchon qui protège celle-ci. Ce vêtement, qui va en s’épaississant vers les bords, est garni de deux rangs de tentacules, comme des cils épilés, très sensibles, qui se contractent au moindre attouchement. C’est par cette ouverture que l’huître sécrète une matière jaune que l’on a cru longtemps être des œufs. Nous savions déjà que l’huître est privée d’organes locomoteurs : c’est un être purement passif auquel il est tout à fait impossible de prendre ses jambes à son cou. Les fonctions de la nutrition sont assurées par la bouche qui amène les aliments à l’entrée d’un réservoir stomacal absorbant placé dans l’épaisseur du foie. De celui-ci part un intestin grêle qui se contourne plusieurs fois, se dirige vers le muscle adducteur, puis se termine, vers le milieu du dos, par un orifice flottant. La respiration se fait par quatre feuillets inégaux en longueur qui sont les ouïes. La circulation est assurée par le cœur qui donne naissance à un tronc aortique principal dont les trois branches partent de la pointe. Aujourd’hui on affirme que l’huître est hermaphrodite et vivipare. Si l’on examine au microscope le frai qu’elle jette et qui ressemble assez à une goutte d’axonge fondue, on y distingue une infinité de petits mollusques tout formés qui s’accrochent aux pierres, aux rochers, et parfois se réunissent pour former les amas des bancs d’huîtres.

LES PARCS D’HUÎTRES À CANCALE.

Voilà l’individu. Quelles sont ses mœurs ? L’huître serait plutôt casanière et ennemie des bousculades. Elle vit de préférence dans les eaux peu courantes et le long des côtes. Si aucune circonstance ne vient la déranger, elle demeure volontiers toute sa vie à la même place. Rien d’étonnant si elle prospère dans les parcs où l’homme lui offre un abri avant de la sacrifier à sa gourmandise et à sa nutrition. Elle se nourrit d’animalcules et de substances végétales qu’elle absorbe avec l’eau de la mer. Le crabe est, après l’homme, son plus cruel ennemi : il s’introduit dans la coquille et dévore son contenu.

De Cancale, allons à Paramé. Il serait dommage de ne pas voir Paramé, pour s’enlever à jamais la pensée d’y aller faire un séjour, — je parle pour moi, bien entendu. J’y ai des amis qui s’y plaisent. Ils ont sans doute raison : ils ont découvert au pays, par de longs séjours, un charme que j’y cherche en vain, en dehors, bien entendu, du spectacle du ciel et de l’eau. J’ai vu Paramé en hiver, mais j’ai deviné son été. Pendant la « saison », il doit être difficile de passer sur la plage, occupée par les chaises et les guérites, sur le quai encombré par le personnel du Boulevard en représentation. En hiver, tout est fermé, le bourg est désert ; les baraques des coiffeurs et des petits marchands font songer à un campement déserté. Il y a dans les rues l’odeur et les échos des villes mortes. C’est en hiver qu’il faut voir ces stations si vantées pour se faire une idée de la laideur des choses que construisent sans fin les architectes chargés de décorer les grèves et de loger les villégiatures. Vraiment, ceux qui ont passé par ici s’y entendent. C’est extraordinaire. De loin, quand le soleil fait briller les plâtres, les zincs et les ardoises des maisons neuves, on se demande déjà quelle ville étrange impose cet alignement à ce beau paysage d’eau, de ciel et de sable. On approche, les détails se précisent ; on marche pendant un kilomètre devant la plus stupéfiante réunion de cafés, de pavillons, de caravansérails. Les plus incommodes dispositions, les ornementations les plus baroques ont été choisies. Toutes les lignes qui avancent des saillies sans signification, toutes les couleurs violentes en désaccord avec l’atmosphère et l’eau, ont été préférées par les familles désireuses d’affirmer leurs goûts jusqu’alors réprimés. La terrasse, si peu faite pour ce pays de pluie, le léger kiosque, si mal résistant aux vents d’ouest et du nord, ont été particulièrement affectionnés. Des portiques ont été plaqués aux façades, des serres en verres de couleur ont été adjointes aux jardins. L’un a voulu un chalet suisse, dont les avancées de bois doivent intercepter toute lumière. L’autre à imaginé une bâtisse de briques et de pierres de taille qui semble une caserne pour la garde républicaine. Un autre a exigé une espèce de fausse habitation chinoise, couleur lie de vin, dont le sommet supporte de gros oignons, empruntés au pavillon du prince de Galles à l’Exposition universelle de 1878. Un autre encore a donné à sa retraite paisible l’extérieur de la Bourse. Partout des escaliers de marbre, des cartouches dorés, des bancs de square. C’est la maison à perron et à marquise, la pelouse à statuettes et à boules de jardin, le bassin à rocailles et à poissons rouges, qui ont été transportés ici, agrandis, portés à leur centième puissance, dressés comme des monuments d’un jour en face des rochers sourcilleux.

Une seule maisonnette, blanche et grise, qui disparaîtra sans doute, parle de tranquillité bourgeoise, de repos mérité, de rêverie heureuse. Tout le reste est lourd, prétentieux, éveille l’idée de l’argent vite gagné et des prospérités sans lendemain. Avec le café, on peut trouver le cercle, et aussi le théâtre. Tous les travaux en train, tous les écriteaux appendus parlent de spéculation, proclament l’installation du plaisir surveillée par des hommes d’affaires. S’il est vrai que la mer se fâche parfois, elle pourrait bien un jour jeter des pierres et cracher de l’écume sur ces façades en bordure sur le rivage. Aujourd’hui, elle murmure à peine, elle s’avance avec des airs perfides, elle vient lécher les murs et les rez-de-chaussée des maisons de ses vagues traîtresses.

Tout près, heureusement, il y a Saint-Malo.

J’aime Saint-Malo, malgré son odeur. Il n’est pas de cité plus pittoresque, de visage plus sombre, plus hardi, plus audacieux, que celui de ce nid de corsaires construit en granit sur la mer. Il n’est pas de plus belle rencontre que celle de la lame avec les remparts dressés contre elle. Je me souviens d’un voyage que j’y fis, un jour de froid printemps, pour y aller voir la plus grande marée de l’année. Que le flot se résolve lentement en nappes calmes, ou que le vent le creuse et le gonfle, que la mer soit gracieuse ou terrible, ceux qui aiment tous les paysages de ciel et d’eau y trouvent toujours leur compte. Le phénomène s’accomplit, cette année-là, avec une belle régularité. Pas un souffle d’air. Si jamais la mer a pu être comparée à de l’huile, c’est bien cette fois, où l’eau semblait immobile autant que l’air. Le flux et le reflux n’en atteignirent pas moins les plus hautes et les plus basses proportions, jamais l’eau ne fut aussi profonde sous le rempart, jamais la grève ne fut autant découverte. Il y avait des promeneurs sur des bandes de sable prolongées bien au-delà du Grand-Bé, et des chercheurs de coquillages dans des rochers que les Malouins n’avaient encore jamais vus. Il en était de ravissants, de ces rochers subitement découverts, tout jaspés des couleurs les plus violentes, des couleurs de pierres précieuses, des veines bleues de turquoises, des traînées d’émeraudes, des taches qui vont du vieil or jusqu’à l’écarlate, de toutes les fantaisies inattendues de l’étrange vie animale et végétative qui rampe, s’épanouit et s’englue aux surfaces et aux creux des blocs granitiques.

VUE GÉNÉRALE DE SAINT-MALO.

L’œil devait s’arrêter à ces détails, la vue s’arrêter court, car l’horizon était borné, tout ouaté d’une brume, à peine teinté par les rayons d’un soleil pâle que l’on devinait suspendu dans cette atmosphère silencieuse.

Vue de la mer, la ville ressemble à un vaisseau de haut bord que domine, comme un grand mât, la flèche de la cathédrale, et qui pointe sa jetée en éperon tordu. Le flot vient heurter le granit des quais et se briser aux vieux troncs d’arbres plantés dans la grève en brise-lames. Tout autour de la ville dansent les petites escadres d’embarcations aux voiles gonflées, aux hélices robustes. À l’intérieur, c’est la tristesse d’une place forte. Seuls, les vieux hôtels qui dominent les remparts et semblent inspecter la mer reçoivent violemment l’air et la lumière. Derrière cette façade de granit, sont enfouies les rues étroites, les maisons à pignons, les cours, les magasins, toute une existence active dans l’ombre, une mise à l’abri sous la protection des fossés, des donjons, des créneaux, des courtines percées de meurtrières et couronnées d’embrasures, L’endroit le plus animé est la place qui avoisine la porte Saint-Vincent, où sont les cafés et les hôtels. L’un de ces hôtels occupe la maison où naquit Chateaubriand. Non loin de là, dans la rue Saint-Vincent, au no3, naquit Lamennais. À chaque pas, d’ailleurs, on est arrêté par le souvenir d’un malouin célèbre. Jacques Cartier, Porcon de la Barbinais, Duguay-Trouin, Alain Porrée, Offray de la Mettrie, Maupertuis, Mahé de la Bourdounais, Gournay, Surcouf, Broussais. Au musée, installé à l’hôtel de ville, auprès de la bibliothèque publique, vous trouverez les portraits peints ou les bustes de marbre de ces hommes, poètes, savants, marins qui s’élançaient du haut de leur rocher à travers les mers. Leur histoire, c’est l’histoire de Saint-Malo. Elle dépasserait le cadre de ce livre, et je n’ai qu’à suggérer le désir de recherches plus complètes en résumant ici la vie dramatique de Saint-Malo. C’est l’ancienne Aleth, refuge des bandes de Bretons chassés des terres par les Normands et qui se fortifièrent sur le roc, à l’embouchure de la Rance. Du Guesclin s’en empara. Une flotte anglaise l’assiégea vainement en 1370. À l’époque de la Ligue, les Malouins se révoltèrent contre le pouvoir royal, massacrèrent la garnison cet le gouverneur, et restèrent en république jusqu’en 1594, année où ils reconnurent Henri IV. Depuis, ils servirent la royauté, armèrent des flottes, offrirent leur or à Louis XIV, repoussèrent trois fois les Anglais. Il fut un temps où le port de Saint-Malo était confié à la garde de dogues redoutables descendant, dit-on, des chiens de guerre des Gaulois ; ils furent supprimés en 1770 pour avoir entamé les mollets d’un gentilhomme. Désaugiers en fit la chanson :

Bon voyage,
Cher du Mollet,
À Saint-Malo débarquez sans naufrage,
Et revenez si ce pays vous plaît.

LA MAISON DE DUGUAY-TROUIN À SAINT-MALO.

En face de Saint-Malo, sur l’îlot du Grand-Bé qui est enveloppé souvent par les grosses mers, une pierre entourée d’une grille domine les flots. C’est le tombeau voulu par l’orgueil de Chateaubriand. C’est là que repose sa vie agitée de voyageur, de diplomate, de ministre, de journaliste, d’écrivain. Je n’ai pas à inscrire les dates de sa biographie et les titres de ses ouvrages. Mais cette petite tombe évoque cette grande destinée, et ce n’est plus seulement le Chateaubriand officiel qui apparaît, le rénovateur religieux de 1803, l’auteur du Génie du Christianisme, si puissamment aidé, favorisé par les circonstances, par le milieu rétrograde, par les desseins politiques de Napoléon, le serviteur des Bourbons, le ministre de 1822. Ce n’est pas uniquement par son rôle public que Chateaubriand est intéressant, c’est par ses retours sur ses opinions, et je dirai par le trouble de son esprit : ce serait vouloir falsifier sa pensée, ses écrits, que de s’en tenir pour lui à une affirmation de caste, à un rôle historique précis.

LE TOMBEAU DE CHATEAUBRIAND.

Aucune existence n’a été plus tourmentée que la sienne par tout ce qui agite l’âme humaine. Il ne vaudrait pas par ses œuvres (dont certaines sont inégales, marquées de mode), qu’il vaudrait comme drame vivant, comme image de la destinée. Sous l’indifférence, le désenchantement de celui qui s’est représenté lui-même comme allant partout « bâillant sa vie », il y eut un être d’action prêt à toutes les aventures, désireux de s’élancer vers les buts lointains. Observez combien il est perpétuellement obsédé par l’idée d’avenir, par le sort futur de l’humanité. Il a écrit sur ce sujet les pages les plus extraordinaires, les plus fortes, des pages prophétiques où il annonce et décrit des phénomènes dont nous voyons aujourd’hui le développement. Écoutez-le : « Pour ne toucher qu’un point entre mille, la propriété, par exemple, restera-t-elle distribuée comme elle l’est ?… Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu’il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu’il possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu’il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource, il vous le faudra tuer. » Cela était écrit en 1841, pour une conclusion aux Mémoires d’outre-tombe. Les mêmes observations et les mêmes prévisions sont faites et développées dans l’article de l’Avenir du Monde, publié en 1854 par la Revue des Deux-Mondes, dans les Considérations sur le génie des hommes, des temps et des révolutions, qui précèdent la traduction de Milton, parue en 1856. Si l’on ne faisait pas allusion à ces pages, on cacherait l’évolution complète de Chateaubriand, sa pensée libre et solitaire qui ne demandait plus rien aux hommes. De même, la fière attitude, la beauté d’exemple de Chateaubriand vis-à-vis de Napoléon, ne peuvent être supprimées. On peut dire qu’en face du maître brutal de la France, et au milieu du marécage de la platitude universelle, Chateaubriand a sauvé l’honneur de la littérature française, en jetant à la face de Bonaparte sa démission de la carrière diplomatique, lorsque le duc d’Enghien, saisi hors frontières, traîné devant le conseil de guerre de Vincennes, fut condamné et fusillé par ordre, et il a encore sauvé cet honneur en écrivant le célèbre article du Mercure, en 1807 ; en refusant de corriger son discours à l’Académie, en 1811.

Cela n’est pas rien, c’est une belle histoire de l’homme qui est faite pour passionner. Les défauts de caractère, les faiblesses et les erreurs, l’enflure de la personnalité égoïste, n’en disparaissent pas pour cela, mais il faut dire tout. Et l’on en revient à cette inquiétude douloureuse qui fait de Chateaubriand une individualité intermédiaire, un homme du dix-neuvième siècle engagé dans l’ancienne société, portant le poids d’une race, d’une morale, de Combourg, de la monarchie, de la religion, et se laissant voir ravagé par l’amour, par l’orgueil, par le pouvoir, par tous les sentiments hérités et nouveaux qui lui venaient du monde d’hier et du monde de demain.

Il s’est trouvé que toutes ces hésitations et ces forces, ces ravages et ces tristesses ont été exprimés par un grand écrivain. Ici, devant le livre initial de René, devant les magnifiques et enivrants Mémoires d’outre-tombe, devant tant de pages disséminées, les contradictions cessent, l’opinion doit trouver sa grande unité. Intermédiaire, Chateaubriand l’a été encore par son œuvre écrite. Il relie deux temps, il succède à Rousseau, il fait circuler une atmosphère inconnue autour des mots de la langue française, il marque d’une façon indélébile la littérature de notre siècle. Je voudrais ouvrir les Mémoires d’outre-tombe, étaler les richesses trouvées à chaque chapitre, ces paysages, ces portraits, ces coups de lumière sur l’histoire, ces profondes remarques sociales.

J’ouvre au hasard, je trouve ce Mirabeau : « La nature semblait avoir moulé sa tête pour l’empire ou pour le gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou pour enlever une femme. Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il l’arrêtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait furieuse. Au milieu de l’effroyable désordre d’une séance, je l’ai vu à la tribune, sombre, laid et immobile ; il rappelait le Chaos de Milton, impassible et sans forme au milieu de sa confusion. »

Cette saisissante image de l’ascension de Bonaparte : « Bonaparte n’avait pas, au début de sa vie, le moindre pressentiment de son avenir : ce n’était qu’à l’échelon atteint qu’il prenait l’idée de s’élever plus haut ; mais, s’il n’aspirait pas à monter, il ne voulait pas descendre : on ne pouvait arracher son pied de l’endroit où il l’avait une fois posé. »

Ce passage de la lune sur les flots : « La lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres portées comme le soleil, mais comme lui elle ne se retire pas solitaire : un cortège d’étoiles l’accompagne. À mesure que sur mon rivage natal elle descend au bout du ciel, elle accroît son silence qu’elle communique à la mer ; bientôt elle tombe à l’horizon, l’intersecte, ne montre plus que la moitié de son front qui s’assoupit, s’incline et disparaît dans la molle intumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite, semblent s’arrêter, suspendus à la cime des flots. La lune n’est pas plutôt couchée, qu’un souffle venant du large brise l’image des constellations, comme on éteint les flambeaux après une solennité. »

Ailleurs, il parle de la mer vue du bord d’un vaisseau, il dit que l’on n’aperçoit de toutes parts que la « face sérieuse de l’abîme ». Mais les citations viendraient en foule. Ici, l’on entend à travers une page le bruit lointain de Waterloo. Là, un vivant, Louis-Philippe, se montre, en une merveilleuse analyse de caractère. Et toujours Chateaubriand est incomparable par la brièveté de l’image, par l’inattendu d’une simplicité grandiose, par l’application saisissante et juste des mots usuels. Il est un maître de la langue française, il a augmenté la beauté des idées en augmentant la beauté des mots. Cette gloire peut suffire pour un hommage unanime.

VUE DE SAINT-SERVAN.

Je vais à Saint-Servan par le pont roulant, mais je n’y reste pas longtemps. Cette ville jumelle de Saint-Malo n’a pas le même caractère de sévérité pittoresque. Non pas que Saint-Servan soit sans signification. C’est l’industrie qui règne ici, et l’on se croirait plutôt à Pantin ou à Aubervilliers qu’au bord de la Manche, à voir l’aspect des maisons dominées par les hauts tuyaux de brique. Ce dur spectacle n’est pas non plus sans une beauté âpre. C’est le décor de l’histoire nouvelle qui se substitue à celui de l’histoire ancienne. C’est une ville moderne qui remplace la capitale des Curiosolites, plus ancienne que Saint-Malo, où un évêché fut établi par Hoël et confié à Malo pour combattre la ténacité des croyances druidiques. Ravages des Romains ; disputes avec la ville-sœur contre laquelle on élève, à l’embouchure de la Rance, les trois tours Solidor, reliées ensemble par des courtines ; appauvrissement communal en 1792 ; ce sont les divisions de l’histoire de Saint-Servan. Les plus anciennes maisons datent du xviie siècle. L’ancienne cathédrale a été remplacée par une église en 1742. Le quartier bourgeois est fait de rues droites et larges, éclaircies de jardins. Le quartier ouvrier est bâti en deçà de l’isthme qui sépare la baie des Sablons de la presqu’île dite Pointe de la Cité. Il y a deux ports, le port Solidor et le port du Commerce, reliés aux bassins de Saint-Malo par une série d’écluses.

LA TOUR SOLIDOR, À SAINT-SERVAN.

Si l’on traverse la Rance, c’est Dinard, Saint-Enogat, Saint-Lunaire, Saint-Briac, toute la série des stations de mer adossées à des campagnes verdoyantes. À Dinard surtout, c’est, l’été, un épanouissement d’élégances balnéaires. Trouville n’est pas plus achalandé. C’est ce même public qui va l’hiver à Nice, à Arcachon, à Biarritz, ailleurs encore. Décentralisation du luxe dont il n’y aurait pas à se plaindre, si la côte se parait de plus jolies maisons et si la population marine ne se transformait pas si aisément en « profiteuse » de l’étranger, négligeant à peu près tout le reste au long de l’année pour exploiter les deux mois de saison. Mais le climat est doux, mais les plantes de serre croissent en pleine terre, mais des régates ont lieu en août, mais les promenades sont si charmantes vers la ville Revault, la pointe de la Vicomté, la Roche-Pendante, le château de la Crochais, l’étang de Tréméreuc, les ruines du prieuré de Montfort, et lorsque tous ces plaisirs ont été épuisés, il est si agréable de perdre son argent aux petits chevaux du Casino !

LES BORDS DE LA RANCE À DINARD.

Saint-Énogat se confond avec Dinard sans aucune curiosité. Saint-Lunaire garde les restes des seigneurs de Pontual et de l’évêque Lunaire, corruption de Léonor. La statue du saint dort sur un cercueil de pierre avec une colombe sur la poitrine : cette oiselle guida le saint et ses compagnons, mourant de faim sur la côte, vers un champ de blé. Les évêques de ce temps-là n’étaient pas logés dans des palais. Léonor, qui était le frère du terrible Barbe-Bleue, habitait une cabane et son église n’était qu’une chaumière. Il trouva un jour un lingot d’or et l’offrit à Childebert, disant : « L’or convient aux rois et non aux prêtres. » De Saint-Lunaire on peut aller à Saint-Briac, en tournant la pointe du Décollé et en remontant le cours du Frémur.

L’ÉGLISE DE SAINT-LUNAIRE.

Si l’on ne traverse pas la Rance, si on la remonte en bateau, on arrive à Dinan. L’excursion est célèbre, mais elle n’est pas banale. La rivière mouvementée tourne des pointes rocheuses, baigne des grèves, des villages, passe dans des couloirs de pierre et de verdure, vous dépose au pied des murailles de Dinan : c’est une délicieuse promenade, et Dinan est le digne point d’arrivée d’un tel parcours. Vieille ville charmante, animée, gaie, avec ses grosses tours, ses arbres séculaires, ses maisons à arcades, sa rue du Jerzual. La vitalité de Dinan s’explique : la ville n’est barrée que vers la Rance, elle se développe vers le nord-ouest où un quartier a été construit. Et si les hautaines murailles se dressent toujours au-dessus de la rivière, plus loin les fossés ont été comblés, convertis en boulevards, les vieux murs employés comme fondations à des maisons de plaisance entourées de parterres, d’où l’on voit les ondulations de col de cygne de la Rance.

PORTE DU JERZUAL À DINAN.

Saint Dinan fonde la ville en fondant un monastère. Lehon Geoffroy de Montafilant, vicomte de Dinan, construit le château en 1300. Les Anglais assiègent et incendient le tout en 1300, échouent en 1359 à la suite du duel fameux centre Bertrand du Guesclin et Thomas de Cantorbéry, qui fut vaincu. La ville bretonne devient ville française en 1488. De ces temps de guerre reste le château avec son donjon trapu, suivi de deux tours. Dans la salle du Serment, qui servait d’oratoire, sur un siège de pierre enfermé dans une niche, s’asseyait la duchesse Anne pour suivre la messe à travers une étroite fenêtre. Par un escalier en spirale, on monte au sommet de la tour d’où se découvre le vaste horizon, depuis les fossés bordés d’arbres jusqu’aux deux hauteurs du Mont Dol et du Mont Saint-Michel. En ville, il n’y a pas que la porte et la rue du Jerzual à contempler comme décors du passé, mais encore le petit pont gothique, la rue Lainerie, la rue de la Vieille-Poissonnerie, l’église Saint-Malo, la tour de l’Horloge, la place Du Guesclin où se dresse la statue du Connétable, l’église Saint-Sauveur où gît son cœur dans un sarcophage de granit. L’Hôtel de Ville est récent, il a remplacé, en 1822, un ancien hôpital. Il abrite la bibliothèque et le musée, qui ne contient pas d’œuvres d’art extraordinaires, et qui expose des clefs forgées par Louis XVI et la giberne de la Tour-d’Auvergne.

DINAN, LA PLACE SAINT-SAUVEUR ET LA TOUR DE L’HORLOGE.
LE PORTAIL ROMAN DE L’ÉGLISE SAINT-SAUVEUR À DINAN.

Non loin de Dinan, les ruines du château de Léhon, tout enveloppées de lierre, se dressent sur une hauteur abrupte. Il existait autrefois à Saint-Léhon une coutume qui forçait les nouveaux mariés, le second jour de la Pentecôte, à rompre une perche contre l’écusson du monastère. On appelait cette promenade, ou corvée, courir la quintaine. Lorsque la formalité était accomplie, l’époux conduisait devant le père prieur sa femme qui dansait un pas au son du biniou et chantait le refrain suivant :

Si je suis mariée, vous le savez bien ;
Si je suis mal à l’aise, vous n’en savez rien ;
Ma chanson est dite, je ne vous dois plus rien.

Cette cérémonie avait lieu en présence du sénéchal et des officiers. L’un de ceux-ci répliquait : « Vous devez encore à Monseigneur honneur, respect et l’accolée. » La mariée s’approcha alors du prieur et l’embrassait.

À 24 kilomètres de Dinan, sur les rives de l’Arguenon, le bourg de Jugon est bâti dans le voisinage de deux étangs, dont l’un est le plus grand de la Bretagne. Dans ces parages, se dressait jadis le château des seigneurs de Dinan, descendants d’Olivier l’Ancien, fils de Geffroi, lequel consacra une grande partie de ses richesses à des fondations pieuses. On disait de cette forteresse qui fut démantelée au xviie siècle : « Qui a Bretagne sans Jugon, a la chape sans le chaperon. »

C’est également de Dinan que l’on peut aller, à 8 kilomètres, sur le territoire de Plesder, visiter la Chênaie, où vécut Lamennais. C’est là, dans cette maison blanche où conduit une large allée bordée de châtaigniers et de sapins, que Lamennais, né à Saint-Malo en 1782, a été élevé, c’est là qu’il a écrit les Paroles d’un croyant, qu’il s’est réfugié, qu’il a tenté de grouper des amitiés autour de son inquiétude : Montalembert, Lacordaire, Berryer, Liszt, Maurice de Guérin, Gerbet. Il quitta la Chênaie en 1836 pour n’y plus revenir, se jetant dans la mêlée de Paris, où il mourut en 1854, après avoir dit sa volonté d’être enterré dans la fosse commune, décision aussi orgueilleuse que celle de Chateaubriand choisissant sa tombe sur un rocher, au milieu de la mer. « Âme forte et esprit étroit, dit Renan, il ne conçut le monde que d’une seule manière. » À la Chênaie, Lamennais se révèle breton : breton par ses origines, né dans l’orage, attiré par la tempête de l’action ; breton par le caractère de sa foi, aux prises avec le siècle, par le caractère de sa révolte, par le don des images, la richesse de vision intérieure. Il est un voyant halluciné plus qu’un peintre. Il est ossianique et biblique. Il est une grande voix irritée, où il y a les forêts, les grèves et les flots de l’Armorique. Et autant que par des paysages de mots, il s’exprime par des actes, par une croyance vivante et changeante, par une obstination qui change d’objet et garde sa force farouche. Et sa conception d’un manichéisme chrétien, dans son livre d’Amschaspands et Darvands, d’une puissance satanique en lutte avec les volontés du bien, n’est-elle pas l’expression en morale de cette nature bretonne extraordinairement homogène, de pierre granitique, écrasée sous l’orage du ciel, tordue et mordue par la mer ?


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE[4]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.
Photographies de M. Paul Gruyer.

PREMIÈRE PARTIE : LA BRETAGNE DU NORD


III. — Le Pays de Saint-Brieuc.


Le cap Fréhel. — Le fort de la Latte. — Broons. — Les premières batailles de Du Guesclin. — Lamballe. — Notre-Dame. — Saint-Martin. — L’électricité chez les Ursulines. — Le haras. — Le tisserand. — Une barrique d’eau-de-vie par semaine. — Yffiniac. — Bons gâteaux et mauvais chevaux. — Saint-Brieuc. — Histoires d’autrefois. — La Cathédrale. — Les grenouilles. — La tour de Cesson. — Binic. — Portrieux. — La pêche aux îles. — Saint-Quay. — La Ville-Mario. — Décor de villégiature. — Le Pays de la Belle au Bois-dormant.


COIFFE DU PAYS DE SAINT-BRIEUC.


LArguenon délimite à l’est le pays de Saint-Brieuc, qui s’étend à l’ouest jusqu’aux rives du Leff, et au nord, jusqu’à la mer. La côte forme une bosse dentelée dont la pointe la plus saillante est le cap Fréhel, et le creux le plus retiré, la baie de Saint-Brieuc. En avant du cap Fréhel, à 5 kilomètres en mer, est blottie sur un rocher la ruine du fort de la Latte, aujourd’hui déclassé, et qui a toute une histoire. C’était autrefois le château de la Roche-Goyon, bâti en l’an 937, par un seigneur de Matignon, « occiseur de Normands », dit la tradition. J’ai décrit d’une façon générale ces citadelles du Moyen Âge, en passant au château de Vitré. Le fort de la Latte était un modèle d’autant plus parfait de ces constructions que ses abords étaient défendus par la mer. Le rocher central, à son point culminant, était dominé par un donjon et entouré d’une courtine rectangulaire, la face antérieure de celle-ci pourvue, à chacun de ses angles, d’une tourelle crénelée, percée de meurtrières. Le côté postérieur s’achevait par une série d’ouvrages arrondis, reliés également par des courtines, communiquant avec d’autres bâtiments au moyen de passerelles situées à 100 mètres de hauteur. L’un de ces ponts a été appelé l’Assommoir. La première masse des constructions était isolée des autres corps de bâtiment par un fossé creusé dans le roc qui pouvait être utilisé à abriter les embarcations des patrouilles flottantes. Cette forteresse fut assiégée vainement par les Anglais en 1490, achetée par Louis XIV au Goyon de l’époque qui fut nommé gouverneur de la place, alors dénommée fort de la Latte, occupée pendant les Cent jours par les royalistes et reprise par un bataillon de marine. De tout ce passé, vous retrouverez le décor, les murailles, un four à rougir les boulets, et une statuette de Saint-Hubert qui calmait les chiens enragés.

LE CAP FRÉHEL, VU DE SAINT-MALO.

Le cap Fréhel, malgré son apparence formidable, joue un rôle plus pacifique : il est pourvu d’un phare électrique de premier ordre qui, la nuit, éclaire toute la côte, les rochers creusés de trous profonds, de grottes obscures, les grèves sablonneuses, les hautes falaises. Au loin, d’autres phares qui répondent, des caps, des rochers isolés, des groupes de récifs. C’est la mer rocheuse qui commence, tout un hérissement de pierres sur les vagues, dominé par les îlots des Minquiers, les îles Bréhat et par les îles Anglaises. La nuit, toutes ces lumières scintillent dans le mystère de l’ombre et le bruit de Ia mer. Le jour, du cap Fréhel, on aperçoit aussi la terre rassurante, le pays de Saint-Brieuc et le pays de Tréguier : la vue va jusqu’à Saint-Quay, Paimpol, Saint-Cast, où le duc d’Aiguillon battit les Anglais en 1780. C’est là qu’il y avait, dans le cimetière, un chêne creusé d’une niche où les filles-mères exposaient leurs filles. Les garçons, eux, devenaient bergers à Tréguz et l’on disait d’eux :

Y sont les pâtours de Tréguz
Qu’à plein bissac ont les écus.

Mais après ce coup d’œil jeté du haut du promontoire, il me faut pénétrer plus méthodiquement dans le pays de Saint-Brieuc, par Broons et Lamballe.

LE CAP FRÉHEL.

Broons, dans ce beau pays de bois qui commence à Rennes, et même dès l’entrée en Ille-et-Vilaine, est surtout célèbre pour être le pays d’origine de Bertrand Du Guesclin. Celui qui devait devenir grand connétable de France naquit, en effet, au château de la Motte-Broons, en 1314. C’est là qu’il apprit la guerre avec les gamins du voisinage. Le château n’est plus : on l’a remplacé, sous le règne de Louis-Philippe, par une colonne de granit de dix mètres de hauteur.

PORTAIL ROMAN À LAMBALLE.

Lamballe, démolie au xe siècle par les Normands, rebâtie, demeure sous la domination du pouvoir religieux jusqu’en 1134, puis fait partie des possessions du comte de Penthièvre, converties en duché par Charles IX, en 1569, au profit de Sébastien de Luxembourg. C’est une ville souvent éprouvée par les catastrophes naturelles et par les horreurs de la guerre : débordements des eaux du Gouessant, orages, pillages, et même un tremblement de terre et une grêle effroyable. Faut-il ajouter à cette liste la mort tragique, en 1793, de la princesse de Lamballe, veuve d’un seigneur descendant des ducs de Penthièvre ? Aujourd’hui, Lamballe sourit à travers les malheurs de son passé. C’est une petite ville qui grandit, qui s’anime, qui n’a gardé d’hier que de vieilles places et de vieilles maisons. Montez au sommet où fut le château féodal, rasé par Richelieu, en 1626. L’emplacement est un beau jardin ombragé, avec des bancs, d’où l’on a une vue magnifique sur la campagne et jusqu’à la mer. L’église Notre-Dame, bâtie sur cette plate-forme, reste le témoin du temps disparu. Elle fut construite au xie siècle, après le château qui était de 991, et elle a gardé, au nord, son beau portail roman formé d’un cintre dix fois cannelé soutenu par de fines colonnes en relief. L’autre entrée, à l’ouest, est ogivale. À l’intérieur, la voûte est portée par de fortes colonnes à chapiteaux de feuillage, un beau buffet d’orgue du xvie siècle achève de se délabrer. Deux coutumes curieuses dans le passé de cette église : il était d’usage d’employer du vin pour «  accommunier » les fidèles, et l’on couvrait les dalles de paille, à Noël, pour rappeler que Jésus était né dans une étable.

L’ÉGLISE NOTRE-DAME À LAMBALLE.

Dégringolez la pente que vous avez montée. L’église Saint-Martin est au bas de la ville. C’est aussi un vieux monument dont quelques parties datent de 1084. Le porche est de haute curiosité, abrité par un auvent dont les charpentes sont tenues par des gueules de monstres coloriés. Au-dessus, cette inscription :

L’an mil cinq cent dix-neuf,
Jean l’aîné me fit tout neuf.

CHAPITEAUX ROMANS À LAMBALLE.

L’intérieur est divisé en trois nefs soutenues par douze arcades, partie en plein cintre, partie en ogive. Les dalles sont formées d’une succession de pierres tombales et le baptistère abrite une cuve datée de 1519. Une autre église encore à Lamballe, l’église Saint-Jean, à l’intérieur chargé de dorures, mais sans grand intérêt. En descendant de Notre-Dame vers Saint-Martin par des ruelles abruptes et fangeuses, j’ai avisé un couvent d’Ursulines ; la porte était entrebâillée, je suis entré dans une petite cour, un ecclésiastique posté à une fenêtre m’a fait un signe d’assentiment ; j’ai poussé une seconde porte et me suis trouvé dans la chapelle, assez banale, décorée de l’imagerie religieuse que vous savez. Je ne me suis intéressé qu’aux grillages à travers lesquels les religieuses cloîtrées peuvent suivre la messe, et à ce fait que le sanctuaire était éclairé à la lumière électrique.

INTÉRIEUR DE L’ÉGLISE DE LAMBALLE.

Non loin, c’est le haras. Une belle entrée, de larges chemins, des pelouses vertes, des écuries spacieuses, des piqueurs en casaques rouges, qui promènent de fines bêtes. Ce dépôt d’étalons, tel qu’il est, a été construit en 1825, mais il existait déjà avant la Révolution. Ces établissements sont entretenus aux frais de l’État qui évite ainsi aux cultivateurs et aux éleveurs de grosses dépenses particulières. Ici, une petite somme est prélevée sur chaque jument amenée ; anciennement, cette perception était de trois livres et d’un boisseau d’avoine, et la dépense se trouvait, se trouve encore souvent, récupérée par les primes allouées aux plus beaux poulains. Si Lamballe a gardé son haras, Lamballe a perdu son gibet, mais la « maison du bourreau » existe toujours, porte gothique, croisées étroites, étages surplombants, toiture pointue. Une autre promenade que celle des jardins du château m’a encore charmé, c’est celle du chemin qui longe les anciens remparts. Dans cette rue, longue et contournée, j’aperçois un ouvrier occupé à tisser de la toile sur un ancien métier. Combien cette installation nous ramène loin en arrière, aujourd’hui que de grandes usines réunissent des centaines de métiers mus par la vapeur, que quelques hommes ou quelques femmes suffisent à diriger et à surveiller. L’objet d’un autre âge vaut d’être décrit. Mon tisserand de Lamballe est assis devant sa machine, boulonnée au plafond de la chambre et rattachée au sol par des pieds. Le bâti de sa toile, tendu horizontalement, à l’aide de vis servant de points d’appui, guide les fils mobiles lancés de droite à gauche et de gauche à droite, à l’aide d’une navette dont la course marque un rythme de galop. Les fils de la chaîne sont rattachés à des pédales dont le jeu, combiné avec celui des navettes, forme la trame. Et ce travail de tissage exige des opérations préalables : le mot bobinage indique assez l’enroulement des fils autour des écheveaux ; l’ourdissage a pour but d’assembler parallèlement les uns aux autres les fils de la trame ; le parage, c’est enduire les fils d’une sorte d’onguent pour diminuer l’usure du frottement ; enfin le mouillage, employé à certaines époques, pendant les chaleurs, rend le tissu plus serré. Ce mode de fabrication n’est plus guère en usage : cependant il est préféré d’un grand nombre de gens qui reconnaissent à ces toiles, faites de main d’ouvrier, des qualités que ne possèdent pas les produits du précis et utile outillage moderne.

VUE DE LAMBALLE.

Lamballe abrite d’autres industries : la tannerie, la mégisserie ; on y fabrique des chapeaux, des étoffes de serge. À quelques kilomètres, des ateliers de poterie. Il s’y fait, par contre, une terrible consommation d’eau-de-vie. Dans tous les débits, qui foisonnent, des tonneaux qui ne sont pas des simulacres, comme il arrive parfois, sont à peine en chantier qu’ils sont déjà vidés. Dans une boutique où l’on vend de tout, et où j’entre acheter des tasses, la petite fille qui me sert et que j’interroge, en mon désœuvrement de neuf heures du soir, me raconte orgueilleusement que l’on vend, chez elle, plus d’une barrique par semaine.

Je vais, à pied, de Lamballe à Yffiniac, en suivant la grande route. Yffiniac est l’endroit de cette côte où la mer pénètre le plus profondément dans les terres. On croit qu’il y avait là un port au temps des Romains : on en donne pour preuves des anneaux et des crochets de fer retrouvés en terre et qui pouvaient servir à amarrer les câbles des bateaux. Sur les rives de l’Urne, sont aussi des traces d’une ancienne cité détruite par les Normands. Aujourd’hui, on confectionne paisiblement, à Yffiniac, un gâteau nommé « chocars », où la pâte est mélangée à des pommes, d’une certaine manière traditionnelle. Les chevaux d’Yffiniac sont moins estimés que ses gâteaux : les mauvais plaisants les évaluent à trois francs la pièce. Mais il y a mieux à Yffiniac, et plus loin encore : c’est la vue sur la baie. Depuis le cap Fréhel et le port d’Erquy, jusqu’à Binic et Portrieux, la rade de Saint-Brieuc forme un magnifique arc de cercle, avec deux anses profondes creusées, l’une par l’embouchure du Gouesnon, l’autre par l’embouchure de l’Urne. Sur toute la côte, ce sont des vestiges de la domination romaine, des voies, des camps, des murailles. La grève de Guen est plantée de sapins, reste probable des forêts qui, jadis, couvraient tout ce pays. Aux hôpitaux, les ruines d’une commanderie des Templiers et du château de Beaumont. À Saint-Sépulcre, l’ancien cimetière des lépreux. Plus loin, vers Saint-Brieuc, le château de Saint-Flan transformé en colonie agricole de jeunes détenus dirigée par des religieux de l’ordre de Saint-François. La chapelle de Saint-Ilan renferme le corps de saint Léhon donné au châtelain par le Pape qui retrouva le squelette dans les catacombes de Rome. Pour être complet, j’ajoute que le fromage de Saint-Ilan est célèbre dans la région, et que le pays, de pur et doux climat, est d’une extrême fertilité.

Tous ces chemins me mènent à Saint-Brieuc, ville grise et rose, de pierres et de briques, assez calme, assez triste, mais néanmoins plaisante. Elle est bien bâtie d’abord, escaladant deux collines entre lesquelles coule le Gouët, couvrant l’emplacement d’une forêt qui était le domaine de l’un des sept peuples de l’Armorique. Chacun de ces peuples avait ses lois, ses coutumes, son armée, ses chefs, et tous étaient unis pour le but commun : la défense et la conquête. Souvent victorieux, quelquefois vaincus, ils s’entendaient toujours pour partager le butin, et en cas de malchance, pour secouer le joug. Tels étaient les Curiosolites, fondateurs de Saint-Brieuc. Vers l’an 449, les insulaires britanniques vinrent aider les Armoricains à mettre en fuite les Danois ravageurs de côtes, et ces alliés fondèrent le royaume de Domnonée, qui dura jusqu’à l’entrée en scène de Noménoë, et qui fut gouverné par Kirval, lequel fit don de son palais de bois et de son pouvoir au moine Brieuc, fondateur d’un monastère autour duquel se groupa la ville.

PANORAMA DE SAINT-BRIEUC.

L’histoire de Saint-Brieuc se rattache à l’histoire générale de la Bretagne. La ville n’a guère été, jusqu’à la Révolution, qu’une ville épiscopale. On peut toutefois rassembler quelques épisodes qui lui sont particuliers. La ville est prise d’assaut, en 1374, par les Anglais. En 1394, Olivier de Clisson et ses gendres, le comte de Penthièvre et le vicomte de Rohan, s’en emparent et la pillent. Il en est de même, en 1592, par le fait d’une armée composée de lansquenets allemands, de Lorrains et d’Espagnols. La peste ravage la population en 1601 et 1735. L’octroi est institué en 1618, le produit doit être employé aux réparations de la Maison de ville. Les fortifications sont commencées en 1628, achevées dix ans plus tard, démolies en 1788, et ce qu’il en reste à cette époque est adjugé pour 3 000 francs à un sieur Thierry. En 1696, la culture maraîchère a déjà fait de si grands progrès et produit des bénéfices tels que le chapitre entend prélever une dîme sur « les choux et autres légumes ». C’est à Saint-Brieuc qu’on trouve pour la première fois, en 1697, un maire appointé : il reçoit « des gages » s’élevant à 202 livres. On signale, dans la nuit du 29 au 30 décembre 1705, une tempête qui saccage la campagne et abîme la ville. Il n’est pas possible de connaître au juste les motifs qui, en 1720, font allouer à Jacques Conery, médecin, une pension de 300 livres, à charge pour lui de se fixer à Saint-Brieuc. Les trois ponts qui desservent les deux rives de la ville sont emportés, le 19 août 1773, par une crue d’eau subite. En 1787, un fourgon chargé de poudre éclate et manque de faire sauter un quartier. L’année suivante a lieu, sur la place Saint-Pierre, l’exécution d’un parricide, que l’on avait préalablement amputé du poignet droit, sur la place Martroy. Il faut ajouter qu’un an après, les instruments de torture sont brûlés publiquement sur la place Saint-Pierre. En 1791, un boucher nommé Counen, paie 900 livres le droit de vendre de la viande pendant le carême. En 1794, un décret transforme la cathédrale en temple de la Raison.

Actuellement, Saint-Brieuc coffre l’aspect, tantôt clair, tantôt encombré, d’un amas de maisons, anciennes et nouvelles, irrégulièrement bâties le long de rues sinueuses, tortueuses, escarpées. C’est l’habitation bourgeoise, c’est la maison de l’artisan, et vers le bas de la ville, la masure du pêcheur. Le centre de la ville est un dédale de rues tournantes par lesquelles, si l’on ne songe à s’orienter, on revient toujours au même point. Des gens qui se tournaient le dos peuvent se rencontrer nez à nez s’ils déambulent distraitement autour de l’Hôtel de Ville. Les avenues et les boulevards, de tracé récent, sont au contraire droits et larges. L’Hôtel de Ville occupe l’ancien hôtel Trégomar. Il abrite le musée surtout fait de souvenirs du pays. Le vrai charme de Saint-Brieuc, c’est sa baie, blanche et profonde, son Légué escarpé où les anciens remparts sont devenus des quais. Je me souviens d’avoir erré par cette étendue qui ressemble à la baie du Mont Saint-Michel, par le sol de tangue friable, par les lacis de l’eau qui court, par la brume légère qui ouate les lointains. Le bassin, dont le creusement a été entrepris en 1786, est bordé par deux lignes de rochers nus. L’un des quais est garni de maisons adossées à ces rochers. Et cela constitue un port important, le plus important du département, avec les deux bassins qu’il dessert, l’un réservé aux constructions, l’autre, d’une superficie d’un hectare et demi, pourvu d’une écluse qui peut être utilisée à marée basse. Le canal a une longueur de 900 mètres. On arme ici pour la pêche de Terre-Neuve et d’Islande.

Pour rentrer en ville, on peut prendre la rue du Port, après avoir traversé le boulevard du Nord, et se rendre presque directement à la Cathédrale par la rue Houvenagle. Église lourde et expressive, ancienne dans sa masse, commencée au xe siècle, avec des ajoutés de tous les temps jusqu’au xviiie siècle, la cathédrale de Saint-Brieuc a un premier aspect sauvage et démantelé d’une forteresse qui aurait vu la guerre. L’intérieur est plus cossu avec son buffet d’orgue Renaissance, son maître-autel, son retable, son bénitier en granit dans un enfeu du xve siècle. Tout cela, et les belles colonnes massives, est en accord avec les femmes qui entrent et qui sortent, la tête enveloppée de coiffes aux brides relevées, les épaules couvertes d’un petit châle retenu à la taille. L’autre église de Saint-Brieuc ne vaut guère un arrêt ; mais une nouvelle promenade en ville m’amène devant une série de maisons historiques : celle de la rue Saint-Jacques, habitée autrefois par la famille Doublet, qui installa à Saint-Brieuc la première imprimerie ; celle du monstre Guy Eder, qui assassinait les jeunes filles et leur ouvrait le ventre pour se chauffer les pieds ; l’ancien hôtel des ducs de Bretagne ; l’hôtel des ducs de Rohan, forteresse autant qu’habitation ; le palais épiscopal, autrefois manoir de Quiquengrogne. Et sur de nombreuses murailles, des vieilles sculptures, des ornementations qui posent au passant des points d’interrogation, éveillent sa curiosité de légendes. On raconte que, « dans le temps », le jour de la Saint-Jean-Baptiste, on pratiquait à Saint-Brieuc la cérémonie des grenouilles : un habitant de la rue Ménault allait frapper avec un bâton l’eau du ruisseau en criant : « Grenouilles, mes amies, Monsieur dort, laissez dormir Monsieur. » Cette petite comédie se passait en présence de l’évêque et d’un fonctionnaire de la ville, et le crieur obtenait la faveur de blasonner la façade de sa maison. Le droit de quintaine n’était pas une coutume moins singulière : le lundi de Pâques, on élevait, place du Pilori, une statue de bois figurant un Jacquemart, et les pêcheurs, munis de bâtons, devaient, en courant, frapper le bonhomme porteur de trique. Si le coup était maladroitement lancé, la trique venait atteindre le poissonnier qui, en plus du coup reçu, était condamné à payer trois livres quatre sols.

SAINT-BRIEUC, LA CATHÉDRALE.

Que l’on continue la route par la côte, rocheuse et pittoresque, ou que l’on descende de Saint-Brieuc par la route à pic qui traverse d’admirables paysages de collines ombragées d’arbres ou percées de rochers, on arrive à Binic en passant par Pordic. Binic est un petit port de pêche qui arme pour Terre-Neuve depuis le commencement du xviie siècle. C’est aux marins de Binic qu’est due une préparation spéciale de la morue, dite « bénicasser ». Le maître-autel de l’église a été acheté avec le produit de la pêche faite le dimanche à Terre-Neuve. Après Binic, Étables. Après Étables, Portrieux, commune qui avait le titre de ville avant 1789. Son port, où stationne un garde-pêche, est fermé par une jetée construite en 1726 et remise à neuf un siècle plus tard. La rade qui lui fait face a une étendue de 5 kilomètres ; c’est de là que partirent, en 1612, en même temps que ceux de Binic, les premiers bâtiments armés pour la pêche de Terre-Neuve. Et là encore, chaque année, le dimanche qui suit la première grande marée, se réunissent les bâtiments de pêche de Saint-Brieuc et de toute la baie, avant le départ pour Terre-Neuve. Les quais servent à l’embarquement du bétail exporté. Des bateaux partent pour l’Angleterre, pour Jersey ; des parties de plaisir s’organisent pour Paimpol et Bréhat. J’ai fait ces excursions, et bien d’autres, pendant des semaines d’été passées à Portrieux, ou tout près, à Saint-Quay. C’est de là que je suis allé à Pontrieux, vers les beaux ombrages, la large rivière du Trieux, le clocher à jours et le léger pont suspendu de Lézardrieux. Mais je veux d’abord fixer un de mes meilleurs souvenirs de mer et d’activité physique, celui de la pêche faite aux îles devant Portrieux.

LE PONT DE LÉZARDRIEUX.

Au matin, à l’heure de la marée, le pêcheur vint me chercher avec les amis chez lesquels j’habitais, pour aller pêcher « aux îles ». Les îles sont des amas de rochers inhabités que l’on voit à peine émerger au-dessus des hautes mers, en face Portrieux, et qui se découvrent à marée basse en une infinité de petites déchiquetures, de criques, de minuscules plages de sable fin. C’est un haut plateau que la mer abandonne, chaque jour, pendant quelques heures. Le sommet est en forme de cratère environné de roches. Autour, la mer est très profonde, les marins disent que cette profondeur atteint 1 000 mètres à l’une des pointes de ces îlots, où il y a un feu allumé nuit et jour. Autrefois, il y avait là un gardien, et sa maison blanche est restée, avec le mur du petit jardinet, où quelques choux et quelques salades croissent encore parmi les herbes. On s’est raconté tout cela, au soir, sur la jetée du port que j’habite, en regardant sortir ou rentrer les barques, et enfin le désir m’a pris d’aller voir de plus près ces pierres noires, rousses, violettes, qui semblent posées sur la ligne d’horizon de la mer. Me voilà donc un matin aux préparatifs, un panier bourré pour le déjeuner, des fioles emplies, une lampe pour faire le café, et tout un attirail de crochets pour les crabes, d’avanos pour les crevettes.

L’ÉGLISE DE LÉZARDRIEUX.

L’appareillage se fait lentement, avec la tranquillité bretonne. On est bien à l’aise dans la barque affilée et creuse, parmi les cordages et les paniers. Cela sent encore la pêche de la nuit, et le patron Basile s’acharne à laver les flancs, les rebords de son bateau. Enfin, cette toilette est finie, les voiles sont hissées, le pêcheur est à son gouvernail et tient l’écoute, sa femme et son second exécutent les manœuvres, nous doublons la jetée, et l’embarcation inanimée de tout à l’heure, planches noires flottant sur l’eau, est devenue un grand oiseau à ailes blanches qui frôle les vagues, passe entre les lames.

On suit les courants, parallèlement à la ligne de terre, on s’en va loin des îles pour y revenir. Le mouvement de la mer est d’une douceur infinie, et ma paresse accoudée au rebord de la barque s’épanouit au spectacle du ciel et de l’eau, ou se réjouit des conversations du patron Basile avec sa femme. L’homme, de poil gris, est petit, trapu, de physionomie bonne, fine et narquoise. Il est pâle, malgré les jours, les mois et les années passés au large, et il explique que cette pâleur lui vient de l’île de Bréhat, où il est né, et de l’eau saumâtre trop souvent bue par ses ancêtres et par lui. Sa femme, au contraire, de beau profil net, et d’yeux riants, est couleur de brique. Ils sont bons compagnons, se taquinent l’un l’autre, elle avec vivacité, lui d’une humeur tranquille de bon pince-sans-rire. Elle l’interpelle sans cesse :

— Basi, mon petit Basi !

Elle veut lui donner des conseils pour carguer les voiles, pour prendre du poisson, pour trouver les bons endroits.

— Si je la croyais, dit-il, je la laisserais commander la manœuvre. Cette terrienne prétend connaître l’eau mieux que moi. Elle sait tout sans sortir de chez elle.

La conversation devient discussion de la part de la femme. Son expressive physionomie se durcit, son œil devient noir. Elle voudrait que son « petit Basi » sortît par tous les temps donner des coups de chalut. Lui s’y refuse en riant.

Elle dit que les marins boivent et mangent beaucoup, qu’il est impossible de vivre avec les vingt-huit sous de pension de l’État, et que trop souvent Basi reste chez lui alors qu’il fait beau.

— Oui, il fait beau dans la chambre, répond-il placidement, toujours avec son petit rire.

Devisant ainsi, laissant les minutes s’en aller au fil de l’eau et dans le vent, nous arrivons aux îles. Voici les premiers rochers à ras de l’eau, et les amas de pierres qui apparaissent de tous côtés, des agglomérations étranges qui font songer à des constructions primitives et à des ruines, des cavernes et des donjons écroulés, des dolmens et des menhirs, des porches et des fortifications. Le bateau se faufile à travers ces ruelles, entre dans un petit cirque, et le cercle de roches se referme derrière nous. C’est là que nous restons. l’ancre fixée, à attendre l’abaissement des eaux. Pendant ce temps, nous déjeunons, la tranche de gigot, de jambon, coupée sur le pain, un dessert de fromage, de beurre, de poires, et puis, c’est la lampe allumée, l’arôme du café qui se dégage, se mêle à l’odeur saline et à l’odeur du tabac, dans les courtes pipes de merisier.

Ce sont là des impressions toutes simples. D’où vient qu’elles restent ineffaçables ? Sans doute par l’heureux concours des circonstances, le voisinage d’un marin cordial, le fugitif échange d’une solidarité dans un lieu inconnu, avec un décor d’une beauté réelle et fantastique, et l’accord charmant du ciel et de l’eau. Je n’avais pas encore connu toutefois la plus forte sensation que pouvait faire naître ce paysage. Ce fut une sensation d’action, quand, une heure écoulée, le bateau se mit à rouler sur place, bord sur bord, penchant à droite, à gauche, chavirant presque. L’eau baissait. On la voyait se déverser hors du cirque de roches, en larges courants. Bientôt, le moment venu, chaussé d’espadrilles, vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise, je descends de la barque, j’entre dans l’eau presque jusqu’à la ceinture, et je marche dans le fouillis des herbes, brisant et refoulant les petites vagues. C’est cette sensation, ressentie à ce moment précis, qui est unique. J’ai eu, à marcher dans cette prairie maritime, gravissant de petits tertres, tombant dans des trous, explorant le fond de la mer, j’ai eu, dis-je, subitement en moi un envahissement de la vie primitive et naturelle, l’homme en contact direct, absolu, avec l’élément, cherchant sa proie dans le monde inconnu, dans la fraîcheur de l’eau, le fouillis des algues, le mystère des roches.

Cela dura ainsi tout le temps de la chasse aux crevettes, les bêtes rapides guettées dans les flaques, au soleil. À peine on les distingue, elles ont la couleur glauque de l’eau et tout à coup elles se détendent, passent comme des ombres grises, se jettent aux mailles du filet. D’autres dorment dans les herbes accrochées aux rochers, tombent dans le piège, et avec elles des petits crabes, des petits poissons semblables à des pièces d’orfèvrerie, à des métaux précieux, celui-ci surtout, minuscule, doré et bleu, dont la grosse tête est surmontée d’une toque ou couronne épineuse, qui se hérisse et darde un venin aux mains imprudentes.

L’arrivée de la mer montante renouvelle l’idée de lutte et de mystère. L’eau accourt de toutes parts, entoure les rochers, crée des courants. De longues vagues s’enroulent à mes jambes, montent à mes genoux, la prairie maritime se relève, se déploie en tous sens. Il faut entendre l’appel du marin, revenir vers la barque, attendre le flot, rentrer au port.

La côte, en allant de Portrieux à Saint-Quay, décrit une courbe sillonnée d’échancrures qui sont des grèves, dont la plus vaste est celle de Saint-Quay protégée par des murs de rochers qui reçoivent l’assaut des vagues. Le lieu appelé le Corps de garde, pointe avancée où se postent les douaniers, servit, pendant la Révolution, à une compagnie de partisans dite Royal-Carnage qui prit part à l’affaire de la Ville-Mario, où trois cents républicains combattirent deux mille paysans bretons commandés par des émigrés. La Ville-Mario était jadis le siège d’une baronnie et n’est plus aujourd’hui qu’une ferme abritée par une ruine entourée de murailles. C’est un endroit délicieux que cette Ville-Mario avec sa grande allée de hauts arbres, ses entours de chemins creux si solitaires et si mystérieux. J’y ai goûté un vrai repos loin du bruit des villégiatures et des commérages de la plage.

Ici, le double caractère de la Bretagne apparaît pleinement, la côte transformée par une population nouvelle, l’intérieur des terres gardant sa solitude et sa sauvagerie. Il en est ainsi partout où campe la population des bains de mer, entre Saint-Malo et Roscoff, Pornichet et Douarnenez. C’est le pullulement, c’est la foule. Tous les soirs, tous les matins, de juillet à septembre, aux gares qui avoisinent les côtes, les trains déversent des familles chargées d’appareils de photographie, de bicyclettes et de filets à crevettes. Les diligences, les omnibus, les voitures de toutes formes, chargées d’édifices de bagages, montent et descendent les routes, traversent les villages, les champs, de merveilleux paysages, les plaines dorées et fleuries du blé, du seigle, de l’orge, du sarrasin. Les couleurs se croisent, se confondent. Les formes magnifiques et solides des terrains répondent aux formes féeriques et fluides des nuages. Il y a dans l’air une immense promesse de tranquillité pour l’esprit fatigué des villes.

Les touristes qui arrivent au trot nerveux des chevaux maigres passent, pour la plupart, à travers ces splendeurs, avec les seules préoccupations de la longueur de la route et de l’heure de l’arrivée. Ils sont fatigués par le voyage en chemin de fer, par la chaleur ; ils ont hâte de connaître leur gîte et de passer de la table au lit. Ce qu’ils viennent presque tous chercher, d’ailleurs, c’est la continuation de leurs habitudes, la rencontre des gens qu’ils connaissent, la suite de leurs conversations. Sous leur influence, le décor de la côte, aux alentours de la bourgade qu’ils ont choisie comme station, s’est transformé rapidement et de la plus médiocre manière. Ils n’ont pas eu le souci de se mettre à l’unisson du style du pays et d’employer, pour leurs habitations, les matériaux dont se servent les bourgeois et les paysans de l’endroit. Ils pouvaient construire des maisons du même genre, en pierres grises et rousses rejointoyées d’un crépi blanc, et les faire à leur guise, plus spacieuses, avec de plus larges ouvertures, des ailes en retour pour se préserver des vents de la mer et protéger leurs pelouses et leurs plates-bandes. Ces belles maisons, carrées, trapues, massives, sont en accord avec les rochers et les végétations de la falaise. Mais leur simplicité ne peut agréer à nos baigneurs, avides de manifester leur goût architectural. Ils sont bientôt imités, et c’est le malheur, par les gens du pays qui veulent louer des maisons pendant le temps des bains, et font désormais bâtir sur les modèles offerts à leur naïveté admirative et à leur fièvre de spéculation.

Aussi, ce ne sont partout que constructions prétentieuses et baroques, les folles maisons de campagne des environs de Paris, les chalets suisses, les manoirs anglais, les châteaux-forts minuscules avec ponts-levis et tourelles, courtines et mâchicoulis, créneaux et meurtrières. Des hommes de commerce et de finance s’installent derrière ces murs de carton-pierre, dans ces tours à poivrières, sur ces plates-formes féodales. Ils descendent de leurs donjons en costumes de bicyclistes et de chauffeurs d’automobiles, et s’installent sur la plage. La plage est le grand lieu de réunion, l’endroit où chacun passe la revue de tous. Il y a bien encore du sable, des rochers et de l’eau, mais ces cabines, cette foule, ces maisons en style d’Exposition universelle juchées sur les falaises donnent je ne sais quel air artificiel à toute la nature environnante. Les rocs les plus farouches semblent des portants de théâtre, et l’on croirait la mer peinte, avec le ciel, sur une toile de fond.

La côte normande a ainsi, maintenant, son prolongement en Bretagne. On peut prévoir le jour où des casinos seront installés à la pointe du Raz et à Penmarch, parmi les villas parisiennes et les maisons mauresques. Bientôt, toute la presqu’île sera cernée, et la villégiature d’été aura ses positions parallèles à la ligne des récifs qui hérissent la mer. Tout ce monde des baigneurs a pris possession des plages et des routes qui les desservent.

Parfois, sur cette grande route devenue banale, un être étrange apparaît. C’est quelque vieille femme, harassée de fatigue, qui se traîne, appuyée sur un bâton et tâtant le mur. La voici encore, qui s’est laissée tomber sur les marches de granit d’un calvaire. Les promeneurs passent devant elle sans s’arrêter, peut-être sans la voir. Pourtant il n’est pas de plus poignante, de plus émouvante apparition. Ah ! la triste vieille ! qu’elle est terrible et expressive dans sa décrépitude inconsciente ! Vêtue de noir, d’un noir roussi et verdi par le soleil et par la pluie, des sabots aux pieds, et sur la tête une coiffe blanche, lavée et empesée quand même par ses maigres mains tremblantes, elle apparaît comme une statue des temps anciens. Elle n’aurait vraiment rien de commun avec nous tous qui passons devant elle, si quelques-uns ne se sentaient tout à coup émus par je ne sais quel ressouvenir atavique en l’apercevant. Cette mendiante, qui meurt de faim et de fatigue, qui penche vers le sol une face osseuse, plus usée que les pierres du calvaire, qui lève parfois vers le passant des yeux presque éteints où il y a encore une pure lueur bleue de ciel et de mer, cette vieille mendiante est une aïeule. Elle vient du fond du passé avec son vêtement noir roussi et verdi, avec sa coiffe restée blanche, immaculée, et qui s’envole encore, qui palpite au vent, au-dessus de la pauvre tête desséchée, du visage couleur de terre. Elle a cinq cents ans, elle a mille ans, que sais-je ? elle est la sœur des femmes gothiques sculptées aux porches obscurs des cathédrales, elle date d’avant les sculptures. D’où surgit-elle donc sur cette route de promenade, parmi les bicyclistes ? nul ne sait d’où elle sort, nul ne la verra disparaître. Au soir, elle tournera l’angle d’une muraille, elle suivra la pente d’un sentier et s’évanouira comme une ombre parmi les ombres.

UNE BRETONNE DE SAINT-BRIEUC.

Si vous voulez, non pas la retrouver dans la retraite où elle va s’enfouir, mais vous perdre au pays où elle se perd, quittez, aux heures du matin ou du crépuscule, votre villa, votre plage, votre route, tournez aussi l’angle de la muraille, suivez la pente du sentier : vous allez connaître un pays d’enchantement et de sortilèges, où il n’y a que la nature pour sorcière et pour fée.

En quelques pas, les dernières maisons quittées, les premiers champs traversés, des silhouettes d’arbres semblent faire des signaux au promeneur solitaire. Des ormeaux tortillards sortent des haies au-dessus des talus, des fossés, se penchent, se courbent, se cassent en zigzags, rampent, se dressent en silhouettes qui regardent de tous côtés, qui épient, qui chuchotent, lorsque le vent rebrousse leurs fouilles. Je réponds à leurs invites, je vais vers eux, je descends au sentier creux qu’ils bordent, et me voilà bientôt parmi le lacis des chemins pierreux, sous les branches entre-croisées.

Les arbres, au long de ces chemins, de ces sentiers, au bord des champs, se multiplient, donnent l’illusion d’une forêt. Les feuillages deviennent plus noirs. Les troncs sont blancs, gris, violacés, comme les pierres. Auprès d’eux, précisément, semblables à eux, des pierres verdies, étoilées de parasites, blocs de rochers, débris de pierres sacrées, restes de châteaux et de chapelles. Tout cela est repris par la terre, fait partie du sol, tout cela est emporté par le même mouvement rythmé auquel semblent obéir les champs qui montent et qui descendent, les routes tournantes. Sur toutes choses, la violence d’une rude végétation, la ronce et l’aubépine, l’églantier et l’ajonc. De grandes étendues de landes aux fleurs d’or, de bruyères où les fleurs roses se mêlent aux fleurs couleur de rouille. Puis les couverts bocagers recommencent.

Soudain, au-dessus des basses verdures, une haute colonnade d’arbres s’aligne comme les piliers d’une cathédrale, en deux, trois, quatre rangées. Ce sont de grands ormes envahis de mousse et de lierre, maigres de feuillages aux branches inférieures, la tête épaissie et étalée. Entre leurs fûts, des sentiers d’herbe rase serpentent. À l’extrémité de leur nef et de leurs bas-côtés, une formidable ruine, envahie par la végétation, barre le chemin de la vision. De plus près, c’est une basse muraille, d’une épaisseur singulière, trouée d’un porche, ornée de quelques courbes romanes ou d’un commencement d’ogive. La terre et les plantes grimpantes montent à l’assaut des blocs. La ligne d’un sentier se contourne à travers les herbes. Des tracés d’ancien parc se devinent au rangement des arbres qui émergent des taillis. Un profond fossé se creuse, celui des anciennes douves, il est tout envahi de feuilles, de fleurs, d’épines, d’arbustes, d’arbres. Au fond, dans la terre restée grasse, des iris gigantesques. Partout, dans l’atmosphère bleue et verte, entre les arbres du talus et les arbres qui jaillissent des douves, au plus profond de l’obscurité comme dans les trouées de lumière, toutes les couleurs et toutes les lueurs.

Il faut marcher, et marcher longtemps à travers ce hallier, écarter les broussailles, franchir des haies, pour revoir les pleins champs et le plein ciel, tout un pays de verdures sombres, d’allées entre-croisées, d’amas de verdures où se révèlent, par un angle de pierre, une rondeur de tourelle, des ruines semblables à celle-ci. Çà et là une chaumière au toit fauve, couleur du sol. L’immobilité, le silence, la stupeur. Des silhouettes passent lentement, une coiffe blanche voltige au-dessus d’une haie. Un attrait invincible retient le voyageur sous les hauts arbres de l’allée, le ramène au porche ruiné. Il pénètre en écartant les ronces, gravit des éboulis de pierres, se hausse à une échancrure de muraille, plonge ses regards dans un verger abandonné. S’il reste là quelques instants, il n’entend que des bourdonnements d’insectes, le glissement d’un reptile, le bruit de la chute d’un fruit mûr parmi les graminées. S’il essaie encore d’avancer, il trouve une végétation impassible et hostile, inextricable. Tout repose d’un sommeil magique, dans cette survivance des choses mortes.

Cette magie éparse gagne le visiteur curieux. Il se demande si la vieille mendiante aperçue sur la route, et dont l’ombre s’est dissoute dans le soir, n’est pas la fée qui règne sur ce domaine endormi. Peut-être, en marchant bien doucement, en respirant à peine, en pénétrant au fond de ces antres et de ces ruines, trouverait-il une belle jeune fille qui dort depuis des siècles, la princesse des contes d’autrefois, l’âme ancienne de cette Bretagne embrumée de rêves qui appelle vers elle et invite au néant les passants nostalgiques, les imprudents qui viennent errer dans le labyrinthe de ses chemins et frôler ses verdures.

C’est la forêt des enchantements, c’est le jardin fermé, — c’est le pays de la Belle au Bois dormant.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE[5]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.
Photographies de M. Paul Gruyer.

PREMIÈRE PARTIE : LA BRETAGNE DU NORD


III. — Le Pays de Saint-Brieuc (suite).


Le Temple de Lanleff. — Le bal des centenaires. — Plouha. — On commence à parler breton. — Bréhec. — La chapelle de Kermaria. — La Danse des morts. — Pontrieux. — Paimpol. — Pêcheurs d’Islande. — La morue et la baleine. — L’île Bréhat.



Plus vous pénétrez dans ce pays, plus la vétusté et le sommeil des choses apparaissent. Je me souviens d’une promenade faite de Saint-Quay à Lanvollon, où la place du bourg était tout agitée par le mouvement du marché aux grains, et de cette promenade prolongée jusqu’à la solitude de Lanleff, au monument en ruines désigné comme le temple de Lanleff, qui a donné lieu à tant d’explications, de démonstrations, de suppositions d’archéologues. Pour les uns, le temple de Lanleff est un édifice religieux romain consacré au soleil. Selon d’autres, c’est un ancien hôpital où étaient soignés les pèlerins au retour de la Terre-Sainte. Puis vient la version d’un baptistère chrétien, à l’époque des conversions au catholicisme. Et c’est aussi une église faisant partie d’un monastère de chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. Enfin, ceux qui lui ont trouvé une ressemblance avec la tour octogonale de Montmorillon, en Aquitaine, ont conclu qu’il était l’œuvre d’un seigneur qui se serait fait bâtir une église sur le modèle de cette tour, qui elle-même revêt la forme de l’église du Calvaire de Jérusalem.

LE TEMPLE DE LANLEFF.

S’il est permis de départager tant de savants personnages, j’ose voir dans le temple de Lanleff une construction chrétienne. Il existe à Quimperlé une église de forme semblable, Sainte-Croix, bâtie elle aussi sur le modèle de l’église du Calvaire. Ce qui est certain, c’est l’impression de lointain passé, de vie à jamais abolie, qui se dégage de cette double enceinte circulaire, en granit et en tuf, du temple de Lanleff, de ces douze fenêtres aux arcades voûtées en plein cintre, séparées l’une de l’autre par des colonnes romanes. Au milieu de tout cela, des débris, de l’herbe, des arbustes, la ruine reprise par la végétation, le feuillage des arbres proches pénétrant par les fenêtres, un oiseau qui chante et qui s’envole, une gardeuse de chèvres qui chantonne. C’est la Bretagne mélancolique. Tout à côté, à l’auberge, c’est la Bretagne gaie. Partout, l’humanité est double, cherche son équilibre de larmes et de rires. Dans la salle où je déjeune, deux vieilles femmes viennent chercher pitance. Elles semblent, quand elles entrent, contemporaines du temple de Lanleff, voûtées, cassées, ridées, vieilles ruines, elles aussi, couvertes de mousses. Mais il y a, dans leur tête branlante, comme dans la ruine, un petit oiseau qui chante. Rassasiées, égayées par le repas, les voilà qui ôtent leurs sabots, qui pincent leurs jupes de futaine, se font des révérences, et dansent, vis-à-vis l’une de l’autre, une vieille danse à pas comptés qu’elles accompagnent de paroles lentes et de rires vifs. Elles sont tout autres maintenant, un air de jeunesse est monté à leurs joues roses comme des pommes, à leurs yeux de bluet fané, comme lorsqu’un peu de soleil vient briller sur les vieilles pierres.

Pour aller au bourg de Plouha, où l’on commence à parler breton, si l’on part de Portrieux et de Saint-Quay, le paysage déploie des aspects infiniment variés : toutes les formes du pittoresque et toutes les manières d’être du monde social. C’est l’exhibition au bord de la mer, à Saint-Quay, des grâces convenues de la villégiature parisienne, des chalets et des castels à la mode de Saint-Mandé et d’Asnières, des diseurs de riens de toutes les plages. À quelques minutes de Saint-Quay, le village de Kertugal, caché dans son enceinte de verdures et de blocs informes, sur une colline dominant la mer, évoque l’humanité ancienne, les feux allumés sur les tertres, les pierres rangées en cercle, les cavernes aux entrées de broussailles. Une population aux yeux riants, au parler vif, s’abrite aux débris de ces dolmens et de ces menhirs. Tréveneuc, avec son château de Pomorio, sa haute futaie d’arbres splendides, ses allées de chênes de cinq cents ans, ses murs de granit, est l’image résistante du pouvoir seigneurial d’autrefois ; mais si l’image a survécu, la réalité commence à s’évanouir : le comte de Tréveneuc, qui est le marquis de Carabas de cette région, a été battu un jour d’élections par un « vilain » de Saint-Brieuc. Après le château de Pomorio, la chapelle de Kérigal, autre vestige plus significatif de la réalité. Quoique le sentiment catholique soit ici affaibli, — sentiment qui fut d’ailleurs toujours très mélangé, en Bretagne, de traditions païennes et de superstitions locales, — le prêtre est encore fort sur la terre des druides. J’entends raconter, dans ce pays républicain, des faits extraordinaires de terreur religieuse : des commerçants mis à l’index, obligés à la messe, un instituteur en butte à la famine, lors de son arrivée, ne parvenant à vaincre, non l’hostilité, mais la peur, qu’à force de volonté et de courage.

Continuons notre route. Partout à l’horizon, des silhouettes de villages, des clochers qui émergent des verdures. À droite, des échancrures de laissent voir la mer, molle et bleue sous le soleil, les hautes falaises rocheuses du Palus, son immense plage toute en sable fin. Je n’arrête donc au Palus. Et je fais encore un crochet pour passer à Lanloup, si joli avec son tout petit clocher à jour, son porche orné de bêtes cocasses. Et le chemin de Lanloup me mène, par une descente fleurie, à Bréhec, quelques maisons contre la plage, une entrée de mer sous de hautes falaises, un amas de rochers dont on détache des feuillets empreints de fougères. La route reprise, voici, après ces tours et ces détours, la montée de Plouha, la grande place, le bourg bien bâti, dressé en pleine lumière avec son haut clocher sur une éminence de 100 mètres de hauteur au-dessus du niveau de la mer. On domine des landes boisées, dont les coupes sont utilisées pour les constructions navales. La campagne est sillonnée par sept chemins qui, dans le bourg, forment autant de rues. Plouha fut le lieu de rendez-vous de la noblesse pauvre de la Bretagne et aussi de l’Angleterre, dépossédée de ses biens à la chute des Stuarts. Tous ces porteurs de noms titrés, exilés ou cadets de famille dépouillés par le droit d’aînesse, exerçaient là de durs métiers ou se livraient à la culture. Le dimanche, ils assistaient aux offices, ceints de leurs épées, et reprenaient pour quelques heures leur rang et leur privilège, gloire d’un instant épanouie dans une église de campagne et qui devait suffire à leur ambition. Non loin de Plouha, près d’un terrain de champ de foire, est la pittoresque chapelle de Kermaria, pourvue d’un balcon d’où l’on proclamait les arrêts rendus par le sénéchal. L’intérieur n’est pas moins curieux, décoré de peintures murales malheureusement en mauvais état : toute une danse macabre, où figurent le Roi, le Seigneur, l’Archevêque, le Gentilhomme, la lame, etc., conviés au bal funèbre par des squelettes, images de grandeur naturelle, d’un pur dessin précis, d’un style élégant, dues probablement à quelque artiste d’Allemagne en tournée dans l’ouest.

De Plouha, on peut aller à Paimpol. On peut y aller aussi de Lanleff, en passant par Pontrieux, où nous sommes allés déjà. De Lanleff à Pontrieux, il y a de mauvais chemins, mais si perdus, si beaux, et la distance n’est pas longue, 2 kilomètres à peine. Pontrieux, bâti au pied d’une montagne et divisé en deux par le Trieux, devenu navigable, est agréablement environné d’un paysage charmant, surtout aux bords de la rivière où l’on peut voguer en bateau, à l’ombre de grands arbres. Ne quittons pas Pontrieux sans rendre hommage aux Pontriviens, réputés comme de fortes têtes. « Pontrieux, a dit en 1840 le président Habasque, a été constamment attaché à la cause de la Révolution. » En septembre 1792, les femmes de ce pays marchèrent avec leurs maris dans les rangs de la garde nationale. Une inondation, survenue à la Noël de 1778, détruisit le pont, plusieurs maisons, et une servante de moulin, qui avait assisté à la messe de minuit, ne trouva, au retour, qu’une nappe d’eau qui couvrait l’emplacement de l’habitation où elle croyait rentrer. Depuis cette époque, chaque année, durant la nuit de Noël, on entend, à cet endroit, le bruit de la roue du moulin. Le port de Pontrieux est situé à 3 kilomètres, sur le territoire de Quemper-Guézennec. Ses eaux suivent les variations des marées et atteignent jusqu’à 4 mètres de profondeur. On y charge, entre autres matériaux et denrées, des bateaux de sable provenant de l’île Verte, de l’Arcouest, de Modez, de Toul-ar-C’hrom, de Loquivy et de la Courtaise.

UNE PAIMPOLAISE.

Que l’on soit venu par le Trieux, en bateau, ou par la route, à pied ou en voiture, voici Paimpol. C’est l’apparition complète de la mer : une étendue d’eau laiteuse, où sont dessinés les courants autour des taches sombres et massives des îles. Il est impossible de ne pas songer aux artistes de l’Extrême-Orient devant cette nature du septentrion, et ce sont les noms d’Hokousaï et d’Hiroshighé qui viennent à la mémoire lorsque se déploie subitement ce paysage de ciel, d’eau et de rochers, semblable aux merveilleux résumés de leurs estampes. Paimpol ! Il faut aussi penser au Pêcheur d’Islande de Loti lorsqu’on marche sur les pavés de la ville, que l’on entre sur la place aux maisons grises et rousses : « vieilles maisons de granit… vieux toits racontant leurs luttes de plusieurs siècles contre les embruns, les pluies, contre tout ce que lance la mer ; racontant aussi des histoires chaudes qu’ils ont abritées, des aventures anciennes d’audace et d’amour. » La mélancolie de Gaud Mével persistera longtemps à Paimpol, par les jours de soleil et de fête comme par les jours de pluie et de chagrin. Le personnage de roman, lorsqu’il est ainsi animé d’une vie représentative, prend une réalité singulière, et l’ombre de la belle fille enamourée passe encore derrière la vitre de la maison de la petite place, s’évanouit pour reparaître en fantôme errant et plaintif aux angles des ruelles, « Gaud restait à sa fenêtre. La place de Paimpol, presque fermée de tous côtés par des maisons antiques, devenait de plus en plus triste avec la nuit ; on n’entendait guère de bruit nulle part. Au-dessus des maisons, le vide encore lumineux du ciel semblait se creuser, s’élever, se séparer davantage des choses terrestres qui, maintenant, à cette heure crépusculaire, se tenaient toutes en une seule découpure noire de pignons et de vieux toits. De temps en temps, une porte se fermait ou une fenêtre ; quelque ancien marin, à la démarche roulante, sortait d’un cabaret, s’en allait par les petites rues sombres, ou bien quelques filles attardées rentraient de la promenade avec des bouquets de fleurs de mai. »

Cette ville de Paimpol, même un beau jour de clarté, est une ville triste. Même ses joyeuses assemblées ont leur arrière-pensée mélancolique. On a sans cesse ici la hantise de la terre d’Islande, on ne peut s’empêcher de songer aux départs hasardeux et aux retours problématiques. Partout, aux enseignes des boutiques, le mot d’Islande est répété. Sans cesse, dans les conversations, le même mot revient : « Il est parti pour Islande… Il est à Islande. » Et dans les cimetières, sur les pierres, sur les croix : « Mort à Islande… Disparu à Islande. » La brume d’Islande flotte sur l’horizon laiteux de Paimpol. La continuité des vagues crée un grand chemin de désolation entre la Bretagne et la terre lointaine, chemin mystérieux, nécropole incertaine où dorment ceux qui ont leurs noms inscrits sur des tombes fictives, tout au long de la côte. C’est la petite ville des au-revoir dits comme des adieux, de la suspension de la vie, des espérances ajournées, des projets toujours à l’état de problème.

PAIMPOL : LES GOÉLETTES D’ISLANDE.

Chaque année, le même exode a lieu au commencement des beaux jours avec le même cérémonial : le reposoir du quai devant les bateaux alignés, l’exposition du saint-sacrement, la bénédiction de la mer indifférente. Puis, le défilé des vieillards, des mères avec leurs enfants, des fiancées qui pleurent en invoquant le ciel sous le soleil superbe. Les agrès grincent, les voiles se gonflent, les barques filent sur l’eau presque tranquille, emportant les matelots hardis et résignés. Beaucoup ne reverront plus la petite ville grise et rousse au fond de l’anse, les deux petits ports creusés par les vagues, si sûrs, si inspirateurs de sécurité. Que vont donc chercher si loin ces pêcheurs, quel appât les attire vers « Islande », aux bancs de Terre-Neuve, aux îles Færöer ? La morue, la baleine. C’est au milieu des glaces, au printemps, qu’il faut aller chercher et combattre celle-ci. En été, elle va se cacher plus haut, où il est impossible d’aller en canot. Les bâtiments, montés d’une cinquantaine de pêcheurs, sont agencés spécialement pour cette pêche : un revêtement de bois résistant les préserve des avaries que pourrait produire le choc des glaçons. Chaque navire emmène avec lui sept ou huit chaloupes munies de longs cordages, à l’extrémité desquels est attaché le harpon. Un guetteur est placé à un endroit du navire d’où il peut observer les alentours. La baleine signalée, la chaloupe part, le harpon est lancé. L’animal atteint s’enfuit entraînant le cordage dévidé à sa suite ; dès qu’il est affaibli par la perte de son sang, on le ramène doucement et il est achevé à coups de lance. Les dangers de cette poursuite et de cette capture sont grands : l’esquif ainsi lancé, soumis aux convulsions de la bête affolée de souffrance, peut se heurter à l’obstacle d’un glaçon, être englouti avec les hommes qui le montent. Pour la pêche de la morue, on employait jadis les filets. On se sert maintenant de lignes plombées auxquelles on fixe un crochet, appelé haim, proportionné à la taille des poissons que l’on veut prendre, et pourvu d’une amorce. Le bordage du navire est garni de barils défoncés, où se placent les pêcheurs pour lancer et retirer leurs lignes. Quand le poisson a mordu, est pris au haim, on le retire en le saisissant par les ouïes, on lui enfonce derrière la tête l’élangueur, par lequel on lui arrache la langue, on ouvre ensuite le ventre, et on jette la morue au parc. Chaque pêcheur conserve les langues qu’il a détachées pour établir son compte de morues prises. Celles-ci passent finalement aux mains d’un étêteur qui détache la tête, et d’un habilleur qui enlève l’arête dorsale.

La morue et la baleine ne sont pas les seules pêches auxquelles se livrent les Paimpolais. Le maquereau et le hareng sont aussi des ressources pour le pays. Le hareng se pêche pendant toute l’année, au printemps dans les régions du nord, en été dans le voisinage des îles Shetland, en automne dans les régions septentrionales de l’Angleterre et dans les mers d’Allemagne, en hiver dans la Manche. On se sert de filets de grandes dimensions que l’on jette à l’ancre et que l’on retire à l’aide d’un cabestan. Parfois, sur les côtes même, on tend des filets à marée haute que l’on retire emplis à marée basse. La pêche du maquereau se fait de même manière.

Je ne quitte pas Paimpol sans une visite à l’église où il y a une peinture, le Christ au tombeau, d’un artiste de Guingamp, M. Valentin, et un chandelier de Pâques ciselé par Corlay.

Au sortir de Paimpol, c’est la joie de la route retrouvée, de la course dans le vent, et la joie plus grande encore de la barque et de la mer, la promenade sous la voile, au-dessus de la belle eau transparente, verte et bleue. Embarqué à l’Arcouest, je touche bientôt l’île Bréhat.

Le contraste est grand après Paimpol. La population de Bréhat est sans doute aussi décimée par la mer d’Islande, mais la tristesse qui sévit sur la petite place de Paimpol, sur les maisons grises et rousses, sur les ruelles tournantes et obscures, s’évapore à Bréhat au grand souffle du large. Ce n’est plus qu’un aspect de nature qui se dresse en décor aux yeux du voyageur. Il semble qu’ici le mal social ne fasse pas ses ravages aussi cruellement. Le pays n’a pas l’air organisé pour la souffrance comme la petite ville correctement hiérarchisée et administrée. Bréhat, malgré ses champs, ses maisons, ses habitants, malgré son sémaphore, son phare, son télégraphe et tout ce qui la relie à la terre ferme, c’est tout de même, pour l’imagination, un sol séparé, une région en dehors, c’est l’île, l’île de Robinson, une terre libre en marge du monde civilisé. L’impression est trompeuse, cela va de soi, et celui qui s’en viendrait à Bréhat après avoir connu la mêlée humaine éprouverait des sensations de prisonnier et non d’homme libre, s’il était condamné pour toujours à rester enfermé par cette dure muraille de récifs, sous la garde des flots.

L’ÎLE BRÉHAT.

Mais de venir là, pendant une journée, d’errer à travers les pierres, les champs pelés, les grèves désolées, on trouve une ivresse de vie ancienne, de vie sauvage. On croit que l’on va soudain rencontrer son ancêtre sur ce sol convulsé. Toutes les preuves de la vie d’aujourd’hui, les jardins, les maisons, sont tellement en harmonie avec la nature environnante, mêmes pierres, mêmes lignes, mêmes couleurs, que tout semble né, à la fois, d’une éruption volcanique venue de l’abîme obscur, et qui a calmé et épanoui sa fureur à la lumière du jour.


IV. — Le Pays de Tréguier.


Guingamp. — Vieilles coutumes. — L’église et la fontaine. — Le château de Carnabat. — Châtelaudren. — L’inondation de 1773. — Tréguier. — Le cloître et la cathédrale. — La maison de Renan. — Le génie et le rôle de Renan. — Lannion. — Perros-Guirec. — Rosmapamon. — La Clarté.


La route qui conduit de Paimpol à Guingamp longe sur presque tout le parcours les coteaux qui forment la vallée du Trieux. La distance est de 33 kilomètres, et la promenade est charmante ; mais le trajet peut s’effectuer par chemin de fer en une heure et demie.

Guingamp est une petite ville couleur de vert-de-gris, habitée par dix mille habitants, dans le voisinage des montagnes qui forment le bassin du Trieux, au milieu d’une vallée fertile, bien cultivée, bien arrosée. Les anciennes murailles, les portes, le château ducal, tout ce qui fut livré par trahison à l’armée de Charles VIII, n’existe plus guère qu’à l’état de souvenir : les portes de Rennes et de Brest ont été démolies au commencement du siècle dernier, et il n’y a plus des anciens remparts que des morceaux dispersés et trois tours à demi ruinées. Le reste s’en est allé avec les anciennes superstitions, le chariot de la mort, les mauvais regards et les revenants. De même, cette coutume, qui a longtemps subsisté : lorsque quelqu’un mourait, son corps était exposé, à la vue de tout venant, le visage découvert, et son décès annoncé par un crieur, attaché à l’hôpital, qui, une cloche à la main, parcourait les rues de la ville. L’hospice percevait une redevance pour ces publications. Autrefois encore, lors des mariages, les débitants dressaient de petits étalages sur le passage du cortège et barraient la rue d’un ruban qui obligeait la noce à s’arrêter. Aujourd’hui, on laisse passer les mariés.

GUINGAMP : LA CATHÉDRALE.
LA FONTAINE DE LA POMPE.

L’église de Guingamp est belle. Elle a la couleur verdâtre du granit moussu. De même, la jolie fontaine de la Pompe, avec ses nymphes et sa Vierge, construite par le comte Pierre de Guingamp, refaite en 1743, et qui est alimentée par un aqueduc venant de la route de Paimpol. Le reste, c’est l’Hôtel-Dieu, fondé par Charles de Blois, agrandi par Louis-Philippe, qui s’y était réservé deux lits, puis beaucoup de murailles, derrière lesquelles il y a des couvents. Toute cette ville paisible, endormie, est en mouvement le premier dimanche de juillet, époque du pardon et pèlerinage de Bon-Secours. Alors, les pèlerins se répandent par les rues, on habille la Vierge qui domine les trois bassins de la fontaine où les croyants viennent puiser l’eau consacrée. Le soir, à la tombée de la nuit, on danse au son du biniou, jusqu’à neuf heures, moment où la procession se forme. On allume des feux de joie sur la place de la Pompe, et lorsque la procession se disperse, la fête recommence jusqu’à minuit. Elle se termine par une messe qui clôt le pardon, vers une heure du matin. De sorte que Guingamp est une ville où il y a deux messes de minuit par an.

L’HÔPITAL.

Aux environs de Guingamp, les buts de promenade ne manquent pas. C’est Sainte-Croix, une ancienne abbaye convertie en ferme. C’est la chapelle de Notre-Dame-des-Grâces, qui a conservé son architecture gothique fleurie et dont l’intérieur est égayé de sculptures grotesques. C’est l’exquis château de Carnabat : je n’ai pas vu l’intérieur, fermé le jour de ma visite, et qui renferme, dit-on, de beaux portraits du xviie et du xviiie siècles, mais je me suis promené toute une après-midi dans les jardins et le parc, dessinés par Le Nôtre, et j’ai gardé le souvenir admiratif de ce paysage d’artiste qui encadre de ses parterres, de ses charmilles, de ses terrasses, la construction blanche et basse. Vers Toul-Goulée, s’amoncelle un amas de roches branlantes, un belvédère s’élève d’où l’on découvre le magnifique moutonnement de verdure des campagnes. À Saint-Léonard, au mois de mai de chaque année, les malades vont recueillir sur les pierres du Calvaire des limaces auxquelles ils attribuent de spéciales vertus curatives.

UNE FEMME DE CHÂTELAUDREN.

De Guingamp, je reviens sur mes pas pour visiter Châtelaudren. Ainsi le veulent les hasards et les obligations du voyage. Châtelaudren est célèbre par ses reinettes, ses légumes, la coiffe de ses femmes en forme de casque indien, et par ses bestiaux. Ces bestiaux produisent une quantité d’engrais telle que l’on se heurte, à chaque pas, dans le bourg même, à des tas de fumier, ce qui n’est pas excusable, quoiqu’il faille meubler la terre qui produit de si bons légumes et de si délicates reinettes. J’aurai tout dit de l’industrie de Châtelaudren, lorsque j’aurai ajouté qu’il y existe une fabrique de chapeaux de feutre vendus en gros et en détail. Ce que la petite ville possède encore, c’est, sur l’emplacement d’un ancien château, au bord de l’étang, une jolie promenade plantée de grands arbres et bordée d’une terrasse d’où la vue parcourt une campagne coquette et riche. Le juge de paix de Châtelaudren, M. Scolan, homme aimable et érudit, m’a accompagné à travers les rues et m’a raconté le fameux événement de 1773, l’inondation de Châtelaudren. Il m’a communiqué au surplus le récit d’un témoin oculaire, Françoise Nabucez, qui est très précis et très émouvant :

« Le 18 août 1773, la chaussée de l’étang fut emportée par la force des eaux. Il était alors entre minuit et une heure du matin. Quoique la pluie n’ait tombé que fort lentement pendant l’espace de six heures, l’eau cependant augmenta tellement, que le jour même mon père me porta hors la ville, dans la rue Bertho. À cette époque, j’avais douze ans. L’eau paraissait jaillir du sein de la terre, en plus grande quantité que celle qui tombait du ciel. — Le lendemain, l’eau atteignit le premier étage des maisons de la place ; toutes les maisons qui séparaient jadis cette place en deux parties furent enlevées par la force du courant. — Je me souviens parfaitement qu’une voiture de roulage, pesant plus de 6 000 kilos, séjournant près de l’hôtel actuel de l’Écu, fut transportée dans les Lingoguets, à plus de 800 mètres de là. — Chose surprenante : un homme, se débattant dans les flots, s’accrocha par hasard aux cordages de cette voiture, y resta cramponné pendant quarante-huit heures et fut heureusement ravi à la fureur de l’élément. — Le lendemain et jours suivants, l’eau ne diminuant pas, les morts flottant çà et là ne purent être recueillis que huit ou dix jours après. — Vingt-deux jours s’étaient écoulés, et des cadavres venaient encore redoubler l’horreur de cette malheureuse catastrophe ! Quarante furent enterrés dans une seule et même fosse, à Saint-Gilles, hauteur dominant Châtelaudren. »

Françoise Nabucez ajoute : « À cette époque il existait une mine d’argent à Rue-Bourgée et au moulin Duval, distant de la ville de 2 kilomètres environ ; diverses pièces de bois et autres matériaux provenant de cette exploitation, emportés par la force des eaux, heurtant la chaussée, la rompirent. — Enfin, l’eau ayant disparu, huit jours après tout était rentré dans son état naturel : seulement, la découverte de nombreux cadavres venait de nouveau augmenter la consternation générale. — Toute la population alla en actions de grâces à Notre-Dame-de-Bon-Secours à Guingamp, accompagnée de M. Carlis, recteur de la paroisse, et de son vicaire. — La procession de Châtelaudren, ayant rejoint le clergé de Guingamp qui venait au-devant d’elle, les louanges augmentèrent, et des larmes de commisération furent répandues de part et d’autre… À la suite de cette catastrophe, la ville se trouva dans une telle pénurie, qu’on fut obligé d’y envoyer de Saint-Brieuc trente lits et différents autres objets de première nécessité. La chapelle de l’hôpital fut emportée, et l’église Saint-Magloire fortement endommagée par les eaux. »

Cette inondation, c’est le grand souvenir historique de Châtelaudren. Ses monuments, qui sont humbles, valent par quelques curiosités. Notre-Dame du Tertre, ornée de peintures du xve siècle, garde un retable restauré. À quelque distance du bourg, l’ancien prieuré de Saint-Magloire, construit par des Templiers en un mélange de style ogival et d’ornements gothiques arabes, a également son retable sculpté par Corlay.

De Châtelaudren, je vais en voiture à Tréguier, refaisant des chemins déjà parcourus, remontant le Leff, coupant le Trieux, atteignant le Jaudy, qui devient, avec le Guindy, la rivière de Tréguier, large et fière comme un fleuve.

Tréguier, en amphithéâtre sur une pente inclinée vers un port, n’est plus la ville épiscopale d’autrefois, ni la capitale que saint Tugdual et ses successeurs gouvernaient avec le titre de comte, sous l’autorité des ducs.

TRÉGUIER.

Ce n’est pas davantage la ville qui jouissait du privilège de donner asile aux malfaiteurs sur une étendue de deux myriamètres. Les conscrits n’y attaquent plus, comme ils le firent, les fonctionnaires chargés de présider au tirage au sort. Tréguier est encore la ville du cloître et de la cathédrale, et c’est aussi le carrefour où s’échangent les produits de la région, grains, farines, bois, fruits, chanvre, fil, beurre, bestiaux, cuirs, contre les produits des industries voisines. Le cloître est un des plus beaux et des plus vastes de Bretagne et de France. Il occupe, contre la cathédrale à laquelle il est relié, entre le transept et le chœur, l’emplacement d’un autre ancien cloître où la légende place les miracles de saint Yves. C’est un beau rectangle à quarante-huit arcades de forme ogivale, en granit. Sa première pierre a été scellée en 1461 par l’évêque Jean de Coëtquis, et l’édifice achevé en 1479, sous l’épiscopat de Christophe du Châtel. À l’intérieur, d’importants personnages dressent dans le silence, parmi les herbes folles, leurs statues revêtues d’habits sacerdotaux et de costumes guerriers. La cathédrale, commencée en 1339 sous Richard du Poirier, en remplacement de l’ancienne, qui « estoit fort caduque, petite, bastie à l’antique, mal percée, obscure et doublée de simples lambris », a la forme d’une croix latine, est dominée par trois tours dont l’une est surmontée d’une flèche de 63 mètres de hauteur. À l’intérieur, le dallage est fait d’une réunion de pierres tombales aux inscriptions effacées ; la nef, éclairée par soixante-huit fenêtres, est séparée des bas-côtés par douze piliers d’où s’élancent les arcades ogivales ; le chœur, orné d’un double rang de stalles sculptées, est entouré de douze chapelles ; le maître-autel est en bois sculpté. Dans les enfeus des bas-côtés, plusieurs tombeaux, parmi lesquels celui de saint Yves. Tréguier est la ville d’un séminaire, fondé avant 1574, restauré vers 1658 par l’évêque Grangier, lequel en confia la direction à des missionnaires de saint Vincent de Paul, désaffecté en 1791, et rendu à sa première destination en 1820. Ce séminaire eut pour élève Ernest Renan. La ville du cloître, de la cathédrale et du séminaire, est aussi la ville de Renan.

LE CLOÎTRE DE TRÉGUIER.

Elle surgit, dans sa verdure, au confluent de ses deux rivières. Sa cathédrale austère, couleur de rouille, au long clocher, domine sa place paisible. Les fleurs s’égrènent dans le cloître désert et ruiné. C’est de cette ville morte, de ce décor de pierres usées, qu’est sorti l’esprit de haut vol. Ces forces économisées d’une race que Renan s’est plu si longtemps à célébrer, s’étaient gardées intactes dans la pauvre maison plantée de travers au bord de la rue montante, et c’est là que l’enfant a grandi, a appris, a rêvé, c’est de là qu’il est parti à la conquête du monde de l’esprit. Il ne peut guère y avoir de réduit plus médiocre, de logis plus étroit et plus pauvre que la chambre de rez-de-chaussée où est né celui-là qui devait imposer à son temps une manière de penser. Mais quelle atmosphère de préparation, quelle sûreté de point de départ ! Là, dans cette maisonnette, on a bien la sensation que Renan fut le produit accumulé, concentré, de toutes les générations des Renan venues avant lui. Le passé chuchote encore dans l’étroite chambre où il n’y a guère de place pour se mouvoir entre la haute cheminée et le lit-clos ; mais l’adolescent avait son réduit, son cabinet de travail tout en haut, avec une petite fenêtre d’où l’on aperçoit les jardins, la rivière qui s’en va vers la mer, la fuite des nuages, tout l’espace inconnu. L’humble maison de Renan n’a rien, ne peut rien avoir, de l’orgueilleux Combourg de Chateaubriand ; mais, de sa fenêtre, la vue est aussi belle, l’étendue aussi vaste.

C’est là que commença, à l’insu de l’enfant, le combat entre la tradition et la vie nouvelle, entre la foi apprise et la science séductrice. C’est là qu’il entendit confusément les voix contradictoires qui étaient en lui, les voix résignées et croyantes, et les voix révoltées de ceux qui avaient été, au long cours des siècles, obligés au silence. On sait les péripéties, les drames de conscience par lesquels il passa, et comment son esprit triompha de l’habitude, donna la victoire à la vie. Sans doute il y eut un arrachement, une souffrance, pour en arriver à l’acceptation, pour dominer la chimère, pour transformer le besoin d’idéal, pour devenir le pape laïque que nous avons eu parmi nous, tranquille et éloquent en son Collège de France, occupé au bilan de l’Histoire et de la Philosophie, établissant l’actif et le passif de la tradition avec des sourires discrets et des paroles de douceur.

MAISON NATALE DE RENAN À TRÉGUIER.

Cette origine et cette arrivée, Renan les a dites lui-même et il a noté aussi avec une parfaite exactitude et un soin délicat les influences de traverse. Il s’est montré Breton mitigé de Gascon, et il est certain qu’il y eut dans sa manière de raisonner une forte dose de l’esprit de Montaigne. Il y eut Paris aussi, l’emmagasinement d’idées qu’il met à la disposition de tous ceux qui viennent à lui et qui savent l’aborder sans se laisser distraire par le Paris aux décors factices. Renan y vit immédiatement le travail possible, énorme, jamais épuisé, et certes il n’est pas resté un grand homme local, une gloire de région, bretonne ou gasconne. Il a pris ses quartiers au profond de l’humanité, il a eu l’activité et l’influence d’un Voltaire, il s’est sans cesse orienté, de compagnonnage avec Berthelot, vers l’équilibre scientifique d’un Gœthe.

Cette existence n’a pas été sans des hésitations, des contradictions, et Renan, tout en suscitant l’admiration, faisait naître aussi les résistances par les subtilités de son dilettantisme, par la béatitude provocatrice de son optimisme. On aurait désiré lui voir une préoccupation sociale plus large, on en voulait à ce haut lettré, qui se refusait parfois à quitter le jardin suspendu où il avait installé un refuge ombreux et des allées de promenade pour sa pensée. Il faut, toutefois, reconnaître vite que le mandarinat aigu qui s’ingénie et s’exaspère dans les Dialogues philosophiques ne fut pas pour lui un état définitif, qu’il orienta, sans cesse, sa compréhension vers des horizons plus lointains et qu’il est certainement un de ceux qui auront dit le plus nettement la vérité à l’humanité, en lui donnant, pour accepter cette vérité amère, le réconfort de l’exemple, d’une vie de travail, d’une parole joyeuse.

On a vu, même quand on le discutait respectueusement, et on verra de plus en plus le grand rôle de liquidateur du passé et de préparateur de l’avenir qui aura été le sien. Linguiste, historien, philosophe, il a dit la fin d’un état de l’humanité, et il l’a fait avec la noblesse de la mélancolie, avec le respect pour ceux qui avaient rempli leur vie et fourni une étape, mais aussi avec la belle clairvoyance de l’esprit et l’énergie de la parole. Et il a écrit ses livres d’une grâce légère, fuyante, insaisissable. Ses phrases plaisantes et fines, ses mots fleuris dissimulent la force irréductible. Si l’on s’avise de cela, on découvre qu’il n’y a pas contradiction, — il y a désir de tout harmoniser ; qu’il n’y a pas scepticisme, qu’il n’y a pas indifférence, — il y a sympathie universelle. « Si j’étais né pour être chef d’école, dit-il un jour, j’aurais eu un travers singulier : je n’aurais aimé que ceux de mes disciples qui se seraient détachés de moi. » Par là, on pénètre la pensée profonde de Renan, on aperçoit qu’il a donné rendez-vous à toutes les formes de la pensée, qu’il a voulu dégager ce qu’il y avait de semblable dans toutes les préoccupations religieuses ou philosophiques, d’apparences si opposées. S’il n’aperçoit pas trace du surnaturel, il ne nie pas le sentiment du surnaturel. S’il voit toutes les religions dans l’Histoire, il ne les dénonce pas comme des impostures, il les explique et les honore comme d’inquiètes et ardentes manifestations, — il est de ceux qui ont aidé à établir une définition nouvelle de la pensée religieuse, — il conduit et mêle tous les fleuves dans l’océan de la vie.

L’œuvre de Renan, avec ses déceptions, son dilettantisme, son acceptation souriante de la vie, sa ferme affirmation, est comme un grand carrefour où les routes anciennes repartent en routes neuves. Quoi d’étonnant qu’il ait stationné, lui, Renan, là où il avait fait place nette et ouvert des voies. Il stationne dans l’espace, il interroge l’air libre, hors de toutes les cases des théologies et des philosophies. On entend passer, au-dessus de ce grand champ sans murailles, ce que le nostalgique qui était en lui appelait le bruit des cloches de la ville d’Is, mais on y entend aussi les voix de la nature et de l’esprit. Il n’y a pas de manuel inclus dans les livres de ce grand écrivain, aucun essai de codification, aucune formule. Renan a proclamé le libre choix. Il a enchanté le monde par la musique fine et profonde de son style où les idées se résolvent en harmonie. Il a parlé noblement à l’homme de sa destinée. Il est un de ceux qui ne s’en vont pas tout entiers, qui laissent après eux, sur la mer humaine, le sillage de leur passage, la lumière de leur poésie.

COIFFE DE TRÉGUIER.

De Tréguier à Lannion, le trajet par route se fait à travers une succession de paysages et d’objets faits pour réjouir les regards et l’esprit. Tréguier quitté, après avoir passé à l’église en ruines de Saint-Michel, on atteint Minihy-Tréguier, non loin du château reconstruit de Kermartin, où naquit Yves Hélory, le seul avocat qui soit devenu un saint, et dont on célèbre la fête le 19 mai : que l’on formule un souhait, en passant à genoux sous la « table » de saint Yves, et l’on a chance d’être exaucé. Puis on aperçoit le château de Kerham près Camlez, les ruines du château de Kerguenalegan près Trézeny, on gravit une côte, on en descend une autre, et l’on entre à Lannion. La ville, bâtie sur la rivière de Guer, que le flux rend navigable, a deux aspects : celui des quais, créés en 1762, ombragés de vieux arbres, dominés de collines aux beaux mouvements souples, et celui de l’intérieur de la ville, percée de rues étroites, escarpées, pavées de cailloux pointus, qui conduisent heureusement à une longue et large place où s’épaulent, se bousculent, les maisons les plus extraordinaires, qui ressemblent à de vieux bahuts, de vieilles armoires, de vieilles commodes, aux façades récrépies, sculptées, peinturlurées, rapiécées, comme des devants de meubles réparés par des artisans de village.

LA TABLE DE SAINT-YVES À MINIHY-TRÉGUIER.

Avant Lannion, il y avait là, dit-on, une cité maritime appelée Yaudet, qui a laissé quelques traces. La ville actuelle apparaît seulement au xiie siècle, sous le règne de la duchesse Constance. Deux cents ans plus tard, on la retrouve ceinte de murailles, ce qui n’empêche pas l’aventurier anglais Richard Toussaints d’y pénétrer en 1336, par trahison, la nuit, et de lancer ses hommes à la curée, au viol, au carnage, par les rues où tout dort. Geoffroi de Pontblanc, gouverneur, est fait prisonnier, a les yeux arrachés avant d’être mis à mort, et cela est consacré par une croix scellée dans un mur de la rue de Tréguier. C’est le fait le plus saillant de l’histoire de Lannion, qui va, à travers d’autres souvenirs de guerre civile, jusqu’à l’émeute d’octobre 1789 autour d’un chargement de blé.

VIEILLES MAISONS DE LANNION.

L’église Saint-Jean du Baly érige une tour carrée au milieu de sa façade, en remplacement du clocher en bois qui fut démoli en 1760, parce qu’il « venait de faire un effort » et menaçait d’une chute prochaine ; cependant, « 158 arbres de la forêt du Poirier, en Landebaëron, 10 000 ardoises et 18 000 kilogrammes de plomb avaient été employés à la construction de cette flèche. » Sur la rive gauche du Guer, au sud de Lannion, il ne reste de l’ancienne église de Kermaria an Draon que quelques parcelles attenantes à des habitations et un portail cintré. Hors Lannion, à Brevelenez, l’église, précédée d’un calvaire, qui est bâtie sur la hauteur au-dessus du village, fait un curieux ensemble architectural avec l’ancien auditoire, l’ossuaire, la chapelle de saint Pierre et de saint Roch, qui dépendent également du bourg. Autour de Plouaret et de son joli clocher, vingt-quatre chapelles étaient jadis des lieux de pèlerinage ; il n’en reste guère que cinq ou six qui ont conservé leur forme primitive, les autres sont en ruines.

L’ÉGLISE DE PLOUARET.
ÉGLISE DE PERROS-GUIREC.

Si l’on va vers la mer, on parvient à Perros-Guirec après avoir passé devant le haut menhir de Pleumeur-Bodou surmonté d’une croix, les dolmens de Bringuillier, le château de Kerduel, les ruines de l’église romane de Louannec. Perros-Guirec, c’est encore le souvenir de Renan : par un chemin à droite du port, on va à Rosmapamon, la maison tranquille perdue parmi les fermes, au dédale des chemins, non loin de la mer que l’on voit briller à travers les arbres du jardin touffu. Le port peut être un lieu d’abri pour les navires surpris par les gros temps. Il est éclairé par quatre feux fixes. Plusieurs fois, il a été question d’en faire un port militaire : pour l’instant, on y embarque divers produits du pays, et surtout du bétail, pour l’exportation. La baie forme un bel arc de cercle, avec deux batteries aux pointes, et une balise à l’entrée pour signaler la dangereuse roche Penmarch. Au-dessus du port, c’est le bourg, grimpant sur la hauteur, un joli bourg de petites maisons et de petits jardins clos abondants en arbres fruitiers, en arbrisseaux de pays tièdes, en fleurs. Maisons et jardins se groupent autour d’un vieux clocher à coupole romane. L’église de Perros est construite sur l’emplacement d’un ancien monastère fondé au vie siècle par saint Guirec. Elle est charmante d’ensemble et des détails d’art naïf et vivant y abondent : scènes bibliques au portail sud, bénitier taillé dans un bloc de granit rose et soutenu par des cariatides, autre bénitier où les antiquaires voient une ancienne mesure publique appelée prœbendarium, sculptures aux murailles inspirées du vieil esprit railleur et sensuel. Pour l’architecture intérieure, elle est simple : pas de transept, pas de chapelles latérales, trois nefs qui s’en vont tout droit jusqu’au chœur. Un cimetière entoure l’église, comme la plupart des églises de Bretagne. Un petit chemin me conduit au calvaire. Un autre me fait descendre vers la mer. Je suis les côtes, les belles échancrures de sable de Trestraou. Je remonte pour atteindre Notre-Dame-de-la-Clarté, datée de 1530, dressée parmi quelques maisons, et qui donne à voir, la porte poussée, un vieux bénitier et une verrière de vitraux armoriés. Mais ce que l’on voit au dehors est bien plus extraordinaire. C’est Ploumanach et son paysage de pierres.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


NOTRE-DAME-DE-LA-CLARTÉ.


LA BRETAGNE[6]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.
Photographies de M. Paul Gruyer.

PREMIÈRE PARTIE : LA BRETAGNE DU NORD


IV. — Le Pays de Tréguier (suite).


Ploumanach. — La féerie de la pierre. — Les Sept Îles. — Trégastel. — Saint-Michel. — La lieue de grève. — La ville d’Is. — La chapelle de Saint Efflam. — Le Trou du serpent. — Plestin. — Bon ménage de deux saints. — Locquirec. — Lanmeur. — La vie silencieuse d’aujourd’hui. — Tueries d’autrefois. — Promesse d’inondation. — Saint-Jean-du-Doigt. — L’église, son trésor et sa fontaine. — Les feux de la Saint-Jean. — Le pardon. — La cour des miracles. — La danse de Salomé. — Plougasnou. — L’oratoire. — École et bibliothèque de bourg. — La messe de minuit.


PETITE FILLE DE PLOUMANACH.


Quand on aperçoit Ploumanach pour la première fois, du sommet de la Clarté, on se demande si l’on rêve tout éveillé, si l’on n’a pas été subitement transporté dans quelque région fantastique. C’est la féerie de la pierre, toute une région hérissée de blocs rougeâtres qui ont les formes les plus inattendues, une population d’animaux géants, de monstres, d’êtres humains, qui auraient été tout à coup pétrifiés et qui seraient restés ainsi depuis des siècles, fixés dans leur contorsion suprême.

J’aperçus ce troupeau immobile au crépuscule. On distinguait à peine les maisons accotées à ces blocs, des maisons basses de la même couleur que le rocher. Toute l’étendue était sillonnée, trouée par des entrées de mer où l’eau d’un bleu verdâtre reflétait les lueurs orangées du couchant. Les monstres de pierre semblaient au repos autour de ces cabanes, de ces mares, dans la torpeur de cette fin de journée. Par-dessus la côte déchiquetée, le ciel et la mer commençaient à se confondre. Je me précipitai dans ce dédale inouï de ruelles rocheuses, fis le tour des blocs prodigieux, ce soir-là, le lendemain, et tous les jours que je restai à Ploumanach. La forte impression ressentie tout d’abord n’était en rien diminuée, C’était sans cesse le surgissement formidable, parfois comique, des formes les plus bizarres. D’ailleurs, les grosses pierres sont comme les nuages, elles se prêtent à toutes les fantaisies de la vision, elles sont tour à tour chameaux et belettes, comme le dit Hamlet à Polonius. À Ploumanach, il y a des troupeaux de mastodontes errant sur les pentes, des allongées de caïmans au bord de l’eau, des combats de lions avec des serpents, des grouillements de porcs à croire que la magicienne Circé a passé par là, venant de la mer Ionienne. Un jeune éléphant, d’une grâce indicible, balançant sa grosse tête, ses larges oreilles, haut sur pattes, lève un pied pour gravir le talus, vient vraiment à la rencontre de celui qui se risque parmi ce monde de formes immobiles aux apparences vivantes : ce jeune éléphant, lorsqu’on s’approche, s’évanouit, ou plutôt se divise, car il est fait de deux pierres sans signification. Plus loin, une femme nue se dresse entre deux tertres, une femme massive et belle, une Vénus vieille comme la Terre et immuablement jeune, sculptée par le Temps, pareille à celle qui apparut à Gilliatt dans la grotte des Travailleurs de la mer. Plus loin encore, un Napoléon vu de dos, court, carré, en redingote, le petit chapeau en bataille : il est assis sur un rocher, et l’on peut supposer qu’il regarde, de sa lorgnette, évoluer l’armée des mastodontes.

ROCHERS À TRÉGASTEL.

Il faut regretter aujourd’hui que n’ait pas été dressé le catalogue complet des pierres de Ploumanach. Car ces pierres, me dit-on, sont devenues invisibles de près. De la hauteur, on aperçoit encore leur fourmillement, mais ne vous avisez plus de descendre pour vous faire une idée plus précise de cette fantasmagorie, — vous vous heurteriez à un mur. On me raconte qu’il a plu à un Américain, déjà acquéreur d’un îlot sur lequel il avait bâti une maison, d’acheter aussi le terrain sur lequel se silhouettent Napoléon, la Femme nue, le Jeune Éléphant, les Lions, les Caïmans, et tout le reste : et il n’a pas été plus tôt propriétaire de ces personnages, qu’il les a jalousement isolés du monde. Désormais, le promeneur qui s’arrête à Ploumanach sur la foi des récits des voyageurs se trouve devant des enclos autour desquels il peut errer, pendant qu’à l’intérieur les pierres ne prennent plus que pour elles-mêmes leurs attitudes fantastiques. Car l’Américain est mort après avoir emprisonné les génies du lieu, et il est bien probable qu’un poète local créera une légende sur ce fait, et qu’à défaut du poète local, l’imagination populaire se chargera de ce soin.

ROCHERS À TRÉGASTEL.

Tout de même, après avoir alarmé le touriste, j’ai plaisir à le rassurer. Les Américains ne peuvent pas tout acheter et enclore de murs. La double série des écueils qui émergent de l’eau et des pierres qui sortent de la grève se continue jusqu’à Trégastel avec autant de variété et d’imprévu, et la même couleur de granit rose. On a voulu voir là un cimetière celtique. C’est bien plutôt une côte déchiquetée, décharnée par la mer, le squelette terrestre mis à nu. Ce qui est certain, c’est que l’un de ces blocs, dont on évalue le poids à 500 000 kilogrammes, placé sur une masse équivalente, se meut sous une pesée de la main. Cette pierre tremblante est creusée à sa surface d’une entaille que l’on se figure tracée par la main de l’homme et qu’un auteur breton, M. Benjamin Jollivet, croit une rigole pour l’écoulement du sang des victimes.

À peu de distance du phare de Ploumanach, auquel on accède par un pont, et qui a 32 mètres de hauteur et une portée de 12 kilomètres, il y a dans l’eau, parmi les roches, une chapelle, ou plutôt un petit oratoire fait d’une plate-forme posée sur quatre colonnes massives, à chapiteaux de têtes de bélier, entre lesquelles est abritée la statue en bois de saint Guirec. Sur le bloc qui sert de soubassement au petit édicule, le saint, dit la légende, traversa la mer. Son rôle, ici, est d’aider les filles à se marier : celles qui craignent de coiffer sainte Catherine viennent discrètement, affrontant les monstres de pierre, piquer une épingle dans le vieux bonhomme de saint vermoulu pour lui rappeler qu’elles sont encore en état de célibat.

LA CHAPELLE DE SAINT-GUIREC, À PLOUMANACH.

De la grève pierreuse de Ploumanach, on voit une mer hérissée de pierres, de toutes les tailles, jusqu’à former le groupe imposant des Sept Îles qui semblent des monstres granitiques se poursuivant au ras des flots. C’est l’île aux Moines, l’île de Bono, le Cerf, l’île Plate, le Cozlan, l’île de Malban, et l’île Rouzic. L’île aux Moines est fortifiée, un bâtiment y sert de caserne, mais cette caserne n’est pas habitée. L’île Bono, fortifiée également, est également déserte d’hommes. Ces îles, en somme, servent surtout de refuges aux macareux ou calculos, ou perroquets de mer, qui volent au-dessus des flots et scintillent sur les grèves.

LES CALCULOS OU PERROQUETS DE MER.

Je reviens à la côte, au délicieux pays de Trégastel, aux anses paisibles, au déferlis de mer bleue sur les sables d’or. Il m’est resté de ce pays une vision à la fois étincelante et douce. Il m’est resté le souvenir aussi du dolmen de Kergenteuil, précédé d’une série de pierres formant une allée. On n’a raconté qu’un forgeron avait établi là, autrefois, son enclume et sa forge, et bien avant encore, qu’une fileuse y tournait son rouet immense soutenu par deux blocs : c’était une fée, bien entendu, et la quantité de fil produite par elle n’a jamais pu être évaluée. Toutes ces histoires naissent avec une charmante facilité dans cette région mystérieuse où passe la voix de la mer, caressante ou colère. Si les côtes sont bordées de grèves désertes, de récifs aigus, tout ce qu’elles abritent est paisible et fécond. La fertilité du sol est extrême, due à la nature du terrain d’abord, puis à la possibilité de se procurer les engrais de la mer, lesquels ont pour effet de créer un milieu hostile à la pullulation des parasites du sol, limaces, chenilles, vers blancs, insectes de toutes sortes qui n’aiment pas séjourner dans ce milieu salé, sablé, odorant de goëmon, hérissé de rugueux débris de coquillages.

UNE VIEILLE FILEUSE.
LE CHÂTEAU DE TONQUEDEC.

Je n’ai pas quitté la région sans voir les tours formidables du château de Tonquedec. Puis j’ai fait le voyage par mer de Ploumanach à Saint-Michel-en-Grève, parti de bon matin, heureux d’être bercé par les flots de la mer bienveillante, de passer légèrement à travers les écueils, d’aborder à l’île Grande creusée de carrières de granit, de contourner l’île des Peignes, l’île Losquet, l’île Molène, l’île de Millian, de doubler les pointes de Bihit, de Dourvin et de Séhat, de longer la ligne dentelée où se creuse le petit port de Saint-Michel. Le bourg est au fond de la baie sur la route de Lannion à Morlaix. Mais la curiosité, à Saint-Michel-en-Grève, c’est la grève. Elle occupe l’emplacement d’une ancienne forêt qui se développait sur une longueur de quatre kilomètres et sur une surface de six cents hectares de superficie. C’est « Allew Drez », ou la Lieue de Grève. Les eaux envahissent et vident cette immense étendue avec une vitesse extrême, créent des courants de sable, des trous, des entonnoirs, qui, dit-on, persistent çà et là traîtreusement à marée basse et enlizent l’imprudent qui s’aventure au loin. L’accident toutefois doit être rare, car il ne m’a pas été cité d’exemples récents. Le vrai danger, je crois bien, c’est dans le retour brusque et rapide de la mer qui se déverse en un rien de temps par ce vaste espace où nul obstacle ne l’arrête. Fatalement, la légende devait fleurir ici comme le chardon des grèves. La voici. La nuit qui suit la Pentecôte, ceux qui savent voir aperçoivent une silhouette qui arpente mélancoliquement le bord des flots lointains. C’est l’ombre de l’ambitieux Perik Scoarn, natif du bourg de Plestin. Désireux de richesse, Perik suivit le conseil de Satan déguisé en mendiant, qui lui indiqua l’emplacement de la ville d’Is, abordable à marée basse, où il trouverait la baguette magique pour le rendre tout-puissant. Il n’y avait qu’à entrer par une porte qu’il verrait, qu’à pénétrer plus avant dans un palais, et qu’à en sortir avant le douzième coup de minuit. Perik va, entre, découvre les amas de richesses dans une première salle, parvient dans une chambre où il aperçoit le talisman gardé par des femmes d’une beauté surprenante. Toutes sourient au hardi garçon, qui oublie l’heure auprès d’elles. Le premier coup de minuit tinte. Il est trop tard pour fuir. Le dernier résonne encore, que toutes les femmes se changent en statues de pierre, et que Perik est enfermé pour jamais au milieu des monceaux d’or indifférents et des inutiles pierreries. Il pourra seulement, une fois par an, venir errer et gémir au long des flots. C’est, comme on le voit, la vieille fable des sirènes sous une forme locale. Mais peut-être y a-t-il là une ville, un palais, des richesses, des statues de pierre. Des pêcheurs racontent qu’à certains jours de marées très retirées, on a aperçu des vestiges de constructions.

AU PAYS DE TRÉGUIER.

Au fond de la baie, sur un chemin montant, la chapelle de Saint-Efflam est bâtie à la place de l’ermitage du saint, fils du roi d’Hybernie en Irlande. Tout près, le rocher Roch’Ru, surmonté d’une croix. C’est là que saint Efflam mit en fuite un serpent d’importance qui désolait le pays : il se sauva dans la mer par un trou d’où jaillit une fontaine, Toul Efflam. Précieuse fontaine, lieu de pèlerinage pour les boiteux, et qui aide à la police du pays en faisant découvrir les voleurs : on place un morceau de pain sur l’eau, on pense un nom ; si le morceau de pain s’enfonce immédiatement, le voleur est trouvé. De là au bourg de Plestin, il n’y a qu’un pas, et dans le bourg de Plestin, il n’y a qu’une rue, mais jolie, souple, en amphithéâtre, serpentant à flanc de coteau au sommet d’un pli de terrain d’où l’on aperçoit, d’un côté, à 2 kilomètres, le port de Toul-an-Héry, Locquirec, la mer, et de l’autre côté, à perte de vue, la campagne verdoyante. Le patron, ici, est saint Gestin, qui trouva, revenant de Rome, saint Efflam installé chez lui. Les deux saints firent bon ménage, et même saint Efflam est enterré dans l’église, probablement avec saint Gestin, quoique celui-ci n’ait pas, comme son Compagnon, sa statue gisante et son inscription.

De Plestin, la promenade est charmante pour remonter à Locquirec, village haut perché sur la falaise. De Locquirec à Lanmeur, on va vers une plaine triste et douce en passant par Guimaëc, longeant une ferme proche le dolmen de la Fileuse. Le vieux bourg de Lanmeur, sur l’ancienne route de Lannion à Morlaix, est bâti à la place d’une ancienne ville celtique, Kerfeuntceun, détruite par les Normands. L’aspect est paisible, régulier, on sent l’existence des gens fixée aux mêmes occupations, ne se récréant que du jour du marché et du jour des offices. Ces apparences ne signifient rien, je le sais. Combien de fois j’ai eu cette pensée en traversant ces petites villes mortes, ces bourgs somnolents, que sûrement il se jouait des drames concentrés, d’une force extraordinaire, à l’abri de l’une de ces façades impassibles, au fond de l’une de ces boutiques où rien ne bouge, derrière cette vitre où le rideau s’est écarté un instant, montrant une main, un profil, un regard. Drames ignorés, perdus, où les acteurs ne jouent que pour eux-mêmes. Je ne vous les raconterai pas, ni ceux de Lanmeur, ni ceux d’ailleurs. Je ne vous raconterai que le drame de Lanmeur qui est connu, enregistré par l’Histoire, qui étoile de sang les pierres anciennes, et fait entendre je ne sais quel sourd gémissement dans le silence. Il est bien vieux, ce drame, il est de 749, alors que la ville fut fondée par un prince de Cornouaille, Méloir, neveu du tyran Rivod. L’oncle un jour fondit sur le neveu, lui fit couper un pied et un poignet pour l’empêcher de monter à cheval et de porter l’épée. Méloir mourut, Rivod s’empara de sa ville qui a gardé en une sculpture usée le souvenir du mutilé, dont l’Église a fait un saint. Voilà le souvenir du passé, voici la prédiction pour l’avenir. Sous l’église, une crypte romane à l’entrée étroite, aux voûtes trapues, le bruit de l’eau qui tombe goutte à goutte. C’est une fontaine dont les eaux doivent un jour grossir, déborder, envahir l’église, emporter tout, le monument, l’officiant et les fidèles, et cela se passera un dimanche de la Trinité. Aussi, chaque année, ce jour de la Trinité, on dit la messe un peu plus loin, dans la chapelle de Kernitron, et l’église de Lanmeur reste seule, silencieuse, déserte, écoutant pleurer sa fontaine.

Après l’avoir écoutée, moi aussi, j’ai repris le chemin des landes vers Saint-Jean-du-Doigt, « San-Ian-ar-Bis », qui se dispute, dit-on, avec Malte l’honneur de posséder « le doigt » de saint Jean. Je crois que le bourg breton et l’ancienne basilique des Frères hospitaliers pourraient se mettre d’accord pour posséder deux doigts différents de saint Jean. En attendant, le précurseur de Jésus est ici le grand patron, célèbre et choyé ; le pardon du 24 juin est une des plus grandes fêtes populaires de la Bretagne et aussi l’un des plus désolants spectacles de la misère humaine.

LA PROCESSION SE RENDANT DE PLOUGASNOU À SAINT-JEAN-DU-DOIGT.

Le site est délicieux, un vallon entre les collines d’où l’on descend de Kerellou, et les collines par lesquelles on monte vers Plougasnou. Ce vallon, qui vient doucement rejoindre la plage dont il n’est séparé que par une levée de galets, est sillonné d’un ruisseau qui va se perdre dans le sable et la mer. C’est dire que tout ici est verdoyant et fleuri, que partout courent les ruisselets bordés de cresson, s’étalent grassement les pâturages, se forment les mares bordées d’iris. Un air humide flotte naturellement sur cette terre fertile, une brume légère, propice aux contes de fées, aux apparitions de mauvaises lavandières qui forcent les imprudents égarés autour de leurs lavoirs à battre leur linge jusqu’à l’aube. Mais le vent salubre de la mer a tôt fait de dissiper toutes ces vapeurs, et nulle part le soleil ne brille d’un éclat plus doux sur la beauté charmante des choses. C’est l’église, dressée au centre du vallon et du hameau, avec sa flèche en plomb de forme octogonale, sa tour du portail sud, ses nefs séparées par des piliers anguleux, ses magnifiques vases d’or, présents de la duchesse Anne, son calice massif entouré des douze apôtres, le reliquaire où s’aperçoit l’os du doigt de saint Jean. Hors l’église, un ossuaire, et la délicieuse fontaine en plomb à trois vasques où l’eau s’égrène et s’épand. Autour de l’église, des dalles tombales où je déchiffre les dates de plusieurs siècles et le nom des miens sans cesse répété, tous ceux qui ont vécu là, obscurs et peut-être heureux, attachés à la terre et à la mer, et qui reposent maintenant sous les pas du passant, venu de la foule de Paris, qui essaie de faire sa marche douce et sa présence légère.

LES PORTEURS DE RELIQUES À SAINT-JEAN-DU-DOIGT.
LE PETIT SAINT-JEAN ET SON MOUTON À LA PROCESSION DE SAINT-JEAN-DU-DOTGT.

Le paysage est plus animé, en apparence, que par ces dialogues muets d’un vivant avec les morts, lorsque les feux de la Saint-Jean s’allument au sommet des collines, que la foule accourt, que l’appareil de la fête religieuse emplit la vallée, et aussi le tumulte d’une fête foraine et d’une cour des miracles. Tous les mendiants, tous les estropiés, les manchots, les boiteux, les culs-de-jatte, les paralytiques, les aveugles, les épileptiques, les gangrenés, les tuméfiés de la Bretagne, se donnent sûrement rendez-vous ce jour-là autour de l’église de Saint-Jean. Huit jours avant, les arrivées commencent, les routes sont pleines de piétons. Les pétards, les pièces d’artifice annoncent, le 28, le commencement des réjouissances à toute cette population de misérables éclopés et de pèlerins valides. Les enfants de chœur brûlent l’encens sur les réchauds. Un arc de triomphe a été élevé entre l’ossuaire et la fontaine. C’est là que la procession se forme, que les confréries s’assemblent, que les bannières flottent. Des jeunes filles vêtues de blanc et d’autres vêtues de noir, avec leurs coiffes de toutes les régions, défilent. Les hommes regardent, puis se joignent au cortège. Des marins portent des navires en miniature sur des brancards. Les chantres attaquent l’Hymne du « sainct Doigt ». Et toute cette foule se met en marche vers le coteau où la fusée partie du clocher va allumer le feu de joie. La procession fait le tour du vallon, puis revient vers l’église. Les porteurs de bannières s’acharnent aux tours de force, inclinent leurs étendards chargés de poids pour passer sous l’arc de triomphe. Les fidèles vont vers la fontaine aux trois bassins, y trempent leurs doigts, les aveugles mouillent leurs yeux, les malades boivent. Et c’est le défilé de ceux que l’on appelle les « miracloux », les guéris, ceux qui viennent tête et pieds nus, en manches de chemise, attester la puissance du saint, proclamer leur guérison, rendre grâces au ciel. Tout ce monde, le lendemain, est encore là, pénètre dans l’église, ou essaie d’y pénétrer, la foule se masse aux portes, et dans le cimetière comme à l’intérieur, la cohue se fait compacte, immobile, et même silencieuse, sauf au moment des hymnes et des répons. Les prêtres exhibent les reliques aux yeux de tous : le chef de saint Mériadec, le bras de saint Mandez, et enfin, dans sa chapelle minuscule, le doigt qui est la gloire de la paroisse. C’est pour ce doigt que tout le monde est venu, c’est pour lui que tout le monde défile devant l’autel après la communion, offrant les yeux au contact de la relique. L’office achevé, c’est, comme la veille, la fête populaire, le manger et le boire en plein air, la coulée du cidre et de l’eau-de-vie, les rires des enfants, les chants des jeunes filles, les cris des estropiés. Le lendemain, tout est fini, tout le monde s’est dispersé. Et c’est délicieux, alors, de retrouver le calme du vallon, la fraîcheur de la mer, la paix du petit cimetière, et de regarder sur un vieux tableau de l’église une danse de Salomé, pendant qu’on entend au dehors l’égouttement de l’eau dans les trois bassins de la fontaine aux statues de plomb du Père Éternel avec ses anges. Cette danse de la cruelle fille, ce bruit de l’eau dans ce jardin des morts, un chuchotement de brise dans le feuillage, c’est assez, dans ce coin de Bretagne, pour évoquer l’Orient lointain et mystérieux et toute la sauvage histoire du Précurseur.

LA PROCESSION DES MARINS À SAINT-JEAN-DU-DOIGT.

Plougasnou touche Saint-Jean-du-Doigt, mais Saint-Jean est en bas, et Plougasnou est en haut, sur un plateau que soutient une solide armature de collines. Que l’on monte, soit par la plage, soit par un sentier qui part de l’église, soit par la route qui contourne la vallée, on arrive rapidement aux premières maisons de Plougasnou. Si l’on monte par le sentier de l’église et que l’on coupe à travers champs, on a une belle vue sur la mer, et l’on passe auprès d’un curieux oratoire où les sculptures ont une parenté d’art avec les œuvres d’Égypte et d’Assyrie. Cet oratoire est un but de prières pour les femmes stériles qui viennent s’agenouiller sur la dalle d’entrée, devant le petit autel et la fenêtre ovale par laquelle on aperçoit un menhir. Le bourg dépassé, c’est la belle route qui va à Trégastel et aux roches de Primel.

C’est à Plougasnou, ayant fait, une année, la connaissance de l’instituteur, que j’ai pu connaître le fonctionnement d’une école de bourg et l’irrégularité de l’enseignement donné au village. Il faut bien dire que les choses, en juillet, se passent à peu près de la même façon que du temps où l’instruction n’était pas obligatoire. Je me souviens qu’à ce moment il n’y avait peut-être pas vingt élèves réunis autour de l’instituteur, alors qu’en réalité il aurait dû y en avoir cent trente ou cent cinquante. Il en est toujours de même, à Plougasnou et ailleurs, l’on peut le croire. Lorsqu’on envoie demander, le soir, chez les parents, pourquoi le petit n’est pas venu, une réponse d’utilité est le plus souvent faite. C’est pour la moisson. C’est pour mener la vache aux champs. C’est pour aller ramasser du goëmon sur la grève, etc. Parfois aussi, on l’a envoyé à l’école, mais il est resté en route, il est resté à courir les sentiers ou à explorer les rochers. À cela quoi d’étonnant ? Les études, pour des raisons quelconques, ont été interrompues, le goût que l’enfant a pu manifester tout d’abord s’est vite évaporé dans le grand air. Il trouve plus simple de faire exactement ce que font ses parents, sans y chercher tant de malice. Il ne fera ni pis ni mieux, il fera la même chose. Peut-être pourtant fera-t-il pis. Les ornières se creusent, les routines s’aggravent. L’enfant ne voit qu’une corvée, dans ces exercices de mémoire, de lecture, d’écriture, de calcul, auxquels on veut le forcer. Il ne sait pas, il ne peut pas savoir, qu’il lui serait possible de trouver là une direction d’esprit utile dans la plus humble pratique de la vie. Il fuit donc, autant qu’il peut, la rébarbative maison d’école. Il préfère l’école buissonnière, bien nommée, au long des haies, au creux des chemins, la journée passée au bord d’une rivière, autour d’une flaque d’eau. Toute l’année, il a ainsi des raisons pour déserter le banc, le pupitre et le tableau noir. L’hiver, les routes sont mauvaises, — l’été, de mai à juillet, c’est le travail des champs, et la tentation de la liberté. Vers la fin des classes, les rangs se clairsèment de jour en jour. La dernière semaine, l’instituteur n’a plus que les élèves qui habitent tout près, ceux dont les parents sont en relations avec le maire et l’adjoint.

Ainsi, avec la meilleure volonté du monde, les dispositions législatives les plus consciencieusement prises, après des années de réflexions et de débats contradictoires, s’affaiblissent et se dissolvent lorsqu’elles arrivent à exécution, fragmentées, méconnues, inconnues, sur tant de points du territoire. Il y a forcément un écart entre l’esprit philosophique qui a inspiré cette législation et l’esprit traditionnel et passif d’une grande partie de la population régie par la loi, mais c’est pour diminuer cet écart que l’obligation avait été décrétée, que la loi s’emparait légitimement de l’intelligence de l’enfant.

Ce n’est pas que je croie à la vertu immédiate des livres. Loin de là. Il est bien impossible de remplacer du jour au lendemain, par le sortilège des grimoires, les conditions ordinaires de la vie léguées par tant de générations. Mais il faut prévoir les lenteurs, et il faut encore faire que l’instruction ne serve pas à dégoûter les nouveaux venus de la profession de leurs anciens, à les sortir de la voie où ils ont essayé leurs premiers pas. Ils n’auront pas amélioré leur sort, augmenté leur bonheur, parce qu’ils auront cessé d’être des ouvriers, des paysans, des pêcheurs, pour devenir des plumitifs, enfermés dans des bureaux, transplantés dans les villes. Au contraire, l’instruction qu’on leur donne devrait servir à les confirmer dans cette idée que leur développement intellectuel, moral et social, est possible et sûr dans la condition qui est celle de leur naissance. Ce qui devrait être montré aux enfants de l’école du village, c’est le rapport entre la nature qui les entoure et les livres mis entre leurs mains. Le champ, la rivière, la mer, sont d’admirables sujets d’étude, et je ne vois pas pourquoi, certains jours, l’instituteur lui-même, instruit pour ces leçons en plein air, ne ferait pas l’école buissonnière avec ses élèves.

Voulez-vous, après l’école, savoir la bibliothèque d’un bourg de Bretagne ? C’est encore à Plougasnou que j’ai fait cette étude. Je parle de la bibliothèque réglementaire dont le dépôt est à l’école. Ici, l’école et la mairie sont réunies dans la même maison, et c’est l’institutrice, le maire, l’adjoint, qui ont la garde du catalogue et des volumes, la mission de prêter les livres et d’en surveiller la rentrée, Donc, cette bibliothèque existe, et c’est déjà beaucoup. Seulement, on ne lit pas les livres. On en demande un, çà et là, de temps en temps, mais il n’y a pas un lecteur qui ait épuisé la série, qui ait excité, par ses observations, par ses demandes, l’autorité municipale et l’autorité scolaire à former une bibliothèque plus définitive, à augmenter sans cesse le nombre des volumes, Cette augmentation serait facile. Il ne manque pas de livres souscrits au ministère de l’Instruction publique, de livres intéressants, pleins de faits, abondants en sujets de réflexions, suffisamment illustrés, et que l’on serait heureux d’expédier au bourg perdu qui manifesterait le désir d’en posséder quelques-uns. Quelle quantité doit se perdre de tout cet amas imprimé que le seul Paris fabrique chaque jour ! Quels prétextes à éclosions d’intelligences sont à jamais refusés aux intéressés ! Mais il faudrait le désir de lire, la curiosité éveillée. Les moyens de satisfaire cette curiosité existent, il faut les mettre en œuvre. Or, comment donner ce désir de lire à des enfants qui savent à peine lire, ou même qui ne savent pas lire du tout, comment le donner à ceux qui n’ont pas envie d’apprendre à lire, qui se refusent à l’école, qui s’égrènent au long des routes, lorsque sonne la cloche, ou restent chez eux, occupés aux travaux des champs ?

J’ai demandé le catalogue de l’humble bibliothèque, je l’ai lu. Il se compose à peu près de cent cinquante numéros. Il m’a fait songer au jeu dont on s’est amusé un hiver à Paris, à ce problème de savoir quels livres, en nombre limité, on emporterait si l’on était forcé au séjour à perpétuité dans une île déserte. Il est évident que ceux qui ont réuni ces cent cinquante volumes ne se sont pas mis en face d’un problème de ce genre. Dans la quantité, même, il y a des livres qui font songer à une autre liste, à la liste des livres que l’on n’emporterait pas. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement du résumé de l’esprit humain qui pourrait satisfaire un lettré. Ce résumé existe, tout fait, par de nombreuses collections, et il devrait se trouver partout, lors même qu’il ne devrait servir qu’à un seul, qu’il ne devrait éveiller qu’un seul instinct, qu’il ne devrait former qu’une seule intelligence, lors même qu’il ne devrait servir qu’à l’instituteur, lequel a, comme tout homme, son éducation à continuer et à parfaire.


Cela dit sur le fond des bibliothèques municipales et scolaires, le catalogue que j’ai eu sous les yeux n’est pas inutile. Il est pourvu de livres d’histoire et de science, de quelques monographies artistiques. La France et la Révolution y figurent pour une demi-douzaine de titres. Il y a des descriptions de la mer ; des traités d’astronomie, des relations de voyages, des biographies d’hommes illustres par Lamartine. Mais aucun ensemble n’apparaît, et même les ouvrages présents sont dépareillés. Quelques romans, médiocres pour la plupart : il n’y a guère que les noms de Walter Scott et de George Sand qui émergent. L’un des romans illustres entre tous, Don Quichotte, n’est présent qu’à moitié : il manque le premier volume. Le roman est le genre le plus demandé par les demi-bourgeoises, demi-campagnardes, du bourg, et il n’y a aucun inconvénient à cela. Le regret est qu’il n’y ait pas eu mieux à leur offrir : un bon roman est une bonne chose. Toute une autre série de livres indiqués me paraît excellente. Ce sont des ouvrages d’utilité consacrés aux travaux et aux produits de la terre, à la culture, au jardinage, à l’élève du bétail, etc., de la botanique et de l’histoire naturelle adaptées aux besoins du paysan. C’est avec ces livres-là, semble-t-il, que l’on pourrait donner aux enfants le désir de lire. Chaque volume devrait être, pendant un instant, au cours de la classe, lu et commenté par l’instituteur. Il est impossible que de cette graine semée à profusion, tous les grains soient inutiles, il est impossible que l’enfant ne retienne pas un mot de tout cela et ne le rapporte pas chez lui, que l’utilité du livre et de l’école n’apparaisse pas ainsi démontrée à quelque cervelle réfractaire.

Autre tableau de Plougasnou, où je ne suis pas allé seulement l’été, mais l’hiver, en décembre, à Noël. Je suis entré dans l’église, à l’heure de la messe de minuit. L’église est vieille, austère, droite et haute au milieu du cimetière. La pierre blanche du clocher est de la même couleur que les ossements des morts. Pendant cette nuit de Noël, lunaire, transparente, après une journée de pluie brumeuse, les files noires de tous les marcheurs de la campagne s’en venaient vers les ogives scintillantes, comme les mages et les bergers vers l’étoile. J’entrai, me promettant un spectacle d’autrefois, pour mesurer la profondeur du sentiment religieux, le degré de croyance et d’ardeur d’aujourd’hui.

L’église, peu à peu, se remplit. La partie réservée aux femmes est occupée déjà, toute noire et blanche, les visages roses et vivants, les coiffes de dentelle légères et palpitantes. Les hommes arrivent, un par un, deux par deux, d’un pas lourd, embarrassé, tournant leur chapeau rond entre leurs mains rudes. Ils entrent, trempent leurs mains dans l’eau bénite, font un vaste signe de croix, se précipitent, les genoux sur les dalles, prient. À peine relevés, debout ou assis selon les incidents de la messe, ils prennent leurs aises, causent, se moquent, ricanent, se disputent les chaises, s’envoient des bourrades.

Une odeur d’eau-de-vie, une odeur d’ivresse, une odeur humaine, sort de la foule bruyante. Les veux fermés, c’est le cabaret. C’est de là qu’ils viennent, c’est là qu’ils vont retourner. Ils n’ont peut-être pas mangé, mais ils ont bu jusqu’à onze heures et demie : tout à l’heure, ils vont aller communier des mains de ces prêtres, qui vont, viennent et chantent, impassibles dans le chœur.



V. — Le Pays de Léon.


Le château du Taureau. — La Chalotais, les derniers Montagnards, Blanqui. — Morlaix. — Le viaduc. — L’histoire. — La maison de la duchesse Anne.


Pour gagner de Plougasnou, par mer, l’embouchure de la rivière de Morlaix, qui sépare le pays de Tréguier du pays de Léon, il faut contourner les côtes entre de nombreux récifs, louvoyer vers l’ouest, passer en vue de Primel, de Diben, virer vers le sud en avant de la petite anse de Penantré, laisser sur la gauche le petit port de Kerdies. On est dans la rade, on va entrer dans la rivière, on peut aborder au château du Taureau.

Le château du Taureau est bâti sur un rocher, à l’embouchure de la rivière d’où, avec l’artillerie moderne, il pourrait battre toutes les côtes, depuis la pointe de Primel jusqu’à Roscoff, et balayer les chapelets d’îlots qui émergent de toutes parts. Mais ce n’est pas contre la côte que le feu du Taureau a été dirigé, c’est contre les bâtiments anglais qui menaçaient Morlaix. Les bourgeois de la ville l’édifièrent à leurs frais en 1542, pour protéger leurs commerces et leurs maisons, et ils y entretinrent garnison en vertu de leur privilège. Cela dura jusqu’en 1660. Louis XIV fit alors du fort une prison d’État où furent enfermés, par la suite : en 1765, La Chalotais, procureur de Rennes, dénonciateur des Jésuites ; en 1795, les derniers Montagnards, Romme, Soubrany, Bourbotte, qui s’y poignardèrent pour échapper à l’échafaud ; en 1871, Auguste Blanqui qui y écrivit le magnifique poème de l’Éternité par les astres.

LE CHÂTEAU DU TAUREAU.

Le vieil avant-poste, gardien de Morlaix, n’a pas changé de physionomie. C’est un rocher sur un rocher, une lourde bâtisse oblongue, construite d’après de savantes combinaisons d’angles, de calculs de secteurs, qui avance vers le nord son éperon farouche. Bien qu’il soit aujourd’hui déclassé, on y voit encore des batteries pour artillerie lourde à feux rasants qui décèlent l’art de Vauban, et des créneaux armés de vieilles pièces aux armes de Bretagne. La tour ronde, en forme de donjon, porte les traces d’une reconstruction du xviie siècle. Un pont-levis au nord, auquel on accède par trois marches, en choisissant le moment où l’eau soulève la barque à niveau des pierres, mène à l’intérieur, au premier poste, à l’étroite cour où il y a une citerne, des casemates, des logis de soldats. Un escalier conduit à un vestibule glacial. Une porte couleur de rouille, des marches encore, puis des portes ouvrant sur des chambres, des cachots voûtés, aux murailles humides sécrétant le salpêtre. Le froid sévit, la lumière pénètre à peine dans ces réduits où furent logés les prisonniers d’État. Ils ne pouvaient voir de leur fenêtre grillée que le pavé humide de la cour et un carré de ciel que colorait la saison. Leur promenade journalière était sur la plate-forme.

Si, du château, on va immédiatement à terre, à Carantec, par exemple, on peut, pour atteindre Morlaix, suivre un chemin qui longe le Dossen. Si l’on continue le trajet en bateau, comme je le fais, on débarque en ville sur le quai, vis-à-vis les murailles du Nec’hoat, château et parc du général Le Flô. On a, devant soi, l’immense viaduc qui domine toutes les maisons de la ville, et même le clocher carré de Saint-Mathieu et la flèche de Saint-Melaine.

LE VIADUC DE MORLAIX.

À travers les arches géantes du viaduc, on aperçoit la place de l’Hôtel-de-Ville, autrefois la Grand’place, aujourd’hui la place Thiers, les maisons vieilles et neuves qui l’encadrent, l’Hôtel de Ville qui fait le fond. Si l’on veut voir la ville dans son ensemble, c’est au viaduc qu’il faut monter. Le viaduc, c’est le monument de Morlaix, c’est lui qui est à tous les plans, c’est lui qui écrase tout, c’est lui que l’on aperçoit de partout. On l’a édifié pour faire franchir au chemin de fer l’espace centre les deux collines où s’encaisse Morlaix. Sa première pierre a été posée le 20 juillet 1861, par MM. Planchat et Fenoux, ingénieurs. Sa longueur est de 284m50, sa hauteur, y compris les fondations, est de 64 mètres, et de 58 mètres au-dessus du sol. Il permet deux circulations : l’une, au sommet, pour les trains ; l’autre, à mi-hauteur, pour les piétons. Surtout du sommet, la vision est inoubliable. D’un côté Morlaix entassé au creux de sa vallée, avec ses deux rivières, ses vieilles maisons à pignons pointus, son dédale de rues et de venelles, ses places, ses églises, tout cela léger, bleuâtre, fantomatique, à travers les fumées qui sortent de tous les toits de la ville, tout cela dominé par les jardins étagés et par les hauteurs de Saint-Martin, de Saint-Nicolas, du Créhou. De l’autre côté, le double alignement des quais de Tréguier et de Léon, et la rivière pleine ou vide, dont l’eau ou la trace va vers la mer, entre les hauteurs de Saint-François et les bois de Coatserho-Nevez et du Nec’hoat.

MORLAIX.

L’histoire de la ville que l’on voit là, entassée, fumante et vivante, a été singulièrement mouvementée. De l’ancienne cité close, de ses remparts, de ses portes, de son château, il n’y a plus que les vestiges de quelques pierres ; mais les souvenirs sont restés, de tant de batailles entre les ducs bretons et les seigneurs de Léon, de tant d’attaques des Anglais, depuis 1186 où Guyomarc’h, comte de Léon, prend la ville au duc Geoffroi, pour la laisser ravir, l’année suivante, par les Anglais qui y tiennent garnison avec l’assentiment des ducs. L’honneur de Morlaix, c’est qu’il y a sans cesse une population obstinée de bourgeois et d’artisans qui repoussent tous les jougs et veulent leurs franchises. Les rébellions sont nombreuses, la garnison anglaise est massacrée en 1372, mais les rebelles sont matés par le duc Jean IV, et cinquante d’entre eux sont pendus. Nouvelle révolte en 1376, la garnison exterminée et chassée, les portes ouvertes aux Français, puis la ville se gouvernant elle-même, puis le retour des ducs, et les guerres de la Ligue, et la ville ralliée seulement en 1594 au gouvernement de Henri IV. En 1562, les habitants avaient déjà obtenu des lettres patentes leur donnant droit d’élire un maire et des échevins ; en 1568, la ville, pourvue d’une cour de juridiction, fut érigée en siège de gouvernement. On ne voit tout cela, du viaduc, à travers les fumées légères et bleuâtres, que si on veut le voir et si on sait le voir, de même que l’on ne voit qu’en imagination sur la colline, au-dessus de l’hôpital, le château qu’habitèrent les ducs et le parc immense où ils donnaient des chasses. Ce qui reste de ce temps, c’est la maison dite de la duchesse Anne, dans la rue des Nobles, occupée par un marchand qui exige une rétribution des visiteurs, alors qu’elle devrait appartenir à la ville et être offerte gratuitement à la curiosité. Car elle vaut la peine d’être parcourue, du rez-de-chaussée au toit, de la salle des gardes, ancienne cour éclairée de lanterneaux, jusqu’aux charpentes de soutènement des angles, ornées de statues de bois sculpté. Un merveilleux escalier, fin et nerveux, tourne derrière un pilier de bois ouvragé qui supporte un combat de saint Michel et du Démon, et dessert les deux étages à droite et à gauche. L’extérieur et l’intérieur sont restaurés, mais j’ai vu la maison dans son état de délabrement, il y a des années, alors que les planchers étaient crevés, les marches disjointes, que l’on ne pouvait poser le pied nulle part, et je dois reconnaître que la restauration a été respectueuse et adroite. Que la duchesse Anne ait habité ici, je n’en sais rien. On le dit, sans doute avec quelque raison. Ce qu’il y a de plus certain, c’est que, devenue reine de France, Anne revint à Morlaix lors du voyage en Bretagne qu’elle fit en 1505, et qu’elle fut logée au couvent des Jacobins. À son arrivée, la communauté de ville lui offrit un petit navire tout en or, garni de pierreries, et une hermine apprivoisée. Un arbre généalogique, à la manière des arbres de Jessé, fut planté, représentant l’ascendance de la reine depuis le roi de Bretagne, Conan Mériadec : au sommet de l’arbre, une belle jeune fille morlaisienne était perchée qui harangua fort bien la souveraine. La période de la Révolution fut agitée à Morlaix, comme dans nombre de villes de Bretagne aux passions ardentes.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE[7]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.
Photographies de M. Paul Gruyer.

PREMIÈRE PARTIE : LA BRETAGNE DU NORD


V. — Le Pays de Léon (suite).


Les cigarières de Morlaix. — Foires et marchés. — Ce qui reste des Lances. — La Grand’Rue et les marchands de drap. — Saint-Melaine, Saint-Mathieu et Saint-Martin. — Le Musée. — Théâtre breton. — Soirées de Morlaix. — Les environs. — Saint-Pol-de-Léon vu de la Mer. — La « Ville Sainte ». — Les clochers. — La vie en dedans. — Les batailles de 875 à 1793. — Les fêtes. — La cathédrale. — Le jaillissement du Creisker. — Le « chef » de M. Untel. — Roscoff. — Le gulf-stream, peut-être. — Asperges, choux-fleurs, artichauts, oignons, ails, échalotes, pommes de terre, figuiers. — Le port. — Marie Stuart. — L’église. — Le laboratoire de zoologie. — L’île de Batz. — La bouse combustible. — L’étole de saint Pol. — Saint-Thégonnec, l’arc de triomphe et l’ossuaire. — Guimiliau, l’église et le calvaire. — Les costumes du Léon. — Lampaul.


FEMME REVENANT DU MARCHÉ DE MORLAIX.


Morlaix a la grâce de la vivacité. Ce n’est pas ici une Bretagne endormie. Les pas sont lestes et les yeux sont vifs, dans toutes les rues étroites, mal pavées, qui montent, qui descendent, qui dégringolent sur les flancs des deux collines où se creuse l’entonnoir de la ville. Les jeunes filles ont des allures de chèvres à grimper et dévaler ces pentes, et leur physionomie est de la même expression animée que l’allure de leur corps. Par contre, lorsqu’elles ont été pacifiées par la vie, les femmes d’âge ont le visage d’un calme et d’une bonté rares, avec quelque chose d’attentif et de fin. Tous ces aspects de choses et de visages font une ville où l’existence a de l’en-dehors, de la nervosité, de la gaieté active. Le matin, dès l’aube, c’est un bruit de sabots à croire que des sacs de noix ont été vidés à Saint-Martin et que les noix descendent les escaliers à pic de la rue Courte et les pentes douces de la rue Longue, à croire aussi que l’on entend le retrait de la mer entraînant avec elle les galets sur une grève. Sabots parlants et bavards, ils emplissent la ville de leurs dialogues et de leurs clameurs, les uns jacassant, pérorant vite, décidés et rieurs, les autres lents et mélancoliques, disant un mot de temps en temps, se plaignant et geignant, et tous se réunissant par moments comme pour pousser le cri d’une foule qui acclame ou qui hue. Ce sont les femmes de Morlaix, marchandes, acheteuses, ouvrières, qui vont à leur gain, à leurs provisions, à leur travail, ce sont surtout les filles de Morlaix qui vont prendre leur place d’habitude à la Manufacture des tabacs, quai de Léon. Descendez à leur bruit, mêlez-vous à elles, arrêtez-vous à la rivière pour les regarder venir et les regarder passer. C’est un spectacle qui dure longtemps, celui de cette arrivée, en robes noires, en châles noirs, en coiffes blanches, de ces travailleuses qui font songer, blanches et noires ainsi, à quelque passage de religieuses s’en allant à matines. Toute la ville paraît s’être mobilisée, il descend des coiffes et des sabots de toutes les pentes, il en sort de toutes les rues et de toutes les maisons. Les silhouettes viennent en files disparaître une à une par la grande porte de la Manufacture, comme des fourmis qui rentrent à la fourmilière. Car ce sont bien des fourmis, malgré tout, bien que des cigales imprévoyantes puissent se trouver parmi elles, ces sœurs bretonnes des cigarières de Séville, qui n’ont pas l’éclat et le geste en dehors des filles d’Espagne, mais qui ont le charme de leurs yeux passionnés et de leur souris malin sous leur coiffe monacale.

Lorsqu’elles sont toutes rentrées, on peut mieux circuler dans la ville qui n’en est pas morte pour cela. Morlaix est une ville de commerce, d’allées et de venues, même en dehors de la Foire Haute qui se tient en octobre à Saint-Nicolas, de la Foire Blanche qui se tient en mai au Marhalla, des douze foires annuelles ordinaires qui se tiennent à Saint-Nicolas, au Marhalla, à Saint-Martin. Il y a le marché du samedi qui se tient un peu partout ; le marché au beurre où les paysannes de Taulé, de Penzé, de Saint-Pol, de Saint-Sève, de Saint-Thégonnec (du côté de Léon), de Ploujeau, de Garlan, de Plouesohr, de Plouigneau (du côté de Tréguier), stationnent sur la Grand’Place ; le marché de poulets, de gibier, au Pavé, de la Grand’Place à la rue de Bourrette ; le marché aux légumes et aux fruits, place de Viarmes ; le marché au poisson, le long du lavoir ; le marché des grains, des farines et de la viande, à la Halle et autour de la Halle ; le marché des choux et des cochons de lait, place du Dossen ; le marché des oignons, des asperges, des choux-fleurs, des artichauts, vendus par les Roscovites place Saint-Dominique ; le marché du fil, rue au Fil ; le marché des cendres pour la lessive et des cendres de tourbe pour la terre, rue Haute. Oui, même en dehors de cela, Morlaix vit, par un mouvement qui peut diminuer, mais qui ne s’arrête pas, par un quelque chose d’indéfinissable qui est sur les physionomies, dans les voix, dans l’atmosphère. De toutes les hauteurs, on entend, les jours de foire et de marché, la rumeur et le bourdonnement des paroles, les jours ordinaires, un chuchotement ininterrompu. Le décor de ce bruit, c’est un amas de maisons qui descend les pentes à travers les jardins et qui vient se tasser au fond du val, c’est le confluent des deux rivières du Queffleut et du Jarlot qui forme le Dossen au pâté de maisons de la place Thiers, faisant au sud de la ville une sorte de fourche tordue dont la douille serait le Dossen. Celui-ci coule à découvert pendant une centaine de mètres, il est alors utilisé comme lavoir.

Sur la place Thiers, ancienne Grand’Place, au milieu des quinconces, un petit monument s’élève, à la mémoire du marin Charles Cornic-Duchêne, né en 1731, mort en 1809. Autrefois, la Grand’Place était bordée de maisons à arcades, et c’était, dans ces galeries à magasins, nommées les Lances, la promenade du soir et des jours de pluie. Des Lances, il ne reste rien que deux maisons au pied du viaduc, et c’est bien humble, bien triste, peu en rapport avec l’émerveillement qui est resté, à d’anciens habitants, de ces splendeurs du temps de leur jeunesse. Il y a mieux à Morlaix comme souvenirs du passé : il y a la rue de Bourrette, la rue des Nobles, la rue des Vignes, la rue au Fil, la venelle au Son, la venelle aux Pâtés, avec leurs pignons coiffés de travers, leurs façades garnies d’ardoises, leurs poutres apparentes, leurs chapiteaux sculptés ; il y a la Grand’Rue, qui va du Pavé aux Halles, et qui est bien caractéristique avec ses boutiques éclairées de deux côtés, par la Grand’Rue et par le lavoir : ainsi la lumière joue en doux et magnifique clair-obscur dans ces salles basses, sur ces longs comptoirs de chêne. Ce sont des marchands de draps, de lainages, qui occupent ces magasins, et je n’ai pas plongé une fois le regard dans les ténèbres et les rayonnements de ces logis du Moyen Âge, sans songer au marchand qui aune le drap dans la farce de Maître Pathelin.

Toute la partie de Morlaix massée au pied du viaduc, du côté de Tréguier, se groupe autour de Saint-Melaine, ancien prieuré fondé en 1150, par Guyomarc’h, comte de Léon, et transformé en église en 1489. L’église de Saint-Melaine est juchée au haut d’escaliers, mais elle a beau faire, sa flèche ne dépasse pas la haute plate-forme du viaduc. L’un de ses portails est orné d’un écusson portant deux badelaires en sautoir, l’autre d’un trumeau creusé en bénitier. À l’intérieur, des figures de moines grotesques taillées dans les poutres, un buffet d’orgue en chêne sculpté, un baldaquin octogonal entourant la cuve baptismale, des statues de bois de saint Avertin, de sainte Anne, d’un manant qui porte un saint. La partie sud de Morlaix se groupe autour de Saint-Mathieu, curieux et pesant édifice, chargé d’une tour épaisse, entouré d’une sorte de cour pavée de pierres tombales dans un angle. À l’intérieur, un buffet d’orgue, une verrière, un bas-relief d’albâtre où le Père Éternel porte sur ses genoux son fils crucifié. L’église Saint-Martin n’est pas dans Morlaix, elle dessert un faubourg de Morlaix, sur la hauteur, en face de la gare : elle a surtout l’intérêt d’une terrasse à son chevet, d’où l’on a vue sur la campagne et sur la ville, sur les combots, ou jardins minuscules en gradins, abondants en arbres fruitiers et en légumes.

VIERGE DU XIVe SIÈCLE (MUSÉE DE MORLAIX).

Après les églises, le Musée. C’est une bonne occasion de visiter un musée de province. Celui-ci est composé, comme les autres, de collections de tableaux, dessins, gravures, statues, et aussi de collections de papillons, d’oiseaux, d’œufs d’oiseaux, de minéraux, d’hémiptères, d’hyménoptères, de diptères, d’orthoptères, de névroptères, de coléoptères, d’arachnides, de crustacés, de zoophytes, de coquillages, d’un herbier du Finistère, de pièces isolées : mammifères, ophidiens, sauriens, etc. Ce n’est nullement avec l’intention railleuse de trouver ces objets déplacés ici, que j’en fais l’énumération. Il me paraît au contraire très raisonnable, dans une ville qui n’a pas de bâtiments spéciaux, ni de collections suffisantes pour présenter l’ensemble des sciences, de tout réunir à l’art dans les salles de son musée. Les origines du musée de Morlaix sont en effet ainsi racontées par le conservateur, M. Edmond Puyo, dans la notice du catalogue : « L’ancienne église des Jacobins, dont l’usage avait été abandonné à la Guerre pour le service de la remonte qui tenait un dépôt à Morlaix, fut restituée à la ville après la translation du dépôt à Guingamp. La municipalité en profita pour y installer la Bibliothèque municipale qui venait d’être fondée (1873), et une vaste salle y fut, en même temps, disposée pour servir de Musée. Celui-ci n’existait guère que de nom, quand quelques généreux donateurs offrirent plusieurs toiles auxquelles vinrent se joindre des dons de l’État. Ce fut à ce moment que la Société d’études scientifiques du Finistère demanda à installer ses collections dans le bas-côté de l’église, qu’elle répara de son mieux après entente avec la municipalité. » À ce moment aussi, par un legs de M. Ange de Guernisac, la ville se trouva mise en possession, pour son Musée, d’une somme de soixante mille francs. Vingt mille francs furent consacrés à l’installation définitive et quarante mille francs à des acquisitions. L’installation est absolument louable, tant pour les deux salles de tableaux et de dessins que pour la troisième salle, éclairée par la rosace, où sont réunies les collections scientifiques, que pour la basse-nef où sont placés les objets d’archéologie, les gravures, les statues et bas-reliefs. Pour les acquisitions, il y aurait autrement de réserves à faire. Que l’art et la science voisinent, d’accord. Ce qui ne devrait pas voisiner, c’est l’art et le non-art. Installer sur la même cimaise une œuvre significative et une œuvre médiocre, c’est troubler l’esprit de celui que l’on invite à regarder et à apprendre, c’est dénaturer et supprimer l’enseignement que l’on prétend instaurer. Les pierres d’une collection géologique, les ailes des papillons et les ailes des oiseaux, toutes les formes et toutes les couleurs de nature, peuvent cohabiter avec les œuvres d’art. Il y a, entre celles-ci et celles-là, comme une continuation de vision, une affirmation du lien qui unit le monde visible au monde invisible de l’esprit. Ce ne sont donc pas les mammifères, les ophidions, les sauriens, qui me choquent, — ce sont les œuvres, véritablement empaillées et mortes, et qui n’ont jamais vécu, dons de l’État, toiles, statues acquises au Salon, ou achetées par la municipalité, ou données par des particuliers. C’est contre ce fatras qu’un musée de province devrait se défendre. Ici, un dessin d’Ingres, portrait d’homme d’une merveilleuse acuité, une aquarelle de Bonington, un portrait de femme de Courbet, et la Déclaration, deux visages rapprochés dans la même fièvre tremblante et rose, délicieux tableau attribué à Fragonard et que l’on pourrait hardiment inscrire sous le nom du maître français, — cela est un peu perdu dans les deux cents numéros de peintures, dessins, aquarelles, gravures, et cela aurait pu être mis en honneur, espacé sur un panneau. On aurait placé à quelque distance les œuvres consciencieuses de peintres vivants, telles qu’il s’en trouve quelques-unes au musée, et ce serait tout, et ce serait bien suffisant.

L’HOMME SAUVAGE (MUSÉE DE MORLAIX).

On entend bien que je ne prends le musée de Morlaix que comme exemple, et que le mal est bien réparti sur toute la surface du territoire. Réduit à ses seules ressources, ce musée-ci vaudrait mieux. Il y a des morceaux de sculpture en bois, en pierre, infiniment intéressants, une vierge et un saint Jacques du xive siècle, des vis d’escalier, une cariatide, une pierre tombale de la fondatrice des Jacobins ; avec des moulages du Louvre, des gravures de la Chalcographie et les œuvres déjà citées, c’en était assez pour garnir une salle et ravir le passant, très marri au contraire de trouver trop de choses qui le font songer à un magasin de débarras où l’on envoie le trop-plein des achats officiels. Certes oui ! j’aime mieux les papillons de M. de Guernisac, et les oiseaux du docteur Chenantais, et ceux de M. de Lauzanne, et les coléoptères de M. Hervé, et l’herbier de M. Miciel, et même le canon du corsaire l’Alcide, coulé par les Anglais en 1747 dans la rade, et que l’on a retrouvé, encroûté d’une carapace de pierres et de coquillages, en 1879, après un séjour de cent trente-deux ans sous l’eau.

Après le musée, le théâtre. Je ne parle pas de la salle ordinaire où passent les troupes en tournées qui font connaître à la province le succès parisien du jour. Mais à Morlaix même, et près de Morlaix, à Ploujean, il y a eu des tentatives de représentations bretonnes, celle du mystère : La vie de sainte Tryphine, par exemple, joué par des acteurs du canton de Plouaret. Les soldats d’Arthur de Bretagne étaient vêtus en pioupious. Sainte Tryphine était représentée par un grand gaillard, cordonnier de son état, qui arpentait la scène à longues enjambées, déclamait d’une voix rauque, et s’était fardé avec de la brique pilée. Le tailleur, le maçon, le cultivateur, le forgeron, le tonnelier, le couvreur et le journalier menaient grand bruit avec leurs rôles du prince d’Hibernie, du roi de Bretagne, de l’intendant, du ménager, du grand juge, de l’évêque, de l’ange, de la sorcière. Le souffleur, un sculpteur sur pierre, commençait les tirades. L’acteur prenait le mot, comme un chanteur prend le ton du diapason, et il continuait, sur un verbe très haut et très monotone, qui donnait à ses paroles un son de mélopée et de complainte. Cela se passait en 1888, dans l’une de ces ruelles du Moyen Âge que j’ai dites, percées à flanc de coteau, à l’ombre du viaduc. Quelques années après, à Ploujean, ce fut la représentation en plein air, sur la place du petit village, le tréteau dressé contre la muraille de l’église, dans un paysage de lande fleurie, décor logique de la poésie primitive et de la gesticulation naïve de ces simples.

La distraction du soir, dans une ville comme Morlaix, ne peut pas être le théâtre. Les gens qui ont travaillé toute la journée se couchent de bonne heure, et il n’y a plus que quelques sabots attardés à traîner sur le pavé de la ville. La bourgeoisie et ce qui reste de l’aristocratie demeurent chez elles, ou dans les hôtels, à causer autour des tables du dîner, et la soirée souvent se termine au café. La gaieté de la ville a ainsi sa fin dans le choc des verres et le bruit des conversations.

Les routes d’excursions ne manquent pas entre Morlaix et la mer. Le pays est un parc admirable avec ses allées, ses massifs, qui avoisinent quelque château : Kerozar, Kervolongar, Keranroux, Kervezec, le Nechoat, Coatserho. Voici, tout près de Morlaix, au carrefour de la Croix-Rouge, trois types d’habitation du pays : le château de Kerozar, vieille habitation restaurée ; la petite ferme de Langolvaz, tapie au haut d’un champ ; et la ferme qui a quelque apparence de manoir, Kermerhou, avec sa tourelle, son toit tombant, sa cour bordée de bâtiments, tout cela en un pays caché, mystérieux dédale de sentiers et de ruisseaux, avec des éclaircies de prairies et des couverts de vergers. C’est ainsi, dans tout le pays qui avoisine Garlan. Le paysage est de lignes plus nettes, d’arbres plus espacés, si l’on va vers la rivière, au Dourdu, ou si l’on se rapproche de la mer, dans la direction de Plougasnou. Mais il nous faut passer de l’autre côté de la rivière, vers Saint-Pol-de-Léon et Roscoff.

C’est de la mer qu’il faut regarder Saint-Pol-de-Léon, la « Ville Sainte ». Au sommet d’une longue ondulation de terrain, les clochers poussent dans la nue, ceux qui surmontent d’anciennes chapelles, les Minihys, Saint-Joseph, les Carmes, les Ursulines, les Minimes, les deux flèches de la cathédrale élevées sur des tours, la flèche du Creisker qui jaillit de quatre arcades soutenues par des piliers, d’un tel élan que Vauban disait qu’aucun monument ne lui semblait si beau et si hardi. Les toitures des maisons apparaissent basses entre ces jets de pierre, et l’ensemble forme une ligne grise de murs, de façades, de pignons, de tuiles, d’ardoises. Pénétrez en ville, c’est la même couleur, la même impression douce et sévère. L’herbe pousse entre les pavés des rues. On longe sans cesse des murs de couvents aux portes bien fermées, quadrillées de judas. Chaque maison privée participe de ce même caractère silencieux et discret. La population ne vit pas en dehors, comme la population de Morlaix, elle vit en dedans, abritée par ses lourdes portes, ses murs épais, confite en sa muette atmosphère.

SAINT-POL-DE-LÉON ET SES CLOCHERS VUS DE LA MER.

Comment fut fondé Saint-Pol, l’histoire nous le fait savoir en nous montrant saint Pol-Aurélien venant de Grande-Bretagne à la tête d’une troupe d’émigrants, débarquant à Ouessant, puis touchant la terre continentale, cherchant un point des côtes où s’établir, découvrant enfin ici un château abandonné où il n’y avait de vivant qu’une laie allaitant ses petits, un taureau, un ours et des essaims d’abeilles. Ce fut ce qui décida de l’établissement d’un monastère. Les gens vinrent autour, les maisons se groupèrent. Pol-Aurélien se plaça sous la protection du roi de France, qui nomma son vassal évêque. Toutefois, si les monastères deviennent des centres de civilisation, les villes ainsi créées sur la côte sont des appâts pour les pirates de toutes nations, Normands et Danois. Saint-Pol est pris d’assaut en 875 et sa cathédrale dévastée. En 1170, le pays dégarni par la deuxième croisade, le roi d’Angleterre débarque, pille la ville, rase le château. En 1172, ce sont les éléments qui font la guerre à la ville, la tempête se déchaîne, la mer envahit la cité, détruit nombre d’habitations, noie gens et animaux, et la décomposition des cadavres amène la peste. En 1276, annexion du comté de Léon au duché de Bretagne, sauf une portion qui constitue la vicomté de Léon et qui échoit par alliance à la maison de Rohan, laquelle, en 1572, fait ériger sa vicomté en principauté. La Révolution supprime l’évêché de Saint-Pol. Le titulaire, M. de la Marche, veut résister, puis s’enfuit en Angleterre par Roscoff. Le sang coule dans les rues lors de la levée de 300 000 hommes ordonnée par la Convention en 1793, on se bat le 19 mars dans la ville, et le 23, au pont de Kerguiduff, sur la route de Plouzévédé. Aujourd’hui, c’est la torpeur. La « Ville Sainte » ne s’étire, ne s’éveille et ne se réjouit qu’à certains jours de l’année. La veille de la fête des Rois, dans le froid de janvier, un pensionnaire de l’Hospice promène par les rues un cheval fleuri de branches de gui, la tête enrubannée et ceinte de lauriers, portant le bât où s’accrochent deux paniers recouverts d’un linge blanc, conducteur et bête escortés de quatre bourgeois qui recueillent les dons en argent et en nature destinés aux pauvres pour la fête du lendemain. Le jeudi de la semaine des Quatre-Temps de Noël, il est d’usage de souper deux fois : le second repas, nommé an ascoan, est destiné à célébrer une envie de la Vierge Marie qui eut, pendant sa grossesse, faim deux fois dans la même nuit.

La beauté de Saint-Pol, c’est Saint-Pol, un ensemble harmonieux, austère, élégant, élancé, affiné par les flèches de pierre. Nombre d’hôtels du xvie, du xviie siècle, valent par le détail particulier, et aussi la maison prébendale derrière la cathédrale, l’hôtel de ville installé dans l’ancien palais épiscopal. Pour la cathédrale, elle est un complet et magnifique exemple de l’architecture religieuse du Moyen Âge en Bretagne. Les deux tours ajourées de la façade, surmontées de flèches à rosaces et à clochetons, sont reliées au-dessus de l’entrée par une galerie ou terrasse d’où tombaient sur la place les bénédictions épiscopales. Le porche ogival est surmonté d’une terrasse et de deux rangs de fenêtres. C’est nettement écrit, admirablement proportionné, et d’un fin jaillissement que l’on rencontre rarement. À l’intérieur, le bénitier du bas-côté droit est une auge qui, dit-on, n’est rien moins que le tombeau de Conan Mériadec, premier roi de Bretagne. Un autre tombeau, au pied du maître-autel, est celui de saint Pol, dont le crâne, l’os d’un bras et un doigt sont conservés à part, dans un précieux reliquaire. Aux enfeus creusés dans la muraille sont gravées les armoiries de personnages enterrés sous ces voûtes. Ils sont nombreux : les évêques Kersauson, de Neufville, La Marche, Jean Coëtlosquet, le sénéchal Jean Le Scaër, le prédicateur François Wisdelou, l’archidiacre Richard, etc. Le chœur et les stalles sont de bois sculpté. Le maître-autel est de marbre, daté de 1770. Derrière le retable, de petites boîtes en forme ogivale laissent voir les « chefs » de plusieurs évêques. Une cloche, qui sonne seulement le jour du pardon, passe pour dater de saint Pol et pour préserver des maux de tête et d’oreilles. Mais, malgré la beauté de la cathédrale, la merveille, c’est le Creisker. De la plate-forme de la tour carrée, éclairée sur chaque face par deux fenêtres que sépare une colonnade, jaillit le clocher flanqué de quatre clochetons, et jamais le mot flèche n’a été mieux employé qu’ici : la pierre pointe et s’envole vraiment dans les nuages avec une sorte de mouvement visible et vertigineux. C’est une toute petite chapelle qui supporte ce long clocher, de 77 mètres au-dessus du sol. À l’intérieur, une maîtresse croisée et une rosace qui éclairent la nef du côté de la façade ouest, un tombeau, des enfeus, un joli retable d’autel. Le cimetière, non loin, était autrefois garni de crânes en boîtes : le « chef » de M. Un tel, de Mme  Un tel, de Mlle  Un tel, qui exhibaient tous, sous le verre de leur châsse, le même rictus macabre. Il n’y en a plus aujourd’hui que quelques-uns. L’idée de la mort est ainsi présente, ingénument, aux murailles des cimetières, comme dans les églises où l’appareil funèbre du catafalque est à demeure.

Si l’on sort de Saint-Pol comme nous y sommes entrés, du côté de la mer, Roscoff, qui est à une heure de marche, peut être gagné par un détour, en passant par Pempoul, petit port de pêche défendu par des rochers, d’où l’on aperçoit, droit devant soi, le sombre château du Taureau.

Roscoff, coin délicieux, envahi par la population des baigneurs pendant deux mois de l’année, redevient doux et calme le reste du temps. Le courant du gulf-stream, dit-on, qui enserre l’île de Batz et baigne la côte, y chauffe l’air et la terre. En tous cas, s’il y a doute sur la cause, ce qu’il y a de certain, c’est que la température est tiède, que le goëmon est abondant, que toute la campagne est fertile : jusqu’en hiver, les Roscovites récoltent des artichauts et des choux-fleurs, dans les jardins les plantes africaines croissent comme dans des serres. Pendant la belle saison, c’est la pousse ininterrompue. Asperges, oignons, ails, pommes de terre, mûrissent ici bien avant que partout ailleurs, sont expédiés comme primeurs par terre et par mer. Les fruits exotiques viennent à point, les figuiers sont célèbres, surtout celui de l’ancien couvent des Jacobins, dont il a fallu soutenir, étayer les branches, par des petits murs et par des pieux. Le terrain pour les cultures maraîchères atteint des prix fantastiques, jusqu’à 15 000 francs l’hectare. Les jardins se développent, sur une longueur de plus de 20 kilomètres, au delà de Plouescat.

Le port de Roscoff ne trafique pas que des légumes. Il arme aussi pour les pêches lointaines. Son armement n’a pas toujours été aussi pacifique, car c’est de là que partit en 1404 l’amiral Jean de Penhoët pour combattre la flotte anglaise qui tentait de débarquer au sud de Brest. Et c’est là qu’après la défaite des Jacobites à Culloden, en 1746, Charles-Édouard, recueilli par un corsaire malouin, trouva un refuge. Marie Stuart y vint par Morlaix, disent quelques historiens, et fit bâtir la chapelle de saint Ninien en souvenir de ses fiançailles avec le dauphin.

ROSCOFF. LA TOURELLE DE MARIE STUART.

La baie est défendue à l’est par le fort de Blascou, que domine la chapelle de sainte Barbe, et c’est le bourg même qui couvre l’autre pointe, à l’ouest. En avant, un rocher, le Tisaoson, qu’il faut contourner, barre l’entrée du port, peu tenable lorsque soufflent les vents du nord-est. Des embarcations de toutes formes et de toutes dimensions viennent cependant y prendre les cargaisons de fruits et de légumes. C’est un des plus jolis spectacles qui se puissent voir que celui de l’animation de ce port où se mêlent les marins de la Bretagne, de l’Angleterre, de la Norvège. Au-dessus du bassin qui forme presque un cercle, les jardins s’étagent, puis cs maisons grises et rousses, dominées du clocher à galeries et à dômes superposés de l’église Notre-Dame de Croatz-Batz, flanquée d’une tour datée de 1550, le tout exécuté d’après les plans d’un moine italien envoyé de Rome par le pape. En avant du porche, deux ossuaires. À l’intérieur de l’église, des bas-reliefs, des albâtres représentant des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, un tabernacle de l’époque de Louis XIV et de vieilles cuves baptismales.

LES ALBÂTRES DE L’ÉGLISE DE ROSCOFF : LA NATIVITÉ.

Sur la place de l’église, au fronton d’une modeste maison, cette inscription : Établissement de l’État, annexe de la Sorbonne. On entre. À droite et à gauche d’un couloir, quelques pièces, petites, sommairement meublées, un cabinet, un laboratoire. Au fond, un jardin et un vivier. C’est un des laboratoires de zoologie expérimentale fondés par M. de Lacaze-Duthiers. Le travail fait en Sorbonne, à l’aide des livres et des préparations, est ici transformé, animé, la vie étudiée à ses sources, ses manifestations notées sur place. On ne peut transporter les poissons délicats, les zoophytes transparents et fragiles, morts et ternis aussitôt qu’ils sont sortis de l’eau. C’est dans la mer même, au milieu de la végétation, des pierres, du sable, qu’il faut prendre sur le fait la vie inférieure et mystérieuse des individus et des rudiments d’individus du monde marin. Que fallait-il, pour organiser cet enseignement, ces leçons de choses sans cesse renouvelées par le va-et-vient des flux et des reflux ? Une maison pour loger les étudiants, une salle de travail, une bibliothèque, un canot et des instruments spéciaux pour aller à la pêche, un vivier pour conserver vivants les produits de cette pêche. C’est le laboratoire de Roscoff.

UNE JEUNE FILLE DE ROSCOFF.

Il est venu trois étudiants la première année, puis trente, puis cinquante. Des Français, des Anglais, des Allemands, des Américains, des Russes, des Roumains, viennent demander à la maison de Roscoff l’hospitalité scientifique. Tout ce monde est logé gratuitement et prend pension dans le village. La leçon parlée est précédée et suivie de l’étude attentive et passionnante de la nature. On s’en va, en bateau, contourner l’île de Batz, explorer les côtes jusqu’à Perros, jusqu’à Saint-Malo. Une impression de travail bien réglé, d’étude attrayante, se dégage des salles simples, meublées de bois blanc. Nulle part, en effet, on ne peut connaître l’attrait de la recherche scientifique mieux que dans la maisonnette de Roscoff. L’étudiant y tient dans le creux de sa main, sous son microscope, l’eau de la mer, l’algue gluante, l’animal vivant. Et chaque jour, ce sont des découvertes, des surprises. Le bateau-dragueur qui revient d’excursion ne manque guère de rapporter une variété inédite de poisson ou de coquillage. L’eau obscure, le fouillis des herbes, le creux du rocher, livrent chaque fois, à ceux qui les interrogent, un secret inattendu, une forme nouvelle de la vie universelle. On conserve, à Roscoff, sous étiquettes, dans la pièce où il y a quelques peintures de Hamon, et qui est le musée de l’établissement, des singularités que la mer a livrées : une moule gigantesque emplit un bocal, un crabe géant qui a brisé la jambe d’un pêcheur décore un panneau. Au rez-de-chaussée, le musée vivant, les infiniment petits, la moisissure qu’agite confusément une vie sourde et qui est le passage de la vie végétative à la vie animale. Des poissons de toutes formes et de toutes couleurs, des pieuvres qui s’épanouissent, se referment, nagent, guettent immobiles. Des crevettes apprivoisées qui font le tour de leur minuscule bassin à la poursuite de la main qui leur présente une miette.

De Roscoff pour passer à l’île de Batz, on peut mettre quelques minutes, on peut mettre aussi une heure et davantage, question de vents et de courants. L’île est une retraite à recommander à ceux qui sont las de l’agitation des villes. Le calme y est absolu, en dehors des jours de fêtes patronales, le 22 mars, le 26 juillet, le 15 août. Ces jours-là, même si le courant est vif, l’affluence est grande, les auberges débordent, l’hôtel est envahi, on s’y dispute les tables, et aussi les chambres si l’on s’est laissé surprendre par la nuit. Le sol, planté de tamaris, est très mouvementé, les ondulations de terrain atteignent une quarantaine de mètres de hauteur. La population, d’environ douze cents habitants, est composée de pêcheurs, entre temps ramasseurs de goëmon. Les soins de la culture incombent aux femmes : celles-ci ramassent les bouses de vache, qui sont mélangées à de la paille hachée, collées aux murs pour sécher au soleil, et deviennent du combustible pour l’hiver.

L’ÎLE DE BATZ.

Lorsque saint Pol aborda l’île de Batz, elle était ravagée par un monstre. Le saint lui passa son étole au cou et lui ordonna de se jeter à la mer, ce qu’il fit, entre des rochers qui ont gardé le nom de Trou du Serpent : c’est la même légende que pour saint Efflam à la Lieue-de-Grève. L’étole de saint Pol a été retrouvée, car elle est conservée dans l’église, et c’est la seule curiosité du monument. Le phare à éclipse a 68 mètres de haut. Un ouvrage de fortification peut battre l’avancée sous plusieurs angles et défendre efficacement le petit port.

FEMME DE L’ÎLE DE BATZ.

De Roscoff, avec du temps, on peut gagner Brest en suivant la côte, en allant toucher Plouescat par Sibiril et Cléder, sans omettre les châteaux de Kerjean et de Kerouzéré. De Plouescat à Lesneven, puis Brignogan, l’Abervrach, et la descente vers le goulet de Brest par Porsal, Argenton, Porspoder, le Conquet. Mais il faut, auparavant, rentrer dans les terres, voir les œuvres d’art de Saint-Thégonnec et de Guimiliau. Par le chemin de fer, en revenant à Morlaix, ce serait vite fait. C’est plus agréable par la route et les chemins, en passant par Plouenan, la forêt de Lannuzouarn, Guiclan.

LA CHAIRE DE SAINT-THÉGONNEC.

Saint-Thégonnec tient son nom d’un évêque, dit-on, mais celui-ci n’a pas laissé d’autres traces dans l’histoire, bien qu’il figure en un petit bas-relief presque effacé au-dessus d’un portail, auprès d’un bœuf traînant des matériaux pour la construction de l’église. Celle-ci est datée du xviie siècle, surmontée d’une flèche à l’ouest et d’une tour au sud. L’intérêt de Saint-Thégonnec est dans l’architecture et les sculptures de son arc de triomphe, de son ossuaire, de son calvaire. On voit clairement que ce petit bourg a été un centre d’existence, que tout un monde s’est organisé là, attirant à lui des artistes, des artisans, des travailleurs de tous ordres, et qu’un grand effort s’est fait pour donner à une population le décor et le spectacle de ses désirs et de ses actes, pour tous les faits de son existence, depuis la naissance jusqu’à la mort. Le singulier résultat, c’est qu’à voir aujourd’hui les quelques maisons du bourg et tout ce pays paisible qui semble à certains moments déserté d’habitants, le passant peut croire que la vie est surtout réfugiée au cimetière, une vie pétrifiée par l’art qui atteste l’agitation d’hier dans la solitude et le silence d’aujourd’hui. Il faut les réunions du dimanche, un baptême, une noce, un enterrement, pour réanimer ce monde d’hier, ou bien l’effort de volonté qui crée l’illusion.

SAINT JEAN. SCULPTURE INTÉRIEURE DE L’ÉGLISE DE SAINT-THÉGONNEC.

Le bourg est au sommet d’un coteau, au-dessus d’une fraîche vallée où la Penzé court sur un lit de cailloux, avec des allures de torrent. L’église est de la Renaissance, massive, avec une tour carrée surmontée d’un campanile. Sous le porche, les statues des douze Apôtres. À l’intérieur, une chaire, des boiseries sculptées, une profusion d’ornements, de statues, d’arabesques et de couleurs. À l’extérieur, j’ai vu, là aussi, autrefois, une ornementation bien différente, faite de têtes de morts enfermées dans des boîtes, mais visibles par une ouverture en cœur, et posées sur toutes les avancées de la pierre. Souvent la boîte manquait, les têtes de mort s’alignaient, couvertes de mousses, de lichens, vous regardant de leurs yeux vides, vous riant de leur bouche sans chair.

JEUNES GARÇONS DE SAINT-THÉGONNEC.

La porte par laquelle on pénètre dans le cimetière est un monument à trois arches, du style élégant de la Renaissance. À gauche, le calvaire, daté de 1619 réunit une centaine de personnages en pierre, les acteurs et les figurants de la Passion, les disciples, les femmes, les soldats, la populace ; au-dessus de ce grouillement, les gibets des larrons, et plus haute encore, la croix du Christ, à plusieurs bras chargés de personnages : la Vierge, saint Jean, les gardes, les anges. À gauche, une magnifique chapelle funéraire, ou ossuaire, à double colonnade, qui cache dans sa crypte un ensevelissement du Christ, en bois colorié, dont les personnages jouent le trompe-l’œil du tableau vivant.

SAINT-THÉGONNEC. LE CIMETIÈRE ET L’ÉGLISE.

Tout près, à Guimiliau, les figures sculptées sont aussi en abondance, L’architecture n’a pas l’élégance sobre de Saint-Thégonnec, mais la sculpture est plus expressive. Dès l’entrée du cimetière qui entoure l’église, deux cavaliers, juchés sur un petit arc de triomphe de chaque côté d’une statue de la Vierge, intéressent par leur bonhomie, leur vérité. L’un, coiffé d’un bonnet, des cuissards aux jambes, ne chevauche plus guère qu’un tronc de cheval. L’autre, en petit bonnet d’où sortent de longs cheveux, une lourde épée au côté, tient une masse de la main gauche, se caresse la barbe de la main droite en un mouvement familier et ingénu. C’est la préface de tout un monde naïf, vivant, que l’on va voir au Calvaire de 1588. L’architecture du monument est faite d’un gros pilier hexagonal au centre, entouré de piliers carrés reliés à ce pilier central par des arcs qui forment deux étages. Au devant, un petit autel surmonté d’une statue d’évêque et soutenu par deux colonnes cannelées. Au sommet, la croix avec la Vierge et Saint-Jean. Les deux étages sont grouillants de personnages qui jouent en costumes du xve siècle les scènes de la vie du Christ : Bethléem, le bœuf et l’âne, l’adoration des bergers et l’adoration des mages ; la fuite en Égypte, la Vierge, saint Joseph, l’enfant, l’âne ; la présentation au temple ; les noces de Cana ; l’entrée à Jérusalem ; l’arrestation de Jésus au jardin des Oliviers, le dur profil de Judas ; saint Pierre montrant l’oreille de Malchus ; Ponce-Pilate en évêque ; Jésus lié de cordes ; Jésus flagellé ; Jésus les yeux bandés ; la couronne d’épines de Jésus, roi des Juifs ; Jésus portant sa croix ; Jésus tombant sur une pierre ; Jésus rencontrant Véronique ; Jésus crucifié ; Jésus au tombeau, enseveli par les femmes et par Joseph d’Arimathie ; Jésus ressuscité pendant le sommeil des soldats. Et toutes ces scènes, au milieu d’une foule de personnages qui semblent les acteurs d’un mystère du temps de la sculpture : Véronique en bourgeoise, la tête chaperonnée, les seins découverts ; des soldats à hauts-de-chausses, à fraises tuyautées ; à toques en créneaux, des reîtres, des hallebardiers, des joueurs de tambour et d’olifant ; des femmes au grand col, à la haute coiffure ; Catel Collet, ou Catherine la Perdue, précipitée dans la gueule d’un dragon ; le diable déguisé en moine. Çà et là, une scène réaliste de l’époque : des ecclésiastiques dans leur stalle, le lavage des pieds, la communion du pain et du vin, le vin apporté dans un pot, et aux angles, les quatre évangélistes : Marc, Luc, Mathieu, Jean, avec le bœuf, l’ange, le dragon, l’aigle.

LE CALVAIRE DE GUIMILIAU.

L’église, au porche Renaissance, a sa façade flanquée de tourelles carrées ; la tour de l’église est ceinte d’une galerie de style flamboyant d’où part la flèche ; le porche, extérieurement décoré de délicats motifs de la Renaissance, montre Ève nourrice d’Abel et de Caïn, Noé conduisant l’arche ; sous le porche, les douze Apôtres en bois avec leurs noms inscrits sur des banderoles bleues ; contre ce porche latéral, le charnier et les têtes de mort. Au-dessus des deux portes, un grand Christ byzantin accosté de deux personnages, un homme et une femme de style assyrien. À l’intérieur, les piliers du baptistère sont enguirlandés de pampres et de lauriers. Le buffet d’orgue, en bois sculpté, est décoré du triomphe d’Alexandre, d’après Le Brun, et de scènes où figurent des instruments de musique : anges jouant de la cithare et de la lyre ; David jouant de la harpe devant l’arche ; sainte Cécile jouant de l’orgue. Les autels sont éclatants de statues coloriées : au grand autel, un saint Michel costumé en acteur de Racine, brandissant un bouclier d’or au-dessus du démon terrassé ; dans une chapelle latérale ornée de pampres, un saint Laurent sur son gril, un saint Yves on costume noir d’avocat, un saint Hervé en moine, un petit personnage en habit carré rouge de valet de Molière. Hors de l’église, une chapelle Renaissance, pourvue d’une chaire extérieure, pare aussi son autel de statues de bois coloriées, un Père éternel rouge, une sainte Anne verte, sous un plafond de bois bleu.

GUIMILIAU. CHAIRE À PRÊCHER EXTÉRIEURE.

À Guimiliau comme à Saint-Thégonnec, l’art ne se complète que par le spectacle de la vie publique. Le dimanche, les paysans des environs, quelques-uns venus de loin, se groupent sur la place, dans le cimetière, devant le porche de l’église. Comme à Roscoff et à Saint-Pol, comme à Landivisiau, les costumes du Léon apparaissent. Les hommes vêtus de drap noir, veste ou habit court à quatre petites basques carrées, long gilet garni de boutons serrés, pantalons tombants, bordures de velours, large ceinture bleue, chapeau rond à rubans, souliers à boucles. En somme une très nette ressemblance avec le sombre costume espagnol, ressemblance aidée encore par les visages rasés, réguliers, fins, le profil net, le regard direct. Les femmes aussi sont vêtues de noir, jupe courte à laisser voir les souliers, petit châle à franges sur les épaules, et la coiffe blanche qui achève le caractère monacal du costume. C’est surtout le jour du pardon, le troisième dimanche de juillet, que l’on peut voir à Guimiliau la belle arrivée des Léonards, hommes et femmes, montés sur les magnifiques chevaux qui sont la fierté du pays. Ce jour-là, les jupes, les châles, les tabliers de couleur, et toutes les coiffes, bonnets pointus, hennins, barbes relevées, étalées sur la nuque, cols dentelés, corsages noirs à galons rouges où bleus, tous ces costumes du passé parent des créatures vivantes.

À 3 kilomètres de là, à Lampaul, l’église aussi est belle avec tout ce qui l’entoure, arc de triomphe et calvaire. Mais le calvaire est abîmé, mais le clocher de l’église a été raccourci par la foudre, et coiffé de plomb.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE[8]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.
Photographies de M. Paul Gruyer.

PREMIÈRE PARTIE : LA BRETAGNE DU NORD


V. — Le Pays de Léon (suite).


Landivisiau. — Les tanneries. — Landerneau. — La lune de Landerneau. — Il y aura du bruit dans Landerneau. — Le pont et ses maisons. — Le carême à Landerneau. — Saint-Houardon et Saint-Thomas. — Le porc, le renard et les poules. — Lesneven. — Le Flô et Sarcey. — Le Folgoët. — Salaün, le fou du bois. — L’église, le jubé, la Vierge de la fontaine. — Les roches de Brignogan. — De Brignogan à l’Abervrach en bateau. — Le pays des naufrageurs. — Les ramasseurs de goëmon. — Ploudalmezeau. — Porsal. — La dune et la plage. — Kersaint. — La pointe de Landunvez. — Les moutons de Panurge. — Jonction de la Manche et de l’Océan. — Porspoder dans le goëmon. — Lanrivoaré. — Le vieux cimetière chrétien. — Saint-Renan. — Saint religieux et saint laïque. — Brest. — La promenade du dimanche. — Le port marchand. — Le port militaire. — Histoire. — L’ancien bagne. — Le château. — La légende d’Azénor. — La rade. — Les bateaux-écoles. — Une église et quatre statues. — Le jardin des plantes. — L’activité locale. — Le Conquet. — La pointe Saint-Mathieu. — Le Vengeur. — La traversée d’Ouessant. — Ouessant.




À Landivisiau, comme à Lampaul, l’activité locale s’exerce par la tannerie : les deux bourgs rassemblent une trentaine de tanneurs ou corroyeurs. On sait que cette industrie a subi de nombreuses et profondes modifications, que les progrès de la chimie permettent de transformer rapidement les peaux en cuir. Mais dans les bourgs bretons, on considère que les perfectionnements industriels n’améliorent pas toujours le produit, et l’ancien système n’est pas abandonné de faire tremper les peaux dans l’eau de chaux. Pour les débourrer, c’est-à-dire les débarrasser de leurs poils, c’est un bain de six semaines. Puis on dépile, on racle à l’aide d’une lame non tranchante, on enlève une pellicule d’épiderme pour permettre l’imbibition du tannin. Puis, le travail de rivière, les peaux passées à l’eau, foulées, frottées à la pierre, opération renouvelée jusqu’au débarras complet des parties charnues et de la chaux absorbée. C’est alors seulement que dans les fosses à tan, au fond garni d’une couche d’écorces de chêne, les peaux sont étalées une à une et séparées par d’autres couches d’écorce. La fosse pleine, elle est recouverte d’une autre couche encore. Le tout foulé, humecté d’eau qui amollit l’écorce, lui retire son principe astringent pour le faire absorber par les peaux après deux ou trois mois ; quand la vertu de l’écorce est épuisée, on vide les fosses et l’on recommence l’opération deux fois encore. Ce n’est guère qu’au bout de cinq mois que les peaux, transformées en cuir, sont retirées, étendues sur le terrain où elles sont frottées, frappées, mises en tas, puis étalées de nouveau à l’air pour être rebattues et enfin livrées au commerce. Le tout prend une année et davantage, lorsqu’il s’agit de cuir très épais pour les semelles de chaussures, les traits de harnais, etc. C’est la curiosité de Lampaul et de Landivisiau, et c’est aussi leur parfum. Je ne vois à citer de Landivisiau, après les tanneries, que l’ossuaire supporté par des cariatides où se dresse un squelette armé de flèches.

Landerneau, où je m’arrête en quittant Landivisiau, est une des plus charmantes petites villes qui soient, telle qu’elle apparaît au premier coup d’œil, des deux côtés de sa rivière qui s’allonge en un pittoresque paysage de collines et de bois. Elle fut fondée en 669 par saint Ernec, fils de saint Judicaël, confesseur et roi, et devint siège de la vicomté de Léon érigée plus tard, comme je l’ai déjà dit, en principauté de Rohan. Malgré sa réputation de ville comique, Landerneau a été maintes fois envahie et pillée. Il importe peu, c’est la lune de Landerneau qui est célèbre, depuis l’exclamation du gentilhomme du pays admis à contempler le paysage de Versailles éclairé par la lune. « Celle de Landerneau est plus grande », dit-il. Il voulait parler, a-t-on expliqué, de l’astre en cuivre placé en girouette à la pointe du clocher de Saint-Houardon. « Il y aura du bruit dans Landerneau » est une locution qui a fait aussi son tour de France : elle s’appliquait au charivari organisé en l’honneur des veuves qui se remariaient. Et voilà. Tout cela n’empêche pas le charme de Landerneau et du quai de l’Élorn, le pittoresque du pont chargé de vieilles maisons dont l’arrière est supporté par des pilotis. L’une d’elles, ancien hôtel de Rohan, a gardé son jardin dont les verdures retombent vers la rivière. Le port est sur la rive gauche. En ville, les vieilles maisons ne sont pas rares, forment des rues et des places irrégulières. L’une d’elles porte à son fronton un homme d’armes et un lion, avec cette inscription : Tire, Tue. On raconte encore que s’exerçait ici autrefois le devoir de quintaine, l’obligation pour tous nouveaux mariés de courses sur l’eau, où il leur fallait frapper trois fois un poteau, à peine d’amende au profit du seigneur. Et puis, que Landerneau fut une ville de frivolités, de luxe et de gourmandise, mais qui se montrait fort stricte sur les devoirs religieux, pendant le carême : aussi, pendant les jours maigres, les chiens habitués à la bombance des reliefs de repas somptueux, fuyaient par bandes vers Brest pour satisfaire leur faim. Je laisse là tant de commérages qui accablent la petite ville, mais non sans avoir visité, sur la rive droite, Saint-Houardon, restauré, qui a gardé son délicieux portail Renaissance ; sur la rive gauche, Saint-Thomas-de-Cantorbery, à la tour garnie de trois rangs de balcons, au porche marqué des armes de Rohan (Roi ne puis, duc ne daigne, Rohan suis), aux sculptures satiriques coloriées dans un bas-côté, un porc buvant au robinet d’un tonneau, des ivrognes mettant le porc lui-même en perce comme une futaille, un renard prêchant à des poules ; et en face Saint-Thomas, une petite chapelle devenue habitation particulière, abîmée, bouchée ou trouée çà et là, mais qui a gardé des restes exquis.

LE VIEUX PONT DE LANDERNEAU.

Au-dessus de Landerneau, en allant vers la mer, je m’arrête à Lesneven, vieille petite cité toute grise, toute triste, où j’ai des souvenirs de famille souriants et mélancoliques. Le général Le Flô y naquit. Francisque Sarcey y fut professeur. Le Flô y a sa statue. Sarcey y aura peut-être un jour son buste. C’est tout. Je n’ai plus personne à voir ici. Je passe. Je vais au Folgoët, un pauvre hameau, une des plus anciennes et des plus belles églises de la Bretagne.

C’est une saisissante impression que l’on ressent en arrivant au Folgoët lorsque l’on vient par la route de Lesneven, fleurie d’ajoncs. J’ai fait souvent cette promenade, et elle a toujours eu le même caractère de mélancolie, au printemps, par le ciel clair et la campagne fleurie, à l’automne quand le vent de mer faisait se mouvoir le grand ciel de nuées grises. Rien n’est plus poignant que d’arriver au hameau du Folgoët, parmi les quelques maisons, sur la grande place envahie d’herbe, bordée de quelques masures, et de voir face à face l’ancienne maison des pèlerins et l’église. Le passé et le présent, ici, sont aussi mornes l’un que l’autre. Les pierres apparaissent comme aveugles et muettes, la vie retirée de partout, ne gardant que ses apparences. Le pèlerinage annuel agite seul maintenant le pauvre hameau. Les statues de pierre renfrognées à l’ombre des porches et les rares êtres vivants qui traversent la place, quelque vieille femme, quelque pauvre petite fille, ont la même apparence de spectres. À venir ainsi errer au Folgoët, dans la solitude et le silence, on croit avoir pénétré dans un cimetière abandonné. L’église est magnifique, mais elle est morte, couleur d’ossements et de rouille, tachée par les mousses, noircie par les pluies. Elle a été longtemps abandonnée, sans surveillance, sans gardien, et les voyageurs ne se faisaient aucun scrupule de la dépecer, mutilant les sculptures, emportant les fragments. Mais je dois raconter la légende et l’histoire du monument, elles sont en accord avec ce paysage doux et désolé, avec cette désuétude, avec cette vie plaintive qui agonise et meurt autour de nous.

La légende a été racontée, au xviie siècle, par un carme, le P. Cyrille Le Pennec, en un style qui n’est pas sans saveur, où les mots se contournent, s’épanouissent et fleurissent comme les ornements de feuillages de l’église, qui grimpent aux cadres des portes et s’élancent aux ogives. Il me faut résumer ce récit. Donc, en l’année 1350, vit dans un village, près de Lesneven, un innocent nommé Salaün, d’esprit « si rétif et grossier » qu’il ne peut retenir des leçons de l’école que les deux premiers mots de la salutation angélique : Ave Maria. Après la mort de ses parents, il se réfugie à une demi-lieue de Lesneven, dans un bois, auprès d’une fontaine. Il habite le tronc creusé d’un arbre « près de ceste belle source, bordée pour lors d’un beau verd-naissant » et il répète, chante. le jour et la nuit, les deux mots dont il se souvient. Il sait dire encore autre chose, pourtant. Il s’en va, tous les jours, à la ville « petit gueux encoigné aux portes, couvert d’une pauvre mandille de gros drap », et dit simplement : Salaün a debrez bara (Salaün mangerait du pain). Il emporte ce qu’on lui donne, trempe ses croûtes dans l’eau de sa fontaine, où il se baigne tous les jours, même en décembre, « comme un beau cigne en un estang ». On nous dit en même temps que l’eau fumait au plus fort de l’hiver et que le corps de l’innocent était crevassé par le froid. Pour se réchauffer, il montait dans son arbre, empoignait deux branches, voltigeait, se berçait, chantait : Ô Maria ! répétant six fois Ô. Tout le pays le considérait comme fol. Beaucoup se moquaient de lui. Quelques-uns venaient le visiter. Rencontré un jour par une bande de soldats « qui couraient la poule sur la campagne », on lui demande qui-vive, et il répond : « Je ne suis ny Bloy, ny Montfort, mais vive la Vierge Marie. » Il meurt, et son corps est trouvé près du ruisseau. On l’enterre là, et « le petit bocage fut le dépositaire du corps de ce bien heureux mignon de la princesse des cieux ».

LA FONTAINE DE LA VIERGE DU FOLGOËT.

C’est alors qu’a lieu le miracle, certifié par des hommes d’église. Un lis sortit de terre à l’endroit où Salaün ar lol avait été enterré, et il portait écrit sur ses feuilles, en lettres d’or : Ave Maria. La fosse fut ouverte, le corps découvert, et l’on « recogneust que ceste royale fleur sortoit par sa bouche du creux de son estomach ». L’odeur de ce lis était si suave « que l’on eust cru fermement que tous les baumes aromatiques de l’Orient auraient été emboëttés dans son oignon ». On vint de tous côtés, ecclésiastiques séculiers et réguliers, seigneurs, gentilshommes du pays, et l’on décida de bâtir une église qui prendrait le nom de Notre-Dame-du-Folgoët, — Notre-Dame-du-Fou-du-Bois. Elle fut en effet construite, commencée peut-être sous Jean IV, comte de Montfort, continuée sous Jean V. On a beaucoup discuté sur les dates, sans pouvoir les fixer. D’après M. de Coëtlogon, qui a publié une notice sur ce sujet, et qui prend pour documents, avec assez de raison, les écussons placés aux clefs de voûte, la première période de construction aurait eu son arrêt en 1370, sous Jean IV. Après l’interruption de trente-quatre ans, causée par les guerres, auraient été exécutés les travaux de la deuxième période. Enfin, la petite tour de la façade, d’un style différent, marqué de Renaissance, aurait été élevée par la duchesse Anne.

Pendant la construction et après, il se fit naturellement, selon le P. Cyrille Le Pennec, un grand nombre de miracles ; mais la plupart, « par la nonchalance de ceux du passé, sont reclus au tombeau de l’oubly ». Mieux vaut écouter l’apologiste religieux lorsqu’il célèbre le travail et l’art des constructeurs de l’église : « Il est aisé aussi de voir, en cest édifice, que les maistres architectes, sculpteurs et menuisiers, qui y ont travaillé, sçavoient, de ce temps, manier l’esprit avec la main, et le compas, comme l’on dict, avec la raison. Qui voudra regarder de bien près voira, pour tout dire en un mot, les clochers, les porteaux, les niches, les statues, les escussons et tymbres, les colonnes, assiettes, esloignement avec symétrie et proportion, et au dedans et au dehors. »

Le fait est qu’il y a à admirer à l’extérieur et à l’intérieur de l’église du Folgoët : le haut clocher de 53 mètres, sa galerie flamboyante, ses quatre clochetons ; le portail occidental privé de son portique, son ogive enguirlandée de choux frisés, son tympan où s’inscrit une Adoration des Mages ; le portail de l’évêque Alain de la Ruë, ses deux portes encadrées d’une grande ogive où grimpe une vigne chargée de raisins, la statue du prélat ; le porche des apôtres, le plus beau, non pour ses rudes statues des apôtres, mais pour son ornementation de vigne et de mauve, de bestioles, d’insectes, et pour sa statue de Jean V ; le côté du levant, son agencement de fenêtres de style rayonnant et flamboyant, sa galerie de quatrefeuilles, sa magnifique rosace à plein cintre, aux seize ogives rayonnantes trilobées surmontées de trèfles, sa fontaine qui jaillit au chevet, sous le maître-autel, la grotte en arcade ornée de guirlandes en feuilles de chardon, la vasque surmontée d’une statue de la Vierge, d’un si doux sentiment gothique, la Vierge de l’innocent Salaïn. À l’intérieur, si la fresque de la vie de Salaün est médiocre, il y a un chef-d’œuvre, le jubé en pierre, un des plus beaux qui existent, avec ses trois arcades, ses quatre piliers, sa galerie en quatre feuilles, ses sculptures d’animaux et de feuillages, et il y a aussi les autels, avec leurs anges, leurs vignes aux sarments noueux, leurs chardons.

Près de l’église, le Doyenné, ou Hôtel des Pèlerins, dresse sa muraille sévère et armoriée, aux rares ouvertures : deux portes, quelques petites fenêtres ; et son grand toit, sa tourelle hexagonale flanquée d’une tourelle ronde. Par lettres patentes du duc Jean V, datées du 7 décembre 1432, cette maison était franche de toutes impositions, les doyens devant y recevoir, loger et nourrir les pèlerins.

LA GRÈVE DE BRIGNOGAN.
LE TONNEAU POUR LA DÎME DANS LA CHAPELLE SAINT-POL.

Après le Folgoët, si l’on va vers la mer, ce sont les grèves de Goulven, le dolmen de l’Enchanteur, les menhirs de Plouncour-Trez et de Kerlouan, les rochers de Brignogan. Brignogan a quelque ressemblance avec Ploumanach, mais seulement par la quantité de ses pierres. La couleur et les lignes du paysage sont toutes différentes. Ce n’est plus le granit rose encadrant les entrées bleues de la mer, c’est de la pierre gris sombre, en avant du large, un paysage terrible et menaçant. On est loin aussi de la plage de villégiature et des jardins en terrasses de Roscoff avec ce pays de pierres revêches, de champs en demi-deuil violets de bruyères, de passantes de monastères, coiffes blanches, robes noires ou grises ou d’un bleu passé. De bons instants furent pourtant vécus là, et vite vécus, sur cette avancée de terres, entre Goulven et Kerlouan, vers Pontusval, parmi les pierres étranges, oiseaux, tortues, griffons, mastodontes, si changeantes d’aspects et d’expressions, immobiles, passives ou convulsées. Certains groupes sont des femmes en proie à des sphinx. Des morceaux de pierres crevées et usées offrent des faces de désolation. D’autres, gigantesques, au loin, dans les flots, sont brumeux et hérissés comme des châteaux de rêves. La mer jase en oiselets de ruisselets, mugit en énorme et lointaine bête invisible ; elle est douce et perfide, assaillante et brutale. Ce fut elle qui me tenta, finalement. Je cinglai un matin vers l’Abervrach, en une fine barque qui coupait d’un tranchant net les sombres collines d’eau, qui zigzaguait en angles et en courbes autour des hauts rochers de la pleine mer où s’alignaient les tristes pingouins, en vue de l’île Vierge et de son phare de 100 mètres. Le marin, aidé de son mousse, qui me conduisait, Jourdain, blond colosse barbu, ayant couru le monde, de la Norvège à la Chine, parleur lent et expressif, me disait brièvement et simplement les anecdotes de sa rude vie. Attentif, l’œil sur l’horizon, la main à la barre, gouvernant sa barque, la faisant attendre, courir, obliquer, se cabrer, comme un cheval d’hippodrome, il fit, sous le vent et dans les couloirs de hautes lames, une entrée rapide et glissante, d’une triomphale souplesse, dans l’estuaire de l’Abervrach. Je me rappellerai toujours ces heures de solitude en pleine mer, ces heures de gaietés et de silences, où l’on oublie et où l’on se souvient. L’arrêt fut bon à l’Abervrach, ou Havre de la fée, à l’hôtel des Anges, ancien couvent des Anges, daté de 1507, bâti au bord de l’eau. Mais la continuation du voyage, en carriole, ne valut pas le commencement, en barque. Je connus les mésaventures de voitures avec un premier conducteur, pilote de son état, qui ne prévoyait pas les tournants et les troupeaux de cochons, puis la monotonie du voyage avec un ramasseur de goëmon : pas d’accidents, mais une lenteur comparable au calme plat en mer quand les voiles tombent languissantes, comme des ailes aux ressorts cassés. J’eus plus d’une fois à regretter Jourdain et sa barque. Et depuis, combien de fois encore je les ai regrettés !

LE PHARE DE L’ÎLE VIERGE.
LA COUR DE L’HÔTEL DES ANGES, À L’ABERVRACH.

Je n’ai pas traversé toute cette région, ce « pays des naufrageurs » sans entendre les récits que l’on fait des anciens de Kerlouan attachant aux cornes de leurs vaches des lanternes ou des torches qui attiraient la nuit vers les récifs les vaisseaux incertains de leur route. Ils pillaient l’épave, dépouillaient les gens, achevaient les naufragés, tranchaient à coups de dents les doigts des cadavres pour s’emparer plus vite de leurs bagues. De vrais loups de grève, s’il y a du vrai dans ces récits. Il y en a sans doute, il y a aussi une généralisation de méfaits particuliers. Le comte Hervé de Léon ne se flattait-il pas de posséder une pierre plus précieuse que tous les joyaux connus : il parlait d’un rocher où se fracassaient les navires dont il recueillait les dépouilles. Les pauvres diables, eux, se contentaient du « bris de mer », petite part proportionnelle. Une tempête fructueuse s’appelait « une visite de Dieu » selon l’expression du P. Grégoire de Rostrenen.

UN VIEUX PÊCHEUR DE KERLOUAN.

Dans ce temps-là, les hommes de la côte de Léon portaient les cheveux longs par derrière et par devant, rasés sur le sommet du crâne qu’ils coiffaient, pour travailler, d’une toque à houpille rouge comme celle des enfants de chœur. Le dimanche, ils se revêtaient d’un habit de drap sombre, culotte ample, serrée aux genoux d’un cordon à pompons, habit carré aux poches bordées de ganses, gilet au col et aux revers brodés, ceinture de couleur, souliers à boucles, large chapeau à ruban de velours. Les femmes, en jupes unies un peu courtes, en coiffes aux longues ailes retombant sur les épaules, agrémentaient cet aspect sévère de broderies au corsage, d’entre-deux de dentelles, de ceintures de soie. Il existe encore quelques-uns de ces costumes, mais leur nombre va diminuant, sous l’influence du service militaire, des villégiatures, etc. Un costume qui n’a pas dû varier, et qui ne variera pas de sitôt, c’est celui des ramasseurs de goëmon, explorant les côtes à marée basse, les jambes nues, les épaules couvertes d’une pèlerine à capuchon, armés de râteaux aux longues dents de fer. Les herbes marines sont mises en tas, les chariots, traînés par de solides chevaux, viennent jusqu’au milieu des rochers, entrent dans l’eau, pour charger ces épaves, étalées ensuite à sécher sur la grève, amoncelées enfin, réduites en cendres, qui deviennent de la soude et de l’engrais.

De Lannilis, on peut remonter le cours de l’Aber-Benoït, ou Havre bénit. On peut aller aussi à Ploudalmézeau où la Vierge est, dans l’église, en coiffe bretonne. De Ploudalmézeau, on est en quelques instants à Porsal d’où l’on peut explorer la côte. Porsal est un petit port formé par une anse naturelle. Je suis les échancrures de la terre jusqu’à la pointe de Corn-ar-Gaz où commence la grande plage qui se développe jusqu’à Teven-Pen-ar-pont. Là se déploie un magnifique paysage de mer, aux dunes d’un sable fin et blanc, creusées par le flot, recouvertes d’un gazon rude. C’est éblouissant, d’une fraîcheur de lumière délicieuse, d’une solitude absolue, à croire que l’on vient de découvrir un pays inhabité. La mer déferle doucement, une fine salure me vient au visage. J’ai beau marcher, marcher, droit devant moi, sur le sable blanc, sur les dunes herbues, je suis toujours seul. Les premiers personnages vivants que je rencontre, c’est un troupeau de vaches et de veaux qui paraissent jouir comme moi, avec une sérénité parfaite, de ces délices de l’eau et de l’air. Je reviens, je rentre en pays social, mais ce pays est aussi d’une tranquillité absolue : des carrés de pommes de terre, de panais, de choux, tout contre la mer ; des moutons rasant l’herbe de leurs dents coupantes : des porcs, des oies, des canards, fouillant le sable, cherchant les coquillages et les petits poissons ; des hommes et des femmes dans la fumée du goëmon.

De l’autre côté de Porsal, c’est Kersaint, sa vieille église, ses pierres usées, son clocher rongé par la pluie. On croirait plutôt une grange que l’ancienne collégiale des seigneurs du Châtel, n’était le luxe relatif qui entoure l’autel : les ornements de toute espèce y sont accumulés, des ex-voto, des statuettes de saints, des peintures, des images. Non loin, les ruines de Trémazan, château bâti au xiiie siècle par les Tanneguy du Châtel. À Landunvez, où j’arrive au moment où le flux commence à se produire, un berger rassemble son troupeau de moutons, l’amène, par un détour, derrière un groupe de maisons isolées par un creux où vient affluer l’eau de mer. Ce sont les moutons de Panurge : le berger en jette un à l’eau, les autres suivent, tous nagent, et quand l’un remonte la berge, tous remontent en s’ébrouant, sous l’œil du maître et sous l’œil non moins vigilant du chien, et tous retournent paître sur la falaise.

Après Landunvez, Argenton. Le petit port, défendu par de formidables rochers, est bien arrondi, entouré de maisons. De là, je laisse la grande route à gauche, et suis un chemin qui me mène tout droit à Porspoder, tapi dans un extraordinaire amas de goëmon, où les maisons, la petite église, apparaissent confondus avec les pierres. De la chapelle absidiale, la vue est splendide : les côtes et l’eau à perte de vue, une fortification de récifs, un amoncellement d’îlots, une mer enflée, immense. C’est là que la Manche et l’Océan se rejoignent.

PORSPODER.

De Porspoder, je vais gagner Brest par Saint-Renan, mais je ne regrette pas de m’être arrêté aux ruines de Kergroadez, propriété des Roquelaure, et à Lanrivoaré où plus de sept mille chrétiens massacrés par une peuplade païenne sont, dit-on, enterrés. On désigne l’emplacement que les croyants parcourent à genoux le jour du pardon. Les légendes sont en nombre à Lanrivoaré. En voici une. Elle a trait à sept pierres groupées dans le cimetière sur les marches d’une croix : ce sont sept miches de pain que saint Hervé pétrifia pour punir un boulanger de lui avoir refusé une aumône. Puis, un souvenir du culte des arbres, un tronc de chêne dont les passants détachent des éclats pour préserver leurs maisons de l’incendie. Le bourg de Saint-Renan fut fondé par un moine irlandais qu’Ernest Renan, un saint, lui aussi, un saint laïque, réclamait comme ancêtre dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse. Le moine irlandais ne fut pas toutefois un saint bien commode : il inspirait la terreur par ses reproches et ses pénitences, au point qu’après sa mort, ses ouailles n’osaient pas lui choisir un lieu de sépulture. Ils prirent le sage parti de le placer sur un char à bœufs, et lorsque les bêtes s’arrêtèrent d’elles-mêmes, dans la forêt prochaine, on creusa la fosse du saint, et on lui bâtit une église pour apaiser ses mânes. Saint-Renan c’est aujourd’hui un gros bourg, actif et riche. Autrefois, c’était une capitale, dont il ne reste guère qu’un portail en ruines et quelques anciennes maisons des xve, xvie et xviie siècles. Tout près, dans le voisinage de la ferme de Kerloas, est un des plus hauts menhirs, le Bossu, élevé de douze mètres, objet d’un culte particulier : les nouveaux mariés, chacun d’un côté, se frottent aux bosses du Bossu, le marié pour avoir des enfants mâles, la mariée pour gouverner son mari.

Quand on arrive à Brest par la gare du chemin de fer, que l’on a traversé la ligne à redans et courtines des remparts, que l’on a franchi la haute porte à pont-levis, que l’on marche sur les trottoirs étroits, au long des maisons, des édifices d’un gris sombre, il est impossible que le charme du voyage ne soit pas, à cet instant, rompu, que l’on ne se souvienne pas avec regret de la beauté solitaire des paysages d’arbres et de collines, de la saveur de la mer, de la gaieté des flots étincelants dans le soleil. Ce sentiment ne s’apaise pas si l’on descend en ville, si l’on va jusqu’aux bas quartiers qui ne communiquent avec la cité haute de Recouvrance que par des escaliers ou des ruelles fortement inclinées. Un certain nombre de maisons sont adossées au rocher qui forme l’une des extrémités de la ville. Presque partout l’animation est grande, mais elle a quelque chose de monotone, de morne, et elle serait tout à fait silencieuse, si les tramways électriques munis d’avertisseurs ne sillonnaient pas les rues encombrées de foule. Au moins, en semaine, cette foule va vite, parce qu’elle sait où elle va, parce qu’elle a quelque chose à faire. Mais le dimanche ! j’ai passé un dimanche à Brest, un vrai jour de repos et d’ennui ! le dimanche, tout le monde est dehors, bien habillé, correct, faisant consciencieusement le tour du cours d’Ajot, du champ de Bataille, et surtout l’allée et venue de la rue de Siam, qui est la belle rue de Brest, sa Canebière, mais moins gaie que l’autre, celle de Marseille, avec les stores de ses cafés flottant à la brise. C’est plutôt la rue de Paris au Havre que rappellerait la rue de Siam de Brest. Que dis-je ? C’est toutes les grandes rues de province, toutes les promenades, tous les cours, tous les tours de ville. Ce sont les mêmes familles qui y viennent voir et qui s’y font voir, le père, la mère et les enfants, et les beaux-parents, et ce sont les mêmes célibataires qu’évaluent furtivement les regards soupeseurs des mères et les regards acérés des jeunes filles.

FEMMES DES ENVIRONS DE BREST.

Animation de même au port marchand, situé au pied de la ville, et sur lequel on plonge de la balustrade du cours d’Ajot, mais animation d’un autre genre, chargement et déchargement de bateaux, débardeurs, douaniers, usiniers. Toutefois, c’est au port militaire que la vie de Brest bat son plein, Les canots conduisant aux écoles et aux bâtiments en rade glissent, au mouvement unanime de leurs rameurs vêtus de bourgerons de toile blanche et coiffés de bérets bleus, ils se faufilent à travers les bâtiments déclassés, les pontons, les navires, les cuirassés. De tous côtés, c’est le travail, l’arrivée, le départ des marins, les passages d’ouvriers. Vue du pont qui mène à Recouvrance, cette activité, qui dure tout le jour, a bien aussi sa beauté, comme le travail des champs et des bords de la mer ; mais cette beauté a quelque chose de dur et d’angoissant. Si pauvres qu’ils soient, les pêcheurs, les laboureurs semblent jouir de la liberté sur leur barque, sur leur sillon ; ils peuvent s’arrêter pour respirer, pour lever la face vers vous, pour échanger les mots de la rencontre ; ils peuvent réfléchir, ils peuvent rêver. Ici, le labeur a quelque chose de mécanique et d’ininterrompu. Ce que l’on a devant les yeux, c’est une puissante machine sociale qui fonctionne, où les hommes ont leur place de rouage et leur fonction précise, qui ne leur laisse pas le loisir d’un arrêt et d’une pensée.

LE PORT DE BREST.

L’histoire de Brest, c’est l’histoire de son port, de son admirable rade, de son château. Ville et château sont cédés par un seigneur de Léon, Hervé IV, à un duc de Bretagne, Jean Ier, en paiement de sommes qu’il lui devait. Montfort s’en empare, y met garnison anglaise. Le duché rattaché à la France, Brest devient le centre des armements pour les guerres d’Italie ; des chantiers s’y établissent ; Louis XII, François Ier, y font construire des vaisseaux, Henri IV lui donne le droit de bourgeoisie, Richelieu y organise sa marine en 1681, Vauban le fortifie en 1680, l’ingénieur Choquet de Lindu agrandit son enceinte en 1773. Sous la Révolution, Brest est ville républicaine, ses administrateurs réorganisent la flotte dont les cadres avaient été détruits par l’émigration. Qu’y a-t-il encore dans l’histoire de Brest ? Le bagne, établi en 1751, supprimé en 1854. Il était situé dans l’arsenal, près des Corderies. Les condamnés à plus de dix ans de travaux forcés y étaient enfermés, une chaîne de deux mètres rivée au pied droit et traînant un boulet de douze livres. La nuit, couchés sur des lits de camp garnis de paille, toutes leurs chaînes étaient réunies à une chaîne commune qui courait le long des lits. Pendant le jour, coiffés de bonnets de couleur, ils travaillaient au port sous la surveillance des gardes-chiourme. Les peines disciplinaires étaient le banc, les menottes, le cachot, la bastonnade appliquée, avec une corde goudronnée, sur les reins nus du patient.

ANCIENNE PROUE DE NAVIRE, À BREST.

Si le bagne n’existe plus, le château existe encore. Ce fut l’embryon de Brest. Il ne se composait d’abord que du donjon et de plusieurs tours, dont l’une, la tour Azénor, a sa légende. La douce princesse Azénor, femme de Goëlo de Tréguier, y fut captive, accusée de désordres par son époux, jugée, condamnée, jetée à la mer dans un tonneau. Elle était en état de grossesse, accoucha dans son tonneau, y vécut, portée par les flots, pendant cinq mois avec son enfant, aborda en Irlande, où Goëlo, convaincu enfin de son innocence, vint la réclamer. L’enfant, né en mer, devint Budoc, archevêque de Dol. C’est le sujet d’une complainte bretonne : La Providence de Dieu sur les justes, en l’histoire admirable de saint Budoc, archevêque de Dol, et de la princesse de Léon, sa mère, comtesse de Tréguier et Goëlo. Il y eut d’autres prisonniers qu’Azénor au château de Brest. Charles de Blois y fut enfermé pendant que sa femme commandait ses troupes. Au vieux château succéda le château bâti par Vauban. C’est le château actuel : le portail d’entrée, flanqué de deux tours, percé dans la muraille qui regarde la ville ; quatre tours aux angles des courtines, les tours de la Madeleine, de Brest, Française, de César, qui communiquent entre elles par un chemin de ronde. On peut loger dix-huit cents hommes au château de Brest, qui sert de caserne d’infanterie.

LE GOULET DE BREST.

Brest n’est pas seulement dans Brest. Il est aussi dans sa rade, un des plus beaux paysages d’eau qui soient, avec son cadre de côtes et de verdures, de Plougastel à Roscanvel, et de la Pointe Saint-Mathieu à Recouvrance, avec la coupure nette du goulet. Regardez, toute une ville mouvante double la ville terrienne. Sur l’eau, des maisons, des monuments aussi, qui sont les vaisseaux, les forteresses de l’escadre, les bateaux-écoles : le Borda, pour les aspirants de la marine, le Duguay-Trouin, pour les officiers, la Résolue, pour les gabiers, la Bretagne pour les apprentis marins, l’Austerlitz, pour les mousses. Et tout cela, qui est en mer, est complété par l’enseignement donné sur terre : école des mécaniciens de la flotte, pour l’enseignement théorique ; école de premiers-maîtres ; école d’hydrographie ; école de dessin ; école de maistrance ; école de médecine navale ; établissement des pupilles de la marine. Brest, en somme, est une école et un arsenal. N’y cherchons pas autre chose. Je ne sais quel auteur a dit qu’il n’y avait à Brest « qu’une église et quatre statues ». De fait, quand on a vu le port maritime, que l’on a parcouru ses immenses ateliers, ses forges, ses magasins de cordages, ses ateliers de machines, de chaloupes, visité un transport colossal, un cuirassé de fer, d’acier et de cuivre ; quand on a vu les pontons, vétérans de l’ancienne flotte, qui servent de casernes et de corps-de-garde, aux cordages utilisés pour sécher le linge ; quand on a vu ce monde, et que du Pont tournant ou du cours d’Ajot, on a encore une fois exploré l’immensité de la rade, il faut avouer que l’on n’a pas grand goût à chercher l’église et à découvrir les quatre statues.

LE PONT TOURNANT, À BREST.

Il y a pourtant plus d’une église à Brest : il y en a quatre, mais l’église Saint-Louis est la seule intéressante. Et encore ! Elle se dresse contre l’Hôtel de Ville, près d’un marché couvert. Sa tour cylindrique a été comparée par un chroniqueur facétieux à une « clarinette montée sur une lyre, accostée de deux métronomes. » Son maître-autel est orné de coquillages. Du Couëdic y repose sous un cénotaphe en pierre noire. Et les quatre statues ? En voici toujours deux, très jolies, de Coysevox, au cours d’Ajot : Neptune et l’Abondance.

Ni le commerce, ni l’industrie ne sont très importants à Brest. La vie, cependant, y est très chère, comme au Havre, à Dunkerque, à Cherbourg. Brest est une colonie de fonctionnaires avec une population flottante de navigateurs, d’étrangers, qui se montrent accommodants pour la subsistance et le gîte. L’hôtel où je suis descendu au hasard, regorgeant de monde, décoré de plantes vertes et de fleurs, agité par un personnel de maîtres d’hôtel cravatés de blanc qui dirigent une escouade de serveurs, est bien l’image du grossier trompe-l’œil et de la vaine apparence : tout ce qui est apporté sur la table est immangeable, a le goût du graillon ou de l’eau. C’est peut-être mieux ailleurs, et j’ai eu un mauvais numéro à la loterie. N’importe ! Sauvons-nous vite ! Regagnons les vieux bourgs bretons pour retrouver le gîte sûr et la cuisine sincère.

En voiture pour la Pointe Saint-Mathieu et le Conquet, puis en bateau pour Ouessant. Saint-Mathieu n’est qu’un hameau, mais la vue y est admirable, sur le plein de l’Atlantique. Ce qui reste de l’abbayese dresse sur la falaise comme le décor pittoresque du passé. Enfin, c’est le souvenir des combats maritimes qui ont tonné là, sur ce champ de bataille mouvant, la Belle Poule et la Surveillante victorieuses, le Vengeur vaincu, disparaissant avec son équipage acclamant la Patrie et la République. Le village du Conquet est entouré des plus imposantes falaises. De la presqu’île de Kermorvan, la vue, lorsque l’air est transparent, s’étend sur tout le groupe des îles, jusqu’à Ouessant.

LE PHARE DE SAINT-MATHIEU.

Mon départ se fait du Conquet, au petit matin, dans le jour trouble, sous la pluie et le vent. Le bateau à vapeur m’emporte avec quelques Ouessantines, des gens du Conquet, le facteur et les gendarmes en tournée. La mer est mauvaise dans le chenal du Four, le pont est ruisselant de l’eau des nuages et de l’eau de la mer. Mais quoi ! mieux vaut encore rester là, sous le manteau et le capuchon, que de descendre dans le bateau. Les femmes d’Ouessant chantent sous leurs parapluies. Je ne chante pas, mais je les écoute chanter, et le temps passe. D’ailleurs, un coin de ciel bleu apparaît, la pluie diminue, le temps s’éclaircit, et le spectacle que je découvre est véritablement extraordinaire. Nous ne sommes pas seulement sur l’eau, nous sommes parmi les rochers, les uns énormes, d’autres au ras de la vague. Partout des pierres, à croire que l’on passe dans des rues, des ruelles, au long de constructions fantastiques, châteaux, églises, monuments, débris, statues. Voici des sphinx, des lions. Voici des troupeaux de bœufs, des processions de moines. Voici une ville fortifiée, voici une cathédrale. Ils ont des noms sur la carte : le Grand et le Petit Pourceau, les Chèvres, le Cerf, le Bœuf, bêtes terribles qui tiennent encore, accrochés à leurs crocs, des morceaux de barques, des carcasses de vaisseaux. Près de l’îlot Quéménès, un navire crevé et effondré apparaît fixé avec son pont et ses trois mâts à la surface dé l’eau. Non loin, un vapeur allemand autour duquel sont des canots occupés au sauvetage des marchandises. C’est ainsi jusqu’à Ouessant la bien nommée : Enez Heüssa, l’île de l’Épouvante. « Qui voit Belle-Île voit son île, — dit le proverbe, — qui voit Groix voit sa joie, qui voit Ouessant voit son sang. »

LE PORT DU CONQUET.

Avant, nous touchons Molène où le facteur descend ses lettres, où le boulanger descend son pain, Molène, longue de 956 mètres, large de 609 mètres, dominée par une hauteur de 30 mètres, Molène qui est séparée parfois pendant plusieurs jours du continent par la tempête, et qui ne sait comment vivre si l’interruption se prolonge par trop. Après Molène, nous entrons dans le Fromveur, le grand courant où l’on sent, comme dans le chenal du Four et le chenal de la Helle, le passage de la Manche à travers l’Océan, la mêlée des deux mers. Vraiment oui, on le sent, à la force, à l’amplitude des vagues, à leurs batailles, à leurs remous. Quand le temps est mauvais comme aujourd’hui, c’est un tournoiement d’abîme dans lequel plonge et saute le bateau.

Enfin, c’est Ouessant, la pointe de la Jument doublée, la baie de Lampaul où la furie de la mer s’apaise, la population qui nous attend sur la jetée et sur les rochers. Je débarque, je déjeune à l’auberge, je cours l’île, du phare du Creac’h au phare du Stiff. C’est presque un désert, mais un désert peuplé de petits moutons noirs et blancs. Il y en a cinq mille, me dit-on, et qui sont toujours dehors, s’abritant du vent dans les angles de petits murs triangulaires et dans des creux d’herbe. Les maisons sont basses. Il n’y a pas d’arbres, sauf les arbres noirs du cimetière. Il y a des champs d’orge, de pommes de terre, que les femmes cultivent. À Ouessant, les femmes sont belles, graves, massives, comme le paysage où elles vivent. Grandes, vêtues de sombre, la coiffe en forme de casque, les cheveux coupés court et flottant en boucles fauves. Elles sont peu nombreuses aux champs aujourd’hui. Presque toutes sont au bourg, à une noce que j’ai vu passer, précédée d’un grand drapeau tricolore.

FEMMES D’OUESSANT.

Ouessant a 8 kilomètres de long, 4 de large. Deux chaînes de collines basses la parcourent, forment les bassins de deux ruisseaux. Il y a environ 900 hectares de terre arable, cultures ou prairies. On vit ici comme ailleurs… Il y a une auberge, une station de canots de sauvetage, un maire, un juge de paix, un médecin, deux sages-femmes, et je crois que depuis mon voyage, on y a mis garnison, ce qui est une maladresse. Ouessant se garde bien sans soldats.

Il faut partir, retourner au Conquet à travers les écueils. Mais j’emporte avec moi la vision du plus beau spectacle de mer, Ouessant et l’Océan vus du haut du phare, l’île formidable allongée sur la mer comme un vaisseau farouche qui cingle vers l’ouest et remorque la Bretagne.


Gustave Geffroy.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE


LA BRETAGNE DU CENTRE[9]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


I. — Le Pays de Ploërmel.


Châteaubriant. — Le cuir et l’angélique. — Françoise de Châteaubriant. — Femme martyrisée ou favorite en retraite. — Pierres druidiques. — Soir à Guichen. — Châteaux dans la verdure. — Souvenirs de chouannerie. — Ploërmel et son serpent. — Au petit séminaire. — L’Hôtel du duc de Mercœur. — Les vitraux de Saint-Armel. — La forêt de Paimpont. — Le hameau de Folle-Pensée. — La Fée de la farine ou du plâtre. — Sous bois. — La forêt de Brocéliande. — Les chevaliers de la Table Ronde. — Merlin l’Enchanteur. — Viviane. — La fontaine Barenton. — Le Géant Noir. — Paysage de sorcellerie et de guerre civile. — Les Forges. — Le combat des Trente. — Josselin. — Le château. — N. D. du Roncier. — Les bonnes femmes à l’église.


CROIX ORNÉE EN FORME DE TAU.


Jentre en Bretagne par Châteaubriant pour explorer la région du Centre. Châteaubriant est une ville allongée au bord de la Chère, ceinturée de vestiges de rempart et d’une promenade d’ormeaux sur ses fossés comblés. Vieilles pierres et beaux arbres entourent une petite cité où quelques maisons à pignons sont perdues parmi les rues claires et étroites. La rude industrie de la ville, presque disparue aujourd’hui, fut le cuir. Sa douce industrie, c’est la conserve d’angélique, l’angélique officinale, dite aussi archangélique. Le grand souvenir, c’est Françoise de Foix, comtesse de Châteaubriant. Elle a habité le château, ou plutôt les châteaux, et chacune de ces demeures est comme une image contrastée de sa destinée légendaire ; car cette fois, comme souvent, la légende et l’histoire voisinent, se pénètrent, confondent leur mensonge et leur vérité. Prenons-les comme elles se présentent, quitte à conclure prudemment ensuite. Françoise de Foix, fille de Jean de Foix, vicomte de Lautrec, apparentée à la maison de Navarre, monta de son Midi pour être épousée, ses douze ans à peine passés, par Jean de Laval, comte de Châteaubriant, qui s’enferma avec cette femme-enfant dans son château féodal. C’est le premier décor de l’existence de Françoise, et ce qu’il en reste est de farouche apparence : une entrée gardée par deux tours, une enceinte de murailles, quatre tours aux angles, un donjon à l’intérieur, le tout ruiné, écroulé, fendillé, ébréché. La première phase de l’existence de cette épouse, jalousement ravie au monde, se passa dans cette prison massive et hautaine. Puis il y eut un changement de domicile, et tout en restant prisonnière, Françoise de Châteaubriant eut une prison plus fleurie. Jean de Laval fit construire, auprès de sa forteresse féodale, un délicieux logis, commencé en 1524, terminé en 1538. C’est le Château Neuf auprès du Vieux Château, le petit palais orné de la Renaissance, né à l’ombre de la construction militaire du Moyen Âge : la porte entre une tour et une tourelle ; un jardin sur lequel s’ouvrent les fenêtres de deux façades intérieures, encadrées de tourelles ; dans l’une de ces tourelles, l’escalier qui conduisait chez Françoise ; et puis encore une galerie à colonnettes, menant à un pavillon construit entre les deux châteaux, le Vieux et le Neuf.

CHÂTEAUBRIANT : LA GALERIE À COLONNETTES, MENANT À UN PAVILLON CONSTRUIT ENTRE LES DEUX CHÂTEAUX.

Ce qui se passa là, on n’en sait rien, à la vérité. On dit que, malgré les distances, la difficulté des communications, le secret de cette beauté enfouie vint jusqu’à la cour, et que François Ier, chasseur toujours à l’affût, friand de cette proie sans la connaître, enjoignit à Jean de Laval de paraître devant lui avec Françoise. Après toutes les réticences, il fallut bien en arriver là. On raconte que le mari, se retranchant derrière le refus de sa femme, avait enjoint à celle-ci de ne venir que sur un signe convenu, mais qu’un valet pénétra le secret, le trahit, et que la comtesse surgit où son mari ne l’attendait pas. Il devina son sort et disparut. La comtesse devint la favorite en titre, garda son pouvoir jusqu’à l’avènement de la duchesse d’Étampes. Qu’advint-il d’elle ensuite ? C’est ici que la légende intervient. Varillas raconte que, François Ier fait prisonnier à Pavie, le seigneur de Châteaubriant reparut, s’empara de sa femme, l’enferma avec sa petite fille dans une chambre tendue de noir. La petite fille morte, de langueur et d’anémie, le comte fit saigner la coupable aux quatre membres par deux chirurgiens, jusqu’à l’épuisement et la mort. À l’encontre de ce récit, il a été à peu près prouvé que Françoise mourut, non dans le sombre donjon, mais dans son joli château neuf, vers 1547, favorite délaissée ayant pris sa retraite. Il n’y a dans Brantôme que des détails gaillards sur ses équipées, non seulement avec le roi, mais avec l’amiral Bonnivet, et il est bien probable que Jean de Laval avait pris son parti, comme tant d’autres, de la condescendance royale et de ce qui s’ensuivit. Ce qu’il y a de plus certain, si l’on veut évoquer l’ombre de Françoise de Foix, c’est la ruine de son château vieux, c’est le joli aspect conservé de son château neuf, où l’on a logé le musée, le tribunal, la prison et la gendarmerie, et c’est aussi son portrait, un crayon de l’école de Jean Clouet, conservé à la Bibliothèque nationale, qui nous la montre de figure fine et sérieuse, le front tendu de bandeaux, le bas du visage mince, l’expression prudente et cruelle, un goût secret de volupté errant aux traits fermes et réguliers, une physionomie un peu italienne, parente de celles du Vinci.

CHÂTEAUBRIANT : LE CHÂTEAU NEUF, PETIT PALAIS ORNÉ DE LA RENAISSANCE.

Il faut laisser cette figure singulière trouvée au seuil de la Bretagne. Elle vaudrait bien encore un livre d’histoire ou un roman ; mais la route est longue à parcourir, et il faut, sans plus tarder, se mettre en marche. De Châteaubriant, je veux aller à Ploërmel par Messac ; mais je me laisse aller à remonter vers le nord, par Le Sel et Janzé, jusqu’à Châteaugiron. À Le Sel est un tertre de 20 mètres de haut, planté d’arbres, entouré d’une double enceinte, appelé la Motte de Chalonge. Près de Janzé, ce sont les traces d’un ancien camp romain et le menhir de la Pierre aux Fées. Un chemin se dirigeant vers le nord conduit de Janzé à Châteaugiron, une dizaine de kilomètres à travers prairies, pâturages, vergers, sur des routes ombragées de châtaigniers au long de magnifiques champs de sarrasin en fleurs. Le bourg de Châteaugiron, autrefois fortifié et défendu par un château, fut assiégé à différentes reprises. Mercœur l’enleva le 24 juin 1592 et fit mener à la potence les défenseurs avec leur chef, Jean Ménager. On ne montre plus le « chêne des pendus » qui servait de gibet, mais on montre l’endroit où il se trouvait. Du château, il ne reste que la chapelle et quelques blocs de murailles. De là, vers l’ouest, pour descendre sur Messac, un chemin me mène à Châtillon-sur-Seiche où les malades bretons viennent en pèlerinage toucher les reliques d’un saint limousin, saint Léonard. Là, on n’est pas bien loin de Rennes, mais il est inutile de remonter jusqu’à la capitale de la Bretagne pour prendre le train. À Bruz, ou plutôt au hameau de la Bihardaye, passe la ligne de Rennes à Redon, qui côtoie la Vilaine. Je la prends et descends à Guichen. Rien à voir à Guichen, mais j’en garde le souvenir d’une arrivée au soir, d’un doux silence, d’une minute harmonieuse. Au matin, je vais en char-à-banc jusqu’à la Vilaine, je regarde couler l’eau pure et fraîche à travers un délicieux paysage de verdure, et je vais à Guignen, dont la belle église renferme la statue armée et agenouillée de Jean de Saint-Amadour, vicomte de Guignen, grand-veneur et grand-maître des eaux et forêts de Bretagne. De là, à Messac, à l’église bâtie devant un rocher creusé d’une grotte que l’on croit être un ancien autel druidique, puis au petit port sur la Vilaine, animé de chalands qui amènent du vin et remportent du bois. De Messac, je vais à Pipriac, et de Pipriac à Saint-Just, où abondent les monuments mégalithiques, les menhirs, les dolmens, les cromlechs, les peulvens, les tombelles, toutes les pierres réunies, alignées, mises en rond, dirigées de l’est à l’ouest. C’est, après celui de Carnac, l’ensemble de pierres taillées le plus considérable de la Bretagne.

DE MAGNIFIQUES CHAMPS DE SARRASIN EN FLEURS.

Ce ne sont pas seulement les monuments druidiques qui abondent dans cette région, ce sont les châteaux. Dans le triangle formé par Châteaubriant et Redon à la base, Rennes au sommet, il n’est guère de massif de verdure d’où n’émerge le toit et les tourelles de quelque manoir, il n’est guère de butte sur laquelle ne s’obstine quelque ruine. Ce sont les restes du château des barons de Vitré, près de l’étang de Marcillé, le château de la Motte au Teil, le château de Rohan, près de la forêt de la Guerche, le château de Salles et le château d’Huguères, près Rougé, le château de Véréal et le château du Coudré, à Bain de Bretagne. Autour de Châteaubriant, c’est Briotais, Ferrière, Fougerais, La Galissonnière, La Mercerie, La Trinité, La Vannerie. À Bruz, c’est Blossac. À Pléchatel, c’est Driennais, la Pommeray, la Gaudinelais. À Messac, c’est la Coëfferie, le Chastra, le Harda… Rien d’étonnant si tout le pays fut ravagé au cours d’un soulèvement de 1790. Deux mille Bretons, divisés en bandes, grossies de recrues dans chaque bourg, parcoururent la région, armés de fusils, de fourches, de faux, un surgissement des Jacques d’autrefois, et ceux-ci, comme leurs ancêtres, brûlant les châteaux, saccageant tout sur leur passage, réclamant l’abolition des servitudes. Les châtelains fuyaient de tous côtés, allaient chercher refuge à Rennes. Ceux qui étaient surpris et arrêtés n’obtenaient la vie sauve qu’à la condition de signer une renonciation à leurs droits anciens, rédigée dans les termes suivants : « Je déclare renoncer à mes fiefs, dîmes, rôles, afféagements, lods et ventes, rachats et droits de recette, dont je fais remise pour le passé et l’avenir aux habitants de la paroisse de…, sur la demande qu’ils m’en ont faite, et de plus je déclare que lesdits paroissiens sont de très honnêtes gens, et se sont comportés avec toute la décence possible. » Plusieurs domaines furent entièrement détruits, ceux de la Chapelle-Bouexic, de Bois-Sauvage, de Château-des-Champs ; les fossés de Brilhac furent comblés. La révolte englobait les territoires de la Chapelle, Angan, Guer, Riminiac, Maure, Loutehel, Campel, Comblesac, Marcent, Pleuran, etc. Un bataillon de la garde nationale bourgeoise fut envoyé de Rennes avec quatre canons, les émeutiers se dispersèrent, mais prêts à se reformer au premier signal. Les prêtres étaient impuissants contre cette colère paysanne. Aux remontrances de leurs recteurs, les paroissiens répondaient par ce proverbe : N’e ket gad marvaillou e pacer ann dleou. (Ce n’est pas avec des contes que se règlent les comptes.) L’insurrection ne fut vaincue qu’à l’arrivée du général Beysser, venu de Rennes à la tête d’une colonne composée de gardes nationaux et de bataillons des troupes régulières.

PLOËRMEL : BOUTIQUE DE SELLIER. — TOURNANT DE RUE DOMINÉ PAR L’ÉGLISE. — L’HÔTEL DU DUC DE MERCŒUR OCCUPÉ PAR UN SABOTIER.

Je quitte l’histoire pour le paysage. Je pars des pommiers et des châtaigniers de Pipriac pour gagner Ploërmel par Maure et Guer. Encore des châteaux : du Tertre, de la Ville Hue et de Coëtbo. Le caractère du paysage breton s’affirme de plus en plus, le granit affleure la terre, la dorure éclatante des genêts et la dorure ternie des ajoncs presque défleuris encadrent les champs. À l’heure où j’entre à Ploërmel, tout est paisible, la voiture fait un bruit énorme sur le pavé, on entrevoit à peine une silhouette de religieux au bout d’une rue, un visage derrière la vitre d’une boutique. Malgré tout l’appareil de civilisation que peut présenter une sous-préfecture, la ville semble aussi calme qu’au temps où elle existait à peine, aux premières années du vie siècle, alors que saint Armel, né en Grande-Bretagne, traversa la Manche et vint, au fond des terres de l’Armorique, créer un monastère autour duquel se groupèrent les maisons d’un bourg. Saint Armel est resté le personnage important de Ploërmel (Plou Armel, peuple d’Armel.) C’est lui qui délivra la ville d’un énorme serpent, ou guibe, qu’il précipita dans la Seiche : un quartier de la ville, Guibourg, garde le nom et le souvenir de ce monstre de la mythologie bretonne. Il s’en faut que Ploërmel ait toujours été aussi bien protégé. Du xiie au xvie siècle, c’est trop souvent l’envahissement et le pillage. Édouard III prend la ville d’assaut et y laisse une garnison en 1346. Les Français l’assiègent et la brûlent en 1487. Les huguenots, qui s’y étaient réunis en force et y avaient bâti un temple, y repoussent un assaut des ligueurs en 1594. Les Carmes s’y étaient établis en 1238, le séjour en Bretagne y avait été interdit aux Juifs en 1240. Finalement, c’est le catholique qui y est vainqueur : les « frères de Lamennais » voués à l’enseignement, y ont leur siège et leur noviciat ; les Ursulines y ont encore un couvent, flanqué d’une chapelle, au centre de la ville. J’entre au petit Séminaire pour y voir l’ancienne salle des États de Bretagne. Une sœur, qui surgit d’une loge grillagée, m’introduit dans un parloir ciré, miroitant, aux blancs rideaux, où un bonhomme rasé, qui tient du jardinier et du bedeau, vient me prendre pour diriger ma visite. La salle des États est un réfectoire qui n’est pas si reluisant que le parloir, et je sors bien vite pour faire le tour du cloître qui garde le tombeau du duc et de la duchesse de Montauban, au centre de massifs de plantes vertes, et pour entrevoir le jardin aménagé en larges allées et en pelouses pour les ébats des élèves, avec une partie réservée qui est le potager et le verger. C’est peu de chose à voir, en somme. En ville, quelques vieilles maisons de la Renaissance aux sculptures singulières, les termes à la gaine ornée de feuillage, un personnage qui tire la langue, un fou agitant sa marotte, etc. Je cherche l’hôtel du duc de Mercœur où les guides annoncent une grande cheminée sculptée. Je trouve l’hôtel, petit, solide, de belle apparence, occupé par un sabotier, mais il y a beau temps que la grande cheminée n’y est plus. Ma grande impression de Ploërmel, c’est à l’église de Saint-Armel que je l’ai ressentie, devant les verrières du xvie siècle. L’extérieur de l’église a de la grâce, avec ses fenêtres à meneaux, sa grande arcade à deux portes, ses ogives, ses contreforts à clochetons, ses bas-reliefs, ses caricatures, malheureusement bien effacées, telles que la Truie jouant de la cornemuse, le Savetier cousant la bouche de sa femme, la Femme conduisant son mari par le bout du nez. Mais l’intérieur est véritablement éblouissant avec ses fenêtres où ruisselle la couleur dans la lumière, son Arbre de Jessé, sa Cène, sa Passion, sa Mort et son Assomption de la Vierge, sa Pentecôte, son Jean l’Épervier, évêque de Saint-Malo, et sa Légende de saint Armel, à laquelle on accède par une tribune. C’est une merveille que cette dernière œuvre, une merveille de dessin bien établi, de mouvements simples et justes, une merveille de couleur avec les rouges sombres du haut, les feuillages verts, les clartés d’argent distribuées par compartiments selon une loi générale de composition.

PLOËRMEL ; MAISON DU XVIe SIÈCLE, AU FOU AGITANT SA MAROTTE.
PLOËRMEL : MAISON DU XVIe SIÈCLE, AUX TERMES ORNÉS DE FEUILLAGE.

De Ploërmel, je vais à la forêt de Paimpont. J’ai le choix entre la voie ferrée, jusqu’à Néant ou Mauron, et la route qui me mène à Paimpont même, par Plélan et les Forges. J’ai choisi le premier trajet bien que le second itinéraire m’ait semblé plus impressionnant ; mais comment résister à visiter un village qui a pour nom Néant ? Je n’ai rien trouvé là, mais on conviendra que le contraire eût été surprenant, et décevant. À quelques kilomètres, à Tréhoranteuc, au milieu des rochers, sont la butte et le jardin des Touches, et la sépulture d’une fée du viiie siècle. À Mauron, bourg célèbre par la bataille entre les troupes de Montfort et celles de Blois, j’étale ma carte et dresse mon itinéraire pour explorer la forêt. Quoique les signes de la topographie n’aient plus guère de secrets pour moi, je dois me méfier des erreurs d’angles des chemins forestiers. Je m’engage tout d’abord sur la route, bordée de sapins buissonneux, puis par un chemin qui s’amorce sur la gauche, à La Sourdrais, où la maison d’école se dresse, presque seule, à l’ombre d’un bouquet d’arbres. Un espace découvert à franchir, une sorte de monticule dallé de granit, où croissent çà et là des bruyères, et je gagne l’ombre de la forêt. J’ai la surprise alors du hameau délicieux de Folle-Pensée, quelques maisons au bord d’un ruisseau, parmi le feuillage, la fraîcheur et le silence. Un bruit de pas, pourtant, trouble la solitude. Une vieille femme surgit, toute poudrée à blanc de farine ou de plâtre, car je n’arrive pas à comprendre si elle fait son pain ou répare sa maison. C’est la fée du viiie siècle, peut-être, qui est revenue. Elle est d’ailleurs la douceur et la bienveillance mêmes, et quand je lui ai expliqué que je ne sais pas très bien où je vais, ni même où je veux aller, elle m’indique fort gentiment, avec un bon sourire dans sa face blanche, les sentiers qui mènent partout et ceux qui ne mènent nulle part. J’opte pour un chemin raviné, creusé d’ornières, hérissé de quartiers de granit rouge. Je me demande d’abord comment les chariots peuvent passer là sans s’y briser, mais bientôt la route devient meilleure, une bonne chaussée solide à travers la brousse.

LA COIFFE POLKA, LA PLUS PETITE COIFFE DE BRETAGNE.

Je quitte et je reprends cette chaussée. Je monte sous bois, parmi les pins vieux et rabougris, les chênes tordus, les fins bouleaux, les buissons de poiriers sauvages armés de longues épines, les bouquets de ronces, de houx, d’églantiers. Si le feuillage n’est pas haut et abondant, la flore est variée à l’extrême, les corolles de toutes couleurs et de tous parfums disputent leur vie aux fougères et aux hautes herbes à travers lesquelles il faut se frayer un chemin. Je quitte ce fouillis odoriférant, je reprends l’allée qui me conduit, sinon au centre de la forêt, du moins à son point culminant, un plateau où le croisement de diverses avenues forme un carrefour rayonnant autour d’un poteau indicateur, au pied duquel je m’assieds.

Tout autour de moi, à perte de vue, c’est la forêt de Paimpont, la forêt de Brocéliande des trouvères et des poètes. Sa surface est réduite aujourd’hui à 6 000 hectares, après avoir occupé un espace de trente lieues de long sur quinze lieues de large. Elle comprenait tout le territoire situé entre Quintin, Fougères, Dinan et Redon. C’est assez dire que toute la largeur de la Bretagne était barrée par une forêt. C’est là que se réfugient les derniers druides fuyant devant le christianisme. C’est là que se passent tous les hauts faits attribués aux chevaliers de la Table Ronde, ordre fabuleux, créé vers la fin du ve siècle à York, par Uther, roi chrétien, et son fils Artus, sur les conseils de Merlin l’Enchanteur.

Le premier narrateur de la légende des chevaliers de la Table Ronde serait Robert Wace, qui vivait au xie siècle. Les ouvrages des romanciers de la Renaissance suivirent : Tristan de Léonnois, Perceforest, Lancelot du Lac, San Graal… Lancelot, fils de Ban, roi de Brucie, descendant de Joseph d’Arimathie, fut élevé par la fée Viviane, la Dame du Lac, dédaigna la fée Morgane, se prit d’amour pour la belle Geneviève, femme du roi Arthur, et connut les malheurs qu’entraîne la passion. Le saint Graal est le vase où Jésus-Christ but le vin, à la dernière Cène, et qui fut conservé par Joseph d’Arimathie avec quelques gouttes du sang du Christ, recueillies le jour de son supplice. Comment Joseph d’Arimathie, après avoir enseveli son maître en Judée, serait parti pour l’île de Bretagne avec la précieuse coupe, c’est le mystère et le motif de la légende. Joseph quitte la Grande-Bretagne, vient en Armorique, au profond de la forêt de Brocéliande, et disparaît après avoir fondé, en souvenir de la Cène, un banquet où il réunit douze convives autour d’une table carrée. Le roi Arthur transforme la table carrée en table ronde, élève à cinquante le nombre des convives. Ce sont les chevaliers de la Table Ronde, qui se mettent à la recherche du vase au pouvoir surnaturel.

La légende de Merlin l’Enchanteur est liée aux précédentes. Il serait né, vers 460, d’un démon et d’une vierge chrétienne de l’île de Bretagne. Instruit par saint Loup, évêque de Troyes, qui était venu évangéliser l’Angleterre, barde à la cour du roi Uther, ami du prince Arthur, le libérateur de l’Armorique, l’Enchanteur se retire dans la forêt lorsque le prince, trahi, laissé pour mort, a été emporté par les fées dans l’île d’Avallon, où il dort sous leur garde en attendant l’heure où il doit s’éveiller pour délivrer à nouveau la Bretagne. Merlin, pendant ce temps, errant parmi les clairières, rencontre, près de la forêt de Barenton, Viviane, fille du châtelain de Comper, dont la demeure s’élève non loin, au bord d’un étang. Tous deux s’assoient sur une pierre où ils restent jusqu’à la nuit, échangeant leurs serments d’amour, Merlin promet à Viviane, en échange de sa tendresse, de l’initier à la science. C’est la fable du Paradis Terrestre qui reparaît, le dialogue entre Ève et le tentateur. Chaque année, le jour de la Saint-Jean, le barde et la jeune fille se retrouvent sur la pierre, auprès de la fontaine. C’est Merlin qui est vaincu, Viviane, qu’il a rendue savante, Viviane devenue la fée Viviane, emporte son amant dans son château, où tous deux doivent rester endormis jusqu’au réveil d’Arthur.

Je trouve la fontaine Barenton et la pierre où Merlin et Viviane chuchotaient au crépuscule. Je trouve le tombeau de Merlin, un cromlech entourant une dépression de terrain remplie d’eau, bordée de joncs et de plantes aquatiques. La fontaine coule au nord de la Haute-Forêt, près Concoret. Ses eaux avaient jadis un pouvoir miraculeux. Aujourd’hui encore, on les invoque pour obtenir de la pluie, et lorsqu’elle mugit, c’est que l’orage approche. Au xve siècle, une ordonnance du comte de Laval, relative aux « usements et coustumes de la forest de Brecilien », rend hommage aux propriétés magiques de la fontaine. Elle était placée sous la surveillance d’un « géant noir, n’ayant qu’un pied et qu’un œil », qui était en même temps gardien de la forêt et pasteur des animaux qui y vivaient. Il était aux gages du « Seigneur de la forêt et de la fontaine. » Une dalle en marbre était près de la source, et sur cette dalle un bassin d’argent retenu par une chaîne du même métal. Lorsqu’un passant emplissait la coupe et répandait l’eau sur la dalle, le vent mugissait, le tonnerre grondait, la grêle tombait, cinglant et hachant les feuilles d’un grand arbre voisin. Après l’orage, une nuée d’oiseaux s’abattait sur l’arbre, le remplissant de cris et de chants, et tout à coup apparaissait le Seigneur de la forêt et de la fontaine, « vêtu de noir, monté sur un cheval noir, portant un bouclier noir, et à sa lance noire, un pennon noir. » Ce chevalier, réputé invincible, fut défait par Owen, neveu du roi Arthur. Owen épousa la veuve du chevalier Noir et demeura plus de trois ans près de la fontaine, au château de Gaël. Malgré cette solution, la légende reprend force. Huron de Méry, écrivain du xiiie siècle, voulut se rendre compte lui-même du pouvoir de la fontaine. Il passa par toutes les péripéties consacrées, et raconta qu’après l’orage, il vit surgir un chevalier Maure qui, après l’avoir blessé, lui apprit qu’il se nommait Bras-de-Fer et était chambellan de l’Antéchrist.

FOUR DANS LA CAMPAGNE.

Le nom de Paimpont, — Pen Ponthi, — qui fut donné plus tard à la forêt de Brocéliande, vient de Ponthus, qui épousa Sydoine, fille d’un roi de la Petite-Bretagne, dont la capitale était Vannes. Après avoir rempli à la cour de son beau-père les fonctions de connétable, Ponthus se retira dans la forêt de Brocéliande, où il habita le château de Barenton, devenu château de Ponthus.

Au poteau indicateur, on n’a que l’embarras de la direction : Fontaine Barenton, Folle-Pensée, Pertuis, Néant, Huchelou, Paimpont, Ville Danet. Dans tous les sens, c’est la forêt, non pas chenue et mystérieuse, comme l’imagination peut se plaire à la concevoir, mais de jeunes taillis, de verdures claires. L’Enchanteur et la Fée sont partis, les sortilèges sont évanouis. La forêt est nettement circonscrite, n’est plus la vague et sombre étendue d’autrefois. Elle occupe plusieurs collines dont le point le plus élevé est à 255 mètres au-dessus du niveau de la mer. Elle s’étend, au nord, sur une longueur d’environ 10 kilomètres, va se rétrécissant brusquement vers le sud-ouest, s’étrangle davantage encore à l’étang du Pas-du-Houx, se développe à nouveau dans une direction sensiblement parallèle à la première, entre Plélan et Tréhorenteuc, absorbe Paimpont, bâti au bord d’un étang relié à celui du Pas-des-Houx par un cours d’eau sinueux formant une boucle. Sa partie sud, dans la direction sud-est-nord-ouest, d’une longueur de 12 à 13 kilomètres, est coupée à son extrémité par la limite des deux départements d’Ille-et-Vilaine et du Morbihan. L’impression ressentie est fraîche, agreste, non sauvage. On entrevoit à tout instant, à travers les branchages, un peu de la nature cultivée. Pourtant, il est des espaces qui attestent la défaite de l’homme, une partie des terrains déboisés ne produit rien, est changée en lande, la lande de Thélin, la lande de Halgros, la lande de Concoret… Rien d’étonnant si les racontars des veillées font fureur aux alentours de ces parages déserts et mystérieux. Les gens de Concoret ont passé longtemps pour sorciers. La lande est un endroit favorable aux maléfices et aux incantations. Parmi les pierres, sur la terre rugueuse où zigzague un reptile, parmi les fleurs d’or des genêts et des ajoncs, les fleurs roses des bruyères, les sorcières pourraient installer leur chaudron, faire bouillir les crapauds et les couleuvres.

Le lieu fut propice aussi aux guerres de partisans, aux entreprises de chouannerie. Comment poursuivre et retrouver un ennemi qui disparaît dans les brumes, qui erre sans cesse, aux heures du matin et du soir, sur ces étendues crevassées, au bord de ces bois où pleure le cri de la chouette ? Il y a encore des lambeaux de phrases qui font allusion à la part prise par les gens de ce pays à la guerre de forêts : « Les gars de Concoret qui tuent les lièvres à travers les chênes. » Et puis, tout à coup, tout change, le décor du travail et de la vie ouvrière surgit à Paimpont et aux Forges de Paimpont qui fonctionnent depuis 1633. Les Forges sont au bord de l’étang, dans la forêt même. On y accède par un chemin en chaussée qui longe la nappe d’eau. Ce pays, en somme, avec ses cours d’eau, ses étangs, conviendrait admirablement à l’industrie. L’eau y donnerait la force motrice, et les maisons ouvrières pourraient s’élever au milieu de l’espace salubre.

À 6 kilomètres, c’est le château de Comper, dressé sur un rocher, non loin de l’étang ; mais le château primitif, celui de la fée Viviane, a eu maints remplaçants : l’un fut démoli sous Henri IV, l’autre incendié sous la Révolution. La chapelle a été mieux respectée : on la voit auprès du château, flanquée de quatre tours reliées par des courtines.

Ici, il me faut prendre un parti pour explorer avec quelque logique le centre de la Bretagne. Il est difficile de réaliser un voyage en zigzags, de courir sans cesse, du nord au sud et du sud au nord. Mieux vaut tracer une ligne enveloppante, un circuit qui cernera la région. Je décide de redescendre sur Ploërmel, d’atteindre les Montagnes-Noires par Josselin, Pontivy, Guéméné, le Faouët et Gourin, de toucher la fin de la Bretagne par la presqu’île de Crozon, et de revenir par les montagnes d’Arrée. Je regagne donc Ploërmel, d’où je repars aussitôt pour Josselin.

Après avoir admiré l’étang du Duc, je descends de voiture en route, à mi-chemin, au hameau de la Pyramide, pour voir l’endroit où s’est passé, le 27 mars 1351, le Combat des Trente. On garde ces étiquettes dans la mémoire, on s’est habitué à les accepter comme significatives d’événements célèbres. Les précis historiques qui ne donnaient pas autrefois l’aperçu des œuvres d’art et de littérature d’un temps, ni le tableau des mœurs, étaient par contre, abondants en anecdotes faciles à retenir, et le Combat des Trente a toujours été du nombre. « Bois ton sang, Beaumanoir », est un vrai cri de mélodrame historique qui a traversé les siècles. L’imagination de l’enfant croit trouver un aspect encore éloquent aux endroits où s’est passé le fait héroïque, et cet aspect existe parfois, grâce à un décor persistant, à une disposition émouvante du paysage. Ici, rien ne survit. À la place du chêne de Mi-Voie s’élèvent une banale pyramide de granit et une croix restaurée. C’est là, ou plutôt c’est à quelques pas de là, que se rencontrèrent les trente Bretons, commandés par Beaumanoir, venus de Josselin, et les trente Anglais, ayant pour chef Bembro, venus de Ploërmel.

LA PYRAMIDE DU COMBAT DES TRENTE.

Les montées et les descentes de la route me mènent à Josselin, bâti entre deux collines, séparées par l’Oust. On touche aux premières maisons avant d’avoir aperçu le sommet d’une tour, le pignon d’un toit. Je passe devant une porte grillée, j’aperçois l’entrée d’un parc garni à profusion d’arbustes verts, comme une maison bourgeoise cossue : c’est l’entrée du château de Josselin. Mais me voici dans la petite ville, par les rues à angles et à tournants, sur la petite place irrégulière où s’élève la noire église Notre-Dame-du-Roncier. Il pleut. Je sors toutefois pour attendre le dîner. Je descends jusqu’à l’Oust, d’où se découvre l’aspect rébarbatif, l’aspect militaire du château. Sa base est le rocher même, taillé en piédestal pour les tours et le corps de logis. Toute une partie manque, a été abattue, et le rocher est devenu, à une extrémité, une esplanade où vient finir le jardin, mais le reste a gardé fière tournure. Les trois tours, très grosses et très hautes, semblent vraiment des prolongements de la pierre, et la muraille, entre elles, s’élève aussi hardiment, presque nue, seulement percée de quelques ouvertures de mâchicoulis, jusqu’à la ligne des créneaux. Au-dessus, six grandes lucarnes à toiture s’avancent, comme des maisonnettes installées sur la pente du toit. Tel quel, le château semble encore, vu de l’autre côté de la rivière, protéger la ville, la retenir tout au moins sur la pente de sa colline, l’empêcher de dégringoler dans la rivière. Ce n’est plus le château primitif, fondé par Guéthénoc de Parhoët, aux premières années du xe siècle, achevé par son fils Josselin, ce n’est plus même le château de Beaumanoir et de Clisson. Les fortifications et le donjon d’alors furent démolis après la Ligue, et c’est le caractère du xvie siècle qui se révèle par l’architecture et la sculpture du château actuel, restauré par le prince de Léon sur les instances de la duchesse de Berry. Pour achever de connaître Josselin, il faut, après avoir vu sa base rocheuse, remonter en ville et entrer par la grille. Le parc n’est pas grand, offre aux regards les arrangements modernes de nos squares, et même certains vases qui le décorent sont des anachronismes autrement déplacés que les massifs et les pelouses au goût du jour. Je ne réclame pas autour de Josselin une forêt inculte habitée par des loups et des sangliers, j’aurais aimé, au contraire, y trouver un fin décor de nature en accord avec le chef-d’œuvre d’art pressenti. Ce chef-d’œuvre n’est pas au-dessous de sa réputation. Après que l’on a passé devant la tour détachée et le puits surmonté d’un dais de fer forgé, la façade intérieure se dresse devant les regards, à la fois mesurée et fantaisiste, régulière et imprévue, délicieuse. C’est l’envers de la façade extérieure, dressée sur les rochers de l’Oust. C’est le délicat bijou abrité par le rude écrin. Je ne sais si c’est l’heure du jour, la petite pluie qui tombe, l’atmosphère grise et argentée, la disposition d’esprit des soirs de voyage, mais cette façade intérieure de Josselin m’apparaît légère, inconsistante, fantômale. Elle semble bâtie avec des rais de pluie, des écheveaux de brume, des fils de la Vierge, des toiles d’araignée. La pierre couleur de nuée est lointaine, aérienne, légère, à croire, si elle n’affirmait pas un plan préconçu, une ordonnance voulue, qu’un souffle l’a formée, qu’un souffle va la défaire, tant ses lignes si gracieuses et si fermes, tant son fleurissement sculptural si largement et nerveusement modelé, apparaissent en une harmonie brouillée, les lignes et les formes assemblées en une sculpture de dentelles.

LA FAÇADE EXTÉRIEURE DU CHÂTEAU DE JOSSELIN, BÂTI SUR LE ROCHER AU-DESSUS DE LA RIVIÈRE DE L’OUST.

Pour donner aussi simplement que possible la formule architecturale de Josselin, c’est un rez-de-chaussée chargé de hautes lucarnes ogivales à trois clochetons, très en avant du toit et appuyées sur une balustrade de pierre ouvragée. C’est cette balustrade, faite de devises, d’emblèmes, d’ornements en fleurs et en feuillages, qui crée l’unité de l’édifice. Par elle tout se tient, le rez-de-chaussée et les lucarnes forment un tout indivisible, un des plus beaux monuments de l’instant où le gothique donne toute sa sève, l’infuse en un effort suprême aux formes de la Renaissance. Ce passage d’un art à un autre est affirmé à Josselin d’une grâce sans pareille, sans une dureté, avec la même aisance que la nature montre pour passer d’une saison à une autre.

LA FAÇADE INTÉRIEURE DU CHÂTEAU DE JOSSELIN AVEC LE PUITS DE FER FORGÉ.
LA SALLE À MANGER DU CHÂTEAU DE JOSSELIN.

À l’intérieur, on ne connaîtra pas la même harmonie. Il y a quelques portraits qui sont des documents intéressants, celui de Philippe de Chabot, celui du premier duc de Rohan, mais combien de faibles effigies, anciennes et modernes, et quelle décoration appuyée, quelle acceptation sans choix du mobilier moderne ! C’est dommage, et l’intérieur digne de l’extérieur aurait fait de Josselin un monument unique. C’était facile, si j’en juge par telle pièce dénudée, la salle à manger, où s’indique de lui-même le plus sobre arrangement. Je retourne au dehors. La pluie tombe encore, le jour est bas, comme si la nuit allait venir, et il n’est guère que six heures, et nous sommes aux jours de juin qui sont les plus longs de l’année. La façade arachnéenne de Josselin se brouille de plus en plus. J’erre quelques instants aux allées solitaires où je pourrais rester toute la soirée, car l’hospitalité est largement offerte aux passants, je reviens en ville et j’ai le temps encore d’entrer à Notre-Dame-du-Roncier où Clisson est enterré dans la chapelle Sainte-Marguerite. C’est par là que le rude homme de guerre, le « Boucher », entrait avec sa femme Marguerite de Rohan, veuve de Beaumanoir. Il y avait un banc pour s’asseoir, une crédence pour mettre son livre, une grille de granit à travers laquelle il suivait les offices. Il avait reconstruit l’église qui n’était d’abord qu’une chapelle en bois édifiée à l’endroit où un laboureur trouva une statue de la Vierge parmi les ronces. Cette statue devient rapidement une faiseuse de miracles, ressuscite d’abord au xvie siècle trois petits enfants, guérit au xviie siècle un aveugle, Grégoire Guillemin, un borgne, Mathurin Le Bret, des paralytiques, Isabelle Le Lièvre, Jean-Baptiste Guymart, sauve au xviiie siècle l’enfant de Mme  Magon de la Gervaisais ; en 1865 une religieuse, Marie-Françoise Hémery, en 1880 la nièce d’une religieuse, en 1883 Marie Hillion, paralysée. C’est le dernier miracle. Je n’ai pas tout énuméré. Depuis 1728, la Vierge du Roncier guérit ou atténue le mal des Aboyeuses, fréquentes à Josselin depuis que de mauvaises lavandières ont enjoint à la Vierge Marie, déguisée en vieille mendiante, de passer son chemin, et ont lancé leurs chiens contre elle. « Femmes sans cœur, a dit la Vierge, vous aboierez comme vos chiens, et vos enfants après vous ». Un buste de saint Étienne aussi fait des miracles : on lui offre de petits sacs de grains, et il guérit les maladies du cuir chevelu.

À JOSSELIN : DE PETITS SACS DE GRAINS SONT OFFERTS À SAINT-ÉTIENNE POUR LA GUÉRISON DES MALADIES DU CUIR CHEVELU.

Tel est l’humus des croyances, la foi aux images que l’on peut trouver sous la vie civilisée d’une petite ville de Bretagne. Bien des événements se sont passés à Josselin. Le protestantisme y a eu ses adeptes et même un chef, au château, en la personne d’un Rohan. La Révolution a agité la ville, a mis un temple de la Raison à la place de l’église. Mais aujourd’hui, malgré la division en partis, il reste, chez beaucoup au moins, l’habitude des pratiques d’autrefois. Ce que les spectacles de l’existence ont de toujours étonnant en Bretagne, si souvent qu’on les observe, c’est leur caractère d’ancienneté et de continuité. On constate bien que le temps fait son œuvre, ici comme ailleurs, qu’il change les mœurs, qu’il change aussi les esprits. Le chemin de fer est maintenant tracé au milieu des campagnes les plus retirées, les plus sauvages. L’automobile traverse les landes et les forêts. Sur la route de Ploërmel à Josselin, j’ai rencontré une paysanne à bicyclette. Sur tous les murs, il y a encore les lambeaux d’affiches de la bataille électorale d’hier, et les idées qui passionnent les habitants des grandes villes font leur apparition, non seulement dans les petites villes et les bourgs, mais au hameau, parmi les quelques maisons encore couvertes de chaume, où l’être humain se montre à peine, où l’on voit surtout des bœufs, des vaches, des moutons, des cochons, des poules, des chênes, des hêtres, des bouleaux.

Mais non seulement l’agitation nécessaire de notre temps surprend en face de la nature immuable, elle paraît singulière même dans les vieilles villes bretonnes où il y a l’allée et venue des marchés, l’arrivée et le départ des voitures, le petit trafic des boutiques, les discussions du café. Oui, même là survit le passé avec son décor et sa figuration, à croire que rien n’a changé depuis le xive siècle, si l’on aperçoit tout à coup certaines figures d’hommes, de femmes, d’enfants, en avant des vieilles pierres d’une maison, d’une église ou d’un calvaire. Il semble, par instants, que toute une population se soit conservée sans donner prise au temps, continuant les paroles et les gestes de la vie d’hier, malgré tout le nouveau qui l’assaille. Dans les yeux qui regardent en dedans on ne sait quel songe machinalement quitté, repris, toujours continué, comme le tricot de cette bonne femme qui passe, dans ces yeux c’est à peine si l’on aperçoit un étonnement, une interrogation parfois. Il y a une réserve, une timidité visibles, chez la plupart des êtres rencontrés : leur parole se tient sur le qui-vive, leur bonjour est embarrassé et craintif. Ils sont d’une autre race, ou plutôt d’un autre temps que le voyageur qui passe, ils sont contemporains de leurs maisons à porches et à auvents, de leurs églises en granit.

C’est à l’église qu’il faut les voir pour deviner la longue hérédité qui pèse sur eux, comme je viens de les voir à Josselin, comme je les ai vus hier à Ploërmel, comme je les verrai demain à Pontivy. À n’importe quel moment de la journée, l’église abrite quelque bonne femme, assise, à genoux ou blottie dans l’angle d’un confessionnal. J’en aperçois, à Notre-Dame du Roncier, qui sont de pauvres débris humains, des vieilles aux pieds nus, vêtues d’un jupon sordide, coiffées d’une coiffe de grosse toile qui pend comme une loque, et qui sont tombées là, qui se sont affalées au pied d’une colonne sculptée, dans la lumière des pierreries d’un vitrail, et que je ne distingue pas tout d’abord de la pierre, qui restent immobiles à faire croire qu’elles sont mortes, si leurs mains de squelettes n’égrenaient pas un chapelet, si leurs lèvres usées ne marmonnaient pas de monotones paroles sans suite. À quoi pensent-elles ainsi ? À quel destin invisible et muet confient-elles les chagrins et les misères de leur pauvre vie ? Elles vivent là de leur illusion, elles recommencent sans fin leur prière machinale, elles regardent la petite lampe qui brûle dans le chœur, les saints de bois et de pierre, Clisson le Boucher allongé en marbre blanc sur sa tombe auprès de son épouse Marguerite, monseigneur Dieu le père avec sa barbe blanche, madame la Vierge, et le petit Jésus, et Jésus crucifié. C’est par ce crucifié que l’on a endormi la protestation de douleur de l’humanité. C’est parce qu’il y a eu le bois de la croix, les clous, le coup de lance, l’éponge trempée de fiel, que cette vieille femme et toutes ses pareilles ont tout accepté et s’acharnent à remercier l’auteur mystérieux de leurs maux, prostrées à l’angle d’une muraille d’église.

UNE FONTAINE DANS LA CAMPAGNE BRETONNE.

Que le dimanche vienne, comme il vient pendant que je suis à Josselin, que les cloches sonnent, que l’orgue chante, que le prêtre tout doré surgisse à l’autel illuminé et prononce, en une langue qu’elle ne comprend pas, des phrases chantantes et solennelles, la vieille, éblouie, va pleurer d’émotion et de joie, et croire qu’elle possède déjà un peu de Paradis. Et toutes celles qui sont dans l’église sont de même, toutes celles qui sont venues de plusieurs lieues à la ronde, qui sont sorties de leurs chaumières pareilles à des tanières, qui sont voûtées, ridées, quasi-centenaires, vieilles fées qui vivent aux abords des fontaines, dans les clairières des bois sombres, au bord des marécages où sautillent les feux follets. Elles sont heureuses du spectacle. On allume les cierges, on fait fumer l’encens devant les images, on fait résonner l’orgue, on convie les pauvres, et lorsqu’ils sont là, rassemblés, on leur fait chanter leurs peines.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE DU CENTRE[10]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


II. — Le Pays de Pontivy.


Rohan. — Loudéac. — La Forêt. — La première imprimerie bretonne. — Saint-Méen, Collinée, Le Gouray. — Les Caqueux. — Moncontour, Plœuc, Plouguernast. — La Fête-Dieu à Pontivy. — Le monument de la Fédération bretonne-angevine. — Le château à l’abandon. — Un chouan oublié. — Sacs de papier. — Les petites filles à jupes longues. — Les vitraux de Stival. — L’orage. — La chaumière, — Guéméné. — Le Château et son jardin. — Le Bain de la reine. — Kernascléden. — Le Faouët. — Les Halles. — La faiseuse de crêpes. — Saint-Fiacre. — Sainte-Barbe. — Chez le tisserand. — Intérieur de Bethléem et de Nazareth.



Je prends le plus long pour aller à Pontivy ; mais à Rohan, où je m’arrête en quittant Josselin, j’en serais pour mon arrêt si le magnifique paysage n’était une compensation suffisante à l’absence du château fort dont il ne reste que quelques vestiges, et à la présence d’une église moderne quelconque. Non loin, la Chèze aussi était une place forte, au château flanqué de neuf tours, entouré de douves profondes et communiquant par un pont-levis au château de Rohan. Rien de tout cela n’existe non plus. On dit qu’il y a un demi-siècle, on pouvait voir encore l’entrée du souterrain. Rien, plus rien. Henri IV a rasé le château, et la terre et la végétation ont bouché le trou. À Loudéac, il y aurait également peu de chose s’il n’y avait pas la forêt, mais il y a la forêt. C’est un fragment détaché de l’immense forêt de Brocéliande, et c’est d’un rendez-vous de chasse qu’est née la ville. La forêt de Loudéac, où abonde le gros gibier, est d’aspect plus ancien, plus farouche que la forêt de Paimpont. Elle avait, au xve siècle, cinq lieues de longueur et deux de large. Elle n’a plus aujourd’hui qu’une étendue de 8 kilomètres avec 4 kilomètres de largeur. Les chevaux y vivaient à l’état de liberté, et le vicomte de Rohan y tirait grand profit des poulains. Vingt à trente grosses forges y étaient établies et fabriquaient des poêles à crêpes, des fers de charrue, des broches, des lardiers, pour une grande partie de la Bretagne. Heureux pays qui n’a guère d’autre histoire. Loudéac ne fut jamais fortifié et n’eut, de ce fait négatif, à subir aucun siège. On relate que l’armée française vint y loger, en 1491, à la fin de la guerre de Succession, et qu’elle y souffrit de la faim. On dit aussi que la première imprimerie bretonne fut fondée à Loudéac. Le goût du savoir n’en fut pas pour cela répandu dans toute la région, puisque, en 1794, les paysans révoltés détruisirent une maison d’étude construite, en 1768, pour le défrichement des terrains incultes.

C’est revenir sur mes pas que d’aller à Saint-Méen, mais il faut me résigner à ces courses qui rayonnent autour d’un centre. Le bourg est né d’un monastère, fondé par saint Méen, abattu au xe siècle par les Normands, réédifié au siècle suivant par Hingueton, abbé de Saint-Jacut, rebâti encore plusieurs fois, notamment en 1712. Je vois là l’église abbatiale, sa tour ogivale, coiffée d’un dôme et d’une autre tour carrée plus petite. En venant, j’ai vu Merdrignac, pays de landes coupé de pâturages. Je m’en reviens donc à Loudéac par Collinée, par la vallée du Menez, non loin de la forêt de Bosquen, Collinée, où il reste quelques maisons du xvie siècle, parmi lesquelles sans doute est la maison de Simon Collinæus, qui fut le collaborateur d’Estienne, épousa sa veuve, créa des poinçons pour les caractères italiques, eut l’idée du premier alphabet illustré, et publia des éditions célèbres. Non loin, au Gouray, existait autrefois une « caquinerie », hôpital où l’on traitait la lèpre. Les Caqueux ou Cacous avaient ou n’avaient pas la lèpre, les historiens ne paraissent pas très fixés sur ce point. Ils passaient pour l’avoir, et cela suffit pour que l’on prît contre eux les plus terribles mesures d’isolement. Partout, ils avaient leurs places séparées, même à l’église, avec le vide autour d’eux. Un métier leur était permis, celui de cordier. Admirez l’illogisme qui faisait aux gens qui les fuyaient acheter les cordes faites de leurs mains dangereuses. Ils pouvaient avoir quelques terres autour de leurs maladreries, mais ils ne pouvaient bâtir. Peu à peu les Caqueux s’enhardirent, allèrent çà et là, entreprirent des commerces. De véritables lépreux se révélèrent, et François II dut rendre, en 1465, une ordonnance qui défendait aux Caqueux « de non aller, ne voyager sans avoir une marque de drap rouge sur leur robe, pour les connaître, afin d’éviter le danger et inconvénient qui vraysemblablement pourrait advenir ès gens sains et non suspects et entachés d’icelle maladie, et aussi de non plus se marchander de beurre, plume, porcs, vaches, veaux, chevaux, et autres marchandises, fors seulement de marchander le chanvre au fil pour leur fait ou métier de cordage ; et pareillement de non plus faire aucun labourage que de leurs jardins ». Cette ordonnance fut appliquée par les gens du duc avec une telle rigueur que les Caqueux faillirent être réduits à la famine, dit M. Ant. Dupuy, dans son Histoire de la Réunion de la Bretagne à la France, à laquelle j’emprunte ces détails.

Un autre auteur, Monteil, dans son Histoire des Français des divers états, dit comment se pratiquait la relégation du Caqueux. Lorsqu’il avait été arraché à sa famille, on le recouvrait d’un drap mortuaire, le chef de la paroisse venait le prendre en procession, le conduisait à l’église, où il était placé en chapelle ardente, pour entendre les prières des morts et recevoir des aspersions, avant d’être conduit à la maison qu’il devait occuper. « Arrivé à la porte, au-dessus de laquelle était placée une petite cloche surmontée d’une croix, le lépreux, avant de dépouiller son habit, s’est mis à genoux, le curé lui a fait un discours touchant, l’a exhorté à la patience, lui a rappelé les tribulations de Jésus-Christ, lui a montré, au-dessus de sa tête, prêt à le recevoir, le ciel, séjour de ceux qui ont été affligés sur la terre. Le malade a retiré ensuite son vêtement, mis sa tartarelle de ladre, pris sa cliquette pour qu’à l’avenir tout le monde eût à fuir devant lui. Alors le curé, d’une voix forte, lui a prononcé en ces termes, les défenses prescrites par le rituel :

« Je te défends de sortir sans ton habit de ladre.

« Je te défends de sortir nu-pieds.

« Je te défends de passer par les ruelles étroites.

« Je te défends de parler à quelqu’un lorsqu’il sera sous le vent.

« Je te défends d’aller dans aucune église, dans aucun moutier, dans aucune foire, dans aucun marché, dans aucune réunion d’hommes.

« Je te défends de boire et de laver tes mains, soit dans une fontaine, soit dans une rivière.

« Je te défends de manier aucune marchandise avant de l’avoir achetée.

« Je te défends de toucher les enfants. Je te défends de leur rien donner.

« Je te défends enfin d’habiter avec toute autre femme qu’avec la tienne. »

Le prêtre lui donne ensuite son pied à baiser, lui jette une pelletée de terre sur la tête, après avoir fermé la porte, le recommande aux prières des assistants. « Après quoi tout le monde s’est retiré. »

Je ne regrette pas d’être rentré à Loudéac par Moncontour, Plœuc, Plouguernast. À Moncontour — ville de tours, — spécifie le dicton, il y a des jardins entassés sur l’emplacement des anciennes murailles, que réunissaient autrefois dix-sept tourelles crénelées et qui soutinrent plusieurs sièges, du xive au xvie siècle. Le pardon de Moncontour, qui se célèbre à la Pentecôte, dure quatre jours, du samedi au mardi, avec promenade sur les genoux nus, autour de l’église, procession du soir aux torches et aux cierges, enfin, réjouissances, buveries et danses. Le patron est saint Mathurin, dont la vie est retracée en de belles verrières, exécutées d’après les dessins de Cousin, en 1537. Je quitte la ville, accrochée à la colline au-dessus de l’Evron, la petite ville paisible où fut promenée, un jour, au bout d’une pique, la tête du chouan Bras-de-Forge de Boishardy. À Plœuc, il y a un vieux manuscrit dans l’église, un vieux puits sur la place, de vieilles pierres de druides aux environs, et à quelques kilomètres, les vieux arbres de la forêt de Lorges. À Plouguernast, enserré de collines, il n’y a que quelques vitraux à voir à l’église. Je repars vite pour Loudéac et Pontivy, par le chemin de fer.

PAYSAN DE PONTIVY, EN VESTE BLANCHE BORDÉE DE VELOURS NOIR.

Lorsque j’arrive à Pontivy, un dimanche de juin, la ville est en pleine Fête-Dieu. Un grand reposoir est édifié à l’extrémité de la rue principale, très large, bordée de maisons basses. Statues de plâtre colorié, bouquets de feuilles d’or et de feuilles d’argent, vases ornés de devises, cœurs flamboyants, cierges allumés, fleurs de jardins, branches de sapin, sont accumulés sur un autel très élevé, en architecture de branchages, surmonté d’une croix. Le sol est jonché de fleurs, les rez-de-chaussée des maisons sont tendus de draps blancs piqués de bouquets. Au loin, le cortège s’avance, remplit peu à peu la rue. Des femmes et des jeunes filles endimanchées, coiffées de chapeaux fleuris, accompagnées de leurs bonnes en coiffe ; des petites filles en blanc, des toutes petites, grandes comme des poupées, avec d’énormes chapeaux, sous la conduite de religieuses noires ; des fillettes, des jeunes filles de confréries, en blanc, avec le ruban bleu en sautoir ; des paysannes, en robes noires, en bavettes et en tabliers blancs, en coiffes blanches, portant des bannières fleuries et enrubannées, d’autres paysannes en coiffes noires. C’est un défilé de régiments, avec les drapeaux et la musique, mais la marche est lente, prudente, tout le monde semble avancer avec précaution, comme si l’on craignait de réveiller quelqu’un, les voix qui chantent sont graves, assourdies, presque chuchotantes, des voix qui échangent des confidences dans une chambre de malade. Voici l’état-major de cette armée discrète, des enfants de chœur, des chantres, des sous-diacres, des diacres, des chanoines, entourant un dais blanc, garni de panaches blancs, porté par quatre vigoureux paysans en vestes blanches bordées de velours noir. Sous le dais, le prêtre portant l’ostensoir dont l’or flamboie dans l’ombre. Il y a de doux visages de vieillards dans ce groupe des prêtres, il y a aussi des visages noirs, fermés, inquiétants, des yeux au feu vif.

PETITE FILLE DE PONTIVY, EN JUPE LONGUE, TABLIER DE COULEUR, COIFFE DE DENTELLE.
PAYSANNE DE PONTIVY, EN COIFFE NOIRE.

La procession passe. Elle est passée. Les retardataires ont maintenant rejoint le gros de l’armée, et toute la foule est massée autour du reposoir. Je puis parcourir à mon aise la rue élargie, et toutes les rues, où il n’y a plus personne. Auprès de l’église Notre-Dame-de-la-Joie, sur une petite place, un petit monument, étriqué et banal, inauguré il y a quelques années, fixe le souvenir de la Fédération bretonne-angevine. C’est à Pontivy qu’eut lieu, le 15 janvier 1790, la réunion des délégués des jeunes volontaires actifs envoyés par toutes les villes de Bretagne et d’Anjou, sauf Nantes. Ils se réunirent au nombre de cent cinquante, dans une salle du couvent des Récollets, sous la présidence de Moreau, prévôt à l’École de droit à Rennes, rédigèrent des adresses au Roi, à l’Assemblée nationale, à Necker, à La Fayette, puis discutèrent et votèrent un Pacte fédératif, dont il fut donné lecture, le 29 janvier, dans l’église des Récollets, à l’issue de la messe, devant l’autel encadré de drapeaux. Un serment solennel fut proféré : « Nous jurons par l’honneur, sur l’autel de la Patrie,… de rester à jamais unis par les liens de la plus étroite fraternité,… de combattre les ennemis de la Révolution, de maintenir les droits de l’homme et du citoyen, de soutenir la constitution du royaume, et de prendre au premier signal de danger pour cri de ralliement de nos phalanges armées : Vivre libres ou mourir ! » Le pacte de Pontivy fut envoyé à toutes les communes de France par l’Assemblée nationale, et c’est ainsi que la petite ville bretonne donna son modèle à la Fédération du Champ-de-Mars. Un tel événement valait un monument plus altier. La Fédération bretonne-angevine n’a pas eu la chance de susciter, par son acte, une œuvre d’artiste. Seules, les paroles inscrites sur le piédestal ont une grandeur. L’Église Notre-Dame-de-la-Joie, bâtie au xve siècle, et restaurée, n’est pas bien extraordinaire, mais elle a tout de même une autre couleur et un autre air que le bibelot disproportionné posé sur la place.

Le monument de Pontivy, c’est le Château. Il est bien ruiné, bien à l’abandon. Deux de ses grosses tours surgissent seules des tertres verts qui l’entourent, la troisième est presque écroulée, la quatrième n’existe plus, et le gardien a étagé un jardin parmi les fortifications détruites. Le lierre et la mousse envahissent les vieilles murailles. La nature reprend lentement, inexorablement, sans un arrêt, les blocs de pierre superposés en 1485. Mais tout cet appareil de force qui s’en va reste beau jusqu’à la fin, puisque sa fin le confond avec ce qui l’environne, la pierre, le végétal et la terre. On entre là comme on veut, car tout le monde est à la procession, on franchit le pont-levis, on pousse une porte, on pénètre dans le vestibule, on pousse une seconde porte, et l’on se trouve dans la cour déserte. Personne chez le gardien. La cour est vaste et jolie, avec ses lucarnes, son blason de Rohan, son escalier à rampe de fer qui ajoute dans un angle l’élégance du xviie siècle à la sévérité du château féodal. Mais tout dit le désordre et l’oubli, d’abord l’envahissement de la nature, la mousse qui verdit les sculptures, l’herbe qui jaillit entre les pavés, puis le mépris de l’homme pour cette vieille carcasse de pierre dans laquelle il a creusé son gîte : il y a des fagots dans un coin, du linge qui sèche sur la belle rampe de fer forgé de l’escalier, et la chapelle située à l’angle opposé et à laquelle on accède par un second escalier extérieur me paraît dans le même état de délabrement que le reste. Au moment où je mets le pied sur la première marche, une face d’homme se montre à une fenêtre, deux yeux clignotants sous un vieux chapeau, une barbe mal rasée, des cheveux longs tombant en mèches sur les épaules. L’homme vient m’ouvrir la porte et apparaît dans le cadre. C’est un vieux paysan, une manière de chouan, semblable très probablement à ceux qui se soulevèrent en mars 1793 contre le décret de la Convention ordonnant la levée de 300 000 hommes, et s’en vinrent assiéger Pontivy, qui les repoussa. C’est d’hier, et le grand’père de ce bonhomme a pu voir ces événements. Celui-ci parle à peu près français, me montre la chapelle encombrée d’un fouillis d’objets et m’apprend que le musée n’existe plus : une partie des objets est là, peut-être, tout ce qui avait une valeur a été transporté à Josselin qui appartient aux Rohan, comme le château de Pontivy. Dans les salles du musée, transformées en atelier, les femmes de Pontivy confectionnent maintenant des sacs de papier. Jean de Rohan ne pouvait pas prévoir, en 1485, qu’il construisait son formidable château fort, avec ses quatre tours, ses mâchicoulis, ses courtines, ses meurtrières et son pont-levis, pour abriter cette innocente industrie.

LE CHÂTEAU DE PONTIVY, BÂTI PAR JEAN DE ROHAN, EN 1485.

Je sors et reste encore quelques instants en promenade autour du château, sur la colline qui domine le Blavet. Entre le château et la rivière, c’est le champ de foire : cinq foires par an, le 8 mai, le 19 juin, le 8 septembre, le 21 octobre, le 21 novembre, et marché tous les lundis. D’un autre côté, je domine la route par laquelle les gens reviennent de la Fête-Dieu, et je vois défiler la collection la plus jolie et la plus comique de petites filles bretonnes, à gros souliers, à jupes longues, à tabliers de couleur, à coiffes de dentelles. Elles marchent, courent, tournent autour de jeunes femmes et de vieilles femmes vêtues comme elles, et ma foi ! elles ont toutes plus de style et de grâce que les dames et demoiselles en beaux costumes parisiens, en chapeaux à fleurs, à plumes et à panaches, qui passent aussi sur la route. Je finis la soirée à travers les petites rues, la rue du Fil, la rue du Pont, où s’avancent les visages vieillots de maisons coiffées de travers, la place Égalité, avec sa maison de 1578 et sa statue du Dr  Guépin. Puis je parcours la place immense, solennelle, morne, la place Nationale, où s’ennuie la statue du général de Lourmel, mort devant Sébastopol. C’est autour de la place Nationale que s’élèvent les édifices officiels, la Sous-Préfecture, l’Hôtel de Ville, le Tribunal. Je quitte cette étendue désolée sans pousser plus avant mes investigations, mais pour me perdre au square qui entoure l’église Saint-Joseph, allées, pelouses et ombrages parmi lesquels est installé un monument druidique en miniature. Il me semble, dans cette ville de Pontivy, que je joue au jeu de l’oie, que je vais m’égarer au labyrinthe ou tomber dans le puits, et qu’il me faudra « payer dix » pour recommencer à la première case. Je découvre enfin une promenade charmante, sous les verdures, au bord du Blavet, où il n’y a qu’un couple qui fait de l’hygiène, allant d’un bout à l’autre au pas gymnastique, en faisant aller les bras, les yeux fixés à terre. Je déambule plus lentement. Demain, je me sauverai plus vite.

PONTIVY : LA PLACE ÉGALITÉ AVEC SA MAISON DE 1578 ET SA STATUE DU Dr  GUÉPIN.

De Pontivy, je vais sur les Montagnes-Noires par un chemin qui touchera Guéméné, Le Faouët et Gourin. Le temps est gris, chaud, orageux. Mignonne, la petite jument blanche attelée à la voiture, s’en va d’un assez bon train sous les injonctions affectueuses du voiturier : « Allons ! Mignonne. » Un arrêt à Stival, pour admirer le flamboiement des vitraux de Saint-Mériadec, un arbre de Jessé, une Passion, des scènes de la vie de la Vierge, de la vie de saint Mériadec. Je laisse en route d’autres chapelles à vitraux, et des châteaux, et des dolmens, et des menhirs. Il faut se hâter d’atteindre quelque maison. Au moment où je quitte la route de Carhaix pour filer sur Guéméné, le ciel devient d’un violet noir, une lumière cuivrée change la verdure, l’orage éclate, des éclairs crevassent la nuée, la foudre tonne, une pluie formidable inonde le paysage, et aussi la voiture, malgré le tablier relevé et la capote abaissée. Enfin, une maison apparaît à un carrefour. Je descends sous l’averse, et je fais là mon petit déjeuner du matin avec du pain noir et du lard qui me semblent délicieux pendant que les éléments font rage hors de la chaumière. Cette chaumière est meublée comme toutes celles que l’on aperçoit sur les routes de Bretagne : une table et deux bancs, des lits-clos, des solives où pendent des andouilles, des quartiers de lard, des vessies de graisse. Puis l’armoire et l’horloge, en bois ciré, aux gonds de cuivre reluisants. L’armoire et l’horloge, c’est ce que l’on aperçoit partout, bien en vue, par la porte ouverte, c’est la parure, le luxe et l’orgueil de la maison. Le fort de l’orage est passé, il pleut toujours, mais la pluie n’est pas en fureur comme tout à l’heure, elle est régulière et apaisée, elle ne fouette plus le paysage, elle le caresse, et déjà le ciel sourit à travers les pleurs. C’est ainsi, dans la fraîcheur et la douceur, que j’arrive à Guéméné. La première impression est charmante. Une grande rue, aux pavés lavés par la pluie, dévale entre des maisons rousses et grises, des maisons basses, trapues, qui paraissent tenir solidement au sol. On croirait qu’elles sont là de toute éternité, comme des rochers que la main de l’homme aurait creusés en logements et en boutiques, taillés, aplanis et ornés en façades. Tout en haut, la rue se divise en deux et une rangée de maisons s’avance à l’intersection comme un promontoire. Au petit hôtel, de bonne mine et excellent, deux femmes sont à table en mantes noires bordées de velours, que l’on prendrait tout d’abord pour des religieuses. Ce sont des femmes d’Hennebont, deux jeunes veuves en grand deuil, et qui sont venues à Guéméné pour un enterrement. Malgré leur veuvage et la cérémonie à laquelle elles viennent d’assister, elles sont gaies et avenantes, causant avec à-propos, répondant malicieusement aux avances que leur fait lourdement un vieux commis-voyageur. Ce flirtage est un peu agaçant, et la scène d’intérieur n’est pas en rapport avec le charmant extérieur de Guéméné. Enfin, les deux mantes noires quittent la table, et le bonhomme détale bientôt à leur suite, féru de l’espoir de dîner avec elles ailleurs. Mais il a pris leurs malices pour des coquetteries, et je l’aperçois bientôt, assez penaud, laissé là par les deux voyageuses sagement reparties pour Hennebont avec leur veuvage. Ce dénouement ramène la gaieté dans mon esprit un moment chagriné de la sotte suffisance de l’homme et anxieux de la vanité étourdie de la femme. Les poules se sont moquées du renard. Je puis voir Guéméné en toute tranquillité.

GUÉMENÉ : UNE RANGÉE DE MAISONS S’AVANCE COMME UN PROMONTOIRE.

La même pluie douce et lente continue de tomber. Je m’abrite un instant chez une boutiquière qui croit que ce temps-là n’est pas naturel, et qu’il est dû à la catastrophe de la Martinique. Mon voiturier, en route, m’avait déjà tenu ce discours. Et tout à l’heure, sous la halle où je m’abrite pour laisser passer une ondée trop forte, un charroyeur, un peu titubant, vient me fournir la même explication. Je le quitte pour aller voir le château, car Guéméné, avant d’être un bourg, a été un château, bâti au xie siècle, rebâti au xve, qui résista aux Ligueurs, mais fut emporté par les Chouans. Il n’en reste aujourd’hui que les ruines des neuf tours, et c’est au milieu de ces ruines qu’un petit château moderne a été construit. On le voit de la rue, simple et paisible au milieu d’un jardin, habitation très modeste avec un grand toit qui lui donne bon air. Ce n’est pas l’avis de la boutiquière qui me dit : « Madame n’a pas su faire construire : il y a plus de toit que de maçonne. » C’est une dame, en effet, qui habite là, toute seule, tout du long de l’année, avec ses bonnes et ses jardiniers. Elle est chez elle, et tout le monde est admis chez elle. Entre qui veut. Il n’y a qu’à pousser la grille. Aucun chien n’aboie contre le visiteur. Aucun domestique ne vient vous demander votre carte ou vous présenter un registre à signer. Il y a une boutique d’épicerie enclavée dans la propriété, et l’épicière vous renseigne si vous y tenez : voilà tout. On n’aperçoit, à quelque vitre du petit château, qu’une coiffe blanche et des mains qui tricotent. La tête ne se tourne même pas pour vous regarder passer. Allez, venez, partez, restez, promenez-vous, asseyez-vous, faites à votre guise. Ici, le passant est, pour le temps qui lui convient, le maître du domaine,

LES BAINS DE LA REINE AU CHÂTEAU DE GUÉMÉNÉ, SA VASQUE DE PIERRE, SES MASCARONS.

Ce domaine vaut d’être possédé, ne fût-ce qu’un instant. Les murs sont abattus, il n’y a plus qu’un fragment de la chapelle. Il reste aussi debout un portail, des pilastres, à une extrémité du pont, et une porte avec sa poterne à l’autre bout. On a laissé la nature conserver et orner ces restes. Le jardin a été bien tracé, avec ses allées, ses pelouses, ses massifs ; mais, le cadre une fois fait, il semble que par places on ait laissé déborder les forces vives. C’est une profusion d’arbres, de plantes et de fleurs, sur un merveilleux terrain qui se creuse et se relève en molles ondulations, qui s’en va en pentes douces jusqu’aux fossés d’autrefois, qui se relève sans effort pour atteindre aux crêtes des vieilles murailles enfoncées dans le sol. Je ne puis décrire exactement ce que j’ai vu. Il m’est surtout resté dans la mémoire un spectacle reposant, délicieux et grandiose, marqué à la fois de richesse et d’indifférence, mais une richesse sans apprêt, sans ostentation, faite de la seule beauté des choses naturelles, mais une indifférence qui est une soumission amoureuse aux lois du temps et des saisons. Ce jardin du château de Guéméné, plus j’y songe, est un lieu particulier et unique qu’il faudrait habiter longtemps pour le connaître et pour le pénétrer. Peut-être même l’entreprise est-elle impossible. Il s’offre à vous avec l’abandon que j’ai dit, mais sa courtoisie est hautaine, il garde comme une expression de sécurité ironique et mystérieuse, vous met au défi de vous assimiler la vie qui s’est écoulée là et qui est restée éparse, qui rôde autour des vieilles pierres et s’évapore au parfum des roses. Je suis une allée qui contourne un creux verdoyant, et tout à coup j’entends des paroles qui sortent de terre, mêlées au clapotis de l’eau. Ce sont des lavandières que l’on n’aperçoit pas et qui se disent sans doute tous les mystères d’autrefois avec les commérages d’aujourd’hui et les prévisions de demain. Je longe le bord du rû qui coule entre les arbres au feuillage léger et les fleurs aquatiques de la rive et j’arrive à une barrière au delà de laquelle, enclavées aussi dans la ruine, sont tapies une chaumière et une étable. Une bonne femme à coiffe noire surgit avec une vache et me souhaite la bienvenue en son langage breton. Je me perds à un dédale d’arbres et de pilastres, j’avise une porte étroite et j’entre dans une petite salle creusée dans l’épaisseur de la muraille. Cette petite salle est une petite salle de bains, avec sa vasque de pierre, ses arrivées d’eau visibles, ses mascarons à l’énigmatique sourire de pierre soutenant les nervures de la voûte. La vasque est au fond, il y a deux bancs de pierre pris dans la muraille, et une croisée étroite comme une meurtrière par laquelle on voit l’émeraude du feuillage mouillé et la trame grise de la pluie. Qui est venu là ? Quelle songerie de femme s’est réfugiée en cet abri pendant qu’au loin la vie faisait rage ? Qui a écouté, de ce banc de pierre, de cette fenêtre en fente, la canonnade des Ligueurs dont on a retrouvé les boulets de pierre dans les fossés d’alentour ? Il a fallu que ce réduit eût un charme pour survivre à la mort du vieux château féodal, pour être respecté par ceux qui vinrent démanteler la forteresse au nom de Louis XIII et de Richelieu. On l’appelle le Bain de la Reine, sans dire de quelle reine il s’agit, sans doute la reine mystérieuse et invisible qui vient ici quand personne n’est là pour la regarder passer, quand les lavandières se sont tues, quand la bonne femme à la coiffe noire rêve dans son lit clos et que sa vache rumine dans son étable, quand le bourg est endormi, toutes ses fenêtres closes comme des paupières lourdes sur ses façades, quand tous les passants curieux sont rentrés à Paris. Alors, la Reine, pâle et blonde, vient au long du rû, vêtue de voiles légers, passe comme une ombre au long des massifs, contourne les sentiers, effleure les pilastres, entre dans la petite salle sans porte, quitte ses voiles, étend son corps d’ombre dans la vasque où l’eau vient bruire doucement. C’est par les beaux soirs d’été. Le murmure de l’eau et la respiration de la baigneuse se confondent avec le chuchotis de la brise tiède dans les arbres, les rossignols chantent comme ils ont toujours chanté, un clair de lune verdâtre pénètre par l’étroite croisée avec l’odeur des roses, et la lumière et le parfum des nuits sont seuls à connaître le secret de la petite salle et la venue de la visiteuse qui va disparaître comme elle est venue, avant le premier avertissement du jour.

AUBERGE À GUÉMÉNÉ.

Je sors par les allées mouillées, je donne aux choses ce dernier regard de l’homme qui s’en va, ne sachant s’il reviendra jamais, je franchis la grille, me retrouve dans la rue du bourg. Le vieux commis-voyageur fume piteusement sa pipe devant la porte. Mignonne est attelée, toute blanche, le poil luisant, bien nourrie, bien reposée, Allons ! Mignonne, en route pour le Faouët. La voiture saute sur le vieux pavé de Guéméné. Les façades blanches, noires et rousses s’effacent. Voici de nouveau la campagne. Une surprise en route, le hameau de Kernascléden, quelques maisons autour d’une place, et, un peu en retrait, tout contre les champs, une magnifique église gothique, de noir granit, au porche où méditent naïvement et durement les statues des douze apôtres, aux voûtes peintes de fresques détériorées, encore révélatrices d’un dessin souple et expressif. La légende dit que les anges ont aidé les ouvriers qui ont construit cette église de Kernascléden. Ce qu’il y a de certain, c’est que les ouvriers « travaillaient comme des anges » pour avoir taillé, d’une main si nerveuse et si sûre, les roses et les tympans, la flèche et la galerie.

On passe un petit affluent du Scorff, puis un affluent de l’Ellé, puis l’Ellé. Toute cette campagne sillonnée de ruisseaux est gracieuse et riche, Une montée, et bientôt apparaissent les premières maisons du Faouêt. C’est un bourg de bon repos, le vieux bourg breton où l’on est à l’auberge « comme chez soi », où l’hôtesse est avenante, où la salle à manger est de plain-pied avec la cuisine, où sont visibles les apprêts des repas, où l’on entend parler de pêche et de chasse, de truite et de lièvre, d’anguille et de perdreau, et ce ne sont pas là des façons de parler, car on voit bientôt apparaître sur la table les pièces inscrites au tableau de la conversation. Un pays qui possède, comme le Faouët, au beau milieu de sa place, de vieilles et magnifiques halles, solidement charpentées, bien posées sur leurs piliers, recouvertes d’un toit immense qui tombe presque jusqu’au sol, un tel pays doit forcément être abondant en victuailles, pour qu’il leur ait été construit un abri pareil, aussi vaste, aussi sérieux, aussi solennel : c’est l’église du bon appétit et le temple de la nourriture délectable.

LES HALLES DU FAOUËT, ÉGLISE DU BON APPÉTIT, TEMPLE DE LA NOURRITURE DÉLECTABLE.

Je finis la matinée en vaguant par la place et les rues avoisinantes. Au bout de l’une de ces petites rues qui partent de la place du marché, c’est la boutique de la faiseuse de crêpes. Rien de l’apparence d’une boutique pourtant. C’est une maison, un rez-de-chaussée comme les autres, si ce n’est que, sur la petite porte basse, une grande lune blanche est peinte, qui représente une crêpe. Cette porte ouverte, tout de suite vous monte aux narines une odeur de pâte chauffée et frite. L’installation est pauvre, mais tout est propre, d’air avenant : la grande cheminée à crémaillère où frémit le bois toujours ardent, plein de braises roses ; le lit de bois enfoui sous la couverture piquée en cretonne à fleurs ; une grande armoire qui sert de garde-manger et de garde-robe en même temps ; une table et des bancs, de chêne solide. Une poule noire court çà et là. Il est midi, c’est l’heure du déjeuner.

Elle a fort à faire, la vieille Bretonne faiseuse de crêpes. C’est elle qui, au dernier moment, fournit le repas de ceux qui n’ont eu que le temps de travailler. Dans les grandes villes, on court chez le charcutier. Au village breton, les crêpes sont bienvenues à toute heure. On les trempe dans du lait ou du café au lait, et c’est un régal. Les chenets qui supportent le bois n’ont pas plus chaud que la bonne femme accroupie là depuis quarante ans. Faire des crêpes, c’est son métier, et elle le connaît bien, elle a la main juste et leste, ne met pas plus de pâte ni de beurre qu’il ne faut, étale avec le ratel, retourne avec la spatule, sert la crêpe au goût du client. Sa figure rouge, maigre et dure comme du vieux bois, devient de bois vert humide à la chaleur du feu. Chez elle viennent manger les voisines qui sont seules. En tout, le déjeuner de crêpes et de lait coûte trois sous. La faiseuse de crêpes écoute, tout en continuant de travailler, de doser ses crêpes, les histoires de chacune. Mais on devine que pour elle l’image populaire n’est pas vaine, et que ce qui lui entre par une oreille sort par l’autre. Elle n’a pas le temps de retenir tant de paroles. Surtout jour de marché comme aujourd’hui, où elle a la clientèle des petites bourses, des gens qui n’ont que tout juste couvert leurs frais. Ceux qui ont conclu de bonnes affaires et qui sont à leur aise mangent à l’auberge : si l’envie leur en prend, ils envoient quérir des crêpes par la servante, mais ces crêpes, dégustées avec le pichet de cidre, c’est de la galette, tandis que pour ceux qui en font leur repas, c’est de la farine, c’est-à-dire du pain, bien chaud, bien beurré, bien croustillant. Et pour les mangeuses de crêpes qui sont ici, leurs mines valent bien celles des madames qui fréquentent l’auberge. À vivre ainsi, les filles jeunes ont les hanches solides et la taille drue, leur petite tête plaisante surmonte une large poitrine, leur corps est nourri de grains de blé, et elles font songer à de bons gros sacs de farine, Tout en mangeant le nez dans leur bol, elles parlent du marché qui n’a pas été fameux. Une belle fille de seize ans, marchande de poisson venue de Concarneau, dit son dérangement, le paiement du voiturier qui l’a amenée, ç’a été plutôt de l’argent sorti de sa poche que rentré, et chacune doit se consoler un peu avec l’ennui des autres.

La faiseuse de crêpes continue pendant ce temps de cuire sa pâte. Elle empile crêpes sur crêpes, on ne les compte plus. Le soir, elle les réchauffera pour ceux qui ne veulent pas allumer leur feu. Et ainsi toute sa vie, elle sera ainsi, dans son petit coin, à nourrir pour quelques centimes ceux qui ne connaîtront jamais les menus opulents. Hiver comme été, debout ou à genoux, le ratel et la spatule en main, elle étale, arrondit, graisse, retourne cette soupe ou ce gâteau. Soupe quand on en est à la première, dessert quand on en est à la dernière.

Mais il faut sortir du Faouët, laisser ses Halles pour aller vers des monuments plus sévères, les chapelles de Saint-Fiacre et de Sainte-Barbe.

INTÉRIEUR DE LA CHAPELLE SAINT-FIACRE.

Saint-Fiacre est au sud, sur la route de Quimperlé. On va là voir le jubé de 1440, aux ogives fleuries, à la claire-voie surmontée d’une frise où se manifeste le libre esprit de la Renaissance, hommes ivrognes, femmes lubriques, et toute une série de scènes traduites du Roman de Renart : le renard déguisé en moine guettant le coq et les poules du haut d’une forteresse, le renard croquant une poule pendant que le coq et les autres poules l’assaillent, le renard poursuivi par les poules, le renard étendu sur le dos, raide, les pattes repliées et la langue pendante, entouré par les poules qui semblent vouloir le déchiqueter. Ces scènes, qui se suivent évidemment, donnent lieu à des interprétations différentes. Cette sculpture d’observation et de satire est dominée, au jubé de Saint-Fiacre, par une délicieuse galerie ornée et par un calvaire. D’un côté du jubé sont les statues de la Vierge, de saint Jean, de Gabriel, d’Adam et Ève. De l’autre côté, tournées vers le chœur, ce sont des sculptures représentant, par des scènes de la vie réelle, le vol, la gourmandise, la luxure, la danse.

LE JUBÉ DE 1440, AUX OGIVES FLEURIES, DANS LA CHAPELLE SAINT-FIACRE.

Sainte-Barbe est au nord, non loin du bourg. La ruelle prise à l’angle de la maison à la Vierge bleue, on est vite dans la campagne, en une belle solitude, où ne s’entendent que le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes. Pourtant, voici une lavandière, à genoux dans sa boîte, au bord d’un douet, et voici une petite fille qui s’en va au long des haies comme le petit Chaperon rouge, bien que ce ne soit pas le temps des noisettes. Un fossé à franchir, et le sentier cesse. C’est maintenant une large chaussée pavée de dalles, qui monte sous des ombrages, pour atteindre un plateau découvert sur une des collines qui dominent l’Ellé. Là, une croix, puis une maison basse, où je pénètre. Un petit vieux paysan, à la physionomie douce et naïve, vêtu de la courte veste et des larges braies, coiffé d’un chapeau rond, vient me recevoir au seuil. J’entre dans une première pièce où une femme geint dans un lit clos. Elle tourne vers le visiteur un visage émacié où brillent des yeux fiévreux, elle murmure quelques paroles entrecoupées par la respiration haletante, « Rien, me dit le vieux, ce n’est rien,… elle a pris froid,… un rhume. » Il me fait entrer dans la seconde pièce où sont installés deux métiers de tisserand. Le vieux se remet à sa tâche. En face de lui est un jeune garçonnet. Tous deux font aller la navette, qui passe comme un oiseau à travers les fils, va d’un montant du métier à l’autre. Je m’assieds un instant à les regarder, et ils continuent leur besogne monotone, scandée par le bruit du métier. Je distingue bientôt un autre bruit à travers le bruit régulier de la mécanique, un souffle rauque et un broiement de moulin. Dans un angle obscur de la chaumière, deux vaches noires et blanches sont couchées sur une litière d’ajoncs. Elles mâchent, remâchent et respirent, emplissent la petite pièce de leur chaleur animale, de la poussée de leur respiration. C’est l’atelier et c’est l’étable, l’humble labeur installé auprès des compagnes nourricières. Il n’en aurait pas fallu davantage à un peintre d’autrefois pour trouver là le décor d’existence de quelque Sainte Famille, la Vierge couchée, le vieux Joseph et l’enfant Jésus, les yeux bien éveillés avant d’aller courir le monde. Tisserand ou menuisier, le métier aurait peu importé au naïf et scrupuleux artiste, et il aurait très bien mêlé le souvenir de la crèche de Bethléem à cette installation de Nazareth.

LE TISSERAND DE SAINTE-BARBE, VÊTU DE LA COURTE VESTE, COIFFÉ D’UN CHAPEAU ROND.
LE BEFFROI DE SAINTE-BARBE, DRESSÉ SUR QUATRE PILIERS DE GRANIT.

Lorsque je dis aux deux tisserands que je viens voir la chapelle Sainte-Barbe, le vieux se lève, décroche une clef, m’invite à le suivre, Un cochon se lève de l’herbe, nous accompagne en agitant les oreilles et la queue jusqu’au beffroi dressé sur quatre piliers de granit, en face de la chaumière. Sous la toiture, une cloche est suspendue, que les pèlerins viennent sonner au jour du pardon de sainte Barbe. Et le beffroi franchi, c’est un spectacle extraordinaire. Sur la pente à pic de la colline qui descend à l’Ellé, toute une architecture est installée, des escaliers, des balustrades, un pont de pierre dont l’arche hardie enjambe d’un rocher à l’autre et conduit à une première chapelle qui est la chapelle Saint-Bernard, bâtie sur un promontoire de roc. Au-dessous, c’est l’abîme, et le vieux saint Joseph me montre avec un doux sourire des anneaux de fer scellés tout autour du mur de la chapelle. C’est un jeu, le jeu des anneaux, pour les hardis garçons du pays, qui s’entêtent, le jour de la fête, à faire le tour de l’édifice ainsi suspendus au-dessus du vide, en se cramponnant des mains aux rondelles de fer, et des pieds aux interstices de la pierre, « Il y a eu parfois des accidents, me dit le bonhomme, il est arrivé qu’un anneau s’est descellé, que le garçon a dû lâcher prise et s’en aller rouler par les pierres et les verdures qui, fort heureusement, amortissaient et arrêtaient sa chute. » Je repasse le pont de pierre pour descendre vers la seconde chapelle, qui est Sainte-Barbe. Rien d’intéressant à l’intérieur. Ce qui est imprévu, c’est la construction elle-même du joli édifice de 1489 sur une étroite plate-forme de roc au flanc d’un ravin, au-dessus de l’Ellé qui coule en torrent à une centaine de mètres de profondeur, L’emplacement est si étroit qu’il a été impossible de placer l’autel au chevet pour l’orienter selon le rite chrétien, et qu’il a fallu l’adosser à l’un des côtés latéraux de la chapelle. Qui a bâti, comme par gageure, cette chapelle sur cette pente ? C’est, dit la légende, un seigneur chassant dans le ravin, qui fut épouvanté par un orage ravageant le sommet de la colline et précipitant les rochers. Il fit le vœu d’élever une chapelle à sainte Barbe à l’endroit où s’arrêterait un énorme bloc qui dégringolait vers lui. Le rocher s’arrêta et c’est sur sa pointe que fut bâtie la chapelle. Je quitte ce lieu vertigineux, non sans avoir regardé longtemps, d’une terrasse naturelle, un des plus beaux et des plus vastes paysages de collines que j’aie vus, de grandes lignes, de couleurs splendides. Je remonte vers le beffroi et vais revoir les métiers des tisserands, les deux vaches, la Vierge malade, le doux saint Joseph et l’enfant Jésus, qui n’est pas descendu encore discuter avec les prêtres et les marchands du Faouët, et qui attend patiemment le jour où son destin le fera mettre en marche.

LA CHAPELLE SAINTE-BARBE.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE DU CENTRE[11]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


III. — Les Montagnes Noires.


Gourin au pied des montagnes Noires. — La comédie de la table d’hôte. — Tout me paraît noir et tout est noir. — La dérobée. — La fiancée de village. — La montagne. — Spézet. — Les meubles en poirier. — La chapelle du Gran. — Sensations de solitude. — Le travail de l’homme après l’inquiétude de l’esprit. — Châteauneuf-du-Faou. — La foire. — Les animaux, les gens. — La complainte de la Martinique. — Pleyben. — La vie de la Grand’Place. — Le Calvaire. — Châteaulin. — La rivière. — Les fraises de Port-Launay, forcément préférées aux fraises de Plougastel. — Port-Launay. — Le viaduc. — Beauté possible de l’utile. — Horreur possible du pittoresque.


STATUE EN BOIS DE SAINT JACQUES.


Gourin, où je vais en quittant le Faouët, me fait traverser de magnifiques paysages, les descentes et les remontées qui creusent et soulèvent la terre, les premiers vallonnements qui annoncent les montagnes. Mais Gourin même ne me donne pas le plaisir que j’attendais de sa situation sur le versant sud des montagnes Noires, et je crois passer là une soirée assez maussade, d’autant que les jours sont longs à ce moment de l’année. Faute de mieux, je me résigne, dès l’arrivée, à la comédie de la table d’hôte. C’est une comédie un peu monotone, encore que l’on puisse s’amuser des échantillons humains qui s’y montrent, des physionomies aux expressions poseuses, épieuses, hargneuses, comme si les gens craignaient de n’avoir pas leur part de pain et de sel. Je sais que j’y trouverai aussi des loustics, en faciles intrigues avec les malheureuses bonnes. Mais quoi ! la table d’hôte fait partie du voyage, c’est le théâtre de tous les soirs. Passons donc la troupe en revue. Voici les acteurs, et moi avec eux. Deux jeunes gens, des habitués, ou qui veulent en avoir l’air, car ils regardent effrontément la bonne qui les sert. Cette jeune fille est jolie, trop jolie même, et pas assez sage, probablement, car elle écoute demi-souriante, demi-gênée ou émue, les paroles banales et grossières de ces deux petits sous-placiers d’amour. Ah ! celui qui entre est sans doute un important, car il entre bruyamment et en toisant les quelques personnes assises à la table. Puis, deux autres messieurs du même genre, du même monde, qui prennent place, aux meilleures places probablement. Tous trois causent ensemble, seulement ensemble, et ils ont raison, car ce qu’ils racontent n’intéresse personne que ceux qui aiment à passer aux tables d’hôtes pour des personnages.

Plus loin, un demi-jeune ménage. La dame est triste et pâle et paraît avoir mal au cœur. Elle ne boit que de l’eau et roule des petites boulettes de pain qu’elle ne mange pas. Elle et lui sont ce que l’on appelle des gens bien élevés, car ils ne causent pas et ne prennent d’aucun plat. Près d’eux, un monsieur qui sait qu’on ne parle qu’au dessert. Parlera-t-il au moins ? Ensuite, un vieux monsieur grognon qui trouve tout mauvais, qui est jaloux de la part de son voisin, et se plaint d’être mal servi au monsieur d’en face qui, là-dessus, lui fait la théorie que la table d’hôte ne vaut pas la table de famille où l’homme, l’époux, le père, le chef enfin, est toujours servi le premier et a droit aux meilleurs morceaux. Auprès de lui, un jeune homme blond pâle ne cause pas, mange modérément et se lève avant la fin. Il n’a regardé personne, pas même la jolie bonne, qui pourtant le regardait beaucoup. Encore un couple, un monsieur et sa femme qui mangent et rient toujours, sans s’occuper de ce qu’il y a autour d’eux. En face, deux messieurs corrects, à moustaches, ne prenant que leur place, ne mangeant pas la part du voisin, l’air calme et réservé, mais malgré cela toujours prêts à passer l’huilier et la salière. Ce sont des Anglais en voyage, et ils font bonne figure de gens bien élevés parmi cette vulgarité ; et je n’y peux rien, quoique je sois fier d’être Français, tout comme un autre. On a la sensation, en les regardant, du « chacun chez soi et chacun pour soi », mais ils n’encombrent personne, voyagent pour leur plaisir et non pour ennuyer les autres.

Enfin, le dîner est fini. Le monsieur n’a parlé au dessert que pour redemander du fromage. Le demi-jeune ménage remonte dans sa chambre en ayant l’air de pleurer. Les deux petits sous-placiers s’attardent avec la jeune bonne dans le couloir. Les notabilités s’en vont solennellement au café de l’hôtel. Le vieux monsieur grognon sort sans saluer personne. Le couple rieur s’en va rire ailleurs. Les Anglais remontent « chez eux » pour prendre du thé et du whisky et écrire leur « correspondance ». On ferme la salle à manger. Le repas des souris va commencer. Mais ce n’est pas seulement la table d’hôte, de même à peu près partout, qui me donne la sensation désagréable de Gourin. Un repas est bien vite pris, quand il vous ennuie, et l’on s’en va chercher la distraction de la vision et la joie de l’esprit au dehors. Mais c’est Gourin même qui me surprend et qui détonne, au cours de ce voyage à travers la Bretagne, si finement et richement colorée. Gourin est tout noir, d’un vilain noir. Je cherche en vain la cause de cette teinte générale. On croirait que la pluie a délayé de la poussière de charbon de terre dans les rues, et que l’on a badigeonné les murs des maisons, les portes, les intérieurs, et même les gens, avec cette boue. C’est à croire que les « montagnes Noires », détrempées par la pluie, se dissolvent et coulent à travers le village. Je ne me crois pas en Bretagne, mais plutôt aux abords de quelque cité industrielle du Nord, dans un voisinage de houillères. Je me figure aussi qu’il y a des villages d’Auvergne qui ont cette mine-là ; mais non, la nature d’Auvergne doit sa noirceur au sombre et brillant basalte, non à cette crasse répandue partout. J’ai beau aller et venir, parcourir les rues, les ruelles, partout je retrouve cette même impression de deuil. Heureusement, au moment où je redescends vers le bas du bourg, je trouve un bal installé, les gens qui dansent gaiement aux sons du biniou, au milieu de la route, dans la boue. C’est la dérobée, avec son serpentement, ses tours et ses détours, la dérobée dansée et glissée fortement et gravement, scandée de bons coups de talon sur le sol, par des hommes et des femmes de tous âges, qui sont tout à leur plaisir. C’est une fin de noce, me dit un des danseurs pendant une accalmie, et comme je cause avec ce jeune homme à la bonne physionomie, aux yeux doux et braves, et lui avoue ma déception de Gourin, il me dit qu’en effet, Gourin est un vilain pays, mais qu’il l’aime bien tout de même, et qu’il n’aime que celui-là, parce que c’est son pays. Il a voyagé, il a été soldat je ne sais où, il a été à Paris, mais il a retrouvé avec joie sa grande et large rue en pente, toute noire, et ses ruelles boueuses, et ses maisons salies, et plus jamais, il ne s’en ira d’ici. Je lui donne facilement raison, et il me quitte pour s’élancer de nouveau sur la piste de la dérobée. La danse continue, avec ses alternances d’énergie et de mélancolie, les hommes, frappant du pied, entraînant leurs danseuses, celles-ci, douces et machinales, se laissant conduire en souriant. Le noir Gourin prend un charme de cette assemblée de garçons et de filles, de cette musique aigre et fine, de cette grande route en fête au bas de la montagne. Comme toujours, il y a un être qui personnifie fortement tout ce qui l’entoure, la joie des autres et la beauté de l’heure. Ici, c’est une belle fille, en petite coiffe de dentelles, en robe noire, fichu et tablier de soie grenat, des mitaines aux mains. Elle est, par un mélange qui n’est pas rare chez la jeune fille, modeste et hardie à la fois, il y a en elle de l’enfant d’hier et de la femme de demain. Sa modestie est tranquille, et sa hardiesse est réjouissante. Celle-là s’en donne à cœur joie, tout en gardant un air de retenue, de dignité, tout à fait plaisant. Le bal se prolonge assez avant dans la soirée. La musique s’arrête enfin, on boit un dernier bol de cidre, et nombre de danseurs et de danseuses montent en voiture pour retourner chez eux. La demoiselle en tablier grenat s’en va comme les autres, s’installe en un char-à-bancs de famille, et disparaît au galop du cheval, non sans avoir enveloppé les groupes d’un dernier regard caressant, qui semble être pour tout le monde, et qui prend peut-être, en effet, tout le monde à témoin de la joie d’une soirée, mais qui doit être, tout de même, plus spécialement pour un seul. « Elle se mariera le mois prochain », dit quelqu’un à côté de moi.

LA PENTE ABRUPTE DE L’UNE DES MONTAGNES NOIRES.

Le lendemain matin, je pars de bonne heure. Pendant qu’on attelle, j’ai le temps d’aller voir une vieille chapelle restaurée, l’église Saint-Pierre, le calvaire et l’ossuaire, quelques vieilles façades, mais rien de tout cela ne me ferait rester une minute de plus à Gourin. Je retrouve avec bonheur, au dehors, les beaux chemins, la verdure et la solitude. La route monte, et c’est bientôt, sur la pente abrupte de la montagne Noire, comme une ascension en plein ciel. Les hauteurs atteintes ne sont pas considérables, varient aux environs de 200 mètres, mais les ondulations du terrain montagneux sont longues et belles, avec des pointes subites. L’étendue découverte grandit à chaque tour de roue, est bientôt immense ; l’œil parcourt une magnifique campagne verte et dorée que sillonnent l’Aven, l’Aulne, le canal de Brest à Nantes. Je m’arrête là un instant, à la lisière du bois de Toulaëron. J’aperçois, à droite, la masse sombre de la forêt de Conveau, et à gauche, le sommet et la verdure de Laz. Toute proche, une barrière est à l’entrée d’une allée d’arbres, mais on ne voit aucune tourelle de château, aucun toit de maison, l’allée semble ne conduire nulle part. L’habitation est loin de tous regards, au centre de quelque clairière, à l’abri des vents d’hiver qui balayent ces plateaux. Pas un passant, pas un bruit. C’est l’isolement, le silence, le mystère, en pleine lumière. Cette nature de Bretagne est toujours comme le décor des contes de fées. Quand ce n’est pas le palais enchanté de la Belle au Bois dormant que l’on croit y découvrir, c’est le logis caché et rébarbatif de l’Ogre.

MARI ET FEMME DANS LEUR INTÉRIEUR À SPÉZET.

La descente sur l’autre versant de la montagne me mène à Spézet, village assez sordide, mais qui n’a pas, toutefois, l’aspect industriel et misérable de Gourin. Ce n’est pas ici la couleur du charbon de terre, mais celle du fumier. J’entre dans une maison, où je reste à causer pendant quelque temps avec des Bretons à face rasée et à grands chapeaux. Comme il arrive souvent en Bretagne, cette maison ne participe pas, à l’intérieur, du mauvais état extérieur. Elle est bien tenue, le sol bien battu, soigneusement balayé, et le bois et les ornements de cuivre des meubles sont clairs comme des miroirs, meubles en poirier, me dit-on, comme il s’en fabrique beaucoup à Spézet.

UN BERCEAU À SPÉZET.
UN LIT CLOS AVEC SON ÉTROITE OUVERTURE ENTRE DEUX VOLETS À COULISSES.

Je quitte ce logis hospitalier pour aller visiter la chapelle du Cran, où mon conducteur tient absolument à me mener en voiture. C’est à un demi-kilomètre de là, par un joli chemin verdoyant qui conduit au ruisseau du Cran. Au début de la route, nous rencontrons un curé monté sur un âne. L’âne et le cheval échangent un braiment et un hennissement, nous échangeons un salut avec le curé, et nous arrivons, en quelques instants, à la chapelle. Il y a là un joli terrain herbu, ombragé d’arbres, où se tient peut-être un pardon annuel, où il y a sûrement place, les dimanches et les jours de grandes fêtes, pour tous ceux qui viennent causer debout, autour des marchandes de gâteaux et de pommes. La clef est chez une bonne femme, à côté, me dit le voiturier. Et il va la quérir. Il revient bientôt. La clef est chez le curé de Spézet. Elle était probablement dans la poche de celui que nous venons de rencontrer, s’en revenant tranquillement au pas de son âne. Le voiturier court à toutes jambes la chercher. Mais il s’arrête sans doute de courir ou stationne dans quelque débit, car il met un assez long temps à revenir. Je reste seul dans le petit enclos formé autour de la chapelle par des murs de terre couverte de gazon et par des rangées d’arbres. Je regarde et j’écoute. La petite chapelle est humble, sans rien de caractéristique, des murs gris, un clocheton, des portes basses. Par-dessus le mur, la campagne au soleil, des champs à perte de vue, çà et là de minuscules silhouettes humaines, et un grand silence à travers lequel je perçois de temps en temps le tic-tac d’un moulin et le murmure de l’eau. C’est un des aspects ordinaires d’un voyage de ce genre, et je suis venu voir cela, simplement, en même temps que, dans cette chapelle, des vitraux qui sont, dit-on, fort beaux. Comment expliquer la sensation que j’éprouve, la mélancolie profonde qui s’empare tout à coup de moi à me voir là, seul, dans ce pays perdu, au pied de la montagne Noire. Il y a des minutes de ce genre, et tout le monde doit les avoir connues, où le néant de tout vous apparaît accablant, irrémédiable. C’est comme si la nature se révélait subitement illusoire et vide, avec sa terre, ses champs, ses verdures, son ciel bleu, son soleil, son énigme monotone et insupportable. Après avoir admiré le beau paysage et goûté l’ivresse de la solitude, j’eus subitement cette sensation de néant que je viens de dire. Je ne veux pas retrouver ici toutes les réflexions qui vinrent m’assaillir, alors que je restais appuyé au petit mur de terre. Ceux qui n’ont jamais senti cela ne me comprendraient pas. Ceux qui l’ont senti, n’ont qu’à se souvenir de la manière dont leur vie s’évoquait, avec ses alternatives brûlantes et froides. Comment ! c’est là le passé, qui tient en cette rapide lueur de mémoire, et c’est là, l’avenir, que l’on voit si bref devant soi ! Était-ce l’atmosphère du pays ? ou la remontée de la race contemplative qui se faisait en moi ? Je connus la mélancolie sans tristesse, le vertige sans déraison, cette sorte d’étonnement de vivre qui est du rêve tout éveillé, à vous faire douter de votre existence, et de toute l’existence. Qu’est-ce que ce paysage ? qu’est-ce que cette chapelle fermée ? et qu’est-ce que je fais là ? pourquoi attendre cette clef gardée par un curé ? pourquoi entrer dans cette chapelle vide ? Tout ce qui vous entoure, à ces moments de pensée, vous semble inexplicable et inutile. Je vis déboucher d’un chemin une vache noire qui allait d’un pas lent, la tête ballottée de côté et d’autre, et derrière, une vieille du même noir que la vache, une vieille usée et sans âge comme le Temps, et cela passa sans faire de bruit, comme des ombres qui sortaient de la nuit et qui allaient y rentrer. Puis le voiturier parut en haut du chemin, toujours courant, apportant une grande, une énorme clef, que je voyais, de loin, presque aussi grande que l’homme. Il me sembla que celui-ci était parti depuis cent ans. J’entrai dans la chapelle.

UN ATTELAGE DE CHEVAL ET DE BŒUFS DANS LES MONTAGNES NOIRES.

C’est le flamboiement de la couleur dans la lumière. La maîtresse vitre raconte la Passion, l’entrée à Jérusalem, le tribunal de Caïphe, la consultation de Pilate, le baiser de Judas, la Cène où Jean dort sur l’épaule de son maître. Le tympan de l’ogive fait resplendir le Jugement dernier et le Triomphe du Christ. Il y a six autres fenêtres. Trois sont consacrées au Christ et à la Vierge, groupent l’Annonciation, la Nativité, les Bergers, les Mages, le Baptême par Jean-Baptiste, la Mort de la Vierge. Les trois autres concernent saint Laurent sur son gril, saint Jacques en pèlerin, saint Éloi en maréchal-ferrant, tout cela du bel art du xvie siècle, ample et familier. Ces figures bien assemblées, aux gestes combinés pour l’harmonie des lignes, aux couleurs savamment contrastées, parlent d’art et de labeur, de la distraction toujours imposée par l’homme à son inquiétude d’esprit. Il n’y a qu’à comprendre l’exemple, qu’à fermer la porte, et qu’à rentrer dans la vie telle qu’elle est,

Si ces images de la chapelle du Cran n’avaient pas suffi, le spectacle du jour de foire, qui m’attendait à Châteauneuf-du-Faou, était bien fait pour raviver les illusions nécessaires. J’entre à grand’peine dans le bourg à travers l’encombrement des voitures et des piétons, et je ne vois pas tout d’abord le vrai aspect de Châteauneuf, bâti en amphithéâtre sur le haut versant d’une colline au-dessus de la vallée de l’Aulne. Je vois bien l’espace lumineux, le grand ciel, la verdure, et le premier plan découpé par les maisons et l’église, où une messe se termine devant les fidèles du dedans et ceux du dehors, à genoux devant le porche. Mais la vision est confuse, le paysage fait ici le fond d’un tableau vivant qui prend toute mon attention. La foule emplit la route à flanc de coteau et toutes les rues qui descendent vers le champ de foire. De la hauteur où je suis, j’aperçois ce champ de foire tout grouillant de gens et de bêtes, si débordant que l’on peut croire impossible d’y pénétrer. Pourtant, de nouveaux arrivants, sans cesse, se faufilent dans ce bloc compact et remuant, d’où monte vers moi une rumeur faite de piétinements, de paroles, de plaintes d’animaux. À mon tour, j’entre à grand peine dans cette mêlée, je vais pas à pas, me glissant à travers les groupes de marchands et d’acheteurs, les animaux couchés ou debout. Je passe tout de même, vais d’un bout à l’autre du champ. Tous les paysans des environs sont là, évidemment, et je ne m’étonne plus si les champs étaient presque déserts tout à l’heure, autour de la chapelle du Cran. Ils sont venus, de tous les hameaux, de toutes les fermes, menant avec eux la bête qu’ils ont patiemment élevée. Ceux-là n’ont pas le temps de s’arrêter au milieu de leur labeur pour se poser des questions inutiles, pour se demander la signification des choses et la raison de l’existence, tous les pourquoi et tous les comment que nous nous adressons à nous-mêmes, sans cesse, et auxquels nous ne pouvons pas faire de réponse. Eux, qui vivent au milieu de la nature, font partie de la vie, obéissent sans y songer au mouvement qui entraîne tout à travers l’alternance régulière des saisons et des heures. Peut-être, au crépuscule, quand les ombres s’allongent, que les aspects deviennent indistincts, que les brumes blanches traînent par les prairies, au bord des étangs et des marécages, l’un d’eux s’interroge-t-il sur ce mystère qui l’environne. Mais la question se fait à peine jour à travers son esprit, harassé par son corps. Il suit d’un pas pesant son chemin d’habitude, il regarde comme tous les jours son horizon circonscrit par sa maison, ses arbres, le clocher, il voit passer la diligence ou il entend le coup de sifflet du chemin de fer. Mais il ne réfléchit pas davantage sur le destin de l’homme. Il va vers sa chaumine où l’attend sa soupe, et tout de suite le sommeil le prendra. Au lendemain, dès l’aube, réveillé avec le soleil, il retrouvera son activité, reprendra ses occupations où il les a laissées. Tranquillement, par l’effort sans cesse ajouté à l’effort, posément, avec la sécurité, la sûreté du recommencement et de la monotonie, il fera de la vie, année par année, jour par jour, minute par minute, de la même manière lente et invariable que la nature.

PENDANT LA MESSE, QUAND L’ÉGLISE EST PLEINE, LES BRETONS S’AGENOUILLENT EN PLEIN AIR.

Le résultat de son labeur, il l’apporte avec lui à la foire de Châteauneuf-du-Faou. C’est le porc dont la graisse ballotte dans la charrette, c’est le veau dont les quatre pattes sont rassemblées, liées d’un seul trait, c’est la vache tirée au bout d’une corde, c’est le cheval mené par la bride, c’est la poule et le canard dans un panier. Voilà l’œuvre d’art et le chef-d’œuvre de l’homme des champs, et voilà aussi sa contribution à la vie sociale. Il prend part à l’échange, il se relie à l’ensemble des hommes, il nourrit les cités. Sur ce champ de foire où je vais et viens à travers les groupes pressés, j’aperçois distinctement la fonction du paysan. Le spectacle est d’un pittoresque particulier, d’un pays et d’une race, mais il est aussi pourvu d’un caractère immuable, il fait songer aux campements des nomades, il évoque les formes et les senteurs de la terre nourricière, les verts pâturages, les troupeaux errants, l’étable chaude. Comment dater le tableau que j’ai sous les yeux ? J’aperçois bien que je suis en Bretagne, je vois les visages et j’entends les voix. Mais quelle Bretagne ? Est-ce celle d’aujourd’hui, celle d’il y a cent ans, celle d’il y a cinq cents ans ? Il serait bien difficile de dire les différences. Les hommes et les femmes n’ont pas plus changé que les animaux. Ce sont les mêmes visages que l’on voit aux verrières des églises et aux sculptures des calvaires. C’est à la fois le Moyen Âge et la Chouannerie. Les saintes gothiques, aux robes rigides, voisinent avec les soldats de La Rochejaquelein et de Charette, en vestes blanches, en peaux de mouton et de bouc, en chapeaux à larges bords. La majorité de cette foule est calme, immobile. Les gens ne font que les gestes nécessaires, restent sans bouger auprès de leur bétail. S’il survient un acheteur, le marché se débat en paroles rares. L’acheteur palpe la bête, lui ouvre la bouche, interroge brièvement. Le vendeur répond et attend. Quelques-uns, pourtant, sont démonstratifs, s’agitent, pérorent, essaient de convaincre. L’animation augmente, la gaieté bretonne s’épanouit enfin, excitée par le déjeuner, le café, les bols de cidre et les verres d’eau-de-vie qui arrosent les marchés conclus. Les auberges et les hôtelleries exhalent leurs odeurs de rôti et leurs parfums de boisson. Le champ de foire fume de tout le poil et de tous les excréments de ses bêtes, chante un hymne de nature par les beuglements, les cris rauques, les plaintes, les appels, les murmures de ce troupeau de bêtes passives, fait entendre la rumeur sociale par le bruit des conversations. La beauté du travail et de la vie domine tous les détails, s’épanouit sous la lumière du doux après-midi. La vallée de l’Aulne, largement ouverte sous la bourgade, est tout illuminée de la dorure du soleil d’été. C’est la terre sereine, avec ses verdures, ses champs, ses moissons, qui est le décor de fond de ce drame humain, fait d’espoirs et d’inquiétudes, d’intérêts et de sentiments.

UN MONTREUR AMBULANT À CHATEAUNEUF-DU-FAOU.

Le champ de foire quitté pour les rues environnantes, c’est le marché aux chevaux, des blancs, des noirs, des alezans, des bais, des gris pommelés, bêtes courtes, bien ramassées, solides et nerveuses, pour la plupart, guignées par l’œil rusé des maquignons. L’affluence est grande aussi, mais on peut passer plus aisément, à distance des mouvements brusques et des ruades. Ailleurs, c’est la vaisselle étalée sur le sol. Ailleurs encore, c’est l’étalage des étoffes, des vêtements, des cotonnades. Un groupe s’est formé ici, à l’entrée d’une ruelle : il entoure une marchande de chansons, épaisse de corps, basse sur jambes, à la face de curé bon vivant, le nez chaussé de lunettes, et qui déclame sur un ton de mélopée la dernière production d’un poète local. La récente catastrophe est le sujet de la complainte : Distruisant-der ar Martinik.

Gwelomp, gwelomp, skuillomp daëlou ;
Ar bed holl a zo en kanvou.
Ar Frans spountet ha strafuilet
Kleo ar pez a zo c’hoarvezet !

Il y a une quarantaine de couplets, et les hommes, les femmes, les enfants, assemblés autour de la marchande qui s’égosille, écoutent ou suivent les paroles sur la feuille de deux sous, ornée d’anciennes vignettes, imprimée à Quimper, et signée Kolaïk P. C’est le journal d’avant le journal, la gazette ambulante du carrefour et de la place de l’Église. Il faut croire que cette feuille chantée a encore sa raison d’être en Bretagne, car il y a foule autour de la commère, et la complainte est dans toutes les mains. La musique sans doute y est pour beaucoup, et c’est, en somme, le même attroupement qu’à Paris, autour du marchand de romances qui apprend l’air nouveau aux ouvrières du faubourg rangées en cercle autour de lui. Toutefois, ce n’est pas seulement ici la romance. C’est le fait du jour. Et il faut bien songer qu’il est venu aujourd’hui, à Châteauneuf-du-Faou, des gens qui ne lisent jamais un journal, qui vivent dans des chaumières, au plus désert de la contrée, en pleins champs, loin de tous les bruits de la ville, même de la plus petite ville, de la plus sourde et muette des petites villes, de la plus endormie, de la plus silencieuse. À peine ces isolés attrapent-ils sur la route un mot de ce qui se passe ailleurs. Je crois bien qu’ils ont pu entendre parler de la catastrophe de la Martinique, et j’ai déjà dit que l’éruption de la montagne Pelée était une des grandes préoccupations des gens de Bretagne. Mais précisément, ils sont friands de détails sur une telle affaire, et je ne suis pas surpris de les voir en rangs serrés, la mine grave, les yeux fixes, ne perdant pas un mot du récit de la terrible aventure. Tous ont l’inquiétude du drame lointain, de son bruit grondant et de sa flamme.

DEUX VIEUX À CHÂTEAUNEUF-DU-FAOU.

L’église et la chapelle de Châteauneuf ne valent que par l’admirable paysage dont elles font partie. Pendant quelque temps encore, je regarde cette large ouverture où pourrait couler un fleuve. La route reprise, c’est la fin du jour lorsque j’arrive à Pleyben. Je me retrouve là en pays connu. Je suis venu plusieurs fois à Pleyben, qui est situé sur un plateau où se croisent les routes qui vont à Morlaix et à Quimper, à Carhaix et à Châteaulin. Je choisirai la direction de Châteaulin, mais je trouve plaisir, avant, à revoir l’immense place bordée de maisons irrégulières. C’est une des plus grandes places que j’aie vues au centre des bourgs de Bretagne, et j’aimerais la voir animée par un marché ou par une fête. Je n’ai pas, alors, bien choisi mon jour, car je ne pouvais trouver, en sortant du tumulte de Châteauneuf-du-Faou, un contraste plus net qu’en descendant de voiture au milieu de cette solitude. La vie pourtant n’est pas absente. Quelques enfants se tirent par la main, quelques silhouettes passent au long des murs ou se tiennent sur le pas des portes. Je vois des rideaux blancs se relever ça et là, et des yeux qui épient l’étranger à travers les vitres des boutiques. La curiosité, après tout, est bien naturelle, et ces reclus ont certes le droit de regarder un voyageur. Ils le regarderaient bien davantage s’ils se doutaient que ce passant est là pour les regarder, eux aussi, pour dire le décor de leur existence, ce qu’il peut apercevoir de leur vie, ce qu’il peut deviner de leurs pensées.

GROUPE DE FEMMES À CHÂTEAUNEUF-DU-FAOU.

Ce que j’aperçois de plus eu plus, c’est que cette existence des gens des villages, des bourgs, des petites villes, n’est pas aussi morne qu’on est tenté de le croire au premier aspect. D’abord, elle comporte les mêmes grands événements que l’existence des grandes villes, événements qui sont liés au fond permanent, partout semblable, des sentiments humains. Partout, il y a l’espoir de la jeunesse, l’amour, la famille, la naissance et l’éducation des enfants. Partout, il y a la maladie, la vieillesse, la mort. Le reste, vraiment, n’est que l’accessoire. Un cultivateur est aussi occupé qu’un ouvrier, qu’un employé, et s’il réfléchissait, il aimerait mieux se trouver aux champs qu’à la ville, enfermé dans une usine ou dans un bureau. Pour les commerçants des bourgs et des petites villes, ils n’ont pas la même activité à dépenser que les chefs de grandes industries, que les directeurs de maisons internationales. Toutefois, ces chefs et ces directeurs, on les compte. Combien de petites boutiques provinciales dans une ville comme Paris ! L’intérêt d’une occupation vient de l’ardeur qu’on y apporte. Les commerçants de Pleyben peuvent déployer une finesse, une diplomatie extraordinaires à vendre des lainages et des cotonnades, des objets de quincaillerie, des denrées coloniales. Les journées, alors, ne sont pas trop longues pour eux. Et songez que sur les sept journées de la semaine, il y a le dimanche, qui est un jour de réjouissance, de repos et d’excellent ennui, et qu’il y a le jour du marché, et que les cinq autres jours peuvent encore être employés à courir les foires et les marchés des environs. Ce sont les réflexions que je dévide sur l’immense place de Pleyben, et dans quelques boutiques où j’entre et cause avec des marchands et des marchandes, qui me semblent, ma foi, des personnes fort avisées, pleines de gaîté et de malice. On me renseigne, entre autres choses, sur de jolis bonnets noirs, d’un modèle fort ancien, que je vois sur presque toutes les têtes des petites filles. On fait beaucoup de ces bonnets à Pleyben, depuis les plus simples, en drap, jusqu’aux plus luxueux, en velours et en soie.

PLEYBEN : L’ÉGLISE, LA SACRISTIE, LE CALVAIRE ET L’OSSUAIRE.

Et Pleyben a encore un autre attrait, un double attrait même, c’est son église et son calvaire. L’église, gothique et Renaissance, vaste, irrégulière, dresse trois clochers, dont l’un est une solide tour carrée ouverte par un porche où s’abritent les Apôtres, terminée par des clochetons et un dôme. L’intérieur est éclairé de beaux vitraux de 1564. Le calvaire est daté de 1650, ce serait donc le dernier des calvaires bretons. C’est aussi le mieux construit, le mieux équilibré, celui dont l’architecture est tout à fait simple, forte, explicite. Les personnages sont revêtus de costumes du xvie siècle, mais néanmoins la date de 1650 est gravée avec le nom de l’architecte, Yves Ozane, de Brest, sur la table de la Cène.

ÉGLISE DE PLEYBEN : PORCHE DES APÔTRES.
ÉGLISE DE PLEYBEN : VITRAIL DE 1564.

On peut trouver singulière cette date de 1650, Charles Le Goffic, qui a étudié et classé les grands calvaires bretons, émet fort légitimement quelques doutes : « Tout, en effet, dans ce calvaire, revêt un caractère d’archaïsme très prononcé. Nous sommes sous Louis XIV et les acteurs de la Passion se présentent à nous avec les pourpoints tailladés, les fraises et les harnais de guerre, des contemporains de Henri II. Faut-il croire qu’Ozane, comme on l’a supposé, s’est borné à copier d’anciens modèles ? A-t-il cru, ce faisant, donner à son œuvre une façon de couleur locale et le recul nécessaire pour permettre de la mieux juger ? Toutes les suppositions sont permises. » D’autre part, la conception architecturale, raisonnée et claire, peut fort bien être datée de la Renaissance. « Ozane, — dit encore Le Goffic, — s’il s’inspire de ses prédécesseurs, ne les copie point servilement. M. Léon Palustre signale avec raison l’évidement du massif central comme une des modifications les plus heureuses qu’on doive à cet architecte ; la plate-forme du calvaire porte sur deux passages voûtés qui se croisent à angles droits, et l’on comprend mieux ainsi le rôle des projections en diagonale, qui ne sont plus seulement en apparence, mais en réalité de véritables contreforts. Les arcades de la partie supérieure ont disparu ; le mur se montre plein du haut en bas. De même la frise, qui court autour du calvaire et qui avait beaucoup trop de hauteur à Guimiliau et à Plougastel, est ici en rapport plus rationnel avec la base (1/5 environ). Enfin les groupes sont distribués avec plus d’art ; il y a moins d’encombrement ». La question reste donc ouverte. Aux chercheurs de découvrir pourquoi Yves Ozane, vivant au xviie siècle, a conçu une œuvre du xvie siècle, ou s’il a restauré en quelque partie et signé l’œuvre d’un autre. L’important, pour moi, aujourd’hui, est que la belle œuvre d’art s’harmonise admirablement à l’heure du jour, à la couleur du ciel, à la grandeur de la place. Tout s’engrisaille d’une couleur de pluie. Le vaste espace est presque désert. C’est à peine s’il y a une silhouette au seuil d’une boutique, quelque passant vu au loin. Le calvaire, dans ce délaissement, devient presque une chose vivante, une sorte de petit théâtre où se joue encore un mystère d’autrefois. Je crois voir remuer les petits personnages de pierre, inclinant la tête, faisant aller leurs jambes et leurs bras à la façon des marionnettes. Mais c’est l’air humide, la bruine éparse, qui leur donnent cette apparence fantastique de mouvement. Je les laisse à leur représentation. Ils vont être tout à fait seuls pendant la soirée, la nuit, et ils vont continuer leurs gestes et leur drame, sans public, sans une illumination d’étoiles, au bruit de l’averse probable. Il faut partir.

Il fait presque nuit lorsque j’arrive à Châteaulin, mais j’ai cru apercevoir la belle courbe de la rivière, avec les maisons blanches de Port-Launay mirées dans l’eau, et je vois aussi la couleur bleuâtre des anciennes ardoisières qui dominent la ville. Ici, ce soir, pas de pluie. La soirée est d’une douceur parfaite. La lune brille au ciel, dans un espace limpide où ne se forme pas un nuage. Châteaulin me semble plus calme encore que Pleyben. Ce paysage de la ville, bâtie sur les deux rives de l’Aulne, entre deux murailles de collines, ce paysage est simple, reposé, d’une simplicité et d’une sérénité particulières. Tout est net, ajusté, rectiligne, les bords des quais, les silhouettes des maisons, les trottoirs, l’eau, les formes et les reflets. L’hôtel où je descends est immense, sombre, et les chambres n’invitent pas à un long séjour, mais je garde un bon souvenir à la table d’hôte, où le dîner, assez bon, fut terminé par un dessert incomparable de fraises de Port-Launay, le village aperçu tout à l’heure au tournant de la rivière, « Elles sont meilleures que celles de Plougastel », me dit un convive à qui je confesse mon goût pour ces fruits magnifiques, blancs et roses, frais, fermes et parfumés, qui viennent, à n’en pas douter, d’être cueillis. Comme les fraises de Plougastel, qui sont pourtant, elles aussi, exquises, sont absentes, je m’empresse en effet de leur préférer les fraises de Port-Launay.

Au matin, après la soirée claire et pure de la veille, c’est la surprise de la pluie, la pluie bretonne mêlée à l’air en une brume presque imperceptible, la pluie qui mouille lentement toutes choses, qui les imprègne. J’aime cette atmosphère de vapeur d’eau, malgré sa mauvaise influence pénétrante. Mais elle est d’une telle douceur parfumée, et les choses sont si jolies à travers ces voiles de dentelle grise qui se croisent et se décroisent sur elles. C’est sous cette fine pluie que je parcours Châteaulin, que je longe sa rivière de l’Aulne, que les Bretons nomment l’Ar ster aoûn, que je regarde le mouvement tranquille de son port. Il peut y venir des bateaux jaugeant cent tonneaux pour y charger des grains, des ardoises, des minerais. D’autres font la pêche du saumon. Châteaulin a un passé dont il ne reste guère que quelques ruines, un tronçon de tour tapissé de lierre et de mousse. L’ancienne chapelle du château est devenue, après différentes transformations, l’église Notre-Dame. Ce qu’elle a de plus remarquable, c’est la vue que l’on a du haut du clocher sur les vergers des environs, les quais et le viaduc de Port-Launay.

CHÂTEAULIN : LES MAISONS DU QUAI, AU BORD DE L’AULNE, AU BAS D’UNE COLLINE ROCHEUSE.

L’histoire de la ville tient en peu de mots. Le premier habitant de Châteaulin fut, dit-on, saint Idunet, qui avait son ermitage sur la colline. L’ermitage fut remplacé par un prieuré, bâti de l’autre côté de la rivière. La forteresse, au xe siècle, s’ajouta au prieuré. Au xiie siècle, la ville fut le théâtre de démêles entre le vicomte du Faou et le comte de Léon, et il lui fallut soutenir un siège contre Conan IV. Après, c’est la tranquillité jusqu’à la Ligue et le passage de bandes pillardes. Et c’est tout. La physionomie de la ville est d’ailleurs placide et charmante. Elle semble avoir pour occupation principale de se mirer dans l’eau. À part le mouvement des bateaux, qui n’est pas, d’ailleurs, effréné, on peut se demander comment le temps se passe ici. Les ardoisières, très célèbres autrefois, ont, me dit-on, beaucoup perdu de leur importance. Il y a une vingtaine d’années, je me souviens qu’il y avait, du fait de ces ardoisières, une certaine animation que je ne retrouve pas cette fois. Elles semblent ne plus guère avoir d’autre utilité que de dominer la ville de leurs couleurs sombres, noirâtres et bleuâtres. Mais il ne faut pas se fier aux apparences. Cette ville calme n’est pas morte, car elle est propre et suggère des idées d’ordre et de bien-être. C’est, je crois bien, la première cité de France qui fut éclairée à la lumière électrique, ce qui indique l’esprit d’initiative sous cet aspect sommeillant. Mais l’aspect d’une ville dépend du jour où le voyageur passe. Je suis certain que la jolie sous-préfecture doit être fort animée à certaines dates de fêtes, de réunions, de marchés. Quand elle a donné toute son activité aux heures nécessaires, elle s’arrête, elle se repose, et elle a raison.

FEMME DE CHÂTEAULIN.

Aujourd’hui, c’est jour de repos, et je suis à peu près seul à déambuler le long des 350 mètres de quais en bordure de l’Aulne. Sur les bateaux même, je ne vois personne. Je finis par me lasser de cette solitude de ville et je cherche la solitude de la campagne. Je n’ai pour cela qu’à continuer ma route, qui longe la rive droite de la rivière et qui s’en va ainsi, en une longueur de 3 kilomètres, jusqu’à Port-Launay. Je m’en réjouis, car la promenade est des plus belles, et Châteaulin doit être complété par Port-Launay. C’est ici, avec des quais de 838 mètres, que se fait le grand mouvement de marchandises de Châteaulin, et la quiétude de la ville s’explique ainsi : sa rivière travaille pour elle, et elle travaille surtout à Port-Launay. Là, des bateaux de 150 tonneaux peuvent aborder, mieux qu’à Châteaulin. Le trafic se fait surtout avec Brest, où l’on peut aller par le bateau à vapeur. C’est à Brest que s’en vont les ardoises, les volailles, les légumes et les fraises. « Mais ne quittez pas Port-Launay, monsieur, sans voir le viaduc du chemin de fer. »

J’ai déjà vu le port, l’église, la fontaine, et tout cela m’a plu, et je comprends que les gens de Brest et d’ailleurs viennent ici en parties de campagne, car on a remarqué que même les gens de la campagne vont faire des parties de « campagne » ailleurs que chez eux. L’important est de se déplacer, et c’est, en effet, bien nécessaire. J’ai donc vu tout ce que je viens de dire, et je veux bien encore voir le viaduc. Pour cela, il n’y a qu’à continuer la route au long de la rivière, pendant 3 autres kilomètres. Je le fais, et j’arrive au fameux viaduc, qui mérite sa célébrité. Il a, pour être exact, 457 mètres de longueur, 50 mètres de hauteur et douze arches de 22 mètres d’ouverture. Je ne regretterai pas ma course, car après tout, si la beauté habituelle de l’œuvre d’art que nous connaissons et que nous cherchons n’est pas là, il y a une autre beauté toute nouvelle qu’il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir, bien sot pour dédaigner. C’est du travail humain, d’abord, et c’est du travail humain qui a sa force, sa grâce, son équilibre, c’est-à-dire sa beauté. Ceux qui ont conçu et exécuté un viaduc comme celui-ci qui sert à raccourcir les distances et à faire passer des trains, ceux-là sont des utilitaires, c’est entendu, mais ce sont aussi des artistes, puisqu’ils ont su trouver une forme élégante et harmonieuse à leur conception. On les accuse souvent de gâter les paysages. C’est un lieu commun. Ils les transforment, ou plutôt ils leur ajoutent un nouvel élément de beauté, qui est la preuve de l’esprit vainqueur de l’homme. Il est clair qu’il ne faut pas abuser de ces « embellissements » utiles, mais là où ils sont vraiment nécessaires, ils ne déparent rien. Ce qui gâte un paysage, c’est la triste maison sordide où habite la misère humaine, dans la fange, l’ordure, l’atmosphère malsaine. Cette maison, pourtant, il ne manque pas de voyageurs pour l’admirer. Ils trouvent là une note pittoresque, un je ne sais quoi « qui fait bien dans le paysage ». Ils ne voudraient certes pas l’habiter, il leur faut la maison moderne avec l’eau, le gaz, la lumière électrique, le tout à l’égout, tout le confortable et toute la salubrité, et ils font bien, mais ils trouvent tout naturel que d’autres habitent la masure, et ils s’empressent d’en faire une aquarelle. Je préfère le viaduc, qui crée les communications, qui déplace les habitants des taudis, qui sert l’œuvre de clairvoyance et de bien-être. J’admire le calvaire, lorsqu’il a la beauté de l’art et de la vie. Je demande la permission d’admirer aussi le viaduc, et la locomotive, et le train de marchandises.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE DU CENTRE[12]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


IV. — Le Pays de Douarnenez.


Cast. — Locronan. — La vie de saint Renan. — Le Pardon de la Troménie. — La Grande-Troménie. — La duchesse Anne en pèlerinage. — Quelques superstitions. — Sainte-Anne-la-Palue. — Jésus-Christ naturalisé breton. — La baie de Douarnenez. — Aux Quatre-Vents. — La chambre-cabine. — L’Enfermé. — La maison où l’on ne rit pas toujours. — La forêt du Juch. — L’île Tristan. — La ville. — Les bateaux de pêche. — Le départ des pêcheurs. — La sardine, le hareng, le saumon et autres poissons. — La misère. — La tempête. — Le culte de la mer. — Femmes de pêcheurs. — Enfants aux yeux bleus. — Le langage vif. — La côte et la terre.


PÈLERINS AU PIED D’UN CALVAIRE.


Je décide, pendant que je suis à Châteaulin, qui est un excellent centre d’excursions pour cette partie du Finistère, d’aller à Douarnenez. J’hésite entre le chemin de fer et la voiture, et finalement me décide pour la flânerie de la voiture. Bien m’en prend, car je monte à environ 200 mètres sur la chaîne des montagnes Noires d’où je découvre tout le pays jusqu’à la mer avant de toucher au village de Cast. Ce sont les pentes du Menez-Gueltas, aux flancs duquel glissent, à travers les bruyères et les fougères, quelques ruisselets. Le vent m’apporte la senteur marine de la baie de Douarnenez, je descends bientôt des coteaux couverts d’arbres fruitiers, puis, en descendant sur Cast, je traverse des landes, qui font un brusque contraste avec les terres plantureuses. À Cast, un arrêt s’impose devant le porche de l’église garni de statues et le saint Herbot en bois, placé à l’intérieur. Derrière l’église, il y a encore des débris de sculptures sur un vieux mur, avec quelques personnages assez distincts : un Christ, naïvement et grossièrement travaillé, un soldat casqué, un pontife coiffé d’une mitre ou d’une tiare, un saint Hubert à genoux devant un cerf portant une croix entre ses cornes, puis un autre personnage qui regarde un loup dévorant un chien. Il y a encore de la sculpture à voir à deux kilomètres plus loin, à la chapelle de Quilliodoaré, cachée dans un bouquet d’arbres. Là, c’est une Vierge décolletée, c’est saint Laurent tenant son gril à la main.

LE PARDON DE LA GRANDE TROMÉNIE QUI A LIEU À LOCRONAN TOUS LES SEPT ANS, UNE DES PLUS GRANDES ASSEMBLÉES DE LA BRETAGNE.

À Locronan, où j’arrive ensuite, le spectacle est tout à fait beau. Je revois toujours avec plaisir cette grande place aux maisons du xviie siècle, la massive église du xve siècle, sa grosse tour à balustrade, sa petite chapelle au joli campanile, accolée à l’église, et qui renferme le tombeau de saint Renan. Tout ce décor de Locronan est magnifique, robuste de construction et verdi de mousse. C’est saint Renan, ici, le personnage principal. J’ai déjà résumé, dans la première partie de ce voyage en Bretagne, la vie singulière de cet ancêtre probable d’Ernest Renan. On sait qu’il passa la plus grande partie de son existence sur une montagne, laquelle avait été déposée sur la côte par les flots de la mer. Saint Renan, qui habitait un ermitage bâti en fascines sur le sommet, faisait le tour de la montagne une fois par jour, muni d’une cloche qui annonçait son passage. Entre temps, il jouait son rôle de civilisateur, enseignait aux habitants du voisinage l’art de tisser la toile qui, dès lors, prit la place des peaux que l’on hissait aux mâts des embarcations. C’est ce trajet fait chaque jour par saint Renan, quatre lieues environ, autour de la montagne, que parcourent maintenant les pèlerins le jour du pardon de la Troménie.

PRÉPARATION D’UN REPOSOIR.
PÈLERIN À LOCRONAN, MONTANT LES MARCHES DE L’ÉGLISE.

Il y a, le deuxième dimanche de juillet, le pardon annuel de la Troménie, et il y a, à la même date, la Grande Troménie qui a lieu tous les sept ans. Le chemin parcouru par la procession est aussi celui que firent les deux bœufs attelés à une charrette, qu’on laissa cheminer à leur guise et qui conduisirent le corps du saint à Locronan, après avoir fait le tour de la montagne, à travers les rochers sur lesquels les roues ont laissé des empreintes. Tous les pèlerins, et il en est venu jusqu’à 40 000, croient, d’ailleurs, que ce sentier de saint Renan conduit au ciel. Anatole Le Braz, dans son Pays des Pardons, nous apprend que « dès le xiie siècle, la Troménie septennale prenait rang parmi les grandes assemblées religieuses de la Bretagne. On s’y rendait par clans des points les plus éloignés de l’Extréme-Trégor, du fond des landes vannetaises ». Une année, on fut tout surpris d’y voir arriver une jeune femme escortée de gens d’armes, précédée d’un escadron de trompettes… « Elle était gente et accorte, avec des yeux clairs, très doux, et un joli front têtu de Bretonne. Quand les porteurs des reliques eurent défilé, elle vint se joindre à un groupe de fermières qui, habillées d’étoffes rouges aux chamarrures d’or, formaient une garde d’honneur à la statue de sainte Anne. Les gars, préposés aux bannières, se détournaient sans cesse pour la regarder. Ils apprirent au retour qu’elle avait nom la duchesse Anne et qu’elle était mariée au roi de France. » La procession part de l’église, s’arrête à différents endroits, entre autres à la roche appelée la Jument de pierre, à laquelle on attribue un pouvoir fécondant : les jeunes femmes viennent s’y frotter, des femmes stériles sont venues y coucher trois nuits de suite. Les écrivains catholiques dénoncent ces pratiques comme ridicules, mais rien n’a fait jusqu’à présent contre l’usage. Plus loin, c’est la pierre où saint Renan aimait à se reposer, et où viennent s’asseoir les malades affligés d’affections nerveuses. Enfin, il est dit que les gens de la paroisse, à qui échoit l’honneur de porter la bannière, jouiront pendant sept ans de toutes sortes de bienfaits : bonnes récoltes, pêches heureuses, enfants mâles.

LES PÈLERINS DE LOCRONAN FONT LE TOUR DE LA JUMENT DE PIERRE.
PROCESSION DE SAINTE-ANNE-LA-PALUE, DONT LE PÉLERINAGE A LIEU LE DERNIER DIMANCHE D’AOÛT.

Pendant que je suis à Locronan, et que je m’inquiète des pèlerinages, je puis gagner la côte par Plonévez-Porsay pour visiter la chapelle de Sainte-Anne-la-Palue. C’est à quelques pas de la mer, au bout d’un chemin. Le gardien est un métayer voisin. Il ouvre la porte, me montre la statue en granit de sainte Anne, bonne sculpture du xvie siècle. Des ex-voto pendent à la muraille, cannes, béquilles, chiffons. On vient ici en pèlerinage, le dernier dimanche d’août. La veille est le jour des mendiants qui n’ont pas le droit de revenir, ce qui différencie sensiblement des autres assemblées le pardon de Sainte-Anne-la-Palue. Il a encore ceci de particulier, qu’en glorifiant sainte Anne, il fait tranquillement de Jésus-Christ un Breton authentique. Écoutez plutôt. Mariée à un seigneur méchant et jaloux qui détestait les enfants et n’en voulait pas avoir, Anne fut maltraitée et chassée une nuit par son époux, au moment où celui-ci s’aperçut de sa maternité prochaine. La pauvre femme abandonna le château de Moëllien et se dirigea vers la mer où elle aperçut une lueur. C’était une barque que gouvernait un ange. Elle y monta, navigua longtemps, bien longtemps, et finalement débarqua en Judée où elle mit au monde la vierge Marie. Elle revint en Armorique de la même façon, y fut accueillie avec des transports de joie, car on lui croyait le pouvoir d’apaiser les éléments et de guérir les maladies. Des années et des années après son retour, elle reçut la visite de son petit-fils, Jésus, venu pour solliciter sa bénédiction avant de commencer à prêcher l’Évangile. Jésus, sur le désir de son aïeule, fit jaillir une fontaine auprès de laquelle on bâtit la chapelle, qui devait être l’asile des infirmes et des misérables. Quand Anne mourut, on chercha partout, mais vainement, sa dépouille, on ne la retrouva que bien des années plus tard baignant dans les flots, encroûtée de coquillages.

UN REPOSOIR, AVEC UNE GRANDE STATUE EN BOIS PEINT.

De Locronan à Douarnenez, il y a la route qui conduit directement sur la baie, après avoir longé la forêt de Névet, le manoir de Cozcastel, traversé le hameau de Kerlaz dont les clochetons dominent la route. La contrée est charmante, couverte d’arbres, et c’est un enchantement que le spectacle grandiose de la baie de Douarnenez tout à coup découverte. Au delà du talus qui borde la route, on a en face de soi la vaste étendue de mer arrondie par la côte, la baie largement ouverte, l’entrée indiquée par la pointe surplombante du cap de la Chèvre. On voit étinceler au loin les falaises de Morgat, s’avancer les pointes du Bellec, de Talagrip, de Trefuntec. Douarnenez est blotti à gauche dans le coin le mieux abrité, avec l’île Tristan comme brise-lames, puis la côte file à peu près droit, inclinant légèrement vers le sud, jusqu’à la pointe du Raz. Par un beau temps, sous un ciel bleu, lorsque la mer est aussi d’azur et que la crête argentée de ses vagues brille au soleil, on ne se croirait plus au pays d’Armor, dans la contrée des pluies et des brumes, mais au bord de la mer d’Italie ou de Grèce. Les arbres, aux cimes arrondies, croissent presque à la limite des flots, ombragent la grève de sable blanc, et l’on cherche machinalement des yeux, sur le promontoire de la Chèvre, la forme régulière, nette et élégante d’un temple de marbre élevé en l’honneur de la puissance des dieux et des travaux héroïques des hommes.

SAINTE-ANNE-LA-PALUE. — LE TOUR DE L’ÉGLISE.

J’ai déjà passé ici de longues vacances, et ma foi, c’était là tout près, au bord du talus, dans cette petite maison des Quatre-Vents, la bien nommée. La chambre était parfaite, avec sa fenêtre sur la mer, mais le cabinet de travail était admirable. Il attenait à la chambre, et c’était une toute petite pièce cloisonnée de bois, ayant vue aussi sur la mer par une lucarne, ou plutôt par un hublot, car la lucarne était petite, proportionnée au réduit qui était en réalité une cabine. Oui, une cabine, c’est bien cela : de la place rien que pour une table, un tabouret, et pour moi. Mais toute la mer dans le hublot, et rien que la mer. On ne voyait pas autre chose. J’ai vu là l’Océan de toutes les couleurs et de toutes les expressions, vert, bleu, lilas, gris, doré, rouge, — souriant, tendre, caressant, morose, solennel, fâché, furieux, déployant toutes ses grâces ou vociférant toutes ses colères. La cabine tremblait parfois comme une barque secouée par la pleine mer, mais la maison des Quatre-Vents était solide derrière son remblai de terre, et les tempêtes qui l’ébranlaient ne pouvaient avoir raison d’elle. Aucun mauvais temps n’engendrait, d’ailleurs, la mélancolie chez mon hôtesse et sa fille. La mère, et la fille surtout, étaient deux commères réjouies, et je n’ai jamais entendu rire comme là. De ces rires aussi, la maison tremblait. Ils éclataient à tout instant au rez-de-chaussée en roulades éperdues et leur clameur joyeuse montait l’escalier, passait sous les portes, venait vibrer au carreau du hublot. Je passais de longues heures dans la cabine, j’écrivais alors un livre qui avait pour titre l’Enfermé, et j’étais, moi aussi, l’enfermé de mon sujet, vivant là comme un prisonnier dans sa cellule et contrôlant, toutes proportions gardées, les sensations de mon héros par les miennes. Mais la solitude n’était pas le silence. J’écrivais entre le bruit monotone et délicieux de la mer, dont les vagues venaient s’écrouler en chuchotant sur le sable, et le bruit du rire de mes hôtesses qui était sans arrêt, vraiment, comme la chanson de la mer montante et de la mer descendante. Je dois dire tout de même que ces créatures joyeuses connaissaient les peines, car j’entendis, certains soirs, le bruit des pleurs remplaçant le bruit des rires, et je ne pus tout de même emporter de là, comme je l’aurais cru, le souvenir de la maison où l’on rit toujours.

Je n’étais pas, comme bien on pense, le prisonnier permanent de mon travail. J’avais des évasions et des sorties sur la mer et sur la campagne. En bateau, j’ai vu la côte, doublé le cap de la Chèvre, visité les monstrueux rochers des Tas de Pois. Derrière la maison, j’allais au profond de la forêt du Juch, où j’avais parfois la rencontre, sous les couverts d’arbres admirables, de quelque vieux paysan vêtu à la vieille mode, braies de toile grise, veste bleue, petit chapeau rond. Ou bien, çà et là, devant la maison, sur la plage du Ris, de sable fin et uni, et plus loin, sur la grève coupée de flaques d’eau, crevée de rochers autour desquels grouillaient les crabes, et plus loin encore, au long de toute une série de grottes dont les parois ruisselantes semblent des coulées de pierres précieuses. Si par quelque sentier ou quelques saillies de la terre et du roc, on grimpe au flanc de la falaise, les sommets herbus et fleuris, ou couverts d’une végétation rase, tout roses de courtes bruyères, vous invitent à la marche ou au repos. On ferait volontiers, par le sentier des douaniers, le tour de l’admirable baie, en s’arrêtant tous les cent pas pour voir et voir encore. Mais tout cela, c’est l’à-côté de Douarnenez. Il me faut parler de la ville.

LES MONSTRUEUX ROCHERS DES TAS DE POIS AVEC LEUR SÉMAPHORE.

Car c’est une ville, Douarnenez, qui n’est qu’un simple chef-lieu de canton, compte environ douze mille habitants, est bâtie sur un rocher, à l’embouchure de la rivière de Pouldavy, en face de la petite île Tristan, occupée par une usine, ou confiserie de sardines. Douarnenez est, en effet, comme tant d’autres, un port de mer « renommé pour ses sardines ». La motte de terre de l’île Tristan supportait jadis un prieuré que le bandit Fontenelle fit évacuer pour s’y loger. Il y demeura trois ans, en dépit des efforts de la garnison de Brest pour l’en chasser. Selon la tradition, l’île Tristan aurait reçu son nom d’un des héros du roman de la Table Ronde, Tristan le Léonois, qui vida avec Yseult la coupe contenant le boire amoureux destiné au roi Marc’h. Entrons en ville. Les rues, les ruelles ont toutes l’odeur de la sardine. À l’extrémité de chacune de ces rues ou venelles, c’est le port, les barques à sec, ou balancées par l’eau, le départ ou le retour des voiles, — la mer. Partout des marins, allant, venant, chaussés de sabots, le pas lourd et sonore, portant des paniers de poissons, traînant des filets. Partout des sardinières allant à quelque usine ou en revenant, et des enfants aussi qui vont à l’usine, ou qui commencent d’apprendre la pêche. Ici, comme ailleurs, on souffre sans cesse du mal dont on a parfois l’émoi à Paris, on souffre des rares passages de sardines, des pêches infructueuses, des bas prix fixés au marché des usines, de la misère. Les gens connaissent l’incertitude, l’inaction, la faim pour eux et les leurs. L’été, ils parviennent à vivre. Mais bien peu ont un lopin de terre, une vache à mener à la pâture. L’hiver, ils s’éreintent et s’exposent souvent en vain. Devant la mer de Bretagne, triste et hostile sous le ciel de pluie, ils rêvent alors d’une mer bleue, riante au soleil, qui serait peut-être accueillante et meilleure nourricière. Il paraît que la barque et l’outillage ne sont pas organisés pour toutes les pêches, en tous temps. Un effort, une initiative seraient nécessaires pour dégager l’homme de la routine et de l’habitude, puisque l’eau féconde est toujours là, avec ses richesses perpétuellement renouvelées. Telle qu’elle est, voici la pêche à Douarnenez avec son personnel, ses bateaux, ses moyens, ses usages. Nulle part, mieux que là, nous ne pourrons l’examiner et la connaître.

Les bateaux de pêche sont de véritables petits vaisseaux, carénés, pontés, et gréés d’un ou plusieurs mâts, selon leurs dimensions. La plupart sont montés par trois marins, qui se rendent à leur barque à l’aide d’une « plate », lorsque l’embarcation n’a pu accoster. Ils sont vêtus d’un pantalon de droguet, d’une chemise de laine, la tête coiffée d’un béret ou enveloppée d’un suroit, selon la saison, les pieds nus, ou chaussés de sandales. Le départ est généralement silencieux. Peut-être les pêcheurs ne songent-ils pas toujours aux surprises du temps, aux perfidies et aux violences de la mer mystérieuse. Mais ils sont tout au départ, et soigneux des préparatifs. Chacun est muni d’un petit panier de provisions qu’il enferme dans la carène, avant de prendre son poste, l’un aux cordages qui manœuvrent les voiles, un autre à la barre, le troisième aux instruments de pêche, qui varient selon le cas. Je sais bien que beaucoup de personnes connaissent ces détails, mais un bien plus grand nombre encore les ignorent, et le récit d’un voyage en Bretagne ne serait pas complet sans un exposé précis et simple de cette existence des côtes.

Les voiles larguées et gonflées par le vent, on peut lire les inscriptions indiquant le port d’attache de l’embarcation : deux ou trois lettres capitales avec un numéro d’ordre, qui serviront, soit pour la constatation des délits par les garde-pêche, soit pour reconnaître les épaves en cas de malheur. Toute la flottille s’élance, et c’est un beau spectacle que celui de cette masse évoluant en bon ordre, dans le même sens, et tout de suite, la jetée dépassée, se dispersant sur l’immensité de l’eau. Les barques s’inclinent, à tribord, à bâbord, plus ou moins bas, selon la force du vent, ou la rapidité du mouvement de manœuvre qui les ramène en équilibre. Elles dansent, soulevées par les flots qui les projettent à des hauteurs d’où elles retombent brusquement, comme au fond d’un précipice. Les amateurs qui ont voulu prendre part à une pêche regrettent bien souvent, à cet instant, de s’être aventurés. Le mal de mer s’abat sur eux, et certains se ravisent, se font ramener au port. Ceux qui ont le cœur solide, ou qui sont les victimes héroïques de l’amour-propre, continuent la « partie de plaisir ».

J’ai résumé, passant à Paimpol, les opérations de la pêche lointaine à la baleine, à la morue. Ici, c’est la pêche côtière. C’est là que se fait l’apprentissage de la grande pêche, que se forment les futurs marins. Toutes les pêches ne se font pas dans la même saison, ni à la même heure. Quelques poissons se laissent prendre en tous temps, mais il faut, pour les autres, savoir choisir le moment propice. La sardine et le hareng, qui se propagent en nombre que l’on peut dire incalculable, voyagent par bandes qui ont parfois 10 ou 12 kilomètres de longueur. Les sardines, que l’on appâte avec des œufs de morue desséchés, fréquentent de préférence nos côtes ouest de l’Océan vers le mois de mai. Parfois aussi, elles passent au large, ne s’approchent que des côtes d’Espagne et d’Afrique. Les harengs sont plus capricieux encore : on les rencontre tantôt ici, tantôt là, au commencement de l’année dans les mers du Nord, puis sur les côtes septentrionales de l’Écosse, plus tard dans la mer d’Allemagne, et enfin, vers les derniers mois de l’année, dans la Manche. « Il est, dit M. Brousse, des signes certains auxquels on reconnaît les bancs de harengs. Des volées d’oiseaux de mer les suivent constamment, ils exhalent une odeur particulière, ils agitent les flots sur l’eau plate comme de l’huile, et enfin, pendant la nuit, une traînée de feu manifeste la présence de ces poissons éminemment phosphoriques. » Comme pour la sardine et pour la plupart des autres poissons de petite et de moyenne grandeur, c’est le filet qui est utilisé dans la pêche du hareng. Celle-ci a lieu de préférence la nuit, et ce sont les falots attachés aux embarcations qui, attirant le poisson, servent d’appeau, en quelque sorte. Les filets de vastes dimensions, lestés de pierres ou de morceaux de plomb, ont des mailles d’environ 2 centimètres où les poissons s’engagent par les ouïes sans pouvoir se libérer. On retire le filet de l’eau à l’aide de cabestans, et les poissons sont recueillis dans un autre filet, ou dans des barils, en couches séparées par des lits de sel.

LA FLOTTILLE DES SARDINIERS À DOUARNENEZ.

Le maquereau, et quantité d’autres poissons visibles en tous temps dans les halles et marchés, la raie, le merlan, l’éperlan, le turbot, l’anguille, la sole, la limande, etc., se pêchent sur les côtes pendant toute l’année, mais cette pêche est plus abondante en mai, juin, juillet. Le saumon se pêche sur les côtes, en hiver, et à l’embouchure des fleuves et des rivières, pendant les chaleurs, le saumon qui aime l’eau claire à une certaine température, changeant de parages à l’époque des équinoxes : il hiverne en mer et vient chercher l’eau douce au printemps. On le prend avec des filets simples, de grandes dimensions, avec des filets traînants appelés « seines », et dans les rivières avec des lignes ou des nasses. Il existe, sur plusieurs rivières, des établissements affectés spécialement à la pêche du saumon, construits sur le modèle d’un établissement qui est à Châteaulin. C’est une sorte de barrage formé d’un double rang de palanques, enfoncées dans le sol au fond de la rivière, et reliées, en bas et en haut, par des anneaux. Ce barrage est percé de trous entourés de minces lames métalliques qui, en aval, dessinent une embouchure en forme de nasse. Le poisson, remontant le courant, franchit aisément, en écartant les lames, ces ouvertures qui se referment à mesure et qu’il ne peut franchir en sens inverse : il se trouve alors enfermé par un vaste grillage dans un réservoir d’où on le sort à l’aide d’un filet ou d’une épuisette,

La Bretagne n’a pas d’aujourd’hui son renom de pays de pêche. Au xve siècle, les mêmes poissons qui sont recherchés aujourd’hui n’étaient pas d’un rendement moindre. Le hareng, la sardine, le maquereau, le merlan, l’esturgeon, le congre, etc., abondaient ; le rouget de Vannes était très recherché. L’ouverture de la pêche donnait lieu à des réjouissances dont on a gardé le souvenir. Les seigneurs, des représentants du duc y assistaient, montaient parfois sur les bateaux. Le produit de la pêche était, de droit, la propriété du seigneur. Les marins recevaient « une prime de seize deniers par congre renable et huit quarts de vin par centaine de poissons. » Les cétacés et autres poissons de grandes dimensions étaient classés comme poissons royaux et étaient la propriété des ducs, qui s’en réservaient la vente. Le poisson frais était très recherché, comme bien on pense. M. Dupuy raconte qu’aussitôt les pêcheurs surgis dans une ville de la côte, ils étaient harcelés par les bourgeois, et aussi les regrattiers, les colporteurs, mais la plus grande partie du poisson, faute de moyens de transport, devait être séchée et salée : encore un motif de redevance au seigneur. « La Bretagne — dit le même auteur — exporte une grande quantité de poisson salé. C’est surtout pendant les mois de janvier et de février que les grands seigneurs français font, à Nantes et à Saint-Malo, leur approvisionnement en vue du carême. En 1477, le pourvoyeur de Jeanne Chabot, dame de Montsoreau, achète à Nantes une pipe de merluches, un cent de papillons, un cent de raies, deux cents de seiches, trois caques de harengs blancs, un millier de harengs saurs… Le roi Louis XI fait prendre deux cents de lamproies. La dame de Saint-Brice, la même année, achète à Saint-Malo trois cents de harengs blancs, valant trente sous. Elle prend, en outre, pour quarante-cinq sous de harengs saurs, pour vingt sous de marsouins. Toutes ces provisions sont transportées à son château de Bouche-d’Usure, en Anjou. » De nos jours, grâce à la facilité des communications, le poisson frais est demandé de préférence aux salaisons et aux conserves. Toutefois, il faut prévoir les mauvaises saisons de pêche, les périodes de bourrasques où les bateaux restent amarrés au port, les périodes de malchance où la mer est fouillée en vain.

Malgré toutes ces incertitudes, la profession se transmet de père en fils. Les enfants pourraient apprendre d’autres métiers, mais la nécessité immédiate et l’instinct héréditaire sont les plus forts. Ils font comme tant d’autres, ils acceptent le bon et le mauvais de l’existence. Il est des périodes heureuses où la « mer est salée », il en est d’autres, où la « mer est brûlée » ne fournit rien. La disette alors règne, l’armoire est vide, il faut restreindre la ration et quelquefois jeûner. Le pécheur est, d’ailleurs, imprévoyant, insouciant, il dépense habituellement ce qu’il gagne sans songer au lendemain. Il met en pratique ce proverbe : « Un sou gagné sur terre vaut mieux que dix sous gagnés sur mer : un sou gagné sur terre, on peut le posséder ; les dix qu’on a gagnés sur mer, on les voit se noyer. » L’insécurité dans la vie est pour beaucoup dans cet état d’esprit. À quoi bon thésauriser ? Pourtant, il est des exceptions. Certains ambitionnent de posséder leur bateau à eux, de n’avoir plus à payer en nature, sur le produit de chaque pêche, la part d’intérêt et d’amortissement due au patron-marin. Ceux-là accumulent les économies, évitent le cabaret, l’ordre règne dans leur maison, pour atteindre le jour où la barque neuve sera poussée vers les flots. Ce jour-là, le nouveau patron réalise son rêve, advienne ensuite que pourra !

COIFFE DE DOUARNENEZ.

Ce qui vient toujours, quand ce n’est pas la misère, c’est la tempête. Tous les ans, des bateaux disparaissent. Puis le vent tombe, la mer apaisée rend les cadavres de ceux qu’elle a tués. Au village, des places sont vides au foyer des pêcheurs. Dans le port, des barques manquent à l’appel. Tous les jours, les femmes sont allées sur la jetée demander un espoir à la mer sinistre. Mais l’ouragan qui passait avec des clameurs sous le ciel noir, les vagues qui se jetaient sur la côte en mâchant et broyant les galets, tous les bruits de l’air et de l’eau ne leur apportaient que des ricanements et des menaces. Victor Hugo a dit magnifiquement ces drames de la mer.

Où sont-ils, les marins perdus dans les nuits noires ?
Ô flots, que vous savez de lugubres histoires,
Flots profonds redoutés des mères à genoux !
Vous vous les racontez en montant les marées,
Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous.

Les flux et les reflux se succèdent, n’apportant ni la vie, ni la mort aux femmes et aux enfants qu’on appellera demain des veuves et des orphelins. Puis, un jour, on trouve un cadavre sous la falaise, des débris de barque sur le sable. Les marins portent leur compagnon au cimetière, la coiffe blanche est recouverte d’un voile de deuil, les humbles dévouements viennent au secours de cette misère. Mais aucune imprécation n’aura coupé la monotonie des plaintes, aucun cri de rage contre le sort ne se sera élevé. Le recteur qui aura jeté de l’eau bénite sur le mort, psalmodié du latin sur la tombe, pourra croire qu’il y a là soumission à une volonté d’en haut, adoration d’une main mystérieuse qui frappe. Peut-être, mais c’est aussi à une force réelle que les pauvres gens de nos côtes se soumettent, c’est une fatalité inéluctable qu’ils subissent. Le dieu qu’ils craignent et qu’ils adorent, celui qui les nourrit et qui les tue, au gré de sa cruelle fantaisie, c’est la mer immense, la mer familière et incompréhensible, qui tantôt les berce en chantant, tantôt leur crache son écume à la face, les meurtrit contre les rochers ses complices. C’est à ce dieu qu’ils élèvent des calvaires sur les promontoires, c’est pour lui qu’ils suspendent des ex-voto dans les églises, qu’ils font des processions autour du village, c’est la terreur sacrée mêlée d’amour qu’il inspire qui fait mettre une phrase religieuse dans les connaissements des capitaines, qui place les bateaux de pêche sous le patronage d’un nom de martyr. Le voisinage de ce champ de bataille, la mer, devait faire naître les mêmes sentiments de reconnaissance et de crainte que la lutte de la nuit et de la lumière créait chez les tribus errantes des hauts plateaux de l’Asie, aux premiers âges de l’humanité. Une action incessante de la nature se faisant sentir dans tous les actes de la vie, le culte d’Indra s’établit là-bas, la religiosité devient ici une caractéristique des populations maritimes.

BRODEUSE À DOUARNENEZ.

Cette cause profonde est si bien la vraie que le pêcheur, placé entre l’église et la mer, n’hésitera pas. Le dimanche comme les autres jours, il sortira pour la pêche, attentif au ciel, à l’eau, sourd aux coups de cloche plaintifs, aux malédictions du recteur impuissant à retenir les bateaux qui s’enfuient, les voiles gonflées, comme des mouettes avides. C’est que là, comme ailleurs, on accepte la lutte pour la vie telle qu’elle se présente. À quoi bon discuter l’implacabilité du sort, le hasard de la naissance, l’inattendu des catastrophes ? La mer est là, offrant des proies vivantes aux mains qui sauront les saisir, jetant, comme amorces sur le rivage, les coquillages savoureux, les crevettes couleur d’eau, les crabes à la marche oblique, les pierres dont on construira les maisons, le varech dont on fera les matelas, le goémon qui engraissera les champs. Mais c’est plus loin qu’il faut aller pour trouver les bancs de poissons « aux écailles d’argent », ce n’est qu’après une nuit de pêche qu’on aura gagné de quoi manger et se vêtir. On part donc dans la barque aux flancs solides que la voile entraîne. Au retour, les femmes et les enfants halent le bateau, le déchargent, traînent l’ancre sur le rivage. Et toujours ainsi. Et jamais les hommes de Camaret et de Douarnenez, d’Audierne et de Concarneau ne songent à changer leur sort, jamais ils ne font le rêve d’une existence plus sûre, plus exempte de dangers.

PÊCHEURS DE GOÉMON DANS LA BAIE DE DOUARNENEZ.

Ils vont à la mer, ils y retournent sans cesse. La mer est une grande séductrice qui les a pris tout entiers et qui ne les quittera plus, ils acceptent d’avance que le lit de cette rude épouse devienne leur tombe. Ils ont été trempés par les pluies, suffoqués par les coups de vent, ils ont vu les vagues se creuser en abîmes, ils ont eu la sensation d’un combat corps à corps avec la masse d’eau qu’ils affrontaient, les lames se reculant, semblant prendre un élan, et revenant furieuses, comme un troupeau de bêtes féroces, se jeter sur la frêle barque, la terrassant, la mordant, pendant que la meute des vents déchire les filets et la toile, pousse la barque et l’homme vers le guet-apens des rochers, cachés sous l’eau. Eh bien ! qu’importe tout cela ! tout cela s’oublie. Quand la mer chante par toutes ses vagues, frémit sous les baisers du soleil, son appel est encore entendu, la barque est remise à l’eau, le pêcheur reprend le large. Voilà pourquoi, au lendemain des sinistres, la veuve et l’aîné des fils recousent les voiles, radoubent, goudronnent le bois, remmaillent les filets, pansent les blessures du bateau. Le mousse, devenu patron, ira de nouveau chercher la vie et la mort là où succombèrent la plupart des siens. Mais il n’essaiera pas de se soustraire à la loi commune. Son entrée dans la vie sera constatée par une inscription maritime ; sa mort, obscure et incertaine, ne laissera peut-être même pas de trace sur les registres de l’état civil. Entre ces deux faits, tient la biographie du pêcheur.

À DOUARNENEZ : MAISON DE PÊCHEURS.

Ce n’est pas une seule fois que j’ai vu, au bord des flots, une vieille qui regarde fixement devant elle, le visage ridé, les yeux secs, une femme à coiffe blanche, qui espère l’apparition d’une voile à l’horizon. Il n’y a là aucune fausse sensibilité. C’est l’ordinaire des drames de la mer. La femme de pêcheur qui attend son homme n’est pas une figure de romance, un facile sujet de vignette. Cette femme, on peut réellement la voir, sur les jetées, quand la mer est démontée et que les barques luttent au large contre le vent. Oui, elle a parfois un enfant sur le bras et un autre à la main, comme cela se voit sur les images. Il a fallu que le temps soit terriblement mauvais et que l’inquiétude ait troublé son esprit pour qu’elle soit sortie de sa triste maison et qu’elle soit venue ainsi connaître la fin de la tempête et le sort des bateaux. D’habitude, elle reste chez elle, active et passive, occupée et patiente. Elle soigne les enfants, va aux champs, tricote, cuit le repas du soir pour l’homme qui est en mer. Tout naturellement, l’existence acceptée fait que chacun s’est trouvé avec une tâche assignée qu’il remplit aux heures marquées, ponctuellement et sans examen. Le pêcheur s’en va, traînant ses filets, monte en barque, hisse la voile, disparaît et reparaît derrière les vagues, dans le soleil du matin ou dans le noir du soir. La femme reste au logis, occupée aux mêmes labeurs entre les départs et les retours.

Elle a appris à connaître les chances des bonnes arrivées. Elle sait, par la fraîcheur de l’air, par la direction du vent, par la couleur du ciel, comment les barques parties avec le reflux se comportent en mer et doivent revenir avec le flux. Elle sait, sans carte et sans boussole, que tout doit se passer régulièrement, ou bien qu’un grain menace et que le danger va s’embusquer et surgir à chaque gonflement du flot. C’est alors qu’elle sort de chez elle, dans le bruit de l’ouragan qui commence et dans l’atmosphère de couleur funèbre qui pèse sur la côte. Il en est ainsi chez toutes les femmes du village. Elles sortent toutes à la fois, car le même avertissement leur a été donné au même instant par les choses. Toutes, elles ont été prévenues par les signes de mauvais présage, comme elles sont apaisées d’habitude par les promesses de sécurité.

Ces événements arrivent, ces situations existent. Parmi les habitants des villes qui s’en viennent tous les ans aux bains de mer, pendant quelques semaines ou quelques mois, il en est beaucoup qui n’apprennent rien de la vie des pécheurs et de la vie de leurs familles. Ils ne savent que la plage, les bains, les courses, les régates, le casino, la mer aimable, la chanson des vagues, la joie de l’air et de la lumière. Il faut leur dire qu’après les doux étés et les dernières grâces de l’automne, les aspects changent, la mer s’encolère, les gens des côtes ont à subir de terribles rencontres où le vent et l’eau ont facilement raison des misérables embarcations. Quand les promeneurs reviennent, l’année suivante, aux beaux jours, il y a des veuves et des orphelins non loin de la plage élégante où les femmes se promènent en toilettes claires. Ceux qui ne connaissent que les sourires de la mer ont raison de s’apitoyer alors, et d’aider à réparer, comme ils le peuvent, les fureurs de la bourrasque et les crimes de la tempête…

UN VIEUX BRETON.

C’est à cela que je songe en regardant çà et là, au long de la rue de la Verdure, qui aboutit à un chemin largement ombragé menant à la mer, de la rue Jean-Bart, parallèle à la côte, et qui conduit à l’église. La construction est moderne, dominée par une tour carrée percée d’un portail où quelques détails de sculptures évoquent la vie marine : un bâtiment, des sardines. À l’intérieur, c’est le même genre de décoration logique : un bas-relief représente une pêche miraculeuse, peut-être celle dont parle Borlase, qui eut lieu le 5 octobre 1767, où l’on prit, en quelques heures, dans la baie de Saint-Yves, 245 millions de sardines. C’était le bon temps, non pour les sardines, mais pour les pêcheurs. Il existe à Douarnenez une autre église, Sainte-Hélène, et une chapelle dédiée à saint Michel. La voûte de bois de cette dernière est peinte de sujets naïfs ; mais on y conserve aussi un tableau de l’apparition de la Vierge qui est attribué au pompeux Le Brun. Autour de tout cela l’animation est grande. On appareille jusqu’à une date avancée de l’hiver pour la pêche à la sardine, et aussi pour la pêche au maquereau sur les côtes d’Écosse. Toute la population, hommes et femmes, s’agite, transporte des paniers, traîne des haquets. Et précisément, le jour où j’observe cette activité, la pêche a été abondante, mais non trop abondante, comme en 1888 où l’on dut vendre les sardines comme engrais, à raison de un sou le mille ! Le mouvement déborde Douarnenez, va d’un côté jusqu’au port de Tréboul, de l’autre jusqu’au bourg de Ploaré, un groupe de maisons dominé par un beau clocher, et qui forme, en quelque sorte, un faubourg de Douarnenez. Quatre heures sonnent. C’est la sortie de l’école. Presque immédiatement les rues se remplissent d’enfants, une vraie foule, remuante, gesticulante, jacassante. Je crois que je n’ai jamais vu tant d’enfants ni tant d’yeux bleus réunis. Des petits garçons qui ressemblent déjà à des marins, des petites filles, sœurs des aînées que Sully-Prudhomme a chantées :

À Douarnenez en Bretagne
Le cœur des filles ne se gagne
Que dans la langue du pays.

La langue du pays est ici singulièrement animée. Dans toute la contrée qui a Quimper pour centre, cette langue est sensiblement différente de la langue parlée à Morlaix et à Saint Pol-de-Léon, et surtout la manière de la parler donne à celui qui passe brusquement d’un point à un autre la sensation neuve d’une race dissemblable. La douceur traînante, le son filé de tendre mélopée qu’on entend dans les campagnes léonardes a fait place à un chant vif et saccadé. Les voix attaquent résolument les phrases en notes brèves, les mènent précipitamment par des saccades qui ressemblent à des retirées d’eau dans des galets, les terminent par une brusque retombée. Et toujours ainsi, à ce point qu’un récit un peu long, prononcé de cette façon, précipitamment, mais avec des coupures très nettes, fait l’effet d’une lecture ou d’un discours enlevés avec une hâte extraordinaire. Si l’on ajoute que le rire, le rire des femmes, tel que je l’ai entendu à la maison des Quatre-Vents, est fréquent, tout en éclats et en roulades prolongées, et que la couleur est recherchée dans le costume, on aura l’idée d’une race en éveil, ayant, avec des parcelles d’âme commune, une violente vivacité qui la caractérise, au contraire de la ruminante rêvasserie, de la finesse de sourire, de la grâce de langueur, de la Bretagne blanche et noire du nord,

On ne sera donc pas surpris si je dis qu’en temps d’élections, tel que je l’ai vu à Douarnenez, une passion extraordinaire se déploie à propos des plus menus incidents de la lutte. Oui, Paris même, avec les fréquentes réunions publiques qui continuent par les rues en longues conversations de noctambules, avec la vivacité de son esprit ouvrier et de ses reparties faubouriennes, Paris n’est pas en vérité plus actif que la bourgade de pêcheurs. C’est un ferment d’une rare puissance d’action qui s’empare ici des cervelles à l’idée qu’une bataille va se livrer, que deux partis sont en présence, qu’il y aura un vainqueur et un vaincu. Un instinct de combativité ancienne se retrouve immédiatement chez tous, et la lutte pacifique des bulletins de vote dans les urnes s’agrémente aux alentours de rudes interpellations, d’invectives précipitées, de coups de poing qui sonnent dur sur les torses et sur les faces. Au centre des places, dans le va-et-vient où s’agitent les gens vêtus de vêtements bleus et verts, couleur de vagues et couleur d’horizons, les paroles résonnent en affirmations répétées et colères, en énumérations persistantes appuyées par les t, les k et les ch. J’ai vu des scènes de vraie violence, des mêlées avec coups et blessures. La veille du scrutin, surtout, et au moment de la proclamation des résultats, au premier tour et au jour de ballottage, les pêcheurs ne prenant pas la mer, les rixes brutales se sont déchaînées autour des affiches à deux compartiments, en français et en breton, agrémentées de drapeaux blancs et de drapeaux tricolores. Le paysan est plutôt royaliste, et le marin, républicain, avec des courants mêlés et des majorités péniblement disputées. On voit là nettement les séparations de régions, de professions, d’habitudes. De même qu’il y a plusieurs Frances qui sont, ou superposées ou ajustées et rigoureusement emboîtées comme les morceaux d’un jeu de patience, de même, dans chaque ancienne province, il y a plusieurs provinces, et la Bretagne ne fait pas exception à cette règle de diversité. Pour s’en tenir à quelques divisions, qui pourraient être plusieurs fois fragmentées, il y a d’excessives différences entre le nord et le sud du pays, les rocheuses collines séparent nettement le pays de Tréguier et le pays de Léon de la Cornouaille, et enfin, comme partout, le bord des côtes est une lisière absolument autonome, dont il est impossible de confondre les habitants maritimes avec les habitants terriens qui logent à deux pas, dans les champs contigus aux falaises.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE DU CENTRE[13]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


V. — Le Presqu’île de Crozon et la Pointe de Plougastel.


Sainte-Marie-du-Méné-Hom. — Le massif du Méné-Hom. — Encore le charme de la pluie. — Crozon. — Le beau jardin. — À la recherche de la mer. — La plage de Morgat. — Les grottes. — Les peintres. — Un peu de l’histoire de la presqu’île. — À Roscanvel. — La méfiance d’un paysan. — Le marchand de vin sauveur. — Camaret. — La vie des pêcheurs. — Les Tas de Pois. — Le château de Dinant. — Le cap de la Chèvre. — Landévennec. — Le Moine pétrifié. — La vie des bourgs bretons. — Essai de psychologie du voiturier.


COIFFE DE LA PRESQU’ÎLE DE CROZON.


Me voici revenu à Châteaulin. En route maintenant pour le Méné-Hom et la presqu’île de Crozon. La voiture monte, et bientôt c’est l’air vif des plateaux, et tout un espace grandiose envahi par la pluie. Au moment d’une courte éclaircie, je distingue vaguement au loin la grande courbe de la baie de Douarnenez, le visage sombre de la mer, la dentelure des côtes, l’avancée des caps. Pendant un instant, m’apparaît toute proche une plage de sable blond, ourlée d’une vague d’argent. Puis, le brouillard se referme sur ces visions. La pluie augmente et c’est le visage et les mains ruisselants, fouettés par l’averse, que j’arrive à Sainte-Marie-du-Méné-Hom. J’attends là, dans la première maison qui se présente, non la fin de la pluie, mais sa diminution pour aller, à travers le hameau vite parcouru, revoir la jolie chapelle, le portail du cimetière et le calvaire ; car je suis déjà venu ici, par une journée torride de la fin de l’été. Je me souviens d’une cour de ferme où l’on battait le blé noir à coups de fléaux, avec des intermèdes de chants et de rires. Toute une réunion travailleuse et joyeuse était là, et c’est un tableau qui m’est resté dans l’esprit que celui de ces hommes et de ces femmes s’agitant, frappant en cadence dans l’atmosphère dorée de soleil et de la poussière blonde du grain. Aujourd’hui, tout semble désert sous les larmes de la pluie. Une grenouille saute dans une ornière, un chat file prestement au ras d’une muraille. Il est inutile de songer, cette fois, à gravir les pentes de la principale bosse du Méné-Hom, qui est un massif composé de plusieurs mamelons aux lignes admirables, lentes et longues. La plus grande hauteur n’est pas considérable, puisqu’elle n’atteint que 330 mètres, mais je me souviens que le spectacle aperçu de là-haut était de toute beauté, le jour de soleil où je fis la courte ascension parmi les bruyères sèches et les pierrailles, pendant que sur la terre crevassée et chaude bourdonnaient les insectes et glissaient les reptiles. Devant moi, c’était la presqu’île de Crozon, séparant la baie de Douarnenez de la rade de Brest, deux étendues d’eau également magnifiques par l’aspect grandiose, différentes de formes, la baie de Douarnenez, vaste, arrondie, largement ouverte entre la pointe du Raz et le cap de la Chèvre, la rade de Brest, irrégulière, presque fermée au goulet, divisée par l’avancée de rochers de Plougastel. J’ai vu cela, bleu et éblouissant comme un paysage oriental. Cette fois, je ne verrais rien à travers l’opacité de la brume, et je suis à 200 mètres d’altitude, aussi bien qu’à 330 mètres, pour regarder tomber la pluie.

FEMME ET PETITE FILLE DE CROZON ALLANT À LA MESSE.

C’est donc sous la pluie que je continue ma route, isolé des choses par l’averse fine et grise. Mais il ne faut pas aller en Bretagne si l’on n’aime pas la pluie. Elle a son charme monotone, elle repose de l’éclat du soleil, des couleurs nettes, des paysages trop vite aperçus. Elle embrouille tout sous ses écheveaux, qui sont ici presque invisibles, à ne pas trop savoir si c’est de l’eau qui tombe ou une brume qui erre. Elle crée une étendue mystérieuse où les formes surgissent lentement, laissant à deviner les collines, les arbres, les maisons, les rares passants. Elle est aussi la magicienne qui fait évaporer les parfums des feuillages et du sol, et c’est un délice que de respirer l’odeur des verdures et de la terre, à travers laquelle se joue la rude brise saline qui vient de la mer invisible. Tout a une fin, d’ailleurs, et même en Bretagne la pluie cesse. C’est alors, comme par le chemin qui conduit à Crozon, un beau paysage frais et lavé, et tout ce qui annonce l’approche de l’océan, les sentiers de sable blanc, les herbes sèches, les petits pavots bleus, les traînées de goémon. Le bourg est sur la hauteur des maisons encadrant régulièrement une grande place plantée d’arbres. Le sol aux alentours est à peu près inculte, on ne voit guère, dans le paysage dénudé, que des moulins à vent qui tournent, ce qui suppose tout de même blé de froment, blé noir, seigle ou orge. L’activité est sur la mer, l’espoir de gagner sa vie est confié aux hasards de la pêche à la sardine, et l’on sait que cet espoir est trop souvent trompé. À part l’église où je vois un beau retable, il n’y a pas de monuments et de curiosités à chercher ici. Cette église est placée sous l’invocation de saint Maurice, qui a ses ossements dans un reliquaire en vermeil, et le retable représente son martyre, saint Maurice, chef de la légion thébaine ayant préféré le supplice à l’abjuration. J’admire l’œuvre, qui est des mieux composées, qui met en scène le courage et la mort du chef et de ses soldats, et je sors assez vite.

LE RETABLE DE CROZON REPRÉSENTANT LE MARTYRE DE SAINT MAURICE ET DE SES SOLDATS.

Il y a des jours où la recherche des sculptures, ciselures, peintures, est mal venue, s’impose comme un travail harassant, toujours le même et toujours à recommencer. C’est un sentiment tout à fait injuste, né de la fatigue, et cela signifie seulement qu’il faut être en bonne disposition pour goûter pleinement les œuvres d’art. Mais le voyageur n’a pas à cacher son état d’esprit, et j’avoue qu’aujourd’hui, plutôt que d’étudier par le détail les faits et gestes du chef de la légion thébaine, je préfère passer les instants de mon repos dans le jardin attenant à l’hôtel où je suis descendu. Voilà une merveille réconfortante qu’un jardin de ce genre. On peut y rester solitaire, on se sent environné de vie, on la voit sourdre et croître de toutes parts, avec les beaux feuillages des légumes de printemps, les épanouissements des fleurs visitées par les abeilles. Chaque carré, ici, est un monde de formes et de couleurs, un monde intime, secret et parfait, qui a sa logique et son unité. Tout est humble et joli, il y a de beaux massifs, des allées ombragées, et le vent frais de la mer passe à travers tout ce décor, lie et délie les branches, caresse les fleurs, donne une légère palpitation à toutes choses.

MENHIR À CROZON, RESTÉ SEUL DEBOUT SUR LA VASTE LANDE.

La mer, maintenant, me sollicite, mais j’avoue qu’en y allant, par une assez jolie route, il m’arrive de regretter le jardin paisible. Je tombe, en effet, rapidement, en plein parisianisme, la maison genre « environs de Paris » remplaçant subitement les graves et harmonieuses bâtisses du pays. Sur le seuil de ces portes où grimace déjà l’« art nouveau », je dois m’attendre à voir apparaître les physionomies connues du Tout-Paris des premières, et même des répétitions générales, et, en effet, je crois distinguer sur le perron d’un castel les physionomies d’artistes en quête d’un pays à découvrir, de ceux à qui le franc-comtois Courbet demandait s’ils n’avaient pas de pays.

Ici, il y a, en effet, un pays à découvrir, comme il y en a partout, pour ceux qui savent voir.

La plage est délicieuse de blancheur, de fraîcheur. Au sortir des terres noires, des verdures sombres, c’est un éblouissement que ces grèves de sable fin, brodées de l’écume de la vague, et cette mer douce et tendre.

Le soleil monte à l’horizon, c’est le matin.

Malgré les maisons parisiennes, c’est ici loin, bien loin de la cité. Les caps avançant leurs pointes dans l’immensité du large vous donnent brusquement la sensation d’être au bout du monde. Le ciel est lumineux, la mer bleue, et les grottes rouges. Je vais en barque vers les grottes. Les marins experts savent y pénétrer, contourner tous les recoins de ces hautes et spacieuses cavernes. Sous les immenses voûtes de granit, on ne peut s’empêcher d’évoquer les siècles, des siècles à l’infini. Les grottes semblent là depuis toujours, rien d’elles ne paraît avoir bougé. Dans leur dure immobilité, dans leur silence que trouble seul le clapotis de l’eau, qu’ont-elles vu ? qu’ont-elles entendu ? Quel héros mythologique ont-elles abrité ? Quelles Angéliques gardées par des monstres, délivrées par des Rogers ? Quels animaux fantastiques des mers ont-elles cachés ? Elles sont des palais féeriques, parés de toute la richesse, de toute la splendeur de la matière. Le jade, l’onyx, la turquoise, le lapis, en blocs, en coulées, font l’édifice. L’émanation des sels marins leur donne une continuelle patine de pierres précieuses. L’eau rigide, comme un dur miroir, reflète pour elle-même ces murailles sombres et éclatantes. L’homme du pays a donné un nom à tous ces creux, à toutes ces formes où se convulse et se sculpte la nature. Ici, c’est un autel, là c’est une statue, plus loin un lion tout en or, et encore des quartiers d’animaux éventrés, sanguinolents et bleuis. Le guide récite sa leçon comme un gardien de musée, il dit les profondeurs, les couloirs, les communications lointaines avec les grottes terrestres. Il fait résonner les échos, et les visiteurs s’en vont satisfaits.

J’entre dans la grotte Sainte-Marine, la Cheminée du Diable, la grotte des Cormorans, la grotte de l’Autel. La barque sort de la dernière grotte, revient à la lumière, reprend la mer, traverse la baie jusqu’à la petite cale où l’on débarque. Le soleil plane juste au-dessus de nos têtes. C’est midi. L’heure de gagner l’hôtel, L’hôtesse de cet hôtel a des concurrents, tient bien sa maison et sa table, « Qu’avons-nous à manger, bonne hôtesse ? » — « Des homards à l’américaine. » La nappe est blanche, mais voilà du monde, beaucoup de monde pour y faire des taches.

Ils entrent. Elles entrent. Tous Parisiens. C’est moi le Breton.

On parle. Le ciel ne s’appelle plus ciel. C’est un Budin. Les grottes et les falaises s’appellent des Monet, la mer un Turner, les arbres des Corot, les paysans des Millet, les autres gens des Raffaëlli, les homards des Cézanne, l’hôtesse un Bonvin. Puis, enhardis, tous ces gens, à la fin, comparent la grande nature à leurs petits tableautins, leurs dames prennent des poses de naïades, et si l’on n’était pas entre concurrents, chacun dirait ce qu’il pense : « Ça, c’est un Moi ! »

Le soleil descend à l’horizon. C’est le soir. Sur la plage se promène en ribambelles le Tout-Paris-Breton des vernissages.

GROTTE DE MORGAT, HAUTE ET SPACIEUSE CAVERNE AUX VOÛTES DE GRANIT.

Je rentre pour lire dans quelques bouquins l’histoire de Crozon. Toute cette presqu’île faisait jadis partie d’une terre, dite de Rivoalen, qui après avoir appartenu, au ve siècle, à un chef breton, passa successivement aux maisons de Cornouaille, de Léon, de Rosmadec, du Han, de la Porte d’Artois, de Rousselet, de Châteaurenault et d’Estaing. D’après M. Paul de Courey, le seigneur de Crozon « avait le droit, du 1er janvier au 1er mars, de choisir un jour, en l’indiquant une semaine à l’avance, et d’aller, accompagné de six gentilshommes, de six domestiques, de six braques, de six lévriers, de six faucons, chasser sur les terres de Lezuzan, en Dirinon, près de Daoulas. Le jour de son arrivée, il devait être nourri, logé, chauffé de bois sec et non fumant, ainsi que sa nombreuse compagnie. Le lendemain, si pendant la chasse le seigneur de Crozon rencontrait quelques gentilshommes, il pouvait les mener dîner avec lui chez le seigneur de Lezuzan, en jurant qu’il les avait rencontrés par hasard, sans dol ni frande. » Je laisse là ces histoires de vies simples, ordonnées, avaricieuses ; j’apprends encore qu’à la fin de l’ancien régime tous les droits du seigneur de Crozon furent convertis en une rente annuelle de 22 écus, je m’endors, et le lendemain, au matin, je commence le tour de la presqu’île.

Je marche par les sentiers à l’anse du Fret. Si l’on va jusqu’à l’extrémité de l’île Longue, on découvre la rade et les maisons de Brest. En voiture pour Roscanvel, où je viens pour la seconde fois. La première fois, débarqué du bateau de Brest avec un ami, et tombant au milieu du pardon, fête foraine, danses, buveries en plein air, un paysan ivre s’attachait bientôt à nos pas d’un air soupçonneux. Partout nous retrouvions fixé sur nous son œil oblique et méchant. Bientôt, nous étions obligés de constater un certain mouvement dans la foule, des allées et venues, et un cercle se formait autour de nous. Mon camarade, grand, à moustaches blondes, et qui était Alsacien, pouvait, à la rigueur, être pris pour un Allemand. Mais non : les chuchotements, que nous finîmes par entendre, le désignaient comme un Anglais, et pour moi, mes compatriotes, mes frères de race, se refusaient à me reconnaître pour l’un des leurs. Bientôt, nous sommes interpellés, et le paysan ivre nous accuse avec véhémence d’être venus dans la presqu’île pour relever le plan du fort de Quélern : nous avions, je crois bien, demandé notre chemin et prononcé le nom de Quélern. D’autres paysans vinrent à la rescousse. Ceux-là nous avaient vu dessiner. Les femmes en coiffes blanches se taisaient, peureuses et consternées. Dans ces populations, le souvenir de l’Anglais est resté vivace, et les bonnes gens, séparés à peine par deux générations des événements de guerre, de sièges, de batailles sur l’eau, d’occupations, croient que le même débarquement, dont le récit leur vient de leur bisaïeul, est toujours sur le point de se faire. La tentative des Anglais, en 1694, est restée dans leur mémoire confuse, sans qu’ils sachent exactement à quel moment et dans quelles conditions le coup de force s’est produit. Ils savent seulement que les vaisseaux anglais ont été repoussés, mais ils croient qu’ils peuvent revenir et que deux promeneurs hypocrites peuvent tout à coup monter sur un rocher, agiter un mouchoir, donner un signal, pour que des vaisseaux de haut bord réapparaissent à l’horizon, avec toutes leurs pièces braquées aux sabords, prêtes à faire feu et à foudroyer les danses du Pardon. Il est bien difficile d’entrer en explications avec un laboureur qui ajoute l’ivresse du dimanche à la mentalité que je viens de dire. Certains drames de l’histoire ont pour point de départ des méprises et des impossibilités de ce genre. S’il y avait eu cent individus de ce genre à nous accabler de leur témoignage, que dis-je ? cent ! vingt et même dix auraient suffi pour exciter, allumer, mettre en feu et en fureur toute cette foule, et nous pouvions fort bien, l’Alsacien et le Breton, être jetés à la mer comme Anglais, et être assommés à coups de pierres si nous nous étions permis de surnager. Heureusement, un incident burlesque vint tout terminer. Impatientés par les interpellations et les rabâchages de notre homme, qui nous harcelait de questions, et par la venue perpétuelle de nouveaux curieux, prêts à se transformer en juges, nous demandons à parler au maire, et celui-ci vient enfin. C’est un homme de mine sérieuse, vêtu de drap noir et qui ne paraît pas surexcité comme notre accusateur. Il écoute sans mot dire, nous interroge sans malveillance, et à celui-là nous déclinons nos noms, professions, demeures. C’est alors que notre ennemi, triomphalement, s’écrie : « Ah ! vous êtes de Paris. Eh bien ! moi, je connais Paris, j’y ai été l’année de l’Exposition. Dites-moi donc quelle boutique est à tel numéro, faubourg Saint-Martin. » Moitié riant, moitié bourru, je lui réponds : « Parbleu ! il y a un marchand de vins ! — C’est vrai ! », dit notre homme, stupéfait, et qui perd aussitôt de son assurance. S’il y avait eu un boulanger, on nous dirigeait peut-être sur les prisons de Brest. Mais devant la véracité de notre propos, le dénonciateur s’effondre, on nous laisse aller. Nous n’étions pas au bout de nos peines, car pendant toutes ces palabres où nous nous faisions l’effet de vouloir convaincre et amadouer des sauvages, le bateau qui nous avait amenés était parti sans nous. Nous voilà forcés de rester dans ce pays inhospitalier, ou de filer sur Camaret. C’est ce dernier parti le plus sage, et nous nous mettons en route. Mais une pluie véritablement torrentielle, diluvienne, nous oblige à rebrousser chemin au plus vite, et à regagner Roscanvel, trempés comme si nous étions tombés à la mer, mouillés jusqu’à la chemise et la peau, de l’eau plein nos souliers. À Roscanvel, toutes les auberges sont pleines, l’ivresse et le tumulte retentissent par toutes les fenêtres, mêlés au fracas de la pluie et aux explosions de l’orage. Nous finissons par trouver un abri chez un savetier où nous nous séchons comme nous pouvons, où nous faisons cuire des œufs à la coque, et où nous nous couchons dans une chambre pleine de vieux cuirs, d’une telle odeur insupportable que nous devons ouvrir la fenêtre pour respirer plutôt l’odeur de l’averse qui tombe toute la nuit. Le lendemain, au petit jour, nous sommes vite dehors, et nous nous mettons en route, munis de ces excellents souvenirs de voyage, que je suis seul à évoquer aujourd’hui, car mon camarade Sutter Laumann est mort depuis. Nous avons souvent ri de l’aventure, et même je crois bien que nous avons commencé à en rire chez le bon savetier de Roscanvel, en avalant nos œufs à la coque.

Cette fois, Roscanvel est paisible. Aucun drame dans l’air. La place est déserte, les chemins ombragés de verdure sont frais et jolis. Le vent de mer souffle doucement. Il fait bon, cette fois, aller à Camaret, et je regrette que mon ancien compagnon de route n’ait pas eu cette revanche. Camaret est une de ces émouvantes petites villes dont l’alignement de maisons blanches semble une barrière aux flots. Ici, tout est vaste, tout est grandiose. Les mouvements de terrain qui descendent vers la mer sont d’une ampleur incomparable. La mer se déroule jusqu’à l’horizon, enflée avec une force, une majesté, qu’on ne voit pas ailleurs. C’est le dessin des côtes, c’est l’avancée hardie de la presqu’île, c’est l’absence de toute terre devant soi, qui donnent une telle grandeur à ce paysage de mer. Ce paysage est terrible à la mauvaise saison, abondant en naufrages, et il est toujours fatal et inquiétant pour les gens des côtes qui doivent y chercher leur subsistance. À Camaret, comme dans tous les ports de l’Océan, à Douarnenez, à Audierne, à Concarneau, le problème de l’existence se pose de la façon la plus nette et la plus violente. Il est impossible de vivre quelques jours au bord de la mer de Bretagne, passant d’un village de pêcheurs à un autre village, sans être immédiatement frappé par le spectacle du triste labeur et de la misère sans remède des habitants. Plus que la beauté des paysages, plus que le hardi et grandiose dessin des falaises surplombantes, plus que la lumière lointaine des horizons, le souple, délicieux, ou colère mouvement des lames, plus que tout cela, la silhouette de l’être humain qui peine, inquiètement et désespérément, prend l’attention de l’œil et du cerveau. Même le paysage est changé par ces êtres qui le traversent. La douceur des verdures, la parure des bruyères et des ajoncs, la couleur de l’eau, tout ce qui est grâce tranquille et force imposante, prend une attitude d’impassibilité et d’ironie, devient le décor moqueur où s’essayent des volontés insuffisantes, des efforts inutiles.

CAMARET, VUE DU PORT ET DE LA JETÉE.

Sans prétendre à la gravité et au renseigné des travaux d’économie sociale, ces pages de voyage ne doivent pas se lasser de relater des défectuosités d’existence et des tristesses de civilisation. Il suffit de voir de ses yeux, d’entendre de ses oreilles, de regarder des attitudes, de recueillir des conversations. Fins d’automnes agitées de vents, commencements d’hiver, froids printemps, presque toutes les saisons sont dures pour ceux qui vivent des flots, qui ont leur existence subordonnée aux agglomérations des nuages, aux directions du vent. On ne peut pas sortir tous les jours, profiter des passages de poissons : on y laisserait sa barque et sa vie. Il y a déjà des incertitudes aux départs, quand le temps paraît le mieux fixé, que la brise favorable semble promise. On ne sait jamais si une tache noire ne se formera pas dans le bleu du ciel, envahissant peu à peu l’espace, si la calme atmosphère ne sera pas traversée par une fureur subite, si la régularité des vagues ne se transformera pas en assauts démesurés contre la barque joyeuse brusquement flottante comme un cercueil.

Qu’est-ce donc, avec toutes les menaces réalisées, avec les innombrables probabilités de pertes, que la frêle embarcation lancée en grosse mer ? Elles ont raison, alors, les romances qui parlent de départs périlleux et de retours incertains, qui montrent la femme et les enfants du marin attendant sur la jetée la tremblante apparition de la voile sombre ou livide qui semble, au loin, vouloir hâter son mouvement d’oiseau blessé. Il faut donc que la lourde nécessité pèse sur l’épaule de ces hommes, qu’une violence de volonté les jette au danger, pour qu’ils appareillent par les lamentables nuits où les appels de la mort retentissent jusqu’aux seuils de leurs demeures, ébranlent leurs portes de coups redoublés. Cette fin ou une autre, peu leur importe sans doute. Il y a parfois un désir de fuite, une façon de jouer le tout pour le tout, dans ces sorties du port aux heures où s’annoncent les tempêtes.

S’il y a davantage de résignation, un fatalisme à vivre la vie, à laisser passer les jours, et que le marin reste à terre, il suffit de le rencontrer pour avoir la sensation de sa pénurie et de l’inutilité de son courage. Dans sa face hâlée, ses yeux bleus avouent la lassitude. Son tricot et sa vareuse en haillons témoignent, par leurs pièces, leurs coutures et leurs reprises, d’années de service nombreuses et fatigantes. L’homme se promène, désœuvré, ou accomplit, quand il le trouve, un travail d’occasion. Il mange des mûres au long des haies, il ramasse du bois mort.

En temps de pêche, quand les bateaux sortent, le pêcheur aura sa part de gain. Mais quel gain ! On peut faire une enquête, interroger les gens, on apprendra que la moitié des bénéfices est au propriétaire de la barque, que les hommes se partagent l’autre moitié, que les prix de vente ont baissé dans des proportions extraordinaires, et que, par une singulière anomalie, pour la sardine, par exemple, les prix baissaient en même temps que les passages devenaient plus rares. Paris ne sait pas au prix de quels labeurs, de quelles luttes héroïques ces humbles et rudes compagnons lui font tous les jours sa table servie.

De la pointe de Toulinguet, en suivant la côte, on est vite en vue des Tas-de-Pois, rocs dressés dans la mer et toujours couverts du bouillonnement de l’écume. Je les ai déjà vus en barque, je les aborde maintenant de la côte. Ils sont, de toutes façons, de l’aspect le plus monumental, le plus farouche, avec leurs couloirs d’eau bouillonnante où se rue la mer, leurs flancs crevassés, usés, corrodés par le soleil et la pluie, le vent et la tempête. Et c’est charmant et réconfortant de voir, sur la plate-forme de l’un de ces blocs, en face de la mer rugissante, la petite maison blanche, le mât et l’appareil des signaux du sémaphore. Rien ne parle mieux de sécurité, ne donne mieux confiance que cette affirmation de la présence de l’homme. C’est bien peu de chose pourtant, que cette humble maisonnette tapie au sommet de la falaise. C’est bien peu de chose en face des éléments qui font rage, du vent furieux qui accourt, qui emporte tout, qui soufflette la mer et la terre, qui arrache les arbres et disloque les pierres. C’est bien peu de chose devant la mer qui peut tout à coup, sous les assauts du vent, se déchaîner à son tour, se jeter encore une fois sur la côte, recommencer son travail de destruction. Un dernier effort, une lézarde qui se creuse, un morceau de roc enlevé, et tout peut s’écrouler. Qu’importe ! Cette prise de possession du sol et de l’espace par la maison et les signaux du sémaphore est rassurante. Ce faible mât, ces cordages, ces fils, toute cette frêle précision en face de l’abîme des eaux et de l’air, image de l’infini monstrueux, c’est au moins une prévision et un secours. Ici, on conjure les désastres, on avertit, on réconforte. Le bateau perdu au loin voit la tache blanche de la petite maison, il entend le langage muet qui lui est parlé, il évite l’écueil et cherche le port. Je ne puis résister au désir de monter là-haut, et je ne regrette pas ma peine. La vue sur l’océan est splendide, et l’impression de bon refuge reste entière. On comprend très bien que l’on puisse vivre sur ce rocher. La maison aux murs épais est solide à pouvoir défier les tempêtes. Il y a de bons contrevents aux fenêtres. On est là comme en pleine mer, mais avec du feu l’hiver et quelque bon livre à lire, comme le Plutarque à tranches rouges lu par Alphonse Daudet au phare des îles Sanguinaires, la vie est encore acceptable. Et puis, la mer n’a pas que des bourrasques et des fureurs, elle a aussi des grâces et des sourires, et l’on est bien placé ici pour les connaître. Quelle joie, d’ouvrir sa fenêtre sur cette solitude mouvante !

Mais voici les rochers les plus étranges, les plus formidables, après que l’on a franchi l’anse de Dinant. C’est le château de Dinant, en avant des falaises déchiquetées, ravagées, creusées de profondes anfractuosités qui sont le boudoir de la Sirène, les grottes des Korrigans, la salle des Géants. Le château se dresse comme une ancienne forteresse, avec tours, créneaux, meurtrières, courtines, reposant sur des assises semblables à des fondations. Voici des salles à demi détruites, voici un pont de deux arches resté intact. C’est la lame qui a fait œuvre d’architecture, qui a creusé le bloc, percé des fenêtres, ouvert des portes, façonné la ruine. Le spectacle est encore plus saisissant de la mer, si l’on passe en bateau, contournant ces murailles, errant sous ces arches, par ce dédale de pierre.

LES ROCHERS ÉTRANGEMENT DÉCHIQUETÉS APPELÉS LE CHÂTEAU DE DINANT.

La désolation ne fait que s’accroître, de grandes étendues rases, des falaises aux sommets sablonneux, des pentes raides de rochers tombant à la mer, de nombreux moulins à vent, de rares villages perdus au creux des ondulations de terrain, parmi les landes et les pierres. Si l’on tire vers l’est, c’est, tout près de Morgat, le hameau de Kermel et l’alignement druidique de Kercolléoc’h, d’où l’on voit la vaste baie de Douarnenez, dominée par le Méné-Hom, c’est la chapelle Saint-Herbot, avoisinée d’un tumulus, et c’est le village et le dolmen de Rostudel. La terre finit là, tombe d’une hauteur de 100 mètres dans la mer. C’est le cap de la Chèvre, qui commande de ce côté la large entrée de la baie de Douarnenez. De l’autre côté, c’est la pointe du Raz. Par un mauvais temps, à ce cap de la Chèvre, la mer est terrible. Elle arrive d’une force à laquelle rien ne peut résister, les énormes lames se chevauchent les unes les autres. Le ciel menace comme l’océan. La côte aux longues avancées devient noire au-dessus de l’eau livide. Il n’est pas de paysage plus grave et plus désolé.

IL N’EST PAS DE PAYSAGE PLUS GRAVE ET PLUS DÉSOLÉ QUE LE CAP DE LA CHÈVRE, PAR UN GROS TEMPS.
LA STATION NAVALE DE TÉRÉNEZ.

Je quitte la presqu’île de Crozon par la route qui conduit à la rivière de Châteaulin et à Landévennec. Le joli bourg ! baigné par l’Aulne et la rivière du Faou. La verdure a reparu. C’est le bois du Folgoët, en mémoire de Salaün ar fol, que nous avons rencontré dans une autre région, au Folgoët près Lesneven. En face, c’est l’île de Térénez, et les ruines de l’abbaye au-dessus de l’anse de Penforn où se dresse la pierre du Moine en robe et en capuchon. La légende voit en cette pierre le corps pétrifié d’un religieux condamné pour mœurs dissolues à demeurer là jusqu’au jugement dernier. En face, au-dessus des méandres des rivières, la fin des montagnes Noires, et le commencement des montagnes d’Arrée, les bosses du Méné-Hom et les arêtes rocheuses de Braspart et de la Feuillée, au-dessus des collines verdoyantes d’où émergent les clochers des églises et des chapelles et les toits des châteaux. Les magnifiques paysages abondent. C’en est un, et des plus beaux, que celui-là, aperçu du cimetière, derrière le chevet de l’église, toute une vue de côte et de mer à travers les grands arbres qui abritent les tombes. C’en est un autre que le Sillon des Anglais, des landes, des bois qui descendent vers la mer, une découpure allongée et élégante de la terre, une vision nette et résumée comme celles des estampes japonaises. C’en est un autre que celui de Térénez, station navale, baie encadrée de verdure, eau tranquille où surgit quelque navire au repos. L’abbaye de Landévennec se date du ve siècle avec saint Guénolé pour fondateur et le roi Grallon, au vie siècle, comme hôte funèbre. Il ne reste que pierres ruinées de l’antique bâtisse, sauf un portail romain. On vous montre la place du tombeau de Guénolé, le trou où fut enseveli Grallon, et quelques statues et débris de statues. Ce n’est plus qu’un fouillis de verdures, une forêt de fougères. On finit par découvrir, dans cet amas presque inextricable, quelques pierres éparses, un débris de colonne, les marches disloquées d’un escalier, puis, émergeant de la verdure, envahie par les plantes grimpantes, la statue de l’évêque, couvert de son manteau, mitre en tête, un livre à la main : la tête inclinée, méditatif et solitaire, il n’est plus, comme le reste, qu’un débris retourné à la nature, l’évêque des liserons et des ajoncs, des fourmis qui cheminent, des abeilles qui bourdonnent, des couleuvres qui rampent, des oiseaux qui volent. On quitte toute cette poussière pour retourner au bourg où l’on trouve la vie tranquille, morne même, mais plaisante et chaude, après le contact de toutes ces pierres tombales et de ces statues de vieux saints morts. Ces bourgs bretons sont les endroits les plus réconfortants du monde. Leur physionomie est grave, mélancolique comme il sied en des lieux si proches des grandes tristesses de la nature, la mer, les rochers, les étendues dévastées par le vent. La vie y est recueillie, concentrée, mais elle prend néanmoins sa valeur. Au sortir des solitudes, on a un frisson d’aise à marcher sur le pavé inégal, sur des bouts de trottoir, à s’arrêter devant une boutique d’horloger, de drapier, de boulanger, de charcutier, on est content de trouver un bureau de tabac, de voir quelqu’un sur le pas d’une porte, quelqu’un qui traverse la rue, des enfants qui reviennent de l’école. Vienne le jour du marché, c’est la grande animation. Il semble que le monde entier, avec tous ses hommes, ses femmes, ses animaux, se soit donné rendez-vous sur la place et dans les rues avoisinantes. Tous les produits de la terre aussi sont là, les viandes, les légumes, les grains, les fruits. La vie sociale s’épanouit avec l’inquiétude des marchandages et la gaieté des aubaines. Quand on a douze ans, quinze ans, qu’on a lu et aimé Robinson Crusoé, on voudrait échouer dans une île déserte avec des chiens, des chats, des chèvres, et l’on voudrait même n’y jamais rencontrer le fidèle Vendredi. À vingt ans, à vingt-cinq ans, pendant les intervalles de la lutte pour l’existence, et parmi les premières déceptions et les premiers chagrins de l’homme, on irait volontiers bâtir sa cahute sur un cap de la Chèvre, avec la possibilité, toutefois, de reprendre le bateau pour Brest et le train pour Paris. Quand on a passé quarante ans, si l’on a le sens exact de la vie de Paris, si l’on sait se passer du boulevard et du reste, c’est au bourg breton que l’on aimerait s’en aller vivre, dans cette réduction très complète, très suffisante de l’association humaine. On ne fuit plus les hommes, on sait qu’ils sont tous à peu près pareils, qu’ils ont eu, tous, leurs joies et leurs peines, pareilles aux vôtres. Il y a entre eux et vous la solidarité de l’existence ; mais on laisserait volontiers ceux qui veulent continuer toujours et quand même à jouer des rôles, à se satisfaire des apparences de plaisir et des conventions de conversation, et l’on s’en irait vers le bourg où le feu des cheminées brille aux vitres claires, en hiver, où les jardins mêlés aux vieilles maisons disent la campagne toute proche, où l’on aperçoit une ligne de montagnes ou l’étincellement de la mer au bout d’une venelle.

LIEU DIT « LE SILLON DES ANGLAIS », PRÈS LANDÉVENNEC.
RUINES DE L’ANCIENNE ABBAYE DE LANDÉVENNEC, FONDÉE AU Ve SIÈCLE PAR SAINT GUÉNOLÉ.
SUR LE SEUIL D’UNE PORTE, À LANDÉVENNEC.

Comment dire le détail de cette existence réglée ? Au seuil d’une porte, une aïeule file, une jeune femme tricote, toutes deux assises sur une marche ; derrière elles, un marin à figure sérieuse fume sa pipe. Des enfants regardent les merveilles à un sou d’une vitrine. La couturière penche sa tête à la vitre, tout en tirant son fil. La marchande de poissons disserte doucement avec la bouchère. Une procession passe, où des hommes, des femmes, portent des bannières. Tout le monde s’arrête au pied d’un calvaire. Un vieux curé chante, les enfants de chœur répondent, des gens s’agenouillent sur le pavé, d’autres regardent tranquillement. Il n’est guère d’autre spectacle à Landévennec, j’entends un spectacle solennel et costumé. Car toutes les manifestations de la vie sont des spectacles. Et puis, comme à Crozon, il y a des jardins où l’on s’attarderait longtemps. Celui de l’hôtel où je m’arrête est un magnifique bouquet de fleurs, comme celui de Crozon était un délicieux musée de légumes. Ainsi qu’il arrive souvent en Bretagne, aux régions tièdes du bord de la mer, bien exposées au soleil, les plantes des pays chauds croissent en toute liberté, araucarias et figuiers, mimosas et eucalyptus.

UNE PROCESSION À LANDÉVENNEC, UN DES RARES SPECTACLES DU PAYS.

J’arrête ici cette excursion, je me sépare du voiturier avec lequel je roule depuis plusieurs jours. Il n’y a pas d’autre manière que ce voyage en voiture. Celui qui veut courir à la vapeur ne peut que voir les villes et les environs, ou les villages sur le parcours du chemin de fer. Mieux vaut aller par les grandes routes, si graves, les montées qui semblent aller en plein ciel, les plateaux d’où subitement l’on croit apercevoir toute la terre, les descentes qui vous précipitent en pleine verdure. Il faut pour cela être à pied ou au trot d’un solide et amical cheval. Dans la voiture ancestrale, berline ou calèche, assis mi-mollement, mi à la dure, le voyageur voit défiler devant ses yeux rochers, forêts, landes, hameaux, églises, chapelles, animaux, gens. Pendant que l’œil s’extasie et que la pensée glorifie, un autre compagnon, qui fait aussi partie du voyage, est là, sur sa banquette, assis. De ses mains habiles au métier, il conduit hardiment ou prudemment son cheval, selon l’endroit, le temps et leur humeur à tous deux. Car ils se connaissent bien tous deux, et tous deux ont l’habitude de servir les gens. Quand le patron voiturier a désigné, après le prix débattu, celui qui conduira le voyageur, le cheval, en même temps que son conducteur, doit jeter sur le client un œil interrogateur.

L’ÉGLISE DE LANDÉVENNEC. LE CIMETIÈRE EN FACE DE LA MER.

On part. Tant que l’on est dans la ville, voiturier et voyageur restent indifférents l’un à l’autre. La dernière maison du pays franchie, un désir de confiance naît en l’homme qui s’en va par les grandes routes. Dame ! on est en voyage, et à la merci l’un de l’autre. Il y a nécessité d’association. Puis, on veut être renseigné, où tout au moins paraître s’intéresser à tout ce que l’on voit. Le voiturier connaît le pays. Il est la carte, il est le guide, il devient alors un personnage, presque un ami. Pourquoi pas ? Le voilà qui rit. Il ne déguise plus sa nature, il est même de son avis, sans, par politesse, cesser d’être du vôtre. Si une belle fille passe sur la route, il la fait remarquer à son client. Selon sa nature, il la blague, l’admire ou la respecte. Elle est celle qu’il ferait volontiers danser, avec laquelle il voudrait plaisanter, ou qu’il aimerait fièrement promener à son bras, un jour de pardon, ou la femme entourée de marmots qui préparerait la soupe en attendant son homme le voiturier.

UN JARDIN, À LANDÉVENNEC, REMPLI DE PLANTES EXOTIQUES.

Aux montées, le voiturier descend, pour alléger sa voiture d’abord, pour se dégourdir les jambes, et ensuite pour montrer à Cocotte, ou à Mignonne, l’exemple. La pluie fougueuse sabre-t-elle l’équipage, c’est à pied qu’il traverse les grêlons. L’orage gronde. Qu’importe ! La pluie du pays ne mouille pas, elle ne mouille que la terre, qui en a besoin, elle fouette un peu seulement, elle émoustille, empêche de s’endormir, et pour un peu l’homme dirait en parlant de la rafale : « Tant mieux pour elle, si ça lui fait du bien ! » Il est Breton aussi, toutes ses croyances apprises, il les a. Ce que la caserne n’a pu lui enlever, il le garde au fond de sa volonté entêtée. Il a le parler libre, néanmoins, très souvent. Il croit que le tonnerre c’est Dieu, mais il en sourit tout de même, car il a son fouet au besoin pour se défendre. Comme toute créature en communion perpétuelle avec la nature, il comprend tout ce qu’on peut lui dire, il salue poliment toutes vos idées, mais il les accepte ou ne les accepte pas.

Alors, vous, voyageur, vous pensez que ce voyage de deux, trois, quatre jours, côte à côte, a fait de lui votre camarade. Vous avez été bienveillant, cordial, il a été aimable, complaisant, aux petits soins. Vous avez bu, mangé ensemble, au hasard des auberges. Il vous a sans cesse écouté, a paru vous comprendre. Et cependant, arrivé au terme du voyage, lorsque vous soldez votre compte avec un large pourboire, et que, malgré vous, un peu ému devant ce compagnon de quelques instants de votre existence, vous lui dites : adieu, il vous répond par un au revoir. Il enfonce dans sa blouse bleue bien soigneusement le prix du labeur de sa voiture, de son cheval, et de lui-même, il fait retourner sa carriole allégée, y remonte lestement en roulant une cigarette, et sifflotant une rengaine du bal de son village, il s’en va sans retourner la tête.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE DU CENTRE[14]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


VI. — Les Montagnes d’Arrée.


Le pardon du Faou. — Les chanteurs de Rumengol. — Le calvaire de Plougastel. — Les costumes. — Les fraises. — La chapelle Saint-Jean et le pardon des oiseaux. — Nuit de lune entre Châteaulin et Brasparts. — Inquiétude du lieu inconnu. — La bonne auberge. — Paysage de montagnes. — Le cirque des monts d’Arrée. — La chapelle et les marais de Saint-Michel. — Les chasseurs. — La tourbe. — Vision de l’étendue. — L’oasis de Botmeur. — Cortège d’enfants. — Les chiffonniers. — La Feuillée. — Visages de vieilles femmes bretonnes. — On ne retrouve pas toujours ce que l’on a rencontré. — Huelgoat. — Villégiature et peinture. — L’armée de la « Pierre qui bouge ». — Le ménage de la Vierge. — Le gouffre. — Saint-Herbot. — L’église. — L’ordonnance du général Boulanger. — La cascade. — La ruine et la ferme du Rusquec. — La Vasque.


NOMBRE DE COIFFES DU FINISTÈRE ONT UN CARACTÈRE RELIGIEUX.


En face Landévennec, si l’on entre dans la rivière du Faou, c’est le bourg du Faou, au bord de l’eau, son église sur la grève, son port de belle activité d’où les fruits et les légumes partent pour Brest. La vie maraîchère s’y étale, pendant qu’à 2 kilomètres, au pied des montagnes d’Arrée, à Rumengol, la légende reparaît. L’église de 1536 est placée sous l’invocation de Notre-Dame de Tout Remède. Cette Notre-Dame est en argent massif, et c’est elle qui attire les pèlerins, c’est pour elle que brûlent les cierges par centaines et milliers. Avec elle, une fontaine où les malades et les infirmes viennent boire et se laver. La petite rue du hameau est bordée, d’un côté, par le cimetière, et de l’autre, par quelques maisons où l’on vend des objets de piété, médailles, chapelets, scapulaires, images. Hors de l’église, un autel pour la messe des pardons, qui ont lieu les jours de l’Annonciation, de la Trinité, de l’Assomption et de la Nativité de la Vierge. C’est le pardon des Chanteurs, décrit par Anatole Le Braz, et désigné ainsi en souvenir du vœu formulé au roi Grallon par la Vierge qui, pour consoler son âme des crimes commis par sa fille Ahès, promit de faire naître une race de chanteurs qui répandraient l’allégresse où la tueuse d’hommes avait semé le deuil et l’épouvante. C’est ainsi que les derniers bardes bretons sont venus chanter, sur la colline de Rumengol, la complainte de Plac’hik Eûssa, en présence de la foule venue par terre et par mer.

VIEILLES MAISONS DU FAOU.
MARCHANDES DE POMMES AU FAOU.

C’est au pardon de la Trinité que les fidèles sont le plus nombreux. On y voit tous les costumes du Finistère, les coiffes de caractère religieux, les loques des mendiants qui exhibent là leurs moignons, leurs membres déformés, leurs faces misérables, leurs plaies répugnantes. On a souvent décrit, depuis Émile Souvestre, les porteurs de bannières, de croix, de reliques, vêtus d’aubes blanches et coiffés de bonnets de coton, les gardes en même costume, frappant du bâton dit pen-bas ceux qui oublient de s’incliner. Les mendiants s’offrent pour accomplir les vœux, interpellent les passants, concluent un marché et s’en vont faire le tour de l’église, pieds nus ou à genoux. Pour faire faire par un mendiant le tour de l’église, pieds nus, on paie un sou, pour le faire faire à genoux, c’est cinq sous. Le pardon officiel, c’est la messe, les vêpres et la procession, avec le défilé des bannières. C’est à qui portera la plus lourde de ces bannières, souvent chargées de plomb, comme nous l’avons vu déjà au pardon de Saint-Jean-du-Doigt. Des hommes s’acharnent à soulever ces fardeaux, s’éreintent, les bras tendus, les veines du front gonflées, la face rouge. Certains sont vaincus, tombent en route, gardent parfois une infirmité de l’accomplissement d’un pareil tour de force. C’est ainsi que les pratiques enfantines et barbares ont leur place dans ces fêtes. Ce qui a sa place aussi, c’est l’alcool. La fête finie, on mange des saucisses et des gâteaux, on boit du cidre, on boit aussi de l’eau-de-vie, les mendiants se couchent autour de feux d’ajoncs, cuvent leur ivresse, s’endorment.

UNE FONTAINE MIRACULEUSE SUR LA ROUTE DE RUMENGOL.
AU PARDON DE RUMENGOL, LE JOUR DE LA TRINITÉ.

Quittons cette Cour des Miracles, malgré son pittoresque de Moyen Âge et de romantisme. La misère humaine s’y étale, inconsciente, sordide, aucun effort de volonté ne se révèle chez ces larves humaines qui se traînent en geignant, douloureuses, hypocrites, machinales. Cherchons l’air de la mer et le goût de la brise salée. Moitié en barque, moitié en voiture, je vais gagner Plougastel, dont le territoire forme une presqu’île allongée dans la rade de Brest. Ce territoire est divisé en hameaux, parmi lesquels ceux de Passage, Illier-an-Guen, Kerziou, Keralgui, Lestraouen, Lanvrizan, formant ensemble une population de près de huit mille habitants qui partagent leur activité entre le métier de marin, la culture des primeurs, des fruits, des fraises principalement, qui y sont très délicates, et l’élevage des moutons. Les curiosités et les œuvres d’art ne manquent pas : la chapelle de Saint-Langin, aux statuettes du xvie siècle, le manoir du Cosquer, près duquel est un puits dont l’eau suit un mouvement opposé à celui de la marée, monte quand la mer s’abaisse, descend quand la mer monte. Mais tout s’efface devant le Calvaire de Plougastel, dressé au milieu de l’ancien cimetière où il donne, aussitôt qu’on l’aperçoit, la singulière impression d’une foule de pierre vivante. C’est le plus important des calvaires bretons, et l’un des plus beaux. Il a été élevé, au début du xviie siècle, et il consacre la misère et la désolation, le souvenir de l’épidémie qui sévit dans toute la région, en 1598, vers la fin de la grande peste qui dura près de vingt ans, de 1580 à 1599. La date de 1602 est indiquée par une inscription comme celle de l’achèvement du calvaire. L’architecture en est massive et simple. Sur une plate-forme en maçonnerie percée d’arcades, avec une voûte principale dans un cadre à grosses moulures, abritant un autel, la face et les côtés ornés de bas-reliefs de la vie du Christ et de sculptures en niches, plus de deux cents personnages grouillent au pied des trois croix, mettent en scène, comme sur un théâtre, le drame de la Passion. La croix principale s’élève au-dessus d’une colonne de granit coupée de deux traverses : sur la première, le Christ est enseveli par les femmes ; à chaque extrémité de la seconde, deux cavaliers, tête levée, attendent le dernier soupir du crucifié. Les deux larrons, cloués aux deux autres gibets, se contorsionnent dans les affres de l’agonie. Pour la foule rassemblée autour des suppliciés, il n’y faut pas chercher la beauté ni la grâce, mais la vie pittoresque, naïvement exprimée, avec effort et gaucherie. Ce sont comme des groupes de figurants qui se présentent aux spectateurs, et l’on a là, une fois de plus, par la sculpture, l’équivalent des mystères joués aux porches des églises, leur représentation fixée par la pierre. Tous les épisodes de la Passion se présentent à la fois avec les prêtres, les soldats, les apôtres, la foule, tout ce monde vêtu des costumes du temps, les paysans joueurs de biniou accompagnant le Christ au jour où il entre à Jérusalem.

SCULPTURES DU CALVAIRE DE PLOUGASTEL QUI DONNE L’IMPRESSION D’UNE FOULE DE PIERRE VIVANTE.

Les costumes n’ont guère changé à Plougastel depuis 1602. J’ai vu là, tout contre le Calvaire, une sortie de baptême, tout un cortège de femmes en jupes noires, à tabliers bleus, à corsages à basques, à coiffes en forme de casque ; de petites filles semblables, en jupes longues, de toutes les couleurs, la tête coiffée d’un béguin ; d’hommes aux larges ceintures, la veste et le gilet brodés, le chapeau noir garni de rubans de velours. Le parrain et la marraine étaient surtout magnifiques lorsqu’ils apparurent au porche sombre de l’église, la commère en robe Louis XIII, ouverte sur plusieurs jupes couvertes de broderies, le compère aux longs cheveux, au large chapeau, avec l’habit bleu carré à larges basques, la culotte courte et bouffante, le bragoubras, les souliers à bouffettes, plusieurs gilets les uns sur les autres, et, à la main, une canne toute fleurie de rubans. On aurait cru un seigneur de Versailles allant faire le tour de la pièce d’eau des Suisses, plutôt qu’un cultivateur de fraises dans ses habits de cérémonie. Ceux qui vont porter les fraises, en barque, à Brest et dans tous les ports des environs, sont coiffés d’un bonnet rouge de forme catalane, dont la pointe retombe sur le côté. Rien de plus beau que ce pays, de plus particulier et de plus pittoresque que l’existence de ses habitants. Plougastel est caché en une sorte d’oasis, défendue du côté de la rade par un promontoire hérissé de blocs de rochers. Après avoir franchi les pierres et les bruyères, les étendues grises où l’on ne rencontre que des petits moutons noirs, où l’on ne voit planer que les oiseaux de proie, c’est une surprise de trouver le pays riant, exposé au sud, tout fleuri d’arbres fruitiers au printemps, et bientôt tout rouge de fraises, puis couvert de melons en été.

SOUS LE CALVAIRE DE PLOUGASTEL.

La grande fête, le 24 juin, est autour de la chapelle Saint-Jean de Plougastel, au-dessus de la rivière de Landerneau. C’est le Pardon aux oiseaux. Les enfants du pays vendent, en des cages d’osier, tous les plumages et tous les ramages qu’ils ont dénichés dans les arbres et dans les haies. Les promeneurs de Brest descendent à la station de Passage. Ils viennent voir les costumes. Mais cette assemblée ne vaut pas la vision que j’ai eue de cette sortie de baptême où j’étais le seul spectateur. C’était, ce jour-là, une scène de vie surprise, la coutume tranquillement observée, et non la mascarade infailliblement produite par la mêlée de quelques costumes anciens avec la foule brestoise endimanchée. Mieux vaut encore Plougastel solitaire, un jour de beau temps éclairé de soleil, la grande rue et les petites rues à peu près désertes, les champs animés par le travail.

C’est un soir que je suis parti de Châteaulin pour Brasparts, et je n’ai jamais vu de plus beau soir. Insensiblement la dernière clarté du crépuscule fit place à la clarté lunaire, et ce fut un enchantement. Du chemin montant qui avait quitté la route du bord de la rivière, et qui s’en allait rejoindre la grande route au-dessus de Pleyben, je vis s’éclairer toute la campagne d’une divine clarté d’argent, comme si Diane elle-même traversait l’espace. Il avait plu dans la journée, mais un souffle chassait les nuages qui s’enfuyaient de toutes parts, le bleu pur du ciel apparaissait, envahissait tout, et bientôt, la lune, toute seule, suspendue dans l’espace, éclaira toutes choses de sa lumière pâle et froide, si émouvante. Tout se distinguait nettement, dans cette campagne mystérieusement belle. La voiture allait au pas du cheval. J’avais le temps de distinguer tous les détails de la vallée, la rivière qui brillait à travers les feuilles, le dessin des arbres, les étagements des collines, la délimitation des champs. Chaque chose s’apercevait bien exactement, mais pourtant il n’y avait aucune dure précision, aucune sécheresse de trait dans ce spectacle splendide de la nature endormie sous la lune. Tout semblait lointain, extra-terrestre, baigné d’une atmosphère inconnue, laiteuse et bleuâtre. On savait bien les couleurs, que cette terre était brune, ces feuillages verts, ces rochers grisâtres, mais toutes ces couleurs se transposaient comme sous une fine mousseline, s’apaisaient par le prestige d’une atmosphère glauque, à la fois verdâtre et bleuâtre, qui tombait du ciel bleu et de la lune d’or pâle. Cette clarté de la lune s’accompagne toujours de silence. Le silence, ce soir-là, était prodigieux. On n’entendait que le pas du cheval sur la route, et il semblait que ce pas, le seul bruit de la nuit, dût être entendu de tout le paysage. Puis, à un moment, comme la voiture longeait un parc ténébreux, tout tressaillant de lueurs, un rossignol fit entendre son chant passionné, douloureux et éperdu comme un lied de Schumann. Plus loin, au traversé d’une clairière parsemée de quelques hauts arbres, un bruit bizarre, tenant du croassement du corbeau et du coassement de la grenouille, se fit entendre. C’est le casé-coat, me dit le voiturier que j’interrogeais. À la description qu’il me fit de l’oiseau, je reconnus le pivert. Ce furent les seuls bruits entendus et les seules paroles échangées. Il y a des harmonies profondes et complètes qu’il ne faut pas troubler par un vain bavardage. On devinait l’espace plein de vie, mais de vie muette. Le pays entier était sous l’influence d’un magique enchantement. Le paysage se peuplait d’ombres. Si les fées et les génies de l’air chevauchaient les rayons de la lune, ils savaient se faire muets et invisibles. Les farfadets et les follets trahissaient à peine leur présence par un frisson qui courait, par un rayon qui passait sur les gazons et les eaux immobiles. C’était dans l’or et dans l’argent de l’atmosphère que s’agitaient les sylphes, et leur mouvement faisait un rythme que l’on croyait voir, une musique que l’on croyait entendre. Les maisons perdues au loin, sur la pente des coteaux, au fond des vallées, étaient d’une blancheur livide, éclairées d’une lumière sépulcrale. Les maisons du bord de la route, elles aussi, semblaient mortes, visages fermés, la porte et les contrevents clos, sans une fissure lumineuse, sans la clarté fumeuse d’une lampe ou d’une chandelle. Une seule porte d’un logis, au tournant de la route creusée en ravin, était ouverte sur le noir, et il vint sur le seuil, au passage de la voiture, une figure qui avait facilement l’air d’un spectre.

Le cheval galopait de son pas de travail ; le voiturier, oscillant sur son siège, semblait endormi ou pensif. Il est peut-être de ceux qui croient aux feux-follets et aux morts tourmenteurs, mais sa conscience est pure, aussi ne craint-il rien des méchants et va-t-il son train. Le voyage dura longtemps, plusieurs heures, dans la même féerie lunaire. Il pouvait être dix heures ou onze heures, je ne sais plus, au moment où l’on atteignit Brasparts, où les hauteurs commencèrent à se dresser, où les premières maisons, fermées, silencieuses, mortes, comme les maisons de la route, annoncèrent le village et la rue. L’auberge ? il n’y en a qu’une, fondée et tenue par trois demoiselles, ce qui leur avait valu cette enseigne et ce calembour : Aux trois sans hommes. Les trois, aujourd’hui, ne sont plus qu’une, et cette dernière est souffrante, souvent alitée, mais les bonnes traditions de la maison sont conservées, on m’a dit que le voyageur était bien reçu et bien servi. Je songe à cela pendant que le voiturier frappe la porte du manche de son fouet, et que le cheval hennit. Une fenêtre s’ouvre, un visage se penche, une voix parle. Et bientôt, des pas, un bruit de clefs derrière la porte. L’homme qui ouvre, une lanterne à la main, ressemble à un Espagnol, le visage rasé et bleu, les yeux noirs, grand, bien découplé. C’est le neveu de mademoiselle. Qui n’a pas éprouvé, dans sa vie, la sensation inquiète de ces entrées à l’auberge, la nuit, quand tout dort, que l’on entend des gros souliers descendre un escalier de bois, que la porte s’ouvre ? La maison, les cours, les escaliers, les chambres, vous apparaissent peu sûres au premier abord. Où est-on ? chez qui ? On pense malgré soi au Petit Poucet et à l’Ogre, à toutes les histoires qui faisaient dresser vos cheveux d’enfant sur votre tête, et vous ne vous endormez que d’un œil et d’une oreille.

Ici, l’intérieur est bien tenu, les meubles cirés, le sol net, la cuisine où je pénètre est sérieuse comme un musée, avec ses ustensiles bien rangés, bien accrochés à leur place. Une bonne âgée, douce et monacale, se montre, me mène à une chambre qui sent le bon linge frais. Il y a de grosses armoires de chêne, une belle sainte Anne en faïence sur la commode. La servante me demande si j’ai besoin de quelque chose, du bouillon, du lait. Merci. Bonne nuit. Je rêve que je voyage dans la lune.

Au lendemain matin, s’il m’était resté des préventions de cette arrivée nocturne, en ce pays de montagnes, elles auraient été vite dissipées. Le jour rassurant me fait rire de mes imaginations de la veille. La chambre est une bonne et ancienne chambre qui fleure le lin. Je revois la sainte Anne, des images au mur, sur la cheminée une vieille pendule ornée d’une bergère du premier Empire, et deux vases en verre opale avec des fleurs en papier écloses là et fleurissant toujours depuis le mariage d’une grand’mère. Le lit est enfoui dans des rideaux de serge enfeuillagée. Les grandes armoires ne cachent personne, sont remplies de linge sentant l’eau claire et l’air pur, la clef est sur le battant, on peut voir et respirer. Dans un coin, une petite table de toilette avec une petite cuvette, un petit pot à eau, une petite glace ovale encadrée d’acajou, pour un ménage de Guignol.

L’escalier est clair, des servantes vont et viennent. La cour est bruyante, les poules y sont comme chez elles. L’écurie exhale son odeur de foin. La servante qui m’a reçu entre par une porte, sort par une autre, sans bruit. La cuisine sent le « café au lait ». Je dois partir de bonne heure. Tout est prêt, sans que j’aie eu rien à dire, mes vêtements brossés, mes souliers cirés, un déjeuner de viandes froides, très appétissantes, sur la table, du bon pain tendre, du bon vin blanc, du bon café. La servante excuse mademoiselle, qui ne peut se lever. Mais si la maîtresse est invisible, on sent qu’elle est restée la volonté directrice de sa maison, et qu’elle sait, de son lit de malade, tout prévoir et tout ordonner. Je resterais bien là longtemps, courant les environs, rentrant le soir à ce logis sérieux, mais il faut voir encore, voir toujours, avec la conviction qu’on ne pourra jamais tout voir. Je dis donc adieu à l’hospitalière maison, où je ne reviendrai sans doute jamais, et je remonte en voiture avec une certaine mélancolie. Je vois alors que Brasparts est bâti sur un monticule d’où l’on commence à pressentir le mouvement des monts d’Arrée, et je me remémore le proverbe : « Aplanir Brasparts, épierrer Berrien, désherber Plouyé, trois choses impossibles à Dieu. »

Bientôt, c’est le paysage de montagnes, le cirque des monts d’Arrée. La hauteur n’est pas extrême, puisque le point le plus élevé, où je vais arriver tout à l’heure, le mamelon de Saint-Michel, n’a pas 400 mètres, mais la courbe abrupte des pentes et l’aigu des sommets, percés par la roche schisteuse, ont un caractère de grandeur et de sauvagerie indéniables. L’horizon est immense de plus en plus, à mesure que l’on se hausse vers ce point. La souple ondulation des montagnes Noires est au sud, pendant que le nord est barré de la dure crête d’Arrée, où se dresse la dent pointue, et cruelle du Roc-Trévézel. Cette étendue, bien circonscrite, rigidement délimitée, est difficile à évaluer. Il y aurait là la place d’une ville immense, si une ville pouvait s’établir dans un tel bas-fond marécageux, entouré de hauteurs désolées d’où tombe, en hiver, un froid mortel. Des gens qui ont habité, autrefois, les villages bâtis sur les versants de ces dures crêtes, m’ont dit avoir vu, aux temps de neige prolongés, des loups s’aventurer jusqu’aux premiers jardins. Il n’y a plus de loups, mais on y chasse encore. Les « messieurs » de Quimper, de Châteaulin, de Morlaix, de Landerneau, de Brest, y viennent tirer les canards, les oies, les cygnes sauvages, aux époques des migrations. C’est avec la plus grande prudence qu’il faut, dit-on, s’aventurer dans ces fonds. Le sol spongieux et tremblant cède sous les pas, et l’homme peut disparaître et se noyer dans la boue, comme il s’enlizerait dans les sables mouvants d’une grève. Du moins, on le dit, et sans doute un accident de ce genre est-il arrivé. Cela suffit pour la mauvaise renommée du lieu, et cela suffit aussi pour donner aux passants l’appréhension nécessaire et les empêcher de s’aventurer dans les bas-fonds inquiétants. Les chasseurs, seuls, gens intrépides, et qui savent étudier un terrain, peuvent se risquer parmi ces fondrières et en rapporter profit et honneur.

LES MONTS D’ARRÉE, VASTE CIRQUE DOMINÉ PAR LE MAMELON DE SAINT MICHEL.

Je me trompe. Il y a d’autres industries que celle de la chasse qui peuvent s’exercer dans les marécages de Saint-Michel. D’abord, j’aperçois çà et là des carrés de différentes nuances de vert qui annoncent quelques tentatives et réussites de culture, quelques fèves de marais, peut-être, ou bien rien du tout. À cette distance, je ne sais, et mon voiturier ne connaît que ce qui pousse au bord des routes. Ensuite, et cela devient alors tout à fait certain, ce sont les amas et les découpages réguliers des tourbières.

Je monte à la chapelle Saint-Michel, qui est une petite bâtisse tout à fait ordinaire. Mais ce qui n’est pas ordinaire, c’est le paysage qui l’entoure, et le paysage que l’on aperçoit. Sur le monticule, exactement haut de 391 mètres, pas un arbrisseau, rien que des bruyères sèches, égrenant leurs dernières feuilles rouillées parmi les pierres. C’est désolé, c’est affreux, et c’est un des plus beaux et des plus grands spectacles de nature qui se puisse contempler, car voici, sous les regards, toute l’étendue, en un seul tableau d’une unité grandiose, tout le panorama des montagnes Noires et des montagnes d’Arrée. Quand le temps est clair, on aperçoit les clochers de Saint-Pol-de-Léon au nord, le clocher de Carhaix à l’est, et même, dit-on, à l’ouest, la rade de Brest et la pointe Saint-Mathieu. Cette aubaine ne m’échoit pas aujourd’hui, mais je vois les sommets, les forêts d’où je viens, du côté de Laz et de Gourin, et les pointes vers lesquelles je me dirige, dans la direction de Carhaix. J’ai vu, certes, des montagnes plus hautes, dans les Alpes, dans les Pyrénées, et des spectacles d’une magnificence qui tenait aux proportions, aux étendues, les derniers pâturages qui précèdent les rochers et la neige, les casques de glace étincelante, les sommets qui émergent du noir de la nuit avec la tache rose de l’aurore commençante, les lacs d’émeraude et de saphir suspendus comme des coupes précieuses aux flancs des rocs, j’ai vu tout cela, et pourtant j’aime et j’admire ce paysage désolé des monts d’Arrée, ces ondulations basses qui courent en si belles et si tristes lignes sous le ciel de Bretagne, ces pointes méchantes des rochers, ce marais sinistre qui parle de l’éternité et de la fatalité des choses, du lent travail de pourrissement et de recommencement de l’humble végétal, et puis, au delà de cette mélancolie presque inexprimable du cirque d’Arrée, désolant et âpre refuge pour l’esprit blessé par la vie, au delà, ces verdures, ces villages devinés aux clochers, ces champs cultivés, tout ce qui annonce l’effort de l’homme et promet un peu de sécurité et de douceur.

La route reprise, c’est l’arrivée à Botmeur, qui est l’oasis des monts d’Arrée. Humble oasis, accrochée à la pente aride, avec ses rues qui grimpent, qui dévalent, ses maisons plantées de guingois, ses quelques jardins, ses quelques champs, ses arbres, ses chemins couverts. En somme, tel qu’il est, ce Botmeur est l’endroit délicieux des monts d’Arrée, c’est la ville d’eaux et la station d’hiver, et ceux qui y vivent doivent s’y trouver parfaitement à l’abri et heureux quand leur œil s’aventure vers les fonds où noircissent les tourbières, vers les sommets dénudés où la neige s’amoncelle, et d’où les loups descendaient jadis. À voir cette verdure inattendue, après tant de kilomètres de bruyères et de pierres, j’ai la sensation singulière d’un village méridional, et je m’attends, à chaque instant, à voir les enguirlandements de la vigne et les feuilles luisantes du figuier contre quelque muraille exposée au soleil de midi.

La voiture cahote, va comme elle peut, à travers les ruelles pierreuses et les chemins défoncés. Mais elle a une bonne escorte, en avant, en arrière, sur les côtés. Sitôt que le pas du cheval s’est fait entendre, que l’équipage a été signalé, des nuées d’enfants sont sortis de je ne sais où, ont animé ce village qui paraissait désert. Quelque visage d’homme ou de femme pouvait bien s’apercevoir dans maint logis, au seuil ou derrière la vitre. Mais l’enfant jaillit au dehors, court et jacasse et rit autour de cet événement qui doit être rare : une voiture avec un cheval, un voiturier et un voyageur ! Jamais explorateur arrivant dans une bourgade de l’Afrique centrale n’a été plus entouré, et jamais population de noirs n’a manifesté plus bruyamment son étonnement et sa joie. Ce sont des gambades, des poussées, des cris, à n’en plus finir. Ce Botmeur est décidément un endroit privilégié. Il y a des têtes charmantes de petits garçons, de petites filles, parmi ces gentils sauvages qui n’ont pas l’air de souffrir de l’air des marais ni de la pénurie des aliments, si j’en crois leurs visages hâlés, leurs bouches fraîches et rieuses, leurs yeux vifs. Ils sont à la fois turbulents et timides, cherchent à se sauver et à se cacher si je les regarde et essaie d’entamer une conversation, puis reviennent de plus belle. Quand la voiture est sur la descente, toute cette marmaille se rue en une course folle, tant qu’elle peut aller. Les plus intrépides retirent leurs sabots, se précipitent pieds nus à ma suite jusqu’à ce que l’essoufflement leur vienne et que le cœur leur manque. C’est la solitude revenue, sauf la rencontre de quelque gardeuse de vaches, car il y a des vaches qui paissent l’herbe au bord de la route, ou même se prélassent en de vraies prairies. Allons ! il ne faut pas être trop inquiet des gens de Botmeur. De quoi vivent-ils, pourtant ? De pommes de terre, me répond le voiturier. Tous ont un petit champ, quelques animaux, et plupart exercent la profession de pillaouer ou chiffonnier. Je me demande ce que ces pillaouers peuvent chiffonner aux pentes des monts d’Arrée ou dans la vase des marais de Saint-Michel. Mais il paraît qu’ils se tirent d’affaire, qu’ils courent les villages, les marchés, qu’ils achètent, qu’ils revendent. Après leur journée faite, leur gain assuré, ils se reposent dans leur oasis.

Moi, mon repos, je compte le prendre à la Feuillée, où je suis déjà venu, il y a quelques années. Je me souviens d’une jolie route ombragée au long de laquelle un curé lisait son bréviaire, et d’une petite auberge à je ne sais plus quelle enseigne, du Cheval-Blanc ou du Soleil-Levant, où je fus accueilli par deux excellentes bonnes femmes comme l’enfant de la maison qui reviendrait d’un long et fatigant voyage. Le bon souper de canard froid et de chevreau, et la bonne chambre, encombrée de je ne sais combien de lits, de ces lits de plume dont l’édredon rouge touche au plafond. On grimpe et on tombe là-dedans, après une journée de fatigue, comme on tomberait dans l’éternité, une éternité duveteuse et chaude qui vous donne des sensations d’oiseau blotti, caché au plus profond d’une forêt, à l’abri de tout. Le lendemain matin, je me souviens qu’au départ les bonnes hôtesses me choyèrent encore, me forcèrent à boire d’un vin blanc qu’elles me dirent excellent pour m’aider à continuer ma route. J’entends encore leur voix, leur accent : « Buvez, buvez, pour vous régâler. » Je me « régâlai » donc, emportant le souvenir de ces belles vieilles faces pures et fines, où les yeux bleus, perdus dans les rides, ont gardé la candeur et la malice de l’enfance. Le reste du visage sait la vie, dit la fatigue, l’usure, la bouche a parfois le sourire triste de ceux qui ont eu leur part grande de chagrins et de deuils, mais il n’y a ni méchanceté, ni amertume, sur ces visages parfaits où se lisent la sérénité de la vie et de la mort. Il y a beaucoup de ces visages de vieilles femmes en Bretagne.

Me voici revenu, et je cherche mon Cheval-Blanc ou mon Soleil-Levant, mes hôtesses, leur petite salle d’auberge où je m’attarderais volontiers, où j’attendrais peut-être le soir, pour habiter encore la petite chambre, et partir avec un verre de vin blanc, au fin matin. Mais hélas ! je ne retrouve rien. On m’a changé ma Feuillée, à me faire croire que j’ai rêvé. Les vieilles sont peut-être au cimetière, mais leur vieille maison, où est-elle ? Je vois, dans l’angle de la place, un hôtel neuf où je n’ai pas envie d’entrer. Je retrouve pourtant mon allée d’arbres. Ah ! feuillée de la Feuillée, que tu palpitais doucement dans l’air, autrefois ! Tout cela est morne, aujourd’hui, comme abandonné, et le voyageur dit au voiturier de s’en aller bien vite.

Je m’en vais, en effet, par la grande route, avec je ne sais quel regret bizarre de quitter cette région dévastée et chaotique des monts d’Arrée pour rentrer dans la vie dite civilisée. Cette grande route, pourtant, qui conduit à Huelgoat, est bien belle, avec la vallée en contre-bas, les verdures sombres, les blocs de pierre grise qui paraissent dégringoler la pente. Huelgoat, aussi, est un point magnifique de la Bretagne, dont la réputation est faite, bien faite, et trop faite, car dès l’arrivée ce ne sont qu’hôtels agencés à la mode des villégiatures. Je suis venu ici au temps où le chemin de fer de Morlaix à Carhaix et Concarneau n’existait pas encore, et je crois bien qu’il n’y avait dans ce temps-là qu’un seul hôtel, à la façon des auberges d’autrefois, très simple et paisible. Le pays n’avait encore été découvert que par quelques peintres. Les temps sont changés. De chaque hôtel sortent en ce moment des hommes à longs cheveux, à vastes chapeaux, qui tiennent sous leurs bras, chevalets, toiles, boîtes à couleurs. Il va falloir que tous les arbres et toutes les pierres de la contrée y passent, bon gré mal gré.

LE MARCHÉ D’HUELGOAT SUR LA PLACE DOMINÉE PAR L’ÉGLISE DU XVIe SIÈCLE.

J’arrive tard, tout le monde a fini de déjeuner, est parti au « motif ». Les mouches, seuls hôtes de la salle à manger, bourdonnent et ronflent, dansent leurs danses, valsent leurs valses, après avoir mangé goulûment le sucre des quelques biscuits restés sur la table. Je déjeune de ce que l’on m’apporte, le restant du déjeuner de ce matin ou le commencement du dîner de ce soir. Pendant mon rapide repas, la patronne de l’hôtel vient me donner tous les renseignements qui sont sur mon guide. Je ne puis ni ne dois partir sans aller voir les merveilles du pays, l’Étang…, le Moulin…, le Ménage de la Vierge…, la Pierre qui bouge…, le Gouffre…, la Mare aux sangliers…, l’Église et la Cascade de Saint-Herbot… « Huelgoat, Monsieur, c’est le Fontainebleau breton, avec l’eau en plus ! » Certainement, j’irai revoir tout cela, surtout Saint-Herbot. Au moment où je vais sortir, un gamin suivi d’un autre, puis d’un autre, puis de plusieurs autres encore, s’offre pour m’accompagner. Je marche escorté de l’armée de la « Pierre qui bouge ». Voici l’étang, voici le moulin enveloppé de lierre, qui est aujourd’hui une usine électrique. Nous traversons un petit bois, nous nous trouvons à l’entrée d’une immense clairière remplie de blocs de rochers. Il y en a de hauts, de ronds, de pointus, de plats, de creux, de voûtés. Chaque antre a son nom, sa particularité. Au chaos du Ménage de la Vierge, l’eau coule à travers une grotte. Arrivé à l’extrémité, il faut se courber pour passer dans un étroit couloir, et de là on voit, quand on veut bien les voir, le Chaudron, le Fauteuil, le Lit, le Soufflet, l’Écuelle, la Cuiller, la Fourchette. Pour franchir les pierres, on pourrait facilement poser un pied devant l’autre, mais les guides de la « Pierre qui bouge » ne le permettent pas. Ils sont munis d’échelles, de planches, de bâtons, de petits tabourets, qu’il faut absolument utiliser, car ils vous y obligent. « Tenez, monsieur, passez là-dessus… Tenez, monsieur, appuyez-vous là-dessus… Montez donc sur mon échelle, monsieur… » Enfin, tout ce qu’il faut pour se casser les jambes et payer ce plaisir-là son prix. Ce n’est pas fini. Deux gamins m’attendent devant une énorme pierre posée sur l’une de ses arêtes. C’est la Pierre qui bouge, la Roche Tremblante, la plus belle de la Bretagne. Elle a près de 7 mètres de longueur, plus de 5 mètres de largeur, presque autant d’épaisseur, on croit qu’elle pèse plus de 100 000 kilogrammes. Cette masse est suspendue sur le sol rocheux en un tel parfait équilibre qu’elle va bouger au commandement. Le droit de la mettre en mouvement appartient aux deux gamins qui ont su laisser les autres occupés au Ménage de la Vierge et qui sont arrivés ici les premiers. « Regardez, monsieur ! » L’un des petits s’est glissé sous la pierre, il la porte maintenant sur son dos et, en effet, la lourde masse oscille bientôt, va et vient, il est impossible de le nier. C’est fini. Il faut partir. Ils étaient bien vingt gamins, et un tel travail vaut plus de deux sous. Je leur donne en pièces blanches une dizaine de francs. Les enfants d’Huelgoat se sont assurés là une bonne sinécure pour les jours de printemps, d’été et d’automne.

LES SAINTS D’HUELGOAT : LA VIERGE ET SAINTE ANNE. — SAINT YVES. — LA CRÈCHE.
SCULPTURES À HUELGOAT : LE CHRIST ET SAINTE VÉRONIQUE.

Je vais tout seul voir le Gouffre qui est un des décors les plus impressionnants du genre. L’eau, vraiment, arrive d’une extraordinaire violence, semble tomber au profond de la terre. Mais je suis bien vite rejoint par le plus obstiné de mes guides, qui veut à toute force me conduire au Camp d’Arthur. Je séjourne encore en forêt, j’écoute le bruit de l’eau, je m’arrête, je repars, je suis les sentiers à peine indiqués au milieu des herbes, de la mousse, des bruyères, des fougères, je regarde les chênes, les hêtres, les pins, les roches, je vois combien la Nature inlassable envahit et recouvre l’Histoire. Je reviens à l’étang traversé par la rivière d’argent, qui file ensuite à travers la verdure, descend en cascades jusqu’à la vallée qui la guide vers l’Aulne où elle disparaît. J’entre au bourg. Je gagne la place où je pense que se tient toujours le marché que j’ai vu si pittoresque autrefois, avec ses grands Bretons maigres, aux grands chapeaux, aux petites vestes, aux culottes de toile bouffantes. Le décor est toujours le même, de maisons anciennes dominées par le clocher de l’église du xvie siècle. Mais j’ai hâte de retourner à Saint-Herbot. C’est là que je conduirais volontiers ceux qui voudraient avoir subitement, en une fois, la vision émotionnante de la Bretagne des terres. Il n’est pas d’endroit plus caché, plus mystérieux, plus tressaillant. C’est l’abandon et la mort des choses, dans un pays sauvage et noir. Il faut s’être trouvé là, seul, avoir vu l’averse continue tomber sur les vieilles pierres, pleurer sur les ruines, pour prendre l’impression profonde d’un tel lieu. C’est vraiment le cœur obscur de la Bretagne ancienne, grave et cachée, qui n’attend pas les touristes, et qu’il faut aborder avec le respect du silence. De Huelgoat à Saint-Herbot, il y a 7 kilomètres et déjà l’aspect sérieux, hautain, du paysage, vous prédispose au spectacle qui vous attend. Je ne sais pas comment la plupart des visiteurs envisagent les choses qui sont là, mais ces choses qui achèvent de mourir ne peuvent avoir qu’une physionomie infiniment douloureuse.

OSSUAIRE DE SAINT-HERBOT.

La pente, un peu raide pendant 1 kilomètre, traverse une lande où bruissent des sources. On aperçoit, assez loin sur la gauche, le clocher de Plouyé, à droite, le mont Saint-Michel, puis bientôt la tour carrée de Saint-Herbot. L’église est enfermée sur deux côtés par des lignes de maisons basses, à faire croire que l’on pénètre dans une cour de ferme. Tout est ancien et triste, mais tout a l’aspect harmonieux de la nature environnante. Les fûts des arbres plantés près l’église ont la même couleur de granit que les pierres du porche de la tour. C’est ici où l’on voit que cet art gothique, souvent gauche d’apparence et comme mal dégrossi, sort vraiment de la nature, en garde la force première et comme le hasard de mouvements et d’expressions. Ces arbres sont-ils des colonnes séparées du bâtiment et restées debout sans toit et sans façade ? Ces pierres taillées, ces ornementations, ces statues sont-elles des morceaux de rochers que l’usure du temps, l’acharnement des saisons ont modelés en architectures, en feuillages et en personnages ? Tout ce qui est ici semble issu du sol, y avoir pris naissance et croissance, tout semble devoir mourir sur place, retourner morceau par morceau, poussière par poussière, à cette terre couverte de pierres semblables et de mousses comme celles qui se gîtent déjà à tous les creux humides de l’édifice. Le porche est orné de délicates arabesques, comme celles des plantes grimpantes qui s’enchevêtrent aux haies, et les statues d’Apôtres qu’il abrite ont figures de rochers et de troncs d’arbres. La lumière rayonne au vitrail, éclaire un délicieux jubé en bois, le tombeau de saint Herbot, l’anachorète protecteur des bêtes à cornes. Il les protège de son mieux en Bretagne. On sait les qualités de la race bovine, les bœufs aux membres fins, à la poitrine ample, à la peau fine recouverte d’un beau poil luisant ; les petites vaches abondantes en lait. Aussi les étables reconnaissantes venaient-elles ici en pèlerinage. Au mois de juin de chaque année se tenait autour de l’église une réunion qui ressemblait à une véritable foire, et les bestiaux, comme les pèlerins, faisaient le tour de la chapelle. Aujourd’hui, il suffit de déposer dans une auge de pierre, au pied d’un pilier, une touffe de crins de la queue d’un animal pour qu’il soit préservé des maladies. Le fait est que, le pardon ayant eu lieu il y a quelques jours, l’auge est pleine de poils roux, noirs et blancs. C’est une véritable dîme que paie la Bretagne à Saint-Herbot puisqu’il est dit que les années d’épidémie, la vente de ce crin produit jusqu’à 3 600 francs.

L’ÉGLISE DE SAINT-HERBOT, OÙ SE TIENT LE PARDON DES BÊTES À CORNES.

Je retrouve ce que je venais chercher : la cascade qui tombe de 70 mètres de haut sur la pente d’une montagne couverte d’arbres. Une petite fille saute de pierre en pierre, gentille et souriante, les yeux bleus, le visage timide, innocent esprit du paysage. Dans une cahute, un homme qui garde une vache lit un vieux livre. Et tout en haut, c’est le moulin du Rusquec, et c’est enfin le Rusquec, ou ce qui reste du château du Rusquec, c’est-à-dire presque rien, quelques pans de mur épais, un bâtiment d’habitation changé en ferme. On fait le tour de ce qui a été, on devine l’emplacement des douves, des portes, des cours intérieures, et cet emplacement est d’une mélancolie inexprimable, car l’on devine, au seul fragment intact qui a subsisté, la grâce et la beauté de l’ensemble disparu. C’est une grande vasque montée sur pied, belle coupe de granit armoriée, couverte de lichens, remplie de feuilles sèches et de brindilles de bois mort, et qui ne reçoit plus que l’eau du ciel. Elle est belle et simple, et elle aussi, comme les murailles de l’église, semble sortir du sol, épanouir naturellement sa large corolle de pierre. Mais combien sa beauté s’augmente de tout ce qui l’entoure, de la pelouse couleur d’ombre, des hauts arbres qui frissonnent sous le ciel gris, de la grande allée de hêtres qui dévale doucement une pente. Quelles existences, quels secrets sont enfouis ici, à l’ombre de ces murailles écroulées, au creux de cette vasque, au long de cette allée ? Quels échos de voix se sont tus ? Le sens tragique et éternel de la vie se prend auprès de ces choses, au doux matin de printemps comme aux funèbres crépuscules d’automne.

LA CASCADE DE SAINT-HERBOT, QUI TOMBE DE 70 MÈTRES DE HAUTEUR SUR LA PENTE D’UNE MONTAGNE COUVERTE D’ARBRES.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA VASQUE DU RUSQUEC, AUPRÈS DE LA RUINE DU CHÂTEAU DE RUSQUEC.


LA BRETAGNE DU CENTRE[15]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


VII. — Le pays de Carhaix et le Pays de Belle-Île-en-Terre.


Carhaix, ville de la Tour d’Auvergne. — La féerie des vieilles maisons. — Rostrenen. — Glomel et le canal. — Pierrot farinier. — Souvenirs du Camp. — L’étang de Coron. — Le bonhomme Menhir. — Intérieur breton. — Les maisons d’écluses. — Le pays des chevaux. — Le terrible Fontenelle. — Le Miracle de saint Éloy. — Audrein, natif de Goarec. — Beauté de Mur de Bretagne. — La légende de Gwengrézangor, mari féodal. — Les souvenirs de Quintin. — Curieux droits seigneuriaux. — Le château. — Vieilles inscriptions sur des vieux murs. — Cordiers timides. — Le meilleur cheval du pays est pour moi. — Corlay. — Encore Fontenelle. — Le souterrain où l’on entre, mais d’où l’on ne sort pas. — Les marchands du temple. — Centaures sur les routes. — Callac. — Le pardon sanglant. — Les Naïades de Bulat. — Folie et épilepsie. — Guérison en sept ans. — La forêt de Beffou. — Coat an Nay, Coat an Noz, le Bois du Jour et le Bois de la Nuit. — Belle-Île-en-Terre.



Japerçois Carhaix sur la hauteur, en sortant de la petite gare entourée de jeunes arbres, Carhaix, l’ancienne Vorganium qui fut un centre romain, puis une ville importante du royaume de Cornouaille de Grallon, la résidence de sa fille Ahès. Ker-Ahès, ville d’Ahès, devint Carhaix. Jean de Montfort et Charles de Blois s’y battirent, de 1341 à 1347 ; Du Guesclin y entra, en 1363 ; puis les Royaux et les Ligueurs y vinrent aux mains, en 1590 ; puis la Chouannerie. La petite ville paisible a donc été, comme tant d’autres, un lieu de tueries. En montant la rue Saint-Augustin, je lis cette enseigne : Café de la Tour d’Auvergne. — Lafleur. C’est, en effet, ici, la ville du chef de la Colonne infernale, du Premier Grenadier de France, et ce nom de Lafleur, tout odorant de xviiie siècle, vient à point pour réunir les souvenirs de l’armée de l’ancien régime et de l’armée de la première République. Quelques centaines de mètres parcourus, c’est la place du Champ de Bataille bâtie en terrasse, et tout un panorama des montagnes Noires, de la vallée de l’Hière, des rives du canal de Brest, coteaux perdus dans l’immensité, feuillages bleuis dans le lointain. Au milieu de la place, La Tour d’Auvergne en statue, debout, tenant son bonnet de grenadier et son fusil, et ceint de son épée d’honneur. Cette statue a été exécutée, en 1841, par Marochetti, placée sur un piédestal dont les quatre faces portent des inscriptions et des bas-reliefs en bronze : La Tour d’Auvergne fait ses adieux aux époux Le Brigant, en une composition qui fait vaguement songer à un Greuze dramatique et sentimental ; La Tour d’Auvergne sauve un soldat blessé ; La Tour d’Auvergne enfonce les portes de Chambéry ; La Tour d’Auvergne est tué d’un coup de lance à Oberhausen en Bavière. Carhaix, c’est La Tour d’Auvergne. Son nom est sur les enseignes. L’Hôtel de ville garde son portrait, une de ses dents, une mèche de ses cheveux et ses boutons de guêtre. On sait sa vie militaire. Fils d’un bâtard de la maison de La Tour d’Auvergne, descendant de Turenne, le grand homme de Carhaix adopta la vie militaire pour avoir un état qui lui laissât le loisir d’étudier. Ce guerrier, en effet, fut surtout un savant. Il étudia la plupart des langues de l’Europe, et s’il refusa tout avancement au-dessus du grade de capitaine, et plus tard le mandat législatif, c’est qu’il avait des projets qui lui tenaient autrement au cœur. Il prit sa retraite de bonne heure pour se donner tout entier à ses recherches sur l’histoire de la Gaule, qu’il voulait établir sur des bases nouvelles, s’appliquant à déterminer des rapports entre les Bretons et les Gaulois, à établir l’identité de la langue des deux peuples, à rétablir l’histoire et la théogonie des païens et à ressusciter la langue des Celtes. Ces travaux commencés par La Tour d’Auvergne déterminèrent la fondation, en 1807, de l’Académie Celtique. Mais La Tour d’Auvergne n’était plus là pour la voir fonctionner. Sa générosité lui fit remplacer, en 1796, le dernier fils de son ami Le Brigant à l’armée d’Helvétie, et là il trouva la mort.

MARCHÉ AUX CHEVAUX, À CARHAIX, DEVANT L’ÉGLISE.

Une promenade à travers les rues de la ville, la Grand’Rue, la rue Pavée, la place de l’Hôtel-de-Ville, donne à contempler les maisons les plus étranges, les plus cocasses, telles qu’on en voit aux dessins de Gustave Doré et de Victor Hugo. Ce sont des rez-de-chaussée de granit, des étages encadrés de poutres, des façades écaillées d’ardoises, des pignons qui semblent raccommodés, rapiécés, des constructions qui témoignent d’une imagination bizarre, enfantine. Telle la boulangerie-épicerie Pinson, la cour de la Perception, etc. Certaines de ces maisons sont noires, bois et ardoise. D’autres sont blanches, passées à la chaux, à croire qu’elles viennent d’être trempées dans la crème. Oh ! les amusantes maisons ! la féerie délicieuse ! et que l’on peut s’amuser à Carhaix en scrutant tous ces vieux visages si ridés, si renfrognés et si gais, qui ouvrent la bouche par la porte du rez-de-chaussée, qui clignent de l’œil par les lucarnes du toit.

VIEILLES MAISONS DE CARHAIX, AUX TOITS POINTUS, AUX ÉTAGES ENCADRÉS DE POUTRES, AUX FAÇADES ÉCAILLÉES D’ARDOISES.

L’église gothique, collégiale de Saint-Trémeur, de la Renaissance, est fort belle avec sa tour carrée, son portail et sa rosace de style flamboyant. L’église de Plouguer, plus ancienne, du xve siècle, est aussi à tour carrée et possède un retable avec un arbre de Jessé. Je crois tout dire en ajoutant que Carhaix est l’un des plus importants marchés de bestiaux de la Bretagne. En dehors des marchés du samedi, il s’y tient plusieurs grandes foires, le 13 mars, le jeudi après Pâques, la veille de l’Ascension, le 30 juin, deux autres en août, le 20 septembre, le 2 novembre et les jours suivants, et la dernière le 29 novembre.

LA TOUR DE L’ÉGLISE DE ROSTRENEN VUE AU-DESSUS DE LA VERDURE.

Je vais en chemin de fer de Carhaix à Rostrenen pour gagner Glomel, qui est un point peu connu, d’un intérêt particulier. Mais arrivé à Rostrenen, je m’y arrête. Rostrenen, d’après les érudits, le P. Grégoire, de Miorec de Kerdancet et autres, c’est la Terre de la Ronce, en souvenir des buissons qui couvraient le pays avant que la civilisation n’y eût pénétré. L’origine, c’est un monastère et c’est un château, comme pour la plupart des villes de Bretagne. Le bourg actuel s’étage sur une colline de 250 mètres de haut. Il se groupe autour d’un champ de foire, d’une petite place où étaient autrefois les Halles, et de trois ou quatre rues qui se développent en amphithéâtre, bordées de maisons d’un aspect noirâtre, dont quelques-unes sont datées des xvie et xviie siècles. L’église dédiée à N.-D. du Roncier, — car ici comme à Josselin, on a trouvé une vierge enfouie dans les buissons, — est du xvie siècle, sauf le portail et le clocher qui portent les dates de 1749 et 1776. L’ensemble massif a bon air, et je passe, en somme, une soirée acceptable à entrer dans quelques boutiques, à me promener sur la grande place irrégulière où erre une innocente qui déclame et gesticule au milieu des curieux.

L’ÉGLISE DE GLOMEL.

Pour aller de Rostrenen à Glomel, on suit la route de Morlaix jusqu’au delà du hameau de Lanhellen, puis un chemin, à gauche, qui franchit le canal de Nantes à Brest au-dessus de Trébel, puis s’encaisse jusqu’au bourg. Déjà, de ce côté, le paysage est impressionnant, touffu et noir, avec ses haies d’arbres, ses bouquets de verdures, ses habitations basses ensevelies dans le feuillage, entourées de meules de sarrasin, de tas de fumier. L’air salubre parcourt tout cela, disperse les odeurs, les coups de vent balaient l’espace sans se heurter à aucun obstacle, car le pays n’est guère dominé que par les hauteurs avoisinant l’étang de Coron. J’arrive au bourg qui est doux et humble, fait de quelques ruelles et d’une longue et large rue où les maisons vont à la débandade. Les maisons, bâties en pierres et recouvertes d’ardoises, ont un aspect tranquille et suffisamment confortable. Dans l’église, l’aigle du lutrin tient solidement un serpent en son bec. Le point central groupe quelques boutiques de petits commerçants : épicerie, mercerie, tabac, boulangerie. Sur le pas d’une porte, un homme couleur de farine, chaussé de sabots. C’est un ouvrier boulanger dont le patron habite Rostrenen et lui a confié la manutention du pain que débite, avec de l’épicerie, une gérante. Ce brave homme gagne ici quarante sous par jour. Il est très doux, très prévenant, et après m’avoir indiqué un raccourci pour atteindre l’étang de Coron, il s’offre à me conduire. J’accepte, et me voilà en route avec ce farinier, glabre de visage, qui me fait l’effet inattendu d’un Pierrot de Glomel. Pour atteindre l’étang, il faut suivre des chemins creusés d’ornières et des sentiers sinueux. Bientôt, au bas d’un dernier talus, c’est la vaste nappe d’eau endiguée par un barrage en maçonnerie d’une centaine de mètres de long et de 12 mètres de haut. Un passage est ménagé d’où l’on a une vue sur l’enfilade que traverse la rigole d’alimentation. À droite, des coteaux couverts d’épais taillis où le feuillage léger des bouleaux se mêle au vert luisant des châtaigniers, au vert sombre et mat des pins. Au pied, le marécage et la lande. À gauche, un terrain plus plat, des cultures. Au loin, des côtes boisées et bleuâtres au delà desquelles sont d’autres nappes d’eau, les étangs de Botcanou, qui viennent, près de Sainte-Christine, alimenter aussi le canal. Et plus près, le Camp.

L’ENSEIGNE DU CHEVAL-BLANC, À GLOMEL.
LUTRIN À L’ÉGLISE DE GLOMEL : AIGLE DÉVORANT UN SERPENT.

Pour connaître la signification de ce Camp, il faut remonter à l’époque de la construction du canal de Nantes à Brest, dont la partie qui traverse les Côtes-du-Nord, où nous sommes, s’appelle canal de Glomel.

Les études préliminaires de cette voie d’eau datent d’avant la Révolution. Les États de Bretagne avaient confié, en 1785, à un groupe de savants, au nombre desquels figurait Condorcet, le soin de rédiger un rapport sur cette question. La solution fut ajournée, d’abord pour des raisons budgétaires, puis par suite des troubles de la province. Le but était d’assurer, en temps de guerre, le ravitaillement du port de Brest et, en temps de paix, d’activer le développement agricole de ces régions en facilitant l’écoulement des produits. Les travaux furent commencés, en 1806, mais lorsqu’on se trouva dans la nécessité d’alimenter la partie haute du canal, les difficultés de main-d’œuvre furent telles que l’on résolut d’avoir recours aux condamnés militaires pour exécuter les travaux de captation et d’emmagasinement des eaux. Les chantiers fonctionnèrent de 1823 à 1836.

LE BOURG DE GLOMEL, IMPORTANT PAR SA SITUATION AU-DESSUS DU CANAL DE NANTES À BREST.

Pendant tout ce temps les forçats campèrent à cet endroit, qui a conservé le nom de Camp.

LE CANAL À GLOMEL, CRÉÉ DE 1823 À 1836.

Dans l’état actuel, l’étang occupe une surface de 76 hectares et contient une réserve de 2 770 000 mètres cubes d’eau. Je le quitte pour monter au hameau du Menhir qui tient son nom d’un « peulven » en forme de pyramide tronquée, dont la hauteur était de 11 mètres, mais que des affaissements ont ramenée à 8 mètres environ. Dans une ferme où j’entre, nous trouvons un bonhomme qui est une façon de menhir, lui aussi, droit et rocheux. Il a près de cent ans, quatre-vingt-dix-sept ans, je crois, et il est magnifique de calme, d’intelligence lucide. Il parle d’une voix nette, vous fixe de ses yeux bleu clair, il a le visage expressif de l’homme qui a vécu, qui sait le prix de la vie et qui attend paisiblement la fin. Il m’offre du lait, et fume tranquillement sa petite pipe de terre noircie, tandis que des femmes d’âges divers, vieille, jeune, fillette, barattent le beurre, s’occupent autour de l’âtre. L’unique chambre, où le sol battu sert de plancher et où picorent des poules, abrite une famille assez nombreuse, car il y a trois lits clos à double étage et un autre lit découvert auprès de trois huches à pain. La vaste cheminée est garnie d’une énorme pierre de taille qui sert de foyer, et garnie aussi de quartiers de lard et d’andouilles. Aux poutres du plafond, d’autres morceaux de lard, des vessies de saindoux, des vannettes ou corbeilles à pain, et une planche à pain semblable à celle des casernes. Le tout est éclairé par deux petites croisées d’environ 1 mètre carré. Aux murs blanchis à la chaux, des images, quelques photographies, une communiante, une mariée, un marin, les portraits de ceux qui ne sont plus ou qui sont partis au loin, le résumé d’humbles existences. Une croix avec du buis, un petit bénitier colorié, accrochés aux lits clos. Le reste, c’est la table et les bancs en bois épais, un porte-cuillers. C’est l’intérieur breton, toujours le même depuis plusieurs siècles. Les meubles ont servi peut-être à dix générations. Les costumes sont personnels, mais ils n’ont pas varié de forme et de couleur. L’homme a la culotte bouffante, le gilet croisé, le petit chapeau rond ; les femmes, la petite coiffe en serre-tête, la jupe de droguet. Le vieillard a été soldat sous Charles X et Louis-Philippe, et il parle le français, lentement et clairement, mais les femmes n’en savent pas un mot. C’est ici que peut s’appliquer le proverbe : « Nan a oui, setu gallek ann ti, — non et oui, c’est tout le français de la maison. » J’interroge le maître du logis. Il a gardé le souvenir des forçats, de leurs soldats-gardiens armés de fusils à pierre, baïonnette au canon, du camp, et du compagnonnage des jeunes gens avec les troupiers de l’époque. On voit que la construction du canal a été la grande affaire de sa vie et de la vie de Glomel. Le canal, dit-il, a fait du bien au pays qui, à ce moment, était le plus pauvre et le moins civilisé de toute la Bretagne, mais il a mis toutes les sources à sec et on est forcé d’aller puiser de l’eau dans des tonneaux jusqu’au bord du réservoir. Il résume ses pensées en phrases courtes, prononcées d’un ton grave, debout, la pipe aux dents, les bras croisés.

MAISON D’ÉCLUSE DU CANAL, À GLOMEL. JOLIE MAISON CARRÉE AUX MURS BLANCS, TOIT D’ARDOISES, ACCOSTÉE D’UN JARDINET.

Du Menhir, nous suivons à travers les fougères un sentier parallèle à la rigole aboutissant au chemin de halage. Celui-ci est abrité par un revêtement gazonné, planté d’arbres destinés à soutenir le terrain. Dans ces herbes, les champignons foisonnent. À quelque distance, c’est un poste d’éclusier, une jolie maison carrée, aux murs blancs, toit d’ardoises, accostée d’un jardinet, délicatement mirée dans l’eau claire. Puis c’est la route. À partir de ce point, le canal s’encaisse entre deux talus plantés d’arbres d’essences variées : chênes, bouleaux, épicéas, frênes, véritable forêt reflétée aussi dans l’eau que pas un souffle ne ride. C’est la solitude complète, une promenade parfaite, un repos délicieux au long de ce canal qui file droit, sous ces verdures embaumées. Nous marchons ainsi pendant plus de 2 kilomètres. Au bout de cette double allée, une autre maison d’écluse ; le canal dessine un coude à angle droit, mêle ses eaux à celles d’un petit étang et rentre dans la plaine, une plaine marécageuse dans laquelle il faut marcher pendant plusieurs centaines de mètres avant de trouver un chemin qui ramène à Glomel par l’ouest, un chemin qui doit être assez souvent transformé en torrent. Çà et là, on aperçoit, émergeant de la verdure, des toits de châteaux, Saint-Péran, Coatcouraval, Bodennou, Kersaint-Eloy. Les deux premiers sont d’anciennes terres nobles qui, comme le bourg lui-même, relevaient autrefois du roi et de l’évêché de Quimper. Le bourg regagné, je quitte mon guide qui m’a raconté en quelques mots simples son existence de travail, lui boulanger à Glomel, sa femme couturière à Rostrenen.

De Rostrenen, il me faut faire un voyage en zigzags pour explorer la partie de la Bretagne du centre qui forme le sud du département des Côtes-du-Nord. Je me propose de toucher aux quatre coins du quadrilatère formé par Saint-Nicolas-du-Pelem, Goarec, Mur, Corlay, pour de là gagner Quintin.

Je commence donc par Saint-Nicolas-du-Pelem. Trajet monotone, en passant par quelques hameaux, des fermes. Beaucoup de cavaliers. C’est le pays des chevaux. Le bourg de Saint-Nicolas est sur une hauteur que surplombait, au xve siècle, un château fort, aujourd’hui disparu. Le souvenir seul de l’un de ses maîtres a persisté, le fameux Fontenelle, dont la cruauté est restée légendaire. Toute sa vie se passa à dévaliser, piller, violer. Il avait enlevé une fillette qu’il fit élever dans un couvent, qui devint sa femme, et dont il sut se faire aimer avec passion. Quand Fontenelle prenait un château, dit un des raconteurs de la Bretagne, Pitre-Chevalier, « il torturait le seigneur jusqu’à ce que celui-ci, porté de chambre en chambre, eût découvert et livré tous ses trésors. Puis le brigand faisait venir la châtelaine, si elle était jolie, et ses enfants si elle en avait, il poignardait l’époux sous les yeux de la femme, déshonorait celle-ci sur le cadavre palpitant, attachait au cou des enfants des chats furieux, et s’enivrait avec ses soldats entre ses victimes mortes et ses victimes expirantes. » Voilà le rêve de sang et d’horreur qui flotte sur le bourg endormi. L’église possède une belle verrière, mais la vraie curiosité est la chapelle Saint-Éloy, lieu de pèlerinage où l’on amène les chevaux pour les rendre vigoureux, les préserver des maladies. La légende raconte que saint Éloy, établi maréchal-ferrant dans la région, avait écrit sur son enseigne : « Maître sur maître et maître sur tous. » Pour le punir de son orgueil, Dieu le Père lui envoya son fils, sous la forme d’un compagnon forgeron. Assez mal accueilli, Jésus est tout de même embauché et mis en demeure de prouver son savoir en ferrant un cheval de prix qui se trouvait à la porte. D’un coup de gouge, il coupe la jambe du cheval au paturon, emporte le sabot, taille la corne, y cloue un fer neuf et remet le pied en place. Éloy veut l’imiter, mais le sang coule de la plaie du cheval estropié. Éloy s’humilie devant son ouvrier qui répare le mal. Une sculpture grossière, le « Miracle de saint Éloy », placée dans la chapelle, évoque cette scène, grossière aussi.

La route, pour aller à Goarec, suit la rivière de Corlay qui rencontre le Blavet. On va en pente légère à travers des prairies, des champs et des landes, couverts d’ajoncs fleuris et de fougères. Goarec est bâti dans un fond où passe le canal grossi du Blavet. C’était autrefois un pays perdu, isolé de tout, faute de routes. On y parvient facilement aujourd’hui par des chemins taillés hardiment dans le roc à coups de mines. Les maisons, bâties en pierre schisteuse, sont presque toutes entourées de jardins ou de vergers. Vers le centre, en contre-bas, une place où se dresse la halle construite en charpente et, en face, l’ancien pavillon de chasse des Rohan. Rien de curieux à l’église. La renommée de Goarec, c’est, comme dans tout ce pays, l’élevage des chevaux qui a remplacé celui des porcs. Des courses y sont organisées chaque année. Le propriétaire du cheval vainqueur reçoit, suivant l’importance des ressources de la Société, un bœuf ou un mouton. Faut-il dire que ces courses n’ont pas l’aspect des fêtes de Longchamps et d’Auteuil, que les jockeys multicolores en sont absents. Mais les cavaliers sont hardis et habiles. Goarec est le pays natal d’Audrein, intéressant personnage qui fut d’abord professeur de cinquième au collège de Quimper, préfet des études au collège Louis-le-Grand, député du Morbihan à la Convention, votant de la mort de Louis XVI, puis qui entra dans les ordres, fut nommé évêque constitutionnel de Quimper et assassiné, en 1800, par les chouans pendant qu’il voyageait en diligence pour prendre possession de son siège épiscopal.

L’ÉGLISE DE MUR. LES ARMES DE BRETAGNE AU CHEVET DE L’ÉGLISE.

La route de Goarec à Mur est magnifique, domine la forêt de Quénécan, étendue sur 3 600 hectares, et dont la masse sombre s’aperçoit presque de tous les points du joli hameau le bien nommé de Bon-Repos. Mur de Bretagne, qui est le digne point d’arrivée de cette belle route, se hisse sur un plateau entouré de chênes et de châtaigniers et forme deux parties, dont l’une, la plus haute, est Sainte-Suzanne. Les maisons sont groupées en désordre autour d’une place où se trouve une halle. Mur, si les touristes ne s’en allaient pas toujours vers les plages encombrées et consentaient à apprendre un peu l’incomparable intérieur de la Bretagne, Mur pourrait être le centre d’excursions peu banales en ce pays accidenté, agreste, sauvage, et en même temps infiniment doux, fait de collines escarpées et rocheuses, de prairies arrosées par le Blavet. La vallée de Pouttangre est un exemple de ces excursions pittoresques. Le nom du bourg lui vient du fait que ses maisons étaient autrefois entourées de courtines ou de murs en prévision d’un siège et d’un assaut. De tout ce que l’on raconte sur le pays, je retiens ceci, qu’on a trouvé, il y a une cinquantaine d’années, derrière une ancienne cheminée, le squelette d’un chevalier recouvert de son armure. La légende intervient alors pour mettre en scène le châtelain de Mur, nommé Gwengrézangor, sa femme et ledit chevalier. Gwengrézangor, dont le principal labeur consistait à piller ses voisins et à dévaliser les passants, découvrit un jour que sa femme avait un amant. Il surprit le couple, enferma sa femme vivante dans un tonneau intérieurement hérissé de clous et la jeta dans un étang, tandis que le chevalier était muré, tout vivant aussi, dans une cheminée. L’imagination au service de la cruauté. Mur, qui fut un centre actif de résistance à l’époque de la chouannerie, n’est plus qu’une bourgade tranquille où l’activité s’exerce dans l’exploitation des carrières d’ardoises environnantes.

VALLÉE DE POUTTANGRE, PRÈS DE MUR DE BRETAGNE.

Il se trouve que je ne vais pas tout de suite à Corlay, que je vais de Mur à Quintin par Uzel. Uzel est dépourvu d’intérêt en dehors du pardon, qui s’y tient le jour de la Trinité. Des courses de chevaux sont, à cette occasion, organisées sur la route de Quintin, près de la forêt de Lorges. Le soir, on danse au son du biniou. Les femmes du pays viennent au bal avec leur originale coiffure en forme de guimpe, qui leur serre la tête, cachant entièrement la chevelure, et se noue sous le menton par deux lacets. Certaines n’ont rien à cacher, ont vendu leur chevelure au marchand.

Que l’on pénètre à Quintin par la route ou par l’avenue de la gare, on a une vision étrange et charmante : des jardins, des promenades, un calvaire, un étang que traverse le Gouët, le château en partie masqué par la verdure, mais qui n’en présente pas moins un alignement majestueux, avec ses hautes murailles percées de fenêtres grillées, ses cheminées et ses combles, qui ressemblent à des tourelles et à des guérites, et les revêtements de pierre crénelés qui rappellent l’ancienne citadelle. Que de souvenirs dans cette bizarre petite ville, si irrégulière, si pittoresque, dont le rôle est fini, qui n’a plus que l’importance d’un modeste chef-lieu de canton ! La seigneurie de Quintin, en 1209, est aux mains de Geoffroy Ier, fils d’Alain Ier. En 1294, la ville est démantelée, puis les murs sont rebâtis. En 1347, les paysans révoltés contre les Anglais s’arment, combattent, ramènent deux cent cinquante prisonniers que les bouchers et les charcutiers de la ville massacrent. En 1487, Pierre le Long et Yvon de Rouef prennent Quintin à Pierre de Rohan. Les envahisseurs sont chassés. Un autre revient. En 1592, Mercœur s’empare de la ville. En 1636, La Trémoïlle la vend au marquis de la Moussaye, qui lui-même la cède à Gui Aldouce de Durfort. En 1691, la circonscription de Quintin est jointe aux terres de Pommerit, d’Avangour et de l’Ermitage, et l’ensemble forme un duché qui bientôt est joint à celui de Lorges. Quintin, en somme, fut une véritable place forte défendue à l’est par le château, les portes Neuve et Saint-Julien ; au nord, par la porte Rose ; à l’ouest par la porte Notre-Dame, garnie de herses et d’un pont-levis ; au sud, par le château Gaillard.

Il existait jadis à Quintin des droits seigneuriaux dont quelques-uns méritent une mention. En 1519, à l’occasion de la foire du 22 septembre, il était de règle d’offrir au seigneur et à ses officiers un dîner de gala « servi par gentilhommes, et par rôtis et bouillis, vin blanc, vin rouge, feu sans fumée, etc., et à l’issue dudit dîner, de l’eau chaude pour laver les mains,… et une livre de poivre, et un sac de cuir blanc. » Les habitants étaient tenus de cuire leur pain au four banal de la ville. À la Toussaint, chaque maison devait payer un droit dit de fumage, (À ce moment on acquittait un droit pour être autorisé à se chauffer ; aujourd’hui, sous le vocable de « portes et fenêtres », on paie l’air respirable.) Une demoiselle Françoise Quiniac, propriétaire d’une maison sise au « bout d’en haut » de la halle, devait, aux termes d’un aveu fourni par elle en 1616, donner tous les ans au seigneur douze aiguillettes de ruban, ferrées de laiton, et une paire de vergettes de « menues bruères ».

L’ancien château de Quintin, aperçu à l’arrivée, et qui fut démantelé à l’époque de la Ligue, a été réédifié en partie en 1662 par le sire Amaury de Gouyon et complété à la fin du xviiie siècle par le vicomte de Choiseul. Les travaux avaient été entravés par l’évêque de Saint-Brieuc, qui prétendait que l’édifice devait servir d’arsenal et de forteresse aux huguenots. Cette luxueuse habitation, fermée aux visiteurs, appartient à la marquise de Courtibourne. Elle renferme de précieux souvenirs historiques, des tapisseries des Gobelins armoriées, à sujets mythologiques : Neptune sortant des eaux, Phœbus conduisant le char du Soleil, les jardins d’Armide, l’enlèvement de Proserpine par Pluton, des portraits et des meubles ayant appartenu à la famille de Lorges, des blasons sur verre colorié, enfin la chambre et le lit où coucha Turenne, lors de son passage à Quintin.

MARCHAND DE CHEVEUX PRENANT LIVRAISON DE SON ACHAT, DANS UN INTÉRIEUR, PRÈS QUINTIN.

L’église Notre-Dame a été, dans la nuit du 7 au 8 janvier 1600, en partie détruite par un incendie dû à l’imprudence du sacristain ivre qui mit le feu à son lit. La flamme gagna la sacristie, se propagea. Un fragment de la ceinture de la Vierge, rapporté de Jérusalem par Geoffroy Ier, fut retrouvé intact dans les décombres et cette relique est encore conservée dans l’église. Jadis un prêtre la portait aux femmes enceintes qui en faisaient la demande « pour en estre ceintes avec reverence et obtenir un facile et heureux accouchement. » Peu de choses dans cette église, quelques dalles tumulaires, quelques peintures murales de Dauban. Une promenade par les rues de la ville est plus fructueuse. Des vieilles maisons sont ornées d’inscriptions. Dans la rue du Lait, on lit sur une plaque : Vive Dieu et sa puissance. Le 17e jour de avril 1564 fut comancé ce bâtiment et feut perfect le 30 de octobre du dit en. Plus loin, sur une autre maison : Nil nisi consilio. Près de l’église, non loin de la porte Neuve, reste des anciennes fortifications, dans une étroite venelle : Dieu soit céans, 1611. Grande rue Mercier, ce distique :

Si l’amour de Marie en ton cœur est gravé,
En passant ne t’oublie de lui dire un ave.

Pour sortir de la ville par le chemin des Carmes, on passe devant l’hospice qui a remplacé, en 1752, celui que Pierre de Rohan et Jeanne du Perrier avaient fait édifier en 1498, en même temps qu’ils le dotaient d’une rente de cinq reix de seigle pour la nourriture des pauvres. Le mur qui donne sur la rue est creusé d’une niche où l’on voit un mendiant agenouillé devant une sainte avec cette légende : CHARITAS REDATUR, et au-dessous, une autre inscription gravée dans un triangle : 1752 DOMUS A DEI ÆDIFICATIO.

À l’entrée du chemin des Carmes, à l’ombre de beaux frênes et de chênes têtards, tout le long d’un mur, s’échelonnent les T à dents d’un cordier qui est là à tortiller ses aussières, ses grelins, ses torons, ses bitards et ses merlins, tandis qu’une jeune fille, abritée dans une cabane, tourne la manivelle. Ces deux êtres, sur lesquels semble peser encore l’ancienne réprobation qui entourait les caqueux, cordiers et tailleurs, me regardent d’un air timide et répondent gauchement aux explications que je leur demande. Les préjugés ont beau s’atténuer, les cordiers, en Bretagne, sont encore tenus en suspicion, parce que leurs devanciers ont « fabriqué la corde qui a servi à pendre Notre Seigneur ».

C’est de Quintin que j’irai voir Corlay. Le cheval qui doit m’emmener est d’aspect squelettique assez inquiétant, mais le cocher m’affirme que c’est le « meilleur du pays ». Nous verrons bien. Je ne compte pas, d’ailleurs, lui demander de gagner un prix. Nous longeons le Gouët, « rivière de sang » bordée d’aulnes, barrée à cet endroit pour alimenter le générateur d’une usine, puis un superbe parc garni de grands arbres, une ferme précédée d’une avenue de hêtres géants, et bientôt nous pénétrons dans la campagne. Le soleil se dévoile, le paysage s’éclaire de toutes parts. Le feuillage des arbres, lavé par les averses qui ont sévi toute la nuit, est vert sombre. Ce sont des châtaigniers, des sapins buissonneux. On aperçoit la butte Saint-Michel, cotée 320 mètres, qui domine la vallée de l’Oust, dont les deux sources descendent de la Croix et du Frouet. Le paysage est taché des meulettes rouges du sarrasin, ombragées de pommiers aux fruits rouges et jaunes. Toute la partie du terrain comprise entre l’Oust et la route de Pontivy à Guingamp présente un immense moutonnement de verdure, coupé çà et là par des clairières où luisent des étangs perdus dans les landes. On ne peut imaginer un spectacle où la nature ait accumulé plus de fantaisistes contrastes.

L’entrée à Corlay cause une vive impression de pittoresque. Les ruines du château se reflètent dans un étang. C’est le Haut-Corlay, distant du bourg de 1 kilomètre. Corlay, — corr lai, cour des nains, — se trouvait, au xvie siècle, sous la dépendance des Rohan, vassaux de la principauté de Guéméné. En 1592, la garde de Corlay fut confiée par Mercœur à des troupes espagnoles qui l’entourèrent de tranchées, ce qui ne l’empêcha pas d’être enlevé, en 1593, par les Français sous les ordres de Sourdéac. L’année suivante, le terrible ligueur Fontenelle surprit le château et le bourg, ravagea le pays et s’y fortifia au point qu’il fallut toute une partie du corps d’armée du maréchal d’Aumont pour l’en chasser. Le château, qui fut le décor de fond de tous ces événements, avait été commencé en 1195 par le chevalier Henri de Corlay. Abattu une première fois pendant la guerre de succession de Bretagne, il fut relevé, en 1495, par Jean de Rohan. Il avait la forme d’un losange, flanqué de quatre tours et précédé d’un donjon appelé la Tour des Amours, le tout entouré de fossés remplis d’eau. La fuite, en cas de siège, y était assurée par deux souterrains, dont l’un menait à Castel-Coz et l’autre au parc Ar-Golifet. La tour principale était la prison, où des fouilles pratiquées il y a environ un demi-siècle mirent à nu des ossements humains et des armes. On raconte qu’à l’époque où il était au pouvoir de Fontenelle, celui-ci, qui aimait les fêtes, donna un bal où l’affluence était telle que le plancher s’affaissa, et que le féroce ligueur, qui devait mourir en place de Grève, se cassa une jambe. Deux légendes sur ce château de Corlay. La première a trait à la femme de Fontenelle, dont l’ombre apparaît chaque année, le jour de Noël. On la reconnaît à son air triste, à sa démarche dolente de veuve inconsolée. Pour l’autre, on prétend qu’un étranger ayant obtenu, peu d’années avant la Révolution, l’autorisation de visiter les souterrains, s’y serait engagé muni d’une chandelle et n’aurait jamais reparu, ne serait sorti ni par Ar-Golifet, ni par Castel-Coz.

MARCHAND DE POTERIES, UN JOUR DE MARCHÉ À CORLAY.

Le portail de l’église de Corlay n’est pas dépourvu d’élégance. Il date de 1575. C’est devant ce portail que, chaque dimanche avant la messe, s’installe un petit marché de beurre, d’œufs, de lait, de poteries. Ce sont les marchands du temple, dont l’installation remonte à des époques reculées. Cette pratique a lieu dans beaucoup d’autres paroisses des Côtes-du-Nord, notamment à Uzel, l’Hermitage, Grâce, Saint-Caradec, etc. Mais la gloire de Corlay, c’est, plus que partout ailleurs, l’élevage des chevaux, dits doubles bidets de montagnes, qui sont le produit d’une race ramenée dans le pays à l’époque des croisades. Des courses, bien entendu, sont organisées plusieurs fois par an. Les douze foires annuelles ont pour objet la vente de ces chevaux, richesse du pays tout en prairies, la culture presque totalement négligée. Les routes sont sillonnées de cavaliers qui dressent des montures et s’exercent à l’équitation. Pays de centaures. Les jeunes gens que l’on rencontre ont presque tous le costume local : large chapeau, veste Louis XVI s’ouvrant sur un gilet à double rangée de boutons, culotte de cheval et houseaux bridés sur des chaussures armées d’éperons. Les femmes ne sont pas des centauresses, ce sont des fileuses, leur réputation est grande, leur fil fin et régulier peut servir aux dentelles.

De Corlay, pour explorer le pays entre Carhaix et Belle-Île-en-Terre, j’opte pour la route de Callac. C’est non loin de Callac, sur la lisière de la forêt de Duault, à la chapelle de Saint-Gervais, qu’avait lieu, un pardon effroyable, véritable bataille entre les Cornouaillais et les Vannetais pour se disputer la bannière et se rendre le saint favorable. Un témoignage oral, recueilli par M. Anatole Le Braz, décrit une affreuse mêlée où les penn-baz « se lèvent, s’abattent, tournoient, décrivent de larges moulinets sanglants », où les femmes « griffent et mordent », où il y a « des bras rompus, des têtes cassées », des gens « qui vomissent le sang à pleine gorge ». Ces faits ne peuvent être passés sous silence, ils serviront, avec tant d’autres, à mettre au point l’histoire religieuse de la Bretagne. Mais ce n’est pas cette histoire que j’écris, quoiqu’elle m’apparaisse à chaque pas. Je vais à Bulat, où le culte a plus de douceur. Là, au milieu de la lande, une église au délicieux clocher à jour, un ossuaire où la danse des morts grimace et gesticule. Il y a le nom de l’artiste : « Le troisième jour d’avril, l’an 1552, fut commencé faire ce segreterie par Fouquet Jehannou, maistre de l’œuvre. » Dans la tour, au-dessus de la sacristie, on voit la « chambre des ermites » où « deux frères maçons », qui avaient travaillé à l’édifice, logèrent le reste de leur vie. Le pardon de Bulat a lieu le 8 septembre. C’est le pardon des fontaines. Ici, on ne répand pas le sang, on n’entend pas d’imprécations et de cris de rage. Le doux murmure de l’eau bruit des neuf fontaines de Bulat, l’une dans le cimetière, une autre sur le chemin de Callac, les sept dernières à 50 mètres plus loin. On vient de loin demander à ces fontaines le secret de la santé et du bonheur. Les nouvelles mariées jettent aux fontaines les épingles de leur corsage pour obtenir la maternité. Une jeune fille, dit-on, fit 30 kilomètres sur les genoux, vers 1840, pour assister au pardon de Bulat. Pauvre fille ! Ce rude labeur ne pouvait lui être demandé par les divinités bienfaisantes des eaux, si bien célébrées par Le Braz le soir où il vit se former dans la brume la « ronde des antiques Naïades bretonnes, filles immortelles des eaux, de la solitude et de la nuit. »

Non loin de Bulat, Bourbriac, où le patron, saint Briac, est invoqué pour la guérison de la folie et de l’épilepsie. Ici encore, les scènes sont affligeantes, de cris, de convulsions des malheureux soutenus par leurs parents et leurs amis pour franchir la porte du sanctuaire. On les pousse, parfois on les frappe pour les obliger à passer le seuil, car ils doivent, pour guérir, faire l’expérience pendant sept années de suite, et, s’ils font un faux pas, ils sont obligés à recommencer. Je quitte cela pour la nature toute-puissante et tranquille. Avant d’arriver à Belle-Île-en-Terre, qui sera le terme de cette course et où je compte bien rester quelques jours, je vais, par les routes et les forêts, explorer les environs. Par Cludon, Kernevez, à travers des paysages magnifiques de force et de solitude, je vais à la forêt de Beffou. C’est un reste des anciennes forêts qui couvraient la Bretagne, — la Bretagne, sûrement, fut une forêt compacte, — et que les immigrés ont dû déboiser, mètre par mètre, pour respirer, former des terres arables, se construire des habitations. Beffou est resté, grâce à l’aridité du sol rempli de minerai où domine le plomb. Il n’y a guère de chemins, mais des sentiers interrompus à chaque instant par des landes et des fossés. J’arrive au Pavé, ancienne voie romaine, fragment probable de la route de Carhaix à Tréguier, dont on retrouve çà et là des traces. Des chênes, des pins, des hêtres, des bouleaux, poussent d’un sol de bruyères et de fougères. Les points riches en humus sont marqués par des cimes plus élevées, une floraison plus grasse. Çà et là, des anfractuosités de rochers, repaires possibles de loups et de sangliers. C’est, à part quelques rochers plus hauts et des pentes plus raides, la même impression qu’à Paimpont. Prendre la route de Loguivy m’éloignerait trop de Belle-Île. Je trouve nourriture et gîte suffisants dans une maison au bord d’une route, et, le lendemain, je rentre en forêt. Forêt de Coat-an-Nay, forêt de Coat-an-Noz, le Bois du Jour et le Bois de la Nuit, qui se touchent, sauf la séparation d’un ruisseau. Coat-an-Noz, surtout, est admirable de pousse drue, de grandeur, de solennité farouche, avec tout à coup l’apaisement régulier d’un parc, autour de la maison de la Bosse, en pleine forêt, non loin des Forges. On traverse, comme on veut, ces domaines bretons, et je me trouve presque sans transition, en sortant des antres les plus sauvages, à la lisière d’un beau jardin régulier où j’aperçois des jeunes filles vêtues de blanc qui jouent au tennis. Je sors par Locquenvel, au clocher du xiie siècle, au fin jubé, aux vitraux racontant la vie de saint Envel.

LOCQUENVEL, VILLAGE AU CLOCHER DU XIIe SIÈCLE, PROCHE LA FORÊT DE COAT-AN-NOZ.

J’aime Belle-Île-en-Terre, au centre du paysage verdoyant, sans cesse rafraîchi par la rivière et les ruisseaux qui courent de toutes parts. Dans mes souvenirs, ce pays, avec ses arbres légers, sa verdure tendre, à si peu de distance du sombre Coat-an-Noz, me semble une verte et tendre prairie, coupée de cressonnières. Le bourg est le lieu de sécurité, le résumé du monde que j’ai déjà rencontré. Quelqu’un, qui a habité Belle-Île autrefois, me dit la vie de petite ville menée là, les boutiques, les usages de commerce, le monde ouvrier de la papeterie établie sur la rivière, le monde de fonctionnaires et de bourgeois qui formait une société avec ses rites, ses rencontres, ses réceptions, l’atmosphère d’idées et de conversations alimentées par la présence perpétuelle des choses de la campagne, des chasses, de tous les événements qui peuvent se produire à l’intérieur et au dehors des maisons, à la ville et aux champs. Le décor est le même, et l’existence n’a pas changé. C’est le même au-jour-le-jour paisible, avec l’afflux de toute la vie environnante, une fois par semaine, pour le marché. Le temps se passe ainsi très doucement à flâner autour des halles, aux vitres des boutiques, à s’en aller en excursion à Louargat, à Plounevez, au Menez-Bré, haut de 300 mètres, d’où l’on voit toute une étendue verte et sombre, tout un mamelonnement de collines et de forêts jusqu’aux montagnes à l’horizon, et au nord la noirceur ou la lividité de la mer. Et surtout, je m’en retourne au matin vers le Bois du Jour, pour revenir le soir par le Bois de la Nuit, en descendant les routes escarpées, bordées de sombres massifs où j’entends les hiboux roucouler comme des tourterelles.

BELLE-ÎLE-EN-TERRE, LE BOURG ET LE CLOCHER VUS DE LA RIVIÈRE.


Gustave Geffroy.


FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE


LA BRETAGNE DU SUD[16]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


I. — Le Pays de Nantes.


Nantes. — La rue Crébillon. — La Bretagne visible. — Faits historiques et personnages célèbres. — Le trafic maritime. — Le Château. — La Cathédrale. — Le monument de Michel Colomb. — Le Musée. — Joueur de vielle et Madame de Senones. — Le musée Dobrée. — Les environs de Nantes. — La maison de Michelet. — Barbe-Bleue. — Clisson. — Le lac de Grandlieu. — Pornic et Pornichet. — Les villas. — La descente de la Loire. — Saint-Nazaire. — Musique sur la place. — La vieille mendiante. — Ville-ès-Martin. — Ciel constellé. — Guérande. — Séjour possible pour un métaphysicien. — Le Croisic. — Les Marais salants. — Les Paludiers du Bourg de Batz.


LA FORCE, PAR MICHEL COLOMB, UNE DES STATUES DU TOMBEAU DE FRANÇOIS II.


À peine a-t-on fait quelques pas hors de la gare de Nantes, que l’on aperçoit les quais étendus, les tranquilles avenues, les hauts bateaux balancés dans les bassins, les petites places silencieuses sur lesquelles tombe la musique métallique des cloches. Mais Nantes veut un plus long séjour que d’une journée. Il faut y regarder en détail le château, les églises, les musées. Ce sera pour demain. J’arrive à la fin d’un après-midi, et je me contente de la promenade de la rue Crébillon, éclairée par les lampes électriques, tout le long de laquelle déambulent les beaux et les belles de la ville. À la terrasse des cafés, dans la douceur du soir, ce sont les conversations d’affaires des négociants, des voyageurs de commerce. On entend des noms de bateaux, des énumérations de marchandises, causerie crépusculaire dont je suis loin de contester l’à-propos, et c’est un grand charme, d’ailleurs, que le décor de la place Graslin et de la rue Crébillon, encombrées d’une foule qui va et vient, sans bruit, passage d’ombres qui n’est pas troublé par le roulement des voitures, et qui peut envahir comme il lui convient le milieu de la chaussée. C’est sur le quai de la Fosse que roulent les tramways, et aucun véhicule ne se montre ici. Paris, alors, apparaît sur tout dans le souvenir comme la ville des fiacres.

Cette rue Crébillon, qui va de la place Graslin à la place Royale, est la belle rue, la rue à boutiques. On y admire les étalages, on s’y donne les nouvelles, et se promener là, tous les soirs, à la même heure, cela s’appelle crébillonner. Plus bas, vers le quai de la Fosse, si actif pendant les heures du jour, il est tout un dédale de rues et de ruelles désertes et mortes, tout un quartier qui prend, la nuit, un aspect mystérieux de ville du Moyen Âge. Pas une fenêtre éclairée, pas une silhouette de passant, et il est à peine neuf heures du soir. L’ombre des lanternes se découpe sur le pavé en forme de toiles d’araignées bougeantes, et c’est tout le mouvement, toute la vie de la rue. Pourtant, voici une femme en coiffe blanche qui passe à grand bruit de sabots, et qui chante avec une voix de cantique. Elle disparaît sous une porte comme si elle rentrait dans la coulisse, et c’est l’absolu silence revenu.

Cette voix, cette coiffe, c’est la preuve de la Bretagne. Sans cela, on n’aurait guère, à l’arrivée, que l’impression du déjà vu, on évoquerait le souvenir de Rouen, de Bordeaux, de toutes les villes traversées par un fleuve qui crée une animation presque perpétuelle. Mais la masse sombre du Château modifie aussi cette sensation. Une tour trapue, énorme, se dresse au-dessus de la chaussée bordée de peupliers fluets, au feuillage maladif. Le Château fait songer à l’histoire de la ville, capitale des Namnètes, conquise par les Romains, évangélisée par saint Clair, affranchie au ve siècle, promue capitale du comté Nantais et du duché de Bretagne. Invasions de barbares, conquête par Clotaire Ier, occupation par les armées de Charlemagne, proclamation du roi Noménoé, envahissement des Normands chassés par Alain Barbe-Torte et par Geoffroy, comte de Rennes, victoire du duc de Normandie sur Jean de Montfort, siège par Buckingham, délivrance par Olivier de Clisson, exécution du maréchal Gilles de Rais, mariage de Charles VIII avec la duchesse Anne, ce sont quelques-uns des faits principaux de la première partie de l’histoire de Nantes. Puis, les guerres de religion après l’introduction du calvinisme en 1558, le parti de la Ligue résistant avec Mercœur à Henri IV, dont l’autorité est reconnue en 1598. C’est à Nantes qu’est exécuté Chalais, conspirateur contre Richelieu. C’est à Nantes que le surintendant Fouquet est arrêté par ordre de Louis XIV. Bien que ralliée à la Révolution et repoussant, en 1793, l’attaque des Vendéens de Cathelineau, la ville souffre cruellement sous la Terreur, et le nom de Carrier évoque les noyades, les « mariages républicains », les bateaux à soupapes, la guillotine, les fusillades, les violences soumises à l’enquête d’un envoyé de Robespierre, qui fait cesser la boucherie et révoque le féroce commissaire de la Convention. Ce n’était pas terminé toutefois, et Charette, qui avait repris les armes après avoir consenti à traiter, est fusillé place de Viarmes : on voit là, dans un étroit renfoncement, une croix de pierre sur un piédestal. Quels événements encore ? Une émeute en 1830, l’arrestation de la duchesse de Berry en 1832. Quels personnages sont nés à Nantes ? Ils sont nombreux. La duchesse Anne d’abord. Des artistes : Charles Errard, Germain Boffrand, Ducommun du Locle, Debay, Jules Dupré, Toulmouche, Delaunay, Luminais. Des écrivains : Élisa Mercœur, Mélanie Waldor, Charles Monselet, Jules Verne. Des militaires : Cambronne, Bedeau, Lamoricière, Mellinet. Une femme savante et philosophe : Clémence Royer.

LE CHÂTEAU DE NANTES A FORT BON AIR AVEC LES TROIS TOURS QUI LUI RESTENT.

Une ville est un être vivant, en perpétuelle transformation, dont la descente et l’ascension sont nettement visibles. Nantes est toujours une cité vivante, et il n’y a qu’à se promener au long des quais de la Loire pour connaître son activité commerciale. Les noms des bateaux, les pavillons, les transports de marchandises, tout parle de voyage, de la poésie aventureuse des longs parcours. Le mouvement, toutefois, a bien diminué, et le port n’est plus classé au premier rang dans le trafic maritime, comme il le fut au milieu du xviiie siècle : l’envahissement du lit du fleuve par les sables empêche les bâtiments de fort tonnage de remonter le fleuve, non seulement jusqu’à Nantes, mais jusqu’à Paimbœuf. On remédia à cet état de choses en construisant le port de Saint-Nazaire, mais on en est revenu au problème de la Loire navigable, et l’on peut croire qu’un jour la batellerie remontera jusqu’à Angers d’abord, puis jusqu’à Orléans. Cette question de la Loire navigable est la grande question à Nantes, depuis plus d’un demi-siècle. C’est que le mouvement industriel est vif ici : il porte sur la raffinerie, la construction des navires, le tissage, la fonderie, les couvertures de laine, la flanelle, les toiles peintes, le feutre pour la garniture des bateaux, les cordages, le savon, etc., mais c’est surtout par la confiserie des sardines, la préparation des conserves alimentaires, la fabrication des biscuits, que Nantes a établi sa renommée. Ce qui n’empêche pas quantité d’autres commerces par lesquels s’écoulent les produits bretons : le bois, le bétail, le beurre, le sel, le vin (gros plant et muscadet), les eaux-de-vie, le vinaigre, les machines agricoles, le miel, le sucre, les étoffes, les salaisons… Allez vous promener au long du quai, vous verrez tout cela, et un magnifique paysage d’eau et de bateaux.

Il n’y a pas que ce beau décor moderne à Nantes, il y a un décor historique. Le château d’abord, avec ses massives fortifications, ses tours épaisses. C’est l’ancienne résidence des ducs, et sa première construction, par Alain Barbe-Torte, est de 938. Reconstruit en partie en 1466 par le duc François II, qui le flanqua de quatre tours, il a servi longtemps de prison d’État, puis de magasin à poudre. Il est classé aujourd’hui comme monument historique, et il a fort bon air, avec les trois tours qui lui restent et ses courtines surmontées de sculptures à demi-effacées. J’entrevois dans la cour la belle ordonnance d’une construction de la Renaissance et l’entourage de fer d’un puits, mais je ne vais pas voir les collections d’armes installées par la direction de l’artillerie. Je ne vais pas voir davantage, à l’Hôtel de Ville, le coffret qui « a renfermé » le cœur de la reine Anne. Cette relique, primitivement inhumée dans le tombeau de François II et de Marguerite de Foix, à Saint-Pierre, était, en 1824, au dire d’Émile Souvestre, « entre les mains du concierge de l’Hôtel de Ville, qui la conservait dans une vieille commode, avec les bijoux de chrysocale de sa femme ». Le Grand-Théâtre, architecte Mathurin Crucy, est resté beau, s’il n’est plus le monument achevé en 1788, détruit, huit ans après, en 1796, rétabli en 1811, restauré en 1844 et en 1865. Il est sur la place Graslin, l’un des endroits de France où l’on goûte le mieux le charme et la force tranquille de la vie d’une grande ville de province. C’est à la fois, si l’on peut dire, animé et calme, lorsque le soleil découpe l’ombre des maisons sur le pavé, que les conversations d’affaires se poursuivent à la terrasse des cafés, et que quelque paysanne apparaît à l’issue d’une rue montante. Du même Mathurin Crucy, la Bourse, de style grec comme la Bourse de Paris. Celle de Nantes, bâtie de 1792 à 1812, est donc à la mode du temps, pasticheur de l’antiquité. La Halle, construite en fer, bien aérée, correspond mieux à sa destination. Par la rue Crébillon et la rue Lafayette, dite aussi rue des Banques, toute écussonnée d’enseignes d’agents de change et de banquiers, on arrive au Palais de Justice, qui dresse son style Louis-Philippe et ses statues allégoriques parmi des verdures.

TOMBEAU DE FRANÇOIS II, DUC DE BRETAGNE, ŒUVRE DE MICHEL COLOMB, DANS LA CATHÉDRALE DE NANTES.

La Cathédrale, ou église Saint-Pierre, aurait pu être d’une architecture plus recommandable si elle n’avait pas subi tant de remaniements depuis le iiie siècle, date de sa fondation, en 570, en 1434, en 1484, en 1612 ; enfin tout récemment, on a démoli, on a ajouté, consolidé, refait l’intérieur comme la façade. Elle renferme heureusement une œuvre de haut intérêt, le tombeau de François II, duc de Bretagne, et de Marguerite de Foix, son épouse. La donatrice est Anne de Bretagne, le sculpteur est Michel Colomb. C’est un bel arrangement d’art de la Renaissance, d’une parenté italienne pour l’ensemble, mais avec le sentiment de notre Moyen Âge qui a persisté dans la sculpture de portraits de l’école française. Le duc et la duchesse, tombés au calme de la mort, ont des physionomies très particularisées, marquées d’observation précise. De même, les femmes qui flanquent les quatre coins du sarcophage de marbre blanc sont des femmes vivantes, de la plus tranquille réalité, malgré qu’elles symbolisent des vertus cardinales : la Force, la Sagesse, la Prudence, la Justice. Le monument est creusé de niches en marbre rouge où sont blottis les douze apôtres, Charlemagne, saint Louis et saint François. Le tout est entouré, soutenu, par seize figures de moines, aux manteaux noirs, abîmés dans la prière, accablés d’humilité. Par l’étendue de la composition, la variété de l’expression, c’est une des œuvres principales de la sculpture française. La sculpture du xixe siècle, que l’on peut voir ensuite dans cette même église de Nantes, n’a pas la même densité de formes, la même expression ferme et nette, mais c’est, toutefois, une des œuvres où le statuaire Paul Dubois a le mieux marqué son savoir et son goût : le mausolée du général Lamoricière, étendu, lui aussi, en gisant, et entouré par quatre figures représentant la Foi, la Charité, l’Histoire et le Courage militaire.

Il y a nombre d’églises à Nantes : Saint-Jacques, près de l’hôpital, avec de beaux restes du xiiie siècle ; Sainte-Croix, quelconque, du xviie siècle ; Saint-Nicolas, moderne, adroit pastiche de Lassus… L’énumération pourrait continuer : Notre-Dame-du-Bon-Port ; Saint-Similien ; Saint-Clément ; Sainte-Anne ; Saint-Clair ; et des chapelles… Mais il est d’autres œuvres d’art à Nantes. Au Musée, installé en 1900 dans un palais neuf, parmi de nombreuses sculptures et peintures récentes, souvenirs de nos Salons annuels, des œuvres de haut intérêt font, du musée de Nantes, un des plus beaux de nos provinces : deux saints, de Filippino Lippi ; des portraits de Bronzino, Moroni (ou Véronèse) ; un Convoi d’évêque, d’Andrea Sacchi ; des scènes de Venise, de Guardi, Canaletti ; un extraordinaire Joueur de vielle, de l’École espagnole, que l’on a pu attribuer à Vélasquez pour la sûreté et la finesse de la touche, pour l’enveloppe blonde et transparente de la figure. L’École française est abondamment représentée : Mignard, Lenain, Rigaud, Lesueur, Lancret (une Camargo dansant), Pater, Carle et Louis Michel Vanloo, et enfin de Watteau un tableau authentique et deux autres, attribués à Lancret, qui doivent être restitués à Watteau, et Greuze, et Nattier. Parmi les peintures du xixe siècle, un grand chef-d’œuvre, la Madame de Senones, d’Ingres, une des figures les plus souples, les plus vivantes, d’un style admirable qui s’adapte étroitement à la réalité ; avec Ingres, il y a Gros, Delaroche, Flandrin, Brascassat, Delacroix, Léopold Robert, Horace Vernet, Courbet, Daubigny, Rousseau, Baudry, Delaunay, Raffaëlli…

Ce beau Musée de Nantes se complète par le Musée Dobrée, legs de M. Thomas Dobrée, collection archéologique bretonne, meubles, costumes, objets, logés dans l’hôtel du défunt, le Musée d’histoire naturelle ; le Musée industriel, commercial et maritime ; les Archives départementales ; la Bibliothèque municipale, riche en ouvrages sur la région, en estampes, en manuscrits, en impressions rares. Nantes est donc une ville où le travail de l’esprit est possible. Faut-il énumérer les écoles, les institutions d’enseignement ? Le Lycée, l’École préparatoire des sciences et des arts, l’École secondaire de médecine, l’École d’hydrographie, l’École de dessin, le Conservatoire de musique et de déclamation, l’École professionnelle communale, l’École des sourds-muets, la Société archéologique de la Loire-Inférieure, la Société académique, la Société des Beaux-Arts, et plusieurs autres cercles composés d’amateurs érudits.

La rue offre d’autres intérêts : de grands mouvements de population, tout d’abord. Il y a un passage de foule, le matin, à l’heure où chacun va aux affaires ; puis, le travail du port, le déchargement et l’arrivage des embarcations, l’encombrement des cafés, le soir. Mais on ne boit pas que le soir à Nantes. Un Nantais m’a avoué qu’il se faisait, dans sa ville, une énorme consommation d’un vin blanc terrible, appelé gros-plant ; on boit cela le matin pour « tuer le ver » ; le soir, c’est l’apéritif, le redoutable apéritif des ports de mer, et la bière après le café, au bruit des musiques en plein vent, installées place Graslin et place Royale. Ce sont des traits avérés, incontestables, de la vie de province. Ils ne sont particuliers ni à Nantes, ni à la Bretagne, mais ils sont bien visibles à Nantes. La conclusion, c’est que là, comme ailleurs, beaucoup de gens pourraient bien vivre, et y vivent mal. Aussi, beaucoup de physionomies sont tristes et ravagées. Pourtant, de même qu’il ne manque pas ici de moyens d’étude, il ne manque pas non plus de facilités de promenade et de repos : le cours de la République, où Cambronne fait souvenir de Waterloo ; les cours Saint-Pierre et Saint-André, séparés par la statue de Louis XVI ; les quais, avec leur développement de dix kilomètres ; le Jardin des plantes, tout bruissant de cascades et de lacs ; et tant de boulevards ; et quelques décors de vieux quartiers, le pont de Pirmil, daté du xie siècle, d’anciens logis où descendirent les rois de France en voyage.

Les environs de Nantes sont là aussi, qui invitent aux excursions. On n’a que l’embarras du choix. Un pèlerinage littéraire a décidé l’une de mes promenades. J’ai voulu voir la maison que Michelet habita après que le coup d’État de 1851 l’eut privé de sa chaire au Collège de France : « J’allai, dit-il, tant que la terre me porta et ne m’arrêtai qu’à Nantes, non loin de la mer, sur une colline qui voit les eaux jaunes de Bretagne aller rejoindre dans la Loire les eaux grises de Vendée ». La maison, de style Louis XV, dite la Haute-Forêt, appartenait à M. Pironneau, elle était bâtie sur un coteau qui domine l’Erdre, et flanquée d’une tourelle qui servait à Michelet d’observatoire. Mais tout cela a été démoli. De même, le cèdre du jardin, « vaste cathédrale végétale », n’existe plus : il était haut de quatre-vingt-trois pieds, on le voyait de trois lieues, des bords de la Sèvre nantaise et des bois de la Vendée. Seul, le paysage est resté. C’est là que Michelet se promenait, au retour des Archives et de la Bibliothèque de Nantes. Il y vécut du 21 juin 1852 au 16 octobre 1853. Il y écrivit la Révolution, et, avec Mme  Michelet, ces œuvres de nature : l’Amour, la Femme, l’Oiseau, la Mer.

Le hasard d’une rencontre me fit, le lendemain, aller en bateau jusqu’à Sucé, en remontant l’Erdre. Délicieuse rivière, joncs et roseaux, nénuphars en fleurs, paysage de féerie, dominé par le bois de Barbe-Bleue, la muraille crénelée à front bastionné, qui fait prononcer le terrible nom de Gilles de Rais, évoqué par Huysmans dans Là-Bas. La rivière s’élargit en cirque, les coteaux succèdent aux coteaux. Nous abordons au port de la Chapelle-sur-Erdre. Non loin, le château de la Gascherie, qui fut l’habitation de Charrette. Au bourg de la Chapelle, quelques femmes se dirigent vers l’église ; leur costume est sensiblement le même que celui des villageoises du centre de la France, la coiffe seule est particulière, étroite à cause des vents très violents dans ces parages, le fond mince, légèrement relevé et noué au chignon à l’aide d’un ruban qui flotte autour de la tête.

Clisson, où je vais un autre jour, à l’extrémité de la Bretagne qui pénètre dans la Vendée et le Maine, Clisson est célèbre, non seulement par le souvenir du connétable, par le séjour d’Héloïse, par le tournoi organisé par François II, dans la prairie des Guerriers, en l’honneur de Marguerite de Foix, sa seconde femme, mais encore par de tragiques épisodes des guerres de la chouannerie. Le château, dont les ruines sont classées parmi les monuments historiques, émergent, dominées par un donjon et des tours, d’un monceau de verdure, autour duquel apparaissent quelques pauvres habitations. Il reste des murailles couronnées de créneaux à mâchicoulis, des bastions, la salle des gardes, une cuisine avec deux cheminées, des souterrains, des cachots, les débris d’une chapelle. Du haut des courtines, des tours, et par les fenêtres, on voit les cours jonchées de verdure, un if qui pousse à l’endroit où était le puits, et tout un panorama merveilleux traversé par la Sèvre et la Maine, coupé par des ponts de pierre et par un viaduc de 107 mètres. On voit aussi à Clisson le tombeau des frères Cacault, qui reposent au Temple de l’Amitié : ils ont été propriétaires du château, et ce sont leurs collections qui ont fait le premier fonds du Musée de Nantes. Aux alentours, c’est la grotte d’Ossian, la chapelle de Tout-à-la-Joie, le bois Corbeau, les châteaux de la Lande et du Grand-Pin sauvage, le petit bourg de Pallet, pays d’origine d’Abélard, et, près du calvaire, une chapelle où l’enfant d’Abélard et d’Héloïse reçut le baptême et le nom d’Astrolabe.

Par la route, on peut aller au lac de Grandlieu. C’est un long trajet, mais on est payé de sa peine par la vue d’une belle nappe d’eau, qui s’étend sur une surface de sept mille hectares, et qui a neuf kilomètres de long sur sept de large, petite mer intérieure, qui occupe la place d’une ville engloutie. Mais c’est en chemin de fer que je vais à Machecoul, ancienne place forte fondée au ixe siècle, capitale du duché de Rais ; c’est là que fut arrêté le terrible maréchal, ancien compagnon de Jeanne d’Arc, tombé dans le délire de la sensualité et de la cruauté : il fut pendu et brûlé à Nantes en 1440. La ville fut démantelée sous Louis XIV ; ce qui restait du château disparut à peu près complètement, pendant les guerres de Vendée, et l’on n’en voit plus aujourd’hui que des débris couverts de lierre, en face d’une allée.

De là, en une dizaine de kilomètres par route, on arrive à Bourgneuf-en-Retz, autrefois un port et aujourd’hui à plusieurs kilomètres de la mer ; on y exploite des marais salants. En suivant le chenal du Collet, on parvient à la baie de Bourgneuf, formée par la pointe de Saint-Gildas, au nord-ouest, et la presqu’île de Noirmoutier au sud-ouest. Elle dessine une série de petites anses très propices aux stations balnéaires, parmi lesquelles Pornic et Pornichet. Les riches Nantais y viennent régulièrement, les caprices de la mode y attirent parfois les gens de Paris et d’ailleurs. Le bourg, dominé par la pointe d’un fin clocher, s’étend au long du canal de la Haute-Perche, au milieu d’escarpements fort pittoresques. Pornic et Pornichet sont des stations de bains selon le cœur des habitants des villes en vacances. Pendant trois mois de l’année, une population campe ici, au bord de la plage de sable, dans les chalets construits sur les mamelons plantés d’arbres verts. Toute cette verdure de sapins, échauffée par le soleil, dégage un arôme résineux, un parfum brûlant qui envahit le voyageur. Il semble que tout vienne d’être tiré d’un coffre gigantesque et déposé sur le sable, tant cela, vu d’ensemble, a l’air d’une réunion de jouets neufs, peints et vernissés. Plus on regarde, plus on en découvre. On se figure assister à un accroissement visible, à une multiplication immédiate. Une légère ville, ayant une existence annuelle de trois mois, se trouve ici construite, apportée toute faite comme les maisonnettes d’expositions universelles, les bâtisses norvégiennes, ou sortie du sol, au coup de sifflet d’un changement à vue, par un miracle de rapidité humaine.

Il est certain que cet air est salubre, que ce parfum d’arbres est délicieux à ceux qui ont absorbé pendant toute l’année la fumée et le brouillard des cités industrielles. Tout de même, on refait une agglomération humaine, sous le prétexte de solitude et de repos. L’espace énorme finit par se rapetisser singulièrement, ainsi divisé en cases mitoyennes, et l’existence reprend vite, dans ce mélange humain, ses exigences de décorum. La mode du vêtement élégant et de l’habitude mondaine finit par s’imposer, et l’on ne rencontre que familles tirées à quatre épingles, pourvues de tous les agréments de la toilette, et allant cérémonieusement se rendre des visites, de chalet à chalet, de boîte à boîte.

Cette promiscuité, tout naturellement, se continue au bord de la mer, et jusque dans l’eau. Chacun a sa vague, et il lui serait bien difficile de se baigner dans la vague d’à côté sans y rencontrer un voisin. C’est une humanité qui apporte avec elle ses entours. Elle vient se mouiller et se sécher, méthodiquement, puis elle reprend le train pour Nantes, pour Angers, pour Rennes ou pour Paris. Aussi, quel désœuvrement, quel ennui, chez la plupart des baigneurs et des baigneuses, lorsqu’il y a de la pluie dans l’air, ou que le vent se fixe mal à propos pour les promenades ! Les amateurs ne voudraient, dans toutes ces stations, qui ont envahi la Bretagne après avoir envahi la Normandie, que le calme absolument plat de la mer, que le sourire immuable du ciel, de la lumière, de toutes choses.

La descente de la Loire peut être effectuée par un des bateaux qui font le service entre Nantes et Saint-Nazaire. Je fais ce voyage d’environ trois heures, au cours duquel on aperçoit Basse-Indre, dominée par les hautes cheminées des établissements de la marine ; Indret, qui me fait souvenir du Jack d’Alphonse Daudet ; Couéron, autre village industriel ; le clocher de Pellerin ; la Martinière, pays d’origine de Fouché ; des îles, des bancs de sable, qui barrent le fleuve et obligent à de longs détours ; Paimbœuf, ancienne ville prospère, maintenant ruinée.

L’EMBOUCHURE DE LA LOIRE.

Saint-Nazaire fut un bourg, un port de relâche, sans abri, exposé aux rafales d’ouest, puis on y commença, en 1842, un bassin à flot, puis un autre bassin y fut creusé pour donner accès aux bâtiments de l’État et pour les chantiers de réparation. Mais Saint-Nazaire, malgré son importance possible, son rôle de lieu de transit à l’embouchure de la Loire, n’a pas l’aspect de capitale et de cité ancienne de Nantes ; c’est le chantier, l’usine, la construction sans passé, la rapide improvisation utilitaire, le point de départ et d’arrivée de paquebots qui sillonnent l’Atlantique. La richesse ne prend pas le même aspect qu’à Nantes, l’installation bourgeoise n’apparaît pas. Le monde du travail fonctionne sous le grand ciel, entre la Loire et la mer. Un monde ouvrier semble enserrer la ville, neuve, légère, d’aspect aimable et coloré comme une ville de bains, toute en bazars, en cafés, en hôtels, encombrés de gens de toutes couleurs, caravansérails aux chambres innombrables, à la cuisine quelconque servie à toute vapeur par un personnel de garçons glabres, à favoris, à moustaches, qui circulent autour des dîneurs comme des somnambules frénétiques.

On a plus d’agrément hors de ces casernes. L’arrivée, d’abord, par le vapeur de Nantes, est charmante. Le fleuve s’est élargi, le rythme des premières vagues s’établit, on entre dans le port. Dans Saint-Nazaire même, il est, après cette belle arrivée, des repos pour l’esprit et des joies pour les yeux. Le Jardin des plantes, hors de la ville, sur la route de Ville-ès-Martin, en pleine lumière, devant la mer, est accueillant au promeneur par ses allées fleuries et le parfum de ses résédas. Un autre jardin, près du port, est, du côté de la mer, élevé en talus, et, du côté de la ville, creusé en ravin. C’est un abri rustique, une retraite mystérieuse et embaumée, à deux pas de l’énorme agitation du quai.

La ville elle-même semble un lieu de passage. Sa physionomie de population en camp volant et de ville réjouie en plein air m’apparaît, un dimanche de régates, au long des quais, de la jetée, de la plage, tout le monde dehors sous le soleil d’été, tout un mouvement scintillant de robes claires et d’ombrelles blanches au bord de la mer bleue. Le centre de la ville n’est pas non plus déserté. Sur la petite place, sous les stores des cafés, les gens s’attardent à écouter le concert de deux ambulants : un violon, une harpe. Ils jouent le Carnaval de Venise, l’air de la Bohémienne du Trouvère, de vives et enroulées musiques italiennes, qui semblent faire danser les atomes dans les rais de soleil. Ils jouent les phrases de langueur élégante de la Traviata. La mer est au bout de la rue, plate, ardente et blanche, une lumière de feu embrase les choses, une vision d’Italie emplit les yeux. Et, coïncidence singulière, voici que le joueur de harpe, la tête rase, la barbe noire en pointe, les joues bleues, le teint olivâtre, le profil à grand nez, ressemble trait pour trait au Véronèse musicien assis au premier plan des Noces de Cana.

Parmi tout ce monde, et sur un air de cette musique, entre sur la place une bonne femme qui quémande des sous. Caduque, courbée, le bâton tâtonnant, elle tend une pauvre main crochue qui ne peut ni s’ouvrir ni se refermer, elle est vêtue de haillons noirs, sordides, mais elle a tout de même une coiffe blanche sur la tête. Triste aïeule exilée de partout, sans famille, sans gîte, ayant survécu à tous les siens, forcée de sortir de sa chaumine croulante de vétusté, elle vient du fond des campagnes vers les grands ports de mer où elle sait vaguement que les navires sont chargés de marchandises, que les comptoirs regorgent d’or. C’est la vieille Bretagne des routes perdues, des hameaux envahis de lande, qui s’en vient mendier dans la ville neuve. Comment ceux de son village ne l’ont-ils pas gardée ? Comment, à eux tous, ne lui donnent-ils pas la paille pour son court sommeil, son écuelle de lait et son morceau de pain noir ? Toujours et partout l’âme de l’homme sera-t-elle donc fermée, égoïste, dure comme les pierres !

Il est impossible, après que la vieille à passé, de retrouver le charme artificiel de tout à l’heure. Il faut un effort de pensée pour revenir à la signification de travail, d’idée, de civilisation, exprimée par Saint-Nazaire, il faut retourner au port, revoir les navires partant au large, les paquebots superbes bondissant sur les lames, maisons flottantes libres dans l’air, l’humanité en labeur et en recherche.

Je laisse là Saint-Nazaire et sa fête pour aller me promener jusqu’à Ville-ès-Martin. C’est un faubourg de la ville, à une demi-heure de marche à peu près, en passant devant le délicieux Jardin des Plantes. La route longe des villas à vendre ou à louer. La mode n’est pas ici, les saisons de bains doivent y avoir un aspect fort tranquille. Personne, en effet, au bout de cette route, sur les bas rochers et sur l’apparence de plage. Un fort en construction, une guinguette qui s’affirme comme le « Rendez-vous des artilleurs ». Une autre guinguette encore, qui ne se réclame pas d’une arme spéciale, où le simple passant peut s’installer devant les crevettes roses et le homard rouge. C’est exactement le même genre d’établissement qu’aux environs de Paris, à cela près que le homard remplace le lapin, et que le sable remplace la poussière. De même qu’aux environs de Paris, les gens de la ville viennent le dimanche, me dit la bonne qui me sert. Ici, on dîne surtout de la mer et du coucher de soleil, et si la disparition de l’astre et son dernier et triomphal reflet sur l’Océan constituent un plat trop servi de la cuisine littéraire, il n’en reste pas moins nouveau, d’une saveur perpétuelle, pour les yeux et pour l’esprit. Pourquoi se lasserait-on de cette eau splendide, moirée de gris, glacée de vert, de bleu, dorée de vieil or ? Pourquoi, devant un tel spectacle, se refuserait-on à l’admiration de l’harmonie des choses, ne serait-on pas envahi par la douceur de l’heure, par l’ardeur suprême du soleil mourant ? Pourquoi l’idée de la destinée de l’homme ne surgirait-elle pas subitement, de même que ce petit feu rouge de veilleuse qui vient d’être allumé, et qui tourne dans la lanterne du phare minuscule, l’extrémité des rochers, en face de l’étendue immense, aveugle, sourde, et si belle ?

Le spectacle n’est pas moins beau à mon retour. Le ciel est illuminé de toutes ses étoiles. Il en surgit sans cesse, il en tombe quelques-unes, de ces étoiles de toutes les couleurs, il y en a de bleues, de vertes, de roses. Elles remuent, elles vivent. La voie lactée semble palpiter. La Grande Ourse inscrit par ses sept clous d’or une géométrie vivante sur le grand tableau du firmament. Encore une fois revient la préoccupation toujours ressassée, jamais banale, de la durée sans fin, de l’espace sans bornes. L’homme infime se voit environné de mondes, il a la sensation d’être l’expression d’un point de l’infini, et sa pensée et sa poésie lui apparaissent nées et inséparables de l’éternelle substance.

De Saint-Nazaire, je vais à Guérande, bâtie sur une colline dominant la mer, entourée de murailles de granit bâties en 1431, flanquée de dix tours et percée de quatre portes, pourvue de l’église Saint-Aubin, construite du xiie au xvie siècle. Certes, cette église en pierre blanche et dure est curieuse, et je m’arrête longtemps à regarder la chaire extérieure, les chapiteaux romans, les retables en marbre, le tombeau du xvie siècle. La muraille aussi vaut une visite, et la porte Saint-Michel a grand air avec ses deux tours et son massif bâtiment qui est à la fois hôtel de ville, prison et dépôt d’archives. Ce que les indications d’itinéraires et les énumérations de curiosités ne peuvent pas donner, c’est l’inventaire exact de l’esprit d’un habitant de cette petite ville, né là, et qui n’en serait pas sorti, et qui n’aurait ni le moyen, ni le désir d’en sortir. Les êtres de ce genre existent, malgré les grandes routes et les chemins de fer, et on en trouverait à Guérande, puisqu’on peut en trouver aux portes de Paris, et qu’il y a, à Bagnolet, à Montreuil, des bonnes femmes qui n’ont jamais franchi la barrière, qui ne sont jamais entrées dans l’énorme ville, qui n’ont jamais été tentées par ce dédale de rues, ce tas de maisons, cet océan de foule. Elles mourront donc et elles meurent sans avoir jamais rien su de ce mystère social qui s’élaborait à deux pas d’elles, de ce gouffre où bouillonne sans cesse une lave nouvelle sur les cendres de la veille. Pourquoi, alors, l’habitant de Guérande aurait-il davantage la hantise de ce qui se passe autour de sa ville tranquille ? Pourquoi n’y aurait-il pas ici des cerveaux ignorants et désintéressés de tout ce qui est en mouvement dans l’immense univers, sur la terre sillonnée de rails en tous sens, sur la mer où fument les paquebots rapides ?

GUÉRANDE. LA CHAIRE À PRÊCHER, SUR LA FAÇADE DE L’ÉGLISE.

Il y a place, comme partout en pays civilisé d’aujourd’hui, à une organisation et à un classement, et Guérande, pareille à toutes les moyennes et petites villes de l’Ouest, peut offrir sans doute à l’observation les catégories que l’on sait : des restes d’aristocratie, une bourgeoisie ayant profité de la liberté d’évolution pour prendre la place de l’aristocratie, j’entends la fortune et l’influence, une autre bourgeoisie, plus restreinte, de tradition libérale et voltairienne, un petit commerce végétant obscurément dans les rez-de-chaussée, des ouvriers, juste ce qu’il en faut pour les besoins de la ville et de ses environs. C’est la population nécessaire pour donner une apparence d’activité à cette enceinte fortifiée qui fait songer aujourd’hui à quelque inoffensif béguinage. La simplicité ne manque pas, ni l’élégance non plus, et de gracieuses et légères voitures de promenade sortent par toutes les portes, courent les alentours. Il y a parfois des courses de chevaux qui sont célèbres, et il peut fort bien se passer au milieu de tout cela, comme Balzac l’a prouvé dans l’un de ses merveilleux romans, des aventures assez compliquées.

GUÉRANDE. LE MARCHÉ AUX COCHONS DE LAIT.
COIFFE DE GUÉRANDE.

Cet ensemble d’humanité, même avec certains cas de fièvres d’esprit exceptionnelles, n’en revêt pas moins, par son décor d’existence, un caractère de discrétion particulière, une allure de vie ancienne et cloîtrée. Les casaniers, auxquels on pense sans cesse pendant un séjour à Guérande, n’ont pas grand effort à faire pour rester chez eux. La haute muraille qui les enserre, et par-dessus laquelle on voit à peine, du dehors, un toit, un clocher, une tête d’arbre, cette muraille fait de la ville une véritable prison, mais une prison lumineuse, aux couloirs blancs, aux cellules confortables. Les rues et les ruelles tournantes, les maisons basses, parlent aux yeux de vie paisible, de règle acceptée. On n’imaginerait pas ici un littérateur tel que ceux qui sont avides de l’agitation de la vie. Un savant forcé de recourir à de nombreuses sources d’information, obligé de se servir d’un laboratoire minutieusement outillé, ne trouverait pas non plus à se créer à Guérande un milieu productif en découvertes. Mais on voit très bien, dans l’une de ces muettes maisons protégées par le rempart, un philosophe qui voudrait résumer en un traité, à la façon du xviie siècle, son expérience et sa pensée.

LA PORTE SAINT-MICHEL ET LES REMPARTS DE GUÉRANDE.

La promenade, nécessaire à la méditation et à la mise en ordre de ses constatations et de ses arguments, ne manquerait pas à ce métaphysicien établi dans la rigide et claire Guérande. Au dehors de la ville, c’est une belle allée circulaire. De vieux arbres, de vieux bancs, de l’ombre épaisse, et, tout autour de soi, les vallées illuminées, un pays de mer, les marais salants qui brillent au soleil de tous leurs cristaux. La fortification farouche est ouvragée de la dentelle verte des plantes grimpantes, tendue de la tapisserie des fleurs qui poussent entre les pierres. Il faut un effort pour songer que ces constructions ont été faites pour résister à des sièges, pour inspirer la prudence aux bandes qui parcouraient la campagne. Aujourd’hui, la muraille de 1431 abrite, dans les fossés pleins d’eau, les ébats de familles bavardes de canards, et c’est le récit attentif de la journée vécue par l’un de ces canards, qui constituerait l’histoire actuelle de la farouche fortification de Guérande.

GUÉRANDE. LA PROMENADE CIRCULAIRE DES REMPARTS.
LE CROISIC : L’HÔTEL D’AIGUILLON.

Non loin, le Croisic, sa magnifique plage, sa promenade du Mont-Esprit, où les vieux ormes ont résisté aux vents de mer qui soufflent furieusement ici, ses rochers de la grande côte battus des vagues. C’est l’un des points où l’on a le mieux la sensation de l’océan, qui forme autour du spectateur un cercle presque parfait : l’eau même semble ininterrompue si l’on regarde derrière soi l’étendue des marais. Le bourg est intéressant d’aspect, avec ses maisons Renaissance, et les pauvres maisons de ses pêcheurs qui ont tant de mal à arracher à la mer leur subsistance. Le bourg de Batz, placé comme le Croisic entre les marais et la mer, a gardé la tradition de ses costumes, mais cette tradition va se perdant, ne se manifeste plus que par quelques vieilles gens, aux jours de fête. Voici l’un des survivants d’autrefois, en vêtements du temps de Louis XIV, le grand chapeau, le large col blanc, la veste bordée d’une double ganse, les gilets blancs superposés, et l’enfant, auprès de lui, tout pareil, sauf que l’aïeul porte un pantalon noir qui tombe sur ses gros souliers, et que l’enfant porte une culotte blanche, des bas, des jarretières et des petits souliers blancs. Ces costumes, religieusement conservés dans quelques vieilles armoires, c’est surtout ce que le souvenir emporte du bourg de Batz, de son passé aboli. L’église dresse une tour massive, surmontée d’un clocheton en éteignoir et d’un petit belvédère ; un cloître dessine ses fins arceaux au fond de la place déserte. L’intérêt du pays, c’est l’étendue des marais salants qui occupent un espace de 1600 hectares à l’est du Croisic et au nord de Batz et de Pouliguen.

ANCIENS COSTUMES DES PALUDIERS DE BOURG DE BATZ.
BOURG DE BATZ. L’ÉGLISE RUINÉE DE NOTRE-DAME DU MÛRIER.

Ce sont des bassins où l’on garde l’eau de mer des marées hautes à l’aide d’étiers et de vannes. Le réservoir principal, nommé vasière, alimente les conduits entre les heures de marée ; l’eau y monte à une température élevée, et pénètre, se concentrant de plus en plus, dans une série de bassins moins profonds,. puis dans de longues rigoles qui la mènent à d’autres bassins, lesquels alimentent encore d’autres rigoles aboutissant, après avoir quelquefois passé par un puits, aux œillets, où elle se transforme, par la dessication, en une croûte de sel. On brise cette croûte, on en fait des petits tas, des bossis, que l’on recouvre, après égouttement, de terre glaise ou d’herbes marines pour les préserver de la pluie. Les paludiers d’aujourd’hui ont probablement le costume du temps de Louis XIV, j’entends le costume de travail : blouse, culotte, jambières de toile, espadrilles, large chapeau dont une aile est relevée. C’est ainsi qu’ils vont remuer l’eau des étiers, émietter les croûtes, faire les tas et les abriter. Si l’on veut pousser plus avant la science des marais salants, on apprend que le sel ainsi obtenu, à l’état brut, est celui dont on se sert pour accélérer la fonte des neiges et des glaces dans les grandes villes, ou pour aider à la nutrition du bétail. Pour d’autres usages, il faut le débarrasser de la terre et des matières, d’abord par le lavage, puis par le raffinage.

LES MARAIS SALANTS DEVANT LA PETITE VILLE DE BOURG DE BATZ.

Les beaux paysages ne manquent pas ici. J’ai dit la grandeur et le charme du Croisic. Au bas de Piriac, des roches de granit sont creusées en grottes profondes, dont l’une, celle du Chat, forme un souterrain de deux kilomètres de longueur. Toute cette côte déchiquetée est bossuée de blocs mégalithiques, usés et façonnés par le temps. N’importe, c’est toujours aux marais que revient la curiosité, à ces découpages réguliers, à ces amoncellements, à toute cette blancheur qui brille au soleil, flore bizarre, résidu de la mer, assainissement de la terre.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE DU SUD[17]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


I. — Le Pays de Nantes (suite).


Le Sillon de Bretagne. — Savenay vaincu par Saint-Nazaire. — Le souvenir de la bataille de 1793. — Paisible aspect et sommeil d’aujourd’hui. — La distraction du soir. — Redon la nuit. — Le port sur la Vilaine. — Ce que disent les vieilles maisons. — L’abbé Jean de Tréal. — Le commerce de Redon.



Ce que l’on nomme le Sillon de Bretagne est une ligne formée par deux chaînes de collines boisées qui, de Nantes, suivent la direction du nord-ouest et viennent s’affaisser dans le voisinage de Pontchâteau, sur la rive droite du Brivet. Entre ces hauteurs, on a tracé la route de Vannes, tandis que la ligne du chemin de fer a été construite au sud, au pied du coteau, au-dessus des prairies marécageuses qui s’étendent jusqu’à la Loire. Avant de parvenir à Savenay, on passe à côté d’un marais qui est le commencement de ces brières que l’on rencontre à chaque instant dans la région.

Savenay, qui fut une sous-préfecture, n’est plus, depuis 1868, qu’un simple chef-lieu de canton, dépossédé de son premier titre par Saint-Nazaire. Ses foires de bestiaux n’ont, toutefois, rien perdu de leur importance, dit-on.

Le souvenir des guerres de Vendée plane au-dessus de la ville : c’est là que le 23 décembre 1793, Kléber et Marceau infligèrent aux rebelles une sanglante défaite. La plaine fut couverte de cadavres, exhumés en 1816, transportés au cimetière, honorés en 1825 d’un monument démoli en 1830. C’est ce passé historique qui m’arrête à Savenay. Le tumulte sanglant d’autrefois me fait désirer connaître le calme d’aujourd’hui. Je monte donc vers la ville, au crépuscule, par la belle promenade où la vallée m’apparaît déjà bleuie d’ombre. J’entre dans la grande rue à l’heure des chauves-souris. J’y trouve encore plus de calme, de silence de mort, que je ne croyais. Savenay, dans la belle vallée, sur la douce colline, a l’aspect intérieur plus renfrogné que Guérande, bouclée sous sa ceinture de granit. C’est une surprise, au soir, lorsque l’on monte en ville, d’arriver par les pentes douces, à travers la claire verdure, dans ces rues mortes, bordées de maisons spectrales. Du moins, ce soir-là, ce fut la physionomie de Savenay. Peut-être la vieille ville bretonne connaît-elle des jours de fête où ses bâtisses sont recrépies et pavoisées, où une population en rumeur de joie circule par les chaussées. C’est possible, mais rien ne paraît plus opposé à son caractère, et il me semble l’avoir bien vue à l’heure qui lui convenait, avec la physionomie qu’elle doit avoir.

Ce n’est pas une ruine avec une carcasse solide et des blessures formidables. On ne voit pas, tout d’abord, de quel mal meurt Savenay. C’est d’une maladie de langueur, non apparente, très douce, qui la mine sourdement, et contre laquelle les ordonnances des médecins administratifs seraient impuissantes. La mort lui vient, sans doute, de ce grand fleuve qui passe à son horizon, de cette embouchure de Loire vaste et profonde qui reçoit les hauts navires, de ce riche et léger Saint-Nazaire qui enregistre les arrivées et les départs de ses paquebots, et qui frétille de tous ses pavillons et de toutes ses banderoles sous la brise du large. Il a bien fallu obéir à la force des choses, à la loi du sol, aux courants d’existence, et Savenay a dû être dépossédé de son rôle départemental au profit de la ville qui commande l’océan et le fleuve. La vie s’en va lentement, et l’on a, sur la hauteur, l’impression d’un ancien promontoire abandonné par les flots, d’un îlot en désuétude où nul n’aborde plus. Personne sur la promenade qui tourne autour de la ville. Personne sur les bancs inutiles abrités par des haies. C’est une tranquille ascension dans la solitude, c’est tout le silence et tout le repos désirables pour admirer l’étendue des champs, la profondeur du ciel, la courbe de la Loire, qui brille en éclats d’argent dans le soir.

En haut, c’est vraiment la surprise. On sort de la lumière de la campagne, de cette belle lumière finissante qui donne un dernier frisson rose et doré aux choses, et, subitement, on entre dans une demi-nuit glauque et poussiéreuse, où tout prend un aspect de mouvement arrêté, d’expression pétrifiée, de temps révolu. On ne voit qu’indistinctement autour de soi, et les pignons de maisons, les silhouettes de gens sur le pas des portes, prennent un aspect tremblant et incertain comme s’ils étaient réverbérés à travers les âges et apparaissaient dans un mirage de cendre et de toile d’araignée. Le bruit est en accord avec cette lumière de crépuscule versée par un soupirail. Aucun bruit de voiture, ni aucun bruit de pas dans les larges rues et les ruelles tournantes. À peine un chuchotement de conversation court-il à ras du sol, un susurrement de paroles siffle-t-il au seuil de certaines boutiques. De temps à autre, le mot : CAFÉ, en grosses lettres, s’aperçoit au-dessus d’une porte. Mais cette porte est close, les rideaux blancs des fenêtres sont soigneusement tirés, mais l’on n’entend aucun tintement de verres, aucun choc de billes de billards. S’il y a des buveurs, ils boivent sinistrement dans l’obscurité, et s’ils jouent au billard, c’est en tâtonnant, avec des billes de coton, qu’ils essaient d’invisibles carambolages.

Dans cette atmosphère grise et rousse de cave et de puits, tombe le son d’une cloche, d’abord grêle et hésitant, puis plus lourd et régulier, et voici que les maisons et les rues s’animent peu à peu, que des ombres sortent des portes, passent sur les pavés, s’en vont toutes par leur chemin particulier vers le même but qui est l’église.

La ville a ainsi, — son négoce achevé, sa journée finie, — sa distraction du soir, son frisson nerveux et machinal d’existence mystique. C’est une nécessité spirituelle, le repos obligé de la vie pratique. Les hommes restent accotés aux portes des boutiques ou sommeillent dans les chambres, les femmes sortent à l’appel de la cloche, entrent dans l’église. C’est la représentation organisée pour elles, la mise en scène de la vie spirituelle, pour quelques-unes, et pour d’autres, un dérivatif à l’ennui. Cette fois, c’est la veille, le jour ou le lendemain de la fête de Sainte-Anne, je ne sais plus au juste la date. À l’intérieur de l’église, un point du chœur seul est éclairé. La statue de la sainte, grossièrement peinturlurée, se dresse en idole sur un autel enguirlandé de roses d’un rouge vif et de lis d’or flamboyants, illuminé d’un brasier scintillant de petites bougies. Toute la nef, autour de cet autel allumé, est obscure, et c’est à peine si l’on voit bouger les ombres noires des femmes qui se lèvent, s’assoient, s’agenouillent selon les instants de la prière.

Cette prière, c’est un vieux curé, à voix hésitante, qui la prononce dans les intervalles d’une instruction où il raconte la vie de sainte Anne et s’efforce d’en tirer un enseignement applicable à l’assistance qui l’écoute. Il me paraît que cela est bien bref, de formules répétées, de récitation monotone, et qu’un prêtre prenant, comme celui-ci, pour texte, la vie de la femme chrétienne, pourrait trouver à mieux dire sur les besoins du cœur et de l’esprit et sur la morale usuelle. Mais quoi ! l’instruction n’en est pas moins faite ; ce catholicisme timide existe encore, tandis que les partisans de la morale humaine en sont toujours à chercher la mise en œuvre de leurs idées qui doit remplacer, pour les foules, cette mise en scène colorée et lumineuse. C’est à cela que j’ai pensé dans l’église de Savenay, pendant l’instruction du vieux curé et les répons de l’assistance, plaintif murmure où passait ce qui peut rester dans le pays de l’âme des Vendéens, écrasés ici en 1793 par les soldats de la Révolution.

REDON, LA GRANDE PLACE.

Il vaut mieux arriver dans les villes le soir. Certes, Redon ne manque pas de caractère le jour, avec son petit port sur la Vilaine, son clocher isolé au milieu de la place, son église à l’écart, les pierres qui restent de l’ancienne abbaye de Saint-Sauveur. Mais toutes ces choses prennent un aspect plus grand, plus simple, si on les aperçoit aux heures nocturnes. Redon, alors, n’est plus une petite ville, ni même une ville, c’est un décor, le décor d’un drame romantique, un drame avant l’action, quand la toile se lève et que le spectateur attend l’apparition des personnages. Ce soir-là, il n’y a que des comparses, une bonne femme qui passe devant la toile de fond et qui éclaire sa marche d’une lanterne, un prêtre qui sort de l’église. Ensuite, plus personne, la solitude dorée et bleuie par la lune. Pour que cette solitude soit complète, je m’en vais aussi, remettant ma visite au lendemain. Au matin, la ville n’a plus son air pittoresque, farouche, et un peu menaçant de la veille, elle a une bonne apparence paisible de travail accompli régulièrement. Les maisons, au bord de la Vilaine, paraissent sommeiller, la rivière coule paresseusement ; un immense filet sèche. Je gagne la Grand’rue, j’inspecte les vieilles maisons, je dialogue avec leurs vieux regards, leurs vieilles rides : « Qu’avez-vous vu ? À quoi pensez-vous, vieilles maisons du xve siècle ? Et vous, vieux pavés raboteux, quels pas ont passé sur vous ? combien d’existences ont stationné à vos seuils, vieilles portes ? combien d’autres se sont enfuies ? Dites-moi tout ce que vous savez. » Les vieilles fenêtres, les vieilles crevasses, les vieux pavés, les vieilles portes, n’ont rien à dire, ce sont de pauvres objets insensibles, qui ont été effleurés par la vie sans la connaître. Mais le passant qui les contemple veut à toute force entendre le langage des choses, et il l’entend, et il recueille des confidences sur les bonnes gens et les mauvaises gens qui ont vécu dans ces réduits sombres, sous ces auvents, dans ces boutiques à petits carreaux, dans ces logis des pignons. Il y en a eu des bienveillants, des doux, des résignés, et il y en a eu des acariâtres, des violents, des non satisfaits ! Il y en a eu qui sont restés jusqu’à leur mort dans le logis où ils étaient nés, dans la rue où ils avaient joué, enfants, et il y en a d’autres qui sont partis courir les aventures. Aujourd’hui, presque tous s’en vont, et il faut bien admettre, non seulement la nécessité d’aller gagner sa subsistance ailleurs, mais le désir de connaître autre chose que l’endroit familier. S’ils savaient et pouvaient revenir, au moins ! je crois que la vie aurait une meilleure signification : chaque point de la terre aurait son intérêt, toute l’humanité ne se ruerait pas aux mêmes carrefours cosmopolites, et les gens, de retour dans leur ville, dans leur campagne familière, sauraient faire la comparaison avec tout ce qu’ils auraient vu au cours de leurs voyages, ils guériraient leurs vieilles blessures de cœur et d’ambition, ils se consoleraient, par un repos bien gagné, de tant de peines, de tant d’avaries, de tant de souffrances, de tant de fausses joies qu’ils auraient rencontrées par les routes du monde. Ils sauraient surtout se consoler, parce qu’ils se feraient une idée exacte de la place qu’ils occupent sur la terre, ils apercevraient que la vie était éternelle et immense avant eux, qu’elle restera éternelle et immense après eux, et ils se réjouiraient de revivre par ces jeux et ces cris d’enfants sur la place et au bord de la rivière.

LA VILAINE À REDON.

Voilà un peu ce que me disent les vieilles façades et les vieux pavés de la Grand’rue de Redon, et ma foi ! je passe encore la journée, qui est douce et fort agréable, à me promener par la ville et aux environs, me donnant l’illusion que je suis revenu vers un lieu d’origine et que je revois des aspects habituels d’enfance et de jeunesse. J’admire la jolie porte de style Renaissance, au fond du cloître, une statue de saint, les arceaux, enfin la puissante tour, haute comme les tours de Notre-Dame de Paris. Elle fut séparée de l’église par un incendie, en 1782, et c’est un fait-divers qui semble d’hier, que l’on revit sans grand effort d’imagination pendant que l’on va et vient sur la place, à l’endroit où s’étendait autrefois la nef. Il reste une partie de cette nef, le transept, le chœur et le beau clocher central, de style roman. Il y a, dans les chapelles du pourtour, un tombeau que l’on croit être celui du duc François Ier, des tombes d’abbés et de chevaliers, un maître-autel, don de Richelieu, qui eut le titre d’abbé commendataire de Redon. Je n’ai rien vu qui rappelle l’abbé Jean de Tréal, lequel fortifia la ville au xive siècle, et commandait les soldats, sa crosse abbatiale à la main. Ce que l’on fait maintenant à Redon, c’est le trafic du bois pour la marine, des grains, des fourrages, du beurre, des châtaignes, des cuirs, des ardoises, des machines agricoles. On y fabrique des caisses pour conserves alimentaires, du tannin, du rouge à polir. Enfin, c’est un entrepôt pour le vin, l’eau-de-vie, la cire, le sel, le miel. C’est à sa position sur la Vilaine que Redon doit cette importance, peu visible tout d’abord, mais que l’on finit bien par discerner à travers les allées et venues des quais.

LE CLOÎTRE DE REDON.



II. — Le Pays de Vannes.


La presqu’île de Rhuis. — Beaux jardins. — Saint-Gildas. — Un saut de cheval. — Une lettre d’Abailard à Héloïse. — Sarzeau et la maison de Le Sage. — La mer du Morbihan. — Autant d’îles que de jours dans l’année. — L’île d’Arz. — Gavr’inis et son tumulus. — L’île aux Moines. — Les jeunes filles attendent les marins partis pour toujours. — Le chant du vieux tailleur. — Le château de Sucinio. — Vannes. — La vieille ville et la ville neuve. — Le dédale des rues. — Vincent Ferrier. — Les innocents. — Rochefort-en-Terre. — Le décor et les habitants. — Méditation sur la lande de Lanvaux. — Nécessité des villes. — La tour d’Elven, décor d’Octave Feuillet.


La presqu’île de Rhuis sépare de l’Océan la mer du Morbihan ; elle s’étend sur une longueur d’environ 25 kilomètres, une largeur qui atteint 10 kilomètres, et s’achève en pointe près d’Arzon, par des falaises de gneiss et de pierre schisteuse. Ici, la mer calme ses fureurs. Les vagues, amorties par un chapelet d’îlots et par la presqu’île de Quiberon, lèchent doucement le granit, et cette côte est une des moins dangereuses de la Bretagne. Charmante contrée où les hivers sont d’une bénignité extraordinaire. Les jardins sont garnis d’arbres que nous ne connaissons guère que pour les avoir vus dans les serres, les parcs sont ombragés par des chênes verts, fleuris de grenadiers, de lauriers, de camélias, d’aloès, de fuchsias, d’hortensias, de cactus ; les vignes sont garanties des ardeurs du soleil par des mûriers, des figuiers, on aperçoit partout des plantes du nord de l’Afrique.

LE SOIR, PRESQU’ÎLE DE RHUIS.

À quelques centaines de mètres de la côte, c’est le bourg de Saint-Gildas, dont la fondation remonte au vie siècle, Il y a là une très vieille église dans laquelle sont épars des fragments de sculptures du xvie siècle, des stalles, des châsses, des reliques de saint Gildas, des sépultures de saints, des tombeaux où furent enfermées les cendres de plusieurs princes de Bretagne. On tombe en plein pays de légendes et d’exploits de thaumaturges : sur la côte, dans le voisinage des cabines, jaillit une fontaine miraculeuse, et les bons yeux peuvent voir, tout à côté, la trace marquée par le sabot du cheval que montait saint Gildas, lorsqu’il franchit d’un bond l’espace jusqu’à l’île d’Houat. Mais le vrai et grand souvenir, c’est l’abbaye que gouverna Abailard lorsqu’il crut trouver la paix dans ce pays délicieux, mais de laquelle il dut s’enfuir, poursuivi par l’ignorance des hommes.

C’est le souvenir d’une personnalité d’un tout autre genre qui peut mener le voyageur à Sarzeau. La mémoire de Le Sage se perpétue par la maison où il naquit. Une plaque donne la date de sa naissance : 8 mai 1668. C’est la maison bretonne : une grille, une cour plantée d’arbrisseaux, un rez-de-chaussée, un premier étage, un grenier, une porte, six fenêtres, des murs solides, une apparence humble et tranquille. Le Sage partit de là pour étudier chez les jésuites de Vannes, perdit son père à quatorze ans, fut employé aux finances de la province, vint à Paris en 1692 et y devint un littérateur. On sait la verve et le sérieux de ses œuvres : Crispin, le Diable boiteux, Turcaret, Gil Blas. Parmi ces œuvres, il y a deux chefs d’œuvre : Turcaret, la psychologie du financier et de l’arriviste (le mot n’existait pas au xviie siècle, mais le type existait, comme dans tous les temps), et Gil Blas, qui est vraiment, à sa façon, un poème retors et bigarré de la vie humaine dans le cadre d’une Espagne de brigands, de grands seigneurs, d’ecclésiastiques, de femmes naïves et rusées. Le Sage a laissé là une philosophie d’observateur sous forme de récit. Ce Breton, né à Sarzeau, mourut à Boulogne-sur-Mer, en 1747, chez son fils, qui était chanoine.

MAISON DE LESAGE À SARZEAU.

La mer du Morbihan, qui baigne Sarzeau, est, comme l’indique son nom (mor : mer, bihan : petite), un bras de mer, sorte de lac maritime avec une ouverture sur l’Océan. Cette petite mer intérieure a environ 20 kilomètres de long sur 12 de large. Elle communique avec la grande mer par un chenal naturel de 1000 mètres de large, limité au sud-est par la pointe de Monteno et au nord-ouest par la pointe de Kerpenhir. Elle se grossit de plusieurs ruisseaux et rivières. Sa beauté, c’est la quantité d’îles qui émergent de ses flots tranquilles. Autant d’îles que de jours dans l’année, dit avec exagération une locution courante. C’est un fleurissement de rochers aux couleurs changeantes sous la lumière. La plupart de ces îles ne sont pas habitées. Quelques-unes (une quarantaine) abritent quelques cabanes et quelques barques. Les deux plus importantes sont l’île d’Arz et l’île aux Moines. Il y a une église ancienne à l’île d’Arz : pour donner une idée de la population de ces iles, notons qu’il y a environ douze cents habitants dans la commune formée par l’île d’Arz et quelques îlots voisins, et qu’il y en a environ quatorze cents dans l’île aux Moines. Mais l’île qu’il faut surtout visiter, c’est Gavr’inis (île de la Chèvre). Elle renferme un tumulus qui est classé comme le plus beau monument mégalithique du Morbihan. Son dôme a 8 mètres de hauteur, sa circonférence est de 100 mètres. On y pénètre par une galerie longue de 13 mètres, tracée par deux rangées de menhirs, ou pierres droites, qui supportent des tables de pierre, ou dolmens : c’est l’allée couverte, et c’est aussi une allée pavée de granit. Ce couloir de pierre aboutit à une salle, ou chambre, à peu près carrée, d’environ 2 m. 50 de côté, bâtie à la façon du couloir, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une réunion de menhirs qui supportent une pierre plate énorme. Une ouverture, qui est un jour de souffrance, éclaire cette salle singulière dont les parois portent des traces de dessins, de sculptures, d’ornementations. Je comprends que les chercheurs se soient acharnés à la découverte et à l’interprétation de ces monuments singuliers. Nous nous trouvons en présence, cela est certain, des premiers vestiges de l’art de bâtir dans ce pays. Ces couloirs, ces salles, ce sont les premiers essais de maisons en pierre, ce sont les constructions qui ont succédé aux grottes, cavernes, huttes de branchage, cabanes faites de troncs d’arbres. Comment les hommes d’alors ont-ils transporté ces pierres qui ne proviennent pas toutes de l’île ? À grand renfort d’hommes et de barques. Mais par quels moyens, par quels leviers, les hommes ont-ils pu remuer ces masses ? et quelles barques ont pu supporter ce poids ? Peut-être aussi Gavr’inis n’était-elle pas une île à cette époque. Mais reste toujours la question du transport (sur quels chariots ?) de ces énormes blocs. Pour la signification, il faut s’en tenir à une signification religieuse. Ce n’est pas ici la demeure d’un chef, mais un lieu de réunion pour les adeptes, un décor mystérieux pour l’action des prêtres. Avec le tumulus de Gavr’inis, nous sommes en présence d’un essai d’architecture élevée à une puissance inconnue, temple intérieur, dont l’extérieur a la forme d’une bosse, d’une motte de terre, église souterraine avec sa nef et son chœur. On entre avec curiosité dans cette crypte, on en sort avec joie, on aime mieux être dehors que dedans ; on monte au sommet du tumulus, où se creuse l’excavation qui donne un peu d’air et de lumière à l’intérieur, et l’on respire avec ivresse les senteurs de la mer et de la terre ; on regarde sans se lasser ce panorama unique, qui semble un Japon en miniature, ces îlots, ces îles qu’entourent les vagues régulières, tout le pays de Vannes et d’Auray, l’extrémité de la presqu’île de Rhuis, le mont Saint-Michel de Carnac. Ce jour-là, tout est coloré, mais tout est pâle, la mer est d’un bleu laiteux, le ciel est nuancé de vert et de rose légèrement perceptibles, et tous les détails du paysage s’indiquent avec une grâce lointaine et moelleuse. Deux petits bateaux voguent, bien perceptibles, bien vivants, dans cette pâleur universelle, dans ce paysage qui va s’évanouir. Sur une grève prochaine, une carcasse de bateau termine son existence : c’est l’épave, l’image de tout ce qui a roulé et traîné, inutile, et qui se désagrège maintenant sur le sable.

L’ÉPAVE, BAIE DU MORBIHAN.

Cette signification d’usure et de désastre disparaît dans l’ensemble lumineux des choses. Une population vit doucement parmi ces pierres. Nombre d’îles côtoyées par la barque qui fait le trajet de Gavr’inis sont cultivées, produisent des légumes ou de l’herbe, sont ombragées de bois de pins, de tilleuls ; des parcs à huîtres sont visibles à marée basse : leurs produits sont les huîtres armoricaines.

La décadence n’en existe pas moins. Une femme de l’île aux Moines a confié ses doléances à Anatole Le Braz. Les bateaux à vapeur ont tué la navigation du golfe. Autrefois, toute famille avait sa goélette, son brick, son trois-mâts. Cette flotte n’existe plus, vendue à l’encan, débitée comme bois à feu. Les jeunes gens qui naviguent sont au service de l’État, et bien peu reviennent. Ils épousent des Brestoises, et même des Toulonnaises ! Les jeunes filles, pendant ce temps, restent dans l’île, attendant leurs promis. Elles sont jolies et belles, pourtant, et Le Braz les célèbre en un style tout empreint d’admiration et de douceur : « Les îloises ont vraiment un charme qui n’est qu’à elles. Qui ne les a point contemplées, ces praticiennes de la mer, ignore les exemplaires les plus parfaits de notre race. Elles ont je ne sais quelle élégance archaïque ; elles font songer aux « dames courtoises » tant célébrées dans les antiques lais bretons :

Le corps gent et basse la hanche,
Le col plus blanc que neige blanche… »

Leur costume, c’est une robe de nuance claire aux manches évasées, un châle étroit collé à la taille, une coiffe de fine dentelle. Ces îliennes ne cultivent pas la terre pendant que les hommes sont au loin. Des journaliers viennent du continent, aux saisons des travaux agricoles. J’imagine que le paysan pourrait faire un mari, tout comme le navigateur, mais l’hôtesse de Le Braz ne lui a pas fait de confidences sur ce sujet, et l’île aux Moines semble aristocratique et délaissée, avec sa capitale qui a nom Lômiquel, ses manoirs à tourelles, son cercle druidique de Kergornan, son vieux tailleur sans jambes qui chante les légendes de l’île, « l’île des îles, pur joyau de la mer profonde, terre unique dont on ne saurait dire quel est son plus beau fleuron : la grâce fière de ses filles ou l’intrépidité de ses gars ! »

MATIN. BAIE DU MORBIHAN.

Avant de passer de l’autre côté du golfe, il me faut visiter Vannes et la contrée qui s’étend au-dessus de la ville. Un nouvel arrêt à Sarzeau me permet d’aller voir le château de Sucinio, pris et repris par les soldats de Blois et de Montfort, occupé par les Anglais, délivré par Du Guesclin. À qui n’a-t-il pas appartenu depuis ? À Anne de Bretagne, à Françoise de Foix, dame de Châteaubriant, à la princesse de Conti. Il n’y a plus que les souvenirs de ces noms et de bien d’autres, et les restes des murailles. De beaux restes, d’ailleurs : six tours sur sept, des salles de différentes dates, une belle ossature de monstre féodal.

Je vais à Vannes, une des villes les plus anciennes de la Bretagne, autrefois plus importante que Nantes, Vannes où résidèrent des ducs, Vannes bâtie autour de l’antique et curieuse cathédrale fondée par saint Paterne.

VANNES.

J’entre dans la vieille ville, par la porte Saint-Paterne, non loin de l’Étang du Due, et tout de suite, Vannes, la ville blanche, Gwenel, m’apparaît comme le plus étrange amas de sombres maisons. Derrière des remparts, dont certaines parties datent de l’époque romaine, c’est un dédale de rues, de ruelles, de cours au fond desquelles on aperçoit tout à coup quelque bastion du système Vauban, mais les portes, les tours, les revêtements à mâchicoulis datent des xive et xve siècles. C’est dans l’une de ces tours, dite du Connétable, que passe pour avoir été enfermé Olivier de Clisson, en 1387, lorsqu’il fut soupçonné de négocier avec l’Angleterre, mais c’est une erreur de tradition : Clissson a été enfermé dans un donjon du château de l’Hermine, résidence des ducs, qui s’élevait entre la porte Saint-Paterne et la porte Saint-Vincent. Dans ces rues qui avoisinent la Cathédrale, rues des Chanoines, des Orfèvres, des Vierges, dans cet étroit espace qui contient l’ancien Hôtel de Ville, le Musée et la Bibliothèque, la Halle aux poissons, la cellule de saint Vincent Ferrier, ce sont les maisons aux pignons vermoulus, aux sculptures caricaturales, aux vastes toits en pentes, aux façades rapiécées, aux équilibres instables. Toute cette ville s’affaisse et va de travers, atteinte du mal de vieillesse. Quand il pleut là-dessus, que le ciel est gris, que les ardoises reluisent, que l’eau glougloute par tous les tuyaux, tombe de toutes les gouttières, grossit les ruisseaux, et que l’on regarde ce spectacle morne par quelque fenêtre à petits carreaux, c’est à se croire perdu à jamais, non seulement dans l’espace, mais dans le temps. Ce n’est pas possible, on n’est pas venu ici par le chemin de fer ou par la route nationale, on ne peut pas envoyer de ses nouvelles par le télégraphe ou par la poste. Il pleuvra toujours, et jamais l’on ne sortira de ces rues étroites et de ces maisons noires… Mais si ! quelques pas hors des fortifications, et voilà une ville neuve collée à l’ancienne, une ville moderne, où il y a toutes les représentations de la vie publique, toutes les institutions d’enseignement, tous les secours et toutes les pénalités : le collège Saint-François-Xavier, l’Évêché, la Halle aux grains, le Palais de Justice, l’Hôtel-Dieu, le champ de foire, l’Hôtel de Ville, l’École nationale d’instituteurs, la Maison centrale de détention, l’Abattoir, le Cimetière, l’Hôpital général, la Caserne, la Gare. Songez à tout ce que représentent ces mots, et vous vous ferez une idée du nouvel organisme complet, régi par les lois d’une société nouvelle, administré par une armée de fonctionnaires, qui est venu s’ajouter au vieil organisme de Vannes.

ABSIDE DE LA CATHÉDRALE DE VANNES.

La nouvelle ville n’est pas bien belle, sans doute, et il n’est guère besoin de voir toutes ces bâtisses utiles pour apprendre qu’elles ne représentent leurs fonctions que par des apparences sans beauté, mais il faut reconnaître, malgré tout l’attrait du pittoresque, qu’il y a là des rues droites, — trop droites, soit, — des avenues larges, — trop géométriques, c’est certain, — mais qui prodiguent à leurs habitants l’air et la lumière mieux que les rues étroites, les carrefours sombres, les venelles escarpées, qui entourent la Cathédrale.

Telle est, à l’heure actuelle, la capitale de ces hardis Venètes qui osèrent affronter le pouvoir romain, et qui ont peut être conquis l’Adriatique et fondé Venise. Vannes fut dévastée au ixe siècle à deux reprises par les Normands, fut un enjeu de la guerre de Succession, fut disputée à Charles VIII par Anne de Bretagne, et la dispute finit par le mariage du roi et de la duchesse, en 1491 : mais ce ne fut qu’après le second mariage d’Anne, avec Louis XII, et après la mort de ce dernier, en 1532, sous François Ier, que le pacte de réunion à la France fut signé à Vannes, dans la salle devenue le Théâtre, devant les États et le roi, qui avait fait le voyage pour cette acquisition définitive. L’histoire de la ville ne redevient ensuite agitée que pendant les guerres civiles de la Révolution. C’est là que nombre des prisonniers de Quiberon furent condamnés à mort et fusillés : 21, au lieu dit la Garenne, ombragé de beaux arbres, et 150 à la baie de Larmor.

Au Musée, il y a un Christ de Delacroix. Dans la Bibliothèque, il y a dix mille volumes. Le Musée archéologique abonde en richesses recueillies dans les tumulus et tombelles du département. Toutefois, il n’expose pas que des objets préhistoriques, armes en silex, pointes de flèches, et des objets celtiques, poteries et monnaies. Il contient des collections d’objets gallo-romains, et même des vases, lampes, statuettes de la Grèce, et toute une série d’œuvres du Moyen Âge et de la Renaissance. La maison du Parlement, rue Noé, a des panneaux peints et des sculptures en bois du xvie siècle, mais le seul monument remarquable est la cathédrale Saint-Pierre, malgré sa forme composite, qui va du xiiie au xviiie siècle. Il y a de belles parties : la tour ogivale de gauche, le portail nord, du style de la Renaissance, l’abside. La chapelle de saint Vincent Ferrier, moine espagnol, qui vint à Vannes en 1418, est de style jésuite, compliqué et surchargé : portiques, pyramides, niches, statues, marbres de couleur.

FEMME DE VANNES EN COIFFE DU MATIN.

Si ce Vincent Ferrier vint à Vannes avec l’intention d’y passer seulement quelque temps, sur la prière de Jean V, il fut déçu au moment de s’embarquer pour continuer son voyage. Lorsqu’il voulut partir, le sable céda sous ses pas, il prit peur, regagna à grand peine le rivage, vit là un signe de la volonté divine, et resta. Il mourut l’année suivante, en 1419. « Le jour de sa mort, — dit Albert le Grand, — on vit un grand nombre de papillons blancs, de merveilleuse beauté, voltiger par la fenêtre de sa chambre, d’où ils ne s’en allèrent, sinon quand il eut rendu l’esprit ; on a cru pieusement que c’était un escadron d’anges qui, en forme de ces petits animaux, attendaient la sortie de cette sainte âme pour la conduire au ciel. » Il est resté le personnage populaire de Vannes ; on montre sa cellule dans la rue des Orfèvres, et MM. A. Clöuard et G. Brault, dans leur charmant Tro-Breiz (Tour de Bretagne) remarquent que les gens de Vannes donnent aux idiots, aux simples, aux innocents, le surnom de Vincent, non par mépris, mais bien au contraire, par respect superstitieux, car ils tiennent les déments, les simples d’esprit, pour des êtres choisis, « ils leur attribuent la connaissance des choses invisibles et prêtent à l’incohérence de leurs discours un sens prophétique et mystérieux ». Le saint est enterré dans l’église, son crâne mis à part dans un reliquaire. Quelques femmes sont agenouillées devant la relique. C’est un jour de semaine, un matin : elles n’ont, sur le haut du chignon, qu’un petit rond de linge qui est une coiffe ; sur les épaules, un fichu à carreaux ; les manches sont larges, bordées de velours ; des bandes de velours, également, dessinent les coutures de leur corsage. Les femmes de Vannes ont l’air avenant et rieur. Les hommes sont graves, mais ceux qui les connaissent disent qu’il ne faut pas se fier à leur air, qu’ils sont volontiers batailleurs, qu’ils peuvent avoir des colères terribles. Toujours est-il que l’aspect des rues est paisible, que les gens vont et viennent lentement. Il faudrait revoir cela un jour de buverie. Le terrible alcool, ici comme ailleurs, fait des siennes. Mais j’aime mieux ne pas attendre l’occasion d’observer le délire trop fréquent de la race. Restons sur l’impression de tranquillité d’aujourd’hui. Vannes est une ville où l’on se couche de bonne heure, voilà qui est certain. Les vieilles maisons sont bien renfrognées, ont l’air de se cacher derrière la fortification, après avoir mis leur bonnet de nuit.

UNE PETITE FILLE DE ROCHEFORT-EN-TERRE.

C’est un bon centre d’excursions que Vannes. On peut s’y embarquer, à la Rabine, pour le golfe du Morbihan. On peut aller à Séné, qui est un village de pêcheurs sur le golfe. On peut gagner Auray, Carnac, Locmariaquer. Je choisis Rochefort-en-Terre et la lande de Lanvaux. La course est facile par Malansac, et Rochefort-en-Terre est un endroit bien inattendu, avec les restes de son château plusieurs fois ruiné et rebâti, sa porte et cinq tours encore debout, reflétées dans un étang. Mais ce n’est pas tout. L’ancienne collégiale contient des statues de marbre de Claude de Rieux et de Suzanne de Bourbon, seigneurs de Rochefort, changées en Saint-Joseph et en Sainte-Vierge, et le village est tout à fait étonnant, triste, morne, à s’enfuir : je préfère encore le vieux Vannes, mais il est tout de même impossible de ne pas être saisi par le caractère saisissant de ce village perdu, terré au pied de ce château déchu. C’est une rangée d’humbles et tristes maisons, qui ont, au soir, la couleur et l’apparence rude des rochers. Des marches de pierre surélèvent le seuil de ces chaumières. Des enfants sont assis sur un mur bas. Des femmes viennent sur le pas des portes, puis retournent dans le noir de leur logis. Seuls, les rideaux blancs des fenêtres éclairent ces façades engrisaillées, d’où il semble que ne peuvent sortir que des fantômes. Voici deux femmes que l’on peut mieux voir, et je m’aperçois, à leurs toilettes, que c’est dimanche. Elles sont assises sur les premières marches d’un escalier extérieur. Leurs visages ne disent pas ce qu’elles pensent de ce morne Rochefort-en-Terre, ou plutôt, si, ils le disent, mais de façon différente. L’une est gaie, souriante. L’autre, triste, attentive, fermée. J’en conclus que l’une se plaît ici, que l’autre ne sait pas si elle serait mieux ailleurs. Il en est donc de Rochefort-en-Terre comme de tous les pays du monde. Chacun y a son tempérament et son humeur. De fait, voici des petites filles, de ces petites filles bretonnes qui sont déjà des petites bonnes femmes, très gentilles et très jeunes avec quelque chose de vieillot ou plutôt d’ancien, et qui ont de délicats profils, les yeux fins, le front intelligent. Et en voici d’autres, et d’autres encore, et des femmes, et des hommes. Tout le monde, sans doute, sort de la messe, et cette humanité en marche et en causerie réchauffe soudain le paysage qui me paraissait si désolé. Les jeunes sont bien vêtues, comme toutes les paysannes qui sortent leurs beaux atours des vieilles armoires. Celles-ci ont des corsages brodés, des petits châles, des tabliers à poches de velours, des manches larges bordées de velours, des chaînes de montre au col, et des coiffes avec un ruban d’attache sur le côté.

FEMMES DE ROCHEFORT-EN-TERRE.
LE VILLAGE DE ROCHEFORT-EN-TERRE EST TRISTE, MORNE, À S’ENFUIR…

Hors de Rochefort-en-Terre, je connais enfin les landes de Lanvaux, dont l’étendue sur la carte m’avait toujours impressionné. C’est la continuation du Sillon de Bretagne, au delà de la Vilaine. Leur tracé à une direction sensiblement parallèle à la côte, se développe sur une longueur de 60 kilomètres, avec une largeur moyenne de 4 kilomètres. L’altitude varie entre 80 et 160 mètres. Cette lande était jadis enclavée dans une immense forêt qui occupait une grande partie de l’intérieur de la Bretagne, et dont il reste encore de nombreux fragments dans les environs : la forêt de Malac, les bois de Coëby, de Hanvaux, de Kerfity, de Saint-Bily, dans la partie orientale ; ceux de Treulan, de Boségalo, de Lanvaux, de Floranges et enfin la forêt de Camors, dans la partie occidentale.

Elle est traversée par de nombreuses routes et par la ligne de chemin de fer de Vannes à Ploërmel, bifurquée à Questembert. Mais aucun chemin n’y est tracé dans la longueur. Il faut aller au hasard par cette étendue rocheuse où se dresse de temps à autre un arbre rude, ou bien un moulin dont on entend le grincement d’ailes dans le silence de la solitude. Les ajoncs poussent parmi les débris de pierres. C’est un océan de verdure basse et sombre qui semble déferler jusqu’à l’horizon. C’est la sauvagerie d’une nature pauvre livrée à elle-même. C’est le désert. Je ne crois pas qu’il y ait d’endroit au monde, avec certains coins des montagnes d’Arrée, où l’on puisse se trouver plus seul, livré à ses seules pensées, devant cette immensité hostile. Il n’est pas de plus violent et de plus terrible décor pour la mélancolie humaine. La terre pierreuse est ici méchante, se refuse à l’homme, le convie à un combat inégal. Le sol de la planète se montre ravagé, presque net, garni de végétaux armés de griffes ; mais si la vanité de nos efforts et la puérilité de nos pratiques civilisatrices peut traverser notre songerie, aux moments où nous marchons ainsi, droit devant nous, parmi ces pierres, le souvenir des villes a tout de même quelque chose de réconfortant et de douillet, qui nous donne, malgré tous les désenchantements, une sorte d’orgueil de nos travaux, une joie d’avoir partagé les peines et les plaisirs de nos semblables. Il y a de bien affreux personnages dans les villes, qui vivent parmi la foule et les rues agitées, comme des loups dans les bois. Il y a bien des férocités tragiques, bien des vanités comiques, bien des manies, bien des ridicules, et tout, certes, n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais on éprouve, tout de même, avec les autres hommes, le sentiment de la solidarité. On se dit que tous travaillent pour nous, et que nous travaillons pour tous. Cette foule, où chaque individu a ses concurrents et ses ennemis, crée néanmoins un foyer chaleureux où nous pouvons réchauffer notre énergie. Ce travail distribué par catégories sociales, ces alvéoles de l’immense ruche où chacun cherche à se blottir, cette concurrence vitale qui exalte les forts et martyrise les faibles, cet ensemble d’affaires, de négoces, d’intérêts, d’humbles habitudes journalières, a quelque chose de routinier et de brutal à la fois, et bien des cris d’appel sont étouffés dans ces tumultueuses agglomérations. On accepte pourtant ce tumulte avec ses conséquences, en rêvant de plus d’harmonie et de justice, on l’accepte pour être avec les « autres », avec les humains nos semblables, avec ceux qui rendent la terre possible. Un seul ne pourrait rien. Tous peuvent pour un seul. De même qu’à Rochefort-en-Terre le voyageur pouvait regretter le vieux Vannes, de même ici on regrette Rochefort. D’où il ne faut pas inférer qu’il n’y a qu’une ville possible, la plus grande. Non, et je n’ai pas changé d’avis, je suis prêt à renouveler mes déclarations sur les bienfaits, la vie complète, l’atmosphère chaude, la sécurité charmante du bourg breton.

IL N’EST PAS DE PLUS TERRIBLE DÉCOR POUR LA MÉLANCOLIE HUMAINE QUE LA LANDE DE LANVAUX…

Il faut faire du chemin pour trouver en cette région un de ces bons asiles. Si l’on s’écarte de la lande, c’est encore et longtemps la solitude. Pas de villages. Parfois, une triste chaumière qui semble veiller sur le chemin, et qui semble aussi avoir peur. De quoi a-t-elle peur ? Du silence, du mystère, du vent, des voix qui courent en sifflant dans l’espace, de la pluie, de l’inconnu qui fait frissonner toutes choses, de tout, de rien. Les gens sont rares. Ils se cachent peut-être, et si on les aperçoit, ils saluent, le visage immobile, l’air peureux. Si on leur parle, ils se rassurent. Leur timidité n’est qu’un héritage du passé, elle est aussi le produit de leur vie isolée et la marque de leur misère. Si les temps ne sont pas trop durs, si leur champ leur a donné quelque récolte, s’ils ont leur soupe au lard, leur pain, leurs pommes de terre, un peu de lait ou de cidre, une gaieté les anime, ils sont les maîtres d’un instant, ils oublient la veille et ne pensent plus au lendemain. Le voisinage de la lande de Lanvaux suffit aussi pour expliquer leur humeur. Ils ont beau avoir passé des années devant cet horizon monotone, cette terre ravagée, quelles pensées riantes peuvent éclore en eux parmi ces quartiers de rocs, ces ajoncs et ces genêts, ces fondrières, ces bruyères rabougries, ces pauvres plantes qui ne peuvent, faute de ruisseaux, s’abreuver que de l’eau des nuées les jours d’orage en été, de la neige fondue en hiver. Au milieu de cette triste végétation, on aperçoit aussi, de temps à autre, quelques menhirs qui deviennent plus nombreux vers l’est, dans le voisinage du Haut-Brambreis.

Je reviens par Elven dont la haute tour se dresse au-dessus de bois magnifiques. Cette tour est celle du château de Largoët, où l’on dit que Richemont, futur roi d’Angleterre, y a été gardé prisonnier. Octave Feuillet en a fait le décor de l’un des chapitres du Roman d’un Jeune Homme pauvre. On parle toujours de la tour d’Elven, mais il y a deux tours. L’une, le donjon, est haute de 40 mètres, l’autre n’a que 20 mètres. Non loin, la colonne milliaire de Saint-Christophe, contemporaine d’Aurélien.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE DU SUD[18]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


III. — Le Pays d’Auray.


La campagne d’Auray. — Auray. — Vieilles maisons des contes de fées. — Le champ de bataille de 1364. — Sainte-Anne-d’Auray. — La légende d’Yves Nicolazic. — La Scala sancta. — Quatre pèlerins. — Le pèlerinage. — Le crâne de sainte Anne. — La procession. — Les cantiques. — Les costumes. — La Kermesse bretonne. — Le Champ des Martyrs. — La chapelle sépulcrale. — La chapelle expiatoire. — Les exécutions de 1795. — La Chartreuse. — Douceur des cloîtres. — Baud. — Recherche d’une femme de pierre. — La Vénus de Quinipily. — Le pardon de Saint-Nicodème. — La procession des vaches. — L’art de la Renaissance, continuation de l’art gothique. — L’aubade au seuil de la chapelle. — Le calvaire de Melrand. — Locmariaquer. — Monuments mégalithiques. — La Table des Marchands. — Carnac. — Le grand rendez-vous des menhirs. — Hypothèses. — Le Musée de Plouharnel. — La chaussée de Quiberon. — Port-Haliguen. — La côte sauvage. — Le fort Penthièvre. — La bataille de 1795. — Hoche et les émigrés.




Autour de la petite ville d’Auray, la campagne est pauvre et monotone, mais une certaine grâce l’embellit. Les ajoncs dorés, la bruyère rose ou rouille couvrent, de leur délicate et riche ornementation, la terre rocheuse. Quelques arbres se dressent, vus de loin, au-dessus de ces étendues de fleurs, et leur silhouette isolée prend une importance sous le grand ciel gris, incessamment mouvementé par le vent de la mer. De loin, Auray dresse son clocher ; de grandes maisons qui sont des couvents, de petites maisons couvertes d’ardoises. Si l’on pénètre dans la ville, par de beaux chemins plantés d’arbres, on découvre, après les constructions modernes qui rejoignent la gare, un vieil Auray qui ne manque pas de gaieté, même de cocasserie. Ce vieil Auray est séparé de l’autre, moins vieux, par la rivière du Loc, assez large. À droite, c’est Saint-Gildas, à gauche, c’est Saint-Goustan. Un ancien pont réunit les deux quartiers fort dissemblables d’apparence. La gaieté de cette ville d’autrefois est la gaieté de l’enfance, toutes ses maisons sont petites comme des maisons de nains ou de poupées. On croirait volontiers qu’elles ont été apportées par une fée géante qui les a disposées comme des jouets, avec leur petite porte, leurs petites fenêtres, leurs toits tombants. C’est un théâtre avec sa toile de fond, ses portants, ses coulisses, ses décors de carrefours et de rues, ses montées, ses descentes. Les gens qui vivent là, hommes et femmes, sont trop grands, à faire croire qu’ils remplissent leurs maisons, du rez-de-chaussée au toit. Les petits garçons et les petites filles paraissent les seuls habitants logiques, les petits garçons coiffés de chapeaux de paille à larges et longs rubans de velours noir, vêtus de courtes vestes et de longs pantalons, les petites filles en coiffes, en robes longues placardées d’un tablier à poches, avec bavette sur la poitrine. On songe sans cesse, à voir ces petits bonshommes et ces petites bonnes femmes, à la famille du Petit Poucet et à la maison de l’Ogre, qui doit être là-bas, quelque part, au fond de quelque sombre bois de sapins où l’on voit briller une lumière.

L’histoire réelle d’Auray comporte d’autres aspects : en 1341, un siège par Jean de Montfort ; en 1342, un autre siège, par Charles de Blois ; en 1364, un retour offensif de Jean de Montfort, et, comme conclusion, la bataille d’Auray, où les troupes de Montfort, commandées par Chandos et Clisson, vainquirent l’armée de Charles de Blois, commandée par Du Guesclin. Charles de Blois fut tué, Du Guesclin fut fait prisonnier, et Jean de Montfort fut duc de Bretagne. Auray fut aussi un enjeu des guerres de la Ligue, et enfin, sous la Révolution, on y garda et jugea les prisonniers faits à Quiberon.

Il y a peu de monuments à Auray : dans le vieux quartier, l’église Saint-Goustan, ancienne, mais réparée, ; dans le quartier moins vieux, l’église Saint-Gildas, mieux conservée, et datée de la Renaissance ; et d’autres églises, et des chapelles. La célébrité d’Auray, c’est son pardon qui a lieu tous les ans, le 26 juillet.

SAINTE-ANNE-D’AURAY OÙ SE TIENT LE CÉLÈBRE PARDON DU 26 JUILLET.

Ce pardon d’Auray n’a pas lieu précisément à Auray, mais à trois kilomètres au sud de la ville, au lieu dit de Sainte-Anne-d’Auray. C’est là qu’a été bâtie la chapelle Sainte-Anne, née d’une légende du xviie siècle. Son auteur est un paysan, Yves Nicolazic, qui vivait au petit village de Kerenna. On nous présente ce Nicolazic comme un homme pieux et sage, faisant l’aumône, souvent pris comme juge des différends. Un soir, ou plutôt une nuit, qu’il revenait d’Auray à Kerenna, il eut une hallucination, il vit la lumière d’un cierge qui accompagnait sa marche, et une main de femme qui sortait d’un nuage et qui tenait ce cierge. Il en fut ainsi les nuits suivantes, hors de chez lui, puis dans son logis. Une nuit, enfin, qu’il menait ses bœufs à la fontaine, il vit, dans une nuée lumineuse, la belle dame de tous les miracles, et il reconnut sainte Anne. Le lendemain, Nicolazic fit part de sa vision à son curé, dom Sylvestre Rodüez, qui voulut le dissuader, lui affirmant que les saints ne se révélaient pas à des ignorants comme lui. Le visionnaire revit encore sainte Anne dans son champ de Bocenno, et cette fois il n’y eut pas hallucination visuelle, il y eut hallucination auditive : sainte Anne révéla à Nicolazic qu’une chapelle bâtie en son honneur s’élevait autrefois, il y avait dix siècles, sur la terre de Bocenno, et qu’il fallait rebâtir cette chapelle. Une étoile parut alors, qui descendit sur le champ, pénétra dans la terre, et ce fut à cet endroit précis que Nicolazic fit des fouilles et trouva une vieille statue de sainte Anne. Il lui donna comme demeure une cabane de branches, qui, les offrandes venues, devint une chapelle à laquelle on adjoignit un couvent de carmes.

La fontaine est toujours visible, mais elle est encadrée de pierres de taille, se répand dans trois bassins auxquels on accède par des escaliers. La statue de sainte Anne se dresse sur un piédestal, au centre de l’un de ces bassins. Une autre statue énorme surmonte la tour de l’église, refaite en 1866, vaste édifice aux murs couverts d’ex-voto. Derrière la basilique, un cloître, un calvaire où quelque fillette vient planter des épingles pour se marier dans l’année. Sainte-Anne-d’Auray montre aussi le monument du comte de Chambord, revêtu du costume royal qu’il n’a jamais porté, le piédestal flanqué des statues de Du Guesclin, Bayard, sainte Geneviève et Jeanne d’Arc ; enfin, la Scala sancta, sorte d’église en plein air, espace clos de mur, autel placé sous une coupole pour la messe que vient entendre la foule. Tel est le décor, mais il faut dire le spectacle.

À SAINTE-ANNE-D’AURAY : L’OFFRANDE DES ÉPINGLES POUR SE MARIER DANS L’ANNÉE.

J’ai d’abord vu un raccourci du pèlerinage, dans un wagon de troisième classe rempli de pèlerins, entassés pêle-mêle, qui portaient le costume de Quimper.

Ils ont tous, hommes et femmes, le livre de prières à la main, et les femmes ont, épinglé à la ceinture, le « Sacré-Cœur de Jésus, » rouge sur fond blanc. De la place où je suis, j’en aperçois quatre, deux femmes, deux hommes. L’une des femmes est souriante, les yeux doux, curieux et étonnés. L’autre garde les paupières baissées, n’a pas sur les joues le rose épanoui de sa compagne, mais la cire jaune des cierges. Toutes deux sont minces et souples sous le noir de leurs vêtements, toutes deux ont autour de leur personne et sur leur visage cette grâce attendrie, cette fine mélancolie de Bretagne, introuvable ailleurs, et qui n’a pas encore été exprimée par l’art de nos jours. C’est loin de la Bretagne de romances qui séduit habituellement le public, mais ce n’est pas non plus la Bretagne de l’art attardé aux reproductions des frustes sculptures des calvaires, des peintures barbares, des devants d’autels de certains hameaux perdus dans les collines rocheuses, isolés aux bords des flots. Il est inutile de refaire ce qui a été fait, et le peintre symboliste, se donnant l’illusion de posséder l’âme d’un primitif de village, est vaincu, lui aussi, par la nature, diverse et belle, que voient les yeux d’un homme d’aujourd’hui. La Bretagne pour imagerie religieuse est nulle et agaçante, mais la Bretagne de la peinture en façon de vitrail est sommaire et anachronique, et d’une humanité lourde, à ras de terre, mouillée de purin, malgré les programmes mystiques.

Il est une autre Bretagne, et l’artiste qui viendra en ce pays avec le seul souci de la vérité saura la deviner à travers la contrée blanche et noire du Nord, Tréguier et Léon, la contrée colorée du Sud, vers Quimperlé et Quimper, et sur les visages tendres comme les visages de ces femmes qui vont à Auray.

Les deux hommes ne sont pas moins expressifs. Un cinquantenaire, nerveux, sec, hâlé, le front étroit, les cheveux ras, le profil coupant, le nez long, la bouche petite et serrée, le menton relevé en pointe de sabot. On aperçoit, bizarrement, du Montesquieu et du Voltaire dans cette ligne de profil du paysan pèlerin, et l’on peut gager qu’il y a, chez cet homme, un caractère qui n’est pas exempt de sérieux raisonneur et de malice enjouée. Le second, un gars de dix-huit ans, est un pur chouan, le cou et le visage sanguins, l’apparence d’un boucher solide. Tout ce monde, à peine installé, ouvre les gros livres, cherche une page et commence à chanter les cantiques bretons en l’honneur de sainte Anne.

Ils chantent, tranquillement d’abord, et les deux femmes gardent leur voix égale et claire, mais les deux hommes, assez rapidement, perdent le ton, s’exaltent, se congestionnent, veulent couvrir le bruit trépidant du train. Au refrain surtout, sur lequel ils n’hésitent pas comme aux paroles des couplets, l’invocation à « Santes Anna, padronez… » devient véritablement forcenée. Le cantique fini, ils le recommencent. Ils prennent, de temps à autre, une minute de répit pendant laquelle ils parlent avec calme des choses de tous les jours qui les intéressent, moitié en breton, moitié en français, le cinquantenaire, finement et jovialement, le jeune, d’une voix plus rude, les femmes avec une simplicité charmante et touchante.

C’est ainsi, pour eux, que se résout le voyage à Sainte-Anne-d’Auray. Qu’ils croient au miracle du xviie siècle et à l’apparition affirmée par Yves Nicolazic, qu’ils soient même au courant des circonstances de l’affaire, je n’en sais rien. Ils obéissent à une loi atavique, à une force d’habitude, en accomplissant ce pèlerinage annuel. Ils vivent selon la règle qui leur a été enseignée, et jusqu’à ce qu’ils aient compris et accepté une autre règle, ils vivront ainsi. Il y aura sans doute une période intermédiaire difficile à passer, et la Bretagne pourra fort bien causer des surprises à l’observateur de phénomènes sociologiques. Il y a ici un instinct de liberté provinciale et de républicanisme individuel, malgré la religiosité. On aperçoit distinctement que le pays s’est toujours désintéressé de la monarchie unitaire, et que sa sympathie ira plutôt, et va déjà, au régime qui admet la voix de tous par des représentants locaux. Pour le reste, c’est affaire de temps, longueur d’évolution. Les religions s’affaiblissent et meurent lentement. La morale de l’humanité évolue insensiblement, comme la configuration du sol. Il faut des siècles pour qu’une côte change d’aspect, que des rochers s’usent, pour que les envasements et les ensablements se transforment en terres productives. Une montagne s’écroule parce qu’une pierre a mis cinq cents ans à s’effriter et à se déplacer. Les cataclysmes sont amenés par l’usure journalière, par un travail continué de toutes les minutes.

Mais il faut dire le spectacle du pèlerinage. La veille, c’est l’envahissement de tout le terrain autour de l’église, de la Scala sancta, de la fontaine, par les marchands de médailles bénites, de scapulaires, d’images, de statuettes, de crucifix, d’objets de piété de toutes sortes. Le jour de la fête, c’est la procession et c’est le rassemblement sur le champ de l’Épine, autour de la Scala sancta. J’ai vu deux fois ce déploiement du pèlerinage, et la première fois, en 1890, la cérémonie avait un caractère spécial. L’évêque de Beauvais apportait au sanctuaire une portion du crâne de sainte Anne. Comment la relique était-elle en sa possession ? Voici l’histoire, que je vous donne pour ce qu’elle vaut. Les restes de sainte Anne vinrent de Palestine en Turquie et furent distribués aux Croisés, et aussi aux Hongrois et aux Bulgares, ennemis de l’Islam. Plus tard, en 1396, le sultan Bajazet vainquit Sigismond, roi de Hongrie, défendu par un certain nombre de seigneurs français. Parmi ceux-ci, Jean de Roye, grand chambellan de France, qui fut tué, et dont le cadavre fut réclamé par son fils, Mathieu de Roye. Sigismond remit à Mathieu un morceau du crâne de sainte Anne, qui fut conservé dans la famille de Roye jusqu’en 1489, puis à l’abbaye d’Ourscamp. Cachée pendant la Révolution, la relique fut placée, en 1807, à l’église de Chilly, entre Noyon et Compiègne. L’évêque de Beauvais l’obtint du curé de Chilly et la remit à l’évêque de Vannes. Il y eut donc une procession, de l’église d’Auray à la basilique de Sainte-Anne, une procession semblable à celle qui se fit en 1639, lorsqu’une première relique, offerte par Louis XIII, fut portée par le duc de Montbazon à la chapelle de Kerenna. Ce sont des bannières, des oriflammes, des étendards brodés d’hermine, de Vierges, des noms des paroisses représentées. Ce sont des prêtres, des moines, des enfants de chœur, des jeunes filles vêtues de blanc portant des fleurs, des hommes qui escortent la grande bannière, des petites filles qui entourent la bannière de la Vierge. On passe en revue les groupements des environs et de contrées lointaines de la Bretagne. On dit que nombre de pèlerins sont venus à pied à travers la lande, raccourcissant la distance par leurs chants, accomplissant des vœux par cette marche forcée, espérant la guérison de quelque impotent laissé au logis. Les Arzonnais, à la ceinture rouge, escortent leur croix d’argent et portent un modèle de vaisseau : ils sont les descendants des marins vainqueurs de Ruyter, ils chantent les souvenirs des batailles navales, les coups de canons et d’arquebuses, la chute des mâts et des voiles. Ce sont des cantiques, des airs de clairons, des roulements de tambours. Voici quelques paroles des cantiques alors recueillis :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Chers pèlerins, chantons en chœur :

Vive sainte Anne en notre cœur !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Qu’elle sauve notre patrie !

Pauvre France, dans ton malheur
Invoque sainte Anne et Marie !

On chante aussi en breton : « Itrone santes Anna… Madame sainte Anne… » La foule occupe le champ de l’Épine, autour de la basilique et de la fontaine. La statue de la sainte se dresse, gigantesque, toute reluisante d’or, et l’effet est singulier de ce temple luxueux, dressé dans ce pauvre pays de landes. Il y a peut-être dix mille pèlerins réunis, égrenant leur chapelet, s’agenouillant, pendant que les évêques violets, mitrés d’or, se dressent, font étinceler l’ostensoir, bénissent les pauvres gens. Après, ce sont les réjouissances, le manger et le boire, autour des tables installées en plein air, l’animation d’une foire ou d’une kermesse, avec des détails tout aussi réalistes que sur les toiles des artistes flamands. Tout le monde boit, rit, crie, chante à la fois. Tous les costumes bretons sont rassemblés. Toutes les coiffes, en forme de clocher, de bonnets, les bouffantes, les aplaties, celles qui s’accompagnent de larges cols, celles qui sont rondes et plates comme des hosties. Les chapeaux aux larges bords, et les petits chapeaux tout ronds, à bords étroits, les larges braies, la veste courte, les gilets de couleur à petits boutons, les lourds bâtons. Ils chantent encore : Me gous a santès Anna, trihart léane doh Alré — Santellan plass zou à braih, à tout en ur Hontré. (L’histoire de Madame sainte Anne, à trois quarts de lieues d’Auray ; — Une terre plus sainte n’est pas dans toute la Bretagne.)

Les mendiants recommencent mille fois leur supplique traînante. Les estropiés exhibent les moignons de leurs jambes ou de leurs bras, les malades exhibent leurs plaies, leurs tumeurs, leurs cancers, leurs gangrènes. Ceux-là n’ont pas encore été guéris par sainte Anne, mais ils reviendront l’année prochaine. En attendant, ils récoltent des pièces de monnaie, et ils boivent comme les bien portants. Ce soir, ils rouleront dans les fossés, pendant que les prières et les processions recommenceront, tous cierges allumés, en route pour le cloître. Les lampions, les lanternes, achèvent d’éclairer cette nuit déjà claire de juillet. Les étoiles brillent au ciel bleu. La lune vogue par les plaines sans fin de l’éther. La misère humaine chante parmi ces lumières. Mais voici la grande distraction : un feu d’artifice, avec fusées, bombes, fontaines lumineuses, une croix de feu, et ces mots qui tout à coup resplendissent et me font songer à l’affichage céleste prévu par Villiers de l’Isle Adam : Sancta Anna, ora pro nobis.

AURAY. LA CHAPELLE DU CHAMP DES MARTYRS.

Il est impossible de quitter Auray sans avoir été visiter la Chartreuse, la chapelle sépulcrale, la chapelle expiatoire, le champ des Martyrs. Ce n’est pas que les monuments à voir aient un grand caractère, mais le souvenir historique de la défaite des royalistes à Quiberon plane sur ces lieux paisibles, et, précisément, ce désaccord entre la tragédie de 1795 et l’aspect actuel, si ordonné, si administratif, suffit à motiver la curiosité du voyageur. J’ai eu un peu la même sensation, ici, que dans l’enclos de la rue Haxo, où l’on montre, moyennant rétribution, les traces de la fusillade des otages. Après la traversée d’un bois de chênes, et le surgissement d’un gardien, on commence la visite par le champ des Martyrs, où s’élève la chapelle sépulcrale, qui conserve la mémoire des royalistes jugés et fusillés à quelques mètres de là, sur les bords du Loc, du 1er au 25 août 1795. L’inauguration de cette chapelle sépulcrale eut lieu en 1829. Il faut entrer pour voir le mausolée en marbre blanc qui porte ces inscriptions : QUIBERON XXI JULII MDCCXCXV — PRO DEO, PRO REGE NEFARIE TRUCIDATI. Sur trois côtés du soubassement, on lit les noms de 952 victimes. Les sculptures abondent : bustes de personnages royalistes, représentations de divers épisodes du débarquement, tenté de connivence avec les Anglais, des bas-reliefs où le duc d’Angoulême prie sur les ossements des victimes, où la duchesse d’Angoulême pose la première pierre du mausolée. Non loin de là, est une seconde chapelle, la chapelle expiatoire, également fondée par le duc et la duchesse d’Angoulême, également inaugurée en 1829. Elle est construite au-dessus de la vallée où retentirent les coups de feu des exécutions. C’est un petit édicule en forme de tombeau, surélevé de nombreuses marches et entouré d’un bois de pins. Tout cela est assez froid d’architecture, et assez ordinaire de sculpture, mais, malgré tout, le funèbre souvenir hante ces pierres banales, et l’on ne peut se défendre d’une émotion en évoquant les terribles journées où fonctionna à Auray la Commission militaire. Je remonte ici à rebours les événements de l’histoire, puisque je visite Auray avant Quiberon. C’est à Quiberon qu’eut lieu l’action principale. Ici, ce fut l’épilogue, affreux et sanglant, épilogue sur lequel la discussion entre historiens royalistes et républicains dure encore. Ce n’est pas précisément, toutefois, la politique terroriste de la Révolution qui est ici en jeu, c’est son régime militaire et l’application de la loi martiale à des insurgés, pris les armes à la main, au moment où ils essayaient une intervention avec l’aide de l’étranger. La loi était barbare, et ces fusillades sont épouvantables, mais l’acte des émigrés, alliés aux Anglais, était un crime caractérisé contre la patrie. On ne peut répondre pour les émigrés que d’une façon, c’est qu’ils n’avaient pas en eux l’idée de patrie telle qu’elle existe aujourd’hui, telle précisément que les hommes de la Révolution ont contribué à la créer. Ils croyaient attaquer la Révolution et non la patrie, mais c’était tout de même celle-ci qui recevait leurs coups et les leur rendait.

LE CLOÎTRE DE LA CHARTREUSE D’AURAY.

La Chartreuse d’Auray est douce et reposante après ces monuments commémoratifs. La première construction est ancienne, puisqu’elle fut entreprise par Montfort après qu’il eut vaincu Charles de Blois en 1364 et qu’il fonda une collégiale pour remercier Dieu de sa victoire. Mais les chartreux, qui vinrent s’établir là en 1480, modifièrent et rebâtirent, du xve au xviie siècle, de sorte qu’il restait peu de chose des pierres primitives. Au xviiie siècle, on remit encore une fois tout en état, et c’est cette Chartreuse, tant de fois refaite, qui est offerte à notre examen et à notre méditation. J’avoue aimer beaucoup les cloîtres, et ici il y en a deux, le grand et le petit. On n’a pas encore trouvé mieux que cette construction romaine, imitée par les monastères francs, et qui représente, si bien et tout à la fois, l’idéal de la vie cachée et de la vie commune, par ce jardin clos, ces arceaux sous lesquels la promenade est à l’abri du soleil et de la pluie, ces chambres qui entourent le jardin, tout l’ensemble de cette maison qui peut avoir ses ouvertures sur le dehors comme sur le dedans. C’est donc là ma meilleure impression d’Auray, parmi les allées, les plates-bandes bordées de buis, les fleurs semées à profusion, toutes ces grâces de la nature qui ornent si bien les anciens vestiges de monuments périmés.

LA FORÊT DE CAMORS.
LA VÉNUS DE QUINIPILY.

Il me faut gagner Pluvigner, puis la forêt de Camors, aux arbres magnifiques, chênes, hêtres, châtaigniers, qui rassurent par leur aspect de forte vieillesse après la traversée des landes. Baud est à l’abri dans ce pays de collines et d’ombrages, et l’on rencontre par les rues du bourg des femmes au fin visage, portant la large coiffe avec col pointu, à trois pointes dentelées. Mais c’est une femme de pierre que je suis venu voir ici, la Vénus de Quinipily. Elle loge dans la cour de ferme de l’ancien château de Quinipily, dont il ne reste guère que les murs avec une partie du bâtiment, de seigneurial devenu paysan. Elle est debout sur une sorte de piédestal, au-dessus d’une fontaine, et elle apparaît tout de suite d’une autre tournure et d’un autre art que les figurines sans proportions des calvaires, avec l’allongement de sa stature, l’exactitude de rapports des jambes et du torse, sa grâce allongée. Elle semble de l’époque grecque où les sculptures grecques ressemblaient aux sculptures égyptiennes. Naturellement, elle passe pour barbare et informe, mais elle est, tout usée, toute rongée par le temps, une apparition de beauté, un fantôme de pierre, dont la rencontre est étonnante parmi ces ruines d’un manoir breton. Elle n’a pas toujours été là, elle était autrefois dans un hameau voisin où elle passait pour sorcière, et elle avait en effet ensorcelé les paysans de la contrée qui la priaient comme une sainte, malgré sa nudité.

RETOUR DU PARDON DE SAINT NICODÈME, PROTECTEUR DES ANIMAUX.

En montant plus haut dans le pays, jusqu’à Saint-Nicolas-des-Eaux, je me retrouve près de Pontivy, en pleine Bretagne du centre, mais c’est le commencement d’août, époque du pardon de saint Nicodème, et je vais voir la procession des vaches. Le paysage de pierres et d’arbres, ordonné comme un décor, avec ses praticables, est l’un des plus beaux en ce genre et l’un des plus bretons par la couleur et le caractère. La chapelle est un joli monument de la Renaissance, au clocher élancé. La fontaine offre l’un des exemples où le gothique flamboyant mêle à ravir ses ornements fleuris aux lignes de la Renaissance : l’art de la Renaissance fut, d’ailleurs, une continuation sans secousses de l’art gothique, avec le souci de l’équilibre, de la grâce concentrée et fine. Ici, les niches abritent de vieilles statues qui renseignent tout de suite sur les vertus de la fontaine. On a devant soi les saints protecteurs des animaux, préservateurs des épidémies : saint Nicodème avec un bœuf, saint Gamaliel avec un porc, saint Abibon avec un cheval. Mais il est bien d’autres animaux sculptés dans la pierre : des caméléons, des animaux fantastiques utilisés comme gargouilles. Et voici les animaux vivants, les vaches, les porcs, les chevaux menés lentement autour de la chapelle par des bonnes femmes en coiffes, des paysans coiffés de chapeaux à rubans de velours noir. L’anxiété se traduit par une aubade au seuil de la chapelle, où des paysans jouent du tambour et de la flûte. La reconnaissance anticipée se lit sur le visage de la paysanne qui emporte son cochon et lui sourit. Je m’en reviens au long du Blavet, sur lequel je vois se lever la lune éclairant les collines rocheuses et la rivière.

LA PROCESSION DES VACHES AU PARDON DE SAINT-NICODÈNE.

Il est, non loin de Saint-Nicolas-des-Eaux, un monument qui vaut d’être contemplé : c’est le calvaire de Melrand.

LE CALVAIRE DE MELRAND, PRÈS DE SAINT-NICODÈME.
ENFANT BUVANT DANS UN CHAPEAU L’EAU DE LA SOURCE CONSACRÉE À SAINT NICODÈME, PRÉSERVATEUR DES ÉPIDÉMIES.

Sa base est un autel très simple, auquel on accède par deux marches. Au milieu de la tablette s’élève une pyramide singulière portant le crucifié, et de chaque côté, aux deux extrémités de la tablette, deux statues, la Vierge et l’apôtre Jean (probablement), deux représentations du type breton en costume du xvie siècle, bien que ces deux statues ne soient peut-être pas de la même époque que le reste du calvaire, — Jean, une sorte de diacre, ou de moinillon, en robe et long manteau, les cheveux divisés sur une drôle de petite tête ronde, ingénue et souffreteuse, un bras pendant avec une main ouverte, l’autre main étalée sur la poitrine, — la Vierge, non moins expressive, vêtue à peu près du même costume, sauf un voile sur la tête, mais sa physionomie, sœur de celle de Jean et tout aussi humble, est néanmoins d’une qualité plus fine, plus subtile, plus rusée, si l’on veut. La pyramide a pour base un bloc où est sculpté le Portement de la croix, un petit Christ à grosse tête et à grande barbe, traîné et poussé par des hommes d’armes. Au-dessus, l’Ensevelissement, le même Christ disproportionné, mort, raidi, étendu sur le flanc, entouré des saintes femmes qui ont toute l’apparence de petites filles en bonnets. C’est gauche et enfantin, et ce sont là un peu les scènes d’un Guignol gothique. Aussi le résultat est-il bizarre, comme dans nombre d’œuvres du même temps : l’intention est funèbre et dramatique, tandis que l’exécution est caricaturale et comique. Il y a tout de même dans ces figurines un désir d’observation et de vérité fort touchant, et même il y a un sérieux et une science dans les têtes échelonnées au long de la colonne, et qui font songer, par une bizarre rencontre, aux sculptures de l’archaïsme avancé de la Grèce, à certaines figures de soldats du temple d’Égine. Ces têtes sont au nombre de dix : avec deux autres figures, placées de chaque côté de l’Ensevelissement, cela ferait douze, et il s’agirait peut-être alors d’une représentation des douze apôtres. Au-dessus de ces têtes, c’est la croix, un assemblage rectangulaire de bois auquel est accroché un Christ nain, et que domine un Dieu le Père, barbu, jeune, placide, tenant en chaque main une tête d’ange, et portant sur le ventre le Saint-Esprit sous forme de colombe.

De retour à Auray, il me reste à voir, dans la région, la presqu’île de Quiberon. Je vais à Locmariaquer, puis j’irai à Carnac et à Quiberon.

Locmariaquer, à l’embouchure de la rivière d’Auray, à l’entrée de la mer du Morbihan, a remplacé, croit-on, l’ancienne ville romaine de Dariorigum. On est, tout au moins, sur un terrain qui servit de base d’opérations ou de lieu de concentration aux légions de César, lorsqu’elles vinrent attaquer les Vénètes. Comme preuves, on indique la vieille jetée de pierre (romaine ou celte), les débris sur lesquels est bâtie la chapelle Saint-Michel. Locmariaquer est célèbre par des monuments plus authentiques, les monuments mégalithiques dont on ne trouve nulle part, sauf à Gavr’inis, de plus beaux échantillons. Il y en a davantage à Carnac, où l’ensemble est saisissant, mais ceux d’ici sont parmi les plus grands, les plus caractéristiques. C’est le Mané-Lud, ou montagne de la Cendre, dolmen enfoncé dans la terre, et sous lequel on pénètre par une porte. C’est le Dol-er-Groh, ou Table brisée. C’est le Men-er-H’roeck, ou Pierre de la Fée, menhir de 23 mètres, brisé en quatre morceaux par la foudre. Il avait été question de l’apporter à Paris et de le faire figurer à l’Exposition de 1900. On n’a pas mis ce beau projet inutile à exécution. Mieux vaudrait remettre debout cette énorme pierre, dont le raccommodage ne doit pas être une entreprise impossible pour les hommes d’aujourd’hui, malgré les 200 000 kilogrammes de poids de cette pierre monstrueuse. C’est le Dol-ar-Marc’hadourien, ou Table des Marchands, sous lequel est placée une pierre en forme d’autel. C’est le Mané-er-H’roeck, ou montagne de la Fée, tumulus qui contient un dolmen, auquel on parvient par un sentier de menhirs. Certains de ces monuments, la Table des Marchands, la montagne de la Cendre, la montagne de la Fée et aussi le dolmen de Kervress, présentent des ornementations et des signes dont on n’a pu jusqu’à présent établir le sens, et qui resteront probablement indéchiffrables. On croit avoir vu, sur une dalle du Mané-Lud, une sculpture, aujourd’hui presque effacée, de la hache symbolique, symbole de la vie brisée. Il en est de même avec le dolmen des Marchands. Des objets ont été trouvés dans les tumulus et sont exposés au musée de Vannes.

LE MENHIR BRISÉ À LOCMARIAQUER.
LA TABLE DES MARCHANDS À LOCMARIAQUER.

Il reste un autre point d’interrogation. Ces monuments sont-ils celtiques et druidiques, ou datent-ils d’époques antérieures ? Dans le doute, on leur a donné le nom de mégalithiques, ou grandes pierres. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils s’accordent avec la nature environnante, qu’ils font partie de cette âpre contrée, de ces landes sur lesquelles court le vent de la mer, de ces côtes d’où l’on domine la mer semée d’îles. Ces menhirs, ces dolmens, ce sont des rochers de plus dans le paysage, des rochers singuliers où l’on voit une intention humaine.

L’AUTEL DE LA TABLE DES MARCHANDS À LOCMARIAQUER.

Le grand rendez-vous de toutes ces pierres est à Carnac. Le bourg est très plaisant, avec son église au joli campanile, aux sculptures en lacets aboutissant à une couronne surmontée d’une croix, ses peintures reproduisant des épisodes de la vie de saint Cornély, patron des bœufs. Mais il faut tout laisser pour les alignements célèbres. Il y en a trois sur un espace de 8 kilomètres : Kerlescan, Kermario et le Ménec. Les alignements de Kerlescan sont au nombre de treize, et se composent de deux cent soixante-deux menhirs, dont quelques-uns de haute taille. À Kermario, dix alignements et huit cent cinquante-cinq menhirs, en comprenant les pierres de clôture. Enfin, les onze alignements du Menec se composent de huit cent soixante-quatorze menhirs, soit près de deux mille pierres. Il est certain, à voir la carte ou le pays à vol d’oiseau, que ces trois séries d’alignements n’en formaient qu’une et qu’il y a des solutions de continuité. Tout le pays est plein de débris : les pierres, sacrées ou non, ont été employées pour marquer la clôture des champs, pour empierrer les routes. Un témoignage du xvie siècle indique de douze à quinze mille menhirs. Cette étendue rase, où se voit çà et là une tache blanche de maisons, où les arbres sont rares et minuscules, doit être vue du haut du tumulus sur lequel est bâtie la chapelle Saint-Michel. Au sud, c’est la mer, la baie de Quiberon, le roc de la Teignouse, les îles d’Houat et d’Hædik, Belle-Île-en-Mer. Au nord, c’est le paysage de terre avec les alignements, qui représentent ici un double labeur, puisque à l’érection des pierres vint s’ajouter la préoccupation d’un ensemble. Toutes ces allées ont-elles été couvertes, ou devaient-elles l’être ? Nos ancêtres voulaient-ils bâtir ici une ville faite de couloirs ? Est-ce là un temple, un cimetière ? Cherchez, rêvez, puis partez sans avoir trouvé la solution. Les pierres continuent à processionner. Le soir, on croirait voir des files de moines s’en allant vers un but mystérieux. Les uns sont droits et grands, d’autres voûtés, bossus, nains. Les uns semblent courir, d’autres se traîner à peine. Et voici ma solution : ces pierres sont là pour créer un paysage d’imagination. Voyez-le aux heures grises de l’hiver, sous un ciel bas tout en larmes, vous en emporterez une impression ineffaçable.

LES ALIGNEMENTS DE CARNAC.

À Plouharnel, tout près de Carnac, l’hôtelier d’un très bon hôtel a installé un musée fort bien organisé et fort bien tenu, et l’on peut y passer une heure à se croire, si ce n’étaient les vitrines, dans l’intérieur d’un tumulus. Le difficile, c’est de rattacher ces objets aux monuments mégalithiques : on peut se trouver, ici, devant plusieurs périodes superposées.

Mais me voici engagé sur la chaussée de Quiberon, et les vagues, qui la battent de chaque côté, me font oublier les pierres. Il y en a encore à voir, de ces pierres druidiques ou mégalithiques : je les verrai au retour de Belle-Île, — peut-être ! De temps en temps, j’aperçois un menhir qui pointe entre les groupes de maisons, mais j’en ai tant vu au Ménec, à Kermario, et à Kerlescan, que je ne vais pas voir si celui-ci ressemble aux autres. Des champs, des dunes, du sable où croissent des pavots bleuâtres, puis la chaussée si resserrée qu’elle semble envahie par la mer : il y a juste place pour la route que coupe le chemin de fer. Ici est bâti le fort Penthièvre, sur un roc surplombant la mer. Il n’y a tout de même pas à craindre l’inondation et la rupture. Quiberon fut une île, et c’est la mer qui a construit patiemment la chaussée, par grains de sable apportés chaque jour. Cette chaussée s’élargira encore sans doute, surtout si l’homme s’en mêle, par des digues, des plantations, ce qui n’est peut-être pas très utile, car l’aspect est fort beau tel qu’il est.

Le pays de Quiberon est triste à première vue, mais on ne tarde pas à lui découvrir un charme. L’absence d’arbres est pour beaucoup dans sa tristesse, et son charme lui vient de la grande simplicité des lignes, des mille jeux de la lumière, de la couleur dorée du sable. J’ai passé assez de temps à Quiberon pour pénétrer et goûter cette beauté d’une terre qui semble abandonnée aux caprices des flots, et qui prend, de ce voisinage souvent hostile, un caractère particulier, très vif et très allègre. On peut, dans ces maisons légères, bâties parmi les sables, sur cette langue de terre balayée d’un seul coup de vent, se croire presque en danger d’être emporté vers l’eau qui trace son immense cercle sous le ciel : Quiberon est un des endroits où l’on a le mieux le voisinage de la mer. Pour cette raison sans doute, il y a beaucoup d’amateurs, et l’été, on ne peut connaître la solitude dans les rues tortueuses de la bourgade, encombrées de promeneurs, d’enfants qui s’en vont au trot des ânes, sous un soleil qui donne l’illusion d’un pays méridional. L’affluence est grande aussi à Port-Haliguen, l’endroit le mieux abrité des vents d’est et des vents du sud, et à Port-Maria qui fait tout à fait face à la mer. On peut toutefois connaître des espaces plus libres, en s’en allant vers la côte sauvage. Les falaises rocheuses se déploient en grandes lignes souples, leur base sans cesse assaillie par les lames qui arrivent du large. Il y a des chaos et des tumultes, et il y a aussi des creux abrités du vent et de l’écume, des oasis d’herbe fine, toutes parfumées d’œillets sauvages. Un des plus beaux points est Port-Blanc, avec la pointe derrière laquelle se groupent les îles qui sont en avant du fort Penthièvre.

C’est là que se joua le drame de 1795, dont l’épilogue eut lieu à Auray. Ce fut la tentative de débarquement des émigrés en une armée formée en Angleterre et montée sur des bâtiments britanniques. Cette armée était commandée par le comte de Puisaye, muni d’instructions du comte d’Artois, d’une lettre de service délivrée par le cabinet de Saint-James ; les soldats, émigrés et déserteurs, étaient revêtus de l’uniforme anglais. Cette flotte parut dans la baie le 25 juin, mais par suite de dissentiments dans le commandement, le débarquement n’eut lieu que le 27, sur la plage de Carnac, aux cris de « Vive le Roi ! » Les chouans de Tinteniac et de Cadoudal occupaient le pays. L’effectif de l’armée fut, après jonction, de quatorze mille hommes. Le comte d’Artois, d’ailleurs absent, fut proclamé roi de France sous le nom de Louis XVIII, prenant ainsi la place de son frère, le comte de Provence. Pendant ce temps, les navires anglais ouvraient le feu sur le fort Penthièvre, défendu seulement par un détachement sous les ordres du commandant Delise, bientôt obligé de capituler ; le drapeau blanc et le drapeau anglais furent hissés sur les remparts.

Ce fut alors que Hoche, qui commandait l’armée des Côtes-du-Nord, s’avança, renforcé de la division Lemoine venue de Nantes. Les républicains prenaient l’offensive le 3 juillet, s’emparaient de Sainte-Barbe, à l’entrée de la presqu’île, d’où ils délogeaient Cadoudal, et refoulaient vers la chaussée de Quiberon les chouans, qui se précipitaient au fort Penthièvre. Hoche était logé au hameau de Lenneiz, en avant de Sainte-Barbe. Là, il arrêta les émigrés et se lança sur le fort Penthièvre, que le comte de Sombreuil tenta vainement de protéger. Le fort pris, Anglais et émigrés essayèrent, sous la mitraille des républicains, de rejoindre les navires sur les chaloupes. Ceux qui échappaient aux balles se noyaient. Puisaye, désertant son poste, avait pu rejoindre le navire du commodore Waren, chef de l’expédition, pour mettre, a-t-il dit, sa correspondance à l’abri. Ce fut, dit-on, à ce moment de massacre et de panique que quelques soldats de Hoche crièrent aux émigrés : « Rendez-vous, on ne vous fera rien. » Et cette assertion a suffi pour que Hoche fût accusé par les historiens royalistes d’avoir promis la vie sauve à ceux qui capituleraient. Un autre historien, qui ne peut être suspect, Thiers, a écrit à ce sujet : « Hoche ne pouvait offrir une capitulation ; il connaissait trop bien les lois contre les émigrés pour oser s’engager, et il était incapable de promettre ce qu’il ne pouvait tenir. » Il se hâta, le 3 août, de démentir le fait. Sombreuil, du reste, rendit son épée sans invoquer aucune clause de ce genre. D’autres se percèrent de leurs armes, d’autres se jetèrent à l’eau pour atteindre les barques, déjà trop chargées, et dont les occupants, craignant de chavirer, leur coupaient les mains à coups de sabre (Thiers). La capitulation eut lieu le 21 juillet 1795. L’armée royale avait perdu 192 officiers et 1 200 hommes ; 1 800 émigrés et chouans rejoignirent la flotte. Pour l’exécution des prisonniers, Hoche n’y pouvait rien. Il n’était qu’un soldat soumis à la loi de ce temps terrible. Il avait fait son devoir de chef, et le reproche ne pèse pas sur sa mémoire. Il est donc de toute justice que sa statue ait été dressée à Quiberon, sur la petite place de la ville, le 20 juillet 1902. Son sculpteur fut Dalou. Le général est représenté debout, les deux mains appuyées sur la poignée de son sabre. Il est vêtu de l’habit des généraux de la première République. Le visage a la douceur, l’énergie, la gravité. Ce n’est pas là un fanatique de guerre civile, c’est un soldat serviteur de la France contre les étrangers envahisseurs, serviteur de la République contre les émigrés alliés des Anglais.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE DU SUD[19]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


IV. — Le Pays de Lorient.


Belle-Île-en-Mer. — Mer calme. — Le Palais. — La patronne des marins. — La « coteriade ». — Pêche nocturne. — Le pénitencier. — Souvenirs des prisonniers politiques. — Sauzon. — Kervillaouen. — Le Phare. — Claude Monet. — La côte sauvage. — Les pilotes. — L’évasion de Blanqui. — Houat et Hœdik. — La tempête. — Retour à Quiberon. — Hennebont. — Lorient. — Bisson. — Victor Massé. — Brizeux. — Jules Simon. — Le port militaire. — Port-Louis. — L’île de Groix. — Eulalie.




À Port-Haliguen, je prends le bateau à vapeur qui fait le service de la poste pour Belle-Île-en-Mer. Ce n’est pas un bien beau bateau, et l’on a tout à fait l’impression que l’on ne tiendrait pas très longtemps la haute mer, par un gros temps, sur ces planches qui paraissent mal jointes. Peut-être cette idée vient-elle aussi parce que le ménage ne paraît pas « bien fait ». Je ne parle que pour cette année-là, bien entendu, et tout est peut-être maintenant astiqué, reluisant, doré. Mais je revenais alors de Jersey et Guernesey, et j’avais le souvenir des bateaux anglais si parfaitement tenus, qui me faisait paraître mon bateau français avec une piteuse mine. La traversée, toutefois, fut excellente, mais aussi le temps était extraordinairement calme. Une après-midi de chaleur sur la mer. La torpeur du ciel et de l’eau, du même bleu pénétré de toutes les influences de la lumière. L’Océan plus uni, plus tranquille que la Seine, et c’est l’idée d’un lac immobile qui est suggérée par cette mer du mois d’août. C’est une ardente symphonie de couleurs embrasées, que le vapeur est seul à troubler par sa fumée épaisse, c’est un murmure délicieux de l’eau, presque le silence, s’il n’y avait le halètement de la machine et les cris aigus des mouettes.

On salue les rochers de la Teignouse, terrible passage par les mauvaises mers, tout à fait inoffensif aujourd’hui. Cette tache sombre, dentelée d’écume, qui attire le regard sur le bleu de la mer, c’est le phare de la Teignouse. Puis les roches de l’île d’Houat, puis une autre tache, plus grande que les autres, et qui grandit encore, qui barre la mer. Des coups de sifflet déchirent l’air, le pilote crie dans son porte-voix, envoie à la chaufferie quelques commandements. Nous sommes dans les eaux de Belle-Île, dans la rade du Palais. Quelques instants encore, et le vapeur entre dans le port, sous les regards des Bellilois en promenade sur la jetée. Je vois à droite les fortifications de la citadelle, puis, au fond du second bassin, un rideau de verdure sur lequel se dessine la carcasse d’un navire en construction. Le port est rempli de barques où les pêcheurs mangent leur poisson bouilli et boivent un coup de cidre.

Avant de visiter l’île, d’explorer cette terre de 18 kilomètres de long, d’une largeur de 4 à 10 kilomètres, de 50 kilomètres de circonférence, et dont l’élévation moyenne ne dépasse guère 40 mètres, il convient d’en résumer l’histoire, depuis l’époque du xe siècle, où elle était la propriété des comtes de Cornouailles. L’un d’eux, en 1029, en fit don à l’abbaye de Sainte-Croix, de Quimperlé. Guerre entre les moines de Quimperlé et ceux de Redon, qui prétendaient, eux, tenir Belle-Île des ducs de Bretagne. Quimperlé l’emporta. Pillages des Anglais, qui abordèrent l’île plus d’une fois, qui ne réussirent pas à s’en emparer, en 1518, avec trente-six vaisseaux, qui l’occupèrent pendant trois semaines, en 1573, puis s’enfuirent sur l’annonce d’une flotte française. De même, les Hollandais commandés par l’amiral Tromp échouèrent en 1673. Mais, en 1761, les Anglais finirent par prendre la citadelle et l’île, qu’ils gardèrent deux ans : un traité mit fin à leur occupation. Belle-Île appartint au maréchal de Retz, puis au surintendant Fouquet, puis aux descendants de celui-ci, puis fut réuni à la Couronne en 1719. C’est la patrie du général Trochu, dont on montre la maison, précédée d’une allée de pins.

LA COIFFE DES FEMMES DE BELLE-ÎLE.

Je me loge pour quelques jours au Palais, ou « à Palais », comme il est dit généralement, dans une rue qui descend vers le port. Ma logeuse est épicière et cabaretière et aussi patronne de barques. Je ne faisais pas trop attention, tout d’abord, au va-et-vient de rudes pêcheurs qui passaient par son corridor ou par sa boutique. Un jour, pourtant, flânant et entrant dans l’étroite cour, je découvris tout un équipage rassemblé dans une pièce qui donnait sur cette cour. La table était mise sommairement, et tous les hommes mangeaient, d’un air assez soucieux, la soupe au poisson. J’appris que l’épicière, comme d’autres gens du pays, était propriétaire de barques, trois barques avec sept hommes par barque. Les vingt et un hommes travaillent pour elle, acceptent de s’en aller, chaque jour, vers les hasards de la mer, recevant en paiement le tiers du poisson pêché. Le reste est pour l’épicière. Ils vendent leur tiers de poisson comme ils peuvent, et la plupart logent chez leur patronne, qui devient leur hôtelière. Ils peuvent aussi prendre là leurs repas. On s’arrange pour les frais, et une partie du gain des pêcheurs s’en va retrouver le reste dans le tiroir de la propriétaire des barques et de la maison. Voilà une entreprise de pêche. La réunion de ces pêcheurs se nomme une « coteriade ». Une barque complète vaut trois mille francs et peut rapporter trois mille francs par an. Le métier n’est pas mauvais pour la bonne femme qui reste chez elle. Elle court le risque d’avoir un de ses bateaux perdu, mais c’est rare après tout, elle trouverait plutôt les hommes trop prudents, ne partant pas par tous les temps, ou rentrant aussitôt qu’un grain sérieux menace. La patronne attend paisiblement le retour dans sa boutique, encombrée de tout ce que l’on peut vendre dans une boutique de petite ville : du sucre, du café, du sel, du poivre, des allumettes, des étoffes, du fil, des assiettes, des bols, des casseroles, etc. Eux, ils s’en vont la nuit ou de fin matin, et c’est un soir, que je m’en vais ainsi avec eux, qu’ils me content leur histoire. D’autres encore partent, et la mer est toute constellée de lumières et tachée d’ombres. Ils pêchent dans la rade du Palais, ou plus au large, jettent le chalut, relèvent des casiers, cherchant les courants et les meilleures places. Cette fois, la sardine abonde, et la barque est bientôt pleine. Le joli poisson vert, bleuâtre, argenté avec des nuances roses ! Et le bon poisson, grillé, ou frit, ou bouilli ! Mais il y en a tant et tant que l’on en est bien vite rassasié, et que l’odeur de ce joli, bon et frais poisson devient insupportable ; on finit, pour se distraire de cette nourriture monotone, au parfum trop fort, par demander des sardines à l’huile, pour changer. Mais une nuit et une matinée de pêche, voilà le vrai plaisir, pour quelqu’un qui n’est pas un pécheur, et qui n’évalue pas le poisson dont il aura le tiers en paiement. La nuit, cette mer du mois d’août est délicieuse, d’un bleu profond et puissant dans les parties d’ombre, d’un bleu argenté sous la lumière de la lune. Là, on peut connaître la légèreté et la vivacité d’un air sans poussière, imprégné de fine salure, la brise bienfaisante qui emporte au large l’odeur de la rogue qui sert à prendre les poissons, et l’odeur des poissons aussi. Le soleil se lève, et c’est une autre fête, celle de la lumière grandissante, et c’est toujours le même air limpide et fort qui gonfle la voile lorsque nous rentrons au Palais, vers midi. Tous les bateaux, partis en même temps, rentrent à la fois, et c’est une joie que de les voir venir de toutes les directions vers l’entrée du port, se hâtant comme s’ils obéissaient à un signal. C’est un signal, en effet, qui les rappelle, c’est le désir d’arriver et de vendre, les uns aux usines, les autres aux marchands et aux hôtels, tandis que d’autres encore s’en remettent de ce soin aux gens qui les emploient. On déjeune au fond de la barque, ou dans l’un de ces « débits » où le marin sait qu’il peut cuire son poisson, d’après l’enseigne mise au-dessus de la porte : Fait chaudière. Ou bien encore le pêcheur s’en va vers la maisonnette des champs où la femme et les enfants l’attendent.

À BELLE-ÎLE : LA CÔTE DITE DE LA MER SAUVAGE.

Le Palais n’est pas seulement un port animé par le mouvement de la pêche, c’est aussi une ville qui a son existence particulière et qui se présente dans un cadre intéressant. Ce cadre est d’un style où se mélangent le XVIe et le XVIIe siècle. Vauban a passé par là, a continué les travaux du maréchal de Retz et du surintendant Fouquet, a donné son caractère à la citadelle, a creusé un bassin, dit la Belle-Fontaine, d’une contenance de près de 8 000 hectolitres, pour la provision d’eau des navires.

Auprès de la citadelle, le pénitencier est occupé par une colonie de jeunes détenus, pupilles de la Seine, atteints de peines disciplinaires, et que l’on envoie là pour essayer de modifier leur instinct, d’adoucir leur violence par un changement subit d’existence, par le grand air et la mer. On en fait des ouvriers, des jardiniers, des rameurs et des pêcheurs, on en fait même des musiciens : un orphéon s’est formé parmi eux. Là furent envoyés aussi, par jugement de la Haute-Cour de Bourges, siégeant en 1849, les condamnés pour l’affaire du 15 mai 1848. Barbès fut du premier lot de prisonniers. Blanqui ne vint qu’en 1850. Celui-ci fit un stage au Château-Fouquet, belle maison seigneuriale ombragée d’ormes où habita le surintendant de Louis XIV. Au Pénitencier, où il fut mis en février 1851, il y avait six cents condamnés politiques. Le souvenir de leur séjour est resté assez vif chez de vieux habitants du Palais. Je visite les anciennes cellules, je parcours les couloirs, les cours, le préau herbu, je recueille des renseignements, — vérifiés et augmentés ensuite par la lecture des papiers de Blanqui. Ce pénitencier fut une ville politique. Le différend entre Barbès et Blanqui passionna les détenus, et il y eut des réunions orageuses, comme dans les clubs de Paris. Blanqui fit un cours d’économie sociale aux détenus, deux fois par semaine. Il y eut parfois le contre-coup des agitations du dehors, il y eut aussi des distractions, des chants, des jeux, des promenades dans le grand préau de 250 mètres de longueur sur 125 mètres de large. Les condamnés politiques, anciens ouvriers de Paris, entonnaient à pleine voix les hymnes patriotiques et révolutionnaires, que venaient écouter les habitants du Palais, groupés sur les glacis de la Citadelle. La belle saison passée, les réunions avaient lieu dans un préau couvert, où des représentations furent vite organisées, avec une scène, un orchestre, suffisants pour donner l’idée des mélodrames du boulevard, joués par des acteurs convaincus. Il y eut des banquets anniversaires de 1830, de 1848, des manifestations à des enterrements, le drapeau rouge déployé, le cortège faisant plusieurs fois le tour du préau ; il y eut des révoltes, des punitions. On enfermait les punis au Château-Fouquet, non plus dans les chambres de la maison, mais dans les cachots de la cave, affreuses cellules sans air et sans lumière. Il y eut aussi des tentatives d’évasion : l’une est restée célèbre dans l’île, celle de Blanqui et de Cazavan, qui avaient fait marché avec un pilote, et qui furent livrés par celui-ci. Enfin, tout ce monde fut dispersé. Les uns avaient fini leur temps. D’autres furent graciés, et parmi eux Barbès. Blanqui fut transporté en Corse.

La principale industrie de l’île était, autrefois, l’élevage des chevaux : on y rencontre, en effet, d’excellents pâturages, d’où il sortait annuellement 7 à 800 chevaux de traits de la plus belle race bretonne. L’élevage continue sur un champ moins vaste, forme des sujets — bœufs, chevaux et porcs — remarquables. Il ne faut pas omettre non plus que l’on cultivait dans l’île la pomme de terre, avant la vulgarisation de Parmentier : les patates ont été importées par les Acadiens, venus ici lorsque les Anglais, qui occupaient Belle-Île, la cédèrent à la France contre la Nouvelle-Écosse ou Acadie, en 1763. Enfin, de nos jours, l’activité s’est portée sur l’industrie des conserves ; des usines occupent un grand nombre d’ouvriers et d’ouvrières. La mer est abondante en homards, et l’on pêche, avec la sardine, le congre, le thon, les anchois, etc.

Je quitte le Palais, son port, sa rue des Ormeaux, je quitte l’odeur de la rogue, pour m’en aller explorer l’île, qui constitue sûrement un monde intéressant.

LEVER DE LUNE, À BELLE-ÎLE.

Sauzon, à l’est du Palais, se nomme aussi Port-Philippe, et c’est surtout, en effet, un port. Le petit bourg échelonne ses quelques maisons au pied des collines reflétées par l’entrée d’eau, dont l’étendue est de plus d’un kilomètre. Quelques maisons se dressent sur la côte : futur pays de villégiature pour ceux qui aiment le vent et l’eau. À l’ouest du Palais, c’est la pointe Taillefer, c’est Port-Sallo, gagnés par le sentier des falaises grimpant les pentes gazonnées, traversant les vallons humides, les landes fleuries, les plages de sable blanc. Le surlendemain, je vais au sud, tout droit par la route du Phare, qui longe la belle allée de pins de la maison Trochu, aboutit au hameau de Kervillaouen, bâti au pied du phare. Le paysage, ici, est d’une beauté grandiose. Pour le voir dans toute son étendue, je grimpe l’escalier du phare. La colonne de granit, haute de 84 mètres, s’élève parmi des massifs de tamaris. La chambre des veilleurs est admirable de simplicité : là, aucun surcroît de meubles, aucun entassement de bibelots et de paperasses. J’y voudrais une ou deux gravures au mur et quelques bouquins, les bouquins indispensables, les fameux bouquins que l’on emporterait dans une île déserte, mais c’est tout. C’est parfait, cette alcôve taillée dans la pierre, ce lit, cette table, cette chaise, cette horloge à caisse de bois, cette double fenêtre, et le paysage entrevu. D’en haut, en tournant autour de la lanterne, je vois le pays se dérouler sous mes regards ; le tracé des routes, des sentiers, les champs délimités, les maisons qui semblent des dés ou des dominos à toits rouges ou bleus, — c’est le paysage de terre ; une ligne de côtes farouches, un amas de roches qui s’amoncellent et s’avancent dans l’eau, des plages de sable, des lames énormes, une écume blanche sur une ligne sombre, qui part de Port-Goulphar et de Port-Domois, au pied du phare, et qui s’en va jusqu’à la pointe des Poulains, près Sauzon, — c’est le paysage de mer.

Je me fixe à Kervillaouen, dans une petite maison où je trouve une chambre et une salle à manger d’auberge, cabaret où viennent les pilotes. Je trouve aussi un compagnon, Claude Monet. Je ne connaissais le peintre que par un échange de lettres, mais nous sommes devenus vite amis et d’une amitié qui a duré. C’est en sa compagnie que j’ai vu les côtes de la mer Sauvage, le Talus, Port-Goulphar, Port-Coton, toutes ces entrées de mer parmi les falaises rocheuses énormes, les blocs couverts d’herbe fine et de bruyères. En avant, ce sont des pierres dressées dans le fracas des vagues, des obélisques, des pyramides, des animaux fantastiques, un lion que le flot charge d’une crinière d’écume. À Port-Scheul, toujours en remontant vers le nord, ce sont des dunes grises, dorées, orangées. La grotte de l’Apothicairerie ouvre sa nef mystérieuse. Le port du Vieux-Château est une crique où l’on a l’idée d’une ruine par les rocs en désordre : au sommet de la falaise, des mamelons indiquent la place d’un camp romain. Le dernier et formidable aspect de rochers est la pointe des Poulains : c’est là, parmi les pierres, dans un petit fortin de Vauban, que Mme  Sarah Bernhardt a installé sa maison d’été. Les plus hauts, les plus formidables de tous ces rochers, sont ceux de Port-Domois : un lourd cap formé de blocs que Claude Monet nomme les Cathédrales, et, au milieu du port, une roche trouée en forme d’arche, la roche Guibel.

À BELLE-ÎLE : L’ENTRÉE DE LA MER, APPELÉE PORT-GOULPHAR.

J’ai vu là, pendant un mois, toutes les beautés de la lumière sur la mer et sur les rochers, un espace d’une exquise pureté, où les mousses vertes et dorées, les bruyères roses, les pierres bleuâtres et rouillées créent une harmonie incomparable. J’ai vu les jeux de la mer, l’assaut des vagues par rangs pressés, leur arrivée haute et rigide, leur écroulement contre la falaise, leur poudroiement de vapeur d’eau, leur écume furieuse qui saute parfois au-dessus de la falaise, et s’en vient, portée par le vent, jusque dans les champs. J’ai vu, dans les grottes, cette eau furibonde devenue immobile, un miroir de saphir ou d’émeraude. J’ai vu la tempête d’octobre après le beau temps du mois d’août et l’automne venteux de septembre, l’étendue transformée en abîme chaotique, les rochers disparus sous les paquets de bave crachés par l’Océan, l’ouragan maître de l’espace.

J’ai vu aussi les habitants, les pêcheurs, les pilotes qui viennent, chaque jour, à l’auberge, hommes épais, solides, lents, au parler tranquille, toujours à consulter le baromètre, toujours à parler de ce qu’ils ont vu en mer, de la course qu’ils ont faite hier, de celle qu’ils feront demain. Ce sont de fameux marins, et les navires qu’ils vont chercher au large peuvent se confier à ces bons guides, qui connaissent tous les rochers, toutes les pierres de la côte, toutes les « habitudes » des courants et des marées. À terre, ils cultivent leur jardin, mènent leur vache à la pâture, vont chercher du varech et du goémon à la grève, promènent leurs mioches. On peut passer des heures à causer avec eux, à l’abri de quelque vieux mur. Ils sont loyaux et braves, et ils n’ont que mépris pour l’homme qui a livré, en 1853, les deux condamnés politiques évadés. L’un de ces marins me conduit à Radenec, me montre la maison où couchèrent les fugitifs, où ils furent livrés au matin. Il me montre aussi, ailleurs, la maison achetée avec l’or de la trahison : c’est, dans le langage du pays, le Château-Blanqui, incendié deux fois, maison mystérieuse que l’on croit visitée par les revenants.

Ce côté sud et ce côté ouest de Belle-Île sont les plus intéressants. Je vais toutefois à Bangor, commune d’où dépendent le hameau de Kervillaouen et le Phare, et j’y trouve une jolie porte au bout d’une allée d’arbres. Je vais à Locmaria, au sud-est, où sont les fameuses grottes que Dumas père choisit comme décor de la mort de Porthos, l’un de ses mousquetaires attaché à la fortune de Fouquet.

LA PORTE DU VILLAGE DE BANGOR, À BELLE-ÎLE.

Je vais du Palais à l’île d’Houat, régie alors par le curé, aubergiste, épicier, tailleur, maire, juge de paix, syndic des gens de mer, gouverneur des deux cent cinquante habitants qui cultivent la terre et pêchent autour de l’île. Houat a la forme d’une chèvre, Hœdik la forme d’un crabe. Malgré cela, Houat veut dire canard, et Hœdik, caneton. Les deux îles sont très fréquentées en hiver par les bandes de canards sauvages. Les gens partagent les produits de la pêche. La terre, très morcelée, appartient par menues parcelles à des individus différents, mais, comme les produits de la pêche, les produits du sol sont partagés proportionnellement à la part de chaque associé. Élisée Reclus, qui relate ces détails, ajoute qu’un Conseil de douze vieillards est adjoint au curé-gouverneur ; que la « masse commune », alimentée par des cotisations et des ventes, fait des avances aux pêcheurs, au commencement de chaque campagne. Voilà une population qui a résolu le problème de la vie commune, et elle y était, d’ailleurs, bien forcée pour éviter la misère. Ne croyez pas qu’il s’agisse de sauvages : on voit du « monde » à Houat et à Hœdik. À Houat, la comtesse de la Boulaye a installé un établissement d’aviculture. Il y a des visiteurs, des touristes venus de Quiberon comme je viens de Belle-Île.

La côte, assez rude, est dominée d’un fort et d’un moulin. Le village, c’est une église et quelques maisons. Des moutons paissent l’herbe pauvre. Les fleurs abondent, des œillets comme à Quiberon, des églantines, des lis. Les femmes travaillent la terre, les hommes pêchent. L’aspect des gens et des maisons est pauvre. Il y a du blé, pourtant, à Houat, et des crevettes aussi, qui sont recherchées et qui se vendent bien à Quiberon, à Auray et au Croisic.

La journée est avancée, et je renonce à Hœdik, mais je ne puis partir le lendemain de Belle-Île, comme je le désirais. Le temps, qui menaçait, se déclare en tempête, et c’est seulement vers la fin du mauvais temps, quand le bateau a repris son service, que je puis quitter Kervillaouen et m’embarquer au Palais. Si j’ai trouvé le beau temps monotone à l’aller, je n’ai pas à me plaindre de la variété du retour. Nous essuyons la fin de la tempête. Quelle mer ! Ce n’est plus l’eau bleue et huileuse, où les mouvements du bateau étaient presque imperceptibles. À peine sommes-nous sortis des eaux du Palais, où le calme est relatif, que le bateau est comme saisi, emporté par une avalanche. C’est aussi saisissant, aussi brusque que si nous avions été tout à coup précipités du sommet d’une montagne. Nous ne sommes plus sur une surface égale, nous descendons une pente vertigineuse. Patience ! cela ne dure pas longtemps. Aussitôt arrivés au fond du gouffre, nous remontons la pente opposée. Il faut avoir passé par là pour savoir quelle hauteur peut atteindre une vague. D’en bas, on ne peut croire que le chétif bateau pourra jamais remonter ce versant, et d’en haut, on a la sensation que l’on va tomber au fond d’un gouffre. Les vagues, qui se creusent ainsi et se chevauchent, me font l’effet d’avoir la taille et le volume de maisons de six étages. Mais nous avons le vent pour nous, et l’on hisse la voile sur le vapeur pour aller plus vite. Le bateau va plus vite, en effet, couché sur le côté, et il faut s’agripper solidement pour ne pas être roulé à chaque instant sur le pont inondé d’eau. Nous ne mettons pas une heure pour aller jusqu’à Quiberon. En route, je pensais à Claude Monet qui attendait là-bas, à Kervillaouen, la fin de la tempête pour retourner à la côte, où il n’aurait pu tenir contre le vent, malgré que je l’aie vu souvent amarrer son chevalet à des pierres pour résister. Je pensais aussi aux tempêtes de Ruysdaël, aux mers violentes de Delacroix : c’est le même vert transparent et glauque, la même force de l’eau, pour ainsi dire musclée.

À Quiberon, après le débarquement des passagers à dos de matelot, on s’en fut chercher un réconfort à l’hôtel, où la table était succulemment servie. Quelle mer ! mais quel déjeuner ! Tous les produits excellents de cette mer furieuse sont là : crevettes, homards, langoustes, araignées de mer, sardines fraîches, et je ne sais combien d’autres poissons et d’autres coquillages. Je reste à Quiberon une journée, et sans le vouloir, au cours de ma promenade, je retrouve les menhirs et les dolmens que j’avais un peu fuis, je l’avoue, après la surabondance des allées de Carnac. C’est le Mané-Meur, menhir et dolmen, les menhirs du Moulin, le dolmen de Keridennel, le dolmen de Port-Blanc. En m’en allant, enfin, vers Hennebont, je vois encore les restes d’alignements de Sainte-Barbe, et, à l’arrêt d’Erdeven, les alignements les plus considérables, qui se dispersent sur une longueur de 2 kilomètres et ne comptent pas moins de 1 030 menhirs, presque tous en ruines, et dont les plus hauts mesurent de 6 à 7 mètres.

LES MENHIRS DU MOULIN, À QUIBERON.

Par Hennebont, on rentre dans la vieille Bretagne, et tout de suite, après ce séjour des plages et les villégiatures en toilettes, on est ramené aux souvenirs du passé. Des restes de murailles entourent le vieux château, séjour des seigneurs qui possédaient le pays avant les ducs. C’est là que l’héroïque Jeanne de Flandre fit le serment de continuer la lutte entreprise par son mari, le comte de Montfort, captif au Louvre, et entama, contre Jeanne de Penthièvre, la guerre qui fut nommée la guerre des deux Jeanne. Elle y soutint deux sièges, en 1342 et 1343, et fut délivrée par la flotte anglaise. Avec quelques épisodes des guerres de religion, en 1590, c’est à peu près toute l’histoire officielle d Hennebont.

FEMMES D’HENNEBONT.

La ville est bâtie sur deux coteaux entre lesquels coule le Blavet, bordé de quais, creusé en port, où, à marée haute, pénètrent des navires d’assez fort tonnage. L’eau est chargée d’embarcations. La vie d’Hennebont est là. Malgré cette division en deux parties du fait de la rivière, Hennebont comprend en réalité trois villes : la ville Close, la Vieille ville et la ville Neuve. La plus curieuse est sûrement la ville Close, qui peut être dite la plus vieille ville : elle n’a guère changé d’aspect depuis le xviie siècle, époque où la peste la ravagea ; les plus récentes maisons datent de cette époque, et les autres remontent aux siècles précédents. On se croirait encore dans l’ancienne place forte qu’était Hennebont au moment de la Guerre de Succession ; ce sont les mêmes rues sombres et tournantes, les mêmes maisons qui vont perdre l’équilibre, les mêmes marches disjointes. Il reste des morceaux de remparts, une belle porte au pont-levis disparu, des fragments de courtines à mâchicoulis, une tour massive. Parmi ces pierres et celles du château, qui communiquait avec la ville Close par un souterrain, évoquez Jeanne de Montfort parcourant les rues à cheval, se mettant à la tête des hommes d’armes, aux jours de sortie, guettant l’arrivée de la flotte anglaise.

HENNEBONT. LA VILLE CLOSE AVEC SES RUES CALMES ET SES MAISONS DES SIÈCLES DERNIERS.
NOTRE-DAME-DE-PARADIS, À HENNEBONT.

Il est d’autres aspects, des rues animées par le négoce, par les jeux des enfants, par le passage des voitures, par la marche des porteuses de lait. Ces rues mènent à la place de l’Église, Notre-Dame-de-Paradis, construction du début du xvie siècle qu’il a fallu restaurer : une grosse tour, des petits clochetons autour du clocher. La ville, malheureusement, est d’une saleté rare, toute Moyen Âge. Le charme d’Hennebont est au dehors : c’est sa situation, sa rivière, ses collines, les paysages verdoyants que l’on aperçoit de toutes parts, une nature plaisante, abondante, qui n’a pas la grandeur sauvage et monotone des paysages de landes autour d’Auray, mais qui réjouit les yeux du voyageur au sortir de tant de régions rudes et misérables. Le pays est aussi mouillé de rivières, ombragé de bois, jusque vers Pont-ScorFf, où il y a une des chapelles romanes de la Bretagne.

Lorient est un port de mer sans la mer. La ville est bâtie à l’embouchure du Scorff, à l’endroit où celui-ci rencontre le Blavet et forme avec lui un large estuaire, étranglé devant la citadelle de Port-Louis, développé ensuite en un large chenal, qui se termine par les pointes du Talut et de Gavre. C’est en quelque sorte, auprès des villes avoisinantes, une ville neuve. Elle date du xviie siècle, alors que les commerçants bretons, faisant le trafic avec les Indes, construisirent sur les deux rives du Blavet des dépôts de marchandises en transit. En 1664, la Compagnie des Indes orientales fut mise en possession de la côte : elle tenait de Louis XIV le droit de naviguer « pendant trente ans, seule et à l’exclusion de tout autre bâtiment, dans les mers des Indes de l’orient et du sud ». La Compagnie s’empara des hangars du Blavet, en construisit d’autres, les transforma en vastes magasins, creusa un port, un bassin, bâtit des maisons ; une population vint s’établir autour de ce foyer d’activité, et on donna le nom de « l’Orient » à la nouvelle cité. Mme  de Sévigné, au cours du voyage qu’elle fit dans la région, écrit, le 31 août 1689, dans une lettre datée d’Auray : « Nous avons, ma chère belle, fait depuis trois jours le plus joli voyage du monde au Port-Louis, qui est une très belle place, dont la situation vous est connue… Nous allâmes, le lendemain, dans un lieu qu’on appelle Lorient, nom emprunté au pays d’Orient, avec lequel on fait ici de vastes opérations commerciales, et petit port situé à une lieue dans la mer, cette belle pleine mer qu’on a toujours devant les yeux. Un M. Le Bret, qui arrive de Siam et qui a soin de ce commerce, et sa femme, qui arrive de Paris et qui est plus magnifique qu’à Versailles, nous y donnèrent à dîner. Nous fîmes bien conter au mari son voyage, qui est fort divertissant. Nous vîmes bien des marchandises, des porcelaines et des étoffes : cela plaît assez… Si vous n’étiez point la reine de la Méditerranée, je vous aurais cherché une jolie étoffe pour robe de chambre, mais j’eusse cru vous faire tort. Nous revînmes, le soir, avec le flux de la mer, coucher à Hennebont, par un temps délicieux ; votre carte vous fera voir ces situations. »

La Compagnie des Indes fusionna avec la Compagnie d’Occident, en 1719 ; la ville se développa encore, fut fortifiée, envoya des députés aux États de la province. C’est un port de guerre en 1740, lorsque Dupleix et Mahé de la Bourdonnais vont battre les Anglais dans l’Inde et s’emparer de Madras. Six ans après, une flotte anglaise vint assiéger inutilement Lorient. La perte des Indes ruina la Compagnie. Une nouvelle compagnie fut fondée par arrêt du 14 avril 1785, mais ne tarda pas à faire retour à l’État. Sous Napoléon, Lorient devint définitivement un port militaire et une place de guerre. À ce moment, la population n’y dépassait guère quinze mille habitants, elle est, aujourd’hui, d’environ quarante-cinq mille.

LORIENT. STATUE DE L’ENSEIGNE BISSON.

On entre dans la ville par la porte du Morbihan. C’est un peu l’entrée de Brest : des remparts, des talus plantés d’arbres, des fossés, et toute une population qui vient là chercher les agréments de la campagne. Presque tous les abords des grandes villes se ressemblent. Lorient est tout à fait grande ville, d’aspect et d’habitudes, une grande ville divisée en deux parties, par le port d’échouage et le bassin à flot. La partie nord est la ville proprement dite, séparée du Scorff par l’arsenal, et entourée d’une double enceinte de remparts, dont la plus avancée est une ligne à front bastionné, à redans et à courtines. C’est là que se trouvent la mairie, le lycée, l’hôpital, le théâtre, les halles, le musée, les statues de Bisson, de Victor Massé. La préfecture maritime est en dehors, sur la place d’Armes, dans l’un des pavillons construits en 1733 par la Compagnie des Indes. L’autre partie de la ville, au sud, est faite de quelques rues autour de la place Rohan et contient un petit square avec la statue de Brizeux. Le tout est fort ordinaire, mais l’existence est assez mouvementée par l’importance maritime de la ville. Les cafés sont très occupés, et il y a foule, place d’Alsace-Lorraine, à l’heure de la musique. Il est, toutefois, inutile de chercher quelque monument intéressant. Les monuments, ici, sont dans le port : ce sont les cuirassés et les transports, telle vieille frégate transformée en caserne flottante. En ville, il y a trois statues : place Bisson, une statue en bronze par Gatteaux évoque le souvenir de l’officier breton qui, le 6 novembre 1827, mit le feu aux poudres du brick qu’il commandait, plutôt que de se rendre aux pirates turcs ; cours de la Bove, la statue de marbre, par A. Mercié, du compositeur Victor Massé ; square Brizeux, la statue de marbre du poète de Marie, œuvre de P. Ogé. Brizeux est enterré au cimetière de Lorient, et sa tombe de granit est ombragée par un chêne magnifique. Il l’avait désirée ainsi. Le poète qui a célébré la Bretagne, « terre de granit recouverte de chênes, » est l’un de ceux qui ont le mieux exprimé certains aspects des paysages et de l’existence du pays. Ce fut un doux poète, disant sa vie tranquille et ses amours mélancoliques. Il connut Paris, fit des visites, songea à l’Académie, voyagea en Italie avec Auguste Barbier, fut célèbre par son poème de Marie. Né à Lorient, en 1803, il fit ses études au collège de Vannes, fut clerc d’avoué à Vannes, sur la recommandation de son oncle, curé d’Arzanno, vint à Paris en 1826. Il y fit une pièce pour le Théâtre-Français, traduisit le Dante, puis revint en Bretagne, publia les Bretons, les Histoires poétiques, etc. Son œuvre reste Marie, le poème de la pure enfant en laquelle Brizeux aime la Bretagne. Son livre a la couleur des eaux, l’illumination des genêts, la tristesse de la lande. C’est une Bretagne adoucie, mais vraie tout de même. Renan, dans le discours qu’il prononça en 1883 à l’inauguration du monument de Brizeux, a très bien dit que si Brizeux n’avait pas découvert la Bretagne, il avait découvert « l’amour breton, amour discret, tendre, profond, fidèle, avec sa légère teinte de mysticité. » Jules Simon, qui parla après Renan, célébra les Bretons comme Marie : « Marie, dit-il, est l’idylle du printemps, belle comme une fleur sauvage ; les Bretons sont le fruit d’un art plus exercé et plus maître de lui, peut-être un peu attristé par les déceptions de la vie et le pressentiment d’une mort prématurée. » Brizeux mourut, en effet, à cinquante ans, loin de la Bretagne.

LORIENT : LA TOMBE DE BRIZEUX.
LA TRISTESSE DE LA LANDE CHANTÉE PAR BRIZEUX.

Jules Simon aussi est né à Lorient, mais il n’y a pas encore sa statue. Ce fut un écrivain châtié et fin, un orateur, ou plutôt un causeur très personnel, et dont l’influence de parole fut grande sur les assemblées politiques. Son livre sur l’ouvrière est sérieux, son livre de souvenirs de jeunesse est charmant, et fait très bien revivre la Bretagne de son temps. L’homme d’action fut adroit, de caractère un peu fléchissant.

LORIENT. LES BÂTIMENTS DE L’ARSENAL ET LA TOUR DES SIGNAUX.

Le port militaire, bordé de beaux quais, s’étend depuis la jetée du Commerce, à l’angle nord de laquelle sont bâties les casernes, jusqu’au pont du chemin de fer, près des abattoirs. Les bâtiments en bordure sont en grande partie occupés, du côté de la ville, par l’arsenal, et de l’autre côté par les chantiers de constructions navales et le terrain de manœuvres. Les deux conditions principales requises pour l’établissement d’un arsenal maritime sont un bon port et une rade sûre. Aucun établissement de ce genre, celui de Brest excepté, ne remplit mieux ces conditions que Lorient, protégé par des défenses naturelles, par un chenal infranchissable. Tous les services sont groupés dans ce vaste espace, depuis les états-majors jusqu’aux ateliers de voilerie et de cordages. Les parties les plus intéressantes sont le pavillon Louis XV ; l’ancien bagne, occupé par l’artillerie coloniale ; la tour de la Découverte, ou tour des Signaux, élevée au xviiie siècle, haute de près de 40 mètres, et d’où l’on aperçoit l’étendue jusqu’à l’île de Groix ; le parc d’artillerie ; les frégates-casernes, etc., tout ce qui constitue une place de guerre de première classe. C’est un musée de canons et de projectiles, animé par le va-et-vient incessant des marins et des ouvriers. Mais Lorient est aussi une ville qui occupe un bon rang dans le trafic général et le commerce par eau. Le port de commerce situé, comme je l’ai dit, entre les deux parties de la ville, bordé de quais larges, d’accès facile, est sans cesse en mouvement d’arrivages et de départs ; les échanges portent sur le beurre, le poisson, les conserves, la cire, le miel, les céréales, les vins, les eaux-de-vie.

LORIENT : L’ENTRÉE DU PORT MILITAIRE À MARÉE BASSE.

Les promenades autour de la ville pourraient être nombreuses : Kerentrech, Keroman, l’étang de Ter, Plœmeur… Mais quand l’eau est là, qui vous invite, quand la grande lumière du large brille, comment résister au bateau à vapeur et à la barque à voile ! Je vais à Port-Louis, petite ville plus ancienne que Lorient, créée par Richelieu, baptisée par Louis XIII, enfermée dans de grosses fortifications, pourvue d’une belle plage et de beaux jardins où mûrissent d’excellentes figues. J’habite quelques jours une maison attenant à l’un de ces jardins. On me raconte un peu l’histoire de Port-Louis, la captivité de Louis-Napoléon en 1836 ; on me montre les curiosités, l’église du xviie siècle, le couvent des Récollets ; on me propose aussi de voir des menhirs, des alignements, aux environs, mais je préfère jouir paresseusement de la plage de sable fin, de la mer étincelante, de la vue de Larmor et de la pointe de Gavre.

C’est à Port-Louis que je prends le vapeur de Lorient, qui fait escale ici avant de filer sur l’île de Groix. Les 14 kilomètres sont vite franchis, quand le Coureau, bras de mer qui sépare l’île du continent, est comme aujourd’hui le séjour délicieux du beau temps. Un gai soleil éclaire les vagues souples ; les marsouins jouent, bondissent, font des culbutes autour du bateau. On débarque à Groix, capitale de l’île, et j’ai vite monté la rue, fait le tour de la petite place ombragée. Je reste là un jour à causer à table d’hôte avec un commissaire de marine, très élégant, très charmant, et déplorablement alcoolique, qui revient de longs voyages et me raconte un arrêt à Sainte-Hélène. Je quitte, le lendemain, cette capitale et ce compagnon toujours prêt à trinquer, à trinquer n’importe où, à chaque débit qu’il rencontre sur le port ou le long des quelques rues, et je m’en vais à la découverte par les sentiers de l’île. Comme à Belle-Île-en-Mer, j’ai passé de longs jours ici, à la pointe sud-est de l’île, près du village de Locmaria, chez une excellente hôtesse qui se nommait Eulalie K… et qui était épicière et aubergiste. J’ai parfois moulu son café pour ses pratiques et elle m’offrait généreusement un petit verre de bénédictine. Le commissaire de marine me découvrit là et vint parfois me relancer ; mais il finit par se lasser, après plusieurs promenades, car je l’entraînai, sans le prévenir, en des excursions au long de falaises sans aucun comptoir pour tenter l’arrêt et la soif du passant. J’étais très bien chez Eulalie, j’avais une belle chambre à rideaux blancs, ornée des images de tous les saints et des photographies de toute la famille de la patronne. Je n’étais pas souvent dans cette chambre, d’ailleurs. J’aimais mieux causer avec Eulalie, qui n’était point belle, je me hâte de le dire, mais qui avait la conversation la plus intéressante. Vieille fille, avec un visage rond, rouge et luisant comme une pomme, une bouche de travers, des yeux plus que riants, rigolards, elle racontait les événements de chaque jour et philosophait sur la vie avec une verve extraordinaire. Riche, elle possédait, comme la bonne femme du Palais, à Belle-Île-en-Mer, une certaine quantité de bateaux, et les bateaux de Groix sont de bons bateaux pontés, qui font la grande pêche. Ces bateaux étaient montés par ses frères. Et elle avait aussi une sœur, Julie, qui refusait de vivre avec Eulalie et était restée dans la maison de la famille, au milieu des champs de blé. Mais c’était Eulalie, l’épicière et l’aubergiste, qui régissait les biens et répartissait les bénéfices entre tout ce monde-là.

« C’est moi leur notaire ! » affirmait-elle, de sa bouche de travers, en se frappant la poitrine d’un coup de poing farouche. Et puis, elle riait d’un rire grinçant et joyeux.

Quand j’avais fini de causer avec Eulalie, je m’en allais me promener dans l’île. Groix n’est guère habitable pour les personnes qui aiment avec raison leurs aises de villégiature. D’abord, c’est une île, et tout le monde n’aime pas les îles. Mais c’est une île magnifique. J’y étais au temps des moissons. Toute la terre était en or. Un soleil ardent illuminait et cuisait les épis. Ce soleil n’était pas gênant, et j’ai fait des promenades en plein midi sans souffrir de ce brasier, sans cesse traversé et rafraîchi par les brises de mer. Partout des femmes, rien que des femmes, occupées aux travaux des champs, comme il n’y avait que des femmes à l’arrivée du bateau. Les hommes naviguent et pêchent. Toutes ces femmes ont un costume fait d’une jupe foncée, d’un corsage sans basques, le devant couvert d’un tablier à bavette, serré à la taille, attaché à l’épaule, la tête coiffée d’un bonnet, ou d’une coiffe plate à deux barbes. La mer est aussi belle que la terre. De chaque point de la côte, la vue est grandiose. La côte est faite de falaises monstrueuses, arrondies en dômes, coupées de vallons, creusées de grottes. Des lézards innombrables courent dans l’herbe et la pierraille.

J’ai fait le tour de l’île en barque, mais il n’y avait pas un marin, ce jour-là, pour me conduire : tous les marins étaient partis sur leurs grands bateaux, pour la pêche au thon, et ce fut un meunier, avec un gamin, qui conduisit la barque, toute petite, avec laquelle nous errâmes, tout un jour, à la base des hautes falaises, entrant dans les grottes où la lumière se réverbérait subtilement dans l’eau couleur d’émeraude.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE DU SUD[20]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


V. — Le Pays de Quimperlé.


Quimperlé. — Le hibou du clocher. — Le silence de la nuit. — Le réveil. — Les tabliers de toutes les couleurs. — L’histoire d’un monastère. — L’église Sainte-Croix. — Saint-Michel. — La forêt de Clohars-Carnoët. — La vie des bois. — La fête des oiseaux à Toulfouën. — La Laïta. — Le Pouldu. — Colonie anglaise. — Douëlan. — Pont-Aven. — Les peintres conquérants. — Rustephan. — Concarneau. — Magnificences de la table d’hôte. — La vieille ville. — Les pêcheurs. — Le jardin de Bretagne. — Gaieté et sérénité. — Les vieilles femmes. — Les fêtes et les danses. — L’archipel des Glenans.


COIFFE DE QUIMPERLÉ.


La petite ville de Quimperlé peut servir à résumer la Bretagne du Sud, dans cette région du Finistère, comme Morlaix et Saint-Pol-de-Léon représentent la Bretagne du Nord. Ici, toutes les verdures, toutes les couleurs affluent, tous les aspects de nature surgissent.

Que l’on arrive par une soirée de clair de lune, ce sera la ville du doux apaisement et du surgissement fantastique, les carrefours vides, les ruelles tournantes aux pignons penchés en avant, aux rez-de-chaussée en retrait. Le clocher de Saint-Michel est posé sur les maisons de la ville montante comme un éteignoir. Bientôt, si la lumière verdâtre, bleue et rose de la lune, vient errer aux découpures de la pierre, ce clocher prend nettement, par ses angles, ses arêtes et sa balustrade, la physionomie d’un énorme hibou, d’un grand-duc coiffé d’une couronne carrée, avec la taie blanche de l’horloge sur un œil. Il est retenu là, posé sur son nid de pierre, depuis le xve siècle, et le son de cloche qui est sa voix est bien une voix d’autrefois, vieillotte, fêlée, bizarre, prolongée en chevrotements et en grognonnements par des ondes sonores très lentes, qui n’en finissent pas de descendre sur la ville et sur la rivière.

C’est tout ce qui anime la nuit de Quimperlé, cette voix d’il y a longtemps. Tout dort du sommeil des humbles villes, de ce sommeil qui est vraiment le sommeil, la petite mort de l’humanité. Aucun pas sur le pavé des rues, aucun roulement de voiture au bout d’une chaussée, pas même le sifflement du chemin de fer sur la hauteur. Tout s’est arrêté à la fois, et l’oreille attentive ne peut percevoir, par moments, qu’une caresse de la brise au feuillage des arbres de la place, qu’un déferlis paisible de l’eau sur la berge, que le choc sourd d’un bateau contre la pierre du quai. Ces nuits-là sont inconnues à l’énorme Paris, dont le sol creux, empli par l’entrecroisement des tuyaux de tous les services publics, répercute le bruit de ce qui circule partout et toujours. Les fiacres de trois heures du matin n’ont pas fini de rouler, les noctambules ne sont pas rentrés, que déjà, par toutes les descentes de faubourgs, les voitures des maraîchers de banlieue s’en vont vers les Halles, au pas endormi de leurs chevaux. Mais ce n’est là encore qu’un bruit tranquille, régulier, presque en sourdine. La ville appartient surtout aux voitures des bouchers et des laitiers qui se lancent à fond de train par la rue, le fouet haut, la voix excitante, comme s’ils concouraient à des courses de chars. Quimperlé ne connaît pas ces délices, et le passant venu des grandes villes doit lui être reconnaissant de lui donner à contempler le décor de l’immobilité, de lui donner à entendre les voix du silence.

Le réveil a lieu de bonne heure ; la gaie symphonie des sabots commence, et quel changement à vue ! La ville semble s’envoler avec les fumées bleues de ses toits, par ses étages de jardins. Les volets poussés, les fenêtres ouvertes, des visages aux yeux rieurs et aux bouches bavardes apparaissent, la coiffe blanche déjà posée sur les chevelures blondes et châtaines. Les marchandes de poisson déambulent, le nez au vent, la bouche bien fendue, et il en est parmi elles qui ne laisseraient pas le dernier mot, j’en réponds, à celles des commères qui dévident le plus magistralement le répertoire dans leur pavillon des Halles de Paris.

Si, de plus, vous traversez Quimperlé un dimanche, et qu’il y ait quelque assemblée dans les environs, il vous sera donné de contempler la plus belle collection de bas bien tirés, de jupons courts, et de tabliers de couleur. Ces tabliers ! il faut les avoir vus réunis, deux par deux, trois par trois, par demi-douzaines et par douzaines, dans les rues de la ville et sur les routes des environs, pour se faire une idée de leur importance, de leur éclat. Aux devantures des magasins, sous l’ombre des auvents, ils n’ont pas cette éloquence éclatante, mais portés par les femmes et les filles de Quimperlé s’en allant et s’en venant d’un pas de promenade, conscientes de leurs beaux atours, ils ont un aspect de réjouissance extraordinaire, ils éclatent aussi haut que la fanfare d’une marche sous le soleil, par un jour de plaisir. Il y en a des bleus, comme des bleuets, comme des pervenches, comme des coins de ciel après la pluie, comme des yeux bleus d’enfants. Il y en a des violets, comme un ciel d’orage, comme la mer en été, vers le soir. Il y en a des rouges, comme du sang ; des roses, comme des roses ; des jaunes, comme des boutons d’or. Il y en a de la nuance changeante de la gorge des pigeons, il y en a de soie blanche qui se dore au soleil et qui se bleuit à l’ombre, et il semble vraiment que ces promeneuses se soient ingéniées à arborer, les jours de fête, tous les aspects de la nature à toutes les heures, toutes les couleurs de leur pays.

Quimperlé, à mon avis, est l’une des plus jolies villes de la Bretagne, non pas seulement pour sa floraison de tabliers, mais pour sa situation privilégiée, au confluent de l’Ellé et de l’Isole, qui deviennent la Laïta, pour la grâce de ses paysages, pour la bonhomie de ses maisons, et la gaieté de ses habitantes. Partout des jardins, partout des arbres. Le coteau de Penarven descendu, c’est l’entrée en ville, la place du Bourg-Neuf, puis l’ancienne place Royale et l’église, si curieuse, de Sainte-Croix. À Quimperlé, comme à Hennebont, la ville est subdivisée : ici, il y a la ville haute et la ville basse, puis, la ville basse, à son tour, se compose de deux quartiers : l’un, enclos par les deux rivières, forme la ville close ; l’autre, sur la rive gauche de l’Ellé, se nomme terre de Vannes, la rivière d’Ellé servant autrefois de ligne de démarcation entre le diocèse de Vannes et le diocèse de Quimper. Le tout fait aujourd’hui partie du département du Finistère.

LA CÉLÈBRE ÉGLISE DE SAINTE-CROIX, À QUIMPERLÉ.

C’est sur le territoire de la ville close que Quimperlé a été fondé. Comme dans beaucoup de villes bretonnes, la première maison a été ici un ermitage, non pas un ermitage de saint, mais la retraite d’un monarque détrôné, Gunthiern, prince de la Grande-Bretagne, roi de Cambrie, qui tua, dans une bataille, son neveu, inconnu de lui. La douleur et le remords le firent renoncer à la couronne. Il s’en vint d’abord à l’île de Groix, puis sur la terre entourée de l’Ellé et de l’Isole. La légende veut qu’il y ait fondé un monastère ; Albert le Grand dit oui, Dom Lobineau dit non. Ce qui est plus certain, c’est qu’il y eut ici un des châteaux des comtes de Cornouailles. L’un de ceux-ci, Alain Canhiart, près de perdre la vue, fut guéri en un rêve où il aperçut une croix d’or. Le pape, consulté, conseilla de construire un monastère en l’honneur de la Sainte Croix, lequel fut fondé le 14 septembre 1029, jour de la fête dite l’Exaltation de la Sainte Croix. Ce fut à ce moment que Belle-Île-en-Mer et autres fiefs furent donnés aux religieux par Alain Canhiart. Les religieux avaient droit sur les moulins de la ville ; haute, basse et moyenne justice sur la ville, dans Clohars et dans Moëlan ; droit de disposer des terres vaines et vagues, taille sur les hommes de la ville, droit sur le sel et autres marchandises importées dans la ville, droit d’étalage sur la halle, droit de police, droit de mesurage des blés, droit d’aunage, droit de croc. Les droits de mesurage servaient à rétribuer, les uns, le religieux prévôt, les autres, l’office du chambrier : le profit des gros poids était pour le chambrier, celui des menus poids pour le prévôt. Dom Placide Le Duc, qui écrit ces détails, nous apprend aussi que, la veille du premier mai, on apportait à l’abbé cinq faucilles neuves : il en prenait deux, le prieur une, le chambrier une, le cellerier une, ou bien, à la place des cinq faucilles, on leur remettait cinq sols. La veille de la Saint-Jean, c’étaient douze faisceaux d’herbe pour les chevaux de l’abbé. L’abbaye possédait un bois, prolongement de la forêt de Carnoët, le manoir de Saint-Nicolas, les moulins à farine et à tan, la pêcherie des Gorets, des rentes sur diverses maisons, de nombreux prieurés par toute la région, près Lorient, Quimper, Port-Louis, Concarneau, Auray, en Quiberon, en Vannes, dans l’île de Groix, à Belle-Île, etc. J’ai dit la dispute pour Belle-Île entre les religieux de Quimperlé et les religieux de Redon, qui se prévalaient d’un acte du duc Geffroy Ier, et comment Quimperlé l’emporta. L’histoire de l’abbaye a été écrite par les moines : le pillage des soldats de Du Guesclin, la charte du duc Jean IV, en 1386, qui donne pouvoir à l’abbé de recourir au bras séculier pour la correction de ses moines, la réforme, en 1476, des mœurs du couvent devenues luxueuses, malgré tels détails cités, comme, par exemple, l’éclairage par des pots de graisse où trempaient des mèches, des mouchons fournis par les habitants de Quimperlé ; la redevance en chandelles est datée de 1482. Le monastère devint de plus en plus une administration, les bénéficiaires se bornant à faire toucher leurs revenus par leur fondé de pouvoir, et refusant même les réparations indispensables aux bâtiments conventuels et à l’église : il fallut le cardinal de Retz comme abbé commendataire pour changer cet état de choses. Son successeur, l’abbé Guillaume Charrier, vint habiter l’abbaye, lui rendit de signalés services. Il eut pour hôte Claude Lancelot, professeur de Racine, qui se fit bénédictin après la dissolution de Port-Royal, et qui fut envoyé à Quimperlé par une lettre de cachet de Louis XIV ; il y vécut quinze années, mourut en 1695, à l’âge de quatre-vingts ans. Le dernier abbé commendataire fut Guillaume Davaux, précepteur du Dauphin, fils de Louis XVI. Le couvent, dont le revenu était insuffisant, fut supprimé en 1790, sur la demande des religieux eux-mêmes, et Guillaume Davaux mourut en 1822. Les religieux, qui étaient vingt et un en 1476, étaient trois en 1590, quatre en 1665, cinq en 1790.

PORTAIL DE L’ÉGLISE SAINTE-CROIX, À QUIMPERLÉ.

Tel est le résumé de l’histoire d’un monastère breton. Les bâtiments, reconstruits en 1678, sont occupés par la sous-préfecture, le tribunal, la municipalité, la justice de paix, le presbytère, l’école communale, la gendarmerie. Le logis de l’abbé commendataire est devenu une hôtellerie. Une partie de la bibliothèque est à Quimper. Une copie du cartulaire est possédée par un amateur étranger. Mais il reste l’église de Sainte-Croix, qui est célèbre à juste titre dans l’histoire de l’art comme l’une des rares imitations du temple du Saint-Sépulcre, de Jérusalem. J’ai déjà signalé, dans ce genre, l’église de Lanleff, dite temple de Lanleff, dans le pays de Saint-Brieuc. Mais Lanleff est une ruine. Sainte-Croix, réparée, refaite en 1476, reste, par beaucoup de ses parties, un monument du xiie siècle. Sa forme générale est circulaire, mais par des ajoutés, elle prend néanmoins la forme de croix imposée aux églises. C’est tout de même un subterfuge, car elle a gardé cette singularité de quatre énormes piliers au centre, avec un espace surélevé, qui correspond à une autre surélévation du chœur par une sorte de galerie ou de pont. L’opinion des archéologues est que le chœur est plus récent que la partie centrale, et que le vrai chœur fut là, entre les quatre gros piliers. Ces piliers, ce centre, voilà la première construction ou réédification, à laquelle on assigna la date de 1083. Au-dessous, il y a une crypte, trois nefs divisées par des colonnes épaisses aux chapiteaux bas, et cette crypte contient le tombeau de saint Gurloës, invoqué pour la goutte, disent les uns, les migraines et les névralgies, disent les autres. Le malade liait sa chevelure à un bout de chaîne fixé à une colonne proche du tombeau, et l’en arrachait violemment ensuite : la chaîne a disparu, et la superstition avec elle. Je ne quitte pas Sainte-Croix sans regarder les sculptures de la Renaissance, fixées au mur de chaque côté de la porte : bon travail de tailleur de pierre qui a représenté le Christ au milieu des anges, les quatre Évangélistes avec leurs attributs. La fresque d’une chapelle n’est pas une bonne peinture.

Sainte-Croix fait tort à Saint-Michel, chapelle devenue église, qui est pourtant un édifice intéressant des xive et xve siècles, et sa tour carrée, à colonnes et à colonnettes, à galeries ajourées, coiffe bien Quimperlé de ses lignes graves et de ses sculptures délicates. Saint-Golomban est en ruines. Le couvent des jacobins, occupé par les dames de la Retraite, n’a plus que sa porte du xve siècle, mais il a conservé ses magnifiques jardins.

QUIMPERLÉ, AVEC LE CLOCHER DE SAINT-MICHEL.

C’est à peu près tout ce qui reste, avec de vieilles maisons, de l’ancien décor de la ville. Les fortifications et les portes ont disparu. Il y a encore les rues, et les ponts nécessaires à une ville bâtie sur deux rivières. Les foires et marchés se tiennent sur la place Saint-Michel, dont une partie se nomme la place au Soleil, et l’autre, la place au Moc’h ou place aux Porcs. Le collège communal est logé dans l’ancien couvent des capucins, chez lesquels nombre d’habitants étaient invités à venir manger la morue, le vendredi saint, comme on allait manger des sardines chez les jacobins, le jour de la Saint-Jean. Le cimetière entoure la chapelle Saint-David. Les armes de la ville sont « d’hermine au coq de gueules barbé, membré et crêté d’or. » On a une liste à peu près complète des maires de la ville depuis le xvie siècle jusqu’à 1790. Le commerce maritime a décru : les bâtiments de trente tonneaux ne peuvent plus remonter la rivière envahie de sables. Deux bénédictins sont nés à Quimperlé : Gurheden, historiographe du monastère de Sainte-Croix au xiie siècle, et Dom Morice, auteur de l’Histoire de la Bretagne, publiée en 1750. Puis, le général Hervé et le prédicateur Boursoul. Le marin Du Couëdic est né aussi près de Quimperlé.

Malgré les passages de touristes et les Anglais établis à demeure, la région de Quimperlé reste solitaire et accessible au promeneur, grâce à la forêt de Clohars-Carnoët, forêt domaniale de 724 hectares.

Elle commence au bas de la ville, elle s’en va jusque vers le village de Clohars, elle se continue çà et là par fragments, allées de chênes, bois de pins, bouquets d’arbres. Ses grandes routes sont sillonnées de voitures de promenade, mais ses chemins et ses sentiers sont déserts, éclairés par la lumière verte qui tombe des arbres. La végétation sort du sous-bois, envahit les talus, — la haute fougère qui se balance en éventail, le rude ajonc étoilé d’or, la bruyère rose, la bruyère violette, la bruyère aux fleurs fanées, d’une pâleur de mort si mélancolique. Toute cette pousse à ras de terre est un monde énorme, d’une variété, d’une richesse inouïes, où vit un autre monde d’insectes innombrables, la pullulation des moucherons, les files sans fin des fourmis agiles, portant des fardeaux plus gros qu’elles, les papillons de toutes tailles et de toutes couleurs, ceux de midi et ceux du soir, les petits papillons violet pâle, qui sont comme des violettes détachées et voltigeantes, les bataillons de coléoptères rayés, bronzés, de cuivre vert et changeant, certains fortement casqués et cuirassés de noir, la tête armée de cornes solides comme des bois de cerf… C’est toute une forêt avec ses habitants, une petite forêt que l’on peut découvrir sous la grande, pour peu que l’on sache rester immobile et attentif à la même place, sans déranger les courses sans fin de tous ces chemineaux, qui connaissent les passages entre deux brins d’herbe.

Si l’on relève la tête, c’est le « temple aux vivants piliers » par lequel Baudelaire symbolisait la nature. Les troncs d’arbres filent plus droits, plus lisses, plus hauts que les colonnes des cathédrales gothiques. Ils ont le contour, la couleur et la dureté de la pierre ; le temps a durci leur bois, l’a changé en jaillissement de granit. Il y a un endroit où ce jaillissement d’arbres en fusées est vraiment admirable. On le découvre de la grande route qui coupe la forêt, à droite, en allant vers Clohars. La forêt, à cet endroit, se creuse en ravin, se relève en colline, et c’est là, sur le sommet montueux, que se dresse un groupe de pins d’une force fine, d’une grâce altière incomparables. Le feuillage en haut seulement, sans branches basses, ils sont les géants qui dominent la forêt. Au soleil couchant, dans la clarté rose, leurs troncs droits font songer à des mâts de navires énormes, leur granit se change en porphyre, et le vent vient chanter ses chants d’orgue dans le feuillage sonore.

Le seul bruit continu, avec ce bruit du vent qui croît et décroît, qui soupire et chuchote, se répand en ondes symphoniques, c’est le chant des oiseaux, dans les haies, dans les arbres, un ensemble de roulades éperdues qui ne s’arrêtent même pas pour le passage planant de quelque oiseau rapace, soudain immobilisé, férocement suspendu au-dessus d’une clairière, cherchant pâture et choisissant sa proie. Tous les autres bruits sont brefs, accidentels, et il faut, pour les entendre, se mettre à l’affût, comme un chasseur, avec la patience et la prudence du pêcheur à la ligne. C’est un froufroutement dans l’herbe, un saut dans la broussaille, parfois une trouée de grosse bête qui écrase tout sur son passage. La nuit, surtout, on peut percevoir les courses légères ou pesantes, et connaître la surprise des souffles tout proches, des formes qui sortent tout à coup d’un hallier et franchissent en deux bonds la route. Alors la forêt a les noirceurs et les transparences douteuses de la nuit, elle est toute tressaillante du mystère des choses inaperçues, emplie de l’horreur de la nature qui a toujours troublé les hommes.

Elle offre, le jour, dans la lumière, des aspects plus accueillants, dans quelques échancrures de sa lisière, sur quelques-uns de ses plateaux où sont établies les huttes de ses charbonniers et de ses sabotiers. Les voilà, les vrais maîtres de la forêt, autant que les gardes qui apparaissent aux tournants, le fusil sur l’épaule, marchant au pas correct du soldat. Ces agglomérations de huttes, installées en campements d’Indiens, ces fumées, cette cuisine en plein air, ces hommes qui travaillent, ces enfants qui rient dans la fougère, tout parle au civilisé inquiet de joie instinctive, d’un au jour le jour sans souci, d’une acceptation naturelle d’un sort médiocre, d’une vie, en somme, aussi heureuse que possible, humble et libre.

Cette belle forêt de Carnoët connaît l’animation d’une fête, une fois par an, le lundi de la Pentecôte, au lieu dit Toulfouën (trou de foin) à l’entrée de la forêt, près Quimperlé. C’est la foire aux oiseaux, de tous les ramages et de tous les plumages. Non loin, l’église de Lothea et les vieilles pierres que l’on donne comme les ruines du château de Carnoët, qui fut le repaire de Con-Mor, un des Barbe-Bleue de la Bretagne.

Mais la ville est le point de départ d’autres excursions.

Quimperlé, qui a déjà le silence de la nuit et la gaieté du jour, n’a pas seulement la forêt, il a aussi la rivière, et, à douze kilomètres, la mer.

Ces douze kilomètres, on peut les faire à travers la forêt de Clohars-Carnoët, ou sur la rivière de la Laïta, formée au bas de la petite ville par la réunion de l’Ellé et de l’Isole. Il est vrai que sur cette rivière on est encore en forêt. L’eau de la Laïta s’en va sous bois, court entre les chênes et les hêtres. Elle est bleuâtre et tendre au départ de Quimperlé, elle se verdit et s’assombrit vite sous la futaie, reflète un feuillage à peine aéré tout au fond de l’eau par un sentier de ciel, resplendit à nouveau aux clairières, s’arrondit de plus en plus en bassins à chaque tournant. Imaginez la forêt de Fontainebleau traversée par une rivière. Cette rivière s’élargit vite, découvre des grèves aux heures des marées descendantes, coule entre des rivages fortifiés de rochers, dominés de bois de pins et de massifs de châtaigniers. Après un arrêt à Saint-Maurice, où l’on passe devant un château du xviiie siècle, reflété par un étang, où l’on visite les ruines de l’abbaye de Saint-Maurice, enclavée dans les bâtiments d’une ferme, le mouvement de la rivière sinueuse continue en balancements de courtes lames. Ces premières vagues élastiques, quelle joie elles semblent donner au bateau qui a suivi paresseusement le fil de l’eau ! On croirait un cheval qui a sommeillé tout au long d’une montée, et qui sent à nouveau l’excitation du fouet et de la voix, et qui devine une belle route devant lui sur laquelle il peut partir d’une course allongée, vive et régulière.

Le bateau arrive ainsi, fringant et excité, au Pouldu, qui est bâti à la fois sur la rivière et sur la mer. Le Pouldu est un hameau de bon repos pour ceux qui ont construit des villas sur la côte, et qui ont entouré de murs leurs jardins plantés de figuiers. Le bord de la mer est dessiné par des haies touffues étoilées de fleurs, rouges de fruits à la saison des mûres, emplies d’un incessant gazouillis d’oiseaux. Les rochers sont bas, et il y a, çà et là, de grandes descentes de sable parsemées de pavots jaunes aux feuilles grasses et bleues. À l’horizon, l’île de Groix se dresse comme une table de pierre au-dessus des flots. L’air est doux, apporte un arôme de fleurs avec l’odeur saline.

Au moment des séjours que je fis au Pouldu et à Quimperlé, le village et la ville avaient un caractère particulier qu’il est inutile de céler, l’orgueil national dût-il en souffrir. La petite ville et la station de bains constituaient une manière de colonie anglaise, régulièrement établie, qui aurait pu avoir son consulat et son pavillon.

Les hôtels de Quimperlé étaient occupés par des familles anglaises, par des jeunes filles anglaises accompagnées de leurs gouvernantes. Une bonne moitié de la place, quand ce n’était pas la place tout entière, était prise par John Bull, son épouse et ses enfants, et John Bull vivait ici comme en Australie et aux Indes. Il a le sens du cosmopolitisme, et il le prouve dans un coin de tranquille petite ville bretonne où il est en villégiature, aussi bien que dans la région où il gouverne au nom de Sa Majesté, empereur et roi. Il est partout à l’aise, il passe pour avoir le sens de son « chez lui » intime, de sa maison discrète, et il apparaît, au contraire, que ce « chez lui », il le trouve partout, et que toutes les places sont bonnes pour installer la théière et manger le roast-beef.

Au Pouldu, c’était l’envahissement, comme à Quimperlé, mais plus complet, d’une mise en scène plus confortable. L’Anglais préfère sans doute ce climat à celui de Londres et de ses alentours : aussi vient-il respirer ici pendant toute l’année. Il a sa maison, son bateau, sa voiture, il bat la côte, il parcourt la forêt ; partout on aperçoit son chapeau blanc, son voile vert, son complet à carreaux. Car il se donne, par orgueil d’affirmation sans doute, l’apparence de l’Anglais classique de nos vaudevilles, et il amène avec lui des femmes et des enfants, qui exagèrent, comme lui, l’anglomanie. Et voilà comment, dans le pays des gais sabots et des beaux tabliers, on rencontre aussi tant de grandes filles costumées en bébés de Kate Greenaway, et qui s’en reviennent, beaucoup trop gravement, d’une séance d’aquarelle ou de la chasse aux papillons.

Il y a une raison pour que la villégiature anglaise prenne tout de suite une apparence de solide installation, pour que notre voisin d’Outre-Manche s’entende à naturaliser la petite ville, l’hôtel, le bord de la mer, où il lui plaît d’élire domicile, pour peu ou beaucoup de temps. Ces mœurs particulières achèvent de mettre en valeur le sentiment du home tant célébré chez les Anglais et par ceux qui parlent de l’Angleterre. Il existe bien, en effet, ce sentiment, mais pas seulement à la façon intimiste, poétique et romanesque qui est passée dans l’opinion de tous. Il est autrement étendu, généralisé, universel. Le home, c’est l’endroit où l’Anglais se trouve. D’où il ressort, avec la dernière évidence, que la mer, surtout, lui apparaît comme son chez-soi, où les autres nations sont bien osées de prétendre. Il est assez aisé de reconnaître comment ce sentiment a pu être inné et toujours se développer en lui. La double explication tient à la situation géographique de l’Angleterre, à son rôle dans le monde, et aussi au sens du réel qui est une des caractéristiques de la nation trafiquante.

La maison-mère est une île. Il a fallu, de toute nécessité, aux hommes établis là, à l’écart des autres peuples, conquérir leur fortune sur l’eau. Leur développement continental s’est trouvé empêché, en Europe ; par la résistance de la France, ils ont trouvé en nous une vitalité, une force, sur lesquelles se sont brisées leurs tentatives, et il leur a bien fallu chercher leur horizon ailleurs. Ailleurs, c’était la mer. Ils l’ont conquise lame par lame, ils l’ont explorée tout entière, ils ont abordé toutes les terres de toutes les latitudes, planté leur drapeau partout où il y avait un rocher, un banc de sable inoccupés. Les habitants de l’île européenne en sont arrivés à posséder un empire immense, lequel comprend des colonies soigneusement choisies, qui figurent au budget par des bénéfices et non par des pertes. C’est alors, après cette course dominatrice à travers le monde, après cette installation partout, que le sens du réel apparaît, que l’esprit pratique fait son œuvre. L’Anglais, on l’a dit et redit, sait voyager, et le dicton qui veut que l’on s’instruise en voyageant s’est trouvé ratifié par lui de la façon la plus nette. Il a reconnu, entre autres choses, que la terre était toute petite, une planète fort restreinte qu’il est facile de parcourir sans cesse, et que le peuple anglais suffirait fort bien à l’occuper tout entière. Mais l’entreprise offre quelques difficultés, et à défaut d’occupation absolue, il a fallu se contenter d’occupations et d’exploitations partielles. Le sentiment de cette souveraineté universelle possible n’en est pas moins présent et actif, et il se manifeste toujours et partout, dans les petites villes des côtes bretonnes choisies comme de bonnes installations pour leur température heureuse, comme sur les grands chemins de la mer, — qui ne semble exister que pour entourer d’eau les Îles-Britanniques.

Au Pouldu, je m’attarde parmi les sables couleur d’orange, les chemins creux aux talus couverts de fraisiers et de violettes, et c’est de là que je m’en vais, en bateau, jusqu’à Douëlan, jusqu’à Pont-Aven. Douëlan est un port où s’abritent quelques barques. Pont-Aven, « ville de renom, quatorze moulins, quinze maisons », dit le proverbe, et il y a, en effet, des moulins à Pont-Aven, mais il y a surtout des rochers, et davantage encore de peintres. Des peintres de toutes les nations, et surtout des peintres américains. On dit que c’est un Américain qui a découvert Pont-Aven, en 1872. Quel hôtel ! et quelle table d’hôte ! Il est vrai que le pays abonde en paysages désignés par ces messieurs comme des « motifs ». La rivière est délicieuse de chutes et de tournants subits, de verdures, de petites grèves où l’on peut installer un chevalet. Le bois d’Amour est un paradis de clartés dorées et d’ombres vertes, au-dessus de l’eau sombre. La population de l’été se répand à travers ces merveilles et se réunit, le soir, sous les globes électriques de la salle à manger, tout le monde en tenue de soirée.

« PONT-AVEN, VILLE DE RENOM, QUATORZE MOULINS, QUINZE MAISONS », DIT UN PROVERBE.

Les filles de Pont-Aven ne le cèdent pas à leurs hôtes pour le luxe des atours. Elles ont une réputation de coquetterie justifiée, elles aiment les belles étoffes, et cela se voit à leurs costumes, auxquels elles consacrent des sommes énormes : on cite des robes de mariées qui coûtent de 700 à 800 francs. Leurs vêtements traditionnels sont ornés de velours, de broderies, de garnitures d’or et d’argent, d’accessoires brillants et fantaisistes. On a conservé à Pont-Aven la tradition du « coucher de la mariée ». Les parents et les amis aident la jeune épouse à se mettre au lit, et lorsque son époux l’a rejointe, on commence dans la chambre, autour du lit, une ronde qui se continue longtemps au dehors par des danses et des chansons.

LES FILLES DE PONT-AVEN ONT UNE RÉPUTATION DE COQUETTERIE JUSTIFIÉE.

Auprès de Pont-Aven, la chapelle Trémalo, un mur à peine hors de terre, un immense toit, un petit clocheton, l’apparence d’une grange ; le château du Hénan ; des dolmens ; les ruines farouches de Rustephan, une tour écroulée, une plate-forme herbue : dans la muraille, des fenêtres ouvertes des deux côtés sur le vide, des murs interrompus, une porte aux jolis ornements : la fondation est du xiie siècle, les ornements sont du xve siècle. Je gagne Bannalec, pays des coiffes noires, Rosporden, où j’arrive un après-midi et qui me paraît funèbre, avec sa grande place déserte, ses maisons noires. Je m’en vais jusqu’à Concarneau, et je me crois tout d’abord retombé à Pont-Aven.

CHAPELLE DE TRÉMALO : UN MUR À PEINE HORS DE TERRE, UN IMMENSE TOIT, UN PETIT CLOCHETON.
LES RUINES FAROUCHES DE RUSTEPHAN, PRÈS DE PONT-AVEN.

L’arrivée, en été, à la tombée du jour, à Concarneau, dans l’un des hôtels qui prennent vue sur le port, ne fait que fournir un renseignement de plus sur la mise en scène des villégiatures installées dans les villes de pêcheurs. La patronne de l’hôtel a gardé, sinon le costume du pays, du moins sa coiffe caractéristique, mais c’est du trompe-l’œil comme les meubles bretons fabriqués à Paris, expédiés dans les petites villes armoricaines, chez les marchands d’antiquités. Du moins, ici, la salle à manger est franchement anglaise et moderne, boiseries vernies et éclairage à la lumière électrique. Là-dedans, une réunion de toilettes féminines, blanches et roses, ce qui est assez coquet et plaisant, mais des hommes en grande tenue, à cols raides, qui semblent jouer un rôle dans une comédie où l’on mènerait la vie de château, et non dîner dans une auberge, proche des bateaux à sardines.

CONCARNEAU EST ENTOURÉ DE REMPARTS, QUI FONT UNE CEINTURE GRISE AUX MAISONS DOMINÉES PAR LE CLOCHER.

C’est excessif, et l’on ne voit pas pourquoi l’habit noir, rouge, ou de la couleur que l’on voudra, n’est pas de rigueur à cette table d’hôte : c’est trop ou trop peu, trop snob ou trop négligé. Franchement, l’élégance des femmes devrait suffire, puisque cela les amuse et distrait aussi nos yeux. Mais les malheureux qui passent leur vie à Paris, dans des souliers vernis, du linge empesé, la tête encerclée par un chapeau dur, devraient avoir le droit, ici, de se libérer quelque peu du code pénal de la mode. Ce Concarneau est à fuir, s’il faut y subir la loi qui sévit sur les plages normandes. J’entends des conversations admiratives et terrifiantes sur la grandiose installation anglo-américaine, à Pont-Aven, de la caserne de peintres où il y a cent personnes, tous les soirs, à dîner, les femmes arborant, avec le décolletage, la quatrième toilette de la journée. Je me garde de donner mes renseignements et mes impressions. Je conclus seulement, pour moi seul, que les petites fêtes de ce genre, tous les jours, pendant les trois mois d’été, seraient d’une gaieté un peu forcée. Le comique est une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser, et les passants en vacances, qui savent se réjouir, pendant une soirée, de ces galas compassés, ont bientôt fait, au matin, de reprendre leurs souliers de marche et leur bâton de route.

BATEAUX SARDINIERS, À CONCARNEAU.
PÊCHEURS SÉCHANT LEURS FILETS, À CONCARNEAU.

Concarneau, d’ailleurs, est de vif intérêt, si l’on quitte cette vie superficielle d’un instant pour la vie locale. La vieille ville, sur l’eau, est entourée de remparts qui font une rude ceinture grise aux maisons dominées par le clocher. Ici, comme de l’autre côté de l’eau, c’est la vie des pêcheurs qui tient toute la place. De rudes hommes, forts et violents, qui se disputent parfois la passe, à coups d’aviron, au retour des barques, pour vendre leur poisson les premiers. Le calme succède à ces batailles lorsque toutes les barques sont rangées dans le port et que les filets sèchent. Il est vrai que les débits alors sont animés.

CHANTEURS DE COMPLAINTES, À CONCARNEAU.

Je suis arrivé ici en une période de fêtes, et je me mêle aux attroupements autour des montreurs d’animaux, des chanteurs de complaintes, installés contre les halles. Je vois les femmes en bonnet, les hommes aux visages à moustaches rapportées du régiment. Je vois aussi des femmes vêtues de longues mantes noires à la porte d’une maison mortuaire : l’une est banale, l’autre est tragique avec son visage pâle, sa bouche serrée, ses yeux fixes.

RÉCEPTION À LA PORTE D’UNE MAISON MORTUAIRE, À CONCARNEAU.

Les deux villes communiquent par un pont. La ville neuve n’est qu’un faubourg, mais le faubourg se développe et l’emporte sur la ville-mère. Celle-ci a son histoire, que racontent ses solides murailles : occupation anglaise, délivrance par Du Guesclin, guerres de la Ligue. Il est resté de cela une enceinte garnie de créneaux à mâchicoulis, flanquée de tours épaisses, percée de quelques portes indispensables. Ce logis rébarbatif abrite aujourd’hui une école de pêche. Hors de Concarneau, on peut aller visiter le château-musée de Keryolet, légué au département par la comtesse Chauveau-Narischkine. L’extérieur est un mauvais décor imité du xve siècle, mais il y a quelques beaux objets à voir, un retable, des tapisseries, des faïences, une collection de coiffes… Mieux vaut parcourir la campagne, qui est d’une grandeur et d’une somptuosité rares.

C’est un jardin que toute cette région de Bretagne située au versant sud des montagnes Noires, un ancien et doux jardin, aux arbres séculaires, aux champs de fleurs, splendidement délimité par le bleu de saphir de la mer. De Quimperlé à Douarnenez, à l’exception de ces deux promontoires désolés, sinistres et grandioses, la pointe de Penmarch, la pointe du Raz, il y a un admirable pays de repos, de charme, de gaieté.

Cette dernière remarque n’est pas excessive. Il y a vraiment une gaieté spéciale en Bretagne, une gaieté de la nature et des habitants. Déjà, dans le nord du pays, aux rivages de la Manche, par les rues des villes monacales, dans l’existence régulière et rêveuse, la tristesse a ses haltes, la mélancolie a ses sourires. Je pense surtout aux femmes du pays en écrivant ceci, à celles qui révèlent si vite leur tranquille acceptation de la vie, qui vaquent aux occupations régulières de l’existence avec une activité si permanente, une grâce si discrète, des mains vives, un visage inaltérable. Il en est d’autres, de tous les genres, et des pires, comme partout. Mais je m’en tiens volontairement ici à celles qui sont l’expression et l’honneur de la race, et qui la représentent bien avec son fond de rêveuse pensée. Même celles-là parmi lesquelles on trouverait les plus significatifs symboles de douleur profonde, de misère muette, même celles-là montrent à certaines heures un goût de récréation, l’imagination fine, le caractère enjoué. Elles savent profiter des intermèdes, prennent au sérieux leurs plaisirs comme leurs peines, prouvent leur participation vitale par leurs toilettes méditées, leur présence aux fêtes, leur préoccupation de l’amour. Et non seulement les jeunes filles, les jeunes femmes, mais les vieilles aussi ont, à leurs heures, sur leurs visages anciens, une lueur de cette joie qui équilibre les peines de la vie. Dans les fêtes, les noces, les pardons, il y a toujours des vieilles charmantes, très douces et très simples, très bienveillantes aussi, et qui disent toujours leur « Au revoir ! » leur « kennavo ! » comme si elles faisaient savoir que peut-être on ne les reverrait plus dans ces assemblées joyeuses, mais qu’elles seraient bien contentes d’y revenir tout de même encore, une fois ou deux !

Davantage encore, dans le sud du pays, aux contrées de verdure étagées au-dessus de l’Atlantique, l’heureuse humeur se fait jour aux moindres occasions. C’est ici plus en dehors. Le langage est plus vif, les mots se précipitent, les voix sonnent plus haut et le cantique s’agrémente de chanson. Les paroles, les rires, les chants s’envolent dans le plein air des routes, au moindre prétexte de réunion, de fête traditionnelle. Chaque village, chaque hameau, chaque groupe de maisons, a son assemblée ; chaque carrefour devient cabaret improvisé, salle de danse. Des planches sur des tréteaux, et des gens qui mangent et qui boivent. Un musicien debout sur un tonneau ou marchant en tête des danseurs, et ce sont les vieilles danses paysannes qui ondulent sur la route, les danses à figures ordonnées, à gesticulations, à révérences.

J’ai vu danser ces menuets et ces dérobées, même sur la route du Raz, dans le sinistre paysage aux champs bordés de pierres. Il faut qu’il y ait une résistance dans la race, un épanouissement quand même du désir de joie, pour installer ainsi l’humble et jolie mise en scène du plaisir au milieu de la nature hostile, devant la mer cruelle et assassine. Aussi, même chez les tout à fait pauvres, quelle sécurité dans les beaux paysages, au long des chemins creux ombragés de verdure, des sentiers dessinés par les haies, par les champs qui s’en vont vers les flots en pentes fleuries.

J’observe ces manières d’être dans le pays qui encadre de ses beaux feuillages la baie de la Forêt, tout un pays qui s’arrondit depuis Concarneau jusqu’à la pointe de Beg-Meil, en passant par le village de la Forêt et le bourg de Fouesnant. C’est décrire la somptuosité de ces verdures, de ces étendues roses et bleues, de cette eau lumineuse que d’en donner le résumé en évoquant les jours carillonnés où s’aperçoivent les visages de bonheur tranquille, les expressions de fine malice, où s’entendent les dialogues des conversations heureuses. Ce sont des répits, je le sais, et la lutte pour l’existence peut prendre, ici comme ailleurs, des allures de sauvagerie : qui pourrait en douter ? Malgré tout, malgré le mal du snobisme installé sur certains points des côtes, malgré les pratiques basses de civilisation apportées par les villégiatures, malgré la dépravation infaillible créée par l’argent, c’est encore le pays où s’affirme le mieux une hautaine manière de vivre, une joie désintéressée, un amour nostalgique de la réalité environnante.

L’archipel des Glenans, situé un peu à l’ouest de la baie de la Forêt, se compose de neuf îlots, dont l’un, la Cigogne, est armé d’un fort. Les plus importants ensuite sont le Loch, le Penfret, pourvu d’un phare et d’un sémaphore, et l’île Saint-Nicolas, où l’on a tenté vainement de bâtir une chapelle pour la centaine d’insulaires, tous pêcheurs, qui ont ici leurs cabanes. Ce n’est ni Belle-Île, ni Groix. Tous ces îlots formaient autrefois une seule île, dit-on, mais la mer s’est chargée de diviser cette unité, de désagréger la terre, de séparer les pierres. Ce n’est plus guère aujourd’hui qu’un tas de rochers sur l’eau, le brise-lames de la baie de la Forêt.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE DU SUD[21]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


VI. — Le Pays de Quimper.


Fouesnant. — Le marchand de pommes. — Beg-Meil. — Les « belles » de Fouesnant. — Costumes d’or et d’argent. — Le jardin de la France. — Fête à Benodet. — Fille d’Orient. — L’ours et la chatte. — L’île Tudy et Loctudy. — Pont-l’Abbé. — Le bigouden. — Le musée de Kerniz. — Hypothèses sur l’ancienne ville de Penmarch. — Kerity. — Saint-Guénolé. — La lune sourde. — Le Saut du Moine. — La grotte des Girondins. — Dimanche à Quimper. — Deux dictons. — Saint-Corentin. — Les trois gouttes de sang. — Le mont Frugy. — Le faubourg de Locmaria. — La faïence bretonne. — La statue de Laënnec.




Fouesnant, au nord-ouest de la baie de la Forest, est un bourg solide, où la vie afflue, au jour du marché, sur la place proche du cimetière et de l’église. On y voit des porcs hauts comme de petits ânes. On y vend du beurre en quantité et des amas de pommes : le cidre de Fouesnant est réputé et il mérite de l’être. Un des personnages les plus intéressants que j’aie rencontrés dans ma vie est un marchand de pommes, qui habitait Roscoff, et qui vint à Fouesnant, au moment où je m’y trouvais, acheter une partie de la récolte, ou même, ma foi ! la récolte tout entière. C’était, si vous voulez, un commis-voyageur, puisqu’il voyageait pour son négoce et qu’il prenait volontiers la parole à la table du petit hôtel où il était descendu et où je me trouvais moi-même. Il prouvait que les commis-voyageurs ne sont pas tous, comme on le prétend, insipides, hâbleurs, diseurs de riens à voix trop haute. Celui-là était un beau parleur, certes, mais il ne parlait pas pour ne rien dire. Il avait beaucoup couru le monde, l’Europe, les côtes d’Afrique, l’Amérique, l’Asie et l’Océanie. La merveille, c’est qu’il avait vu et bien vu tout ce qu’il avait eu sous ses regards. J’ai passé quelques soirées, non à causer avec cet homme, mais à l’écouter plutôt, ne lui donnant la réplique que pour l’exciter à continuer. Je n’ai jamais rencontré un pareil enregistreur de faits, et j’en ai pourtant déjà rencontré quelques-uns, mais celui-là était véritablement étonnant. Doué d’une mémoire qui ne connaissait ni hésitation, ni arrêt, et d’une mémoire que l’on ne sentait pas nourrie par les livres, il avait conservé en lui le souvenir de tous les pays qu’il avait abordés, de tous les traits de mœurs qu’il avait pu observer. Il savait les gouvernements, les législations, les commerces, par tous les détails visibles qui avaient pu être offerts à son investigation. Pour la Bretagne, il en connaissait toutes les villes, tous les villages, tous les hameaux ; savait ce qui poussait dans les champs de toutes les régions, comment les habitants se nourrissaient, comment ils s’habillaient, quels étaient les traits de leur caractère. Il décrivait les formes des coiffes, la broderie d’un corsage, la manière dont s’agrafait une boucle de ceinture, et il renseignait en même temps sur l’aptitude au commerce, l’humeur timide ou audacieuse, morose ou gaie, des gens avec lesquels il s’était trouvé en affaires. Ce marchand de pommes était de taille moyenne et d’âge moyen aussi, trapu, les épaules larges, une grosse tête bien construite, des petites moustaches noires un peu mêlées de blanc, et des petits yeux noirs au regard très direct et très fureteur. Si vous le rencontrez et si vous le reconnaissez à ce signalement, ne craignez pas d’engager la conversation avec lui, vous ne regretterez pas le temps que vous lui donnerez et vous ne vous ennuierez pas avec ce collectionneur de faits, toujours prêt à vous faire visiter ses collections, et qui n’arrête pas de parler avec simplicité, avec conviction, avec esprit.

À midi et le soir, je restais assez longtemps auprès de cet interlocuteur sympathique. Je trouvais le moyen, toutefois, le matin et l’après-midi, de battre les environs et de connaître le pays de Fouesnant. Je me promenais souvent vers Beg-Meil, lieu de villégiature installé à la pointe ouest de la baie de la Forest : petites maisons, jardins sablés, élégantes verdures. La côte est assez basse et plaisante, faite de petites dunes et d’herbes souples. En face, les pierres grises, violettes, éclatantes, selon la lumière, des îles Glenans. Mais l’endroit de promenade que je préférais était par les chemins ombragés qui conduisent au fond de la baie. La mer vue à travers ces verdures est un spectacle incomparable, et la baie de la Forest, si peu fréquentée, ne le cède à rien, comme beauté et variété d’aspect : c’est la grâce inattendue, la sombre richesse et la grandeur d’un parc. La nature méridionale, si vantée, semble un décor de théâtre auprès d’un tel pays, frais, intime et sublime. Ce n’est plus ici la grâce de Quimperlé, ni le joli pittoresque de Pont-Aven, c’est une force magnifique écrite par la gravité des lignes, la puissance de la verdure, le style des arbres, c’est en même temps une douceur de sentiers et de vallons, et tout aboutit à la blancheur des grèves, à l’arrivée des premières vagues, à l’immensité bleue de la mer.

Les femmes de Fouesnant, comme celles de Pont-Aven, sont des « belles », c’est-à-dire des femmes d’air avenant, de taille élevée et bien droite, et magnifiquement parées, quand la circonstance l’exige. Leur costume alors, de lignes simples, une jupe, un tablier à brides, un corsage, est surchargé de broderies sur la gorge et aux manches, broderies d’or, d’argent, de soies de couleur, du plus harmonieux effet. Il y a de ces costumes qui sont des chefs-d’œuvre de l’ancien temps, et la femme qui en porte semble une statue de

sainte, raidie et étincelante, sortie pour la procession. Aussi marche-t-elle à pas comptés, consciente de son importance. Sa coiffe, retenue par une bride, avance sur le front ; les ailes retombent de chaque côté du visage. Ce visage à de grands et beaux traits, les yeux sont longs et doux, parfois le profil s’amincit, le nez s’allonge et la physionomie prend alors, avec la petite bouche, une expression de souris rusée.

De Fouesnant, je vais tout près, à la chapelle de la Forest, entourée de hauts arbres, avoisinée d’un calvaire à personnages : c’est un des plus beaux, des plus graves paysages de la Bretagne. Ensuite, à Benodet.

Une fête à Benodet, un dimanche. Les tabliers de couleur accourent par tous les chemins creux. Les petites filles, en robes longues, en tabliers roses, sérieuses comme les statues des niches, sont les petites bonnes femmes les plus amusantes qui se puissent imaginer. Voilà du charmant comique et du plus doux, ce comique grave de l’enfance qui s’exerce aux premiers déguisements, des fillettes qui portent leurs poupées avec des allures et des expressions de mères attentives. Derrière elles, les femmes ont gardé un peu de cette démarche tout d’une pièce, la taille carrée, le costume montant, la jupe en forme de cloche, un corsage de religieuse, solide, sans souplesse, comme un corsage de bois.

Le pays est admirable, — des champs de blé noir, de froment, de pommes de terre, de lin, tout au long de la route, — une végétation d’arbres de parc et de verger.

« Autrefois, quand nous avions Lorraine, dit le voiturier qui me conduit, on disait que Lorraine était le jardin de la France. Aujourd’hui, c’est ce pays-ci. »

Je crois que le voiturier confond Lorraine avec Touraine, que nous avons toujours, mais je ne le détrompe pas. Ce « pays-ci » est d’ailleurs, en effet, un admirable jardin.

Nous arrivons à Benodet. La fête foraine, au long de l’eau, c’est l’installation de toutes les fêtes foraines, mais avec la mer, ses flots bleus et ses voiles blanches, en toile de fond. Le jeu du bâton, le saut de carpe, la lutte de l’hercule avec l’amateur, ce sont les incidents connus des réjouissances en parades, au devant des baraques. Mais l’amateur, un jeune paysan qui a bu et qui reste, bouche ouverte, penché à tomber, attendant béatement la riposte, renouvelle un peu le personnage. Mais les filles de Fouesnant qui regardent, leur profil de souris, au long nez fin, à la bouche petite, avancé attentivement ; mais les femmes à peine équarries de Pont-Labbé, la coiffe sur le sommet de la tête, laissant à découvert sur la nuque un paquet de rudes cheveux noirs, roux ou blancs, ne sont pas non plus des spectatrices ordinaires, et leurs physionomies naïves, fermées, ou doucement amusées, font l’imprévu de la représentation.

D’autres, gravement, se promènent, se donnent à voir plutôt qu’elles ne voient ce qui se passe autour d’elles. Ce sont les belles commères du pays de Fouesnant, des broderies d’or au corsage. En voici deux, l’une en tablier marron, l’autre en tablier lilas pâle semé de fleurettes, qui tiennent tout le chemin, hautes, larges, parées comme des châsses. Et tout le pays breton, toute la particularité des types apparaît à un tournant de la fête, devant une baraque où s’affiche cette inscription : Madame Anézel, — Somnambule de premier ordre, — Consulte sur le passé, présent et avenir, — Cause civil et militaire, d’intérêt ou d’amour… Sur le seuil, au milieu d’un groupe de tziganes, la beauté d’Orient apparaît dans ce milieu de Bretagne, une belle fille brune, aux cheveux crépus, aux accroche-cœurs collés aux tempes, au teint de cuivre, aux hardis yeux de velours. Elle va et vient, les poings sur les hanches, ondulant de tout son souple corps au milieu de ces raides costumes. Elle s’arrête, invite un paysan à pénétrer dans la baraque, l’entreprend, veut l’enjôler de gestes et de paroles. Le paysan carré, à larges braies, un collier de barbe touffue sous le menton, rugueux et lourd, reste impassible, muet, d’aplomb, ours timide et méfiant qui regarde minauder une chatte.

Benodet est sur la rivière et sur la mer : l’Odet qui vient ici après avoir passé par Quimper, — l’anse de Benodet largement ouverte sur l’Atlantique. C’est l’endroit de plaisance des bourgeois de Quimper, les belles maisons abondent, entourées de fleurs, la plage s’étend, large et sûre, pour la flânerie des baigneurs. Soudain, tout s’assombrit, le temps se gâte, le ciel bleu devient gris, et c’est sous la pluie que je passe l’Odet sur un banc. De l’autre côté, c’est un autre aspect, le pays de Pont-Labbé et de Penmarch, que je visiterai avant d’entrer à Quimper. Avant Pont-Labbé, c’est l’île Tudy et Loctudy. L’île Tudy n’est plus une île ; la mer a amoncelé des sables qui l’ont reliée à la côte, mais on a sur son sol, presque à ras des vagues, l’illusion de vivre dans l’eau. Les maisons basses avec leur petit bout de jardin sont comme des barques amarrées, autour desquelles sèchent les filets. Il y a d’autres îlots tout proches, l’île Chevalier, l’île des Chevreuils, l’île Garo : c’est une sorte d’archipel émergeant d’une mer ensablée et tumultueuse. Le bourg de Loctudy, de l’autre côté de la rivière de Pont-Labbé, est célèbre par son église romane ; on y va facilement, de l’île Tudy, avec le bateau d’un passeur. L’église, en effet, vaut ce court voyage, par ses colonnes aux chapiteaux ornés, et aussi toute une population nouvelle mérite la visite : hommes aux vestes ornementées, femmes aux coiffes d’étoffe sur le haut de la tête. De là, on peut gagner Pont-Labbé en voiture ou en barque, au choix, mais la pluie reparaît, et il est plus sage de choisir la voiture. On longe la mer pendant quelques instants, puis le paysage gracieux devient plus morne, les arbres sont plus espacés, la lande reparaît, coupée de maigres cultures.

PAYSAGE DE LOCTUDY.

Pont-l’Abbé n’est plus guère aujourd’hui qu’un petit port de pêche et d’échouage. Autrefois, la ville a eu ses jours de gloire. Elle a été le centre d’une des plus puissantes baronnies de Bretagne, elle a eu son enceinte de murailles dont il reste encore des traces, mais qui fut démantelée, car elle ne se soumit pas sans résistance au pouvoir royal, et il fallut, qu’en 1501, un édit enjoignit aux seigneurs de Pont-l’Abbé de « ne plus s’inscrire seigneurs du duché de Bretagne, et de ne plus porter les armes de ce duché ». Il y eut aussi à Pont-l’Abbé, en 1673, la révolte contre le papier timbré établi par Louis XIV. La ville a gardé bon aspect, et c’est un plaisir d’y entrer, même quand il pleut, après une course fatigante en voiture. Les maisons de granit, à moulures et à lucarnes, ont cet air sérieux des logis qui existent depuis deux ou trois siècles, qui ont été bien construits et qui sont restés solides. Le quai est ombragé d’arbres, et le port fait un joli paysage avec ses bateaux, la ligne des maisons, et le clocher posé sur la ville comme un couvercle. Les bâtiments du couvent des Carmes ont été démolis, et le cloître a été reconstitué à Quimper, inauguré le 17 mars 1902. L’église est l’ancienne chapelle de ce couvent, de la fin du xive siècle, restaurée au xvie siècle, et qui garde un portail ogival, une rosace jolie, des tombeaux d’abbés et de barons.

LE PORT DE PONT-LABBÉ OMBRAGÉ D’ARBRES.

Toutes les têtes de femmes, ici, sont coiffées du bigouden, que l’on croit orné de dessins phéniciens, morceau d’étoffe, drap ou velours, posé sur le dessus de la tête, qui laisse visibles les cheveux de la nuque, et qui est surmonté d’une toute petite coiffe nouée sur le côté du visage. Les jupons sont de longueurs différentes, laissant voir leurs bordures de velours ; les manches aussi sont ornées, de même que les corsages jaunes ou rouges, et le tablier de couleur achève le costume. Les vestes des hommes sont aussi brodées d’ornements, lesquels sont parfois des sentences. Les hommes sont coiffés de chapeaux ronds, à petits bords, garnis de rubans de velours. Les femmes, rondes comme des cloches du fait de ces jupons, semblent des Laponnes. Elles passent pour laides, mais il y en a de fort jolies. La vérité, c’est qu’elles sont surtout singulières pour ceux qui les voient en gardant une idée préconçue de la beauté, avec leur visage court et plat, leur nez un peu camus, leurs yeux bleus préoccupés, au regard souvent fixe. Toutes n’ont pas le teint hâlé, couvert de taches de rousseur, mais le teint blanc et rose, le teint des femmes des pays du Nord.

FEMMES DE PONT-LABBÉ EN COSTUME DE FÊTE.
VÉNUS ROMAINE TROUVÉE À TRONOËN.

La route de Penmarch suit une direction sud-ouest, grimpe sur une hauteur, à travers des landes, des pins et des cultures. On peut faire un arrêt au château de Kerniz, appartenant à la famille du Châtellier, et visiter le musée où sont nombreux les objets intéressants : tels les diadèmes druidiques en or massif, et tant de figurines romaines en terre cuite trouvées à Tronoën, apportées en Gaule par les soldats romains, dieux lares en voyage, précieux fétiches, pour la plupart des Vénus et des Junon, parmi lesquelles une particulièrement charmante, une Vénus svelte, élégante, de joli mouvement, une main qui caresse les cheveux, l’autre qui pend sur la hanche, les hanches légèrement indiquées, les seins haut placés, la coiffure ronde, divisée en bandeaux. Il y a aussi à voir une sépulture gauloise, un étrange dolmen sur lequel ont été sculptées les figures de Mars, Mercure, Hercule.

LE DOLMEN DE KERNUZ.

À Plomeur, le pays s’appauvrit encore. C’est la plaine rase, sans un arbre, où quelques pierres druidiques servent d’abord de points de repère ; puis ce sont des clochers dominant des groupes de maisons basses. Ce terrain de roches et de landes envahi par le vent, c’est le territoire de Penmarch qui apparaît comme l’emplacement d’un monde disparu. L’imagination s’est plue à croire qu’il y avait ici une magnifique cité, remplie d’églises, et tout un commerce florissant. Gustave Flaubert, écrivant ses impressions de voyage en Bretagne, a répété, après Émile Souvestre, que des rues s’ouvraient, toutes consacrées à un commerce spécial : la rue des Argentiers, la rue des Orfèvres, la rue des Merciers… Anatole Le Braz n’a pas eu de peine à démontrer le peu de solidité de ces hypothèses, et je n’examinerai pas de nouveau la question au point de vue historique. Je ne puis que relater les on-dit et les opinions. L’aspect de nature semblerait indiquer que jamais si grosse ville n’a pu s’élever et durer ici. Le nombre des églises n’y fait rien, ni leur importance. Une église n’était pas faite spécialement pour une ville, mais commandait la campagne. La paroisse pouvait être considérable, alors que l’église n’était entourée que des quelques maisons d’un hameau. Il suffisait que le clocher fût aperçu de loin, que les laboureurs, cachés dans leurs chaumines ou courbés sur leurs sillons, entendissent la volée de ses cloches que le vent de mer leur apportait. Ce vent, parfois, jetait le clocher à bas ; on le rebâtissait, parce que c’était chose sacrée. Mais il serait invraisemblable qu’on ait voulu, à toute force, établir une ville, qui ne pouvait y tenir, sur ce sol rude, sous les assauts du vent et de l’Océan. Les villes s’établissent tout naturellement au bord des rivières et des fleuves, dans les riches vallées, couvrent les flancs des collines. À la rigueur, des villages peuvent se nicher n’importe où, à proximité des champs. Partout où le sol peut être labouré s’élève une maison. Une seconde maison s’ajoute à la première, puis une troisième, un groupement se fait, c’est le hameau, c’est le village, le sentier peut devenir chemin, le chemin peut devenir route. Mais une ville ne se bâtit ni sur un plateau exposé aux neiges, ni sur une avancée de roc exposée au péril de la mer. On exagère donc beaucoup, très probablement, l’importance de la ville ancienne de Penmarch, ruinée par le raz de marée qui a ravagé la partie sud de la presqu’île de Cornouailles, ou du moins réduite aux proportions d’un modeste village ou plutôt fragmentée en villages et hameaux. Tous les raz de marée possibles ne feraient pas qu’il y ait eu ici un sol propice, le milieu nécessaire à l’existence d’une très grande ville. D’autre part, pour tout dire, un port de mer sûr, bien abrité, peut donner naissance à une ville. La barque appelle la maison et l’entrepôt. On peut donc admettre, à défaut d’une ville qui couvrait toute la presqu’île, d’une cité colossale aux nombreux clochers, une ville de pêcheurs, d’armateurs, de commerçants. On parle de quinze mille habitants à Penmarch, de huit cents bateaux qui faisaient, sur la côte même, la pêche de la morue. C’est à peu près l’importance de Douarnenez et de Concarneau, qui ont environ sept cents bateaux. Or il y a environ dix mille habitants à Douarnenez, et six mille habitants à Concarneau. L’ancien Penmarch a pu être une grosse bourgade de ce genre. Mais la légende s’en est mêlée. On a cru voir, sous les flots, une autre ville plus vieille encore que Penmarch, ensevelie sous les flots. C’est la ville d’Is, dont on entend sonner les cloches par certains temps. Autrefois, on disait la messe, en bateau, sur ces vagues recouvrant un monde, pour le repos de l’âme des ensevelis.

LES CHAMPS DE ROCS ÉPARPILLÉS DE PENMARCH.

Un port, des barques et la pêche de la morue, voilà donc le passé certain de la région. La présence des bancs de morues dans les eaux de Penmarch avait attiré des pêcheurs, et le duc Jean V dut publier, en 1498, un édit interdisant aux laboureurs d’abandonner leurs terres sous peine de la hart. Tous, en effet, voulaient, sinon faire fortune, du moins vivre en profitant de l’aubaine naturelle, le commerce de la « viande de carême » donnant plus de bénéfices que les champs de la presqu’île. Émile Souvestre, qui a recueilli les on-dit et a tenté d’en faire de l’histoire, écrit à ce propos : « Penmarch avait alors un port formé par une longue jetée, dont on voit encore les vestiges et qui s’étendait depuis Kerity jusqu’au rocher appelé la Chaise. Quant à la ville, elle couvrait tout l’espace actuellement compris entre les petits hameaux de Penmarch et de Kerity, comme l’attestent les amas de décombres disséminés sur cet espace. L’étendue de son circuit n’avait point permis de l’environner de fortifications, mais comme sa position l’exposait à une descente des Anglais et des pirates, la plupart des riches habitants avaient mis leurs demeures à l’abri d’un coup de main en les entourant d’un mur crénelé et en les fortifiant d’une petite tour à beffroi. La découverte du grand banc de Terre-Neuve fut le premier coup porté à la prospérité de Penmarch ; il lui restait pourtant son commerce avec l’Espagne, commerce de toiles, de chanvre, de bestiaux, etc. » C’est ici que se place le raz de marée qui abîma le port et fut cause du déplacement des bancs de morues. Toutefois, Souvestre continue : « Au commencement du xvie siècle, c’était encore une ville considérable. Henri II accorda, en 1557, à celui de ses arquebusiers qui abattrait le Papegaut, le droit de débiter sans taxe quarante-cinq tonneaux de vin, privilège que Rennes et Nantes n’avaient pu obtenir ; mais vers cette époque, les attaques des pirates devinrent plus fréquentes et lui causèrent de grands dommages. » Finalement, Souvestre dit la perte par une tempête (est-ce le raz de marée ?) qui fit périr trois cents bateaux, montés chacun par sept hommes. Beaucoup de marchands quittèrent alors Penmarch avec tout ce qu’ils possédaient, pour aller s’établir à Roscoff, à Quimper, à Brest et à Audierne.

SAINT-GUÉNOLÉ EN PENMARCH ET SON ÉGLISE CONSTRUITE EN FORTERESSE.

Pendant la Ligue, les habitants ne voulurent s’enrôler dans aucun parti ; ils bâtirent un fort à Kerity, mirent quelques maisons des plus exposées en état de défense, et transformèrent l’église de Tréoultré en arsenal et en lieu de refuge pour les femmes, les enfants et les vieillards. Cela ne suffit pas pour arrêter Fontenelle, qui pénétra par ruse dans la ville, où ses hommes tuèrent et saccagèrent sans merci. Moreau dit que la principale tuerie fut dans l’église, où les habitants avaient leurs lits autour de la nef et jusqu’auprès du grand autel. Le bandit fit transporter à l’île Tristan, dans la baie de Douarnenez, trois cents barques de butin. Malgré ces malheurs, Penmarch n’est pas en déchéance croissante. À l’époque où Souvestre écrivit sa relation de voyage, les deux hameaux ne comptaient que dix-huit cents habitants, ils en abritent aujourd’hui six mille. Il y a des barques de pêche et des confiseries de sardines à Kerity et à Saint-Guénolé.

LE REMPLISSAGE DES BOÎTES DE SARDINES.

Il reste, de l’époque qui vient d’être évoquée, quelques vieilles maisons qui ont conservé leur ceinture de murailles de défense et sont flanquées de tourelles. Il reste aussi six églises ou chapelles dont la plus importante est Saint-Nonna. Une inscription placée au porche dit ceci : « Le jour saint René 1508, fut fondée cette église, et la tour l’an 1509, dont était recteur Kl Jégou. » L’édifice est d’aspect massif et imposant, orné de gargouilles humoristiques, de ceps de vigne, de vaisseaux sculptés à la façade, et dominé par une solide tour carrée à contreforts et une flèche élancée. À l’intérieur, une cuve baptismale sculptée, un tableau placé près du maître-autel et rappelant le passage de Louis XIII à Penmarch. L’église de Kerity, plus ancienne, s’accompagne des restes d’une commanderie des Templiers : cette église est en loques, comme une vieille mendiante, mais elle a encore grand air et mine farouche. Les églises, je l’ai dit, abondent sur ce sol dénudé. C’est l’église Saint-Pierre, c’est la chapelle Notre-Dame de la Joie, c’est la chapelle Saint-Fiacre. Une des plus belles est l’église de Saint-Guénolé avec sa tour carrée, construite, elle aussi, en forteresse, avec ses guérites pour les veilleurs, et son portail à navires sculptés.

LE SÉCHAGE DES SARDINES.

Mais il est bien d’autres fortifications au bord de la mer, d’immenses pierres plates sur lesquels le flot ruisselle, des rochers déchiquetés contre lesquels le flot se brise. À marée basse, ce sont des champs de rocs éparpillés, ressemblant à des troupeaux d’animaux cherchant pâture, guettant leurs proies. Lorsque la mer monte, c’est le spectacle d’une force continue et irrésistible. La marée vient d’abord par minces ourlets arrondis qui festonnent le sable de

bouillons blancs de dentelles. Puis le mouvement s’accélère, le vent pousse la vague, la vague lutte contre les obstacles, et peu à peu semblent venir du fond de l’horizon marin des lames formidables, « ces chevaux blancs de la mer » dont parle un poète grec. Ici, il faut prendre garde. Ce flot est vorace, même par les jours de beau temps. Il n’y a pas que les ondulations, visibles à la surface, ces vagues régulières qui se succèdent si harmonieusement, et que l’on peut fuir si elles deviennent trop pressées et trop hautes, si elles gagnent trop rapidement le terrain. Il y a autre chose. Sous la mer la plus calme, avec le soleil le plus doux, quand la brise caresse les choses, et que les papillons des haies viennent flâner au bord de la mer, près des premières vagues que boit le sable, il peut se former au large, dans les vastes profondeurs, une immense lame qui poursuit son mouvement sans que rien la trahisse à la surface toujours calme. Tout à coup cette lame sourde sort de l’eau, tout près du bord, s’élève, gigantesque et pesante, au-dessus du rivage, s’abat avec une force irrésistible et entraîne tout ce qu’elle rencontre. C’est ainsi que par une journée d’automne, en octobre 1870, la femme d’un fonctionnaire de Quimper, ses filles, sa bonne, en tout cinq personnes, ont été emportées d’une dalle plate où elles se croyaient fort à l’abri des furies et des caprices de la mer. On a scellé une croix dans le rocher pour commémorer l’événement.

PENMARCH. LA CROIX DE FER ÉLEVÉE EN SOUVENIR DES CINQ PERSONNES ENLEVÉES PAR UNE LAME DE FOND.

À la pointe de Penmarch, l’Atlantique se déploie avec une force extraordinaire, sans rien qui puisse l’arrêter. Un îlot semble près de disparaître. En avant, la roche de la Torche, roche creuse où le bruit de la mer retentit comme dans une conque. L’intervalle, qui sépare les deux rochers, se nomme le saut du Moine, en souvenir de saint Viaud, qui venait d’Irlande et qui franchit d’un bond cet espace. On dit aussi qu’un moine est tombé là, et c’est peut-être aussi saint Viaud. Tout autour, ce ne sont qu’écueils, cavernes, rochers, dont les Étaux, bien nommés, sont les plus terribles : une barque prise dans une telle mâchoire n’en sortirait que brisée. Au rocher de Philopex, on montre une grotte où des Girondins vinrent se cacher en 1793. Les mouettes, les goélands, tournent autour de ces repaires. Par les temps durs, quand la voix de la mer est rauque, quand la vague crache et griffe, quand les rochers, si vieux, si crevassés, semblent exténués sous la bave de ces vagues furieuses, il n’est pas de paysage plus marqué de l’horreur des choses inconscientes. Le moindre hameau, alors, semble accueillant. Que dis-je ? la moindre cabane que la main de l’homme a façonnée en abri.

Une fois arrivé à Penmarch, c’est un bout du monde, et il faut bien, si l’on ne veut suivre la côte jusqu’à Audierne, rebrousser chemin. Il me faut voir Quimper, d’ailleurs. Ce chemin de la côte, je le ferai une autre fois, en sens inverse, venant d’Audierne. On ne peut vivre toujours parmi les galets, et je ne suis pas fâché de m’en aller vers une vraie grande ville, moins hypothétique que Penmarch, de même qu’après un certain nombre de jours passés dans une ville, on est heureux de partir vers les paysages de la solitude. En route donc pour Pont-l’Abbé, au soir, et de là à Quimper, en chemin de fer. J’y suis arrivé à la nuit et j’ai donc été privé, tout d’abord, de la vision d’une jolie ville dans la lumière du jour. Mais je l’ai eue le lendemain, qui était, je m’en souviens, un dimanche, et j’ai vécu l’existence assez plate de ce jour-là avec assez de satisfaction, me délectant de la musique militaire et du spectacle des familles sous les armes, papas, mamans et demoiselles qui tiennent en conscience leurs rôles si difficiles, si surveillés ! Qui dira les petits drames et les grandes comédies qui se jouent là, au soleil couchant, sur une belle place de province, pendant que les cuivres s’évertuent aux pas redoublés et aux ouvertures d’opéras ?

Mais parlons de Quimper, ancienne capitale du comté de Cornouailles, au confluent du Steir et de l’Odet : le Steir aborde l’Odet, presque de front, en face du Champ de Bataille.

Le premier mot de l’histoire de Quimper dit une révolte de la ville contre le joug romain, vers la fin du ive siècle, alors que saint Corentin avait entrepris de convertir les habitants au christianisme. Grallon fit de Corentin un évêque. Ce fut le commencement de la puissance ecclésiastique en ce pays, le pouvoir des évêques grandit au point qu’au xie siècle ils exerçaient sur la ville une autorité absolue et avaient le titre de seigneurs, sous l’autorité directe du duc, avec un entourage de laïques qui les aidait à gouverner le spirituel comme le temporel. La ville, qui avait été fortifiée au xiiie siècle par Pierre de Dreux, fut prise et pillée en 1344 par Charles de Blois. Montfort l’assiégea à son tour l’année suivante, fut repoussé, mais son fils y fut reçu et reconnu. Lors de la révolte de 1489, les paysans armés culbutèrent les Espagnols venus au secours de Quimper, pillèrent leurs bagages, puis les insurgés furent battus à leur tour par les troupes ducales, dans des champs autour de Pont-l’Abbé, qui reçurent le nom de Prat-ar-mel-gof (pré des mille ventres).

PORTE D’UNE VIEILLE MAISON, À QUIMPER.

Il existe deux dictons menaçants contre Quimper, qui peut continuer, malgré cela, à dormir tranquille, et qui ne s’en fait pas faute après l’heure pacifiante du couvre-feu. L’un dit : « Quimper repose sur trois colonnes de sureau. Quand elles viendront à manquer, la ville sera engloutie par la mer ». Et l’autre

Quand la ville d’Is des flots sortira,
Brest ainsi qu’Ouessant s’abîmera,
Et Quimper submergé sera.

Si des catastrophes menacent Quimper, elles ne seront pas causées par la rupture des colonnes de sureau, ni par la réapparition de la ville d’Is. En attendant, la charmante ville est très claire, très agréable à parcourir, très pittoresque par ses vieux quartiers qui alternent avec les quartiers neufs. Elle était seulement bâtie autrefois sur la rive droite de l’Odet, était plus resserrée autour du Steir, bordé de quais, qui s’en va rejoindre le port, à l’ouest de la ville. Mais la nécessité a fait s’étendre le périmètre sur la rive gauche, où se dessinent quelques autres rues, droites et larges, bordées d’usines, d’ateliers et aussi d’habitations munies de passerelles pour aller d’une rive à l’autre. Sur certains points des quartiers de la rive droite, il y a encore des restes des anciennes fortifications, une tour près du marché aux bestiaux, des pans de murs sur les bords du Steir et dans le voisinage de l’évêché. Puisque je parle de l’évêché, je signale qu’on y a créé, en 1901, un musée d’art religieux, fragments de sculptures, peintures, vitraux, broderies, livres liturgiques. À l’hôtel de ville est une belle bibliothèque contenant environ trente mille volumes, parmi lesquels nombre d’éditions rares : entre autres un dictionnaire breton, que l’on suppose un des premiers en date, imprimé à Tréguier, l’an 1499. Le musée, en dehors des peintures et sculptures, renferme des collections archéologiques et ethnographiques de haut intérêt, dont une partie a été léguée par M. de Silguy. M. Bougeard a aussi fait don à la ville d’une belle collection de gravures. Les édifices anciens sont nombreux : l’hôpital Sainte-Catherine, de 1645 ; le lycée, dans les bâtiments du collège des jésuites, fondé sous Louis XIV ; l’église de Locmaria (faubourg de Quimper) qui date du ixe siècle, dit le Bulletin diocésain, et qui est en effet romane ; l’église de Saint-Mathieu, du xiiie siècle, mais la tour et la flèche récentes ; enfin, la cathédrale ou Saint-Corentin. Cette cathédrale de Quimper est l’une des belles pièces d’architecture de la Bretagne. Si on l’aperçoit de la Grand’Rue, étroite, aux maisons à pignon qui se penchent vers le pavé, elle est haute et charmante, élancée et légère, en ses rousses dentelles de pierre. Vue de la place, elle prend plus de corps, c’est vraiment un édifice équilibré. Certaines parties sont de la première moitié du xiiie siècle. Les fléches, modernes, élevées en 1854, sont admirablement raccordées aux tours du xive siècle. L’ensemble constitue un des plus beaux édifices gothiques de la Bretagne. La façade est blasonnée du lion de Montfort, d’armes épiscopales et seigneuriales. Les portiques abondent en sculptures. Sous le porche principal, une statue du Christ se dresse, non pas le Christ hâve du Moyen Âge, mais un Christ de physionomie sereine, de belle prestance, qui tient en sa main la boule du monde. Justement, sous le même porche, on peut voir quelques fragments de la vie qui se manifeste sur notre boule terrestre : une marchande de coiffes, une naine qui mange sa soupe, une mendiante qui tend sa sébile, une béquillarde qui arpente à grand’peine les dalles. Au-dessus du portail, une statue équestre moderne du roi Grallon, à qui saint Corentin devait bien cette politesse.

QUIMPER : LA CATHÉDRALE DE SAINT-CORENTIN.

L’intérieur de la cathédrale est vaste et beau, donne à admirer sa nef, son chœur dévié, ses belles verrières du xve siècle, encadrées de gothique flamboyant, qui éclairent le chœur à arcades, les colonnes à chapiteaux chargés de vignes, la statue en albâtre de saint Jean, avec un agneau sur un livre, qui provient de l’église de saint Guénolé en Penmarch. Le pourtour du chœur est décoré de fresques de Yan Dargent. Sur les pierres tombales, dans les bas-côtés et autour du chœur, des évêques de pierre dorment leur dernier sommeil, rigidement étendus. D’autres, en grands costumes sacerdotaux, sont orgueilleusement agenouillés. Les uns, les gisants, sont du xive et du xve siècles. Les autres sont de l’art plus théâtral du xviiie et du xixe siècles. On conserve aussi à Saint-Corentin une relique unique, dite les Trois Gouttes de Sang. Un pèlerin de Palestine, ayant confié sa fortune à un voisin pendant son voyage, le voisin nia le dépôt, fit un faux serment devant le Christ dont l’image parut s’animer ; trois gouttes de sang tombèrent de l’un de ses pieds percés, furent recueillies sur un morceau d’étoffe.

Hors de la cathédrale, c’est la promenade par les anciennes rues qui dévalent vers le quai, le long des vieilles maisons où ricanent des vieilles sculptures, pendant que sur le seuil se tient quelque femme, expressive d’autre manière, perdue en une contemplation soucieuse. Mais que quelque voisine, quelque passante survienne, cette contemplative va se retrouver bavarde. Toute cette population des rues de Quimper, personnel du petit commerce, ménagères allant au marché du mercredi, aux foires du troisième samedi de chaque mois, ouvrières de Locmaria, est une population en dehors, très agile et très gaie. J’ai habité pendant quelques jours dans l’une de ces petites rues comprises dans le trapèze formé par le Steir et l’Odet, la place Terre-au-Duc et la place Saint-Corentin, et là, par les belles fins de journées, quand tout le monde se repose et se récrée, après le travail accepté et accompli, j’avais la même sensation déjà éprouvée à Morlaix et à Quimperlé, c’était le même concert de rires et de jacasseries, la même belle humeur toujours en éveil. Les gains sont minimes, pourtant, mais la vie est humble, réduite au nécessaire, et l’heureux caractère fait oublier les soucis. Il suffit de voir le visage et les allures des femmes pour deviner le plaisant esprit, vif et résigné à la fois : filles et femmes, petites, un peu épaisses, pour la plupart, sont robustes et accortes, les traits mutins, l’œil bien ouvert.

Du haut du mont Frugy, sous les beaux hêtres plantés en allées de promenade, la vue embrasse le panorama de la ville, des quais, des rivières, des environs. Quimper est au centre d’un pays de verdure. De ses toits serrés montent les fumées bleuâtres : le grand vaisseau de la cathédrale semble voguer sur ces toits comme sur des vagues. Plus près, le faubourg de Locmaria.

SAINT YVES, CHANDELIER EN FAÏENCE DE QUIMPER.

Là, c’est la région de la faïence bretonne. Nombre de pièces sont d’imitation ; et il n’est pas rare d’y rencontrer les dessins, les ornementations de Rouen. Mais il y a aussi une originalité, et je la trouve dans les pièces les plus ordinaires. On connaît, pour les avoir vues dans toutes les villes bretonnes, et même dans les magasins de Paris, les plats, les encriers, les bénitiers, les plaques décoratives, les bougeoirs, les chandeliers, et tant d’autres objets que les voyageurs sont heureux de rencontrer et de rapporter comme souvenirs des pays qu’ils ont traversés. Mais il est de simples assiettes, comme j’en ai acheté pour cinq sous, dans l’amoncellement du marché aux faïences, et qui sont tout à fait charmantes, de vives couleurs harmonieuses, de bleus et de rouges naïvement mélangés, à la façon des bouquets des champs. J’ai vu aussi des tasses en forme de trèfle, avec des ornementations de bleuets. Et, parmi les statuettes, la sainte Anne et la petite Marie, et nombre de saints de la Bretagne, parmi lesquels un saint Yves, en forme de chandelier, vêtu d’hermine, à genoux, le nez chaussé de lunettes, l’air réjoui et finaud, qui ressemble aux bonshommes des moutardiers.

LE MARCHÉ AUX FAÏENCES, À QUIMPER.

On ne fabrique pas seulement de la faïence à Quimper, mais encore de la porcelaine, des poteries de diverses sortes, des métaux, du cuir, de la bière, des conserves ; on y mout du grain, et à quelques kilomètres, à Ergué-Gaberic, existe une importante papeterie. L’activité commerciale porte sur les grains, la cire, le miel, les toiles de lin et de chanvre, le bétail, le beurre, le suif. Personnages célèbres : le critique Fréron (1719-1776), l’adversaire de Voltaire ; Louis de Carné (1804-1876), écrivain politique, académicien ; Laënnec (1781-1826), le grand médecin qui, le premier, utilisa l’auscultation, professeur au collège de France, auteur du Traité du diagnostic des maladies des poumons et du cœur : une statue lui a été élevée auprès de la cathédrale, au moyen de souscriptions des médecins français.

Hors de Quimper, la campagne est délicieuse. Cette seule région suffirait pour mettre à néant l’opinion trop courante sur la monotonie des paysages intérieurs de la Bretagne. Ce ne sont plus ici les landes de Lanvaux, ce n’est pas non plus le haut style de la baie de la Forêt. Que l’on suive la rivière de l’Odet, non plus en allant vers l’embouchure, mais en remontant vers la source, il n’y aura pas à aller bien loin, on s’arrêtera au Stangala, qui est le but de promenade des gens de Quimper auxquels ne suffit pas le concert militaire du dimanche. Le Stangala est admirable, avec ses collines reflétées au miroir de l’eau, la variété des mouvements de terrain, l’exubérance de la pousse, une profusion de plantes et de fleurs qui envahissent les blocs de pierre surgis ça et là, à croire que cette végétation de hasard a été disposée pour achever le décor enchanteur, la solitude parfumée et gazouillante.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA BRETAGNE DU SUD[22]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


VII. — Le Pays d’Audierne.


La route du Raz. — La chapelle de Comfort. — La roue à prières. — Pont-Croix. — Auvergnats en Bretagne. — Le colossal Batifoulier. — Retour de Plouhinec. — Plozevet. — Le menhir des Droits de l’homme. — Plovan. — La chapelle et le calvaire de Tronoan. — Rêvasserie au bord de la mer. — Plogoff. — Lescoff. — Le gardien de phare criminel. — Le tour de la Pointe du Raz. — L’enfer de Plogoff. — Le raz de Sein. — La baie des Trépassés. — L’étang de Laoual. — Encore une ville d’Is. — Les orgies de Dahut. — La Tour de Nesle bretonne. — Saint Guénolé et Le roi Grallon. — L’île de Sein. — La beauté des îliennes. — Le phare d’Armen. — Petite lumière sur la mer. — La fin de la Bretagne.



LA ROUE À PRIÈRES DE L’ÉGLISE DE COMFORT.


Je suis allé à la pointe du Raz plusieurs fois, alors qu’il n’y avait pas le chemin de fer jusqu’à Audierne, et par plusieurs routes, mais toujours avec Douarnenez comme point de départ. Voici une route, par Comfort, Pont-Croix, Audierne, c’est même la vraie route, la seule route, la route classique du Raz. En dehors d’elle, il n’y a que des sentiers, des chemins de traverse. C’est par elle que vont les voitures et les piétons soucieux de leurs arrêts. J’ai fait un autre chemin, plus beau à mon avis, le long de la côte, par Tréboul, où j’ai vu la bénédiction de la mer par le clergé, puis par la route qui passe à Beuzec. Néanmoins, la route qui passe par Comfort et Pont-Croix n’est pas sans charme et sans intérêt. La nature est grave, triste même, mais on ne vient pas chercher les paysages riants dans la région du Raz. D’ailleurs, la gaieté et la tristesse d’un paysage sont choses relatives. Elles dépendent de l’humeur du voyageur, du hasard d’une rencontre, d’un rayon de soleil qui perce le ciel gris et fait étinceler les fleurs des ajoncs sur la sombre couleur de la lande. Et puis, si chétif, si morne que soit le hameau traversé, c’est toujours une réunion de maisons, des humains qui se sont rassemblés, qui ont rapproché leurs foyers, pour faire face au sort. On voit des femmes et des enfants sur le pas des portes, des hommes qui reviennent des champs ; on peut entrer dans quelque boutique, échanger le bonjour et quelques mots de conversation avec des êtres qui représentent, quels qu’ils soient, le labeur utile et la solidarité réconfortante. On peut aussi apercevoir un travail de pierre façonné par des mains intelligentes d’artiste, tel que la chapelle de Comfort, construction bien proportionnée par un bâtisseur de la Renaissance, vieux porche, vieux vitraux, le tout surmonté d’un petit clocher découpé et ajouré comme une fleur. Auprès, un calvaire. On peut encore découvrir, comme dans cette même chapelle, un objet de haute curiosité, tel que la Roue de Fortune, ou Roue à prières : cette roue, garnie de clochettes, accrochée à la voûte de la chapelle, est mise en mouvement par le sacristain lorsqu’un fidèle a déposé son offrande dans un tronc spécial. C’est un peu semblable, moins l’automatisme, à ces boîtes placées maintenant dans les gares, qui vous donnent, moyennant l’insertion d’une pièce de dix centimes, des bonbons, une tablette de chocolat ou une carte postale. Ici, c’est un carillon que l’on obtient, et qui appelle, de ses sons cristallins, les bénédictions du ciel sur le donataire. Cette roue est, dit-on, une des dernières de ce genre qui existent en France, sinon la dernière. Vous voyez qu’il est bon de passer par Comfort pour aller à la Pointe du Raz.

LA BÉNÉDICTION DE LA MER À TRÉBOUL.
LE CALVAIRE DE COMFORT.

Il est bon aussi de passer par Pont-Croix, sur la rivière d’Audierne, ou de Goayen, pour y voir la vieille église de Notre-Dame-de-Rosendon, ancienne collégiale, de styles mélangés : les parties romanes et ogivales sont soudées les unes aux autres, et l’on aperçoit bien, ici, comment les formes se sont enchevêtrées et continuées. La tour, surmontée d’un clocher, qui atteint 66 mètres, est massive dans sa partie basse, puis s’allège par des balustres et des galeries à feuillages.

Pour aller à Audierne, il n’y a plus qu’à suivre la route qui longe la rivière. Brusquement, après un coude et une montée, on aperçoit le bourg de pêcheurs, ses maisons rangées au long du quai, ses barques nombreuses. Lors de mon premier voyage, j’ai habité un petit hôtel sur le quai, tenu par les époux Batifoulier. Les Batifoulier n’étaient pas des Bretons, mais des Auvergnats : il y a beaucoup d’Auvergnats en Bretagne, sans doute par affinité de race celtique. L’Auvergnat est plus commerçant que le Breton, et plus sobre, et il réussit mieux à mener à bien ses « affaires ». Mais Batifoulier était célèbre par autre chose, il était célèbre par lui-même, et c’était, en effet, je crois bien, un type unique. De haute taille, ce n’était pourtant pas sa stature qui frappait les regards, et il semblait, au premier abord, de hauteur ordinaire. Mais il était d’une largeur peu commune, j’oserais dire qu’il était aussi large que haut, une tour mouvante, et qui se mouvait lentement, un éléphant ou un hippopotame que l’on aurait vêtu d’un pantalon, d’un veston et d’un petit chapeau. Toutes les comparaisons saugrenues avec les lourds édifices et les énormes animaux venaient à l’esprit devant cet homme au tronc puissant, aux membres énormes. Mais le visage ! Je n’en ai jamais vu d’aussi vaste : deux joues immenses, une cascade de mentons, le tout assez régulier, avec des moustaches et une barbiche dite royale et de petits yeux malins dans cet amas de graisse. La couleur non pas rose, ni rouge, mais violette, lie de vin. Ce colosse avait pour épouse une vieille femme vêtue de noir, la face encadrée d’un serre-tête noir, le corps menu. C’était elle qui faisait les comptes, et qui les faisait bien. Lui, Batifoulier, c’était le maître d’hôtel parfait, sa maison et lui ne faisaient qu’un. Il fallait le voir, sur le quai, sonnant la cloche des heures de repas. Avec quelle conviction il tirait la chaîne ! Jamais orateur à une tribune, prêtre à un autel, n’eurent la mine plus grave. Qu’était-ce donc, alors qu’il présidait la table d’hôte ? car il prenait ses repas avec ses pensionnaires. Placé au centre de la table, occupant facilement trois places à lui tout seul, il servait la soupe aux choux aux fonctionnaires réunis là, deux fois par jour, et aux déjeuneurs et dîneurs de passage. Il servait aussi les sardines, montrant comment il fallait les manger, les engloutissant d’une seule bouchée, après leur avoir enlevé la tête et l’arête avec dextérité. Combien en mangeait-il ? Je ne sais. Mais c’était effrayant. Et il me semblait que les bateaux dont j’avais vu les mâts balancés sur l’eau, devant la porte de l’hôtel, n’étaient là que pour débarquer les sardines destinées à apaiser la faim du terrible ogre auvergnat. Il découpait aussi le rôti, et il versait le cidre. Bonhomme, au total, très prévenant, très fier de son rôle, faisant largement les honneurs de sa maison, une manière de grand et gros seigneur, le mousquetaire Porthos, ayant échappé aux grottes de Locmaria, et devenu hôtelier à Audierne.

JOUEUR DE BINIOU, SCULPTURE POPULAIRE EN BOIS.

On était donc bien chez Batifoulier, malgré les sardines à tous les repas, et qu’il était difficile de refuser, sous le regard toujours aux aguets dans l’immense visage violet. On y cuisait aussi de délicats morceaux au moment de la chasse, et tous ces messieurs de l’enregistrement, des contributions, de la gendarmerie, etc., n’étaient pas en reste, comme on le pense bien, pour raconter leurs aventures de guérets et de landes, à la poursuite d’un gibier, qui n’était d’ailleurs nullement hypothétique. Mais la mer aussi était là, bien tentante, et le bord de la mer, cette ligne infléchie de la baie d’Audierne qui va de la pointe du Raz à l’anse de la Torche et aux roches de Penmarch. De la jetée, lancée hardiment en plein océan, la vue est magnifique sur cette baie grande ouverte. Le port n’est pas de l’importance de Douarnenez et de Concarneau. Il n’y a pas plus de cent bateaux de pêche à Audierne, mais ils suffisent pour animer l’étendue par leurs sorties et par leurs retours, par leurs courses et leurs arrêts dans la baie. Ils sont montés par des hommes rudes, qui sont calmes et silencieux à l’habitude, au moment des appareillages, mais qui deviennent ardents et bruyants le dimanche, lorsque leur désœuvrement va de cabaret en cabaret. Je me souviens d’un dimanche où j’étais allé en promenade à Plouhinec, de l’autre côté de la rivière de Goayen. Un peu attardé, je ne refis pas le grand tour par le pont, je voulus revenir dans l’une des barques montées par les marins d’Audierne. Je me repentis bien vite de cette fantaisie, et pensai cent fois chavirer pendant le court trajet, dans le petit bateau effroyablement chargé d’hommes pris d’eau-de-vie et qui s’en allaient comme des fous parmi d’autres barques délirantes. Je préférai, ensuite, lorsque je retournai à Plouhinec, qui est un village singulier, bâti parmi les cailloux, je préférai, dis-je, prendre le plus long pour éviter la baignade, et peut-être la noyade.

Je poussai plus loin que Plouhinec, toujours suivant la côte, par le sentier des douaniers. C’est d’une désolation, d’une solitude sans pareilles. J’ai marché, je crois bien, toute une journée sans rencontrer un être humain, en dehors des arrêts dans les villages, et encore les villages donnaient-ils, eux aussi, l’impression de la solitude, tant ils étaient mornes, ce jour-là, tous les hommes à la mer, toutes les femmes aux champs, des enfants assis sur les seuils, graves comme des vieillards, une femme derrière un comptoir, des visages, entrevus plutôt que vus, à quelque vitre sombre. Pour arriver à l’un de ces villages, il fallait quitter le bord sauvage de la mer, s’engager dans des sentiers bordés de petits murs faits de pierres superposées, ou franchir ces landes dont la rude verdure peut seule résister à l’âpreté et à la violence du vent. Il y avait seulement, de temps à autre, quelque pauvre champ de pommes de terre ou de blé, clos de pierres, où se lisait le dur et touchant effort du laboureur pour arracher un peu de vie à cette terre déshéritée. L’un de ces villages est Plozevet, je devrais dire l’un de ces abris. Les maisons sont réunies autour d’une église au fin clocher. Et plus loin que Plozevet, en revenant vers la mer, un menhir de près de 5 mètres de long porte une inscription rappelant le naufrage du vaisseau Les Droits de l’homme, en 1797. Les naufragés furent dévorés par la mer, et nombre d’entre eux, rejetés au rivage, sont enterrés ici, autour de la pierre, devenue le menhir des Droits de l’homme. Voici, d’ailleurs, l’inscription : « Ici, autour de cette pierre druidique, sont inhumés environ six cents naufragés du vaisseau Les Droits de l’Homme, brisé par la tempête, le 14 janvier 1797. Le major Piron, né à Jersey, miraculeusement échappé à ce désastre, est revenu sur cette plage le 21 juillet 1840, et dûment autorisé, a fait graver sur la pierre ce durable témoignage de sa reconnaissance. » Je retrouve ensuite la ligne nue de la baie d’Audierne, le sable blanc, les énormes pierres roulées et arrondies par le flot, la côte rocheuse, et, de temps en temps, un minuscule fjord bien orienté, un petit vallon, dont les pentes sont garnies d’une herbe douce. La mer n’est pas grosse, mais elle est bouillonnante et hargneuse, à certaines places, et toute prête, sous l’injonction du vent, à se transformer en furie.

Encore un arrêt à Plovan, puis à Tréguennec et à la chapelle de Notre-Dame de Tronoan, où j’arrive au crépuscule ; mais il fait suffisamment clair pour voir la chapelle, bâtie au milieu de la rase étendue, et le calvaire, le plus ancien de la Bretagne, construction massive à deux rangs de personnages, au-dessus desquels s’élèvent les trois croix.

Je m’aperçois là que je suis plus près de Penmarch que d’Audierne, où j’ai mon gîte, et je prends le parti de regagner Pont-Labbé, où je trouverai, plus facilement que parmi les landes, une voiture pour rentrer à Audierne. En route, la nuit venue, je songe à ma journée passée presque tout entière au bord des flots, et à d’autres journées semblables, où l’on n’a rien fait que marcher, s’allonger sur le sable, regarder, écouter, et qui laissent pourtant la sensation d’avoir agi. La mer, en réalité, agit pour nous. Nous ne nous lassons pas de la contempler, de la voir recommencer sans cesse les mêmes arrivées et les mêmes départs. Nous voyons son existence d’élément, et nous lui prêtons une autre existence expressive. Elle se prête à notre rêverie mieux que les choses immobiles, et j’en arrive à croire à une sorte d’affinité réelle entre notre pensée en recherche et ce monde agité. La raison de notre amour pour la mer, on la cherche et on la trouve dans le spectacle de ce perpétuel mouvement, qui nous fait croire à une sorte d’âme révoltée et inquiète des flots. Des rapports évidents existent entre l’individu humain et l’ensemble des choses, et nous sentons en nous, instinctivement ou avec réflexion, les mêmes rythmes que nous percevons dans l’espace. Lorsque nous regardons les croissances du flux et les décroissances du reflux, c’est encore nous que nous voyons, c’est de notre personnalité identique à l’univers que nous prenons conscience. Toutes les parcelles de la matière, même celles qui paraissent s’être détachées, et qui se sont organisées avec la faculté de déplacement, même celles qui sont arrivées à un état cérébral qui leur permet le voyage hors du visible, toutes continuent de participer à la vie de la planète, de faire partie du système où la terre évolue. Nous sommes tous, hommes qui avons pu nous croire le but, la fin de l’univers, — nous sommes tous de petites Terres, c’est-à-dire des points de la Terre soumis aux mêmes conditions vitales que les molécules en course avec nous dans l’infini.

LE CALVAIRE LE PLUS ANCIEN DE LA BRETAGNE, À TRONOAN.

Je ne sais si ces observations ont été déjà rêvées, entrevues, écrites. Je sais qu’elles naissent en moi chaque fois qu’il m’est donné d’apercevoir l’ensemble d’un paysage, la rondeur du globe, chaque fois, surtout, que le cercle de la mer m’apparaît au loin, que l’existence de l’eau se révèle par le perpétuel recommencement de son effort. Nous amplifions, nous imaginons sans doute lorsque nous parlons de la volonté d’un élément, lorsque l’hérédité des premières religions de nature qui est en notre esprit aryen se manifeste. Nous nous complaisons à croire à l’acharnement du vent qui se jette contre les obstacles, qui s’entête contre un arbre, contre une porte, qui s’introduit perfidement par un interstice, par une cheminée. Nous percevons la colère patiente de l’eau qui revient sans cesse ronger la même digue, se briser contre le même roc, jusqu’à ce qu’elle l’ait émietté, usé, emporté avec elle, à force de revenir à la charge pendant un siècle, pendant des siècles. C’est, croyons-nous, par habitude d’intelligence, par goût des entités, par extension mythologique et abus des mots que nous voyons ainsi. Ce vent qui circule, cette eau qui s’en va et revient, ne sont pas évidemment animés des passions et des sentiments que nous leur prêtons, mais c’est de ces grandes agitations qui font le tour de la Terre, de ces grands oscillements d’eau, c’est de toute la vie des choses, non complètement pénétrée encore, c’est de toute cette force que nous définissons attraction, pesanteur, mouvement, c’est de toute cette fatalité que viennent nos passions et nos sentiments à nous.

LA CHAPELLE DE NOTRE-DAME DE TRONOAN ET SON CALVAIRE.

Lorsque, au cours des six heures d’une marée, on reste, sans se lasser, sans connaître l’ennui d’une minute, à regarder les circuits de l’eau, ses avancées, ses retraits, ses élans pour revenir, il est bien difficile de ne pas voir là, dessiné sur cette grève en lignes absolument nettes, par les demi-cercles décrits, par les découpures de la vague, par l’ourlet de l’écume, le graphique stupéfiant des allers et des retours de notre volonté, de nos victoires et de nos défaites, des terrains conquis et abandonnés, de notre vie recommencée, tous les jours, dans des conditions que nous ne saurions enfreindre.

« L’océan parle à la pensée, » a dit Hugo. Il aide à faire comprendre un peu, comme le reste, la vie obscure où nous trouvons tous les problèmes, tous les mystères. Ce charme de la compréhension, on peut le trouver partout, dans un jardin minuscule où la merveille de la germination et du fleurissement s’accomplit, au creux d’un terrain où la géologie parle son langage éloquent et irréfutable. Mais nulle part, mieux qu’au bord de la mer, le travail de l’esprit et le repos du corps ne trouvent leur compte à la fois. La mer agit pour celui qui s’arrête au bord des flots, elle l’apaise et l’exalte tour à tour, elle a des moments pour ensommeiller sa pensée, d’autres moments pour lui suggérer l’activité spirituelle et sociale. Elle chante la même chanson contradictoire et perpétuelle qui est en nous, que nous nous plaisons à entendre en dehors de nous, que nous ne nous lassons pas d’entendre,

Ces impressions, formulées au retour des grèves de Plovan, je les avais déjà ressenties ailleurs, et je les ressens encore pendant les arrêts au bord de la mer, lorsque je m’en vais d’Audierne vers la pointe du Raz, par Esquibien et Saint-Tugean, où l’église gothique et Renaissance conserve, dans un reliquaire, une clef de fer qui a appartenu à saint Tugean, et qui sert à perforer des petits pains, lesquels sont destinés à mettre en fuite les chiens enragés. Avec la clef, il y a les dents du saint, enchâssées dans une mâchoire en argent doré, et dont le contact guérit les maux de dents. En l’honneur du saint, beaucoup d’hommes du pays portent encore des vestes avec une clef brodée dans le dos, et des chapeaux où pend une clef de plomb, attachée au ruban.

Jusque-là, il y a eu quelques arbres, des chênes, des pins. Après Saint-Tugean et Primelin, il n’y en a plus. Il y a des moulins à vent, puisqu’il y a du vent sur les coteaux d’où l’on voit écumer la mer houleuse. Il y a des dolmens. Il y a la chapelle de Notre-Dame-de-Bon-Voyage. Il y a le village de Plogoff, fondé par saint Collédoc, évêque devenu ermite, et qui se trouva mieux ici qu’à la cour du roi Arthur. Ce Plogoff n’est pas déplaisant. Imaginez un village dispersé sur des ondulations de terrain. Une maison ici, deux autres là, trois ou quatre plus loin encore et la douzaine autour de l’église. Ce terrain dénudé, de maigres cultures alternant avec des landes abondantes, est beau de couleurs et de lignes : il est fait de grands espaces d’ajoncs d’un vert sombre, fleuris d’or, de moissons fauves, de sables blancs, de rochers grisâtres, de petits murs de pierres, et parmi tout cela, les clochers, les petites maisons disséminées, avec leurs toits bleus.

Qu’un agile rayon de soleil parcoure cette étendue, illumine de sa lueur ces humbles aspects, et ce terrible pays devient riant. Les femmes y sont avenantes, empressées à renseigner le voyageur. Les enfants sont familiers. Pour les hommes de cette région du cap, ils sont d’une beauté particulière, grands, le profil régulier, l’expression du visage grave ; du moins, les quelques-uns que j’ai aperçus étaient ainsi, et me semblèrent bien en conformité de style avec ces paysages sévères. À Lescoff, c’est la dernière réunion de maisons avant la pointe du Raz.

Encore deux kilomètres par la lande, et c’est le phare, — devenu « l’ancien phare ». Ce n’est pas ici la fin de la terre, puisqu’il y a encore l’île de Sein, et ce n’est pas même le dernier phare, puisqu’il y a encore au large le phare de la Vieille, au feu vert, le phare de Tévennec et le phare d’Armen, bâti aussi en pleine mer, en avant de l’île de Sein, mais c’est la fin d’un continent et la pointe la plus avancée de la Bretagne avec la pointe Saint-Mathieu.

LA POINTE DU RAZ.

Cette première fois où je suis allé à la pointe du Raz, j’ai admiré, tout d’abord, ce phare élevé sur le haut promontoire, et j’ai eu plaisir à la conversation de l’un des gardiens. C’était un homme grisonnant et borgne, qui faisait son métier en conscience, prenant son tour de veille ici, et s’en allant passer sa huitaine ou sa quinzaine, je ne me souviens plus, au phare en pleine mer. Il lisait des journaux, avait des livres, exprimait des opinions fort sensées sur les événements qui se passaient par le monde. Je fus bien surpris, plus tard, d’apprendre que cet homme paisible et sage avait été pris de vertige et de folie, et qu’il avait commis un crime qui, pour être passionnel, n’en était pas moins un crime, étranglant sa femme qui habitait un village du cap. J’ai déploré que l’image de cet homme fût ainsi atteinte et raturée dans mes souvenirs. Je l’aurais voulu détaché des misères de la jalousie et des drames qui naissent de la vanité offensée, de l’amour déçu, de la méconnaissance du réel. La contemplation de l’océan lui aura communiqué, non la sérénité de ses étendues calmes, mais la rage de ses tempêtes, et c’est une preuve de plus, hélas ! de cette affinité que j’essayais d’établir entre les mouvements de notre pensée et les mouvements des éléments qui semblent, eux aussi, animés d’une pensée consciente. Comment l’homme s’arrachera-t-il donc aux fatalités qui l’enserrent et dominera-t-il les forces sourdes et aveugles qui luttent sans cesse dans le champ clos de la nature ? Quel spectacle nous donnera le calme de la supériorité que nous revendiquons si hautement ? Est-ce l’immensité étoilée ? Au moins là, nous ne voyons que rythmes et lumières, nous ne pouvons être affectés par les chocs inaperçus des astres, et pouvons croire qu’ils se meuvent en vertu de lois à jamais inviolables. Le pauvre gardien de phare n’avait pas assez regardé les étoiles : il ne s’arrêta pas à ces réflexions et il quitta, je crois bien, son phare pour le bagne.

LE RAZ DE SEIN : « JAMAIS HOMME N’A TRAVERSÉ LE RAZ SANS AVOIR PEUR OU MAL », DIT UN PROVERBE.

Je me souviens, comme si c’était d’hier, que ce fut lui qui me guida, avec un soin parfait, pendant la visite que je fis du promontoire. Cette visite n’est pas dangereuse pour qui a la tête à l’abri du vertige et le pied sûr, mais encore faut-il savoir choisir les pierres, les sentiers, les marches, qui permettent de faire le tour de cet immense bloc déchiqueté, fendu de crevasses, ouvert en abîmes. Il n’y a pas deux chemins, et le chemin unique n’est pas facile à trouver. Les gamins qui nous suivent ne s’en soucient guère, se laissent glisser sur les pentes, s’agrippent aux pierres pointues, disparaissent dans les trous, reparaissent comme s’ils sortaient d’une trappe et font toute cette gymnastique et tous ces tours de force, dont je les dispenserais bien, pour m’apporter une touffe de fleurs jaunes et parfumées, cueillies au versant de quelque gouffre. Je ne puis me livrer à ces exercices, auxquels m’ont peu préparé les marches et contre-marches les plus rapides à travers les rues de Paris. Je suis donc prudemment mon compagnon, qui m’aide de ses indications et parfois de la main, quand le passage est trop glissant et trop difficile. C’est le commencement du voyage qui est le plus scabreux, au long de la partie nord de la pointe. C’est aussi la partie la plus belle, je veux dire la plus effrayante et la plus grandiose. L’Enfer de Plogoff est un trou dans lequel il ne ferait pas bon de tomber : les parois rouges de ses rochers n’offriraient aucun arrêt à la chute, et la mer en bas fait songer, par ses flots, ses écumes, sa clameur, à une troupe de bêtes féroces qui s’agitent dans un cachot trop étroit, et dont la fureur demande une proie.

L’ENFER DE PLOGOFF. LA MER FAIT SONGER À UNE TROUPE DE BÊTES FÉROCES.

Le spectacle de la pointe du Raz n’est pas plus effrayant que le spectacle de la pointe de Penmarch. Mais ici, au Raz, l’horreur est plus condensée, le promontoire se présente en un seul bloc plus imposant. La mer n’est pas plus grande ni plus violente, mais sa violence aussi apparaît plus concentrée, dirigée avec plus d’opiniâtreté et de violence sur l’obstacle. Et puis, il n’y a pas seulement la pointe du Raz et la mer, il y a le raz de Sein, le courant créé entre le continent et l’île de Sein, et cela, c’est un spectacle unique, c’est un passage d’eau d’une violence extraordinaire. On est surpris d’y voir passer les bateaux de pêche et les navires par les mauvais temps. Ils y passent pourtant, et l’homme donne ici une preuve de son intelligence et de sa hardiesse. Il se confie avec crainte à cette eau qui court d’un mouvement vertigineux, mais il s’y confie, malgré tous les dictons que l’on connaît, celui-ci : « Jamais homme n’a traversé le Raz sans avoir peur ou mal ; » et cet autre, qui a la forme d’une prière : « Mon Dieu, secourez-moi pour traverser le Raz, mon bateau est si petit et la mer est si grande ! » De fait, les vagues courent là librement avec des allures peu engageantes. C’est immense et sinistre, et même il n’y a pas de rayon de soleil qui tienne : les mâchoires des vagues sont plus visibles, voilà tout. Auprès de cette mer en folie, la pointe du Raz prend une physionomie bonasse, et je reste un assez long temps assis sur un des rochers de la pointe à me réjouir du bienfait de la terre ferme. J’achève ensuite le tour du promontoire par le versant sud, moins ravagé et périlleux que le versant nord.

UN VIEUX PÊCHEUR.

Je monte ensuite au sommet du phare, d’où la vue s’étend, en face, sur la mer et l’île de Sein ; à droite, sur la baie de Douarnenez, la pointe de la Chèvre, la pointe Saint-Mathieu, Ouessant ; à gauche, sur la côte de la baie d’Audierne, la pointe de Penmarch. Si l’on regarde vers la terre, l’aspect du cap est bien étonnant aussi, avec ses maisons dispersées, ses clochers pointus, les compartiments de ses champs entourés de pierres. On revient à la mer, on revoit l’assaut contre les tristes rochers sombres, on écoute le tumulte de bataille qui ne cesse pas, les vociférations des victorieux et les plaintes des égorgés.

Le phare quitté, je vais errer dans le sable de la baie des Trépassés, sur une plage qui est une plage comme une autre. Je ne sais si l’on bâtira jamais un casino à proximité, et si les cabines des baigneurs y seront bien nombreuses. Le nom suffirait à éloigner les personnes frivoles qui n’aimeraient pas loger à une telle enseigne expliquée de deux manières : on dit que les druides morts étaient embarqués là pour l’île de Sein, on dit aussi que les courants apportent sur ce sable les cadavres des naufragés. Il semblerait qu’il y ait d’autres raisons pour que la mode ne vienne pas trôner ici pendant la belle saison : le pays est vraiment aride, sans ombrages et sans ressources, et je ne vois guère que les peintres, en quête de « motifs » peu ordinaires, qui puissent venir chercher un gîte au plus près, au hameau de Lescoff ou au village de Plogoff. Tout de même, il y a maintenant deux hôtels à la Pointe du Raz, et l’on ne peut deviner les destinées de cette côte sauvage. Que le snobisme s’en mêle, et nous voilà avec une station balnéaire de plus. Ce que je puis dire à ceux qui seraient tentés d’y venir passer leurs vacances, c’est qu’ils ne verront nulle part de plus belles arrivées de vagues, de formes plus concentriques, de succession plus régulière, que celles qui viennent s’étaler et mourir sur la plage éblouissante de blancheur de cette baie des Trépassés.

LE PHARE DE TÉVENNEC, AU LARGE DE LA POINTE DU RAZ.

Un voisinage peu fait pour recréer les villégiateurs est celui de l’étang de Laoual, qui forme avec la baie des Trépassés, sans cesse parcourue par les lames, le plus formel contraste. Autant la plage est fraîche et agitée, autant le marécage est immobile et fétide : son eau a des teintes livides, plombées, funèbres, c’est une étendue morte à quelques pas de la mer agitée, et c’est l’étang, plus que la baie, qui rend sinistre ce paysage qui pourrait n’être que terrible, aux jours de tempête, avec des accalmies charmantes. Quelle que soit la saison et quelque temps qu’il fasse, je doute que cet étang de Laoual puisse prendre meilleure physionomie. La légende explique son aspect mystérieux et redoutable par la présence, sous ses eaux, de la ville d’Is. La ville d’Is, que l’on croit découvrir à Penmarch, serait donc aussi à la pointe du Raz ; mais n’est-elle pas encore signalée sur d’autres points de la côte de Bretagne, à Saint-Michel-en-Grève, par exemple ? Acceptons de la voir encore ici, sous cette eau terne, bordée de joncs et de roseaux, fleurie çà et là de nénuphars. Quelques femmes y rincent du linge, comme faisait peut-être au temps jadis la princesse Ahès, appelée aussi Dahut : on montre bien la fontaine où le roi Grallon venait lui-même remplir sa cruche. Cette ville d’Is aurait été, par le fait de Dahut, un foyer de débauche. Dahut faisait conduire, chaque soir, au fond d’une retraite, quelque jeune étranger qu’un homme noir lui amenait masqué (cela ressemble tout à fait à l’histoire de Marguerite de Bourgogne et de la Tour de Nesle). Après l’orgie, au point du jour, l’étranger était étouffé sous son masque à ressort, et son cadavre jeté dans un gouffre. Pour ces méfaits, la ville fut donc détruite, non par le feu du ciel, comme Adama, Gomorrhe, Seboïm, Segor et Sodome, mais par la mer qui s’avança vers elle et l’engloutit.

Voici comment le P. Albert le Grand de Kerigonval, né à Morlaix vers la fin du xvie siècle, raconte la disparition d’Is dans sa Vie des Saints de Bretagne : « Saint Guennolé allait souvent voir le roi Grallon en la superbe cité d’Is (située sur le bord de la mer, entre le cap de Fontenay et la pointe de Croazon, où, de présent, est le golfe ou baye de Douarnenez), et preschoit fort hautement contre les abominations qui se commettaient en cette grande ville, tout absorbée en luxes, débauches et vanitez, mais demeurans obstinez en leurs peschez ; Dieu révéla à saint Guennolé la juste punition qu’il en vouloit faire ; saint Guennolé estant allé voir le roy, comme il avoit de coustume, discourans ensemble, Dieu luy revéla l’heure du chastiment exemplaire des habitans de cette ville estre venuë. Le saint, retournant comme d’un ravissement et extase, dit au roy : Ha ! Sire, Sire ! sortons au plus tost de ce lieu : car l’ire de Dieu le va présentement accabler ; Votre Majesté sçait les dissolutions de ce peuple ; on a eu beau le prescher, la mesure est comble ; faut qu’il soit puny ; hastons-nous de sortir, autrement nous serons accueillis et enveloppez en ce mesme malheur. Le roy fit incontinent trousser bagage ; et, ayant fait mettre hors ce qu’il avoit de plus cher, monte à cheval, avec ses officiers et domestiques, et, à pointe d’éperons, se sauve hors la ville. A peine eust-il sorti les portes, qu’un orage violent s’éleva avec des vents si impétueux, que la mer, se jetant hors des limites ordinaires, et se précipitant de furie sur cette misérable cité, la couvrit, en moins de rien, noyant plusieurs milliers de personnes, dont on attribua la cause principale à la princesse Dahut, fille impudique du bon roy, laquelle périt en cet abysme, et cuida causer la perte du roy en un endroit qui retient le nom de Toul-Dahut ou Toul-Alc’huez, c’est-à-dire le pertuis Dahut ou le pertuis de la Clef, pour ce que l’histoire assure qu’elle avoit pris à son père la clef qu’il portoit pendante au col, comme symbolle de la royauté. Le roy, s’estant sauvé d’heure, alla loger à Land-Tevennec, avec saint Guennolé, lequel il remercia de cette délivrance, puis se retira à Kemper. »

Une autre version explique que la ville d’Is était protégée par une immense digue percée d’écluses dont le roi Grallon possédait les clefs. C’est saint Guénolé encore qui vient prévenir le roi que sa fille, en possession de la clef de la grande écluse, a ouvert la porte aux flots. Grallon se hâte de s’enfuir, prenant sa fille sur son cheval. Mais la mer gagnait sur eux, et le roi entendit une voix : « Grallon, si tu veux être sauvé, débarrasse-toi du démon que tu portes en croupe. » Dahut tomba, les flots se jetèrent sur elle, et s’arrêtèrent, apaisés.

Quoi qu’il en soit, les archéologues et les historiens s’accordent avec les auteurs de légendes pour accepter qu’une ville ait existé dans ces parages. Quant à son importance, elle est bien impossible à établir. Ce ne sont pas de bien grandes preuves que les pierres trouvées çà et là dans les terres et au bord des flots. Qu’un petit havre de la côte s’appelle encore Toul-ar-Dahut, le Gouffre de Dahut, ce n’est qu’une preuve verbale à l’appui de la légende. Émile Souvestre, qui a traité tous ces sujets en un agréable esprit romanesque, s’en réfère au chanoine Moreau, qui raconte qu’ « en 1586, on voyait, à l’entrée de la baie de Douarnenez, des restes d’édifices ayant tous les caractères d’une haute antiquité, et qu’il n’était pas rare de découvrir sur le rivage des cercueils en pierre, comme on en faisait aux ive et ve siècles. » Il affirme également qu’ « on y distinguait deux anciennes routes pavées, et qui conduisaient, l’une à Kemper, éloignée de 9 lieues, l’autre à Carhaix, située à 13 lieues de la baie ». Je cite encore, sur cette intéressante question, Cambry, qui explora le Finistère au début du xixe siècle. Il recueille les dires d’un pêcheur de Douarnenez, nommé Hervé Chenay, qui a trouvé, à la pointe du Raz, « des murs à quatre ou cinq brasses de profondeur. Son ancre s’arrête sur ces murs ; en la laissant tomber des deux côtés, il en suit la direction sans rencontrer d’inégalités, comme cela aurait lieu pour des rochers… Enfin, dans les fortes tempêtes, quand les sables sont enlevés par les fureurs de l’ouragan, on aperçoit, au fond de la baie, de larges troncs d’ormeaux, d’une couleur noire et dont la position a une apparence de régularité ». Qu’il y ait des pierres et des arbres sous l’eau, c’est-à-dire des terres envahies par la mer, cela n’a rien d’inadmissible. Quant aux cercueils de pierre et aux chaussées pavées, sépultures gauloises, routes romaines, il n’en ressort pas de preuves particulières de l’existence de la ville d’Is.

UN BATEAU SARDINIER EN MER, PRÈS DE L’ÎLE DE SEIN.

Le trajet entre la presqu’île et l’île de Sein peut s’effectuer par des bateaux de pêcheurs, mais on peut leur préférer le bateau-courrier qui fait, chaque semaine, le voyage d’Audierne à l’île. Le temps met souvent obstacle au départ ou au retour, mais enfin on voit, avec ce bateau, je ne sais quelle garantie d’arrivée. Les habitants de Sein ne sont en communication régulière avec le continent que pendant sept ou huit mois de l’année. Le reste du temps, lorsque l’île est attaquée par la tempête, ou noyée, doublement noyée, dans la mer et dans le brouillard, les gens sont isolés du reste du monde, ne reçoivent aucun approvisionnement du dehors, n’ont pour vivre que leurs provisions, conserves de poissons, congres séchés et salés, assaisonnés avec des pommes de terre.

LE CIMETIÈRE DE L’ÎLE DE SEIN.

L’île de Sein, « Enez Sizun », la terre légendaire des prêtresses druidiques, ressemble à une carcasse de radeau que les flots achèveraient de ronger. Ce rocher informe, dominé par un phare entouré de bandes de rochers sinistres embusqués dans les lames, a une longueur d’environ 2 kilomètres sur une largeur moyenne de 1 kilomètre. Vers le milieu, le plateau se rétrécit à l’endroit où se creuse le port, occupé par les canots de sauvetage et par une flottille d’une trentaine de bateaux de pêche. Au delà, sont bâties les petites maisons du bourg qui abritent neuf cents personnes environ. Sur cet étroit territoire, la mer déferle. Il a fallu construire des digues, détruites en partie par la tempête de 1896, qui détruisit aussi plusieurs bateaux : Sein resta une quinzaine de jours isolée. Le fait n’était pas nouveau, et les tempêtes de 1756, 1865, 1879, sont restées célèbres. Je n’ai pas à prévoir, en cette belle saison, l’aventure de rester prisonnier dans l’île, et je puis facilement et assez rapidement accomplir l’excursion, partir un matin d’Audierne, et y revenir le surlendemain. La mer est calme dans la baie d’Audierne, et s’il y a des moments difficiles à passer dans le Raz, parmi les écueils de la Vieille, si l’on ne retrouve que pendant trop peu de temps un sentiment de sécurité lorsque la haute mer est abordée, le bateau bientôt repris dans les rochers qui entourent Sein, on connaît encore une fois cette joie d’aborder sain et sauf dans le port Saint-Guénolé, qui se creuse au centre de l’île. Des maisons, très propres et solides, couvertes en ardoises, s’étagent au-dessus de la rade. Parmi elles, une auberge où je descends. Je passe là presque deux journées. Deux journées sous le soleil, pendant que la mer chante tout autour de l’île sa chanson de sirène. Deux journées à errer sur cette terre sans arbres, où il y a des champs très divisés, entourés de petits murs, blé, orge, seigle, choux, pommes de terre, des espaces d’herbe fine, des plants de mauve, des touffes d’anis, et toute la flore humide de la mer, du goémon, du varech dont on extrait la soude en le brûlant dans des fosses de pierre. Aucun arbre, pas même au cimetière, comme à Ouessant. Partout des pierres, des cailloux, autour des champs, sur les champs, dans les chemins, les sentiers : il semble que l’île ait été lapidée par la mer. Des temps mégalithiques, il n’y a plus que quelques vestiges : une des roches de Gador creusée en forme de siège, la Chaise ; deux menhirs penchés l’un vers l’autre et qui semblent chuchoter, les Causeurs ; un dolmen à la pointe du Méneil ; une pierre branlante, dite Men-Cognoc. Les maisons du bourg sont réunies autour de l’église, quelques groupements représentent des faubourgs. Il y a des vaches, mais pas de chevaux, pas de moutons. Les hommes, grands et bruns, sont tous pêcheurs, pêchent le congre, le turbot, la langouste. En ces jours d’été, l’île est tout animée par le mouvement de la pêche. Les femmes, aux yeux noirs, plus fines que les Ouessantines, ont une beauté sérieuse, un air réfléchi, une préoccupation, une gravité, qu’augmentent encore leurs noirs vêtements, leurs coiffes noires. Elles cultivent la terre, ramassent le goémon, tiennent la maison aux murs peints, aux meubles luisants garnis de cuivres, vont chercher l’eau aux citernes. Le pain, la viande fraîche, viennent d’Audierne. L’alcool règne. Mais je lis la notice, si belle, si complète, par laquelle Charles Le Goffic a résumé l’île de Sein, et je ne puis que noter les traits de mœurs qu’il décrit si fortement : les mariages entre îliens, le partage des terres à l’amiable, la piété qui envoie les îliens en pèlerinage à Auray et à Lourdes, le culte à saint Corentin, à saint Guénolé, la poussière ramassée dans la chapelle de Corentin et jetée au vent pour obtenir une bonne traversée, le charme des locutions ordinaires, l’absence d’impôts, le partage, entre le patron et les hommes d’un équipage, d’un pain façonné en bateau, l’immigration des Paimpolais, les orphelins toujours recueillis par leurs parents, les pratiques criminelles et les actes héroïques, les hommes de Sein pilleurs d’épaves, mais grands sauveteurs d’hommes.

DÉBARQUEMENT AU PHARE D’ARMEN.

L’île de Sein se continue par la terrible Chaussée de Sein. On a mis un veilleur et un avertisseur au bout de ces rochers : le phare d’Armen, dont la base plonge dans l’eau, et où les gardiens et les visiteurs doivent être hissés. Cette petite lumière perdue sur la mer, c’est la fin de la Bretagne.


Gustave Geffroy.


FIN DE LA TROISIÈME ET DERNIÈRE PARTIE


LA MER.
  1. Voyage exécuté en 1900-1902.
  2. Suite. Voyez page 217.
  3. Suite. Voyez pages 217 et 229.
  4. Suite. Voyez pages 217, 229 et 241.
  5. Suite. Voyez pages 217, 229, 241 et 253.
  6. Suite. Voyez pages 217, 229, 241, 253 et 265.
  7. Suite. Voyez pages 217, 229, 241, 253, 265 et 277.
  8. Suite. Voyez pages 217, 229, 241, 253, 265, 277 et 288.
  9. La première partie de cette relation a paru sous le titre de : La Bretagne du Nord, année 1902, livraisons 19 à 26. Les photographies ont été exécutées par M. Paul Gruyer.
  10. Suite. Voyez page 469. Les photographies ont été exécutées par M. Paul Gruyer.
  11. Suite. Voyez pages 469 et 481. Les photographies ont été exécutées par M. Paul Gruyer.
  12. Suite. Voyez pages 469, 481 et 493. Les photographies ont été exécutées par M. Paul Gruyer.
  13. Suite. Voyez pages 469, 481, 493 et 505. Les photographies ont été exécutées par M. Paul Gruyer.
  14. Suite. Voyez pages 469, 481, 493, 505 et 517. Les photographies ont été exécutées par M. Paul Gruyer.
  15. Suite. Voyez pages 469, 481, 493, 505, 517 et 529. Les photographies ont été exécutées par M. Paul Gruyer.
  16. La première partie de cette relation a paru sous le titre de : La Bretagne du Nord, année 1902, livraison 19 à 26 ; la seconde partie sous le titre de : La Bretagne du Centre, année 1903, livraison 40 à 46. Pour cette partie, comme pour les précédentes, toutes les photographies ont été faites par M. Paul Gruyer.
  17. Suite. Voyez page 409.
  18. Suite. Voyez pages 409 et 421. — Les photographies qui ont servi aux illustrations sont de M. Paul Gruyer.
  19. Suite. Voyez pages 409, 421 et 433. — Les photographies qui ont servi aux illustrations sont de M. Paul Gruyer.
  20. Suite. Voyez pages 409, 421, 433 et 445. — Les photographies qui ont servi aux illustrations sont de M. Paul Gruyer.
  21. Suite. Voyez pages 409, 421, 433, 445 et 457. — Les photographies qui ont servi aux illustrations sont de M. Paul Gruyer.
  22. Suite. Voyez pages 409, 421, 433, 445, 457 et 469. — Les photographies qui ont servi aux illustrations sont de M. Paul Gruyer.