George Sand, sa vie et ses œuvres/4/12

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CHAPITRE XII

1862-1866


Mariage de Maurice. — Lina Sand. — Protestantisme. — Mademoiselle La Quintinie. — Le Marquis de Villemer au théâtre. — Palaiseau. — Mort de Manceau. — Monsieur Sylvestre. — Le Dernier amour. — Sainte-Beuve. — L’Académie. — Flaubert. — Cadio. — Réinstallation à Nohant.


Dès 1853-55, c’est-à-dire après la trentième année de Maurice, Mme Sand se montre de plus en plus souvent préoccupée de marier son fils. Lui, il choisit tantôt une jeune fille, tantôt une autre, mais ne ressentant pour aucune d’amour sérieux et n’ayant qu’un médiocre désir de se créer une famille, Mme Sand s’adressa à ses amis : Boucoiran, les Duvernet etc., etc., leur demandant de chercher un bon parti pour Maurice et débattit avec eux le pour et le contre de plusieurs mariages.

En 1858, Maurice semble avoir fait choix d’une profession, il veut se consacrer à l’illustration. Mme Sand, heureuse de voir que ses efforts maternels sont enfin atteints, lui écrit :

Nohant, 25 avril 1858.

… Je vois avec plaisir que tu te tires d’affaire, quand besoin est, avec ton travail. Dieu soit loué, c’est tout le but que je poursuivais dans ton enfance quand je te répétais qu’il fallait avoir son gagne-pain au bout des bras, quand même on avait un petit patrimoine assuré. C’est encore la situation sociale la meilleure que celle où tu te trouves…

… Tout serait bien si tu pouvais compléter la vie par un mariage assorti à ta situation et sympathique à ton esprit et à tes sentiments. Mais tu cherches peu ou mal et je ne veux en rien te pousser à prendre un parti si grave. Ma seule conclusion est toujours la même : Aime, ou n’épouse pas[1]

Enfin, en 1862, le sort de Maurice fut décidé. Il arrêta son choix non pas sur quelque « charmante inconnue », non pas sur quelque « bon parti », ni sur une jeune personne qui « conviendrait surtout aux rôles de « jeune première »[2] dans les spectacles improvisés, mais sur une jeune fille que lui et sa mère connaissaient depuis son enfance.

À monsieur Jules Boucoiran.
Nohant, 3 mai 1862.

Mon cher ami, bonne nouvelle ! Maurice se marie selon son cœur et selon son gré. Il épouse la charmante fille de mon vieux et digne ami Calamatta. La fortune qu’il eût demandé à une personne inconnue, il ne la demande pas à celle qui vaut par elle-même, et il a raison. Il est dans le vrai et je suis pleine de bonheur et de satisfaction… Nos fiancés sont à Paris avec Calamatta pour quelques jours[3]

À Charles Poncy.
Nohant, 3 mai 1862.
Cher ami et chers enfants,

Bonne nouvelle ici. Depuis plusieurs semaines mon cœur est dans un grand tralala. Enfin, c’est arrêté ! Maurice épouse la fille d’un de mes plus anciens et plus chers amis, le graveur Calamatta, directeur de l’École de dessin de Milan. C’est une petite Italienne, née et élevée en partie à Paris et que nous chérissons comme un enfant de la famille, depuis qu’elle est au monde. Elle est gentille, charmante, intelligente et chaude patriote romaine. Nous sommes heureux et joyeux. Le père pourra vivre une bonne partie de l’année près de nous. C’est un bonheur de plus. Nous ne savons encore si nous faisons le mariage à Paris ou à Nohant et le jour n’est pas fixé. Mais c’est très prochain, car nous publions les bans.

… Je vous prie de faire part de notre événement de famille à tous nos amis de là-bas, M. et Mme Trucy, M. Gouin, le docteur Aubon, Courdonan, etc. J’écris aux Margollé.

Amitiés et tendresses de Manceau.

À Ludre Gabillaud[4].
Nohant (15) mai 1862.

Demain alors, mon ami. Tâchons que le contrat soit signé à 4 heures et que le mariage ne se fasse pas plus tard que 5. Est-ce possible ? Notre fillette se fait des idées sur le mariage à la nuit comme un mauvais présage.

Caressons l’enfantillage en bonnes gens que nous sommes. Encore un bon coup de collier, mon bon Ludre. Chargez-vous d’amener l’adjoint et le notaire, ce dernier témoin de Maurice avec Duvernet. Vous, témoin de Calamatta. Nous dînons ensemble après. Dimanche, le lendemain, vous revenez dîner avec nous et vous nous amenez votre femme. Est-ce convenu ? Dites à Sylvain si c’est oui sous tous les rapports[5].

G. Sand.

Donc, le 16 mai 1862, Maurice Dudevant se maria avec la fille du graveur connu Luigi Calamatta, Caroline-Marceline Calamatta (ou « Lina », comme on l’appela désormais), petite-fille de l’égyptologue célèbre Raoul Rochette et arrière-petite-fille de Houdon. Le vieux Nohant vit dans ses murs une jeune maîtresse de maison qui non seulement prit sur elle tous les soins, tous les soucis du ménage et des devoirs mondains, mais qui devint bientôt l’aide de Mme Sand dans toutes ses œuvres de bienfaisance[6], son amie, sa vraie fille dévouée et bien-aimée. Dans une lettre que Mme Sand lui adressa au moment de la demande en mariage faite par Maurice Sand, en parlant de la vieille amitié qui unissait les Sand avec le père de Lina, le vieil ami Calamajo, et en suppliant la jeune fille de se fier à l’amour de Maurice et de sa mère, elle lui disait carrément : « Je sens bien que je te serai une mère véritable, car j’ai besoin d’une fille[7]… » Et cette fille Mme Sand la trouva effectivement dans cette « petite Italienne — nera, nera, chantant adorablement de sa voix de contralto fraîche et veloutée, nature chaude et généreuse, bonne et emportée, toujours prête à rire ou à pleurer, » cœur spontané, esprit éveillé, s’intéressant à toutes les questions scientifiques ; tantôt lisant avec ardeur des traités d’archéologie, des brochures politiques et des romans à clef, Darwin et Flaubert, Renan et Lyell, et tantôt s’adonnant avec la même ardeur à l’art culinaire, à la confection de robes d’enfants, à la préparation de toutes sortes de surprises pour tous ses proches, se livrant à des sorties véhémentes contre tout ce qui lui paraissait « obscurantisme » et défendant avec la même véhémence les idées qui lui étaient chères. Oui, cette nouvelle fille fut de tous points une fille selon le cœur de Mme Sand. Quant à Lina, elle disait plus tard franchement : « Oh ! j’ai bien plus épousé George Sand que Maurice Sand, je me suis mariée avec lui, parce que je l’adorais, elle. » Et cette adoration, cette vénération, ce chaud amour filial, Lina le garda pour George Sand tant qu’elle vécut et même après sa mort ! Elle voua sa vie entière à son service, au culte de sa mémoire. Mme Sand trouva par elle et en elle tout ce qui lui avait tant manqué depuis la mort de son aïeule, ce que ni sa mère, ni son mari, ni même son fils, ni surtout sa fille n’avaient su lui témoigner : une sollicitude toujours égale et active, un souci constant de la préserver des ennuis matériels de la vie, des soins ininterrompus, continuels, la volonté de prévenir tous ses désirs. Mme Sand trouva en Lina quelque chose de plus encore : la réalisation de ce qu’elle prêchait dans ses œuvres et de ce qu’elle prenait comme thème favori de ses romans : un être s’oubliant pour les autres, et cependant nullement ordinaire, nullement effacé, un cœur d’une loyauté rare, une nature d’élite se distinguant par ses goûts artistiques, ses aspirations intellectuelles, sa spontanéité, sa sincérité, son abnégation. Lina Sand se disait avec tant de bonne foi « la plus ordinaire, la plus simple des femmes », elle se croyait si sincèrement au-dessous de tous ceux qui l’entouraient, elle se tenait si humblement dans l’ombre, qu’elle induisit en erreur beaucoup, beaucoup de personnes, même parmi ses plus proches ! Et tandis que l’on ne parle de Maurice Sand que sur un ton dithyrambique, qu’on s’extasie toujours sur ses multiples talents, d’aucuns — et ils sont assez nombreux — parlent de « Mme Maurice » avec une condescendance méprisante ou bienveillante.

Or, ceux qui eurent le bonheur de connaître cette femme exceptionnelle pensent tout autrement. Ils se souviendront sans cesse avec une admiration émue de cette âme vibrante, prête à s’enthousiasmer, à se sacrifier pour toutes les nobles causes. Ils se rappelleront à tout jamais le rôle qu’elle joua dans l’existence de George Sand, dans la dernière période de sa vie ; qu’elle fut la gardienne de la glorieuse mémoire de sa « bonne mère » adorée. Ils savent aussi tout ce que George Sand lui doit et comment elle l’appréciait ; ils peuvent donner mainte preuve du dévouement infatigable, des soins pieux dont Lina l’entourait dans ses dernières années, veillant sans cesse à son bien-être. On sait aussi que George Sand l’initiait à tous ses intérêts et que dans son testament elle légua tout son héritage littéraire à Maurice et, en cas de mort, à sa femme Lina et non pas à sa propre fille, ni à personne d’autre.

Les lettres de George Sand durant les quatorze dernières années de sa vie sont toutes remplies d’expressions de tendresse pour sa « Linette », d’admiration devant cette nature spontanée et généreuse, de satisfaction pour le bonheur de Maurice et de joie d’avoir trouvé dans sa femme une jeune amie aussi dévouée, aussi « compréhensive ».

La toute première lettre de Lina Calamatta gagna d’emblée le cœur de Mme Sand. En réponse à son consentement de devenir la femme de Maurice, Mme Sand lui écrivit donc :

Paris, 10 avril 1862.

Ma fille bien-aimée, tu dois avoir reçu hier la lettre de Maurice, aujourd’hui je viens t’embrasser de toute mon âme, au milieu de mes préparatifs de départ pour Nohant, où Maurice me rejoindra pour attendre votre arrivée. Quelle charmante lettre tu m’écris, ma diavolina ! Oui, j’en suis sûre, tu veux nous rendre heureux. Cela t’est bien facile, ma chérie, il ne s’agit que d’être heureuse toi-même, puisque nous n’avons pas d’autre pensée et d’autre besoin que celui-là. Si tu es l’enfant terrible, tu sais aimer. J’aime mieux l’énergie du cœur et de la tête que la moutonnerie de l’habitude et l’absence de volonté. Si tu crois en nous et si tu nous confies ta vie, c’est que tu nous aimes de ton propre mouvement et sans être influencée par des convenances vulgaires.

Dieu nous tiendra compte à tous trois de notre foi, car le mariage est un acte de foi en Lui et en nous-mêmes. Les paroles du prêtre n’y ajoutent rien. Elles sont là pour la forme, car bien souvent il ne croit pas lui-même à ce qu’il dit. Nous nous entendrons sur ce point, nous autres, et à l’église, pendant que le prêtre marmottera, nous prierons le vrai Dieu, celui qui bénit les cœurs sincères et qui les aide à tenir leurs promesses. Qu’il me tarde de t’embrasser, ma chère fille. Et ton bon père aussi que j’aime tant. Embrasse-le pour moi en attendant et reçois toutes les bénédictions de mon cœur.

George Sand.
Jeudi.

Après-demain soir je serai à Nohant[8].

En annonçant le mariage prochain de Maurice à son vieil ami Armand Barbès, George Sand lui écrivait :

Je veux vous annoncer le prochain mariage de mon fils avec la fille de mon vieux et cher ami Calamatta. C’est une charmante enfant et un esprit généreux. Cette union est un vœu de mon cœur enfin accompli.

Et à sa sœur naturelle Mme Caroline Cazamajou, George Sand écrit à son retour de Paris, après le mariage :

Je te disais que le mariage devait avoir lieu, il y a eu aujourd’hui quinze jours. Nos jeunes mariés sont déjà très habitués à leur nouvelle situation qui leur plaît mutuellement, car ils n’ont pas voulu venir passer quarante-huit heures avec moi à Paris, d’où je suis arrivée hier. Je les ai trouvés bien portants, travaillant ensemble et très gais. Je suis bien heureuse, ma nouvelle fille est charmante et nous nous aimons depuis longtemps. Elle a vingt ans, elle est très enfant et en même temps très raisonnable. Je n’ai plus d’autre occupation et d’autre désir que de la rendre heureuse…


À Jules Boucoiran Mme Sand écrivait dans sa lettre du 28 juin 1862 :

Mon jeune ménage va très bien, Maurice pioche, sa petite femme est la grâce et le charme en personne. Nous l’adorons…


Et plusieurs mois plus tard, lorsque sa jeune bru était à Paris avec Maurice pour « voir le monde et se laisser voir », comme disent les bonnes gens, sa belle-mère lui écrivait également :

À Lina Sand.
Nohant, 14 février 1863.

Ma cocotte chérie, j’ai été heureuse ce matin et je suis heureuse pour toute la journée d’avoir une lettre de toi. C’est fête, et elle est bonne et charmante comme toi, ta lettre. Tout en la lisant et en déjeunant, je me suis aperçue que je pleurais dans mon chocolat et comme ce n’étaient pas des larmes tristes, bien au contraire, mon chocolat ne m’en a paru que meilleur.

Tu as bien raison de m’aimer, va, car je ne vis que pour toi et Maurice et je me persuade si bien que je t’ai mise au monde, que je ne fais pas de différence de plus ou de moins entre vous deux.


Or, par une lettre du 20 février de cette même année, adressée à Édouard Cadol qui, alors à ses débuts dramatiques, venait d’obtenir un grand succès avec la Germaine, refaite sur les conseils de George Sand, et venait de quitter Nohant où il avait séjourné plusieurs semaines et gagné tous les cœurs, par cette lettre nous voyons que Mme Sand disait de Lina aux autres la même chose qu’à elle-même :

…Vous êtes gentil de me dire que ma Lina s’amuse et va bien, car elle n’a guère le temps de m’écrire. Je ne le lui dis pas, pour ne pas mettre un cheveu dans ses confitures, mais la maison me paraît bien morne sans elle…

Et encore deux mois plus tard Mme Sand écrit à Ed. Rodrigues :

…En fait de jouissance musicale, je n’ai que le chant de ma petite belle-fille italienne, mais elle en vaut cent. C’est la voix la plus délicieusement fraîche et veloutée qui existe et un sentiment d’une individualité exquise. Chez elle le chant révèle tout l’être. Avec cela, elle coud elle-même toute une layette à elle seule. Elle s’occupe d’histoire naturelle avec son mari et moi, et elle s’apprête bravement à nourrir son enfant…


Lorsque cet enfant — Marc-Antoine Sand — était déjà né et que Mme Sand, séjournant à Paris, visita Mme Arnould-Plessy dans sa loge lors de la première de Penharvan, elle raconta, dans une lettre à Maurice et à Lina, comment on la questionna sur sa « Lina « et comment elle répondit :

…Elle m’a fait mille questions sur vous et tout le monde aussi : « Mme Maurice est-elle artiste ? Est-elle intelligente ? S’intéresse-t-elle aux occupations de son mari ? » — « Oui, certainement, elle chante comme un amour et réconcilie son mari avec la musique, et puis elle s’intéresse à tout ce qu’il fait et même à la science, et elle connaît déjà les coquilles fossiles comme un vieux professeur, et ça ne l’empêche pas de nourrir son mioche aussi bien qu’une vraie paysanne, et de se relever la nuit, et d’ourler ses langes et de tailler ses brassières, etc. » Alors on fait des cris d’admiration et Fromentin s’extasie…


En 1863 George Sand dédia à sa jeune bru son roman Laura ou Voyage dans le cristal où s’était reflété l’expansion de l’auteur non plus pour la botanique, mais la minéralogie et la géologie et où elle parle, sous la forme d’un conte fantastique, de géodes, de druses, de cristallisations et autres choses scientifiques. Cette dédicace est non seulement l’expression du tendre attachement de l’auteur pour la jeune femme de Maurice, mais c’est aussi l’écho des études communes « en géologie » des deux femmes, dirigées par leur mari et fils.

« Vous trouverez dans ma Lina une adepte coiffée aussi de géologie et de fossiles », écrit Mme Sand le 7 février 1863 à Louis Maillard.

Et les expressions de tendresse, les mots émus, les épithètes louangeuses se poursuivent à travers les années et se retrouvent dans toutes les lettres de Mme Sand où il est question de sa belle-fille.

Maurice est heureux en ménage — écrit George Sand à L. Viardot le 11 avril 1867 — il a un vrai petit trésor de femme, active, rangée, bonne mère et bonne ménagère, tout en restant artiste d’intelligence et de cœur. Nous avons un seul petit enfant, une fillette de quinze mois qui s’appelle Aurore et qui annonce aussi beaucoup d’intelligence et d’attention. La gentille créature semble faire son possible pour nous consoler du cher petit que nous avons perdu[9].


Quelques mois plus tard Mme Sand dit à Flaubert dans sa lettre du 24 juillet 1867 :

Ma fille Lina est toujours ma vraie fille. L’autre se porte bien et elle est belle, c’est tout ce que j’ai à lui demander[10].


Encore quelques mois plus tard, au moment où Mme Maurice Sand s’attendait à la venue de son troisième enfant et lorsque la vie du jeune ménage était devenue une part intégrale et indivisible de l’existence de Mme Sand, où les lettres de cette dernière devinrent véritablement des épîtres d’une grand’mère, elle parle en termes que voici de ses « deux enfants » Maurice et Lina, dont l’un venait de la divertir par une pièce de marionnettes extraordinaire et prophétique intitulée « 1870 », où apparaissaient Isidore et sa femme Euphémie :

…Maurice me donne cette récréation dans mes intervalles de repos qui coïncident avec les siens. Il y porte autant d’ardeur et de passion que quand il s’occupe de science. C’est vraiment une charmante nature et on ne s’ennuie jamais avec lui. Sa femme aussi est charmante, toute ronde en ce moment, agissant toujours, s’occupant de tout, se couchant sur le sofa vingt fois par jour, se relevant pour courir à sa fille, à sa cuisinière, à son mari, qui demande un tas de choses pour son théâtre, revenant se coucher, criant qu’elle a mal et riant aux éclats d’une mouche qui vole ; cousant des layettes, lisant des journaux avec rage, des romans qui la font pleurer ; pleurant aussi aux marionnettes quand il y a un bout de sentiment, car il y en a aussi. Enfin c’est une nature et un type ; ça chante à ravir, c’est colère et tendre, ça fait des friandises succulentes pour nous surprendre et chaque journée de notre phase de récréation est une petite fête qu’elle organise[11].

Et le 23 mars 1868, après une série de reproches et de conseils à sa nouvelle amie Mme Juliette Lamber qui souffrait alors d’insomnies nerveuses et se laissait en général trop émouvoir et trop abattre, Mme Sand dit à sa jeune correspondante :

…Ma Lina ne se pique pas de calme, mais elle a de grands mouvements de vouloir et de raison qui se succèdent et se rattachent les uns aux autres après qu’une émotion vive a semblé les briser ; c’est une nature rare, une grande force dans une exquise finesse. Elle est toute disposée à vous aimer, mais elle n’est pas expansive, elle est plutôt timide à première vue et observant plus qu’elle ne songe à montrer. Elle eût été une artiste, si elle n’eût été avant tout une mère. Ce sentiment-là a absorbé toute sa vie depuis six ans. Elle y a mis toute son âme[12].

En 1872, félicitant cette même Juliette Lamber (devenue Mme Adam) du mariage prochain de sa fille adorée Alice, surnommée Topaze et fiancée à M. Paul Segond, le célèbre médecin, Mme Sand écrit à cette amie, le 16 octobre :

…Que votre gendre soit pour vous ce que Lina est pour moi, et vous serez bien récompensée de votre amour pour cette charmante Alice[13]

Enfin le 1er  janvier 1873, George Sand écrit à Charles Poncy :

…Lina est toujours la perle de la maison. Toutes les qualités et toutes les grâce ?…[14].

Et combien encore de ces lignes enthousiastes et de jugements émus et tendres sur sa Lina sont disséminés dans les lettres de George Sand des quatorze dernières années de sa vie ! Or, après la mort de Lina elle-même, Mme Séverine écrivit sur elle entre autres les lignes que voici, justes et vraies :

…Son horreur des ténèbres, du mensonge, se renforçait du souvenir toujours vivant en elle. Avec un tact admirable elle sut tout concilier ; ne pas souffrir de son effacement, ne faire souffrir personne ; être le lien obscur, mais solide, entre des personnalités marquées, être la bonne fée secourable à l’intimité.

Dans les souvenirs du grand écrivain, dans tous les livres publiés sur Sand et sur Nohant on la voit passer discrète, bienfaisante, répandant autour d’elle l’ordre sans lequel il n’est pas de foyer…


Le mariage de Maurice Sand ne fut d’abord conclu que devant le maire[15] et ce ne fut que plus tard, lorsque les jeunes époux avaient déjà un fils, qu’ils furent bénis selon les rites de l’Église, non pas catholique, mais protestante, quoique tous les deux fussent catholiques[16]. Ce fut ainsi autant par désir personnel de Maurice qui voulait assurer la liberté de conscience à lui et à ses futurs enfants[17] qu’en raison des idées libératrices de sa mère et de ses croyances religieuses et philosophiques arrivées vers cette époque à une synthèse définitive. Puis, en dehors de l’esprit général de protestation qui s’accentua de plus en plus en France contre le cléricalisme à outrance gagnant tous les jours du terrain, au moment où le second Empire était arrivé à son apogée — ce qui joua bien certainement le rôle d’un argument ab adverso dans la décision de Maurice Sand, ce fut le fait que la mère de Lina Calamatta, Mme Anne-Joséphine Calamatta, une femme charmante et une nature d’élite, une vraie artiste[18], cette distinguée personne, catholique fervente dès sa jeunesse, tomba peu à peu sous l’influence exclusive des prêtres. (Plus tard, après la mort de son mari, elle se fit même religieuse et mourut le 10 décembre 1893 sous le nom de sœur Marie-Josèphe de la Miséricorde.) Luigi Calamatta et sa fille, durant bien des années, souffrirent d’incidents pénibles et révoltant leurs idées, leurs sentiments d’époux et de fille. L’intransigeance de Mme Joséphine les froissait, et sous les traits de différents pères spirituels, confesseurs de Mme Calamatta, le cléricalisme envahissait leur foyer.

George Sand, ayant depuis longtemps franchi toutes les étapes de Spiridion, et acheté au prix de grandes souffrances morales sa foi libre, son credo, rejetait toutes les pratiques et toutes les formalités du culte. Elle niait la divinité du Christ, l’existence du diable et de l’enfer — qu’elle appelait une monstruosité, « une imposture et une barbarie » — et protestait surtout contre le dogme du châtiment éternel[19]. Il est tout naturel qu’elle fût révoltée et douloureusement peinée de tout ce qui se passait alors autour d’elle. La domination spirituelle absolue, annihilante, exercée par leurs confesseurs sur des jeunes femmes et des jeunes filles inconnues ou connues exaspérait Mme Sand. Autrefois, lors du séjour de sa fille dans un pensionnat, elle s’était efforcée de mettre Solange en garde contre le culte extérieur masquant la religion même, elle voulait la préserver du mysticisme sensuel du catholicisme et ne pas lui laisser prendre pour de la réalité certaines manifestations du culte et certains actes symboliques[20]. Mme Sand écrit en ce sens à M. Bascans :

… Soyez bien persuadé cependant qu’en confiant son éducation à des étrangers et hors de chez moi, je surveillerai le programme de son propre travail. Je ne veux pas qu’on la fatigue, ni qu’on remplisse de trop de choses son esprit si impressionnable ; je ne veux pas non plus qu’on la pousse trop en dehors des voies de la philosophie et de la religion naturelle, et j’entends qu’elle reçoive une éducation religieuse qui ne soit ni routinière, ni absurde. L’image de Dieu a été entourée par le culte de tant de subterfuges et d’inventions étranges, que je désire qu’autant que possible sa pensée n’en soit pas imprégnée. Je tolérerai qu’elle suive, mais seulement jusqu’à sa première communion, les exercices de piété en usage dans la maison. Le mysticisme dont la religion, ainsi qu’on nous la présente, a enveloppé la figure sublime du Christ, dénature tout à fait les causes premières de la grande mission qu’il avait à remplir sur la terre, mission qu’on a travestie pour la faire servir à des intérêts et à des passions de toutes sortes. L’étude philosophique et vraie de sa vie a démontré, au contraire, le néant de la plupart des traditions qui sont venues jusqu’à nous sous son nom, et je ne veux pas pour Solange d’un enseignement de ce genre trop prolongé, et dans lequel elle pourrait puiser, et conserver dans un âge plus avancé, des principes d’exclusivisme et d’intolérance, dont je crois qu’il est de mon devoir de la garantir.


Un an plus tard, Mme Sand écrivait au même :

Mon cher monsieur Bascans, nous voici dans la Semaine Sainte. L’année dernière, je n’ai pas été fâchée que Solange vît le spectacle du culte catholique ; mais maintenant que la pièce est jouée pour elle, je ne vois pas de nécessité, et je trouverais même beaucoup d’inconvénients, à ce qu’elle en suivît davantage les représentations. Il ne me convient pas qu’elle s’habitue à l’hypocrisie des génuflexions et des signes de croix, ni à l’adoration de l’idole sous laquelle on déshonore la sainte figure du Christ.

Solange est bien plus sceptique que je ne le voudrais. Je crois donc que la vue de toutes ces cérémonies, dont le sens primitif est perdu, et qu’aucun prêtre orthodoxe de nos jours ne saurait lui expliquer dignement, est d’un mauvais effet sur elle. Je craindrais que cette vue ne détruisît à jamais en elle le germe d’enthousiasme que j’ai tâché d’y mettre pour la mission et la parole de Jésus, si singulièrement expliquée dans les églises. Je vous prie donc de la tenir à la maison pendant toutes ces dévotions. Je ne veux pas qu’on lui mette de la cendre au front, ni qu’on lui fasse baiser des images. Je ne l’ai pas élevée pour l’idolâtrie, et si elle est destinée un jour à faire quelque emploi de son intelligence, ce sera probablement pour travailler, selon la mesure de ses forces, à la destruction de l’idolâtrie. Vous m’obligerez même beaucoup, désormais, de lui supprimer entièrement la messe comme un temps fort mal employé, puisqu’elle n’y songe qu’à railler la dévotion d’autrui.

Cependant, s’il entrait dans vos vues, comme je vous l’avais demandé l’année dernière, de lui expliquer la philosophie du Christ, de l’attendrir au récit de ce beau poème de la vie et de la mort de l’homme divin, de lui présenter l’Évangile comme la doctrine de l’égalité, enfin de commenter avec elle ces évangiles si scandaleusement altérés dans les traductions catholiques, et si admirablement réhabilités dans le Livre de l’humanité de Pierre Leroux, ce serait là pour elle la véritable instruction religieuse dont je désirerais qu’elle profitât durant la Semaine Sainte, et tous les jours de sa vie. Mais cette instruction ne peut lui venir que de vous, non des « comédiens sacrés », iunctos samiones, comme disaient les Hussites…

Tout à vous de cœur.

G. Sand.

Plus tard elle agit de m^me envers le jeune Francis Laur, désireuse de le préserver des pratiques religieuses, voire même de toute espèce de culte. Dans ses lettres à Louis Maillard elle écrit ;

Nohant, 17 février 1863.

… Mme Maillard va à la messe, c’est bien, elle y croit ; mais j’espère que Francis et René n’y vont pas. Le jour où ils feraient alliance avec le prêtre, je leur tirerais ma révérence. Les garçons qui font ce pacte n’ont plus besoin de personne, et on n’a plus qu’à se méfier et se préserver d’eux.

Nohant, 22 février 1863.

Enquête faite, dites-vous, les enfants ne vont pas à la messe. Mais je n’ai pas ouï dire qu’ils y eussent été ? Si j’ai pensé à la messe, c’est que vous m’écriviez : Mme Maillard est à la messe et Francis crie la faim. D’où j’ai conclu naturellement que Mme Maillard allait à la messe, ce qui est fort bien vu et ne me regarde pas ; mais ce qui m’a fait penser à vous dire je ne sais plus quoi, en général, sur mes deux garçons de chez vous. Je sais qu’il y a une propagande organisée qui s’empare tant qu’elle peut des jeunes esprits pour les fausser ; j’étais déjà assez mécontente que ma nièce eût mis ses fils chez les prêtres. Elle s’en mord les doigts à présent. Je crois que René les juge bien, ces bons messieurs, et en somme je n’ai guère d’inquiétude qu’ils aient déteint sur lui.

Mais quant à accuser quelqu’un de chez vous de faire du zèle religieux, je crois que personne n’y a songé et qu’il n’y avait pas d’enquête à faire. Ils n’auront pas su ce que cela voulait dire…

Mme Sand niait la religion catholique, elle se méfiait également du protestantisme officiel. C’est pour cela que Maurice lui ayant confié son désir de faire son fils protestant et de se marier préalablement devant un pasteur, elle se mit activement à la recherche d’un représentant d’une Église libre. Mme Sand craignait que son fils et sa future famille ne tombassent de Charybde en Scylla et n’échappassent à la religion officielle que pour se soumettre à la règle d’une petite Église intolérante ; c’est pour cela que Mme Sand réfléchit longtemps avant d’arrêter son choix, et ne se décida qu’après de longs pourparlers, de longs débats sur toutes sortes de questions. On peut suivre ces péripéties en lisant les nombreuses lettres, tant imprimées qu’inédites, adressées par Mme Sand à MM. Coquerel, Leblois à Strasbourg, Guy à Bourges, Schœffer à Colmar. Les plus remarquables sont celles qu’elle adressa à M. Schæffer, deux sont imprimées aux pages 342 et 349 du volume IV de la Correspondance (sans indication du nom du destinataire et ne portant que « M*** » ) et une troisième parut dans l’Amateur d’autographes[21]. Nous ne transcrirons point ici les deux premières, mais nous trouvons indispensable de citer cette dernière lettre d’autant plus que cette revue est peu connue.

À monsieur Ad. Schæffer, ministre protestant à Colmar.
Monsieur,

J’ai beaucoup tardé à vous répondre. Un heureux événement de famille m’a ôté tout loisir pour la lecture et la correspondance.

J’ai enfin lu votre livre et allant droit au fait avec la franchise que commande l’estime fraternelle, je vous dirai pourquoi je n’ai pas parlé du protestantisme avec une entière sympathie. C’est parce que, dans le présent, le protestantisme n’a pas fait sur toute la ligne, comme on dit d’une armée, le pas décisif et nécessaire qu’il devait, qu’il doit faire, sous peine de tomber dans le même discrédit que le catholicisme. Le protestantisme, à qui je pardonnerais jusqu’à un certain point de concevoir la divinité de Jésus, parce que ce dogme ne choque que la raison et trouve son excuse dans le sentiment, — le protestantisme, dis-je, n’a point abjuré le dogme de l’enfer qui révolte la raison, la conscience et le sentiment.

Depuis que j’ai publié Mademoiselle La Quintinie, j’ai reçu beaucoup de lettres et d’écrits protestants. J’ai été renseignée sur la situation des esprits et des cœurs dans l’Église réformée et j’ai vu avec une grande satisfaction qu’un assez grand nombre de ses membres avait accompli le double progrès que réclamait ma conscience. Je le dirai à l’occasion.

Vous dites d’excellentes choses dans votre Essai sur la tolérance.

Vous les dites bien, avec noblesse et simplicité. Toutes vos critiques du catholicisme portent juste et sur la question historique, tout ce qui est digne du nom d’homme vous donne aujourd’hui raison.

Mais vous arrivez à la doctrine de tolérance proclamée par Jésus-Christ, et je vois là, dans le texte sacré, des monstruosités qui m’arrêtent. Jésus croit à l’enfer et il aime à y croire. Son régime de douceur et de miséricorde, il en croit l’homme capable, puisqu’il le lui enseigne, mais il le refuse à Dieu. Il compte que son père le vengera, il espère que la vertu de ses disciples amassera des charbons ardents sur la tête de leurs persécuteurs, il condamne ceux-ci à la géhenne du feu. Enfin, s’il a dit les paroles qu’on lui prête, sa mansuétude ne serait qu’une politique habile, et son cœur, transportant le châtiment de ses adversaires dans l’éternité, eût recelé des trésors d’intolérance et de colère : ou Jésus-Christ n’a jamais dit ces paroles, ou Jésus-Christ n’est pas Dieu. Il faut choisir, et vous deviez ici nous enseigner et vous prononcer. Ôtez l’enfer et vous qui comprenez si bien le pardon des injures sur la terre, ne faites pas Dieu au-dessous de votre image. Si Jésus est le fils de Dieu, affirmez qu’il n’est pas au-dessous de son père et que ce qu’il a défié sur la terre est délié dans le ciel. Affirmez qu’on l’a outragé en remplissant sa bouche de menaces et de malédictions.

S’il n’est pas Dieu, pardonnons-lui d’avoir eu les superstitions et le imperfections de son temps et de son milieu, mais ne passons point à côté d’une question si grave. Il n’y a pas de tolérance qui tienne et vos propres arguments contre l’impossibilité de tolérer l’intolérance sont ici dans toute leur force. Détrônons ce faux dieu, ou déchirons les pages sacrées qui le calomnient.

Vous ouvrez la porte à la liberté d’interprétation, je le sais, mais pour que les esprits éclairés et les âmes vraiment aimantes se rallient à votre Église, il faudra bien l’ouvrir toute grande, cette porte au delà de laquelle on veut voir le vrai Dieu. Ministres de la foi, vous la tenez entre-bâillée, cette porte du ciel, elle n’est ni ouverte ni fermée. Prenez-y garde, les nouvelles générations n’y passeront pas si l’enfer est au seuil.

Pardonnez-moi de vous dire tout cela, mais soyez sûr que ce n’est pas ma croyance personnelle qui veut entrer en lutte avec la vôtre. Je porte en moi la conscience du genre humain. Elle est en vous également, consultez-la, écoutez-la, elle vous dira qu’il faut qu’une des deux Églises qui se partagent les croyances actuelles fasse un pas décisif dans la vérité et la justice. Il y a mille à parier contre un que l’Église romaine périra sans transiger tandis qu’il semble aujourd’hui que le protestantisme commence à s’ébranler devant le monde affamé, enfiévré de progrès. Si vous êtes du côté de ce mouvement qui peut nous sauver du matérialisme[22], je suis avec vous, monsieur, et rien d’irrémédiable ne nous sépare. Sinon ne vous étonnez pas qu’avec tous les libres penseurs de mon temps, je ne veuille être ni avec les protestants, ni avec les catholiques.

Et croyez quand même à mes sentiments affectueux et distingués.

George Sand.
Nohant, 21 août 63.

Le baptême protestant du petit Marc-Antoine est raconté dans une série de lettres du printemps 1864, époque de la première de Villemer et de l’installation de Mme Sand à Palaiseau ; nous donnerons plus loin ces lettres intégralement, sans en rien citer ici.

En 1866 Maurice Sand eut une fille, Aurore, et en 1868 une seconde fille, Gabrielle. Ces deux enfants, également, ne furent point baptisées dès leur naissance, on ne les baptisa protestantes que lorsque l’aînée avait presque trois ans et l’autre huit mois ; le prince Jérôme et Mme Sand furent le parrain et la marraine d’Aurore ; le neveu de Mme Sand, M. Simonnet et Mlle Nancy Fleury ceux de Gabrielle. À ce propos George Sand écrit à Flaubert, de Nohant, le 20 novembre 1868 :

… Vers le 15 décembre, ici, nous baptisons protestantes nos deux fillettes. C’est l’idée de Maurice qui s’est marié devant le pasteur et qui ne veut pas de persécution et d’influences catholiques autour de ses filles…

Et à Mme Adam, le baptême déjà accompli, Mme Sand écrit le 20 décembre 1868 :

Je n’ai pas eu un instant pour vous répondre. Nohant a été sens dessus dessous pour les fêtes de nos baptêmes spiritualistes, je ne veux pas dire protestants, bien que le premier sens du mot soit le vrai ; avec cela il fallait finir un gros travail…

Si nous faisons encore remarquer que lorsque moins de six mois plus tard, le 9 mars 1869, mourut le vieux Calamatta et que sa femme quitta presque immédiatement après le monde pour prendre le voile, projet préparé de longue date par ses confesseur et directeur, on comprend aisément que les sentiments hostiles et l’indignation de Mme Sand et de sa famille ne faisaient que croître. Et George Sand, comme il arrive souvent dans les temps de polémique, se passionnait de plus en plus contre le catholicisme. Sur ce sujet George Sand écrivit une très curieuse lettre en janvier 1863, — l’année même où parut Mademoiselle La Quintinie — à Mlle Leroyer de Chantepie. En lui disant qu’elle considérait comme une chose très néfaste l’état de doute et d’indécision dans lequel se trouvait son ancienne correspondante, celle-ci ne pouvant ni se résoudre à se passer de la confession, ni se confesser sans hésitation, Mme Sand lui conseillait d’accomplir cet acte de foi simplement et de tout son cœur, plutôt que de rester dans cet état de doute. Elle lui avouait néanmoins sincèrement qu’elle était arrivée elle-même à des idées très libres en ces matières :

Il n’y a pas, je crois, d’âme plus généreuse et plus pure que la vôtre, et elle ne serait pas sauvée ! Ce dogme catholique vous tue et, si je vous dis qu’il faut en sortir, vous n’aurez peut-être plus ni amitié pour moi, ni confiance. Pourtant c’est ma conviction, le dogme de l’enfer est une monstruosité, une imposture, une barbarie. Dieu, qui nous a tracé la loi du progrès et qui nous y pousse malgré nous, nous défend aujourd’hui de croire à la damnation éternelle ; c’est une impiété que de douter de sa miséricorde infinie et de croire qu’il ne pardonne pas toujours, même aux plus grands coupables.

Je vous croyais autrefois heureuse par la foi catholique et les croyances douces et tranquilles dans les belles âmes me paraissent si sacrées, que je vous disais : « Allez à tel prêtre ou à tel philosophe chrétien, ou à tel ami qui vous semblera propre à vous rendre l’ancienne sérénité où vos nobles sentiments ont pris naissance et force. » Mais voilà que le doute est entré en vous, et que la voix du prêtre vous jette dans une sorte de vertige. Quittez le prêtre et allez à Dieu qui vous appelle et qui juge apparemment que votre âme est assez éclairée pour ne pouvoir plus supporter un intermédiaire, sujet à erreur.

Ou, si l’habitude, la convenance, le besoin des formules consacrées vous Ment à la pratique du culte, portez-y donc cet esprit de confiance, de liberté et de véritable foi, qui est en vous… Dieu ne veut pas que l’on doute de soi-même, car c’est douter de lui[23].

Elle lui écrivait encore :

… Allez à Dieu sans intermédiaire et sans prêtre : ou si la confession vous paraît un devoir, remplissez-le naïvement et sans examen. Confessez-vous de votre mieux et même des fautes involontaires ; de cette façon, rien ne manquera à votre sincérité de cœur, et le confesseur vous grondât-il plus que de raison, soyez sûre que Dieu appréciera avec plus de clarté et d’indulgence.

Je vous avoue que pour mon compte, j’en suis venue à regarder le prêtre comme l’agent du mal en ce monde, mais je ne discute pas les convictions de doctrine chez des personnes de votre mérite. Ce que je blâme avec tout le respect qui vous est dû, c’est que vous restiez dans l’impasse du doute, sans faire d’effort suprême pour en sortir. Acceptez complètement l’Église si vous vous y croyez obligée ; ne discutez rien et vous retrouverez la paix[24]

Ces lignes deviennent très significatives, surtout confrontées aux lettres passionnément indignées, parfois même désagréablement âpres et mordantes, que Mme Sand écrivit en automne 1868 à Flaubert, à Mme Arnould-Plessy et au père Hyacinthe Loyson[25]. Nous avons parlé de ces lettres de Mme Sand au chapitre ix à propos de la « conversion de Mme Arnould-Plessy » [26]. En anticipant un peu sur Tordre chronologique, disons dès à présent que lorsqu’en 1872, — juste au moment où l’on était en train de faire jouer Mademoiselle La Quintinie, tirée du roman du même nom, — le père Loyson se prononça contre le célibat du clergé, se maria tout en restant prêtre et entra en dissidence ouverte avec l’Église romaine, George Sand acclama cet acte de courage et de foi par un article dans le Temps (réimprimé plus tard comme le numéro xvii de ses Impressions et souvenirs). Et c’est dans cet article qu’elle émit la pensée qui choqua tant de ses contemporains et qui, de nos jours encore, est souvent citée par des auteurs orthodoxes comme l’abomination de la désolation. Le père Loyson affirmait ne pas être protestant, et George Sand lui refusait le droit de se croire catholique du moment où il n’admettait pas le célibat des prêtres. Cette distinction entre l’Église latine et l’Église romaine lui semblait « assez arbitraire, elle y retrouvait une subtilité de prêtre ». Elle écrit : « Pour nous il est un hérétique parfait et nous l’en félicitons, car les hérésies sont la grande vitalité de l’idéal chrétien… »[27]

Toutes ces idées et tous ces sentiments anti-orthodoxes de George Sand trouvèrent leur écho dans Mademoiselle La Quintinie, roman qui paiiit trois ans après le Marquis de Villemer, fit beaucoup de bruit en son temps et souleva un grand courant de sympathie pour Mme Sand de la part de la jeunesse des écoles et de tous les gens avancés. C’est l’un de ses romans militants et lorsqu’on fait le bilan de ses tendances libératrices et de ses romans à thèse, on lui donne l’une des premières places. Mademoiselle La Quintinie, c’est comme une conclusion ou un commentaire à Spiridion. Seulement il n’est point écrit sous la forme fantastique et romanesque de Spirdion, c’est un roman parfaitement réaliste, se rapprochant presque des romans naturalistes par sa manière et par le développement de l’action et ne s’en distinguant que par l’absence des scènes grossières.

Nous venons de dire que ce roman fit beaucoup de bruit. Il sépara les lecteurs en deux camps : les uns admiraient outre mesure cette courageuse protestation contre le clergé alors au faîte du pouvoir, les autres s’indignèrent et appelèrent sur la tête de l’auteur les foudres de l’Église. Ce qui les horripilait surtout, c’était le fait que le héros du roman était un prêtre, l’abbé Moréali.

George Sand se rendait très bien compte de tout cela ; nous trouvons dans ses lettres inédites d’intéressants passages qui le prouvent.

À Alexandre Dumas fils
Nohant, 1er  janvier 1863.

… Buloz a entendu dire que le roman de Monsieur Dumas était fini. « M. Dumas » ne lui avait-il pas promis la préférence ? « M. Dumas » devrait bien penser à lui, etc., etc. Enfin Buloz est impatient de lire et il est bien avéré pour moi que c’est chez lui un désir sincère de pouvoir rehausser sa replie de votre nom. Mais voudra-t-il de nos petites élucubrations ? Moi, j’ai là un millier de pages contre les cagots, lesquelles, malgré sa demande, lui paraîtront contenir neuf cent quatre-vingt-dix-neuf pages de trop. N’importe, essayons la littérature sans hypocrisie, dans cette même revue qui a publié Sibylle[28].

Deux mois plus tard, elle écrit à Boucoiran :

Nohant, 8 mars 1863.

… J’ai fait un roman peu catholique qui commence à paraître dans la revue et qui m’attirera bien des injures. Maurice a fait un roman aussi, qui paraîtra aussitôt après le mien dans la même revue.

Manceau fait de tout et tout le monde vous aime et vous embrasse…


Nous lisons enfin dans la lettre de Mme Sand à Ed. Rodrigues, dont nous avons cité un passage au chapitre xi :

J’ai donc bien fait de ne pas vous dédier ce roman qui va m’attirer des horions ? Vous voyez, je n’ai pas été trop bête, cette fois, pour moi. Vous vous inquiétez de me voir rentrer en campagne, mais c’est mon état, cher ami. Je suis soldat et mon devoir est la guerre quand l’on envahit la patrie de mon idée. Mais ce n’est pas de politique que je m’occupe, sachez-le. Vous me demandiez aussi le sujet de ce roman qui m’occupe si fort ? Je vous l’ai dit, je crois. C’est la guerre aux hypocrites. Cela vous inquiétait pour moi. Pourquoi cela, mon ami ? La mission douce et persuasive que vous m’attribuez n’a de valeur que si elle est sincère et brave à l’occasion.

…La préoccupation qui nous lie, celle de donner du bonheur aux autres, est la mise en commun de ce qu’il y a en nous de meilleur et de plus important… »


La jeunesse des écoles apprécia à sa juste valeur cette « bravoure de soldat » et à la première occasion — qui fut la première de Villemer à l’Odéon — fit des ovations très démonstratives à l’auteur de Mademoiselle La Quintinie.

Lorsque ce roman parut on fit des tentatives pour en trouver la clef, pour découvrir les personnes réelles que George Sand avait mises en scène, on avait tâché de dévoiler aussi les noms des héros. On demandait même dans les colonnes de l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux, si sous les noms du « père Onorio », de « l’abbé Moréali » se cachaient des personnages réels, à quelle époque ils avaient vécu ou si ce n’étaient que des êtres créés par l’imagination de l’auteur. On alla jusqu’à dire que le sermon du père Onorio à la suite duquel Lucie La Quintinie abjure la religion catholique, n’était que la reproduction presque textuelle des « anathèmes » de Louis Veuillot contre le père Passaglia dans son Parfum de Rome.

Quoi qu’il en soit, Mademoiselle La Quintinie souleva une grande tempête, et lorsque neuf ans plus tard, en 1872, George Sand fit des démarches pour mettre à la scène un drame tiré de ce roman, elles n’aboutirent pas malgré l’appui de ses amis. Le comité de censure dramatique, tout en déclarant « que la pièce était un chef-d’œuvre, qu’on n’avait rien à y reprendre, qu’elle était de la morale la plus élevée, la plus irréprochable »[29], n’osa pas prendre la responsabilité de la représentation et déclara qu’il « fallait que la pièce allât plus haut », c’est-à-dire chez le ministre des Beaux-Arts et des Cultes. C’était alors Jules Simon. Il n’osa prendre aucune résolution. Interdire cette pièce appartenant à la plume d’un écrivain d’une si grande popularité et tirée d’un de ses romans les plus connus, c’était soulever une tempête d’indignation parmi les Parisiens. L’autoriser c’était « se mettre à dos les cléricaux de la Chambre », c’était à ce moment son portefeuille de ministre menacé. Jules Simon envoya la pièce au gouverneur militaire de Paris, car on était alors en état de siège et toutes les questions étaient soumises au gouverneur, le général Ladmirault, il visait toutes les œuvres dramatiques. Apprenant que le héros de la pièce de George Sand était un prêtre, et que l’action se jouait autour de son amour pour la demoiselle La Quintinie, le général Ladmirault déclara qu’il « ne se gênerait pas pour passer son sabre au travers du corps de Mlle La Quintinie » et qu’il interdirait une pièce à tendances aussi subversives, révoltantes pour tous les bons catholiques. Or, Jules Simon voulut éviter à tout prix ces mesures coercitives.

Charles Edmond que Mme Sand avait pris pour arbitre des changements à faire dans sa pièce et M. Félix Duquesnel, alors directeur de l’Odéon, contèrent plus tard avec beaucoup de verve et d’esprit comment Jules Simon réussit à sortir de cette impasse : ni permettre, ni interdire la pièce, mais… la faire mourir d’inanition. Voici la version de Duquesnel : Le ministre fit venir M. Duquesnel, lui expliqua dans quelle impasse il se trouvait : il aurait bien voulu pouvoir contenter les loups et les brebis à la fois, mais surtout, oh ! surtout ! il protesta de son désir d’éviter tout sujet d’ennui à l’auteur et pour cela… pour cela il priait M. Duquesnel de comprendre ce qu’il avait à faire. M. Duquesnel le comprit effectivement à sa manière. Il eut recours à un moyen… de théâtre. Lafontaine qui devait remplacer dans le rôle de Moreali Charles-Francisque Berton, devenu subitement fou, Lafontaine, au dire de M. Duquesnel, eut une attaque de goutte. On ajourna les répétitions. Puis, la jeune première prétendit avoir la fièvre. On attendit encore. Une autre artiste fut malade. Le printemps arriva sur ces entrefaites. On remit la pièce à l’automne prochain. Mme Sand se désolait de tous ces contretemps sans se douter de la ruse employée par Jules Simon. L’automne venu on lambina encore. Puis, d’après M. Duquesnel, il se trouva dans l’obligation de remplir la promesse donnée à deux autres auteurs. Enfin il proposa à George Sand de reprendre Mauprat, et Mademoiselle La Quintinie tomba dans l’oubli. À l’entendre, le manuscrit fut égaré. Le temps passait, Mme Sand, occupée par de nouveaux travaux, ne pensa plus à sa pièce. On ne s’en souvint plus qu’après sa mort. C’est ainsi que racontèrent la chose M. Duquesnel et d’autres après lui.

Si on lit les lettres imprimées et inédites de George Sand se rapportant à sa tentative de faire jouer Mademoiselle La Quintinie, on verra que les détails de cette histoire, — prétendue spirituelle, — contée par M. Duquesnel, ne sont pas très exacts. George Sand ne fut nullement aussi naïve et ne se laissa pas leurrer par toutes ces inventions, tous ces « moyens de théâtre ». Bien plus, c’est elle-même qui ne voulut pas mettre Jules Simon dans une position inextricable et arrêta toutes ses démarches. On peut le voir par ses lettres imprimées du 29 novembre et de décembre 1872 et par les lignes de sa lettre inédite à Charles Edmond du 9 janvier 1873 :

À Flaubert.
29 novembre.

…Je ne crois pas qu’on joue Mademoiselle La Quintinie. Les censeurs ont déclaré que c’était un chef-d’œuvre de la plus haute et de la plus saine moralité, mais qu’ils ne pouvaient pas prendre sur eux d’en autoriser la représentation. Il faut que cela aille plus haut, c’est-à-dire au ministre qui renverra au général Ladmirault ; c’est à mourir de rire. Mais je ne consens pas à tout cela et j’aime mieux qu’on se tienne tranquille jusqu’à nouvel ordre. Si le nouvel ordre est la monarchie cléricale, nous en verrons bien d’autres. Pour mon compte, ça m’est égal qu’on m’empêche, mais pour l’avenir de notre génération…[30].

Nohant, 9 janvier 1873.

B… (Plauchut) ne se rend aucun compte de mon aversion pour le combat et de mon absence d’illusions. D’après ce qu’il m’a raconté de votre entretien avec Duquesnel et vous avant son départ de Paris pour Nohant, j’ai compris (s’il a bien compris lui-même) que 1° La Quintinie ne pouvait aboutir cette année et que ce n’était la faute à personne de nous : c’est la faute au parti sacerdotal. S’il y avait devoir de lutter contre lui en ce moment, je lutterais malgré mon horreur pour le combat. Le devoir jusqu’à la mort et le repos après. Mais, selon moi, mon devoir est de me tenir tranquille. Que dirais-je à Jules Simon ? « Risquez tout pour me satisfaire. » Il me répondrait : « Encourager le combat dans ce moment où nous tenons à un fil, c’est précipiter une crise qui aura peut-être pour dénouement le ministère de Mgr Dupanloup. » Et comme je lui dirais, moi : « Ne risquez point cela pour moi, » notre explication serait parfaitement inutile. Attendons et ne pensons pas à La Quintinie.

Quant à la reprise de Mauprat, c’est à Duquesnel de juger si elle peut lui être avantageuse dans une situation où il lui faut un grand succès à tout prix. S’il en juge autrement et qu’il l’ajourne, il fait bien, et je l’engage encore une fois à sauver l’Odéon sans se tourmenter de moi. Si après lui avoir rendu le service de plaider sa cause[31] j’exigeais qu’il se ruinât pour m’en récompenser, mon exigence serait injuste et le service rendu ne serait qu’un calcul égoïste dont il aurait le droit de ne pas me savoir gré… »

Un peu avant l’époque où Mme Sand écrivit le roman de MademoiseUe La Quintinie, vers 1860, elle s’était reprise à correspondre assidûment avec Sainte-Beuve. D’abord elle s’était adressée a lui avec la prière de faire obtenir le prix Montyon à un certain Verbet[32] et aussi à propos d’une affaire toute personnelle : son désir de publier sa correspondance avec Musset. Sainte-Beuve se montra, en cette circonstance, bien digne de la confiance que son illustre amie avait en son inaltérable amitié. Peu à peu, comme au bon vieux temps, G « orge Sand se mit à parler à son vieil ami de toutes ses affaires littéraires et privées et à le consulter sur toute chose. Lui, voyant combien cette « illustration de son époque » était obligée de travailler de façon constante, désireux de lui venir en aide et d’alléger un peu le poids de son fardeau, eut l’idée de demander pour George Sand un prix d’Académie, le prix Gobert (20 000 francs). Nous avons parlé de ces démarches au chapitre vii de notre premier volume. Nous avons signalé combien Mérimée s’était montré chevaleresque en lui donnant sa voix, tandis que Sandeau, diplomatiquement, n’assista pas à la séance, et le prix fut décerné à Thiers. Tous les détails de cette histoire se lisent dans le livre de M. Nisard, Souvenirs et notes biographiques, et dans le livre du vicomte de Spoelberch : la Véritable histoire de Elle et Lui, on peut aussi y lire toutes les lettres échangées à ce propos entre Sainte-Beuve, Sandeau, Mérimée et autres, et savoir quels académiciens étaient présents ou absents ce jour-là[33].

Il paraît qu’on fut très attristé à la cour de Napoléon III de l’échec de Mme Sand ; on le prit tellement à cœur qu’on eut ridée de l’en dédommager en proposant à l’auteur du Marquis de Villemer une somme prise sur la cassette de l’empereur, égale à celle du prix académique. Le prince Jérôme fut, paraît-il, l’auteur de cette idée. Mais il se peut aussi qu’elle lui fût soufflée, ainsi qu’à la princesse MathUde, par Sainte-Beuve, l’ami commun de l’auteur et de ces princes. Cet épisode se trouve relaté dans la lettre de Mme Sand à sa cousine Mme Pauline Villot, très liée avec le prince Jérôme et sa famille grâce à la position de son mari. On voit par la lettre suivante que George Sand refusa d’avance, et nettement, la « grâce » dont elle était menacée. Elle écrivit à ce propos de Tamaris :

Chère cousine,

Vous êtes bonne comme un ange de vous occuper de moi si gracieusement et de vous tourmenter de cette affaire qui me tourmente si peu. Lucien a dû vous dire pour combien de raisons très vraies et très logiques j’aurais désiré qu’il ne fût pas question de moi. Je n’ai pas voulu désavouer les amis qui m’avaient portée, d’autant plus que j’avais et que j’ai encore la certitude qu’ils doivent échouer.

J’ai trop fait la guerre aux hypocrites pour que le monde officiellement religieux me le pardonne. Et je ne souhaite pas être pardonnée. J’aime bien mieux qu’on me repousse vers l’enfer, où ils mettent tous les honnêtes gens.

Mais à propos de cette affaire de l’Académie, il en est une autre dont je veux vous parler, Buloz, qui n’a pas toujours un style très clair, m’écrit que quelqu’un est venu le trouver pour lui dire de me sonder pour savoir si j’accepterais de l’empereur un dédommagement, offert d’une façon honorable et équivalant au prix de l’Académie, dans le cas où il ne me serait pas accordé.

J’ai répondu que je ne désirais absolument rien, mais j’ai bien chargé Buloz de présenter mon refus sous forme de remerciement très sincère et très reconnaissant ; or, comme une commission de cette nature, quelque explicite et franche qu’elle soit, peut, en passant par plusieurs bouches, être dénaturée, je vous demande de voir le prince, qui est net et vrai, lui, et de lui dire ceci : « Je ne mets aucune sotte fierté, aucun esprit de parti, aucune nuance d’ingratitude, à refuser un bienfait de l’empereur. Si j’étais malade, infirme et dans la misère, je lui demanderais peut-être pour moi ce que j’ai plusieurs fois demandé à l’impératrice et aux ministres pour les malheureux. Mais je me porte bien, je travaille, et je n’ai pas de besoins. Il ne me paraît pas honnête d’accepter une générosité à laquelle de plus à plaindre ont des droits réels. Si l’Académie me décerne le prix, je l’accepterai, non sans chagrin, mais pour ne pas me poser en fier-à-bras littéraire et pour laisser donner une consécration extérieure à la moralité de mes ouvrages prétendus immoraux. De cette façon, les généreuses intentions de l’empereur à mon égard seront remplies. Si, comme j’en suis bien sûre, je suis éliminée, je ne me regarderai pas comme frustrée d’une somme d’argent que je n’ai pas désirée et dont je suis toute dédommagée par l’intérêt que l’empereur veut bien me porter. » Voilà !

À présent j’ai tout dit cela mi cas que… car j’ignore si Buloz a bien compris ce qu’on lui a dit et s’il est vrai que l’empereur se serait ému de cette petite affaire. Buloz m’a dit que la princesse Mathilde se chargeait de tout, sans plus d’explications. Si la princesse Mathilde est seule en cause, le prince le saura et lui dira tout ce que dessus, comme disent éloquemment les notaires. S’il me le conseille, j’écrirai à cette excellente princesse pour la remercier et à l’empereur, s’il y a lieu. Ajoutez, pour le prince, que je l’aime de toute mon âme, que j’irai demain visiter son bateau, dans la rade de Toulon…

En 1863 courut le bruit, vrai ou faux, qu’on se proposait d’élire George Sand à l’Académie. Vers la même époque parut une brochure intitulée : les Femmes à l’Académie. L’auteur, qui se cachait sous la simple initiale S, y décrivait une prétendue séance de l’Académie, se passant, en l’an de grâce ***, où une certaine Mme X…, unanimement élue membre de la vénérable compagnie, échangeait avec l’académicien Y… d’élégants discours de réception obligatoires. Puis, l’auteur anonyme disait qu’il était bien temps d’abolir la loi Chapelain vieillie, prohibant l’admission des femmes à l’Académie, il prouvait combien l’Académie gagnerait à leur admission, car elles contribueraient à adoucir les opinions et y apporteraient un certain esprit de mansuétude. Il prétendait qu’on avait eu tort en n’élisant pas Mmes de Staël et de Girardin, brillants astres littéraires, au lieu d’élire des ducs, souvent fort peu versés en littérature.

Mme Sand répondit immédiatement à cette brochure par une brochure, très remarquable par ses idées, son ton général et même son titre : Pourquoi les femmes à l’Académie ?

L’Académie, — y disait Mme Sand, — est une institution purement littéraire, appelée à être l’arbitre de l’art et du bon goût. Ceci n’était possible que lorsque les assises de la loi, de la politique, de la philosophie et de la morale étaient immuables. À présent la lutte des opinions et le doute ont envahi même ce sanctuaire. Désormais il est impossible aux académiciens de juger une œuvre du point de vue purement littéraire. Ils jugent selon leurs opinions religieuses, politiques, etc., etc. En ce moment-ci leur critérium est conservateur. Mais les temps peuvent changer. De nos jours la profession de foi académique rappelle le contrat qu’un certain éditeur[34] aurait voulu faire signer à ses collaborateurs : « Je souscris de ne toucher dans mon œuvre ni à la politique, ni à la religion, ni à la famille, ni à la propriété. » L’Académie dit : « Évitez les nouvelles opinions, » et elle ajoute : « L’absence d’opinions nouvelles, c’est là l’opinion des honnêtes gens. » Ou voit que quelque damasquinées et quelque ornées de fleure oratoires que soient les lames à l’Académie, on n’en porte pas moins des coups fort rudes, car les gens qui ont des opinions nouvelles sont déclarés « malhonnêtes ».

Pourquoi donc les femmes aspireraient-elles à faire partie de ce corps illustre ? Là, comme partout ailleurs, on lutte, on se bat. Or, s’il y a lutte, il n’y a plus d’unité. Donc à l’Académie les choses en sont au même point que dans toutes les autres institutions possibles. À présent quarante hommes du plus grand talent ne peuvent ni faire accroître, ni diminuer la valeur d’un quarante-unième talent, même secondaire, s’il émet, tant bien que mal, une idée nouvelle ou généreuse que la foule écoute. À présent chacun est son roi et son pape. Ne voulant nullement amoindrir la valeur de l’Académie, en lui accordant au contraire sans contredit le droit de ne pas admettre dans son milieu d’éléments en désaccord avec ses opinions ; en admettant que si ce ne sont pas là quarante génies, il se trouve toujours parmi eus quelques esprits de premier ordre et beaucoup d’hommes de grand talent et de grand savoir, il faut néanmoins convenir que l’Académie n’a plus sa raison d’être. Chaque écrivain a le droit de discuter avec elle et d’en appeler à l’opinion publique. À présent encore il y a bon nombre de gens qui, n’étant pas parvenus à être admis à l’Académie, s’écrient : « Ces raisins sont trop verts. » Non, conclut George Sand : « Ces raisins sont déjà trop mûrs… »

Les raisons intéressantes qui poussèrent George Sand à répondre à l’auteur anonyme de la première brochure citée, sont données dans sa lettre à Sainte-Beuve, du 16 juin 1863 :

… J’ai dit à Aucante de vous envoyer une mince brochure que, j’ai été mise en demeure de faire en réponse à une autre brochure sur l’admission de la femme à l’Académie. J’espère qu’on ne verra là aucun dépit personnel. Je n’ai pas le temps d’avoir de mauvaises passions ; mais je me devais de ne pas me laisser attribuer une brochure signée d’un S, et de n’avoir pas l’air de me laisser pousser à un honneur par trop invraisemblable. Déjà, on m’en attribuait la pensée, et j’étais comme l’homme qui reçoit de l’ours, son ami, un pavé en pleine figure. Le pavé était très paré de fleurs, n’importe, c’était un pavé.

Je devais d’ailleurs dire ce que je pense de toute situation de ce genre et je ne pouvais le dire qu’avec mon sentiment révolutionnaire Ne me grondez pas ; je suis sur une pente où mon âme entière est emportée et si vous pouviez lire en moi comme mes instincts sont tendres, vous ne me jugeriez pas folle.

L’apparition de cette brochure en la même année que Mademoiselle La Quintinie ne put certes que renforcer la réputation de libre-penseur et de révoltée qui était alors définitivement acquise à George Sand. M. Marcel Prévost a, d’ailleurs, justement remarqué que dans sa jeunesse George Sand était considérée comme un écrivain de l’extrême gauche[35]. Or, si cette réputation effrayait les dévots et le beau monde vertueux, elle exhaussa extrêmement le prestige de l’écrivain aux yeux de la jeunesse et de tous les représentants de l’opposition.

Sainte-Beuve en analysant le roman d’Octave Feuillet, Sibylle, auquel Mme Sand fait allusion dans sa lettre à Dumas, citée plus haut, dit dans son article quelques mots aimables à l’adresse de l’auteur de Mademoiselle La Quintinie, roman que tout le monde considérait alors comme « une réponse donnée par George Sand à Feuillet ». George Sand écrivait à Sainte-Beuve à ce propos le 8 juin 1863 :

… J’ai lu un article excellent de vous sur Feuillet qui finit par un mot trop brillant sur moi. Je suis un bien vieux aigle pour emporter les jeunes talents et en faire une bouchée[36]. Je regrette beaucoup que Buloz n’ait pas publié la préface de mon livre. J’y rendais justice au talent et à la bonne foi de l’auteur de Sibylle ; cette préface paraîtra du reste[37].

Mais j’ai déjà oublié Mademoiselle La Quininie et j’ai ce nouveau projet qui m’enchante, comme tout ce qui ne s’est pas encore heurté aux difficultés de l’exécution. Si je pouvais en causer avec vous, cela me ferait un bien immense. Il est quelquefois étouffant de se trouver en face de sa propre responsabilité…

Le « nouveau projet » auquel George Sand fait allusion dans les lignes précédentes, était le projet d’écrire un roman dont le héros fût « un fils de Jean-Jacques », l’un de ses enfants abandonnés, élevé aux Enfants trouvés. L’action du roman devait se passer pendant la grande Révolution et ce fils de Rousseau devait être spectateur et acteur des événements dont son père était l’auteur moral. Ce fils de Jean-Jacques aurait hérité des traits moraux, des aspirations, des tendances et du génie de son père, sans son talent littéraire ; il penserait et il sentirait comme aurait senti et pensé Rousseau, s’il était témoin des événements arrivés après sa mort. Selon l’idée de George Sand ce « fils » aurait été profondément malheureux en voyant à quelles horreurs sanguinaires aidaient abouti les grandes idées libératrices et humanitaires de son « père », le grand Jean-Jacques, dégénérées entre les mains des hommes de partis à vue basse, en doctrines extrêmes[38].

Si Rousseau « avait pu voir ce que l’on a regardé comme l’application du Contrat social », eût-il décliné son livre, abjuré sa croyance ? Non, mais il se fût voilé la face devant l’échafaud et il eût dit : « Voilà le contraire de ce que j’ai voulu. » Ce qui me frappe et me contriste quand je fis les beaux livres de mes amis sur la Révolution[39], c’est cette philosophie de parti-pris qu’on pourrait appeler la philosophie du destin. Il semble que la Révolution n’eût pas pu se faire sans ses fureurs et ses violences. Je l’ai cru longtemps et puis, dans le calme de mon cœur, comme dans le déchirement de mon cœur, après les journées de Juin, je me suis demandé si le progrès ne s’était pas fait malgré et non parce que et si on ne pouvait pas être ultra-révolutionnaire avec le courage de dire aux siens : « Vous avez commis des crimes et vous êtes dès lors sortis de la doctrine du vrai. »

Il faut du courage pour le leur dire, et il faut de l’habileté pour le dire sans mettre un pied dans le camp opposé. Du courage, j’en ai ; de l’habileté j’en manque, mais Dieu me viendra en aide, j’ai cette superstition.

Mettez-vous un peu avec le bon Dieu et dites-moi que j’en viendrai à bout sauf à me dire après que cela ne vaut pas le diable[40]

Sainte-Beuve apprit à George Sand que lui aussi s’était une fois laissé inspirer de l’idée de faire « un fils à Jean-Jacques » et qu’en 1837 déjà il avait publié dans son recueil, Pensées d’août, une histoire en vers, « Monsieur Jean », qui n’est autre qu’un fils de Rousseau.

George Sand répondit au grand critique que cette coïncidence de leurs thèmes et surtout la lecture de la pièce en vers ne l’arrêteraient nullement dans son projet, au contraire elles la fortifiaient dans sa résolution, lui ouvrant de « vastes horizons ».

Cela me fait réfléchir beaucoup et entrer avec confiance dans mon sujet, car c’est le propre des belles choses de stimuler et de féconder. Elle voulait même introduire dans son roman l’épisode que voici : « Monsieur Jacques rencontrerait une fois dans son existence monsieur Jean », son frère inconnu, un autre fils de Rousseau. Mais ce projet ne fut pas réalisé, Mme Sand n’écrivit point ce roman.

Revenons à l’époque du mariage de Maurice Dudevant et au récit de la rie de George Sand depuis 1862. Peu de temps après leur noce les jeunes mariés allèrent passer quelque temps chez le « papa Dudevant », et George Sand alla, comme à l’ordinaire, s’installer pour quelques jours à Gargilesse à la villa Manceau (comme elle le dit dans sa lettre du 21 juin 1862). Elle y fut accompagnée cette fois, outre Manceau, par Dumas fils. Lorsque Maurice et sa femme revinrent, Mme Sand alla à Paris. Au commencement de 1863, au contraire, les jeunes époux y passèrent quelque temps et Mme Sand resta à Notant. Elle quittait ainsi Nohant de temps en temps et y laissait à dessein le jeune couple tout seul, afin de les habituer, comme elle disait, « à se passer d’elle et à savoir gouverner eux-mêmes leur existence ». Elle continuait donc à séjourner de temps à autre à Gargilesse, tantôt pendant quelques jours, tantôt plus. C’est ainsi qu’elle y passa quelques semaines du printemps 1863 après le retour de ses enfants à Paris et y écrivit la délicieuse bleuette Ce que dit le ruisseau, citée au chapitre précédent. Ce petit conte, imbu d’un profond panthéisme, est tout aussi charmant qu’une autre étude, également inspirée par le doux murmure de la Gargilesse et simplement intitulée le Ruisseau que nous avons aussi mentionnée au chapitre xi.

L’auteur, prenant encore une fois le pseudonyme de ce Théodore[41] que nous connaissons déjà par les dialogues Autour de la table, rencontre aux bords du ruisseau une nymphe, qui lui défend d’écouter « ce que dit le ruisseau ». Mais Théodore n’obéit pas à la nymphe.

… Il faut vous dire qu’il eût été difficile de rencontrer un plus joli ruisselet. Mince comme un fuseau et clair comme un diamant, il apparaissait tout à coup, sortant des buissons, dans une superbe touffe de primevères, et, se laissant tomber tout droit de roche en roche, il se cachait sous une pierre moussue, doucement inclinée, d’où il sortait en bouillonnant, et s’en allait vite frissonner sur un lit de sable fin qui le portait sans bruit dans la belle rivière. Car c’est peut-être la plus belle rivière du monde que la Creuse au mois d’avril en cet endroit-là. Elle dessine de grandes courbes immobiles et transparentes dans de hautes coupures taillées en amphithéâtre et tapissées de l’éternelle verdure des buis. De loin en loin elle rencontre des blocs et des gradins de rochers noirs et tranchants, où elle mugit et se précipite. Là où j’étais elle ne disait mot et sa grande clameur perdue ne m’empêchait pas d’entendre le babil de la petite source.

De beaux chênes occupés à développer et à déplier lentement au soleil leurs jeunes feuilles encore gommeuses et encore plus roses que vertes donnaient déjà un clair ombrage. Les gazons étaient littéralement semés de pâquerettes, de violettes blanches et bleues, de scilles, de saxifrages et de jacinthes. Dans le lit du ruisseau, la cardamine des prés attirait les charmants papillons aurore qui portaient son nom. Partout sur les âpres rochers granitiques le lierre dessinait de mystérieuses arabesques, et les grands cerisiers sauvages tout en fleurs semaient de leur neige légère les petits méandres de l’eau courante.

Mais au fait, que disait-il ce ruisseau jaseur, si gai, si pressé, si sémillant dans son lit de mousse et de cresson ?

L’ami de Théodore, Lotario (c’est-à-dire Manceau), un sage natui-aliste, se moque de la fantasie de Théodore de vouloir comprendre et traduire en langue humaine le langage de la nature. Une dispute surgit. Lotario prouve que l’homme seul donne un sens et une expression à tout ; la natiu’e est muette, toutes les choses en ce monde sont silencieuses. Puis il s’enfuit, courant après une libellule, et Théodore continue à écouter le murmure du ruisseau. Il lui semble d’abord que l’eau et les pierres chuchotent : Nous sommes muets, muets ! N’entends-tu pas que nous sommes muets ! Théodore, vexé, est prêt à s’en aller, mais la nymphe du ruisseau l’a enchaîné à la place où il était assis, et il ne peut la quitter avant d’avoir deviné la voix mystérieuse de la nature. Il se rend très bien compte que la nymphe et ses paroles ne sont qu’une création de sa fantaisie, mais qu’importe !

« Tous les linguistes et tous les musiciens de l’univers seraient ici à lui jurer que le langage de ce ruisseau ne peut être ni traduit ni noté », qu’il ne le croirait pas.

Tout parle et chante sous le ciel et probablement dans le ciel ; qui osera décider que, dans la nature, il y ait une voix inutile, un chant qui n’exprime rien ? Non, il n’y a pas même un cri, un souffle, un rugissement, un murmure, une explosion, un bruit enfin qui ne signale ou ne traduise une action, un mode d’existence ou un accident logiquement survenu dans le cours de la vie universelle… Oui, tout chante et tout parle dans l’univers pour proclamer incessamment l’éternelle vitalité de l’univers. L’homme seul, en ce monde-ci, sait affirmer une existence par beaucoup de vérités et beaucoup de mensonges. Tout le reste des êtres et des choses exprime le fait de l’existence sans le comprendre. Tout ce que la terre fait dire aux innombrables voix qui émanent d’elle, est donc pur et d’une logique indiscutable, puisque c’est la logique même de son ordonnance qui parle en elle. Nous, ses plus hardis enfants, nous cherchons à travers mille erreurs une affirmation raisonnée qui réponde sciemment au sens profond et divin des choses, une affirmation qui nous he non seulement à la planète notre mère mais à l’univers entier notre patrie, malheureusement nous sommes encore loin de comprendre notre destinée sublime tandis que le monde des êtres secondaires et des choses appelées à les constituer proclame, en dehors des combinaisons de l’intelligence, une vérité qui nous écrase par sa persistante splendeur.

Respectons-les dans leurs profondes manifestations, ces choses et ces êtres qui ne comprennent pas Dieu comme nous le comprenons, mais qui le sentent peut-être mieux que nous ne le sentons. C’est le monde sans souillure et sans défaillance où la mort n’est pas encore connue, puisqu’elle n’excite ni crainte ni désir, c’est le monde où la lassitude, où le suicide ne sont jamais entrés, où l’erreur et l’imposture n’ont point de place et ne peuvent rien changer, rien déranger, rien retarder dans les lois de la vie elle-même, dans son développement sans lacune et dans son renouvellement sans entraves. C’est la progression du grand tout qui s’accomplit à son propre insu, et dont la sainte ignorance est la base de toute sécurité dans l’univers.

Oui, oui, petit ruisseau, tu chantes et tu parles, et ce que tu dis, tu ne peux ni ne dois t’en rendre compte qu’à toi-même, puisque ton moi est un avec l’infini…

… Et ce que tu dis dans une langue qui n’est pas une langue ne sera jamais compris que de Dieu ou des anges ; mais l’intelligence humaine peut sans audace le préjuger, et sans folie l’interpréter dans le sens du vrai immuable.

Et quel est-il, ce vrai immuable ? C’est que rien n’est mort, c’est que tout renferme la vie formulée ou expectante, c’est que tout l’exprime, la rumeur comme le silence, l’activité comme le sommeil, le chaut comme la parole, et le simple bruissement de l’onde comme la parole du sage et comme le chant du rossignol.

Oui, l’immuable vrai, c’est l’incoercible mouvement, c’est l’éternelle mutation progressive des êtres et des germes qui les contiennent, germes répandus partout et que nous appelons des choses, faute d’un nom qui caractérise leurs fonctions multiples et indiscernables. Et ce ruisseau n’est pas seulement une veine dans le grand système physiologique de la terre, il est aussi une veine dans le système de toute l’animalité terrestre. Qui sait par quelle série de transformations il a passé depuis le jour oîi, émanation gazeuse du monde primitif, il est monté et descendu, remonté et redescendu, par d’innombrables voyages de la tene au ciel et du ciel à la terre, pour occuper enfin cette petite place où je le vois ? Ruisseau qui fus nuage, qui nous dira tout ce que tu as fécondé dans ta vie errante ? Tes flancs ont sans doute plus d’une fois recelé le fluide électrique, et la foudre déchiré tes masses Uvides un instant après répandues en franges roses sous le riant regard du soleil. Tu as vu passer dans le voile bienfaisant de tes épanchements humides les phalanges altérées des oiseaux voyageurs ; tu étais alors l’écho des hautes régions de l’atmosphère, et tu nous renvoyais, stridente ou plaintive, la voix de ces poétiques émigrants agents eux-mêmes d’une fécondation sans limites. Pluie secourable, combien de moissons n’as-tu pas sauvées, combien de fleurs charmantes et suaves n’as-tu pas fait revivre, combien d’existences humbles ou superbes n’as-tu pas conservées ou renouvelées ! Dans combien de poitrines n’as-tu pas fait rentrer la vigueur, dans combien de nerfs l’élasticité, dans combien de tissus la circulation, dans combien de cerveaux la lucidité, dans combien de cœurs l’espérance ! Ô nuage béni ! si petit que tu fus, tu as fait de grandes choses, et la parole te serait refusée pour le dire ?

Théodore refuse de le croire.

…Quoi, n’es-tu plus qu’un mince filet d’eau enchaîné à cette roche, contenu dans l’urne de cette naïade et condamné à faire pousser un tapis de jacinthes ou à développer la hampe des hautes primevères ?…

— Non pas ! non pas ! répondit le ruisseau… Je suis ici et je suis ailleurs ! Je féconde ce qui vit sous tes pieds, et je suis fécondé moi-même à toute heure en remontant dans le libre domaine de l’air. Mon évaporation est comme une sueur de vie qui se répand sur tout ce qu’elle touche et qui se reforme en nuage pour courir encore sur la cime des grands chênes. Je ne puis dire où je vais et où je ne vais pas, soit que je retourne au ciel, soit que perdu dans les embrassements de la belle rivière, j’aille me dilater dans les bassins des grandes mers ; mais Dieu les connaît, mes beaux voyages, et toute la nature en profite ; et moi, je m’en réjouis sans cesse, et toujours je ris, je cours, je chante, je raconte, je confie, je révèle, je bois et donne à boire, je sème et je récolte, je prends et je donne ; tout me nourrit, même ton haleine, et je nourris tout, même ta pensée. Petit courant, je suis une des manifestations particulières du grand fluide vital ; petite vapeur je suis aussi vivant et aussi nécessaire que le grand fleuve et le grand océan, et que le grand troupeau des nuées qui accompagne et revêt la terre dans son voyage à travers l’infini.

Et le ruisseau dont j’avais traduit le langage, me fit connaître que je ne l’avais pas fait mentir, car j’entendis qu’il disait distinctement, comme un résumé de mes hypothèses : Toujours, toujours partout, dans tout, pour tout, toujours ! Et il recommençait sans se lasser, car c’est tout ce qu’il pouvait dire et il ne pouvait rien dire de plus beau…

On entend encore le murmure et le clapotis d’une eau qui court « sans se lasser jamais » dans la Nouvelle lettre d’un voyageur, dédiée à Manceau et écrite également « au mois d’avril et à Gargilesse » mais un an plus tard, en 1864. Seulement cette fois-ci George Sand parle de la Creuse, dans laquelle se jette la Gargilesse.

La Creuse, notre grand torrent, ne se calme pas du tout. Il gronde aujourd’hui, comme il y a vingt ans et nous ne souhaitons pas du tout qu’il s’apaise. Nous ne saurions courir aussi vite que lui ; mais nous aimons passionnément à le regarder passer.

Et à ce torrent fougueux « que ne saurait suivre l’humble voyageur » qui, par une belle journée d’avril, dans un pays doux et caché, se laisse paisiblement aller à la joie de vivre, en admirant et le réveil de la nature et le gai chant d’un geai, et un beau livre, et les instincts raisonnables de ses deux petits chevaux, c’est à ce torrent bouillonnant, disons-nous, que George Sand compare Victor Hugo, dont le livre Sur Shakespeare, lu en route

pour Gargilesse, l’a ravie. Oui, ce grand poète est aussi un élé
Illustration
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ment de la nature, toujours jeune, il ne s’apaise jamais, il se

précipite toujours en avant, il entraîne par son enthousiasme, par le feu inextinguible qui brûle dans sa poitrine. Cette fois-ci, il a pris pour sujet Shakespeare et il emporte le lecteur par l’admiration naïve et sans bornes qu’il professe pour le génie.

Le génie est une entité comme la nature, et veut, comme elle, être accepté purement et simplement… et quant à moi, j’admire tout, comme une brute, dit-il.

Cette ravissante Lettre d’un voyageur dont le sous-titre est Impressions de lecture et de printemps, commence par quelques mots adressés à Manceau :

Tu veux savoir l’emploi de mes quatre journées de voyage. Ce n’est pas long, le récit d’un voyageur qui ne voyage plus, et le mien pourrait se résumer en quatre mots : j’ai fait douze lieues en lisant, j’ai écouté chanter un oiseau, j’ai vu couler la Creuse, j’ai dormi à Gargilesse, j’ai herborisé un peu, je suis revenu par le même chemin, lisant le même livre. J’ai fait halte sous le même arbre où chantait le même oiseau…

… Je suis donc parti ce matin, mercredi, par un temps magnifique, dans la petite voiture ouverte que traînent les deux petits chevaux blancs conduits par le pacifique Sylvain, et j’ai ouvert le livre…

Et alors commence une analyse, merveilleuse de finesse, de toutes ses observations de la nature, des choses, gens et bêtes rencontrés en voyage, ainsi que de toutes ses observations faites sur elle-même, sur le dédoublement de sa raison qui, simultanément, est entraînée par la lecture d’un livre extraordinaire du grand poète, et examine minutieusement le monde ambiant.

À la fin de cette Lettre, George Sand signale que, revenue à la maison, elle apprend avec ébahissement que le banquet en l’honneur de l’anniversaire du troisième centenaire de Shakespeare est interdit par la police de Paris.

J’apprends, en arrivant, qu’on a empêché les gens de lettres, les théâtres et les artistes de Paris de célébrer l’anniversaire de Shakespeare. Qui a fait cela ? Pour plaire à qui ? Par crainte de quoi ? Qui en a eu l’idée ? Qui l’a permis ?… Est-ce parce que Shakespeare est protestant ?

Ce doit être cela. L’année prochaine, il sera défendu de fêter

l’anniversaire de Molière : un comédien doit être excommunié ; mais Napoléon aussi fut un grand homme. Il a bien parfois contrarié les ultramontains : on avisera à supprimer sa fête.

— Mais non, me dit-on, c’est autre chose. Vous ne devinez pas ?

Non, je ne devine pas le rapport qui peut exister entre Shakespeare et la police de sûreté. Moi qui défendais le dix-neuvième siècle ! Mon Dieu, mon Dieu, qu’elles sont longues, les racines du moyen âge ! Mais que t’importe le banquet, ô divin Shakespeare ? Tu as le livre de Victor Hugo…

Et Mme Sand termine sa Lettre par ce passage tout pareil à celui du commencement :

Moi je reviens, non d’un banquet fameux, mais d’un fameux banquet, la nature en fête, le mois d’avril dans une oasis, et j’en rapporte un grand bien-être, beaucoup de parfums dans la tête et d’harmonies dans les oreilles. Il n’y a pas jusqu’aux grelots rythmiques de ces petits chevaux blancs qui ne m’aient bercé d’une riante chanson. Au fond de tout cela, sans doute, il y avait l’impression produite par le livre ; je ne sais quoi de fort émane pour moi de ces grandes audaces de personnalité…

Cette Lettre est datée du 25 avril 1864. Or le 24 avril parut, dans le Temps, une lettre de Mme Sand À propos du banquet shakespearien qui devait être lue au banquet, et George Sand s’y adressait à ses « frères en Shakespeare » qui avaient eu l’excellente idée de se réunir pour fêter « un grand mort », elle les priait de

porter en son nom la santé du divin Shakespeare, celui de nous tous qui se porte le mieux, car il a triomphé de Voltaire quand même et il est sorti sain et sauf de ses puissantes mains…

Une autre fois — continuait George Sand — nous fêterons Voltaire quand même, vu qu’il a triomphé de bien d’autres. Notre gloire à nous sera d’avoir replacé nos maîtres dans le même panthéon et d’avoir compris que tout génie vient du même Dieu, le Dieu à qui tout beau chemin conduit et dont la vérité est le temple…

C’est ainsi qu’en 1864 George Sand parla par deux fois de Shakespeare, ce qui n’est point étonnant si l’on considère qu’elle avait toujours admiré le grand poète britannique. Rappelons qu’en 1837, presque au début de sa carrière, elle écrivit une petite étude sur Antoine et Cléopâtre qui parut dans le recueil d’étrennes les Femmes de Shakespeare[42], qu’en 1845 elle consacra quelques pages éloquentes à Hamlet[43] et qu’en 1855 elle adapta pour la scène française le Comme il vous plaira, dont le héros, Jacques le Mélancolique, avait, dès sa jeunesse, été son héros favori[44].

Les lignes enthousiastes de Mme Sand sur le livre de Victor Hugo William Shakespeare, venant à la suite d’un article publié dans la Presse six mois plus tôt, en août 1863, et consacré au livre de Mme Hugo, Victor Hugo par un témoin de sa vie, flattèrent extrêmement le grand exilé. Il répondit à George Sand, en liant à tout jamais par un vers célèbre le nom de l’illustre femme à celui du ruisseau sur les bords duquel elle avait lu le livre sur Shakespeare. Notamment son morceau Amour de l’eau (où il disait que chaque cours d’eau attirait sur ses bords ceux qui chantent, oiseaux et poètes qui, comme l’eau, courent devant eux sans chemin et sans besogne, mais vont toujours vers un but), il le termine par ces mots :

George Sand a la Gargilesse
Comme Horace avait l’Anio.

Ces deux vers attirèrent pour leur part une réponse de George Sand à Hugo, Elle publia en 1865 dans l’Avenir national un petit article sur les Chansons des rues et des bois[45]. Dès les premières lignes elle y rejetait avec une douleur et une amertume profonde l’honneur « d’avoir la Gargilesse », car, disait-elle :

George Sand n’a rien, pas même l’eau courante et rieuse de la Gargilesse, c’est-à-dire le don de la chanter dignement, car ces choses qui appartiennent à Dieu, les flots limpides, les forêts sombres, les fleurs, les étoiles, tout le beau domaine de la poésie, sont concédées par la loi divine à qui sait les voir et les aimer. C’est comme cela que le poète est riche. Mais moi, je suis devenue pauvre…

Et George Sand raconte les malheurs et les chagrins qui plongèrent le pauvre « voyageur » dans une morne apathie, firent taire son humble voix qui avait jadis chanté et la Gargilesse et même l’Anio.

À la fin de cette Nouvelle lettre d’un voyageur, George Sand parle de l’influence bienfaisante qu’un poète de génie peut exercer sur ses lecteurs, même lorsqu’ils sont plongés dans la douleur, par son don didn, par le charme et l’harmonie de ses vers puissants. Puis elle trace en quelques lignes symboliques, comment un soir qu’elle rêvait au coucher du soleil dans le jardin du Luxembourg, un lugubre tonnerre, les sons d’un « tam-tam sinistre », s’élevant soudain des tours de Saint-Sulpice, chassèrent sa douce méditation. Les enfants jouaient et les jeunes gens se promenaient sagement, car de nos jours les étudiants sont devenus graves et ne ressemblent pas plus à l’ardente et bruyante jeunesse d’autrefois, que les larges rues silencieuses du Quartier Latin moderne aux petites rues tortueuses, mais remplies de rires sonores et de gaies chansons de jadis. C’est de nos jours — ajoute l’ex-voyageur d’autrefois, — de nos jours où l’on n’entend que la voix rauque de rairain, « cloches et canons », apportant la tristesse et l’effroi dans les cœurs, c’est maintenant qu’il nous faut surtout entendre la voix du poète : cette voix célébrant quand même et toujours la beauté, la nature ; gaie ou mâle, elle nous rend la vaillance, le courage, nous appelle au combat, nous inspire l’enthousiasme, la foi dans la victoire finale du beau et du vrai.

Nous reviendrons encore à certains passages de cette Lettre d’un voyageur de 1865, très importants pour le biographe, mais écrits sous de tout autres impressions que les gaies impressions de lecture et de printemps, ressenties aux bords de la Creuse et de la Gargilesse en avril 1864. Durant cette année beaucoup d’eau a passé, non seulement dans ces deux petites rivières, mais aussi dans la vie de l’auteur. Nous allons conter les événements qui causèrent ce changement d’humeur du « voyageur ».

Notons en passant que le dernier écrit de George Sand consacré à Victor Hugo, son poète préféré en tout temps (nous savons qu’Aurore Dudevant se disait hugolâtre avant d’être George Sand)[46], fut sa Lettre à Victor Hugo sur la reprise de Lucrèce Borgia en 1870. L’auteur y raconte comment trente-sept ans plus tôt il avait assisté à la première de Lucrèce, assis à côté de Bocage, qu’il ne connaissait pas. « À la fin du drame, quand le rideau se baissa sur le cri tragique : « Je suis ta mère ! » nos mains furent vite l’une dans l’autre. Elles y sont restées jusqu’à la mort de ce grand artiste, de ce cher ami… » Puis Mme Sand conte ses impressions sur le jeu des artistes et surtout l’impression produite par l’illustre Marie Laurent, cette incomparable « mère tragique ».

George Sand parla encore de l’Année terrible de Hugo dans le numéro xiv de ses Impressions et souvenirs (mais elle ne lui consacra pas ce chapitre entier, y parlant aussi des poésies de Bouilhet — l’ami de Flaubert — et des traductions d’Eschyle, faites par Leconte de Lisle). Enfin elle parla du volume des Contemplations dans ses articles d’Autour de la table.

Revenons maintenant à 1864-1865.

Les événements arrivés en ces deux années sont si importants qu’il faut s’y arrêter plus longuement : d’autant plus que les lettres qui s’y rapportent sont presque toutes tronquées dans la Correspondance et quant à celles de 1865 elles y figurent à peine.

Au commencement de janvier 1864, Mme Sand laissant à Nohant Maurice avec sa femme et son enfant, alla habiter avec Manceau pendant quelque temps « la cambuse » de Maurice à Paris, afin d’assister à la première d’une petite pièce de Manceau : Une journée à Dresde, puis aux répétitions du Marquis de Villemer, et enfin pour s’entendre avec quelque directeur de théâtre sur les pièces à tirer, en collaboration avec Maurice, de quelques-uns de ses romans, entre autres de l’Homme de neige.

Une série de lettres à Maurice et à d’autres est donc remplie de détails de ces répétitions, de changements survenus dans la distribution des rôles, de récits sur les acteurs et les actrices. Ces lettres nous renseignent aussi :

1° Sur le zèle déployé par Mme Sand pour trouver un pasteur protestant dont la doctrine garantisse la plus grande liberté de conscience possible à Maurice et à sa famille, au petit Marc en particulier ;

2° Sur les recherches d’un pied-à-terre dans les environs de Paris qui aboutirent à l’achat d’une maisonnette à Palaiseau et à l’installation de Mme Sand dans ce petit village.

Enfin, 3° sur son changement d’appartement : quittant le numéro 3 de la rue Racine, Mme Sand prit un petit logement au numéro 97 de la rue des Feuillantines.

À monsieur Edouard Cadol.
Nohant (?) 3 janvier 1864.

Je vous remercie de ce que vous me dites de mes affaires mais je crois que tout est arrangé et Berton jouera ma pièce. S’il y avait un empêchement imprévu pour cette année, je remettrais à l’année prochaine, car c’est une chose convenue entre lui et moi que lui seul jouera ce rôle[47]. M. Brindeau m’a déjà fait parler, mais trop tard, et sa bonne volonté pourra me rendre service une autre fois[48].

Vous avez été gentil dans votre réponse à Manceau, et je m’y attendais bien. Mais vous n’êtes pas gentil de n’avoir pas cru ce que je vous disais ; cent fois à Nohant, que vous ne deviez pas travailler la nuit…

…Bonne année, prompte guérison et bon courage.

G. Sand.
À Maurice.
Paris, 9 janvier 1864.

Mes enfants chéris, je vais très bien. Le changement d’air ou le mouvement m’ont remise sur pied. Nous avons fait un excellent voyage…

J’ai vu Berton, j’ai vu Larounat[49], j’ai vu mes acteurs, j’ai vu l’Odéon et voilà tout jusqu’à présent. On joue Manceau mercredi, on lit Villemer aux acteurs mardi. Jeudi je verrai probablement Mélingue ou vendredi. J’ai vu Buloz qui est gentil pour moi autant qu’un Buloz peut l’être… Manceau vous envoie ainsi qu’à (Marc) toutes ses plus belles amitiés. Sa pièce est déclarée parfaite à l’Odéon par les acteurs et tous les gens de la maison. Saint-Léon y est excellent. Ils ont beaucoup d’acteurs à présent, quelques-uns très drôles. J’ai une Diane de Saintrailles charmante[50]. C’est toujours ça…

À Maurice.
Paris, 12 janvier 1864.

… Souffrez-vous du froid ? Ici je n’en souffre pas du tout. Ma mansarde à deux cheminées est très chaude, et même je n’y allume qu’un feu à la fois. Je sors très peu le jour, on agit auprès de M. de Beaufort[51], et Doucet[52] s’en occupe avec zèle. On me dit que demain ce sera arrangé, j’attends à domicile le résultat des négociations. Manceau rage à ses répétitions.

L’Odéon est toujours la boutique au laisser-aller et Larounat est un flâneur, un enfant.

C’est égal Marceline se joue après-demain et ira bien, j’espère. J’ai vu Sainte-Beuve, Fromentin[53], les Borie, Cadol, Gustave Doré, qui est très gentil etc., etc.

J’ai été deux fois à l’Odéon. Diane aux bois c’est très joli, et le satyre joue d’une façon très originale. Les Relais c’est spirituel et voilà tout.

J’ai été ce soir au Français. Penarvan[54], c’est très mauvais, Mme Plessy y est très belle. Nous avons été la voir dans sa loge.

Je pense que jeudi ou vendredi nous n’aurons plus d’embargo pour Villemer et alors je m’occupe de Mélingue[55] que je veux tenir en tête à tête une demi-journée. Bonsoir, mes chers enfants, je vous embrasse mille et mille fois. Amitiés de Manceau et de tous,

G. S.
À Lina.
Paris, 14 janvier 1864.

Mes chers enfants, excellent succès de Marceline, c’est-à-dire Une journée à Dresde. Pas l’ombre d’un murmure, d’une critique, d’une malveillance quelconque dans le public, et des salves d’applaudissements à toutes les tirades, des larmes, de l’attendrissement continuel. Ensuite grand succès littéraire dans les foyers et satisfaction complète sur toute la ligne. Camille Doucet n’en tarissait pas. Le prince et la princesse avec son monde avaient loué la loge des auteurs, bien que nous ne les eussions prévenus de rien. Si bien que Manceau n’ayant plus de place, était un vrai cheval de trompette dans l’orchestre des musiciens, et pas ému du tout. Le prince l’y a guigné, l’a appelé dans la loge par-dessus les têtes, en bon bourgeois, et l’a comblé de compliments. Il m’a cherché ensuite dans les couloirs, mais j’avais quitté ma baignoire et je cherchais Manceau sur le théâtre, sans quoi le prince se fût trouvé nez à nez dans ma loge avec Popotte[56]. J’ai vu Marchal[57], Dumas et ses dames, les dames Fleury que je n’ai pu joindre, Arrault[58], Gautier de loin, et tout le ban et l’arrière-ban de la critique, qui, ces jours-là, remplit le vaste Odéon. Le personnel du théâtre était enchanté du succès, car, avec les étudiants, les premières représentations de ? pièces en un acte sont souvent mal accueillies. La pièce a été bien jouée sauf par Marceline qui est jolie comme un ange dans un costume empire exact, mais qui est trop nerveuse, Saint-Léon, Frémann excellent, le héros, jeune débutant, très joli garçon, bien costumé et très ému jusqu’à être sérieusement malade, a été très applaudi et très sympathique, Wagner très bien, la gouvernante très drôle, c’est un succès très réel, autant qu’une pièce en un acte peut le comporter.

Mon affaire à moi n’est pas encore dénouée, c’est toujours pour demain.

Mais c’est demain tout de bon que j’attends la petite maman à Cocote et je vais bien parler de vous trois ; j’ai dîné aujourd’hui avec Alexandre.

J’ai vu M. Rodrigues, j’attends demain le prince avec qui je joue aux barres et Émile que je n’ai pas encore vu. Je me porte très bien, Manceau est enrhumé comme un chien, mais il est content et il vous envoie ses amitiés.

Vous ne m’écrivez pas souvent, méchants enfants, j’espère que vous allez bien et que mon Cocoton n’est plus enrhumé, je verrai Mélingue, soyez tranquilles. Je vous bige à mort tous les trois. Avez-vous froid à Nohant ? Ici je n’en souffre pas du tout, mais je m’embête de ne pas avoir de solution pour Berton qui est aux prises avee son brigand de directeur[59].

Paris, 16 janvier 1864.

L’affaire Beaufort, c’est le directeur du Vaudeville qui nous empêchait de conclure avec Berton pour le duc d’Aléria. Le dit Beaufort nous le marchandait, et enfin c’est arrangé après dix ou douze rendez-vous évasifs dudit personnage. Berton y a fait de son mieux, il est épris de son rôle. Lundi enfin, Manceau va lire aux acteurs, et on commencera les répétitions. Dès lors, mardi ou mercredi je m’occupe de Mélingue et je pars tout de suite après s’il ne survient aucun embargo nouveau à l’Odéon.

… La pièce de Manceau va très bien, on en est enchanté partout, c’est un très bon début de jeune auteur qui passe maître versificateur, du premier coup. J’ai vu le prince qui va venir tout à l’heure et qui vient aussi passer la soirée dimanche. Il m’a parlé de toi avec la plus grande et la plus aimable amitié, beaucoup de questions sur ton petiot, sur Lina, beaucoup de compliments etc., il est enthousiasmé de la pièce de Manceau. Il dit que c’est superbe, rien que ça. Je lui ai offert pour toi des cailloux, mais on nous a interrompus et je ne sais pas ce qu’il m’a répondu, je lui en reparlerai aujourd’hui.

Je suis un peu grippée, tout le monde l’est…

Mancel est grippé aussi par-dessus le marché et tousse affreusement[60].

J’ai vu hier la petite mère à Lina, toujours grasse et fraîche. Vous pensez bien que nous avons parlé de vous et de Cocoton deux heures sans désemparer ; elle revient dimanche.

À Maurice.
Paris, 20 janvier.

Mes chers enfants, me voilà sur pied. J’ai eu une crise de grippe très rude avec la livre et les nerfs bien excités, j’ai été bien soignée, je me lève. J’espère avoir le sang tout à fait calme demain.

Manceau a le torticolis. La pièce va bien. La mienne est en répétition. J’attends une réponse de la Porte-Saint-Martin.

Je vous aime, je vous bige, je suis bien faible, demain ça ira bien. Je bige et je rebige mon Cocoton. La petite maman à Lina va bien.

Je ne peux te rien dire encore du jour de mon départ. Trop faible.

Ces démarches auprès de la Porte-Saint-Martin et autres théâtres étaient très urgentes, car le budget de Mme Sand (après sa maladie de 1860-61, le séjour à Tamaris et le voyage de Maurice avec le prince Jérôme) était, comme nous le verrons tout à l’heure, dans un état de déséquilibre complet, son fonds d’argent épuisé elle devait faire tous ses efforts pour ajouter un petit surplus à ses revenus ordinaires, ce qui correspondait toujours chez elle à un surcroît de travail.

Elle s’efforçait donc alors à faire pièce sur pièce et à les placer. Elle voulut aussi diminuer sa dépense. C’est pour cela qu’elle se décida à quitter son logement de la rue Racine et se mit à chercher deux petites chambres dans les alentours de l’Odéon.

Paris, 22 janvier 1864.

… Moi je m’occupe de trouver ici un pied-à-terre plus commode pour plus tard, il paraît que c’est facile…

… Amitiés du pauvre Mancel qui a passé deux nuits à me veiller et qui, à son tour, est sur le flanc. Marie résiste, bien qu’elle tousse, son tour tiendra quand nous aurons fini…

… Pour le pasteur à Bourges, il faudrait bien savoir s’il impose la divinité de M. J. C. ou s’il laisse la liberté d’y croire — ou non. Je saurai ça. On dit que M. Coquerel qui est le pape du progrès protestant irait à Nohant très bien pour une si belle occasion. Ne vous pressez pas. Il est très bon que ça se passe à Nohant, moi présente ; et qu’on sache bien qu’on peut avoir une religion sans tomber sous le joug du pape et des jésuites. Répondez à M. Guy que vous m’attendez pour prendre une résolution, que mes affaires me retiennent à Paris quelques semaines et que vous lui êtes très reconnaissants, mais si vous aimez mieux que cela se passe sans solennité et sans moi, comme venant de vous seuls, avisez et faites comme vous dira la conscience. Moi je trouve que, d’une manière ou de l’autre, c’est un bon exemple à donner et une chose sage à faire, pourvu que vous n’ayez pas affaire à une secte protestante intolérante comme Rome, car il y en a, et il faut s’en méfier, vous auriez alors tout le monde contre vous et avec raison…

Le 23 janvier elle annonce à ses enfants qu’elle va mieux, mais que « tout Paris tousse, le public au théâtre et Berton y compris », ce qui retarde les répétitions. D’autre part Mme Sand voulait à cette époque se faire faire un râtelier. Elle resta donc à Paris pendant tout le temps que durèrent les répétitions, d’autant plus que sa grippe lui avait fait perdre beaucoup de temps.

À Maurice.
Paris, 25 janvier 1864.

Il paraît, mes enfants, que je vais très bien ; je ne m’en aperçois pas, je me sens très malade, un mal de cœur, une défaillance continuels, lassitude de tout et envie de rien. J’ai été en voiture aux Champs-Élysées aujourd’hui. Je ne fais rien, je n’avance à rien. Patience, il faut que ce mal passe.

Je ne m’étonne pas de l’imbécillité de nos voisins devant le catholicisme. Je les trouve nature, c’est-à-dire crétins. M’attendez-vous pour votre cérémonie ? Moi, je partirai quand je pourrai, ce n’est pas le plaisir qui me retient ici. J’y suis dans un état de marasme complet au moral et au physique… Puisque vous ne voyez pas moyen de vivre à Nohant avec le revenu de la terre, nous allons aviser à mettre un gardien et à faire maison nette à la saint Jean. Moi je cherche un coin où je puisse vivre pour cinq cents francs par mois. C’est-à-dire je chercherai, car, pour le moment, je ne cherche qu’à me tenir sur mes deux jambes.

26 janvier.

Mes chers enfants, je vais mieux, puisque je n’ai plus que de courts accès de fièvre. Mais je ne suis bonne à rien… Manceau n’est pas plus chouette que moi… Ce n’est pas ma pièce qui me retient, j’y ai été voir deux fois et je vois du reste qu’on n’y aura pas besoin de moi ou que l’on ne m’écoutera guère… Ce qui me retient c’est que j’ai quatre dents à faire arracher et que je n’ose pas, tant que j’aurai des accès de fièvre, ce serait beaucoup risquer…

J’attends toujours la réponse de la Porte-Saint-Martin… Attendez-moi pour le mariage et le baptême…

28 janvier 1864.

Mes enfants, je vais enfin mieux aujourd’hui, j’ai dormi la nuit dernière. Je ne peux pas encore manger autre chose que du potage et des huîtres. J’ai la bouche toute malade et enflée en dedans et en dehors. Pas de dentiste possible encore. Je ne vois presque personne… Tous les autres me croient partie ou plus malade. Je me préserve de l’envahissement. Dans le jour je vais à la répétition. Rien de nouveau pour l’Homme de neige. J’en dois parler avec Berton demain si nous pouvons trouver un instant tranquille au théâtre. Il m’a appris qu’on avait apporté à la Gaîté, il y a deux ou trois ans (il croit) un Homme de neige de M. Judicis, l’auteur des Cosaques. C’était très mauvais ; on a refusé. À présent Berton est à la Gaîté, il est seulement prêté à l’Odéon jusqu’au mois de novembre prochain, et il n’a pas de pièce de rentrée. Il ne serait pas impossible de s’entendre avec lui pour qu’il jouât Waldo, en mûrissant un peu le personnage. Il est toujours charmant et il a du talent comme il n’en a jamais eu. Il a fait fureur dans les Diables noirs. C’est un charmant homme, sans caprices, sans rouerie et de parole. Je verrai ce qu’il me dira, tout en ne lui cachant pas que j’ai fait faire une démarche auprès de la Porte-Saint-Martin dont j’attends le résultat.

Quant à nos arrangements futurs, je ne les vois pas possibles avec moi à Nohant, autrement que censée en visite ou à la veille de voyages ; je ne pourrai jamais me dépêtrer des visites de longue durée, et puis les devoirs sans nombre de ma situation en Berry, c’est impossible à moins de retomber dans l’esclavage des services à rendre, des lettres à écrire etc., etc. Si vous n’êtes pas plus habiles que moi pour y vivre en liberté et selon vos moyens actuels, il faudra bien errer un peu pendant quelques années, jusqu’à ce que je me sois remise au niveau de mes affaires littéraires. C’est dans votre intérêt autant que dans le mien, et je prétends me cacher en perchant d’un lieu à l’autre, comme cela m’est arrivé plusieurs fois dans un but semblable. Si vous voulez percher aussi, plutôt que de vous charger de Nohant, vous vous rapprocherez de mon arbre. Mais comme mon perchage peut ne pas vous plaire, nous serons indépendants les uns des autres. Il faut cela avant tout. Qu’est-ce qu’il faut pour que j’y aille et vienne comme tout le monde ? pour que je retrouve mes enfants et mon Cocoton, n’importe où ? — Un peu d’argent en dehors des dépenses indispensables, et j’en aurai, dès que certains budgets écrasants ne me seront plus imposés. Il est certain que nous ne mettrons pas l’Océan entre nous et que je ne vois pas le rêve solennel de la séparation et de l’isolement se dresser entre nous, ce serait envenimer pour moi une situation chagrinante (la fatigue actuelle et l’équilibre détruit dans mes produits) que de montrer comme conséquence la famille brisée et le nid jeté au vent. Ce n’est pas si grave que cela, espérons-le, car si je devais le croire, j’aurais plus de peine à me rétablir et à reprendre la force dont j’ai besoin. Donnez-m’en au lieu de m’en ôter, vous qui êtes jeunes et à l’avenir de qui je travaille sans relâche. Je vous bige tendrement, mes enfants chéris. Portez-vous bien…

À Maurice.
30 janvier 1864.

Manceau t’a écrit tantôt un mot relatif à la jument et aussi pour que tu ne sois pas inquiet de moi, j’étais occupée à l’heure de la poste et ne pouvais t’écrire. J’ai commencé les pourparlers avec le baume d’acier du dentiste… Ma pièce n’est pas enrayée. Tout va, sauf la marquise qui n’ira jamais… On m’a annoncé aujourd’hui qu’une cabale religieuse s’organisait contre ma pièce, et une autre en sens contraire pour la défendre. Nous verrons bien…

Après avoir parlé à son fils d’un projet de pièce champêtre pour le Palais-Royal, dont Luguet, gendre de Marie Dorval, lui avait proposé le sujet, Mme Sand revient à ses affaires personnelles.

Cadol s’est très mal conduit avec Manceau, je te conterai ça. L’Odéon est toujours une… et Larounat une chiffe déplorable. Je fais mon purgatoire, mes pauvres enfants, et je n’ai pourtant pas de gros péchés à expier. Je patiente de mon mieux. J’ai reçu la visite de M. Coquerel, qui est un homme charmant et très avancé. Il craint que vous ne vous entendiez pas avec le consistoire de Bourges qui fait partie de la vieille Réforme. Nous parlerons de cela, je crois qu’il serait, lui, à notre disposition, bien qu’il ne me l’ait pas offert. Mon Cocoton se calme-t-il ? Je m’ennuie bien de ne pas le voir. Bigez le mille fois pour moi et bigez-vous l’un l’autre pour votre maman. Manceau vous envoie respects et amitiés. Il va un peu mieux aujourd’hui. Marie est la plus vaillante. Elle nous fait de bons pots-au-feu, car nous ne mangeons que cela. Elle vous envoie toutes ses révérences. Nous n’allons pas au spectacle. Ça nous échine trop.

Le portrait de Cocoton est superbe[61].

Paris, 9 février 1864.

… Ma grippe m’a rendu le service de rester quinze jours sans voir personne et à présent je jouis encore du bénéfice de ce prétexte. On me laisse assez tranquille, ruminer un roman au coin du feu, et par bonheur mon grand atelier-salon est très chaud, mais il faut être au théâtre de 11 heures à 4 heures, par conséquent ne pas trop veiller. Je n’ai donc le temps de rien écrire que des raccords…

… Manceau a loué à Palaiseau une maisonnette toute petite avec un jardin tout jeune. Mais c’est joli et propre et dans un pays délicieux, le chemin de fer à deux pas, la solitude et le silence tout d’un coup. Il s’arrange avec un tapissier ami de Maillard qui lui vend des meubles (il n’en faut guère) pour une petite somme à verser annuellement, il s’arrangera probablement de même pour la maison s’il voit qu’il me plaît de l’habiter. On trouve aujourd’hui des facilités étonnantes pour éteindre son loyer par une acquisition lente, et tous les artistes se casent ainsi. Ça vaudra mieux pour lui, à coup sûr, que d’engloutir le produit annuel de son travail dans la dépense de Nohant. Je prends avec lui des arrangements pour ne pas lui être à charge et il y a à tout cela pour moi une si grande économie que j’espère bien me remettre au courant de mes affaires en peu d’années et avoir encore de quoi aller à Nohant si vous vous y fixez.

Il n’y a guère plus loin de Paris à Nohant par le chemin de fer comme temps, que de Gargilesse à Nohant, et comme la maisonnette de Palaiseau est servie par le chemin de fer je n’aurai pas besoin de voiture, de cheval et de cocher. Si je veux faire une course dans les bois environnants, il y a une espèce de Matron[62] dans le village avec des carrioles. Je me suis informée s’il y avait des appartements meublés dans le cas où vous viendriez me voir, il y en a. Il y a un très bon médecin à notre porte, boucher, boulanger etc., la vie moins chère qu’à Paris et un pays de braves gens, pas dévots et par conséquent pas voleurs ; on vit les portes ouvertes ; enfin de tout ce que j’ai vu, c’est le mieux et c’est même très bien…

Paris, 18 février 1864.

J’ai reçu le canevas de Waldo, j’attends M. Harmant dimanche. Viendra-t-il ? C’est un grand personnage à présent, il est à la tête de la direction de quatre théâtres réunis et il est si occupé qu’on ne sait où le prendre…

Il est question de jouer Villemer le 26…

…On m’annonce une cabale de jésuites. Mais j’ai aussi un public pour moi à ce que l’on assure et un public chaud, nous verrons bien. Le prince et la princesse ont retenu la loge de la direction et on s’arrache les places. C’est un événement que Villemer.

Un autre événement c’est la vente de Delacroix qui atteint des prix fabuleux. Le pauvre homme qui nous donnait si généreusement des peintures, qui vendait pour rien et qui n’avait pas de fortune en laisse une à ses héritiers. Certaines toiles atteindront 50 000 francs. Il y en a à Nohant pour de l’argent et le tableau de fleurs atteindrait, dit-on, un beau prix. Peut-être avez-vous là de quoi compenser le mauvais côté des affaires de Guillery…

Effectivement Delacroix était mort peu auparavant, en 1863, et, comme cela arrive souvent, sa mort occasionna une explosion de sympathie et d’admiration générales, il devint soudain tellement en vogue que la moindre de ses esquisses se vendit trois ou quatre fois le prix obtenu de son vivant pour ses grandes toiles. La famille Sand étant très à court d’argent, George Sand proposa à Maurice de vendre plusieurs peintures qui se trouvalent à Nohant. Delacroix, durant son séjour au château, y avait laissé plusieurs tableaux représentant des sujets tirés des romans de George Sand et d’autres, des portraits et des dessins. Une série de ses lettres datées de février est consacrée aux indications données relativement aux tableaux que Mme Sand voulait garder. D’autre part Villemer était toujours à la veille d’être joué, on remettait de jour en jour la première. Le 21 février Mme Sand écrit à ses enfants. (Cette lettre est tronquée dans la Correspondance. Nous donnons entre crochets les passages coupés) :

Chers enfants,

Je croyais avoir répondu à votre question. Comment, si je veux être marraine de mon Cocoton ? Je crois bien ! Si c’était comme catholique, je dirais : « Non ! ça porte malheur. » Mais l’Église libre, c’est différent, et vous ne deviez pas douter un instant de mon adhésion.

On commence à travailler sérieusement à l’Odéon. Mais on a perdu tant de temps, que nous ne serons pas prêts avant la fin du mois, et peut-être le 2 ou le 3 mars. Voilà ce qu’ils reconnaissent aujourd’hui. [Mais Larounat est si braque que demain ce sera peut-être encore changé. Aujourd’hui on a essayé un très beau décor, mais il avait oublié de commander le plafond et l’antichambre. Enfin je ne veux pas vous ennuyer de mes ennuis ; ils ne sont pas minces, et vous seriez étonnés de la provision de patience que je fais tous les matins pour la journée.]

J’ai été voir le prince hier matin, j’ai demandé à voir son fils ; il a fait dire à la bonne de l’amener. L’enfant est arrivé avec une personne en petite robe de laine écossaise que j’ai failli ne pas regarder, quand je me suis aperçue que c’était la princesse elle-même qui m’amenait son jeune homme, toute seule et très gentiment. L’enfant est très beau et très joli, avec un air mélancolique et timide.

Il tiendra de sa mère plus que de son père. Il est très mignon et obéissant comme une fille.

Je me porte bien, toujours sans appétit ; ça ne pousse pas à Paris.

[Manceau va mieux malgré un froid de loup. J’espère que vous allumez le calorifère. Le café est parti.]

La vente de Delacroix a produit près de 200 000 francs en deux jours. Les moindres croquis se vendent, 2, 3 et 400 francs. Ce pauvre homme vendait des tableaux pour ce prix-là !

Bonsoir, mes enfants chéris ; je vous bige bien tendrement, [respects et amitiés de Manceau.]

Samedi soir.

[J’ai dû veiller à la toilette de Mlle de Saintrailles qui aurait été habillée comme une portière. Je l’ai fait arranger et composer par une couturière du dernier chic, et j’ai dit à ma petite actrice de lever des patrons de ses trois toilettes, pour que ma Cocotte ait la dernière mode à consulter.]

Paris, 23 février 1864.

Pense bien Mauricot à ce que je vais te dire.

… Les tableaux qui garnissaient l’atelier de Delacroix, ses cartons, ses dessins, le moindre chiffon oîi il a fait le croquis d’une tête à côté d’une note de blanchisseuse, tout cela s’arrache et fait fureur. On en est à 250 ou 300 000 francs et il y en a encore, et plus on va, plus ou se dispute à qui paiera plus cher. On dit que cette rage ne durera pas et que peut-être tout cela tombera rapidement. Nous avons chez nous des valeurs réelles qu’un incendie peut dévorer et qu’aucune compagnie d’assurance ne nous paierait convenablement. Si tu veux vendre, c’est Vheure, ce n’est pas dans dix mois, dans un an, c’est tout de suite. Avise. Je me réserverais le Centaure, ma vie durant. C’est son dernier cadeau, et la Confession du Giaour, c’est le premier. Restent la Sainte Ame, les Fleurs, la Cléopâtre, deux Lélia, la Chasse au lion, les Carrières, plusieurs ébauches, des chevaux, des coins de jardin, des croquis, un lion aquarelle, le portrait de Mickieivicz etc. Il y a là une somme, je ne sais laquelle, réalisable tout de suite, qui peut mettre dans ta vie une rente très agréable, 3 000 francs s’il y en a seulement pour 60 000 francs, et qui peut rester dans tes mains une richesse stérile…

Le 28 février, Mme Sand écrit encore :

Mes chers enfants, c’est demain le grand jour ! Quand vous recevrez cette lettre, j’aurai des bravos ou des sifflets, peut-être l’un et l’autre. Ribes ne va pas mieux ; il joue quand même et très bien. La pièce est mal sue, mais bien comprise et bien jouée.

Le duc, Berton ; Villemer, Ribes ; Caroline, Thuillier ; la marquise, Ramelli ; Pierre, Rey, sont excellents. Diane de Saintrailles, charmante, un peu maniérée ; Mme d’Arglade, un peu faible, et Clerh, Benoit, qui dit quatre mots, ne gâtent rien.

Le théâtre, depuis le directeur jusqu’aux ouvreuses, dont l’une m’appelle notre trésor, les musiciens, les machinistes, la troupe, les allumeurs de quinquets, les pompiers, pleurent à la répétition comme un tas de veaux et dans l’ivresse d’un succès qui va dépasser celui de Champi. Tout ça, c’est la veille, il faut voir le lendemain ; s’il y a déroute, ce sera autre chose. On annonce toujours une cabale. Les uns la disent formidable ; les autres disent qu’ils n’y aura rien ; nous verrons bien. Le moment du calme est venu pour moi qui n’ai plus rien à faire que d’attendre l’issue. La salle sera comble et il y en aura autant à la porte. De mémoire d’homme l’Odéon n’a vu une pareille rage. L’empereur et l’impératrice assisteront à la première ; la princesse Mathilde en face d’eux, le prince et la princesse Napoléon au-dessous. M. de Morny, les ministères, la police de l’empereur nous prennent trop de place, et ce n’est pas le meilleur de l’affaire. Nous aimerions mieux des artistes aux avant-scènes que des diplomates et des fonctionnaires. Ces gens-là ne crèvent pas leurs gants blancs contre une cabale. Il n’y a que le prince qui applaudisse franchement.

Enfin, nous y voilà ! Les décors sont riches et laids. L’orchestre sera rempli de mouchards, rien ne manquera à la fête. Marchai ne demande qu’à étriper les récalcitrants. Le parterre est pris par des gens en cravate blanche et en habit noir. À demain des nouvelles. J’ai vu enfin M. Harmant à l’Odéon. Il m’a dit qu’il viendrait me voir après la pièce. Mario Proth va faire un article sur Callirhoé.

On voit déjà par cette lettre que les événements qui eurent lieu le jour de la première de Villemer se préparaient en grande partie à l’avance ; ils ne dépendirent pas du succès ou des qualités de cette pièce, ils avaient leur source dans l’excitation générale de la sallo, dans l’humeur batailleuse des deux camps ennemis, qui se communiqua à tous les spectateurs et même à la foule du dehors. La prévision de Mme Sand se réalisa complètement. Voilà ce qu’elle écrivit à son fils et à sa belle-fille la nuit du 29 février au 1er  mars :

Paris, mardi 1er  mars 1864.
2 heures du matin.
Mes enfants,

Je reviens escortée par les étudiants aux cris de : « Vive George Sand ! Vive Mademoiselle La Quintinie ! À bas les cléricaux ! » C’est une manifestation enragée en même temps qu’un succès comme on n’en a jamais vu, dit-on, au théâtre.

Depuis dix heures du matin les étudiants étaient sur la place de l’Odéon, et, tout le temps de la pièce, une masse compacte qui n’avait pu entrer occupait les rues avoisinantes et la rue Racine jusqu’à ma porte. Marie a eu une ovation et Mme Fromentin aussi, parce qu’on l’a prise pour moi dans la rue. Je crois que tout Paris était là ce soir. Les ouvriers et les jeunes gens, furieux d’avoir été pris pour des cléricaux à l’affaire de Gaëtana d’About, étaient tout prêts à faire le coup de poing. Dans la salle, c’étaient des trépignements et des hurlements à chaque scène, à chaque instant, en dépit de la présence de toute la famille impériale. Au reste, tous applaudissaient, l’empereur comme les autres, et même il a pleuré ouvertement. La princesse Mathilde est venue au foyer me donner la main. J’étais dans la loge de l’administration avec le prince, la princesse, Ferri[63], Mme d’Abrantès. Le prince claquait comme trente claqueurs, se jetait hors de la loge et criait à tue-tête. Flaubert était avec nous et pleurait comme une femme. Les acteurs ont très bien joué, on les a rappelés à tous les actes.

Dans le foyer plus de deux cents personnes que je connais et que je ne connais pas sont venues me biger tant et tant que je n’en pouvais plus. Pas l’ombre d’une cabale, bien qu’il y eût grand nombre de gens mal disposés. Mais on faisait taire même ceux qui se mouchaient innocemment.

Enfin, c’est un événement qui met le Quartier Latin en rumeur depuis ce matin ; toute la journée, j’ai reçu des étudiants qui venaient quatre par quatre, avec leur carte au chapeau, me demander des places et protester contre le parti clérical et me donnant leurs noms.

Je ne sais pas si ce sera aussi chaud demain. On dit que oui, et, comme on a refusé trois ou quatre mille personnes faute de place, il est à croire que le public sera encore nombreux et ardent. Nous verrons si la cabale se montera. Ce matin, le prince a reçu plusieurs lettres anonymes où on lui disait de prendre garde à ce qui se passerait à l’Odéon. Rien ne s’est passé, sinon qu’on a chuté les claqueurs de l’empereur à son entrée, en criant : À bas la claque ! L’empereur a très bien entendu ; sa figure est restée impassible.

Voilà tout ce que je peux dire ce soir ; le silence se fait, la circulation est rétablie et je vais dormir.

Mme Sand décrit la seconde de Villemer dans la lettre écrite également à 2 heures de la nuit du 1er  au 2 mars. (Cette lettre est encore tronquée et changée dans la Correspondance. Nous donnons en italiques les passages coupés.)

Mes enfants,

La seconde de Villemer a été ce soir encore plus chaude que celle d’hier. C’est un triomphe inouï, une tempête d’applaudissements d’un bout à l’autre, à chaque mot, et si spontanée, si générale, qu’on coupe trois fois chaque tirade. Le groupe des claqueurs quand il essaye de marquer des points de repère à cet enthousiasme ne fait pas plus d’effet qu’un sac de noix. Le public ne s’en occupe pas, il interrompt où il lui plaît, et c’est le tonnerre. Jamais je n’ai rien entendu de pareil. La salle est comble, elle croule ; la tirade de Ribes, au second acte, provoque le délire. Dans les entr’actes, les étudiants chantent des cantiques dérisoires, crient : « Enfoncés les Jésuites ! Hommes noirs, d’où sortez-vous ? et Nous les fessons, de Béranger. » On rappelle les acteurs à tous les actes. Ils ont de la peine à finir la pièce. Ces applaudissements les rendent ivres. Berton, ce matin, l’était encore d’hier, lui qui ne boit jamais que de l’eau rougie. Ce soir, il me suivait dans les coulisses en me disant qu’il me devait le plus beau succès de sa vie, et le plus beau rôle qu’il eût jamais joué !

Thuillier et Ramolli étaient folles. Il faut dire qu’elles ont joué admirablement. Ribes n’a pas le même ensemble : il est laid, disgracieux, pas cabotin du tout ; mais par moments il est si sympathique et si nerveux, qu’il électrise le public et recueille en bloc les bravos que les autres reçoivent en détail. Je vous raconte tout ça pour vous amuser. Si vous voyiez mon calme au milieu de tout ça, vous en ririez, car je n’ai pas été plus émue de peur et de plaisir que si ça ne m’eût pas regardé personnellement, et je ne pourrais pas expliquer pourquoi. Je m’étais préparée à ce qu’il y a de pire, c’est peut-être pour ça que l’inattendu d’un succès si inconcevable, en ce qui me concerne, m’a un peu stupéfiée. Il faut voir le personnel de l’Odéon autour de moi. Je suis le bon Dieu. Je dois leur rendre cette justice que, tout le temps des répétitions, ils ont été aussi gentils que le jour de la victoire ; que, la veille, ils n’ont pas été pris de la panique ordinaire qui fait qu’on veut mascander la pièce parce qu’on a peur de tout. Ils vont faire de l’argent, je l’espère. En ce moment ils pourraient faire quatre mille francs par soirée ; mais ils tiennent à laisser entrer les écoles, beaucoup d’ouvriers, de bourgeois libre penseurs, enfin les amis naturels et ceux qui lancent le succès par conviction. En cela, ils agissent bien, et ils sont honnêtes gens.

Il y a eu ce soir encore un peu de tapage sur la place. On voulait recommencer la promenade d’hier au soir, car je ne savais pas hier quand je vous ai écrit tout ce qui s’était passé. Six mille personnes au moins, les étudiants en tête, ont été à la porte du club catholique et de la maison des jésuites, chanter en fausset : Esprit saint, descendez en nous ! et autres cantiques, en moquerie.

Ce n’était pas bien méchant ; mais comme tous ces enfants s’étaient grisés par leurs cris et leur queue de douze heures sur la place, on craignait de les voir aller trop loin, et la police les a dispersés. Quelques-uns ont été bousculés, déchirés et menés au poste. Ni coups ni bléssures pourtant. On s’attendait à du bruit et on avait consigné deux régiments, avec l’ordre d’être prêts à monter à cheval. Les jeunes gens avaient résolu de dételer mes chevaux du sapin et de m’amener rue Racine. On a, Dieu merci, empêché et calmé tout. Ou a un peu engueulé l’impératrice en lui chantant le Sire de Framboisy. Mais l’empereur a bien agi, il a applaudi la pièce, il est sorti à pied jusqu’à sa voiture, que la foule empêchait d’arriver. Il n’a pas voulu que la police lui fît faire place. On lui en a su gré et on l’a applaudi.

Il devrait bien faire supprimer l’escouade de mouchards qui l’acclament à son entrée, et auxquels les étudiants ont imposé silence hier ; je suis sûre que, sans elle, toute la salle l’applaudirait.

Les journaux d’aujourd’hui racontent de mille manières ce qui s’est passé hier ; mais ce que je vous raconte à bâtons rompus est exact. Aujourd’hui il y avait dans la salle pas mal de catholiques qui essayaient de prendre des airs dédaigneux et embêtés. Mais ils ne pouvaient pas seulement cracher, et la moindre parole de leur part eût fait éclater une tempête. Décidément tout le monde ne les aime pas, et ils n’oseront pas broncher. Ils se vengeront dans leurs journaux, soit.

J’ai encore un jour ou deux à donner à Villemer ; et puis j’ai à voir M. Harmant, et puis la pièce de Dumas, qui vient samedi, et quelques affaires de détail à terminer ; l’impression de mon manuscrit de Villemer à livrer, c’est-à-dire la correction d’un manuscrit conforme à la mise en scène ; ma photograpMe chez Nadar. J’espère avoir fini tout cela la semaine prochaine et comùr vers vous et mon Gocoton qui pousse bien, j’espère, pendant que je pioche, ce cher petit amour. Je vous bige mille fois. Parlez-moi de vous et de lui.

J’ai les patrons en question, mais ce n’est pas ce qu’il feut à Cocotte pour le moment. Ce sont des choses d’été, parce que lu pièce se passe en été. Ce qu’il faut faire pour la robe de moire, c’est un corsage collant et montant avec de gros boutons, pointe par devant et par derrière…

(Vient une longue description de la mode d’alors avec un dessin à la plume de deux corsages.)

Amitiés de Manceau qui commence à se rassurer un peu. A-t-il-eu peur à ma place ! et le mal de ventre comme toujours ! Si vous avez besoin d’argent ou que le temps radouci et la bonne santé de Cocoton vous donnent envie de voir le succès de Villemer, prenez à Sylvain. Prenez en tout cas si vous avez quelques dépenses à faire. L’Odéon ne m’enrichira pas, il n’enrichit personne, mais il me permettra de n’être plus si gênée. Vous avez dû recevoir une dépêche de Manceau pour vous annoncer le triomphe. Montigny y était. Il est venu m’embrasser, mais il avait la figure un peu allongée. Je vais avoir beaucoup à faire. Je ne vous écrirai ces jours-ci que quelques petits bulletins.

Paris, 2 mars 1864.

Troisième de Villemer aussi nombreuse, aussi excellente que les deux autres, le succès est lancé, constaté, assuré ; une cabale ne ferait plus que du bien si elle se montrait à présent. Le public payant commence à trouver place. Le premier jour on n’a fait que 700 francs grâce aux entrées de faveur, aux ministères et aux amis ; le deuxième jour 1 200, aujourd’hui 3 000, demain il y a déjà 4 000 à la location ; c’est un chiffre inouï pour le pauvre Odéon, et il y a déjà pour samedi et lundi 6 000 francs de location.

Aussi il n’y a plus de place même pour moi. Manceau qui n’est pas gros se fourre dans le violon d’Ancessy, mais moi je suis libre d’entrer dans les coulisses. J’y ai passé la soirée à écouter rugir et crouler la salle. Je vais courir un peu demain pour échapper aux visites, aux lettres, aux cartes, aux bouquets. Tout le monde est charmant dans le succès. C’est toujours comme ça. Le prince est venu aujourd’hui. Il est dans un enthousiasme indescriptible. Il dit que c’est la plus belle chose qui ait été faite eu ce siècle, excusez du peu…

Paris, 3 mai-s 1864.

Ce soir 4 300 francs de recette à l’Odéon, c’est fabuleux, pas une entrée de faveur, pas même à moi. Nous aidons donc affaire au publie payant, libre de toute influence, et nous n’avons pas eu moins de rappels, pas moins de bravos, pas moins d’interruptions enthousiastes. Les claqueurs sont impuissants à régler les répliques à effet. La salle part comme un seul homme, à chaque instant, et des larmes et une attention magnifique. Et tout cela c’est eu haut, en bas et au milieu de la salle. Il y avait tant de beau monde que les équipages tenaient de l’Odéon au boulevard Sébastopol et que pour rentrer chez moi il m’a fallu faire un grand tour. Ça n’empêchait pas les dernières loges du centre d’être pleines, jusqu’à celles de côté où on ne voit absolument rien, et pleines de gens payants. L’impératrice m’a envoyé aujourd’hui Bon secrétaire des commandements pour me complimenter.

La pièce est jouée de mieux en mieux, et si elle se soutenait comme ça, Larounat y ferait sa fortune. Mais à l’Odéon il faut encore s’estimer heureux quand on fera une moyenne de 1 500 francs…

… Je me lève à 9 heures demain pour être chez Nadar à 11 ; j’ai été le voir aujourd’hui. Il recommencera mon portrait jusqu’à ce qu’il le réussisse[64]… On imprime aujourd’hui le premier acte de Villemer. Les journaux sont jusqu’ici très louangeurs. J’ai reçu vos lettres ce matin, je suis contente, chers enfants, que vous soyez contents. Je voudrais que vous vissiez une de ces belles soirées où je triomphe enfin sur toute la ligne à la barbe des cagots, des envieux et des gazetiers.

À monsieur Oscar Cazatnajou.
Paris, mars 1864.

…J’ai eu un succès dont rien ne peut donner l’idée et que je ne croyais jamais avoir au théâtre. La pièce fait à présent un argent fou. Je ne sais pas si ça durera, mais c’est superbe pour le moment…

À Maurice.
Paris, 5 mars 1864.

On n’a pas joué la pièce hier, à cause du vendredi… On la jouera le dimanche pour se dédommager…

… Aujourd’hui on a dû faire salle comble, car j’ai demandé pour des amis deux places qu’on ne pourra pas me donner, même en payant, avant mercredi. L’Odéon est illuminé tous les soirs… J’ai été hier chez Nadar, on m’a portraiturée seize fois, j’espère que nous aurons quelques épreuves réussies dans le nombre.

… J’ai beaucoup de choses à vous dire sur le protestantisme. Il s’y passe une mauvaise réaction. On vient de destituer Coquerel qui pense comme M. Leblois. Il y a deux partis en guerre. Les protestants de M. Guy qui sont aux trois quarts catholiques et ceux qui veulent la tolérance. Il paraît que le pasteur de Bourges est dans le parti arriéré et je ne vous approuverais pas de quitter le catholicisme pour une religion qui se déclare tout aussi intolérante et qui impose la divinité de Jésus sous peine de l’enfer. Ce ne serait pas le moment de faire une protestation en faveur de Calvin et du bûcher de Servet, Il vaudrait mieux faire venir M. Leblois, et si vous le voulez, je m’en charge.

À l’heure qu’il est, entrer dans une Église qui persécute ferait un mauvais effet pour nous tous. Ne vous pressez pas. Tout viendra à point. Villemer peut bien payer votre mariage et le baptême de Marco.

Paris, 8 mars 1864.

Villemer va toujours merveilleusement. La grande presse est encore plus élogieuse que la petite, et cela sans restrictions. Ces messieurs qui m’avaient déclarée incapable de faire du théâtre, me proclament très forte. L’Odéon fait tous les soirs 4 000 francs de locations et de 5 à 600 francs de bureau. Il y a file de voitures toute la journée pour retenir les places, puis autre file le sou* et queue au bureau.

L’Odéon est illuminé tous les soirs. La Rounat en deviendra fou. Les acteurs sont toujours rappelés entre tous les actes. C’est un succès splendide, et comme il n’est plus soutenu par personne que le public payant, il est si unanime et si chaud que jamais les auteurs n’en ont vu, disent-ils, de pareil…

Les épreuves de ma photographie n’ont pas encore très bien réussi chez Nadar j’y retombe demain. M. Harmant rient pour sûr mercredi. Il m’a envoyé une loge pour ce jour-là, car il faut bien que je connaisse son théâtre. Je voudrais aussi voir Villemer que je n’ai encore fait qu’apercevoir à moitié. J’ai demandé hier trois places, pas une qui ne soit louée jusqu’à samedi.

Paris, 9 mars 1864.

J’ai enfin vu M. Harmant deux fois aujourd’hui. Le succès croissant de Villemer (nous arrivons à 5 000 francs de recette) a décidé ce potentat qui gouverne tous les théâtres de drame, à faire les avances. Il demande l’Homme de neige pour le mois de novembre prochain au plus tard, afin de le jouer en janvier… J’ai encore été chez Nadar, je ne verrai le résultat que demain… La vente de Delacroix a produit 500 000 francs, on en a pour 70 ou 80 000, j’en réponds, si la fièvre ne tombe pas, mais il faudrait prendre un parti et pas trop tard. Ça en vaut la peine. Tu y songeras… Le succès de Villemer a ramené chez moi la foule. Manceau en perd la tête. La sonnette ne s’arrête pas. Je me porte bien quand même… Dis à Darchy, à Moulin, à Mme Ludre que je n’ai pas le temps de les remercier. J’ai reçu cinq cents lettres depuis Villemer :

Mercredi soir.
À Maurice.
Paris, 10 mars.

… Le succès de Villemer va toujours crescendo. La recette de ce soir est de 5100 fr, 50. On n’a jamais fait de pareilles recettes à l’Odéon depuis le temps de Robin des bois en 1826 ou 1827. La rue Racine est obstruée le soir par des équipages de luxe sur trois de front. Les restaurateurs sont encombrés ; on ne reconnaît plus le Quartier Latin. Les belles dames font queue dans le jour à la location. Il y a des sergents de ville dès le matin au bureau, et toujours à la représentation eu entend les mêmes rires, les mêmes bravos, et les nez qui se mouchent, parce qu’on pleure. Ce succès est tel que je ne peux pas croire que ça me regarde.

Au même.
Paris, 12 mars.
Mes chers enfants,

Manceau vous a écrit ce matin aussitôt que nous avons pu fixer notre départ et je n’ai qu’à vous répéter que nous partons mercredi matin… J’ai encore passé la matinée chez Nadar, afin d’avoir une bonne série de portraits et je vous porterai tout ça, les mauvais et les bons… J’ai été ce soir voir enfin Villemer d’une bonne place d’où j’ai pu saisir l’ensemble ; c’est très bien mis en scène et les acteurs jouent beaucoup mieux que le premier jour. On a fait encore 5 090 francs de recette, 10 francs de moins que jeudi, parce que j’avais pris deux places, c’est-à-dire que la salle fait tout ce qu’elle peut faire et tient tout ce qu’elle peut tenir. On a supprimé l’orchestre et on a renvoyé ce soir plus de quatre cents personnes. C’est loué comme ça jusqu’à Pâques. C’est fabuleux. Je vais demain dire adieu au prince, il était encore ce soir à Villemer ; je me porte bien, mais il faut vous attendre à me trouver maigrie. Je ne mange pas. L’appétit ne reviendra qu’à Nohant. Je trouve superbe la négociation de Duvernet. Il est un peu arriéré, le cher homme ! À Paris, de plus gros bourgeois que lui lâchent les curés et les jésuites. Bonsoir, mes chéris. Je vous bige à mort.

Samedi soir.

Entre temps les recherches d’un pasteur allaient leur train. Enfin la chose fut décidée et le 10 avril Mme Sand écrivait à Jules Boucoiran qui devait être le parrain du fils de son ancien élève :

Nohant, 10 avril 1864

Nous mangeons les bonbons. C’est moi qui les donnerai quand viendra le baptême. M. Guy a craint de se compromettre et il n’a pas répondu. Je ne crois pas qu’Athanase Coquerel[65] puisse marier et baptiser maintenant. Il m’a dit : « Je ne suis plus pasteur. » Mais nous irons à M. Peschoux à Paris, ou mes enfants iront à Nîmes en allant chez M. Dudevant… Je serai toujours votre commère. Je dérange sans la détruire ou plutôt je rarrange mon existence de Nohant. J’y dépense trop et je me fais vieille. Il faut trop de travail pour maintenir une si large installation. Je loue un petit pied-à-terre, tout cela plus économique que mon appartement et mes quatre étages de la rue Racine. Je passe ainsi une partie de l’année à Paris, plus à portée des affaires de théâtre qui demandent une surveillance, et l’autre partie à Nohant avec mes enfants, mais avec moins de visites, de dépense et de personnel. Je garde les plus vieux domestiques, Marie et Sylvain entre autres. Mais mon jardinier me demande trop cher pour rester…

Nous savons que, rentrée à Nohant, Mme Sand alla passer quelques jours à Gargilesse d’où elle adressa sa Nouvelle lettre d’un voyageur datée du 24 avril, à Manceau, qui était reparti pour Paris. Puis elle se mit à faire les préparatifs de départ pour Palaiseau, et dans sa lettre à Charles Poncy, tout en lui donnant sa nouvelle adresse à Paris, elle dit carrément que sa vraie résidence sera Palaiseau.

À monsieur Charles Poncy.
Nohant, 4 mai 1864.

Cher enfant, c’est à Paris que nous nous verrons. Il faut que j’y sois à la fin de ce mois ou au commencement de l’autre, et qu’auparavant j’aille à Gargilesse, car je suis, nous sommes tous à la veille d’un décampement. Nous voulons nous rapprocher et nous éloigner de Paris, c’est-à-dire y être un peu installés, tout auprès, sur un chemin de fer, pour y faire nos affaires sans y demeurer. Maurice et sa femme doivent aller d’abord à Nérac et je ne crois pas que nous soyons de retour à Nohant avant l’automne.

Donc à Paris informez-vous de nous, rue des Feuillantines 97, où j’ai une chambre, et laissez-y votre adresse pour que je vous retrouve, si ce jour-là je suis en course. Mon vrai pied-à-terre sera à Palaiseau. Mais j’ignore si j’y serai installée alors… Peut-être Lina sera-t-elle à Paris en même temps que moi avec son poupon qui est ravissant. À vous de cœur, mes chers enfants, amitiés de Manceau.

G. S.

Si la cause réelle de ce changement d’existence doit être attribuée au désir de Mme Sand de mettre le jeune ménage dans la nécessité de diriger seuls leur maison et leur propriété, aussi bien qu’à son envie de se créer un asile, de fuir Nohant pour travailler (ainsi qu’elle le fit en 1840-41, où elle resta une année entière à Paris, sans aller à Nohant, et plus récemment, en 185862, à Gargilesse), ce départ de Mme Sand fut amené aussi par une circonstance particulière. La santé de Manceau l’inquiétait de plus en plus, les symptômes phtisiques devenaient chaque jour plus évidents. Les consultations des célébrités médicales de Paris s’imposaient. En dehors de cela il y eut une histoire assez désagréable à Nohant : les rapports entre Maurice et Manceau — depuis longtemps cordiaux de la part d’un seul — s’envenimèrent soudain tout à fait. Marie Caillaud fit naître ce différend. Comme tous les serviteurs trop gâtés par leurs maîtres, elle se permit un jour de ne pas remplir un ordre. L’un des deux jeunes gens prit son parti, l’autre se fâcha. Une querelle s’ensuivit, rappelant celle de Maurice et de Chopin. Manceau quitta immédiatement Nohant et partit pour Paris. Si Mme Sand le suivit ce ne fut pas, comme on le prétendit plus tard, par crainte qu’on ne fît des comparaisons entre les événements et les faits qui s’étaient passés lors de la maladie et la mort de Chopin, mais pour une raison d’un ordre bien plus élevé : Maurice était père de famille, il n’avait plus besoin de sa mère comme autrefois. Le pauvre malade, au contraire, avait besoin d’elle, il était menacé de mourir seul, lui qui avait voué sa vie au bien-être de Maurice et de Mme Sand. Cette dernière ne le voulut pas. Elle tint à ce que sa chère Lina ne sût pas la vraie cause de ce départ précipité, déclara qu’elle abandonnait Nohant à ses enfants et alla s’installer à Palaiseau[66].

Le départ de Mme Sand causa un étonnement général et chagrina tout le petit monde de La Châtre. On en chercha les vraies raisons, on en trouva de tout à fait fantastiques. Mais aucun des amis de Mme Sand ne crut que la seule raison financière décida cet éloignement de sa maison. Tous s’émurent et l’accablèrent de questions : qu’était-il arrivé ? quelle était la Taie raison de son départ ? Un malheur ? un chagrin ? etc., etc. Les lettres publiées dans la Correspondance[67] montrent que George Sand s’efforça de calmer l’inquiétude de ses amis de toutes les manières possibles, tantôt sérieusement, tantôt avec ironie. Elle disait que « si les gens de La Châtre n’avaient pas incriminé selon leur coutume, c’est qu’ils auraient été malades ». Elle assurait qu’outre « son désir de mettre Nohant sur un pied économique » et « les scrupules bons et tendres de ses enfants à gouverner Nohant tout seuls sans elle », rien ne se cachait derrière sa décision. Dans la lettre à Mme Augustine de Bertholdi, Mme Sand parlait même assez ironiquement de

« ces bons Berrichons qui la faisaient rire qnmid ils lui disaient : « Vous allez donc nous quitter ? Comment ferez-vous pour vivre sans nous ? » Il y a assez longtemps qu’ils vivent de moi. Duvemet sait Uen tout cela et je m’étonne qu’il s’étonne.

Le succès de Villemer me permet de recouvrer un peu de liberté dont j’étais privée tout à fait à Nohant dans ces dernières années, grâce aux bons Berrichons qui, depuis les gai-des champêtres de tout le pays jusqu’aux amis de mes amis, et Dieu sait s’ils en ont ! voulaient être placés par mon grand crédit. Je passais ma vie en correspondances inutiles et en complaisances oiseuses. Avec cela ces visiteurs qui n’ont jamais voulu comprendre que le soir était mon moment de liberté et le jour mon heure de travail. J’en étais arrivée à n’avoir plus que la nuit pour travailler et je n’en pouvais plus. Et puis, trop de dépenses à Nohant, à moins de continuer ce travail écrasant. Je change ce genre de vie, je m’en réjouis et je trouve drôle qu’on me plaigne. Mes enfants s’en trouvent bien aussi, puisqu’ils étaient claquemurés aussi par les visites de Paris et… que nous nous arrangerons pour être tout près les uns des autres à Paris, et pour revenir ensemble à Nohant quand il nous plaira d’y passer quelque temps.

La veille de son départ les ouvriers de La Châtre lui adressèrent une lettre collective où ils lui exprimaient leur vénération profonde, leur gratitude, leurs regrets de la voir partir, lui témoignant combien ils avaient apprécié ses aspirations démocratiques et libératrices[68] :

Madame,
Chère et illustre compatriote,

À la nouvelle de votre départ prochain, les ouvriers de La Châtre se sont sentis émus et affligés. Et ce n’est pas seulement, croyez-le bien, les bienfaits que votre main a toujours semés autour d’elle, qui leur rendent cette privation douloureuse.

Votre génie est une lumière qui brille sur le monde entier, mais votre cœur a toujours su se faire entendre des âmes simples et populaires. Unis à vous toujours par leurs principes et leurs sentiments dans la sainte communion de la démocratie et du progrès, ils tiennent à vous exprimer, à cette occasion, leurs sympathies et leurs regrets.

Absente, notre pensée vous suivra toujours. Souvenez-vous aussi de nous. Que ces hommages ne soient pas des adieux ; qu’à ces regrets se mêle l’espérance de votre retour.

Si tous ne peuvent aller serrer votre main généreuse, ce témoignage vous dira que vous ne laissez pas derrière vous des indifférents ou des ingrats. Agréez-le du même cœur que nous vous l’offrons. La récompense d’un devoir accompli est dans la conscience même. Mais il est doux aussi d’apprendre qu’on a été compris. Que ses efforts pour éclairer et servir le peuple n’ont pas été stériles et méconnus. Emportez cette conviction, madame, et pensez que, séparés, nous vous aimerons encore et nous applaudirons à vos glorieuses destinées.

De tous ceux qui savent lire, vos pages éloquentes ont fait des admirateurs sincères ou des amis inconnus.

Aux étrangers vous avez fait aimer et connaître notre cher pays. Qui vous sera donc plus reconnaissants que ses enfants ? Si votre nom en est l’éternel honneur, votre gloire se rattache au sien par ses plus belles œuvres. On ne comprend pas George Sand sans les horizons du Berry, loin de Nohant et loin de nous. Que le souvenir de cette solidarité intime vous accompagne comme un parfum de l’air natal et vous ramène bientôt à vos amis anciens.

Laissez-nous en finissant vous remercier de ce qu’il y a pour nous de plus particulier dans vos écrits. Nous y retrouverons avec bonheur l’image fidèle et cependant embellie de la terre de notre enfance, de nos pères, leur honnêteté, leur indépendance, leurs vertus modestes. En la comprenant mieux, nous l’aimons davantage et par ce petit coin, comme par le foyer de famille, nous nous attachons avec plus d’ardeur à la grande patrie.

Surtout personne n’a su ainsi que vous, madame, honorer le travail et la dignité du pauvre aux champs ou à la ville, consoler, ne fût-ce que par de beaux rêves, ceux qui portent courageusement la peine de chaque jour. Vous leur avez consacré tout un livre, le Compagnon du Tour de France, Par l’enseignement de l’exemple vous nous avez prêché la sagesse avec le dévouement, le devoir avec la justice. Vous nous avez révélé l’ensemble, l’humanité et la nature. Nous vous devons la patience et l’espoir.

Fermes dans la même foi, nous avons dans les temps difficiles suivi le même drapeau. Aujourd’hui que, seul ou le premier, l’auteur de Mademoiselle La Quintinie lutte et triomphe encore pour la vérité contre les idées rétrogrades, nous nous rangeons de nouveau avec lui au nom de la liberté.

Pourrions-nous mieux faire que d’emprunter vos propres paroles pour vous saluer de nos derniers souhaits :

« Ils se souviendront que tu fus leur mère féconde, leur nourrice robuste et leur église militante. Ils répandront ce baume sur tes blessures et ils te feront de la terre rajeunie et embaumée un lit où tu pourras enfin te reposer.

« En attendant le jour du Seigneur, torrents et forêts, montagnes et vallées, landes qui fourmillez de petites fleurs et de petits oiseaux, chemins sablés d’or qui n’avez pas de maîtres, laissez-la, laissez-la passer la bonne Déesse, la Déesse de la pauvreté[69] ! »

Collot, drapier ; Cornette, ébéniste ; Bruneau, cordonnier ; Bougeriot, serrurier ; Lelièvre, Édouard ; Vallet ; Moreau ; Guillemat ; Salmon ; Lebeau ; Zalade Lour ; Bahuet ; Mercier ; Renard ; Daud ; Frédéric ; Pibot, sabotier ; Cluvau ; Béjard, charbonnier ; Robin-Levert ; Pierre Julot, sabotier ; Despruneaux ; Me  Trotignon ; Robin-Petit.

La Châtre, 6 juin 1864.

Mme Sand répondit à cette missive par la lettre de remerciements datée du 11 juin 1864 jet adressée à l’un de ceux qui avaient signé la lettre précédente, M. Guillemat, qu’on peut lire au volume V de la Correspondance. Elle y réfutait une fois de plus tous les on-dit à propos de chagrins personnels qui lui seraient arrivés et promettait de ne point oublier La Châtre, car elle avait l’intention, disait-elle, de souvent revenir dans son Berry.

À la même date, le 11 juin, elle annonça son départ à son avoué à La Châtre, M. Ludre Gabillaud, et à son ami Duvernet :

Nohant, 11 juin 1864.

Adieu et au revoir, mon bon Ludre ; embrassez pour moi votre chère femme. J’espère revenir cet automne. Quand vous tiendrez à Paris, venez me voir, sachez d’abord rue des Feuillantines, 97, si je ne suis pas à Paris. Je compte y aller toutes les semaines. Si je n’y suis pas, je serai à Palaiseau (Seine-et-Oise). Ce n’est guère plus loin qu’une course dans Paris. Je reste à vous de cœur, comptant sur vous, comme j’espère que vous comptez sur moi. Si je peux faire quelque chose pour vous ou pour Antoine à Paris, ne m’épargnez pas, j’en serai contente… »

À la fin de cette lettre Mme Sand donnait des indications sur la manière d’agir envers son fermier, etc., etc.

Et à Charles Duvernet, ne voulant pas lui dire les vraies causes de son départ précipité, elle écrit :

Nohant, 11 juin.

Chers amis, une lettre de Buloz avec qui j’ai rendez-vous car il vient exprès de Savoie, me fait partir demain matin. J’espère revenir à Nohant cet automne et y rejoindre mes enfants. Je vous bige tous bien tendrement ; comportez-vous bien, comme on dit chez nous, en mon absence, et que je vous retrouve tous frais comme des roses et m’aimant toujours.

G. Sand.
Palaiseau (Seine-et-Oise.)

C’est le 12 juin 1864 que Mme Sand partit pour Palaiseau.

Elle s’empressa d’annoncer ce jour même son arrivée à bon port à ses enfants :

Mes chers enfants, me voilà installée à Palaiseau après avoir bien dîné et contemplé la maisonnette qui est ravissante de propreté et de confortable. Je ne suis pas fatiguée ; J’ai une bonne chic, le jardinet est charmant, quoi qu’en dise Manceau : c’est une assiette de verdure avec un petit diamant d’eau, au milieu, le tout placé dans un paysage admirable, un vrai Ruysdael. C’est très joli et la maison est commode au possible. Je vous dirai les avantages et les inconvénients de la vie ici quand je les saurai, mais l’habitation est parfaite. J’ai passé une heure dans mon logement de Paris ; figurez-vous un wagon divisé en trois pièces ; mais c’est charmant tout de même, une maison flambant neuve, propre, reluisant comme une assiette qu’on vient de laver. J’ai vu Maillard qui m’attendait à une gare et qui m’a conduite à l’autre (peu distantes l’une de l’autre) ; avec une grande heure passée dans le logement de Paris où j’aurais eu le temps de dîner, si j’avais eu faim, nous nous étions rendus à 3 heures dans la cambuse de Palaiseau. Vous voyez que tout ça n’est pas loin.

Maillard a reçu l’argent de Maurice et lui a écrit ce matin.

Dites-moi si la lettre de ce matin (de Guillery) vous appelle tout de suite ou vous retarde de quelques jours, tenez-moi au courant… Manceau envoie ses hommages à Mlle Carabiac et bige Bouli et Cocoton. Amitiés à Marie.

Palaiseau, 14 juin 1864.

Je ne sais pas, mes enfants, si vous n’êtes pas au milieu des paquets jusqu’au cou. Je pense que demain j’aurai de vos nouvelles et que je saurai si vous filez droit sur Nérac ou sur Nîmes.

Je ne peux encore rien vous dire de la vie à Palaiseau. Je sais que l’endroit est charmant, la mangeaille très bonne, la petite maison très comme et qu’on y a toutes ses aises. Mais je n’ai encore fait que déballer et ranger. On y dort bien, c’est le silence de Gargilesse la nuit comme le jour… On y héserbe à la main des champs de légumes à perte de vue… Les arbres sont superbes, les prés et les blés splendides, et la culture excessive n’empêche pas que sur les marges des sentiers et des ruisseaux il n’y ait beaucoup de plantes. J’ai fait un petit tour ce matin et j’ai déjà rapporté des consoudes roses, bleues et lilas que nous n’avons pas chez nous. Ce que je voudrais vous envoyer, c’est une spirée rose de mon jardinet, qui est un arbuste ravissant…

Puis viennent des instructions par rapport à un ananas qu’on devait ne pas trop laisser mûrir dans les serres de Nohant pour le lui envoyer à Palaiseau. Il est évident que tenir Nohant sur un pied aussi large devait coûter pas mal de nuits de travail à George Sand et que rien que pour avoir la tranquillité de ce travail assuré, elle devait soupirer après le silence absolu de Gargilesse et de Palaiseau.

Dumas fils a écrit dans la préface de son Fils naturel une magnifique page consacrée au séjour de George Sand à Palaiseau. Mais George Sand elle-même dépeignit dans le roman Monsieur Sylvestre d’une manière cent fois plus poétique, vraie, simple et touchante sa maisonnette au haut d’une colline, la vue qui se découvrait de ses fenêtres sur la vallée fleurie et cultivée et sur le versant opposé couvert de potagers et de vergers, ainsi que son existence rêveuse dans le petit bourg tranquille. Inoubliables surtout les pages — bien certainement vécues par l’auteur — où il laisse son héros, arrivé à Vaubuisson (lisez : Palaiseau) et récemment installé dans une maisonnette « au bas du village », apercevoir tous les soirs, lorsque tout dort autour de lui, au haut de la colline opposée un petit feu brillant dans la nuit noire.

Il y a donc, dans cette maisonnette inconnue, quelqu’un qui travaille où rêve aussi ? Les deux maisonnettes semblent comme deux étoiles, des deux versants opposés, se regarder pardessus la vallée. C’est là un tableau ravissant, poétique : on se souvient de cette impression plus que du roman même.

Il y a en outre des descriptions charmantes dans ce roman, l’une d’elles fut même citée parle traducteur de Virgile, M. Benoist, en guise de commentaire à la description de son domaine faite par Virgile, surtout comme un commentaire de lapis nudus et de magna satis[70] par lesquels l’illustre poète romain peint son pré, parsemé de grandes pierres nues.

Cette page de George Sand — la description d’une prairie arrosée d’un petit ruisselet, parsemée de blocs de granit et fleurie de cette même spirée-reine-des-prés à laquelle Mme Sand fait allusion dans la lettre précitée à son fils — se trouve au chapitre xxxviii de Monsieur Sylvestre.

En me voyant il (M. Sylvestre) a posé son attirail à terre. (Il était équipé poiu’la pêche à la ligne, et la pêche à la ligue requiert la solitude et le silence), et, s’asseyant sous une saulée à la lisière d’un pré, il me dit d’un air confiant et amical : « Causons ! »

L’endroit était charmant : le pré, doucement incliné vers l’eau, était tout parsemé de spirée-reine-des-prés et de grandes salicaires pourpres qui dépassaient princièrement la foule pressée des vulgaires plantes fourragères. Nous avions pour sièges et pour lits de repos de larges blocs de grès, masses hétérogènes, descendues jadis de la colline et enfouies dans la terre, que leur dos usé et arrondi perce de place en place. Ces beaux grès propres et sains semés dans l’herbe, sous un clair ombrage, invitent au repos et Termite les connaît bien.

— Voilà, me dit-il, un des riches et moelleux boudoirs que dame Nature met à ma disposition. Il faut aussi que j’en remercie la généreuse hospitalité de mes semblables, car tout le monde n’est pas autorisé à pénétrer dans ces herbages. En qualité de pauvre discret, j’ai la permission d’aller partout. On sait comme j’aime la beauté des plantes, comme je dirige et mesure mes pas pour ne pas fouler l’herbe, et comme je respecte les petits rejets des arbres. N’est-ce pas là un privilège quasi royal ? Toute la vallée m’appartient, et quand le paysan jaloux et un peu despote vient à moi d’un air menaçant, sitôt qu’il me reconnaît, il sourit et me confirme mon droit en disant : « Tiens, c’est vous, monsieur Sylvestre[71] ? Alors, c’est bon, c’est bon, restez tranquille, on ne vous dit rien. »

Je vous demande un peu quel est le potentat à qui Jacques Bonhomme a jamais d’aussi bon cœur prêté foi et hommage ?

C’est ici, continua-t-il, une de mes retraites favorites. Voyez, à cent pas de nous, comme le ruisseau est gracieux en se laissant tournoyer mollement dans cette déchirure de terrain ! C’est lui qui a dévasté cette petite rive ; il lui a plu, après avoir glissé doux et muet dans les prairies, de faire ici une légère pirouette et d’y amasser un peu de sable pour y sommeiller un instant avant de reprendre sa marche silencieuse et mesurée. Tout s’est prêté à son innocente fantaisie : la berge s’est élargie, les iris et les argentines se sont approchées pour jouer avec l’eau ; les aulnes se sont penchés pour l’ombrager, et l’homme, en établissant là un gué, lui a permis de s’étendre et de repartir sans effort. Il y a dans tout cela une mansuétude que l’on ne trouve pas dans la grande culture des plaines ou dans la lutte avec les grands cours d’eau. La petite culture a bien ses ennemis ; mais elle s’arrange avec eux et leur cède quelque chose pour recevoir quelque chose en échange. Si ce ruisseau était mieux réglé dans son cours, ce pré serait moins frais et moins vert, de même que, si ces roches qui en mangent une partie étaient extirpées du sol, le sol, effondré par les pluies, s’en irait combler et détourner le lit du ruisseau. Plus tard… (vous voyez je dis toujours ce mot-là qui est tout mon fond de réserve contre les choses mauvaises du présent), plus tard, l’homme comprendra qu’il ne faut pas tant dénaturer la terre pour s’en servir, et que l’on pourra concilier le beau avec l’utile ; mais ce n’est pas d’agriculture que je voulais vous parler. J’ai en tête, depuis quelques jours, de savoir où vous en êtes, et de reprendre avec vous notre discussion sur le bonheur.

— En bien, monsieur Sylvestre, je crois à présent que le bonheur existe…

Quant au roman même, ce qui y est surtout intéressant — outre les réminiscences autobiographiques de l’auteur — ce sont d’abord les causeries et les discussions sur des thèmes philosophiques et sociaux entre le héros du roman, Pierre Sorède, — représentant la jeunesse sceptique — et M. Sylvestre, un vieux rêveur, anachorète ayant déserté la vie et par la bouche duquel parle l’auteur lui-même.

Les deux interlocuteurs tiennent à préciser : en quoi consiste le bonheur humain ?

L’auteur, avec son ami Rollinat, croyait jadis que le bonheur consistait à être un juste à la manière des anciens. À présent le héros de son roman dit :

… Pratiquer la justice ! nous disaient les anciens. Quelle justice ? A-t-elle assez changé la justice humaine, depuis Platon et Aristote ! Obéir aux lois ? Où sont-elles les lois durables ? Que sont devenus les devoirs de l’esclave ? Et puis si vous parlez de justice, de morale et de vertu, vous me parlez de toute autre chose que du bonheur : vous confondez le travail avec la récompense…

M. Sylvestre, lui, est contre la société en général. Mais Sorède est d’un autre avis :

…Tu sais, écrit-il à son ami, que je ne comprends pas le blâme déversé à un état général qui n’est que le résultat de l’imperfection des individus. Il me semble que, pour réaliser le rêve de la fraternité universelle, il faut commencer par inculquer l’idée de fraternité à tous les hommes. C’est bête comme tout, mais je trouve encore plus bête qu’on veuille s’y prendre autrement et même j’avouai à M. Sylvestre que vouloir imposer des lois idéales à un peuple positif me paraissait inique et sauvage. C’est la doctrine du terrorisme : fraternité ou la mort ; c’est aussi celle de l’inquisition : hors de l’Église point de salut. La vertu et la foi décrété ne sont plus la foi et la vertu ; elles deviennent haïssables. Il faut donc laisser aux individus le loisir de comprendre les avantages de l’association et le droit de la fonder eux-mêmes, quand les temps seront venus. Ceci ne fait pas le compte des convertisseurs, qui veulent recueillir le fruit personnel, gloire, pouvoir ou influence ou qui se plaisent tout au moins à jouer le rôle d’apôtres purifiés au milieu d’une société souillée… Il est ATai que M. Sylvestre répond à cela : « On a raison de se moquer des orgueilleux et de se méfier des ambitieux, mais il ne faudrait pas regarder comme tels tous ceux qui demandaient avec impatience le règne de la vérité. »

On voit par ce dialogue combien les idées de l’auteur ont changé depuis les jours, déjà lointains, où il adressait à Rollinat la Lettre d’un voyageur contenant le portrait du juste[72], mais surtout depuis 1848, lorsqu’il enseignait à son fils, le maire de Nohant, comment il fallait « révolutionner » les habitants de Vie et de Nohant et les exciter à saluer l’avènement bienheureux de la République, une et omnipotente, et lorsque l’auteur lui-même, oubliant tous ses malheurs personnels, se déclarait parfaitement heureux grâce à ce simple changement de régime, et prêchait carrément dans ses Bulletins et dans ses articles une politique rectiligne et un esprit de parti bien tranché[73].

Oh ! oui, M. Sylvestre ne cherche plus du tout son bonheur dans des événements ou des doctrines politiques, et les idées du jeune Sorède à ce sujet ne sont point aussi absolues que celles de la correspondante de Mme d’Agoult datées de 1836. (Voir sa « Recette pour être heureuse »)[74].

Je sens, dit Pierre Sorède — (il est évident que c’est Mme Sand, l’ermite de Palaiseau, qui parle par sa bouche) — je sens dans la prise de possession de moi-même un grand bien-être, une sorte de joie douce et tranquille. Je me dis : Voilà le bonheur ! Salut, hôte inconnu ! permets-moi d’examiner ta figure, de t’interroger, d’éprouver ta puissance et ta durée… Mais je suis un enfant de mon siècle, un chercheur et un sceptique. Ne prends pas le bon accueil que je te fais pour une idolâtrie aveugle. Je sais très bien que tu es inconstant et que, comme Ahasvérus, tu ne peux t’arrêter ni chez moi, ni chez le voisin. Tu es une chose de ce monde, mon aimable hôte, une chose humaine, tu ne peux pas me promettre le paradis, tu ne le connais pas mieux que moi et prends garde que je ne te connaisse trop moi-même, car je pourrais bien apercevoir que tu n’es qu’une création de ma pensée, un état de mon esprit, un souffle, une ombre, un parfum…

Et de même M. Sylvestre, si croyant qu’il soit, défend le droit à l’existence des athées.

Place aux athées ! dit-il. Ne sont-ils pas comme nous (spiritualistes) tournés vers l’avenir ? Ne combattent-ils pas comme nous les ténèbres de la superstition ? Et faut-il qu’au lieu de terrasser l’ennemi commun. nous perdions le temps et dépensions l’énergie à nous exclure les uns les autres du champ de bataille ? Non… les sceptiques et les athées sont nos frères ; ils apportent des matériaux pour le nouveau temple. Ne dites pas que la négation ne crée rien. Elle crée la notion de la liberté de conscience qui est la base sans laquelle on ne constituera jamais rien… Plutôt que de croire à la méchanceté de Dieu, nie son existence. Redeviens incrédule plutôt que de te faire égoïste. Dieu n’aime pas les enfants lâches.

George Sand est, en disant tout cela, bien près de l’idéal de scepticisme, d’examen critique et de doux éclectisme que lui prêchait jadis Sainte-Beuve. Il n’est point étonnant que l’auteur de Monsieur Sylvestre ait inscrit sur la couverture de ce volume envoyé à Sainte-Beuve les paroles que nous avons déjà citées dans notre tome I : À Sainte-Beuve, douce et précieuse lumière dans ma vie.

Il est très curieux de noter, aussi, dans les personnages et les dialogues du riche banquier espagnol M. Gédéon-Nunez et le pauvre juif M. Diamant le reflet de la correspondance entre l’auteur de ce roman et le capitaliste israélite M. Édouard Rodrigues, correspondance où les questions sociales, économiques, mais surtout le rôle bienfaisant et néfaste du capital étaient si souvent débattues.

Quant à la fable du roman et à ses autres personnages (entre autres la négresse Zoé avec son jargon nègre obligatoire : je vous aimer, la maîtresse dormir etc., etc.), ils sont fort peu intéressants. Toutes les péripéties arrivées aux héros sont oubliées du lecteur aussi vite que s’oublient les histoires où quelque charmante demoiselle (et le lecteur avec elle) doit ignorer jusqu’au dernier chapitre qu’elle n’est pas la fille de son père, mais celle d’un autre homme et qu’elle ne s’appelle pas Mlle une telle, mais bien Mlle Chose.

Pierre Sorède ne peut pas définir en quoi consiste le bonheur. Il le trouve finalement dans l’amour d’une jeune fille forte, pure, aimante et dévouée. Le bonheur est en nous et en dehors de nous et au-dessus de nous, dit-il, et M. Sylvestre lui conseille de ne jamais se fier à son bonheur et de veiller à sa sécurité. Pour confirmer ses mots il assure que toutes les âmes se divisent en deux catégories :

… âmes actives qui cherchent leur jouissance dans celle des autres, et les âmes délicates et molles qui demandent le bonheur sans savoir le donner… La vie des premiers se passe à oublier de vivre afin d’entretenir chez les autres l’éclat et le feu de la vie : peine inutile ! ceux-ci acceptent le sacrifice et n’en profitent pas. Voilà l’écueil du bonheur dans la région du sentiment : trop de dévouement d’une part, trop d’ingratitude de l’autre…

On devine derrière ces lignes un thème très personnel et une allusion à la manière de prendre la vie d’êtres très proches de l’auteur.

Monsieur Sylvestre et sa suite le Dernier amour parurent lorsque Mme Sand était déjà bien loin des impressions douces et idylliques de son séjour à Palaiseau. Elle y vécut de juin 1864 à janvier 1867, ne quittant sa maisonnette que de temps à autre, appelée à Paris pour ses affaires littéraires ou désireuse de passer quelques semaines ou même quelques jours à Nohant, ou encore pour de petits voyages. Puis, elle alla une fois à Nérac, dans la résidence de son ex-mari, M. Dudevant, et ceci en une triste circonstance : à peine installée à Palaiseau, elle dut partir en toute hâte pour Guillery où venait de mourir le petit Marc-Antoine emporté par une maladie cruelle ; on l’enterra dans la tombe de son arrière-grand-père, le baron Dudevant, à côté du tombeau de la première enfant de Solange, morte aussi à Guillery[75].

Mme Sand envoya ses enfants désespérés faire un tour dans le Midi, les confiant aux soins du vieil ami Boucoiran, puis elle revint à Palaiseau. Elle alla en automne et en hiver passer quelques jours à Nohant avec Maurice et sa femme, mais toujours elle retourna à Palaiseau.

Le 23 janvier un nouveau coup la frappa : son ami Louis Maillard mourut presque subitement, emporté en quelques heures par une péritonite. Cette mort fut un horrible chagrin pour Mme Sand et pour Manceau qui était cousin de Maillard.

George Sand fit part de ce malheur à Maurice dans ses lettres du 24 et 25 janvier 1865[76] et cette seconde lettre est surtout importante, comme l’expression de ses idées en matières religieuses et relativement aux enterrements civils :

Paris, 25 janvier 1865.

Nous avons conduit aujourd’hui notre pauvre ami au Père-Lachaise. Nous étions nombreux et unanimes en affection et en regrets. La cérémonie sans prêtre, a été touchante et sérieuse. Nous vous raconterons les détails.

J’ai parlé aussi, par l’organe de Galle qui a lu[77]. Que de gens excellents il y avait là pour pleurer. Mes amis y sont venus aussi, Dumas, Lambert, Borie, Aucante, etc. Cadol y est venu aussi, nous nous sommes embrassés et lui et Manceau aussi[78]. Quelle rude journée !… Nous avons fait au moins deux heues… Nous voulions tous y être, et véritablement il était aimé. Nous repartons après-demain matin pour Palaiseau.

Si tu as quelques papiers d’affaires chez Maillard (nous avons déjà repris tes lettres) tout sera dépouillé et restitué par Boutet qui est son exécuteur testamentaire. Bonsoir, mes enfants chéris, je vous bige mille fois ; je ne suis pas malade, malgré beaucoup de fatigue, d’émotion et de chagrin. Quel voyage ! Manceau va bien aussi, il est soutenu par les devoirs qu’il a à remplir. Mme Maillard a décidé qu’elle retournerait à Bourbon avec les deux créoles, c’est leur désir à tous trois. Ce sera peut-être la guérison de la pauvre petite qui a un courage et un dévouement vraiment sublimes. On s’occupe dans la société des Amis de la famille (la Société de Sainte-Colombe) d’ajouter à la moitié de pension de son mari, afin de lui laisser un peu d’aisance, et sa résolution de retourner Là-bas rendra son existence possible. On obtiendra le passage gratuit avec les deux enfants. Cette société de débris saint-simoniens est chose touchante et respectable. Tout le monde devrait ainsi s’associer par groupes d’amis pensant de même et se passer des bénédictions du prêtre et de l’aumône de l’État

Cette lettre est à retenir. Un an plus tôt Mme Sand avait déjà écrit, absolument dans le même ordre d’idées, une lettre à propos de l’enterrement civil de Fulbert Martin, l’un des jeunes républicains que George Sand avait, comme nous l’avons vu[79], hébergés et cachés à Nohant en 1849-51. Voici quelques lignes de cette lettre adressée à M. Hippolyte Magen qui avait envoyé un portrait de Fulbert Martin à Mme Sand, en lui faisant part de la mort de ce dernier, survenue à Madrid, et lui avait dit aussi que, connaissant les opinions de sou ami, il avait insisté pour qu’on l’enterrât civilement.

Nohant, 24 avril 1864.

Une absence de quelques jours m’a empêchée, monsieur, de répondre à votre excellente lettre et de vous dire toute ma gratitude pour les détails que vous me donnez.

Vous adoucissez autant que possible la douleur de l’événement, en me disant que notre ami n’a pas eu à lutter contre la crise finale et que les derniers temps de sa vie ont été heureux. Sa compensation a été bien courte, après une vie de lutte et de souffrance. Mais je suis de ceux qui croient que la mort est la récompense d’une bonne vie, et la vie de ce pauvre ami a été méritante et généreuse. Les regrets sont pour nous et votre cœur les apprécie noblement.

J’ai envoyé votre lettre à Mme Y…, sœur de Fulbert, et je lui ai fait le sacrifice du portrait photographié. S’il vous était possible de m’en envoyer un autre exemplaire je vous en serais doublement obligée. Mme Y… compte vous écrire pour vous remercier aussi de l’affection délicate que vous portiez à son frère et pour vous confier, je pense, la mission que vous offrez si généreusement de remplir.

Quant aux détails de l’enterrement j’ignore ce qu’elle en pense, je la connais fort peu ; mais je vous remercie, moi, pour mon compte, de la suprême convenance de votre intervention.

Vous avez fait respecter le vœu qu’il eût exprimé, lui, s’il eût pu vous adresser ses dernières paroles.

Merci encore, monsieur, et bien à vous.

G. Sand.
Nohant, par La Châtre (Indre).

Il est à regretter que cette seconde lettre ne fut publiée qu’après les funérailles de George Sand et que le contenu de la première disparut complètement de la mémoire de celui à qui elle avait été adressée. Mme Sand y exprimait cependant d’une manière très nette que « tout le monde devrait s’associer ainsi par groupes et se passer de la bénédiction du prêtre et de l’aumône de l’État ». On signala fort judicieusement cet oubli des idées de George Sand sur les enterrements civils, dans un article de l’Événement en 1876, après l’enterrement religieux de la femme illustre. Les amis de Mme Sand savaient cet enterrement en contradiction directe avec ses opinions. Sa rupture complète non seulement avec le catholicisme, mais aussi avec tout culte officiel, leur était connue. Or, tout ce qu’elle disait dans ces deux lettres citées plus haut fut oublié ou négligé par son fils et par sa fille. Et elle, qui avait si obstinément protesté contre le « dogme honteux de l’enfer », contre toute espèce « d’idolâtrie », contre le clergé, croyait le catholicisme « une religion finie », fut, par l’inertie et le manque de mémoire des uns, l’amour de la pompe, l’ostentation de piété et le snobisme des autres, enterrée selon le rite catholique. Lorsqu’on raconte ce fait on prétend habituellement qu’on ne voulut pas froisser la population rurale. En disant cela, on oublie qu’il fallait respecter avant tout la foi libre, la brave franchise de toute la vie de George Sand. De nos jours, le sort qui se montre généralement fort peu clément envers les grands hommes, rendit — de par la docte voix du Saint-Synode — un grand service à Tolstoï, et son imposant enterrement « sans prêtre » ne fut point en désaccord avec sa foi et sa volonté. Si Mme Sand avait vécu jusqu’à ce jour-là, elle eût certes confirmé ce qu’elle avait écrit lors des enterrements civils de Maillard et de F. Martin, en y ajoutant peut-être en toute précision : « Je veux qu’il en soit ainsi pour moi-même… » [80].

Mais revenons à l’année 1865.

Presque immédiatement après la mort de Louis Maillard la santé de Manceau alla brusquement en décroissant. Dès 1861, dans toutes les lettres de Mme Sand à Maillard, Dumas fils, Oscar Cazamajou et d’autres, se trouvent des lignes témoignant de l’inquiétude constante qu’inspirait à Mme Sand la maladie chronique de Manceau. Tantôt il y a un peu de mieux, tantôt la toux et la fièvre augmentent. Perpétuellement on consulte des médecins, on change de régime ou de traitement, on recourt à quelque nouveau remède. Mais Mme Sand semble nourrir l’espoir que tous les symptômes alarmants ne sont que passagers, que l’organisme robuste de Manceau, sa volonté de guérir, sa belle humeur constante et des soins se rendront maîtres du mal. Cette espérance fut déçue. Dès le printemps de 1865, Mme Sand comprit que son ami était condamné. Il semble l’avoir compris lui-même.

On n’a publié dans la Correspondance que quinze lettres de 1865. On n’en trouve aucune écrite entre le 29 juin et le 27 septembre. (Celle qu’on a publiée dans la Correspondance entre ces deux dates comme une Lettre à Sainte-Beuve de 1865 n’est point une lettre à Sainte-Beuve et n’est pas de 1865, — comme nous le signala feu M. de Spœlberch, — mais bien une Note destinée à une revue avant 1862. Et voici pourquoi : il est question dans cette page, écrite seulement d’un côté du feuillet, comme on le fait lorsqu’on écrit pour l’impression, ce que George Sand ne faisait jamais dans ses vraies lettres, — il y est donc question d’un roman anonyme, « Un amour du Midi », paru en 1860. En 1862 ce roman parut chez Dentu sous le nom de l’auteur G. Petano, et avec une préface de Janin. Donc en 1862 la roman n’étant plus anonyme, la Note doit être écrite avant 1862.) Eh bien ! entre le 29 juin et le 27 septembre 1865 il n’y a pas une seule lettre dans la Correspondance. Or, Mme Sand passa pendant ces trois mois par une rude épreuve : Manceau se mourait lentement et il mourut le 21 août. Et tandis que la Correspondance se tait, les lettres inédites de George Sand écrites pendant cette période sont vibrantes, pleines de douce pitié, d’anxiété, de douleur, de compassion, d’angoisse, de désespoir, puis d’une prostration, d’une apathie désolées. Il y a cinquante-quatre lettres inédites copiées, se rapportant à ces trois mois d’été de 1865, et en tout cent cinquante-six lettres inédites, formant le dossier de 1865.

Nous ne citerons intégralement ni des extraits ni des lettres de cet été, de mai au 21 août, triste chronique du lent dépérissement du pauvre Manceau. Dans les premières on lit, à la suite de projets littéraires, de discussions de scenario à tirer d’un roman de Mme Sand ou de l’analyse des défauts et qualités d’une œuvre nouvelle de Maurice Sand, le compte-rendu, jour par jour, des progrès de la maladie. Ces détails attristants remplissent de plus en plus les lettres de ]Ime Sand ; le ton devient toujours plus angoissé, puis ce ne sont plus que des billets, l’état de son cher malade est désespéré. Tous les efforts pour sauver le malheureux furent vains, il mourut le 21 août à la première heure.

Nous trouvons absolument indispensable de citer intégralement quelques-unes des lettres ultérieures à cet événement et de donner des extraits de quelques autres, afin de mettre en lumière et d’apprécier à sa vraie valeur cet épisode de l’existence de Mme Sand. Il fut très souvent raconté avec des sous-entendus malveillants, des allusions équivoques. On s’efforça de profiter du silence de la Correspondance pour faire croire que George Sand fit preuve d’une légèreté inconcevable ou même d’une absence de tout sentiment à l’occasion de la mort de son ami dévoué. Le lecteur jugera lui-même la valeur de ces racontars.

À Maurice.
Palaiseau, 21 août 1865.

Notre pauvre ami a cessé de souffrir. Il s’est endormi à minuit avec toute sa lucidité. Toute la nuit il a dormi et quand nous avons voulu l’éveiller à 5 heures pour lui faire prendre quelque chose il a essayé de parler sans suite comme dans un rêve. Il a tenu sa tasse, il a voulu être soulevé et il est mort sans en avoir aucune conscience et sans paraître souffrir. Je remercie Dieu, au milieu de ma douleur, de lui avoir épargné les horreurs de l’agonie. Il en a eu une de quatre à cinq mois, c’est bien assez. Il s’est bien senti mourir heure par heure, constatant chaque progrès de son mal, mais se faisant encore de temps en temps des illusions et se soignant comme un homme qui ne s’abandonne pas un instant. Je suis brisée de toutes façons, mais après l’avoir habillé et arrangé moi-même sur son lit de mort, je suis encore dans l’énergie de volonté qui ne pleure pas. Je ne serai pas malade, soyez tranquilles, je ne veux pas l’être, je veux aller vous rejoindre aussitôt que j’aurai pris tous les soins nécessaires pour ses pauvres restes, et mis en ordre ses affaires et les miennes qui sont les vôtres.

Apprends avec ménagement cette triste nouvelle à ma chérie. Du reste elle devait bien s’y attendre. Je ne me faisais plus d’illusion et je vous le disais.

Je vous embrasse mille fois, aimez-moi bien.

À monsieur Oscar Cazamajou[81].
Palaiseau, 22 août 1865.

Cher enfant, je l’ai perdu, cet admirable compagnon de ma vie depuis quinze ans, ce soutien dévoué de ma vieillesse. Il est mort hier matin sans agonie, et, je l’espère, sans savoir qu’il mourait, quoiqu’il connût et sentît bien depuis longtemps la gravité toujours croissante de son mal. Mais il avait encore beaucoup de moments d’illusion que j’ai entretenus avec tout le courage dont je suis capable. Il a eu bien du courage aussi pour s’efforcer de vivre ; il est resté debout jusqu’à ce qu’il n’ait pas pu se porter. J’ai pensé deux fois à t’écrire, mais cette fin inévitable n’avait pas de terme qu’on pût fixer, et je ne voulais pas t’enlever à ta femme souffrante[82] et à tes affaires pour un temps indéterminé. J’ai été bien entourée et soutenue par de bons amis. Pourtant ta présence m’eût fait plus de bien, et j’ai failli t’envoyer un télégramme. Mais j’ai craint d’être égoïste et puis je suis si étroitement logée à Palaiseau ! Dormir plusieurs nuits sur un canapé est trop pénible, j’ai résisté à mon envie de te voir.

Il est là, ce pauvre ami, calme, pâle et comme rajeuni par la mort. Je le garde jusqu’à demain encore. Je crains tant les inhumations précipitées. Je l’ai couvert de fleurs. J’ai été choisir au cimetière une belle place. Je me soutiens par la volonté de m’occuper de lui jusqu’à ce qu’il faille le perdre de vue. Mais je suis brisée de fatigue, moi seule l’ai veillé et soigné à toute heure depuis le commencement, depuis trois mois, et il était bien difficile à soigner. Mes domestiques auraient peut-être perdu patience. Mais je les ai soutenus, ils ont été parfaits.

J’irai à Nohant dans une huitaine. Si je ne suis pas trop fatiguée, je veux aller vous voir ensuite. Je vous embrasse tendrement ainsi que ma sœur. Elle appréciait cet excellent ami qui vous aimait bien.

Ta tante.

À Maurice.
22 août 1865.

Quels tristes jours, quels détails navrants ! Dumas, Marchal, Larounat et Borie sont venus me voir aujourd’hui. Marchal a dîné avec moi et m’a distrait un peu. Francis est ici, il vient d’enterrer sa mère à Nevers. Il est arrivé comme notre pauvre ami venait d’expirer. Les Boutet sont excellents pour moi et m’aident dans les tristes soins à remplir. Nous le conduisons demain au cimetière. Me voilà seule depuis deux nuits auprès de ce pauvre endormi qui ne se réveillera plus. Quel silence dans cette petite chambre où j’entrais sur la pointe du pied à toutes les heures du jour et de la nuit ! Je crois toujours entendre cette toux déchirante ; il dort bien à présent, sa figure est restée calme, il est couvert de fleurs. Il a l’air d’être en marbre, lui si vivant, si impétueux ! Aucune mauvaise odeur, il est pétrifié. Son imbécile de sœur est venue ce matin et n’a pas voulu le voir, disant que cela lui ferait trop d’impression. Elle m’avait écrit pour le supplier de lui amener un prêtre. Tu penses bien que je l’ai reçue de la belle manière… dès lors il est damné et on ne veut pas lui donner un dernier baiser. La mère n’a pas paru, c’est elle surtout qui voulait qu’il se confessât, sans craindre de lui porter un coup mortel : une mère ! Voilà les dévots. Nous ne le portons pas à l’église, comme tu penses ; dès lors le bedeau nous refuse le brancard et le drap mortuaire. Mais les ouvriers du village, qui l’adoraient, veulent le porter avec un drap blanc et des fleurs. Nos amis de Paris viendront. Si le prince est de retour, connue on me l’a dit ce soir, il viendra certainement. Il l’aimait beaucoup et lui a témoigné dans sa maladie le plus grand intérêt.

Moi je ne peux pas encore me reposer, j’ai trop perdu le sommeil pour le retrouver tout de suite ; mais je ne suis pas du tout malade, j’ai bien de la force. Je pense toujours vous aller voir dans huit jours. Il faudra après-demain que je voie aux affaires avec Boutet. Tout est en ordre, mais il faut prendre connaissance de tout, et que je sois mise en possession du petit avoir qu’il nous laisse. J’y ai mis du mien aussi, mais sous son nom, afin que ce soit bien à toi, sans partage avec personne. Je ne sais pas quelles formalités il y aura à remplir, si tu dois signer une acceptation. Je saurai cela.

Dis à Marie Caillaud que j’ai à elle des papiers qui constituent les titres de propriété de ses petites économies. Elle avait chargé Maillard de les faire valoir et tout cela a dû être très bien fait. À sa mort Manceau a repris les titres. Il faut qu’elle me dise ce qu’il faut en faire. Je ne peux pas me charger de cela, n’entendant absolument rien aux affaires, et Boutet, qui est écrasé d’occupations, n’a pas de raisons pour prendre ce nouveau soin. Qu’elle me dise donc si elle a quelqu’un à Paris à qui elle veut que je remette ses titres ou s’il faut les lui envoyer. Il faut qu’au plus tôt ils soient dans les mains de la personne qui surveille ses intérêts.

Bonsoir, mes enfants chéris, ne soyez pas inquiets de moi, je suis bien entourée, et j’ai des domestiques d’un dévouement parfait. Je vous aime et j’irai revivre en vous embrassant.

À Lina.

Ma fille chérie, comme la vue de Maurice m’a fait du bien ! J’ai enfin pu pleurer à cœur ouvert, il m’a aidé à conduire au cimetière ce pauvre cher ami ; je m’en retournerai avec lui, dans trois jours, quatre tout au plus, je compterai parcimonieusement les heures où je te sépare de lui et où je te laisse seule, ma pauvre petite ! Je suis si brisée de fatigue et si ahurie d’esprit que je ne peux pas partir demain, sans cela je partirais. Je me dépêcherai, sois-en sûre ; c’est toi qui, la première, lui a dit : « Va chercher ta mère ; » je le sais, je t’en remercie et je te bénis. Maurice va bien.

À Lina.
Palaiseau, 25 août 1866.

Ma fille chérie, Maurice t’écrit de son côté à Paris, que nous partons pour te rejoindre dimanche matin ; je ne pourrai passer cette fois avec vous qu’une quinzaine.

Je serais restée davantage, s’il m’avait laissée ici plus longtemps, mais il veut me remmener et je ne veux pas que tu restes seule. Je t’embrasse mille fois.

Ta mère.

Il m’a lu ta lettre, qu’elle est gentille et bonne !

À Charles Poncy.
Palaiseau, 25 août 1865.

… Il y a quatre mois que nous n’avons mis le pied à Paris. Il y a quatre mois qu’il se meurt. Les intervalles d’espérance étaient illusoires. Il y a six semaines que je le sais, et pourtant, on espère jusqu’à la dernière heure.

À présent c’est fini. Je l’ai conduit au cimetière le 23. Il est mort le 21. Il a eu une rapide agonie après un lourd et profond sommeil. Mais pour en venir là, comme il s’est vu mourir, jour par jour, heure par heure !

Maurice est accouru pour m’aider à l’ensevelir, et nous partons ensemble demain pour Nohant où je passerai quinze jours. Je reviendrai pour affaires. Je retournerai là-bas pour les couches de ma belle-fille. Mais je vivrai à Palaiseau avec mon cher et profond souvenir.

Je suis brisée de fatigue. Que de soins, que de veilles, que d’angoisses. Rien n’a pu le sauver. Tout avait, tout a été essayé. L’iode ne faisait rien. Rien ne faisait… Vous qui savez ce que c’est que de disputer un être chéri à la mort, vous apprécierez mon immense douleur.

À monsieur André Boulet.
Nohant, 28 août 1865.

Chers excellents amis, je vous donne de mes nouvelles, selon ma promesse. Je me porte bien. Je suis arrivée sans fatigue de voyage ; j’ai dormi, j’ai mangé, j’ai causé avec mes enfants, j’ai repris la vie comme si de rien n’était, je n’en suis pas moins brisée et j’éprouve au physique comme au moral, la lassitude de quelqu’un qui sortirait de la torture. Il me faudra, je pense, quelque temps pour me retrouver et me reconnaître.

À votre tour de me parler de vous, des chers enfants et des bienaimés parents, chère famille qui s’est faite mienne avec tant de cœur et de bonté. Je vous embrasse tous tendrement, et mon Bouricoïdès[83] aussi.

G. Sand.

Je prie Boutet de consacrer une ou deux heures encore à l’examen de ce cabinet dont il a la clef… S’il était nécessaire de hâter mon retour à Paris… appelez-moi, sinon je reste jusqu’au 15 septembre…

À monsieur et Mme E. Périgois.

Nohant, 2 septembre 1865.

J’ai été soutenue auprès de ce mourant et de ce mort par un courage nécessaire. À présent, je sens la fatigue du chagrin et des insomnies. J’ai un besoin de repos stupide, invincible, je dormirais sur un tas de pierres. Je ne peux même plus parler de lui ; j’aurai une réaction de déchirement, je le sais, mais les bonnes amitiés et la tendresse de mes enfants de Nohant me soutiendront, j’espère.

Merci pour vos affectueuses paroles et pour le bon souvenir que vous gardez de mon pauvre ami. Il vous aimait bien aussi et vous appréciait tous deux. Je suis ici pour quinze jours. Je reviendrai pour les couches de Lina au mois de décembre, plus tôt si je peux. Au revoir donc, chers amis, je vous aime.

George Sand.
À monsieur André Boutet.
Nohant, 3 septembre 1865.

…Ma santé se remet, le sommeil revient, c’était la grande souffrance, l’insomnie. Mes enfants paraissent tout à fait contents de leur existence. Ma petite Lina est une ménagère modèle et tout va au mieux…

Au même.
Nohant, 9 septembre.
Cher ami, je partirai d’ici le 16, pour être à Paris le même jour.
À monsieur Charles Poncy.
Palaiseau, 24 septembre.

Mon cher enfant, j’ai été à Nohant passer trois semaines et me voilà revenue à Palaiseau pour régler mes affaires que mon pauvre ami a laissées dans un grand désordre durant cette longue et cruelle maladie. Moi, je ne suis pas malade, ne vous inquiétez pas de moi.

Maurice et Lina vont bien. Ils font marcher Nohant ou ne peut mieux. La chère petite femme est enceinte, forte, active, bonne ménagère, aimable et charmante. Maurice s’occupe de ses terres tout en faisant de la science et des romans. Il y a donc du bonheur pour moi de ce côté-là. Mais quel bonheur est assuré sur la terre ?…

À la fin de la lettre du 28 août 1865 à M. André Boutet, que nous venons de citer, Mme Sand le priait d’examiner tous les papiers de Manceau et exprimait ses craintes que le testament de Manceau ne lui causât des ennuis au cas où la famille de Manceau, surtout son père, réclamerait une forte pension annuelle et surtout si on allait attaquer les droits de Maurice sur la terre de Palaiseau et sur une partie de la maisonnette, léguées à lui par Manceau. Toute une série de lettres de Mme Sand à Maurice, Lina et M. Boutet (du 3, 9, 17 septembre — deux lettres écrites à la même date — du 21, 23, 24, 29, 30 septembre 2, 3 et 5 octobre) sont consacrées aux questions : Faut-il ou ne faut-il point accepter ce legs ? Comment parer aux exigences de la famille Manceau, en cas de réclamations de leur part ? Devait-on ou ne devait-on pas consentir à lui payer jusqu’à 1 000 francs par an ? (diminués graduellement à 500, 300, 200 francs par an et enfin réduits à une proposition à Mlle Laure Manceau, de la part de Mme Sand seule, de lui donner une petite rente annuelle, qui ne serait pas à la charge de Maurice après la mort de Mme Sand). Dans le cas où l’on refuserait l’héritage, on ne serait tenu de payer ni les dettes de Manceau, ni le médecin, ni le pharmacien, etc., etc., mais alors Mme Sand risquait de perdre la maisonnette qui lui était chère par ses souvenirs et lui permettrait de travailler tranquillement isolée. On voit là combien Mme Sand craignait que Maurice n’acceptât point cet héritage, elle insistait pour qu’il lui envoyât en toute hâte une procuration ; sa lenteur, son hésitation à faire un petit sacrifice, afin de terminer au plus vite cette affaire sans procès, la fâchaient. Mme Sand reproche aussi à son ami défunt de « n’avoir aimé, personne ces six derniers mois » et ne plus s’être inquiété de son avenir à elle et de lui avoir donné tant de soucis par son testament.

Toutes ces craintes et toutes ces préoccupations — fort déplaisantes au fond — étaient vaines. Les dames de la famille Manceau ne demandèrent pour leur part que quelques pauvres hardes et la montre de leur fils et frère — comme des reliques à garder — et le père de Manceau déclara que Mme Sand avait bien assez fait pour eux et qu’il n’avait aucune prétention sur quoi que ce soit. L’affaire fut donc heureusement terminée et le 30 octobre Mme Sand écrivait à Maurice :

Paris, 3 octobre 1866.

J’étais en colère contre toi, mais ta lettre m’a fait tant rire avec les aiguilles à tricoter de ce monsieur de chaque côté de sa gueule, que je n’y pense plus. Et puis ta procuration est arrivée à temps et Boutet a signé pour toi ; c’est une affaire finie. Il n’a pas été question de pension ni de transaction d’aucun genre. J’ai accepté les dettes de la succession qui ne dépassent pas la somme qui figure dans la note que je t’ai envoyée, et on a compris que c’était bien assez. J’ai donné la montre à Laure et voilà. Le père a été très bien, il ne voulait même pas entendre la transaction ni le testament, disant qu’il venait pour signer et non pour discuter, qu’il me devait tout et n’avait rien à me réclamer. C’est plutôt la mère qui aurait réclamé quelques misères. Mais, en somme, tout est terminé, et sans te coûter, dans le présent ni dans l’avenir, un centime. Tu vois que les craintes de nos amis et les nôtres étaient chimériques et que Manceau connaissait mieux que nous l’inoffensivité de ses parents. Le danger d’un mauvais conseil n’en existait pas moins, et il ne l’avait pas prévu. Je redoutais cela, j’étais pressée d’en finir. La conclusion est excellente pour toi, car si j’ai laissé gaspiller beaucoup d’argent il ne t’en reste pas moins un immeuble qui représente la moitié au moins du produit de Villemer, et sur lequel nous pourrions gagner en le vendant plus tard, si nous le voulons tous deux. Les parents ont renoncé purement et simplement à leur droit, sans autre compensation que de n’avoir pas à payer les quelques dettes qui me restent à Palaiseau, et que je vais acquitter au plus tôt ; je leur ai promis les vieux souliers et les outils de graveur ! J’ai mis de côté pour toi les plus beaux burins et diverses choses qui pourront te servir. Enfin j’ai cédé la montre avec plaisir, heureuse d’en être quitte à si bon marché. Je ferai quelque chose pour Laure, mais sans prendre aucun engagement et sans que cela te retombe sur le dos en aucune façon. Dors donc en paix seigneur de Nohant, Palaiseau et Gargilesse. Prévost fait recopier la transaction pour te l’envoyer, tu verras qu’elle est très bien faite et que Ludre l’approuvera de tous points… J’ai couru hier toute la journée avec Alexandre de chez Prévost au Sénat, et puis chez Magny où il m’a donné à dîner ; je dîne aujourd’hui chez Popotte, qui me mène au Français. Je retourne à Palaiseau demain. Je me porte bien et je vous bige mille fois tous deux.

Mardi soir.

À Lina.
Palaiseau, 5 octobre 1885.

Bige ton Bouli pour moi, ma Cocotte, me revoilà à Palaiseau. J’ai grâce à sa procuration, — pas la procuration de Palaiseau, mais celle de Bouli — terminé pour le mieux, bien mieux qu’on ne pouvait l’espérer ! — cette ennuyeuse affaire. Vraiment ces gens ne sont pas de mauvaises gens, et ils n’ont pas conclu en se faisant tirer l’oreille, mais en déclarant qu’ils me devaient tout et que je ne leur devais rien. Ils ont dit la vérité et fait leur devoir, sans doute, mais ça n’est pas si répandu que ça de^Tait l’être, cette façon d’agir. Me voilà donc tranquille sur l’avenir de ce petit coin où je ne comptais pas m’enterrer, mais où j’ai été clouée par le chagrin et la pitié. Je ne sais pas si je m’y plairai dans les conditions de solitude où me voilà. Jusqu’à présent j’ai eu tant d’activité que je ne sais guère si je suis en l’air ou sur terre. J’ai terminé un tas de choses. J’ai renouvelé pour cinq ans mon traité avec Buloz dans de bonnes conditions. J’ai tiré au clair la question des médecins et pharmaciens qui m’effrayait. Morère, 130 francs ; Camille ne veut rien ; l’oxygène 80 ou 100 francs, c’est peu, comme tu vois. Fustes voulait 500 francs pour une visite et trois lettres. Je lui donnerai 50 francs et, s’il n’est pas content, il se couchera auprès. J’ai vu un tas d’appartements, rien qui nous convienne à moins de 3 000 francs au moins dans les alentours de l’Odéon, avec la rue du Luxembourg.

… Je me décide à rester cette année où je suis, en y ajoutant un rez-de-chaussée de 250 francs ; juste au-dessous de mon entresol, un salon double du mien, une salle à manger idem, avec une grande alcôve où on pourrait mettre deux lits, une cuisine double de la mienne, avec une petite cour de deux mètres par derrière. Je mangerai et je recevrai donc en bas ; je dormirai et je travaillerai à l’entresol. Quand Bouli viendra me voir je pourrai le loger et le faire manger, s’il ne veut pas courir d’un bout à l’autre de Paris. Plus tard, quand tu pourras y venir, nous aviserons à nous arranger mieux. Mais je ne suis pas en mesure maintenant d’avoir un loyer de 1&#8239 ; 500 francs, et autour de l’Odéon et du Luxembourg il faut 1&#8239 ; 500 francs pour avoir l’équivalent de ce que j’ai maintenant rue des Feuillantines pour 850 ; pour 1 500 francs vous n’auriez pas non plus ce que vous avez maintenant… Je vous conseillerai fort de vous loger dans ma maison. Il y a pour 900 francs et 1 000 francs des appartements très jolis et doubles du vôtre.

… J’ai été au spectacle, j’ai vu l’ouverture de l’Odéon… Pièce d’ouverture stupide, jouée par Mme Duche. Elle est bien mise, voilà tout… J’ai vu les Deux sœurs avec Boutet, c’est mauvais, insensé, ennuyeux à avaler sa langue. J’ai vu hier au Français avec Sylvanie le Supplice d’une femme[84], c’est émouvant, c’est bien joué, c’est d’une facture habile, et bien qu’on soit un peu en colère contre la pièce[85] on ne peut pas s’empêcher de pleurer beaucoup. Je n’ai pas vu Buloz, je sais qu’il n’a pas encore lu le Coq[86], il m’écrira… Je vais passer ici quelques jours, il est temps que je me remette à travailler. Je vais me coucher d’abord et dormir, car je suis un peu lasse. Mais j’ai bien employé mon temps. J’ai parlé de toi tout plein avec Sylvanie qui t’embrasse. À présent parle-moi de toi, mignonne chérie. Tu sais tout ce qui me concerne. Je me porte bien, je dors. Ma jambe marche un peu, elle saute et veut danser, mais c’est de l’inquiétude plutôt que de la souffrance. Enfin je m’étourdis de mon mieux et il n’y a pas d’amertume dans mon regret de ce pauvre malheureux qui m’a donné bien du mal, qui a failli me laisser bien des ennuis, mais qui vous aimait bien au fond et qui croyait si bien faire. J’ai bien fait mon possible aussi pour lui adoucir cette fin terrible.

Soyez heureux, mes enfants chéris. Je serai contente encore de vivre ; je voudrais gagner de l’argent et vous ôter tous vos petits soucis, j’espère, car j’ai encore ma tête, et je suis ton exemple, je me rends compte de tous les détails de la vie. Je vois qu’on peut ne pas tout dépenser, c’est même très facile de dépenser peu. E faut le vouloir. Bige encore… Bige ton papa pour moi quand tu lui écriras.

Jeudi soir.

Mme Sand ne voulut donc pas ou ne put point se décider à quitter son Palaiseau où l’ombre de son pauvre ami semblait planer encore. Elle y retourna. Elle y resta plus d’un an, jusqu’au commencement de 1867, passant quelques jours à Paris, allant de temps à autre à Nohant, mais revenant quand même dans la maisonnette située sur la colline.

Le 27 septembre Mme Sand écrivait à ce propos à Louis Ulbach qui venait de lui envoyer son livre :

À monsieur Louis Ullach, à Paris.
Palaiseau, 27 novembre 1865.

Vos livres me sont arrivés dans un moment affreux, cher monsieur, laissez-moi plutôt dire ami. J’ai été morte, je ne sais pas si je suis vivante, bien que mon corps marche et agissse. Était-ce une bonne disposition pour vous lire ? Pourtant je viens de lire Louise Tardy

Vous me traitez de maître, c’est vous qui passez maître, et, moi, je passe je ne sais quoi. Je double le cap de l’amertume, et j’entre dans les mers inconnues de l’Isolement. N’importe ! dans la douleur ou dans le calme, je vous applaudirai toujours du cœur et des deux mains. Merci d’avoir pensé à moi ; je lirai le Parrain, bien sûr. Cette femme de lettres que vous peignez si bien, elle est jeune, et on peut s’imaginer, au premier abord, que son état l’a blasée sur les choses de la vie ; mais, si elle était vieille, vous eussiez pu la peindre tout de suite comme aiguisée et surexcitée, et disposée à souffrir plus que les autres. Au reste, vous avez conclu. Vous avez montré que notre travail d’analyse, à vous, à moi, à tous les artistes qui prennent leur tâche au sérieux, pousse au besoin de se dévouer et de se défendre, deux sollicitations contraires qui rendent la ne plus difficile à nous qu’aux autres. Quelle affaire que la vie ! et la mort, quel abîme !

À Flaubert.
Palaiseau, 22 novembre 1865.

… Me voilà toute seule dans ma maisonnette. Le jardinier et son ménage logent dans le pavillon du jardin, et nous sommes la dernière maison au bas du village, tout isolée dans la campagne qui est une oasis ravissante. Des prés, des bois, des pommiers comme en Normandie ; pas de grand fleuve avec ses cris de vapeur et sa chaîne infernale ; un ruisselet qui passe muet sous les saules ; un silence… Ah ! mais il me semble qu’on est au fond de la forêt vierge ; rien ne parle que le petit jet de la source qui empile sans relâche des diamants au clair de la lune. Les mouches endormies dans les coins de la chambre se réveillent à la chaleur de mon feu. Elles s’étaient mises là pour mourir, elles arrivent auprès de la lampe, elles sont prises d’une gaieté folle, elles bourdonnent, elles sautent, elles rient, elles ont même des velléités d’amour ; mais c’est l’heure de mourir, et, paf ! au milieu de la danse, elles tombent raides. C’est fini, adieu le bal !

Je suis triste ici tout de même. Cette solitude absolue, qui a toujours été pour moi vacance et récréation, est partagée maintenant par un mort qui a fini là, comme une lampe qui s"éteint et qui est toujours là. Je ne le tiens pas pour malheureux, dans la région qu’il habite ; mais cette image qu’il a laissée autour de moi, qui n’est plus qu"un reflet, semble se plaindre de ne pouvoir plus me parler.

N’importe ! la tristesse n’est pas malsaine : elle nous empêche de nous dessécher. Et vous, mon ami, que faites-vous à cette heure ? Vous piochez aussi, seul aussi, car la maman doit être à Rouen. Ça doit être beau aussi, la nuit, là-bas. Y pensez-vous quelquefois au « vieux troubadour de pendule d’auberge, qui toujours chante et chantera le parfait amour ? » Eh bien, oui, quand même ! Vous n’êtes pas pour la chasteté, monseigneur, ça vous regarde. Moi, je dis qu’elle a du bon, la rosse. Et sur ce, je vous embrasse de tout mon cœur et je vais faire parler, si je peux, des gens qui s’aiment à la vieille mode. Vous n’êtes pas forcé de m’écrire quand vous n’êtes pas en train. Pas de vraie amitié sans liberté absolue.

À Paris, la semaine prochaine, et puis à Palaiseau encore, et puis à Nohant…

On voit, rien que par ces deux lettres, la douleur profonde et cachée de Mme Sand. Mais cela peut se voir encore mieux si on lit la Lettre d’un voyageur à propos des Chansons des rues et des bois de Victor Hugo, datée également de « novembre 1865 », dont nous avons déjà parlé plus haut et dont nous citerons à présent quelques passages — le lecteur ne nous en voudra point, car ce sont des pages merveilleuses.

George Sand a la Gargilesse Comme Horace avait l’Anio,

Selon vous — s’adresse-t-elle au grand poète. — poésie ! Horace avait beaucoup de choses et George Sand n’a rien, pas même l’eau courante et rieuse de la Gargilesse, c’est-à-dire le don de la chanter dignement… je n’ai plus à moi qu’une chose inféconde, le chagrin, champ aride, domaine du silence. J’ai perdu en un an trois êtres chers qui remplissaient ma vie d’espérance et de force. L’espérance c’était un petit enfant qui me représentait l’avenir[87] ; la force, c’étaient deux amitiés, sœurs l’une de l’autre[88], qui, en se dévouant à moi, ravivaient en moi la croyance au dévouement utile. Il me reste beaucoup pourtant : des enfants adorés, des amis parfaits. Mais quand la mort vient frapper autour de nous ce qui devait si naturellement et si légitimement nous survivre, on se sent pris d’effroi et comme dénué de tout bonheur, parce qu’on tremble pour ce qui est resté debout, parce que le néant de la vie vous apparaît terrible, parce qu’on en vient à se dire : Pourquoi aimer, s’il faut se quitter tout à l’heure. Qu’est-ce que le dévouement, la tendresse, les soins, s’ils ne peuvent retenir près de nous ceux que nous chérissons ?…

Oh ! maître poète ! comme je me sentais, comme je me croyais encore riche quand, il y a un an et demi, je vous lisais au bord de la Creuse, et vous promenais avec moi en rêve le long de cette Gargilesse honorée d’une de vos rimes, petit torrent ignoré qui roule dans des ravines plus ignorées encore. Je me figurais vraiment que ce désert était à moi qui l’avais découvert à quelques peintres et à quelques naturalistes qui s’y étaient aventurés sur ma parole et ne m’en savaient pas mauvais gré. Eux et moi nous le possédions par les yeux et par le cœur, ce qui est la seule possession des choses belles et pures. Moi, j’avais un trésor de vie, l’espoir, l’espoir de faire vivre ceux qui devaient me fermer les yeux, l’illusion de compter qu’en les aimant beaucoup, je leur assurerai une longue carrière. Et, à présent, j’ai les bras croisés comme, au lendemain d’un désastre, on voit les ouvriers découragés se demander si c’est la peine de recommencer à travailler et à bâtir sur une pierre qui toujours tremble et s’entr’ouvre pour démolir et dévorer.

À présent je suis oisif et dépouillé jusqu’au fond de l’âme. Non, George Sand n’a plus la Gargilesse ; il n’a plus l’Anio, qu’il a possédé aussi autrefois tout un jour, et qu’il avait emporté tout mugissant et tout ombragé dans un coin de sa mémoire, comme un bijou de phis dans un écrin de prédilection. Il n’a plus rien, le voyageur ! Il ne veut pas qu’on l’appelle poète, il ne voit plus que du brouillard, il n’a plus de prairies embaumées dans ses visions, il n’a plus de chants d’oiseaux dans ses oreilles, le soleil ne lui parle plus ; la nature qu’il aimait tant, et qui était bonne pour lui, ne le connaît plus. Xe l’appelez pas artiste, il ne sait plus s’il l’a jamais été. Dites-lui ami, comme on dit aux malheureux qui s’arrêtent épuisés, et que l’on engage à marcher encore, tout en plaignant leur peine.

Marcher ! oui, on sait bien qu’il le faut, et que la vie traîne celui qui ne s’aide pas. Pourquoi donner aux autres, à ceux qui sont généreux et bienfaisants, la peine de vous porter ? N’ont-ils pas aussi leur fardeau bien lourd ? Oui, amis, oui, enfants, je marcherai, je marche, je vis dans mon milieu sombre et muet comme si rien n’était changé. Et, au fait, il n’y a rien de changé que moi ; la vie a suivi autour de moi son com-s inévitable, le fleuve qui mène à la mort. Il n’y a d’étrange en ma destinée que moi resté debout. Pourquoi faire ? pour chanter, cigale humaine, l’hiver comme l’été.

Chanter ! Quoi donc chanter ? La bise et la brume, les feuilles qui tombent, le vent qui pleure ? J’avais une voix heureuse qui murmurait dans mon cerveau des paroles de renouvellement et de confiance. Elle s’est tue, reviendra-t-elle ? Et si elle retient, l’entendrai-je ? Est-ce bientôt, est-ce demain, est-ce dans un siècle ou dans une heure qu’elle reviendra ?…

… Au fort de la bataille tous sont braves ; c’est si beau le courage ! Ayez-en, vous dit-on, tous en ont, il faut en avoir. Et on répond : « J’en ai ! » Oui, on en a quand on vient d’être frappé et qu’il faut sourire pour laisser croire que la blessure n’est pas trop profonde. Mais après ? Quand le devoir est accompli, quand on a pressé les mains amies, quand on a dissipé les tendres inquiétudes, quand on reprend sa route sur le sol ébranlé, quand on s’est remis au travail, au métier, au devoir ; quand tout est dit enfin sur notre infortune et qu’il n’est plus délicat d’accepter la pitié des bons cœurs, est-ce donc fini ? Non, c’est le vrai chagrin qui commence, en même temps que la lutte se clôt. On avance, on écoute, on voit vivre, on essaie de vivre aussi ; mais quelle nuit dans la solitude ! Est-ce la fatigue qui persiste ou s’est-il fait une diminution de vie en nous, une déperdition de forces ? J’ai peine à croire qu’en perdant ceux qu’on aime on conserve son âme entière. À moins que…

Cet « à moins que » en dit tant ! C’est comme le célèbre vers coupé de Pouchkine : « Mais si… » terminant sa merveilleuse Épître à une Inconnue, d’une douleur si passionnée et d’une jalousie concentrée et ardente. George Sand interrompt par ces mots le cours de ses confessions toutes personnelles ; elle termine cette Lettre d’un voyageur, comme nous l’avons vu, par des aperçus généraux et objectifs sur la jeunesse et l’état des âmes contemporaines, puis elle adresse à Victor Hugo — dont la mission est en opposition directe avec le chauvinisme et le cléricalisme du moment — la supplique de réveiller les idées généreuses et les sentiments enthousiastes par ses belles chansons lumineuses.

Mme Sand reçut, après la mort de Manceau, les plus grandes marques de sympathie et un soutien tout fraternel de la part de Flaubert. C’est précisément à 1865-66 que se rapporte l’éclosion de cette illustre amitié. Flaubert avait, dès 1847, tenté de faire la connaissance de George Sand par l’intermédiaire de Théophile Thoré, la priant d’écrire une préface à un de ses livres. Thoré le recommandait à Mme Sand comme étant un « neveu de Saint-Just ». La réponse de George Sand à Thoré a été publiée à la page 367 du volume II de sa Correspondance. Elle refusa disant que ses préfaces n’avaient jamais porté bonheur à personne ; qu’il en serait de même pour Flaubert, si son livre est mauvais ; et que s’il est bon, il n’a besoin ni de sa recommandation ni de sa protection. Leur rencontre date de 1863. Us furent présentés l’un à l’autre à un des dîners Magny, par Dumas et Sainte-Beuve. En 1864, Flaubert témoigna tant de sympathie chaleureuse à l’auteur de Villemer, lors de la première de cette pièce, que ces relations se changèrent vite en une vraie amitié. En 1865, à la mort de Manceau, Flaubert prouva que cette amitié ne se bornait pas à des protestations ou de vaines paroles. Tantôt seul, tantôt avec Lambert et Mme Arnould-Plessy, il alla plusieurs fois à Palaiseau, s’efforçant sinon de consoler, du moins de distraire Mme Sand par sa causerie, ses récits, ses drôleries ; il lui fit promettre de venir lui faire une visite dans sa maisonnette de Croisset, où il vivait avec sa mère, et il fit preuve à sa chère maître, comme il appelait toujours George Sand, de toutes les marques de l’admiration la plus respectueuse, de la sympathie la plus cordiale, d’un attachement très sincère. À partir de cette époque leur correspondance devient celle de deux bons camarades, avec une teinte de vénération enthousiaste de la part de Flaubert, de tendresse maternelle, avec des gronderies et des réprimandes toutes maternelles aussi, de la part de George Sand. Nous n’allons point nous arrêter ou nous étendre sur cette amitié. Elle servit de thème à beaucoup d’études littéraires et d’articles de critique. La correspondance entre les deux amis est aussi fort connue.

Les lettres de Flaubert à Mme Sand furent publiées deux fois. C’est Maupassant, d’abord, qui les fit paraître en volume, en 1892, avec sa superbe préface. Les lettres de George Sand, publiées en partie dans sa Correspondance générale, parurent encore dans la Revue Nouvelle. En 1904 cette correspondance double parut en entier, avec une préface d’Henri Amic et une petite Notice de Paul Meurice. Cette édition avait été préparée par Mme Maurice Sand ; elle se réjouissait à l’idée de pouvoir enfin publier intégralement au moins l’une des correspondances de George Sand avec des réponses et des dates précises. Malheureusement la mort l’empêcha de mener à bout cette édition, et cette correspondance fut publiée d’une manière très désordonnée, incomplète et mal soignée. Beaucoup de lettres de George Sand déjà imprimées dans la Correspondance y manquent ; d’autres sont publiées à de fausses dates ou point à leur place ; les réponses ne suivent pas les lettres auxquelles elles se rattachent ; la préface de Maupassant qui devrait à tout jamais ne faire qu’un avec les lettres de Flaubert à Mme Sand en est absente. Fort heureusement la préface d’Henri Amie profondément sentie, juste et chaleureuse, dédiée à la mémoire de Lina Sand, raconte au lecteur ce que Mme Maurice avait voulu faire pour la mémoire de George Sand et combien cette femme modeste, si prématurément partie pour un autre monde, avait travaillé à réaliser son dessein.

C’est à Flaubert aussi que George Sand dédia le roman paru en 1866, le Dernier amour, faisant suite à Monsieur Sylvestre. Ou pour mieux dire : le Dernier amour dont M. Sylvestre est le héros, devrait servir de prologue ou de première partie au roman de ce nom, car les événements de la vie précédente de M. Sylvestre y sont racontés, ainsi que les épreuves qui firent de lui un philosophe tolérant, doux et plein de quiétude. Or, à l’exception du nom du héros, il n’y a aucun lien entre les deux romans. Il y a dans le Dernier amour très peu de réflexions et beaucoup d’action, et non pas dans le sens d’accumulation d’aventures invraisemblables, mais d’un conflit psychologique toujours croissant.

M. Sylvestre, homme déjà mûr, épouse Félicie Morgeron, la sœur coquette de son ami, propriétaire alpestre, Jean Morgeron, une demoiselle… ayant un certain « passé ». Félicie est troublée par un excès de tempérament ; depuis longtemps elle se laisse courtiser par un adolescent, Tonino, le filleul de son frère qui l’a élevé. Elle devient maintenant la maîtresse de Tonino, et malgré son sincère attachement et son respect pour son mari, elle le trompe de la manière la plus effrontée. M. Sylvestre découvre peu à peu la vérité, mais il maîtrise son désespoir et s’efforce d’empêcher sa femme vicieuse de se perdre complètement. En apprenant que son mari sait tout, blessée dans sa fierté, incapable de supporter les remords de sa conscience et la jalousie provoquée par le mariage de son amant avec une jeune villageoise, la Vanina, elle meurt désespérée.

Si Monsieur Sylvestre résout la question du bonheur, le Dernier amour répond à celle-ci : Comment venger l’amour trahi ? Par l’amitié et l’oubli, c’est le pire des châtiments pour le coupable.

Rien dans ce roman, ni le développement du sujet, ni la façon de le traiter, ni le ton général lui-même, ni le sentiment qui le pénètre, ne rappelle Monsieur Sylvestre, ou la manière même des œuvres de George Sand. La précision réaliste de la donnée générale, la puissante peinture du caractère de l’héroïne : nature basse, mais point traitée en « traître de mélodrame » ; la manière dont est campé son amant italien : volage, calculateur, passionné et rusé ; son frère, honnête mais borné ; l’éveil de la jalousie, les soupçons croissants de M. Sylvestre, si crédule d’abord, puis forcé d’ouvrir les yeux, tout cela produit une impression toute moderne. Si ce roman n’était pas signé George Sand, nous ne pourrions dire quel fut son auteur. Il est dédié : à mon ami Gustave Flaubert. Ce fait, le perpétuel commerce et échange d’idées avec l’auteur de Madame Bovary, explique peut-être ce changement très prononcé dans la manière littéraire de George Sand. Il faut toutefois noter que dans Monsieur Sylvestre, déjà, on pouvait lire le passage que voici, très curieux sous la plume de George Sand :

Laissez-moi l’inconnu. Ce mot ne blesse pas ma raison, et il n’enlève pas toute lueur de poésie à mon cerveau. Voilà aussi pourquoi je ne cède pas encore au désir de me promener aux rares heures on le soleil me convie. J’ai peur de découvrir dans ce vallon charmant des détails laids ou ridicules, et de ne pouvoir les oublier, quand je me reporterai à la vue de l’ensemble. Je reconnais que ce n’est point là une idée conforme à ma théorie réaliste. Il faudrait tout accepter dans la nature comme dans la vie, ne rien dédaigner, et savoir peindre l’horreur d’une voirie avec autant de plaisir — le plaisir de la conscience satisfaite — que la suavité d’un jardin rempli de fleurs.

Mme Sand avait consacré quelques pages à l’analyse de Madame Bovary dans ses Promenades autour d’un village[89] (enlevées lors de la réimpression de ces articles en volume et publiées dans le volume des Questions d’art et de littérature sous le titre de « Réalisme » ).

Elle écrivit plus tard des articles sur Salammbô et sur l’Éducation sentimentale, qui parurent dans la Presse en 1863 et dans la Liberté en 1869[90] et firent grand plaisir à Flaubert.

Les derniers chapitres du Dernier amour parurent dans le numéro du 15 août de la Revue des Deux Mondes et au commencement d’août Mme Sand se rendit à la prière de Flaubert dans sa propriété de Croisset ; elle y passa quelques jours et y fit la connaissance de Mme Flaubert mère, puis elle alla, accompagnée de son ami, admirer tous les monuments et curiosités de Rouen.

Ce même automne George Sand mit à exécution son plan depuis longtemps projeté, elle écrivit un roman se passant sous la Révolution. Cette œuvre — Cadio — devait être d’abord une pièce de théâtre. Son point de départ avait été un drame joué en 1860 sur le théâtre de Nohant, juste au moment où Mme Sand commençait sa grande maladie. Cette pièce portait le nom ultra-romantique de Pied sanglant.

Le 24 octobre 1862, Mme Sand écrivait à Maillard :

… Nous jouons la comédie, le fameux Pied sanglant, anniversaire (à peu près) de ma maladie d’il y a deux ans et qui n’avait pas été repris ; on le joue dimanche et mercredi prochain[91]

Quatre ans plus tard, de passage à Paris, revenant de chez Flaubert à Palaiseau et arrêtée par le mauvais temps, à Paris, Mme Sand écrivit à Maurice qu’elle songe à réaliser l’idée de faire une vraie pièce de leur pièce mi-improvisée :

Paris, 10 août 1866.

… Je suis arrivée hier à 4 heures chez moi… Je n’ai pas pu vous écrire hier en arrivant : j’ai trouvé Couture qui m’attendait chez mon portier avec un manuscrit sous le bras…

Nous avons été dîner chez Magny et, en rentrant, j’ai avalé le volume… J’étais bien fatiguée tout de même, et après ça, j’ai dormi… Ah ! il faut vous dire que dès le matin, j’avais encore couru la ville avec Flaubert. Croisset est un endroit délicieux, et notre ami Flaubert mène là une vie de chanoine au sein d’une charmante famille.

… Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors, et je ne songe même pas à aller à Palaiseau par ce déluge. Parlons donc de ce que nous allons faire. Il faut faire ce Pied sanglant[92] ; il faut le faire ensemble, d’entrain et vite. Mais il faut voir la Bretagne.

Dites-moi tout de suite si vous voulez y venir ; car si c’est non, inutile que j’aille à Nohant pour repartir de là et doubler la fatigue et les frais de voyage. Si vous y venez avec moi, c’est différent, j’irai vous prendre.

Si vous ne voulez pas, j’irai y passer huit jours et j’irai ensuite à Nohant d’où nous pourrons aller ailleurs…

Maurice lui ayant signalé les difficultés qu’on aurait à vaincre pour faire une pièce dont l’action se passerait à l’époque de la guerre de Vendée, et surtout de faire, comme il l’avait d’abord conseillé, un héros de Cadio ou Cadiou, une espèce d’innocent ou même de fou, Mme Sand répondit à son fils la très intéressante lettre que voici ; nous trouvons indispensable de la donner presque intégralement, quoiqu’elle soit imprimée dans la Correspondance :

Je ne me décourage pas comme ça, moi. Les difficultés d’un sujet doivent être des stimulants et non des empêchements. Je ne suis pas obligée de faire la peinture de la Révolution. Il me suffit d’en tirer la moralité, et ça n’est pas malin, puisque tout le monde est d’accord sur 89. En mettant les passions dans la bouche d’un fou que nous rendrons intéressant quand même, nous ne choquerons personne.

Pourquoi Cadiou ne serait-il pas une espèce de Marat et de Robespierre en même temps ? Pourquoi n’aurait-il pas des instincts sublimes et misérables ? Il faut voir ici les choses de plus haut que l’histoire écrite. Il y avait en France alors des milliers de Bonaparte, des milliers de Marat, des milliers de Hoche, des milliers de Robespierre et de Saint-Just, lequel, par parenthèse, était un fou aussi. Seulement ces types, plus ou moins réussis par la nature, et plus ou moins effacés par les événements, s’appelaient Cadiou, Motus, ou Riallo ou Garguille ; ils n’en existaient pas moins. Les idées et les passions qui remirent un peuple en émoi, une société en dissolution et en reconstruction, ne sont pas propres à un homme ; elles sont résumées par quelques hommes plus tranchés que les autres. Tu m’as donné l’idée de faire de Cadiou le héros de la pièce, c’est une idée excellente. Laisse-moi l’envisager comme elle me vient et en tirer parti. Il sera l’image et le reflet du passé et de l’avenir, il traversera le présent sans le comprendre, comme un homme ivre. Ce sera très original et très beau. Je me fiche bien de ce que l’auteur aura à expliquer de sa pensée au public. Il faut que l’auteur disparaisse derrière son personnage et que le public fasse la conclusion. Tout le difficile est de la lui rendre facile à faire. Il faut essayer et ne jamais reculer devant ce qui vous a ému et saisi.

Aide-moi pour le cadre, les événements nécessaires à mon sujet. Un coin de la Vendée et de la chouannerie ensuite, un tout petit coin ; il faut que le drame soit grand et la scène petite. Pioche, sois fort sur les dates, les événements ; je prendrai où j’aurai besoin de prendre, et tu m’aideras pour arranger le scénario. Mais laisse-moi rêver et créer Cadiou. Pour ça, il faut que j’aille voir un petit coin de la Bretagne ; réponds vite, si tu veux y aller. Sinon, je pars, et je vais ensuite à Nohant du 10 au 15. Voilà !

Je vous aime et vous bige.

Ce petit voyage eut effectivement lieu : George Sand alla en cet automne de 1866 « courir avec ses enfants » en Bretagne, y visitant les coins les plus pittoresques et les plus sauvages de ce pays si curieux, observant les us et coutumes, les mœurs, les costumes et les visages de ses habitants.

Le 21 septembre, Mme Sand écrit à Flaubert : « Je viens de courir douze jours avec mes enfants… Nous avons eu un beau soleil en Bretagne. »

Après cette petite excursion Mme Sand se mit à écrire son drame de verve, mais elle dt bientôt qu’il y avait plus de « développements que ne le comportait une pièce de théâtre », trop d’analyses psychologiques et autres, et ayant terminé Cadio sous la forme d’un « roman dialogué », avec la liste des personnages et la division en actes, comme dans un vrai drame, elle le publia moins d’une année après dans la Revue des Deux Mondes du 1er  septembre au 15 novembre 1867. Un an plus tard M. Paul Meurice l’adapta à la scène, et Cadio fut joué à la Porte-Saint-Martin en 1868.

L’action de Cadio se joue en Vendée et en Bretagne, à l’époque de la chouannerie. Cadio est un « simple », un paysan qui devient à son insu un héros, un vrai héros, en se sacrifiant. Il paraît que ce personnage et les principaux événements de sa vie furent inspirés à l’auteur par les récits entendus dans la maison d’une de ses amies de couvent, la comtesse Louise de La Rochejaquelein, dont la mère, marquise de La Rochejaquelein, avait été elle-même une héroïne des guerres vendéennes. Veuve de son premier mariage avec M. de Lescure, et enceinte de deux enfants, au moment où les bleus vengeaient leurs premières défaites sur les blancs, la marquise de La Rochejaquelein dut se cacher sous un costume de paysanne et le nom de Jeannette dans les hameaux et les bois. Un jour, sur le désir de sa mère, et pour échapper aux poursuites et à la, fureur des bleus, elle fut forcée de conclure un mariage avec un de ses ex-vassaux, le paysan Pierre Riallo. Ce brave homme lui promit de détruire le contrat de mariage et ne songea jamais à faire valoir ses droits sur la personne de sa femme, son ex-suzeraine. Seulement, au moment de lui dire adieu, après l’avoir conduite en un lieu sûr, les larmes aux yeux il lui passa un anneau d’argent au doigt ; elle le garda toujours en mémoire de lui.

George Sand cite ce touchant épisode dans l’Histoire de ma vie ; elle raconte qu’allant rendre visite à son amie, elle trouva dans le somptueux salon de sa mère une nombreuse et élégante compagnie, très empressée auprès de la vieille marquise, et au milieu de ce beau monde, un simple paysan vendéen qui se tenait avec une parfaite aisance et se couvrit de son large chapeau avant d’être sorti du salon, tandis que Louise de La Rochejaquelein et sa sœur filaient ostensiblement leurs quenouilles au milieu de ces belles dames décolletées. Mais l’antichambre était pleine de valetaille et le concierge avait grossièrement apostrophé Mme Aurore Dudevant venue en simple fiacre. Quel tableau de mœurs ! George Sand ajoute :

… Mais que fût-il arrivé si le mariage eût été conclu et que Pierre Riallo se fût refusé à la suppression frauduleuse de l’acte civil ? Certes, la noble Jeannette fût morte plutôt que de consentir à ratifier cette mésalliance monstrueuse. On était bien alors, par le fait, l’égale, moins que l’égale du pauvre paysan breton. On était une pauvre brigande, bien heureuse de recevoir cette généreuse hospitalité et cette magnanime protection. Sous la Restauration, on ne l’avait pas oublié sans doute. On recevait dans son salon le premier paysan venu, pourvu qu’il eût au coude le brassard sans tache. On filait la quenouille des bergères, on avait des touchants et affectueux souvenirs ; mais on n’en était pas moins Mme la marquise, et cette fausse égalité ne pouvait pas tromper le paysan. Si le fils de Pierre Riallo se fût présenté pour épouser Louise ou Laurence de La Rochejaquelein, on l’aurait considéré comme fou. Le fils des croisés, M. de La Rochejaquelein, aujourd’hui orateur politique, ne serait pas volontiers le beau-frère de quelque laboureur armoricain. Eh bien, Pierre Riallo, c’est bien là réellement comme un symbole pour personnifier le peuple vis-à-vis de la noblesse. On se fie à lui, on accepte ses sublimes dévouements, ses suprêmes sacrifices, on lui tend la main. On se fiancerait volontiers à lui aux jours du danger, mais on lui refuse, au nom de la religion monarchique et catholique, le droit de vivre en travaillant, le droit de s’instruire, le droit d’être l’égal de tout le monde ; en un mot, la véritable union morale de castes, on frémit à l’idée seule de la ratifier[93].

Oui, que fût-il vraiment arrivé si l’humble et dévoué paysan s’était indigné de cette manière de le traiter ?

Cette question sert de thème au développement psychologique du caractère et des actes de Cadio-Riallo dans le roman de George Sand. L’élévation naturelle de son âme se cache sous les dehors d’un « simple «, quasi un niais, et fait de lui un héros d’abnégation, mais son amour pour la jeune aristocrate (appelée Louise de Sauvières — en souvenir de Louise de La Rochejaquelein), — et la fureur qu’il ressent en voyant qu’on use de lui — son sauveur, lui qui a sacrifié sa vie pour cette jeune fille, — comme d’un moyen de salut, font de cet être mi-conscient, de ce doux innocent, un républicain extrême, un fanatique, un ennemi sanguinaire et implacable de tous les blancs. Un autre personnage, an contraire, commet une série de cruautés et court à sa perte parce qu’au lieu d’agir selon sa conscience il se laisse guider par une doctrine politique aveuglément acceptée.

C’est le héros du parti ennemi, le chouan Saint-Gueltas de La Roche-Brûlée.

Enfin George Sand peignit dans Henri de Sauvières, cousin de l’héroïne, un jeune aristocrate, sincère et naïf, généreusement enrôlé dans l’armée républicaine pour défendre sa patrie. Ce personnage ressemble beaucoup au père de l’auteur, ce fringant et joyeux officier des guerres de la République, que les catastrophes politiques n’ont ni brisé, ni endolori, mais entraîné seulement dans leur sillon.

Dans ces trois représentants des groupes sociaux et des types de l’époque, George Sand montre l’influence très différente des faits historiques sur les individus. Elle montre aussi que dans la tourmente les hommes se laissent souvent emporter malgré eux par les passions politiques et commettent des forfaits, parfois même des crimes, absolument en désaccord avec leur propre nature. Tel est le double but que l’auteur se proposa en écrivant ce roman. Il est dédié à M. Henri Harisse.

George Sand dit dans la préface de Cadio qu’elle s’était « dispensée de faire comparaître les morts célèbres et de leur attribuer des sentiments et des idées complaisamment adaptés à sa fantaisie, — ce qui est toujours d’usage dans les romans dits historiques », et qu’elle avait simplement « tâché de reconstituer par la logique les émotions de l’époque », sous une forme concise et artistique, de peindre les petits faits souvent horribles qui passent inaperçus de l’histoire, tout eu reflétant la puissance néfaste des grands mouvements historiques. Et pour souligner ce pouvoir hypnotisant des époques sanguinaires sur les particuliers les plus inoffensifs, elle cite comme preuve à l’appui de ce qu’elle avance, un fait inconnu s’étant passé lors des terribles « journées de Juin ».

Aux journées de Juin de notre dernière révolution, la garde nationale d’une petite ville que je pourrais nommer, commandée par des chefs que je ne nommerai pas, partit pour Paris sans autre projet arrêté que celui de rétablir l’ordre, maxime élastique à l’usage de toutes les gardes nationales, quelle que soit la passion qui les domine. Celle-ci était composée de bourgeois et d’artisans de toutes les opinions et de toutes les nuances, la plupart honnêtes gens, d’humeur douce, et pères de famille. En arrivant à Paris au milieu de la lutte, ils ne surent que faire, à qui se rallier et comment passer à travers les partis sans être suspects aux uns, écrasés par les autres. Enfin, vers le soir, rassemblés dans un poste qui leur était confié et honteux de n’avoir pu serar à rien, ils arrêtèrent un passant qui, pour son malheur, portait une blouse ; ils étaient deux cents contre un. Sans interrogatoire, sans jugement, ils le fusillèrent. Il fallait bien faire quelque chose pour charmer les ennuis de la veillée. Ils étaient si peu militaires, qu’ils ne surent même pas le tuer ; étendu sur le pavé, il râla jusqu’au jour, implorant le coup de grâce.

Quand ils rentrèrent triomphants dans leur petite cité, ils avouèrent qu’ils n’avaient fait autre chose que d’assassiner un homme qui avait Vair d’un insurgé. Celui qui me raconta le fait me nomma l’assassin principal, et ajouta : « Nous n’avons pas osé empêcher cela. »

Voilà pourtant un fait historique des mieux caractérisés ; il résume et dénonce une époque : aucun journal n’en a parlé, aucune plainte, aucune réflexion n’eût été admise. La victime n’a jamais eu de nom ; le crime n’a pas été recherché ; l’assassin a vécu tranquille, les bons bourgeois et les bons artisans qui l’ont laissé déshonorer leur campagne à Paris se portent bien, vont tous les jours au café, Usent leurs journaux, prennent de l’embonpoint et n’ont pas de remords.

Ceci est une goutte d’eau dans l’océan d’atrocités que soulèvent les guerres civiles. Je pourrais en remplir une coupe d’amertume ; mais ces choses sont encore trop près de nous pour être rappelées sans faire appel aux passions et aux ressentiments ; tel n’est pas le but du travail d’un artiste.

Cette Préface fit sensation. Plusieurs journaux la réimprimèrent, entre autres le Nain jaune et le Soleil. Un mandat a été lancé contre les rédacteurs, MM. Castagnary, Ranc et Émile Faure, qui ont dû comparaître devant un juge d’instruction. Mme Sand fit alors publier dans la Liberté[94] une « Lettre » dans laquelle elle protestait avant tout contre le fait que ce n’était pas elle, l’auteur du roman, qu’on poursuivait judiciairement, mais bien des « journalistes » qui en avaient reproduit des fragments. Puis eUe disait :

Il est facile, en lisant toute la préface et tout le roman de Cadio, de voir que le but de l’ouvrage est diamétralement contraire à cette intention ; que l’auteur s’est, pour ainsi dire, absenté de son travail afin de laisser passer l’histoire, et l’histoire prouve du reste que les plus saintes causes sont souvent perdues, quand le délire de la vengeance s’empare des hommes.

Si jamais l’horreur de la cruauté, de quelque part qu’elle vienne, a endolori et troublé une âme, je puis dire que le roman de Cadio est sorti navré de cette âme navrée, et que pour conserver sa foi, l’auteur a dû lutter contre le terrible spectre du passé. E est impossible d’étudier certaines époques et de revoir les lieux où certaines scènes atroces se sont produites sans être tenté de proscrire tout esprit de lutte et d’aspirer à la paix à tout prix. Mais la paix à tout prix est un leurre et celle qu’on achète par des lâchetés n’est qu’un écrasement féroce qui ne donne même pas le misérable bénéfice de la mort lente. Ce n’est donc pas par le sacrifice de la dignité humaine que Ion pourra préparer les hommes à traverser les luttes sociales sans éprouver l’horrible besoin de s’égorger les uns les autres. Laissez donc la discussion s’établir sérieuse pour qu’elle devienne impartiale. Tout refoulement de la pensée, tout effort pour supprimer la vérité soulèveront des orages, et les orages emportent tôt ou tard ceux qui les provoquent.

…Et puis, eu somme, prenez garde à des poursuites contre l’histoire, car en voulant empêcher qu’elle se fasse, vous la feriez vous-mêmes avec une publicité, un éclat et un retentissement que nous n’avons pas à notre disposition. Nul ne peut nourrir l’espérance de supprimer le passé ; Dieu même ne pourrait le reprendre. À quoi ont servi les poursuites acharnées de la Restauration contre vous, messieurs, qui êtes aujourd’hui au pouvoir ? Elles vous ont rendu le service de faire de vous des victimes et d’amener à vous le libéralisme de cette époque.

Ne faites donc pas de victimes, à moins que vous ne vouliez vous faire des amis. Laissez l’histoire se faire aussi d’elle-même par la discussion et par l’enseignement, par la polémique ou par la littérature ; là seulement elle éclora avec le calme que vous prescrivez. Ne l’obligez pas à sortir armée de chaque bouche avec la terrible preuve à l’appui, njy en aurait trop, et vous seriez effrayés vous-mêmes des documents que le présent a mis en réserve pour l’avenir. L’histoire se ferait trop vite et nous sommes les premiers à souhaiter qu’elle vienne à son heure, comme toute évolution sérieuse de la conscience humaine[95].

En 1866, alors que Mme Sand travaillait à Cadio avec ardeur, elle quitta Palaiseau pour aller à Nohant fêter Noël. Mais de passage à Paris, elle tomba malade et fut si longtemps souffrante que ce n’est que le 10 janvier 1867 qu’elle arriva chez ses enfants. Depuis ce moment Nohant redevint sa résidence habituelle. Maurice, et surtout Lina, la supplièrent de ne plus retourner à Palaiseau, ne pouvant supporter l’idée qu’elle pût retomber malade toute seule, privée des soins de ses proches, car l’état de sa santé était devenu chancelant depuis son typhus de 1860, et elle souffrait souvent d’étranges attaques entéro-gastriques. Ce furent, hélas ! les symptômes ds la maladie qui l’emporta plus tard. Mme Sand vendit sa maisonnette de Palaiseau, deux ans plus tard. Elle écrit à Flaubert le 9 janvier 1867, de Paris :

Cher camarade.

Ton vieux troubadour a été tenté de claquer. Il est toujours à Paris. Il devait partir le 25 décembre ; sa malle était bouclée, ta première lettre l’a attendu tous les jours à Nohant.

Enfin le voilà tout à fait en état de partir et il part demain matin avec son fils Alexandre, qui veut bien l’accompagner. C’est bête d’être jeté sur le flanc et de perdre pendant trois jours la notion de soi-même et de se relever aussi affaibli que si on avait fait quelque chose de pénible et d’utile. Ce n’était rien, au bout de compte, qu’une impossibilité momentanée de digérer quoi que ce soit.

Froid, ou faiblesse ou travail, je ne sais pas. Je n’y songe plus guère… Je médite d’aller un peu au Midi quand j’aurai vu mes enfants. Les plantes du littoral me trottent par la tête. Je me désintéresse prodigieusement de tout ce qui n’est pas mon petit idéal de travail paisible, de vie champêtre et de tendre et pure amitié. Je crois bien que je ne dois pas vivre longtemps toute guérie et très bien que je suis. Je tire cet avertissement du grand calme, toujours plus calme, qui se fait dans mon âme jadis agitée…

… La solitude ne te pèse pas. Je pense bien qu’elle n’est pas absolue, et qu’il y a encore quelque part une belle amie qui va et vient, ou qui demeure par là. Mais il y a de l’anachorète quand même dans ta vie et j’envie ta situation. Moi, je suis trop seule à Palaiseau, avec un mort ; pas assez seule à Nohant avec des enfants que j’aime trop pour pouvoir m’appartenir ; et à Paris on ne sait pas ce qu’on est, on s’oublie entièrement, pour mille choses qui ne valent pas mieux que ça…

Le 15 janvier elle écrit à Barbes, à La Haye :

… Merci pour votre sollicitude. Tout va bien autour de moi. Maurice vous aime toujours ; il est bien marié, sa petite femme est charmante. Ils sont tous deux actifs et laborieux. La petite Aurore est un amour que l’on adore. Elle a eu un an le jour de mon arrivée ici, la semaine dernière. Je suis chez eux maintenant, car je leur ai laissé toute la gouverne du petit avoir et j’ai le plaisir de ne plus m’en occuper ; j’ai plus de temps et de liberté. J’espère guérir bientôt, et sinon, je suis bien soignée et bien choyée. Tout est donc pour le mieux… !

Le 11 avril 1867 Mme Sand écrit à Louis Viardot :

… Me voilà mieux et très calme, à Nohant, où j’ai passé presque tout l’hiver. Maurice est heureux en ménage ; il a un trésor de femme, active, rangée, bonne mère et bonne ménagère, tout en restant artiste d’intelligence et de cœur. Nous avons un seul petit enfant, une fillette de quinze mois qui s’appelle Aurore et qui annonce aussi beaucoup d’intelligence et d’attention. La gentille créature semble faire son possible pour nous consoler du cher petit que nous avons perdu. Maurice est devenu grand piocheur, naturaliste, géologue et romancier par-dessus le marché. Moi, j’ai peu travaillé cet hiver, j’ai été trop détraquée…

Ce moment — le jour du premier anniversaire de la petite Aurore Dudevant où Mme Sand revint à Nohant — doit être considéré comme le début de la plus heureuse et dernière période de la vie de George Sand.


APPENDICE AU CHAPITRE XII

Voici les principales inexactitudes des souvenirs de Duquesnel à noter et corriger.

M. Duquesnel dit, entre autres :

1) « À la troisième galerie, à côté du chef de claque, se trouvait Flaubert qui tapait comme un sourd. » — Flaubert se trouvait à la première de Villemer dans la loge de l’administration, avec le prince Jérôme, la princesse Clotilde, George Sand, le général Ferri-Pisani et Mme d’Abrantès, comme on le voit par la lettre du 1er  mars 1864 de George Sand elle-même, que nous donnons à la page 464.

2) Qu’au moment où Dumas fils, en 1863, aidait Mme Sand à tirer une pièce de son roman le Marquis de Villemer, « Mme Sand habitait encore les Feuillantines ». — Mme Sand n’alla habiter les Feuillantines, c’est-à-dire s’installer dans la maison numéro 97 de cette rue, qu’après le succès de Villemer, en juin 1864. L’appartement minuscule fut loué en mai et ce ne fut que le 12 juin qu’elle avait, pour la première fois, passé quelques heures dans cet appartement ; elle le comparait à « un wagon divisé en trois pièces ».

3) Que « le roman Marquis de Villemer date de 1863 ». — Il date de 1860.

4) Les « tapisseries » que M. Duquesnel vit dans le logement de Mme Sand lui semblèrent être « dues à l’aiguille de Solange Clésinger, brodeuse incomparable, doigts de fée (???) etc., etc. » — Nous ne pouvons que mettre trois signes d’interrogation, suivis d’autant de points d’exclamation en réponse à cette assertion, ainsi ???!!! Solange détestait les ouvrages de femme, et jamais, nulle part, nous n’avons trouvé d’indication qu’elle ait, devenue adulte, brodé quoi que ce fût pour sa mère, si ce n’est des… histoires.

5) Selon M. Duquesnel, « Mme Sand aurait lu, en 1863, chez elle à Paris, les quatre actes de sa pièce, tels qu’elle les avait conçus ; la lecture dura toute la nuit », etc., etc. — On voit par les lettres de Mme Sand à Dumas, et de Dumas à Mme Sand qua c’était en septembre 1861, lors du séjour de Dumas à Nohant, et pendant que Maurice Sand voyageait avec le prince Jérôme, que Dumas fils avait lui-même lu la pièce qui était en cinq actes, et qu’en partant pour Paris il l’avait emportée avec lui, et de Paris il avait envoyé à Mme Sand son projet de changements et de refonte complète de la pièce, qui, après de nouveaux changements faits par l’auteur, devint enfin une pièce en quatre actes.

6) « Quand Dumas retourna aux Feuillantines avec le manuscrit mis au point et copié, elle ne se tint pas de joie », etc. — On voit par ce qui précède combien cette phrase comporte d’assertions fantastiques de tous points.

7) « Lors de la première toutes les places avaient été prises par les étudiants qui s’en donnaient à cœur-joie… » etc. — On voit par la lettre de Mme Sand du 28 février que nous donnons à la page 463, que George Sand se plaignait que lors de la première de Villemer trop de places étaient prises par la cour, la police, les ministres, les employés de tous les rangs. Les ouvriers et les étudiants qui avaient fait du tapage et des ovations à Mme Sand se trouvaient surtout en dehors de la salle, sm* la place et dans les rues voisines.

8) M. Fernand Bourgeat a déjà signalé que M. Duquesnel a encore avancé une assertion erronée en disant que « Dumas fils avait touché un quart de la part des droits d’auteur » — tandis qu’il n’avait effectivement rien touché.

9) M. Duquesnel trouve que « l’invention (dans les romans de George Sand) ne tient qu’une place accessoire… » — Si le lecteur se souvient de l’Homme de neige, de Pierre qui roule, de la Comtesse de Rudolstadt et de Consuelo, de la Confession d’un jeune fille et de Flamarande, il se récriera contre cette remarque. George Sand a toujours péché dans ses romans par un excès d’invention.

10) M. Duquesnel prétend que « Cosima fut représenté pour la première fois le 2 mai 1840 ». — Non, la première eut lieu le 29 avril 1840. (Voir notre volume III, pages 161-166 et surtout le passage de la Lettre parisiènne de Henri Heine du 30 avril et la lettre de George Sand du 1er  mai que nous y citons.)

11) À propos de le Roi attend M. Duquesnel dit : « George Sand qui vivait alors dans l’intimité de Michel de Bourges (!), de Ledru-Rollin, de Jules Favre (!), de Flocon, voire de Barbès et de Sobrier (!), était éprise de l’idée révolutionnaire… » etc., etc. — Nous prions le lecteur de relire ce que George Sand dit dans l’Histoire de ma vie des rapports presque hostiles qui existaient alors entre elle et son ex-ami, ainsi que ce que nous disons aux chapitres x et xi du volume II et le chapitre viii du présent volume pour se convaincre que cette énumération de noms n’est pas seulement toute fortuite, mais, qu’en ce qui concerne les trois noms soulignés par nous, elle est encore absolument contraire à la vérité historique. George Sand ne voyait plus Michel de Bourges depuis 1837, elle l’attaquait indirectement dans ses Bulletins en 1848, elle employa même son influence auprès du gouvernement provisoire contre Michel lorsqu’il s’agit de le déléguer à l’Assemblée. Il savait fort bien qu’elle l’avait desservi et pour cause ; elle le trouvait tiède et peu sûr, ce n’était pas un « républicain de la veille », mais rien qu’un du lendemain, selon elle.

12) M. Duquesnel assure que le Marquis de Villemer fut une pièce écrite « après un silence de cinq ou six ans après Maître Favilla ». — Or nous savons qu’après Maître Favilla, joué le 15 septembre 1855, on joua la Lucie de Mme Sand en janvier 1856 ; Françoise, le 3 avril de la même année ; Comme il vous plaira, le 18 avril toujours de cette même année ; Marguerite de Saint-Gemme, le 23 avril 1859. S’il y eut en effet une lacune de cinq ans entre la dernière pièce présentée par Mme Sand aux théâtres de Paris et le Marquis de Villemer, ce fut entre Marguerite de Saint-Gemme et Villemer : 1859-1864 ; mais il ne faut pas oublier en outre qu’en 1861 Mme Sand imprima le Drac et le Pavé dans la Revue des Deux Mondes et que la seconde de ces deux pièces fut encore représentée en 1862 au Gymnase, sans la participation de l’auteur.

13) Et pour finir remarquons que M. Duquesnel fait partout précéder le nom de Mademoiselle La Quintinie d’un de : « Mlle de la Quintinie », tandis que le nom de cette demoiselle — héroïne du roman de George Sand et de la pièce du même nom qui ne fut jamais jouée du vivant de l’auteur est simplement La Quintinie.

  1. Inédite.
  2. En 1851, Maurice Dudevant faillit se marier avec une jeune personne de son voisinage pour la seule raison qu’elle était très apte à jouer les jeunes premières dans les représentations improvisées ; fait confirmé par une lettre inédite de Mme Sand à son fils de septembre 1851.
  3. Inédite.
  4. Avoué à La Châtre, homme d’affaires de Mme Sand, ami de toute sa famille.
  5. Inédite.
  6. Après la mort de Lina Sand (en 1901) l’un de ceux qui parlèrent sur sa tombe dit, en rappelant aux assistants l’aide active que Lina prêta à Mme Sand dans ses secours aux malheureux : « Ces femmes admirables se cachaient toutes les deux pour faire le bien comme d’autres pour faire le mal, » disant ainsi en quelques mots plus qu’on ne pourrait en dire en des dizaines de pages.
  7. Lettre du 31 mars 1862. (Correspondance, t. IV.)
  8. Inédite.
  9. Correspondance, vol. V.
  10. Correspondance entre George Sand et Gustave Flaubert. (Paris. Lévy, 1904), p. 93.
  11. Lettre à Flaubert du 31 décembre 1867.
  12. Correspondance, vol. V.
  13. Ibid., vol. VI.
  14. Ibid., vol. VI.
  15. Voir la lettre de George Sand au prince Napoléon, p. 328-329 du vol. IV de la Correspondance.
  16. Mme Sand le déclare elle-même dans sa lettre du 3 août 1863 au pasteur Leblois ; à ce moment-là l’enfant n’était pas encore baptisé et, comme on verra par les lettres du printemps 1864, Mme Sand avait alors seulement l’intention d’être la marraine de son petit-fils. Le baptême n’eut lieu qu’au mois de mai 1864, et selon le rite protestant.
  17. Mme Sand avait écrit à Jules Boucoiran dès le 9 février 1863, c’est-à-dire encore avant la naissance de Marc-Antoine : « …Oui, mon cher ami, il faut venir nous voir cette année, nous en serons tous heureux. Vous aimerez notre Lina qui est une enfant ravissante et qui, dans cinq mois environ, nous donnera un petit protestant. Maurice a l’intention sérieuse de n’en pas faire un catholique, c’est son idée. Vous parlerez de cela avec lui. Je m’abstiens. Ils partent dans quelques heures à Paris où ils vont passer deux ou trois semaines. C’est donc pour Maurice autant que pour moi que je vous réponds et vous remercie. « Manceau vous embrasse aussi. »
  18. Elle peignait fort bien à l’huile et au pastel et nous avons vu au salon de Nohant plusieurs tableaux et portraits dus à son pinceau et à ses crayons.
  19. Que nos lecteurs se souviennent encore une fois des mots de Renan pris par nous comme épigraphe de notre travail et qu’ils ne nous rendent pas responsables des opinions de Mme Sand, nos idées religieuses différant sur bien des points de ses croyances et de son credo social et religieux.
    En qualité d’historien fidèle nous sommes obligé de rapporter et de citer exactement toutes les idées et expressions de George Sand, quelque hérétiques qu’elles puissent nous paraître. Nous prions nos lecteurs de ne point nous en croire solidaire ni responsable. — W. K.
  20. V. notre vol. III, p. 456.
  21. L’Amateur d’autographes, publié par Noël Charavay, 15 janvier 1900, 33e année. Nouvelle série, numéro 1.
  22. George Sand souleva dans plusieurs de ses écrits la question du matérialisme si répandu dans le monde contemporain et si attristant selon elle. Dans son écrit À propos de Madelon, d’Edmond About, tout en félicitant le jeune auteur de ses heureux débuts, elle lai faisait remarquer que son héros, si indigné contre les lâches et les nigauds qui l’entourent, pèche lui-même par le même défaut, car il ne croit à rien et n’est guidé par aucun idéal. Cet article parut dans la Presse en 1863, et est réimprimé dans le volume des Questions d’art et de littérature.
  23. Cette lettre est imprimée dans le vol. IV de la Correspondance à la fausse date du 5 juin 1858.
  24. Lettre inédite du 16 janvier 1863.
  25. Alors, carme déchaussé et célèbre prédicateur catholique, plus tard brouillé avec Rome et chef d’une communauté libre, il est mort tout récemment, en 1912.
  26. Mme Sand fut surtout très véhémente contre le père Hyacinthe dans sa lettre à Mme Arnould datée du 13 septembre 1868 ; Mme Arnould montra cette lettre au père Loyson et celui-ci écrivit lui-même à Mme Sand en réponse à ses paroles dures et outrageantes.
  27. Mme Sand avait écrit à Mme Arnould-Plessy déjà le 18 mai 1863 : « Je vous dis que si voire abbé H… est homme de progrès, il est hétérodoxe. N’importe ! s’il prêche le bien et s’il vous fait du bien, tout est bien… »
  28. Roman d’Octave Feuillet. Voir plus loin, p. 439.
  29. Lettre de Charles Edmond (Choïecki) à Mme Sand du 26 novembre 1872 et George Sand le redit presque mot à mot dans sa lettre du 29 novembre à Flaubert {Correspondance, t. VI, p. 260.) À cet épisode se rapportent aussi beaucoup de ses lettres, tant imprimées qu’inédites (du 21 février 1871 à janvier 1873).
  30. C’est nous qui soulignons. — W. K.
  31. C’est aux démarches faites en 1872 par Mme Sand auprès de Jules Simon en faveur de Duquesnel et de l’Odéon, alors à la veille de la ruine causée par les troubles de l’année terrible, ainsi qu’en faveur de Berton malade, que se rattache l’épisode raconté dans notre volume I : comment George Sand et Jules Sandeau passèrent une heure entière dans l’antichambre du ministre sans se reconnaître.
  32. Dans le volume des Lettres de George Sand à Musset et à Sainte-Beuve publiées en 1897, ce Verbet est appelé tout le temps « Pubet ». C’est une faute d’impression… à plusieurs éditions.
  33. Voir aussi le volume précité des Lettres de George Sand à Sainte-Beuve.
  34. Il est facile de deviner que l’auteur entendait sous cet éditeur son ami Buloz.
  35. Marcel Prévost : « George Sand, » conférence prononcée à Nancy le 3 mars 1901, sur l’initiative de la Ligue de l’Enseignement. (La Contemporaine, mars 1901.)
  36. Sainte-Beuve avait écrit dans son article qui parut lorsque Mademoiselle La Quintinie était encore en cours de publication à la Revue des Deux Mondes : « L’auteur de Sibylle… a remué dans ce roman de grosses questions, plus grosses peut-être qu’il n’avait d’abord pensé : questions théologiques, sociales, questions de présent et d’avenir. George Sand, on le sait, s’en est émue ; l’aigle puissante s’est irritée comme au jour du premier essor : elle a fondu sur la blanche colombe, l’a enlevée jusqu’au plus haut des airs, pardessus les monts et les torrents de Savoie, et à l’heure qu’il est, elle tient sa proie comme suspendue dans sa serre. Thèse contre thèse, théologie contre théologie, et tout cela en roman ; c’est un peu rude. La région du moins où le débat s’agite, s’est singulièrement agrandie et élargie ; on y respire. Ledernier mot de l’énigme, la solution est encore, comme dit le poète, dans les genoux de Jupiter. Nous attendons impatiemment la conclusion de Mademoiselle La Quintinie, nous verrons bien… » {Nouveaux lundis, t. V, p. 40.)
  37. Cette préface parut dans la première édition de Mademoiselle La Quintinie en volume et se réimprime depuis lors à la tête du roman.
    Deux lettres de Mme Sand à Octave Feuillet se rapportant à une autre œuvre célèbre de l’auteur de Sibylle : le Roman d’un jeune homme pauvre, sont publiées dans le livre de Mme Octave Feuillet, Quelques années de ma vie. (Paris, 1894), p. 213-216.
  38. Voir les lettres de Mme Sand du 8, 16 et 23 juin 1863 dans le volume des Lettres de George Sand à Musset et à Sainte-Beuve, que nous avons déjà cité plusieurs fois et que nous citerons encore.
  39. Nous avons dit ailleurs (dans notre vol. III, chap. vii) qu’en 1865 George Sand publia dans l’Avenir national un article consacré aux derniers volumes de l’Histoire de la Révolution de Louis Blanc, parus juste en 1863. Probablement c’est à cet ouvrage que George Sand fait allusion en parlant des « beaux livres de ses amis sur la Révolution » qu’elle lisait alors.
  40. Cette lettre de Mme Sand à Sainte-Beuve est imprimée à la page 250 du volume des Lettres de George Sand à Musset et à Sainte-Beuve, paru en 1897 chez Lévy, et y porte le numéro 64. En réalité, c’est le numéro 67 de la collection complète des lettres de George Sand à Sainte-Beuve.
    En général l’ordre des numéros et les dates sont absolument inexacts dans ce volume. Par exemple, la lettre numéro 64, datée du 5 avril 1862, est imprimée comme le numéro 69 et datée du « 13 janvier 1864 « ; le numéro 78 est en réalité le numéro 63 ; elle n’est pas de « décembre 1866 », mais du 3 avril 1842 ; le numéro 77 est le numéro 62 et non plus de « décembre 1866 », mais de mars 1862 ; le numéro 62 est en réalité le numéro 65 ; le numéro 63 le numéro 64 ; le numéro 75 le numéro 80 ; le numéro 81 le numéro 79 ; le numéro 76 le numéro 81 ; elle n’est pas du « 15 janvier 1869 », mais bien du 16 juin 1869, etc., etc. Bref, à partir de la page 247, tous les numéros sont intervertis et doivent être corrigés.
  41. George Sand s’était déjà cachée sous ce nom d’emprunt dans la description de son arrivée à Venise avec Musset, par laquelle commençait ce Fragment d’un roman qui n’a pas été fait, écrit en 1842, dont nous avons parlé dans nos deux premiers volumes et qu’on peut lire aux p. 137-147 du livre du vicomte de Spœlberch, Véritable histoire.
  42. Cet article est réimprimé dans le volume des Sept cordes de la lyre.
  43. Réimprimé dans les Questions d’art et de littérature.
  44. Voir notre vol. I, chap. iii, et vol. IV, chap. viii et x.
  45. Voir Œuvres complètes de George Sand, vol, des Nouvelles lettres d’un voyageur.
  46. Voir notre vol. I, chap. vi.
  47. Celui du duc d’Aléria.
  48. Lorsque ce chapitre fut déjà prêt pour l’impression, parurent dans le Temps les « Souvenirs « de M. Duquesnel, ancien directeur de l’Odéon, très intéressants, mais très peu exacts. Nous renvoyons le lecteur à l’Appendice, au chapitre xii, où il trouvera toutes les rectifications nécessaires du récit de Duquesnel sur la première de Villemer. Quant à Brindeau, il joua effectivement dans Villemer, lorsque la pièce fut reprise en l’automne de 1864.
  49. Directeur de l’Odéon.
  50. Voir p. 463. C’est Mme Leprévost qui créa le rôle de Diane.
  51. Directeur du Vaudeville.
  52. Ministre des Beaux-Arts.
  53. Eugène Fromentin, célèbre peintre et écrivain. Mme Sand consacra dans la Presse de 1857 et 1859 des articles très enthousiastes à ses livres : Un été dans le Sahara et Une année dans le Sahel. Elle lui dédia aussi son roman de Monsieur Sylvestre en l’appelant dans la dédicace « son ami » : À mon ami Eugène Fromentin.
  54. Pièce de Jules Sandeau.
  55. Mme Sand voulait le consulter sur la possibilité ou l’impossibilité selon lui, de tirer une pièce de l’Homme de neige.
  56. Sobriquet de Mme Arnould-Plessy. Nous avons déjà dit plus haut comment Mme Sand sut la consoler et la soutenir dans la terrible épreuve de sa vie lorsque le même prince Jérôme la trahit d’une manière aussi grossière que cynique. On connaît trop cet épisode pour que nous ayons besoin d’en parler encore. (Voir entre autres Mes sentiments et nos idées avant 1870, de Mme Adam, p. 280-281,)
  57. Célèbre peintre et dessinateur, grand ami de Dumas fils, de Manceau et de Mme Sand. Elle l’appelle dans l’une de ces lettres à Dumas : « Mon joli petit colibri Marchal, » par dérision, Marchai étant énorme. En 1861 il avait fait un portrait de Mme Sand. (V. plus haut p. 406.)
  58. Henri Arrault fut, encore avant Dunant, le premier promoteur de l’idée de secourir les blessés au champ de bataille, c’est-à-dire le vrai créateur de la Croix-Rouge. La lettre de Mme Sand à Arrault, dans laquelle elle souligne ce fait ; la primauté de cette idée revenant à Anault et non pas à Dunant, fut publiée en 1865 dans l’Opinion nationale. C’est à Arrault aussi que se rapporte une autre lettre de M. Sand intitulée À propos du choléra et imprimée dans l’Avenir national. Mme Sand y fait appel à tous les gens de bien de s’empresser de venir en aide à une autre entreprise d’Arrault, soit en lui envoyant de l’argent, soit des vêtements, afin qu’il puisse secourir les familles des morts du choléra, bonne œuvre que cet excellent homme avait entreprise lors de l’épidémie de 1865.
  59. Berton, qui devait obtenir la permission du directeur du Vaudeville de jouer le duc d’Aléria dans la pièce de Mme Sand, ne parvint pas pendant longtemps à vaincre l’obstination de M. de Beaufort. Ayant enfin obtenu cette permission, il eut dans ce rôle un éclatant succès.
  60. Manceau était déjà atteint de la phtisie à ce moment.
  61. Peint par Mme Calamatta. Il est au salon de Nohant où nous l’avons vu.
  62. Propriétaire d’un cheval et d’une carriole, qui accompagnait Mme Sand dans ses courses et ses promenades à Tamaris.
  63. Le général Ferri-Pisani, attaché à la maison du prince Jérôme, grand ami de Mmes Sand et Villot.
  64. > Nadar, célèbre photographe, qui avait fait en 1864 seize portraits de George Sand, était un républicain et ami de George Sand depuis 1848. Il s’intéressait à l’aérostatique et l’aviation et écrivit un livre : le Droit au vol. On sait qu’un décret datant de la grande Révolution interdisait absolument tout essai de vol, soit en ballon, soit sur des appareils plus lourds que l’air. Or Nadar défendait le droit de chacun de voler. Mme Sand écrivit, en 1865, une Préface à son livre, qu’il aurait été fort curieux de publier de nos jours dans quelque revue d’aviation. (Cette préface est réimprimée dans le volume des Souvenirs de 1848.) Mme Sand y part d’un point de vue très élevé et très grand r il ne faut ni se moquer, ni mettre d’entraves à une grande idée nouvelle, mais au contraire l’accueillir avec joie et prêter à son auteur aide et secours, pour qu’il la réalise, si cette idée est basée sur la logique et provient de la volonté de se rendre maître d’une force de la nature point encore domptée ; l’avenir justifie toujours les novateurs et les chercheurs courageux ; il est impossible, au siècle de la vapeur et de l’électricité, de ne pas avoir foi dans la victoire future de la navigation aérienne. On voit combien George Sand avait le sens juste.
  65. Auteur du livre les Forçats pour la foi.
  66. Nous tenons ces détails des sources les plus autorisées.
  67. Voir Correspondance, vol. V, p. 24-35, les lettres à Duvernet du 24 mars ; à Mme de Bertholdi du 3 avril ; à Mlle Nancy Fleury du 8 mai ; à M. Oscar Cazamajou de « mai 1864 » et à M. Guillemat du 11 juin 1864.
  68. Cette lettre est inédite.
  69. Paroles tirées de la ballade la Bonne déesse de la pauvreté, composée par Consuelo, (Voir notre vol. III, chap. iv.)
  70. Œuvres de Virgile, texte latin publié d’après les travaux les plus récents de la philologie avec un commentaire critique et explicatif par M. E. Benoist. (Voir Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, Lévy, 1869, t. XI, p. 174.)
  71. Il est évident qu’il faut sous-entendre par « M. Sylvestre » Mme Sand.
  72. Lettres d’un voyageur, voir la lettre numéro iv (à Néraud et Rollinat) de 1834, samedi (p. 160-163 de l’édition Lévy).
  73. Voir le chapitre viii du présent volume.
  74. Voir notre vol. II. p. 311-312.
  75. Plus tard son corps fut transféré dans le cimetière de Nohant.
  76. Inédites.
  77. Ce discours est imprimé dans le volume des Nouvelles lettres d’un voyageur parmi les nécrologies des Amis disparus.
  78. Voir plus haut à la p. 460 ce qui était dit des procédés d’Ed. Cadol envers Manceau taxés « de mauvais » par Mme Sand, lors des représentations de la Journée à Dresde.
  79. Voir plus haut, chap. viii et ix.
  80. En disant tout cela nous ne faisons que confirmer les idées de Mme Sand sur les cérémonies religieuses et le culte. Nos croyances personnelles sont complètement différentes.
  81. Fils de la demi-sœur de Mme Sand, Mme Caroline Cazamajou. George Sand avait intercédé pour lui auprès des hauts fonctionnaires militaires, en 1852. (Voir plus haut, chap. ix.) Elle avait beaucoup d’amitié pour ce neveu, qui la lui rendait de son côté.
  82. Mme Herminie Cazamajou.
  83. Sobriquet de Francis Laur qui, depuis la mort de Maillard, vivait, paraît-il, dans la famille Boutet aux vacances.
  84. Pièce écrite en collaboration par Dumas fils et Em. de Girardin, et qui fut la cause d’une querelle, d’une polémique acharnée et finalement d’une inimitié à mort des deux ex-amis. (Voir à ce sujet les Entractes, par Dumas fils, vol. II.)
  85. Dans sa lettre à Dumas, écrite à la même date que ces lignes, Mme Sand dit que c’est la partie écrite par M. de Girardin qui lui avait déplu.
  86. Roman de Maurice Sand, le Coq aux cheveux d’or. La publication de ce roman fit faire à Mme Sand la connaissance du célèbre éditeur et critique Albert Lacroix, qui devint bientôt et resta toujours l’ami de tous les Sand, mère, fils, belle-fille et petites-filles. Albert Lacroix raconta l’histoire de ses rapports avec l’illustre femme dans ses très intéressants Mémoires d’un éditeur publiés dans la Revue internationale de 1898.
    Nous eûmes le plaisir de faire la connaissance de cet excellent homme, d’un désintéressement, d’une culture et d’une science vraiment rares, encyclopédiques, en 1898, à Nohant. Il avait alors plus de soixante-dix ans ; nos relations furent d’emblée très amicales. Le culte que nous professions pour George Sand fut le point de départ de cette amitié, et la généreuse habitude du charmant vieillard de prendre à cœur les intérêts d’autrui, si ces intérêts avaient quelque rapport à la littérature ou à la science, fit qu’il témoigna à l’égard de notre travail un intérêt et une sympathie vraiment paternels.
    Plus tard nous eûmes l’occasion de visiter M. Lacroix et sa charmante famille, si laborieuse, si éclairée, dans son petit appartement de la rue Vergne ; la modestie de cette demeure n’empêchait pas qu’elle fut toujours le point de réunion d’amis nombreux — portant la plupart des noms, connus de tout homme instruit en Europe — ou bien leurs veuves ou leurs sœurs. Et c’était pourtant un éditeur ! Mais cet éditeur perdit toute sa fortune à enrichir les auteurs, et cet écrivain dut, jusqu’à la fin de sa vie, travailler pour ne pas mourir de faim. Ce fut un coup très sensible pour nous lorsque nous apprîmes à Paris, en 1904, lors du centenaire de George Sand, que notre vieil ami n’était plus de ce monde, qu’il ne lirait plus les volumes III et IV de notre travail. Sit tibi terra levis, cher excellent ami ! Que ces lignes soient l’expression de notre gratitude et de notre vénération pour sa mémoire.
  87. Le petit Marc-Antoine, mort deux mois après la Lettre d’un voyageur, d’avril 1864, où Mme Sand « chantait » Gargilesse.
  88. Il ne faut pas oublier que Maillard et Manceau étaient cousins et que c’est par Manceau que Mme Sand avait connu Maillard. Ces deux lignes révèlent d’une manière parfaitement explicite à qui et à quoi doit être attribuée la profonde douleur dont est empreinte cette Lettre adressée à Hugo et qui, par son lyrisme et sa poésie, égale les toutes premières Lettres d’un voyageur datées de 1834-36.
  89. Voir plus haut le chap. xi du présent volume.
  90. Réimprimés également dans le volume Questions d’art et de littérature.
  91. Inédite.
  92. On lit en note à cette lettre à la page 129 dans la Correspondance, t. V; « Drame joué plus tard à la Porte-Saint-Martin sous le titre de Cadio. »
  93. Histoire de ma vie, vol. III, p. 122-26.
  94. Elle parut dans le numéro du 23 septembre 1867.
  95. Lors de l’impression de cette lettre dans la Liberté ces deux derniers mots se lisaient : connaissance humaine.