George Sand, dix conférences sur sa vie et son œuvre/1
I
AURORE DUPIN
PSYCHOLOGIE D’UNE FILLE DE ROUSSEAU
Je vous dois d’abord quelques mots sur le choix du sujet que je traiterai devant vous : je m’empresse de vous dire que j’en aurais choisi un autre, si j’en avais trouvé un autre qui me parût plus varié, plus riche et plus actuel.
À quoi sert en effet l’histoire littéraire ? Vous la représentez-vous à la manière d’un musée où sont conservées, pour le plaisir des yeux, quelques toiles de maîtres ? Elle est cela, sans doute ; mais elle est autre chose encore. Les beaux livres sont avant tout des œuvres vivantes. Non seulement elles ont vécu, ces œuvres, mais elles continuent de vivre. Elles vivent en nous sous les espèces des idées qui forment notre conscience et des sentiments qui inspirent nos actes. Rien n’est plus important pour une société que de faire l’inventaire des idées et des sentiments qui, à chaque instant de sa durée, composent son atmosphère morale ; pour chaque individu, ce travail est la condition même de sa dignité. Mais ces idées, mais ces sentiments, les aurions-nous si, dans les temps qui nous ont précédés, il ne s’était trouvé pour les recueillir dans l’air, pour les rendre viables et durables, des êtres d’exception, capables de penser plus vigoureusement que nous, de sentir avec plus de profondeur, d’exprimer avec plus de relief, et qui nous les ont légués ? L’histoire littéraire est cela surtout : le perpétuel examen de conscience de l’humanité.
Or, ai-je besoin de redire, ce que tout le monde sait, combien notre époque est complexe, et confuse et troublée ? Dans le dédale où nous nous agitons douloureusement, qui de nous ne regrette les temps de vie simple où l’on allait vers un but, inconnu sans doute et mystérieux, mais par des voies droites et des routes royales ? George Sand a écrit pendant près d’un demi-siècle ; c’est-à-dire que, pendant cinquante fois trois cent soixante-cinq jours, elle n’a pas laissé passer un jour sans couvrir de son écriture abondante plus de feuillets que d’autres en un mois. Ses premiers livres ont fait scandale, ses premières opinions ont déchaîné des tempêtes. Depuis lors, pas une nouveauté vers laquelle elle ne se soit précipitée, pas une chimère qu’elle n’ait accueillie pour nous la renvoyer renforcée et passionnée. Vibrant à tous les souffles, électrisée par tous les orages, elle a regardé vers chaque nuée derrière laquelle il lui semblait voir briller une étoile. On a appelé l’œuvre d’un autre romancier un répertoire de documents humains. Mais son œuvre à elle, quel répertoire d’idées ! Amour, famille, institutions sociales, formes de gouvernement, sur quoi n’a-t-elle pas dit son mot ? Et c’était une femme ! Et son cas dans toute l’histoire des lettres est à peu près unique ! — Voilà précisément ce que je voudrais étudier avec vous : l’importance qu’a eue, dans l’évolution de la pensée moderne, l’apparition de cette femme de génie.
J’aborde mon sujet avec respect et bonne foi. J’étudierai la biographie dans la mesure où elle est indispensable pour la complète intelligence des œuvres. Je dessinerai la silhouette des originaux que je rencontrerai sur mon chemin, sous l’angle et dans le jour où ils se mêlent à la vie de l’écrivain, estimant qu’une galerie où l’on défile devant Sandeau et Sainte-Beuve, Musset, Michel (de Bourges), Liszt, Chopin, Lamennais et Pierre Leroux, Dumas fils et Flaubert, et d’autres et d’autres encore, est une galerie incomparable. Je n’attaquerai pas les personnes, mais je discuterai les idées, et, s’il le faut, je les combattrai — avec allégresse. Au cours du voyage, nous verrons, je l’espère, s’ouvrir devant nous bien des perspectives.
Naturellement je me suis aidé de tous les travaux qui comptent parmi ceux qui ont été consacrés à George Sand : j’en aurai plusieurs à vous signaler. J’indique une fois pour toutes les deux volumes publiés sous le pseudonyme de Wladimir Karénine[1] par une femme appartenant à la haute société russe : c’est, pour toute la période qui précède 1840, l’ouvrage le plus complet. Un savant maître de l’Université, M. Samuel Rocheblave — l’homme qui, aujourd’hui, connaît le mieux la vie et l’œuvre de George Sand — a été pour mon travail le guide le plus dévoué, le conseil le plus judicieux et le plus sur : je tiens à reconnaître la dette que j’ai contractée envers lui. Enfin, des archives particulières se sont ouvertes pour moi, libéralement. Il y aura de l’inédit. C’est la manie du jour. George Sand n’ayant guère publié qu’une centaine de volumes, romans et nouvelles, soit toute une bibliothèque, à laquelle il faut joindre quatre volumes d’autobiographie et six de correspondance imprimée, on nous demande à toute force des « documents nouveaux » sur cet écrivain, pour lequel il paraît qu’on manque de renseignements. Il n’est que de s’incliner et de s’exécuter.
Je voudrais aujourd’hui rechercher avec vous comment les dons naturels, les premières influences et les premières impressions ont, chez l’enfant et la jeune fille que fut Aurore Dupin, prédéterminé la femme et l’écrivain que sera George Sand.
C’est à Paris, au no 15 de la rue Meslay, en plein quartier du Temple, que naquit, le Ier juillet 1804, Lucile-Amandine-Aurore Dupin, fille légitime de Maurice Dupin et de Sophie-Victoire Delaborde. J’attire tout de suite votre attention sur le phénomène capital qui éclaire le problème de sa destinée : son hérédité, ou plutôt l’opposition radicale, violente, de ses deux hérédités.
Par son père, elle est une aristocrate : elle cousine avec les maisons régnantes.
L’ancêtre, c’est le roi de Pologne, Auguste II, amant de la belle comtesse Aurore de Kœnigsmarck. Le grand-père, c’est Maurice de Saxe, aventurier et condottiere, si l’on veut, mais à qui nous devons cette page éternellement rayonnante de notre histoire : Fontenoy. Nous entrons ici dans un coin du xviiie siècle brillant, galant, frivole, artiste, libertin. Maurice de Saxe raffolait du théâtre : on n’a jamais su s’il l’aimait davantage pour le théâtre lui-même ou pour les femmes de théâtre. Il emmenait en campagne une troupe qui préludait, par une représentation du « théâtre au camp », à l’engagement du lendemain. Dans cette troupe il remarqua une jeune artiste, Mlle de Verrières, dont le père s’appelait M. Rinteau — ce que nous prononçons aujourd’hui : Monsieur Cardinal. De cette remarque naquit une fille, reconnue plus tard sous le nom de Marie-Aurore de Saxe. Ce sera la grand’mère de George Sand. Elle épousa à quinze ans le comte de Horn, un bâtard de Louis XV… C’est extraordinaire ce qu’il y a de bâtards dans cette histoire-là, et invinciblement il vous revient à l’esprit le mot du Monde ou l’on s’ennuie : « Est-ce que tous les enfants ne sont pas naturels ? » … Ce mari, ayant fait l’amitié à sa femme, qui ne fut pas sa femme, de mourir dans le plus bref délai, elle revint vivre chez sa mère, la « dame de l’Opéra ». Et un vieux gentilhomme, Dupin de Francueil, qui avait été l’amant de l’autre demoiselle Verrières, s’étant épris d’elle, elle l’épousa et en eut un fils, Maurice Dupin, qui sera le père de notre romancière. La merveille, dans ce ricochet et dans cette cascade de fantaisies, c’est qu’il ait pu en sortir une honnête femme, la femme infiniment respectable que ne cessa jamais d’être Marie-Aurore.
Mais, par son hérédité maternelle. Aurore Dupin est peuple. Car elle est la fille de Sophie-Victoire Delaborde, modiste, la petite-fille d’un marchand de serins et chardonnerets du quai des Oiseaux, qui avait d’abord tenu un estaminet, et l’arrière-petite-fille de la mère Cloquart.
Cette double hérédité se personnifie dans les deux femmes qui se sont partagé le cœur de George Sand enfant. Il nous faut donc tout de suite faire le portrait de ces deux femmes.
La grand’mère est le type, sinon de la grande dame, du moins de l’élégante, dans la seconde moitié du xviiie siècle. Très instruite, elle s’était affinée à vivre chez les demoiselles Verrières, qui recevaient la meilleure société. Elle était bonne musicienne et chantait à ravir. Quand elle épousa Dupin de Francueil, celui-ci avait le double de son âge, soixante-deux ans. Mais, disait-elle à sa petite-fille, « est-ce qu’on était jamais vieux dans ce temps-là ? C’est la Révolution qui a amené la vieillesse dans le monde. » Dupin était l’homme aimable ; plus jeune, il l’avait été trop ; maintenant il l’était juste assez pour rendre sa femme très heureuse. D’ailleurs prodigue et menant un train de prince, il laissa Marie-Aurore ruinée, et pauvre à soixante-quinze mille livres de rentes. Imbue des idées des philosophes, ennemie de la coterie de la Reine, elle accueillit sans effroi la Révolution, qui ne manqua pas de l’emprisonner. Le 26 novembre 1793, elle fut arrêtée et incarcérée au couvent des Anglaises, rue des Fossés-Saint-Victor, qui avait été converti en maison d’arrêt. Au sortir de la prison, elle s’établit dans ce domaine de Nohant qu’elle avait acheté depuis peu. C’est encadrée de ce décor que sa petite-fille la retrouve dans ses plus lointains souvenirs : grande, svelte, blonde et si calme ! À Nohant, elle n’avait pour compagnie que celle de ses femmes de chambre et de ses livres. À Paris, elle s’entourait de gens de son monde et de son temps, qui avaient les idées et les airs de tête d’autrefois. Elle prolongeait ainsi, dans le siècle nouveau, des nuances d’esprit et des manières d’ancien régime.
À ce type de race et de fine culture s’oppose le type vulgaire, populacier, de la mère d’Aurore : petite, brune, ardente, violente. Elle aussi, la fille de l’oiselier, elle avait été emprisonnée par la Révolution, et dans ce même couvent des Anglaises, et vers le même temps que la petite-fille de Maurice de Saxe : la Terreur s’entendait à réaliser ainsi la fusion des classes. Elle fut vaguement comparse dans un petit théâtre : ce ne fut pour elle qu’une entrée de carrière. Quand Maurice Dupin la rencontra, aux armées, elle était la maîtresse d’un vieux général. Elle avait déjà un enfant, Caroline, de provenance indécise ; Maurice Dupin, de son côté, avait un fils naturel, Hippolyte : on n’avait pas de reproches à se faire. Quand Maurice Dupin épousa Sophie-Victoire, un mois avant la naissance d’Aurore, — il était temps ! — il éprouva d’abord de la résistance de la part de sa mère ; mais celle-ci était indulgente : elle céda. La conduite de Sophie-Victoire fut-elle irréprochable, tant que vécut son mari ? Peut-être. Mais, après la mort de celui-ci, elle retourna à ses habitudes d’inconduite. Elle était tout à fait galante. Elle a d’ailleurs de la religion, et pour rien au monde ne manquerait la messe. Emportée, jalouse, bruyante, à la moindre contrariété son sang ne fait qu’un tour et lui monte à la tête. Alors ce sont des cris, c’est une tempête, c’est un débordement d’outrages. Il n’est pour la faire taire que de crier plus fort. Au surplus, elle n’y met pas de malice et n’en veut pas à ceux qu’elle vient d’injurier. Sentimentale, cela va sans dire, et pourtant passionnée plutôt que tendre, elle oubliait soudain ceux qu’elle avait le mieux aimés : il y avait des trous dans sa mémoire, et dans sa conscience de grandes lacunes. Ignorante, dénuée de lettres et d’usage, comme vous pouvez croire, elle a pour salon le palier de son logement, et pour relations ses voisines. Vous devinez ce qu’elle pense des aristocrates qui fréquentent chez sa belle-mère. Elle est impayable quand elle raille et quand elle parodie celles qu’elle appelle les « vieilles comtesses ». Car elle a de l’esprit naturel, une verve faubourienne, une gaminerie de gavroche, un talent pour les imitations qui est à mourir de rire. Bonne ménagère d’ailleurs, active, industrieuse, habile à tirer parti d’un chiffon, elle s’entend comme pas une à improviser avec rien une robe ou un chapeau qui a du chic. Elle a de la grâce, de la fantaisie au bout des doigts. C’est l’ouvrière parisienne, la fille des rues, l’enfant du peuple, et comme nous dirions : la midinette.
Telles sont les deux femmes qui se sont disputé le cœur d’Aurore Dupin. La destinée, qui les rapprochait, les avait faites pour se haïr. L’enfance de la petite Aurore fut le champ clos de leurs discordes. On peut dire que leur rivalité domine toute la formation sentimentale de l’enfant.
Tant qu’avait vécu Maurice Dupin, Aurore avait habité avec ses parents le petit logement parisien. Maurice Dupin était un brillant officier, brave et jovial. En 1808, Aurore alla le rejoindre à Madrid, où il séjournait en qualité d’aide de camp de Murat. Elle habita le palais du prince de la Paix, l’immense palais que Murat emplissait de la splendeur de ses costumes et de ses hurlements de souffrance. Comme Victor Hugo qui, vers la même époque et dans des conditions analogues, faisait le même voyage, revint-elle rapportant
de ses courses lointaines,
Comme un vague faisceau de lueurs incertaines ?
Il ne le semble pas. Le retour fut pénible ; on arriva harassé, malade : on fut heureux de trouver un asile à Nohant. La vie s’organisait, quand Maurice Dupin mourut brusquement d’un accident de cheval, laissant en présence sa mère et sa femme.
En fait, Aurore sera le plus souvent auprès de sa grand’mère qui s’est chargée de son éducation, et à Nohant plutôt qu’à Paris. Elle va y vivre en compagnie de son demi-frère, Hippolyte Chatiron, partageant avec lui les leçons du pédagogue Deschartres, le même qui avait élevé Maurice Dupin, moitié régisseur, moitié précepteur, autoritaire, rogue, pédant, d’ailleurs tendre et dévoué jusqu’à l’héroïsme, haïssable et touchant, un cœur d’or sous l’enveloppe d’un cuistre. Nohant, c’est le Berry, c’est la campagne, c’est la nature. Et la nature va être pour Aurore Dupin une incomparable éducatrice.
Jusqu’ici on ne relève chez l’enfant qu’un trait de caractère : une tendance prononcée à la rêverie. Elle reste, de longues heures, seule, immobile, le regard perdu. À ceux qui s’inquiètent, en lui voyant l’air si bête, la mère répond : « N’ayez crainte ! Elle rumine toujours quelque chose. » La vie à la campagne — tout en procurant à l’enfant l’exercice et le grand air, qui lui feront une santé magnifique — donnera à sa rêverie une tournure et
une matière nouvelles. Rappelez-vous l’existence
que menait, dix ans auparavant, Alphonse
de Lamartine, lâché en pleins champs
avec les petits paysans de Milly : c’est celle
aussi d’Aurore Dupin. Nohant est situé au
centre de la Vallée noire : terres brunes et
grasses, petits chemins ombragés, pays peu
accidenté, mais de grands horizons calmes.
Aurore parcourt, en toute saison et à toute
heure du jour, les traînes berrichonnes, en
compagnie de ses petits camarades, les filles
du métayer, Marie qui garde les ouailles et
Solange qui fait de la feuille, et Liset, et
Plaisir le gardeur de cochons. Elle sait dans
quel pré, dans quel pli de terrain elle les trouvera.
Elle fait avec eux le ravage dans les
foins, sur les arbres, dans les ruisseaux. Elle
garde avec eux les troupeaux. L’hiver, tandis
que les pastours devisent, rassemblés autour
de leur feu, en plein vent, elle écoute leurs
histoires merveilleuses. Ils ont « vu », ces
enfants crédules, vu de leurs yeux, Georgeon,
le diable de la Vallée noire, et les follets et
les revenants, et la levrette blanche, et la Grand’bête ! Le soir, elle entend, à la veillée,
les récits du chanvreur. Ainsi, la poésie champêtre
imprégnait cette âme neuve. Et c’était
toute la poésie champêtre : celle qui vient des
choses, de la fraîcheur de l’air et du parfum
des fleurs, mais celle aussi qui réside dans la
simplicité des sentiments et dans cette naïveté
émerveillée devant les spectacles de la nature,
restés les mêmes et aussi incompréhensibles
qu’aux premiers temps du monde.
Cependant l’antagonisme des deux mères se continuait.
Je ne vous en retracerai pas les épisodes ; mais je dois vous en indiquer les conséquences.
La première fut d’aviver l’intelligence de l’enfant par l’effet du dédoublement. Entre ces deux milieux et ces deux états d’esprit si différents, celui de sa grand’mère et celui de sa mère, et obligée de passer sans cesse de l’un à l’autre, elle les comprend et les apprécie en les opposant. Elle est tour à tour en dehors de chacun d’eux : elle peut en apercevoir les travers, les lacunes, les défauts, les mérites aussi et les avantages.
Une seconde conséquence fut d’exalter sa sensibilité. Chaque fois qu’elle quitte sa mère, la séparation est pour elle un déchirement. . Quand elle en est éloignée, elle souffre de la savoir absente et plus encore de la deviner oublieuse. Elle aime cette mère, telle qu’elle est, et de la sentir en butte à l’hostilité et au mépris, ce lui est une souffrance intime, une plaie toujours saignante.
Une autre conséquence enfin, et non la moins importante, fut de déterminer dans un certain sens l’immense pouvoir de sympathie qui était en elle. Vis-à-vis de cette grand’mère, réservée et cérémonieuse, elle n’a longtemps éprouvé que de la crainte. Elle se sent plus près de sa mère, avec qui il n’y avait pas à se gêner. Elle en veut à ceux qui représentent l’autorité, la règle, la tyrannie des usages. Elle considère qu’elles sont, elle et sa mère, des opprimées… Voyez-vous naître, chez la fille de Sophie-Victoire, le goût pour le peuple auquel elle tient par un côté de ses origines, vers lequel elle est ramenée par les humiliations subies ? Voyez-vous poindre, chez cette Page:Doumic - George Sand Dix Conferences sur sa vie et son oeuvre 1922.djvu/32 Page:Doumic - George Sand Dix Conferences sur sa vie et son oeuvre 1922.djvu/33 Page:Doumic - George Sand Dix Conferences sur sa vie et son oeuvre 1922.djvu/34 Page:Doumic - George Sand Dix Conferences sur sa vie et son oeuvre 1922.djvu/35 Page:Doumic - George Sand Dix Conferences sur sa vie et son oeuvre 1922.djvu/36 Page:Doumic - George Sand Dix Conferences sur sa vie et son oeuvre 1922.djvu/37 Page:Doumic - George Sand Dix Conferences sur sa vie et son oeuvre 1922.djvu/38 Page:Doumic - George Sand Dix Conferences sur sa vie et son oeuvre 1922.djvu/39 Page:Doumic - George Sand Dix Conferences sur sa vie et son oeuvre 1922.djvu/40 Page:Doumic - George Sand Dix Conferences sur sa vie et son oeuvre 1922.djvu/41 Page:Doumic - George Sand Dix Conferences sur sa vie et son oeuvre 1922.djvu/42 en campagne contre le préjugé, la tendance à généraliser un cas particulier et à faire de la cause d’une femme celle de toutes les femmes.
Pour conclure, voulez-vous maintenant vous rappeler et réunir en faisceau les traits qui, un à un, se sont découverts à nous dans leur ordre de succession ? Vous verrez alors à quelle lignée intellectuelle et sentimentale se rattache Aurore Dupin. Vous comprendrez les termes dont elle se sert pour nous peindre son « enivrement » à la lecture de Rousseau : « La langue de Jean-Jacques et la forme de sa déduction s’emparèrent de moi comme une musique éclairée d’un grand soleil. Je le comparais à Mozart. Je comprenais tout ». Elle le comprenait, car elle se reconnaissait en lui. En effet, cette prédominance exclusive de la sensibilité et de l’imagination, cette exaltation du sentiment, ce goût pour la vie selon la nature, cette émotion devant les spectacles de la campagne, cette méfiance à l’égard du monde, et ces effusions de sentimentalité religieuse, et cette rêverie solitaire, et cette mélancolie qui va jusqu’au désir de la mort — autant de paroles de l’Évangile selon Rousseau. Toute la psychologie d’Aurore Dupin est là.
Être d’exception, sans doute ; mais l’exception, quand elle est géniale, consiste à réunir en soi et à personnifier avec une intensité particulière les souffles qui, à un certain moment, sont épars dans l’atmosphère. Depuis le grand ébranlement apporté dans le monde moral par la prédication de Rousseau, il y avait des courants encore incertains et tout un flot d’aspirations confuses : c’est cette vague énorme qui entre dans une âme féminine. Inconsciemment Aurore Dupin accueille l’idéal nouveau : c’est cet idéal qui va opérer en elle. Comment se comportera-t-il en présence de la vie, aux prises avec les réalités familiales et sociales ? tel est exactement le sujet de ce cours ; telle est la question que nous aurons à étudier dans les leçons suivantes : c’est celle qui fait l’intérêt, le drame et l’enseignement de la destinée de George Sand.
- ↑ Wladimir Karénine, George Sand. Sa vie et ses œuvres, 2 vol. in-8o (Ollendorff).