George Sand, sa vie et ses œuvres/1/2

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Plon et Nourrit (1p. 75-92).



CHAPITRE II

Ancêtres et parents de George Sand. — Aurore Dupin considérée sous le point de vue de ses traits héréditaires.


George Sand naquit à Paris le 1er juillet 1804, dans la maison portant le n° 15 de la rue Meslay. Tous ses biographes indiquent pourtant, presque unanimement, le 5 juillet comme date de sa naissance. George Sand elle-même était restée longtemps dans l’erreur à ce sujet. Elle croyait être née le 5 juillet, jour qu’elle fêta toute sa vie, et ce ne fut que peu d’années avant sa mort qu’elle apprit la vraie date. Pour ne rien déranger aux vieilles habitudes de famille, elle continua de célébrer le 5 son anniversaire de naissance. Aux pages 69, 72, 74 et 77 (ch. viii du tome II de l’Histoire de ma Vie[1], édit. Lévy), George Sand place sa naissance au 5 juillet 1804 (16 messidor an XII de la République, an I de l’Empire), mais à la page 81 du même livre, elle donne déjà la date exacte du 12 messidor (1er juillet). Elle raconte, dans le même ouvrage, que plusieurs de ses parents croyaient qu’elle avait été inscrite dans le registre de la mairie au lieu d’une sœur ou d’un frère à elle, mort tout enfant, tandis qu’elle-même serait née en 1802. Ce n’est qu’en 1847, lorsqu’elle était en train de ranger certains papiers de famille, qu’elle découvrit qu’elle était bien elle-même, et non l’usurpatrice involontaire de l’état civil d’une autre. Voici ce document authentique qui ne permet aucun doute sur son jour de naissance. À la sacristie de l’église de Saint-Nicolas des Champs, on trouve ce qui suit dans l’un des registres :

« L’an mil huit cent quatre, le 2 juillet, a été baptisée Amandine-Aurore-Lucie, fille légitime de Maurice-François Dupin, et de Antoinette-Sophie-Victoire de la Borde, rue Meslée, n° 15.

« Parrain a été Armand-Jean-Louis Maréchal. Marraine a été Marie-Lucie de la Borde, tante de l’enfant[2]. »

George Sand dit dans l’Histoire de ma Vie que sa venue au monde ne coûta presque aucune souffrance à sa mère.

Parée, ce jour-là, à l’occasion d’une fête de famille, Sophie-Antoinette dansait joyeusement aux sons du violon du jeune Dupin, dans un cercle d’amis intimes. Au milieu d’une contredanse elle sentit les premières douleurs, se glissa inaperçue dans la chambre voisine, et bientôt, sa sœur vint annoncer au jeune mari qui n’avait pas quitté son violon, qu’une fille venait de lui naître. Le lendemain, la même jeune tante, accompagnée de son fiancé Maréchal, assista comme marraine, au baptême du nouveau-né, à qui on donna le nom d’Aurore en l’honneur de sa grand’mère, et celui de Lucie en l’honneur de sa tante. Au baptême de la « Belle au Bois dormant » (qui, disons-le en passant, se nommait aussi Aurore), douze bonnes fées et une méchante, réunies autour du berceau, exprimèrent leurs bons souhaits, auxquels se mêla une funeste prédiction. La marraine d’Aurore Dupin, interprétant naïvement les auspices qui accompagnaient la venue au monde de sa filleule — la couleur rose de la robe de sa mère et les sons de la musique de son père — prédit à l’enfant une vie de bonheur. Mais au-dessus de la simple corbeille d’osier qui servit de berceau à l’enfant flottaient aussi, invisible et puissantes, des forces mystérieuses, et bien que l’avenir de la petite Aurore fût entouré de plus de bons présages que de mauvais, ce n’est pas par pur caprice de sorcière que la future George Sand était prédestinée à subir de grandes tempêtes, à connaître beaucoup de revers et de malheurs.


Aurore Dupin apportait avec elle en ce monde les qualités et les défauts les plus divers, des traits de génie et des vices héréditaires qui, soit développés et fortifiés d’une génération à l’autre, soit modifiés et affaiblis sous l’influence d’éléments étrangers, atteignirent en elle leur plus haute expression. En prêchant, non sans arrière-pensée, et, nous le présumons, pro domo sua (et cela bien avant Émile Zola), la théorie de l’hérédité, George Sand démontre, à l’évidence, que chacun de nous est comme le produit de toute une série de générations, d’où il ressort que tous nos vices et nos vertus, toutes nos actions bonnes ou mauvaises, sont comme prédestinées et dépendent bien moins de notre volonté personnelle ou de notre éducation que des traits héréditaires de notre nature physique et morale. Le tome premier tout entier et une partie du tome II des Mémoires de George Sand sont consacrés à l’histoire de son bisaïeul et de sa bisaïeule, de son grand-père et de sa grand’mère, de son père, de sa mère et de ses autres parents, ainsi qu’à la correspondance entre la grand’mère et le père de notre héroïne. Des lecteurs naïfs se sont plaints de ces « longueurs ». Des critiques plus malveillants que perspicaces n’y ont même vu qu’un calcul pécuniaire peu honorable de la part de George Sand et du directeur de la Presse, Émile de Girardin. Il n’y a que bien peu de personnes[3], qui aient montré assez de perspicacité en démêlant le but de George Sand. Il est certain que, dans son Histoire, elle fournit avec beaucoup d’habileté, à tout lecteur attentif, la clé indispensable pour pénétrer son caractère, son tempérament, tout son être intime, en racontant en détail l’histoire d’une série de ses ancêtres, en soulignant leurs traits divers ou quelques particularités et anecdotes de leur vie.

Sans entrer dans ces détails et sans vouloir reproduire ici ce que chacun peut lire lui-même dans l’Histoire de ma Vie, nous retracerons brièvement la généalogie d’Aurore Dupin et nous nous arrêterons ensuite aux traits de caractère que ses ancêtres ont indubitablement transmis à George Sand, chez qui on les retrouve sous une forme tantôt affaiblie, tantôt saillante. Avant tout, nous attirons l’attention du lecteur sur cette profusion d’unions et de naissances illégitimes, sur toute cette série de sœurs et de frères naturels vivant en paix sous le même toit que les enfants légitimes, sur tous ces maris et femmes adoptant les enfants les uns des autres, vivant d’accord dans l’oubli du passé. Toutes ces singularités, on les observe de génération en génération dans cette famille issue d’Auguste II et contractant des unions avec d’autres familles non moins anormales ou étranges. L’anomalie, la bizarrerie et l’inconstance des unions semblent fatalement attachées, non seulement aux aïeux directs de George Sand, mais encore à la plupart des familles alliées d’une façon ou d’une autre à la sienne. L’un des biographes anglais de George Sand[4] cite, avec beaucoup de justesse, cette circonstance comme servant à justifier beaucoup de faits de sa vie, ainsi que son opinion sur ce qu’on appelle le libre amour et la « facilité » avec laquelle elle l’envisageait. Ce n’est pas seulement le tempérament sensuel et passionné de la famille qui se manifestait chez elle, mais aussi les exemples dont elle avait été témoin dans son enfance, cette atmosphère de relâchement moral qu’elle respirait et dans laquelle elle grandissait, ce ménage où le père et la mère avaient des enfants « de provenance inconnue », ce qui n’était ignoré de personne, et où cet ordre de choses, plus qu’étrange, était considéré comme simple et naturel. Ces impressions et les déductions inconscientes qui en résultaient s’incrustèrent pour toujours dans l’âme de George Sand. Jusque dans sa vieillesse, mère et grand’mère idéale, d’une exigence morale sévère pour elle-même et les autres, elle ne put jamais se défaire d’une certaine indulgence lorsqu’il s’agissait de ce qui s’appelle l’amour physique. Elle se montra toujours indulgente dans ses jugements sur les liaisons des jeunes amis et des parents qui l’entouraient. Le respect que nous devons à des personnes qui sont encore en vie ne nous permet pas d’initier le lecteur à des faits, à des récits que nous connaissons, mais nous ne pouvons passer sous silence l’étrange impression qu’ils ont produite sur nous. Ceux qui nous les ont racontés ne nourrissaient aucune malveillance envers George Sand ; ils n’avaient d’autre but que de prouver la largeur de ses opinions et son indulgence envers la pauvre humanité pécheresse. Ce trait de George Sand, nous l’attribuons bien plus aux habitudes de pensée héréditaires et aux impressions premières de son enfance et de son adolescence, qu’à l’influence postérieure des théories romantiques de 1830.

La table généalogique[5] d’Aurore Dupin nous apprend


I
  Frédéric-Auguste II,
électeur de Saxe
— (Aurore de Kœnisgmark)
|

Auguste III
roi de Pologne
|
Marie Josepha de Saxe
(épouse du Dauphin, fils de Louis XV)
|
Louis XVI, Louis XVIII, Charles X

|

Maurice, comte de Saxe
— (Mlle  de Verrières) |
Marie Aurore de Saxe
(en première noce mariée au comte de Horn
puis Mme  Dupin de Francueil)
|
Maurice François-Elisabeth Dupin (marié à Sophie-Victoire-Antoinette Delaborde)
|
Aurore Dupin (George Sand)

II
Jean-Georges, électeur de Brandebourg.

Joachim-Frédéric
électeur de Brandebourg
|
Jean-Sigismond
électeur de Brandebourg
|
Georges-Guillaume
électeur de Brandebourg
|
Frédéric-Guillaume
le Grand Électeur
|
Frédéric Ier
roi de Prusse
|
Frédéric-Guillaume Ier
|
Henri-Auguste
prince de Prusse
|
Frédéric-Guillaume II
|
Frédéric-Guillaume III
|
Guillaume Ier

 

Christian
Margraw de Bayreuth
|
Madeleine-Sybille
électrice de Saxe
|
Jean-Georges III
électeur de Saxe
|
Auguste II
électeur de Saxe, roi de Pologne
|
Maurice
comte de Saxe
|
Marie-Aurore de Saxe
|
Maurice Dupin
|
Aurore Dupin

Ce fut un certain Charles Delgaben qui envoya de Norvège, en 1872, ce second tableau à George Sand. Elle le communiqua à Henri Amic, et c’est au livre de ce dernier que nous l’empruntons (Henri Amic. « George Sand, Mes Souvenirs »). qu’elle descendait en ligne directe d’Auguste II électeur de Saxe et roi de Pologne. L’un des nombreux enfants naturels d’Auguste, né de la comtesse Aurore de Kœnigsmark, beauté célèbre en son temps[6], fut le maréchal Maurice de Saxe, l’illustre vainqueur de Fontenoy, prétendant manqué à la main d’Elisabeth Pétrowna et à celle d’Anna Iwanowna, mais amant heureux d’Adrienne Lecouvreur et de beaucoup d’autres dames et demoiselles, entre autres, d’une certaine Marie Rinteau qui chantait à l’opéra sous le nom de Mlle de Verrières. De sa Maison avec cette dernière, il naquit une fille, Marie-Aurore, d’abord inscrite sur les registres de l’église comme fille d’un petit bourgeois, mais reconnue plus tard, par un acte du Parlement, comme fille du maréchal ; aussi reçut-elle le nom de Marie-Aurore de Saxe. Confiée par le maréchal aux soins de la Dauphine, dont il était l’oncle naturel, Marie-Aurore fut d’abord placée par cette dernière à Saint-Cyr, puis elle resta toujours sous la surveillance de sa royale cousine. Est-ce par suite de cette circonstance, ou tout simplement parce qu’elle n’avait pas hérité du tempérament dangereux de son père ni la légèreté de sa mère, toujours est-il que la fille de ce Maurice de Saxe, si célèbre par ses incroyables aventures galantes, présente une remarquable exception parmi ses aïeux et ses descendants. Non seulement on ne trouve dans sa vie aucune liaison illégitime, on n’y trouve aucun roman. Mariée à deux reprises, elle fit, chaque fois, ce que l’on appelle un mariage de raison. Unie à quinze ans au comte de Horn, fils naturel de Louis XV[7]. elle n’eut aucune relation avec son mari, sauvée qu’elle fut des suites affreuses de cette union par le vieux valet de chambre du comte, qui eut pitié de la pauvre jeune fille et avertit son frère. Trois semaines après son mariage elle était veuve, son mari ayant été tué dans un duel au milieu des fêtes données à l’occasion de sa nomination au poste de « lieutenant du roi » à Schelestadt en Alsace. La jeune veuve retourna auprès de sa mère ; puis, sur les instances de la Dauphine, elle s’installa à l’Abbaye aux Bois. Après la mort de sa protectrice, elle alla encore rejoindre sa mère qui, accompagnée de sa sœur, actrice également en retraite, menait, après en avoir fini avec ses prouesses de théâtre et autres, une existence paisible, entourée d’amis plus ou moins lettrés, cultivant les muses, c’est-à-dire s’occupant de musique ou passant leur temps à lire les chefs-d’œuvre de poésie et de philosophie, à participer à des spectacles de société, à des charades, etc. Marie-Aurore passa une quinzaine d’années avec sa mère, s’occupant comme elle de belles-lettres et d’art, prenant part à des spectacles de société, vivant constamment en contact avec les hommes les plus cultivés et les plus intellectuels de son époque[8]. Flattée par les madrigaux qu’écrivaient en son honneur des amis de tout genre, entourée de l’adoration des habitués de Mlle  de Verrières, avec leur morale plus que légère du xviiie siècle, Marie-Aurore sut « garder à ses plumes, blanches comme de la neige, une pureté immaculée ». Plus tard, à l’âge de trente ans, elle jugea raisonnable d’épouser un vieillard fort riche et très aimable, M. Dupin de Francueil. Au bout de dix années paisibles de mariage, cet époux idéal, selon elle, mourut en lui laissant, avec un fils unique, une grosse fortune. Malheureusement, cette fortune était grevée de dettes, parce que Dupin avait vécu comme on vivait dans le « bon vieux temps », préoccupé, avant tout de se rendre à lui-même et à ses proches la vie agréable, sans aucun souci de l’avenir. « Après nous le déluge. »

Nous trouvons dans l’Histoire de ma Vie un excellent portrait de cet élégant et aimable représentant de l’ancien régime et de son existence insouciante, consacrée aux lettres et aux arts et à toutes les jouissances d’une culture raffinée. Il dessinait, se livrait à des travaux manuels, jouait du violon, lisait beaucoup, se tenait au courant de la littérature contemporaine, connaissait tous les hommes éminents de son époque (il eut même, pendant quelque temps, Jean-Jacques Rousseau pour secrétaire). Morose, ou malade, ou désœuvré, il ne l’était jamais, considérant ces « trois choses » comme indignes d’un gentilhomme correct et sachant dissimuler ses souffrances jusqu’à sa dernière heure. Ce qu’il cherchait avant tout, c’était d’empêcher sa jeune femme de s’ennuyer auprès de lui. Il y réussit pleinement, elle ne rappela jamais plus tard qu’avec attendrissement le souvenir de son vieil époux. Mais lorsqu’elle s’avisa, après sa mort, de mettre ses affaires en ordre, elle s’aperçut que la moitié de sa fortune était dissipée. Après avoir acquitté toutes les dettes de feu son mari, Mme  Dupin de Francueil put, avec le restant de sa fortune, acheter au sieur Piaron de Serennes son domaine — Nohant — qu’il avait acquis dans Le Berry au moment de la vente des biens nationaux. Elle s’y installa en 1795, et consacra toute sa vie à l’éducation de son fils adoré. Elle lui donna pour précepteur un certain Deschartres, un abbé qui, après la révolution, jeta sa soutane, s’adonna à l’étude des sciences naturelles et de la médecine, devint assez bon chirurgien, et fut, dans la suite, l’instituteur de George Sand elle-même. Il se montra toujours tout dévoué à Mme  Dupin, à son fils, et plus tard à sa petit-fille ; nous aurons encore maintes fois l’occasion de parler de lui.

Le jeune Maurice Dupin grandit dans la même sphère intellectuelle que sa mère. Il aimait à s’occuper d’art ; il jouait fort bien du violon, avant pour la musique de grandes dispositions qu’il avait probablement héritées d’elle, ainsi que de son père et de sa grand’mère, et il aimait passionnément le théâtre. Sa mère L’adorait et il le lui rendait bien. La tempête de la Révolution qui éclata avec la même violence sur les bons et sur les méchants, sur les ennemis des doctrines libérales comme sur ses adeptes (Mme  Dupin en était une ; elle partageait sérieusement les idées de Voltaire et de Rousseau et ne se contentait pas, comme la plupart des gens de son monde, de copier les petits pamphlets contre Marie-Antoinette ou de débiter des méchancetés contre la famille royale), cette tempête, disons-nous, faillit perdre les Dupin. Ils eurent à supporter des perquisitions, des « descentes à domicile », des arrestations et des incarcérations ; tout ce qu’ils blâmaient, eux et les autres aristocrates libres-penseurs, dans l’ancien régime, fut alors pratiqué par les représentants du nouvel ordre de choses. Les Dupin purent enfin, heureusement, sortir sains et saufs de toutes ces épreuves, mais l’ancien cours normal de leur existence se trouvait bouleversé ; ce qui souffrit surtout, ce fut la régularité de l’éducation de Maurice Dupin qui fut à jamais interrompue. Il avait à peine seize ans. Élevé par sa mère dans l’esprit des idées « d’égalité, de fraternité, de liberté, » alors triomphantes (elle envisageait cependant avec horreur la réalisation de ces idées au moyen de la guillotine et des autres violences de l’époque), il entra, une année plus tard, dans les rangs de l’armée républicaine. Simple soldat, d’abord, sous les ordres de Masséna, puis attaché à la personne du général Dupont, il fit, de 1796 à 1808, toutes les campagnes républicaines et impériales, traversa l’Allemagne, L’Italie et l’Espagne, fut blessé, fait prisonnier par les Autrichiens, et devint plus tard le brillant aide de camp du brave Murat. Il mourut subitement en 1808, tout jeune encore, désarçonné par un cheval ombrageux et tué sur place, pendant un congé qu’entre deux campagnes il passait à Nohant, chez sa mère. Sa correspondance avec sa mère nous le dépeint comme un jeune homme exubérant de vie, un peu étourdi, mais généreux et loyal, une nature franche et artistique, véritable type des vaillants soldats de la République.

Pendant les campagnes d’Italie, il fit la connaissance d’une jeune personne fort avenante et jolie, Sophie-Antoinette-Victoire Delaborde, qui partageait la vie de camp d’un vieux général. Celui-ci était riche, tandis que le jeune officier qui n’était pas encore entièrement remis de sa blessure, et qui se trouvait presque sans le sou après son retour de captivité, n’avait pour tout bien qu’un cœur aimant et un physique agréable. Il n’en est pas moins facile à deviner que la jeune femme envoya sa démission au vieux général et préféra suivre Maurice Dupin en France. Cette liaison devint plus sérieuse que ne l’aurait pu faire supposer la facilité de son début, et qu’elle ne parut d’abord à Mme  Dupin qui était au courant de toutes les aventures de son fils ; elle élevait même un enfant, fruit d’une des anciennes liaisons passagères du jeune Dupin, ce frère naturel de George Sand, Hippolyte Châtiron, avec qui notre héroïne fut toujours si liée. Lorsque Sophie Delaborde fut enceinte, Maurice Dupin résolut de l’épouser. Mme  Dupin fut naturellement effrayée en apprenant cette résolution de son fils et mit en œuvre tous les moyens, légitimes ou non, pour empêcher ce mariage. Le passé de Sophie Delaborde (George Sand a essayé de le gazer, mais elle aurait peut-être mieux fait de ne pas en parler du tout) était plus que douteux, et d’ailleurs, ce n’était guère une compagne assortie pour le fils d’une femme aussi distinguée, aussi instruite et aussi cultivée que Mme  Dupin. C’est à tort que plusieurs biographes de George Sand, surtout nos écrivains russes de 1850 à 1880, nous présentent Marie-Aurore sous les traits d’une « vieille aristocrate imbue de préjugés et de morgue » ; nous allons bientôt voir à quel point elle avait raison en s’opposant à ce mariage, et nous pouvons déjà, dès à présent, comprendre les sentiments qui la guidaient. Il se peut que Dupin se fût bientôt convaincu de la justesse du jugement de sa mère, si celle-ci avait pu lui parler avec calme et lui montrer combien son choix était peu satisfaisant, mais l’affaire fut menée trop brusquement. Des personnes bien intentionnées, Deschartres surtout, par leurs cancans, leurs services maladroits et leur excès de zèle à aider Mme  Dupin à rompre ce mariage, gâtèrent tout irrévocablement, amenèrent la discorde entre la mère et le fils et, finalement, au lieu de réussir à dissoudre ce mariage, ils en accélérèrent l’accomplissement. Le 16 prairial[9] 1804 (au commencement de juin), c’est-à-dire moins d’un mois avant la naissance de la future George Sand, Dupin, à l’insu de sa mère, signa, par-devant le maire du IIe arrondissement de Paris, son contrat de mariage avec Sophie Delaborde. En 1804, le mariage civil à la mairie primant déjà, de par la loi, le mariage religieux, il s’ensuivit que, lorsque Mme  Dupin, avertie de ce qui s’était fait, se rendit précipitamment à Paris pour rompre ce mariage, elle acquit, à son grand chagrin, la conviction qu’il était parfaitement valable et indissoluble, toutes les formalités ayant été observées. Notons en passant ce fait singulier : tandis que Sophie Delaborde, que les biographes à tendance s’obstinent à nous dépeindre comme la représentante des aspirations libérales des nouveaux temps, ne considérait le mariage à la mairie que comme une simple formalité et ne se crut réellement mariée qu’après l’avoir célébré à l’église, Marie-Aurore, que les mêmes biographes nous représentent comme « une vraie aristocrate farcie de préjugés », considérait le mariage à l’église au point de vue des philosophes du xviiie siècle ; elle trouvait que c’était là « une cérémonie inutile », et ce ne fut que sur les instances de sa bru qu’elle assista plus tard à cette « cérémonie ».

Mais nous anticipons sur les événements : à ce moment de notre récit Marie-Aurore ne voulait plus entendre parler de son fils en révolte, et lui avait défendu de se présenter à ses yeux.

Quelques mois s’écoulèrent ainsi, mais le jeune Dupin recourut à une ruse dans le but d’amadouer sa mère dont il savait toute la tendresse. Un beau jour, la concierge de la maison où demeurait Marie-Aurore, vint déposer sur les genoux de la vieille dame une fillette mignonne, mais robuste, en disant que c’était un enfant que l’on avait confié à ses soins. Marie-Aurore se mit à caresser la petite, à jouer avec elle, la réchauffant dans ses bras, et, tout à coup, dans ce bébé aux yeux noirs, son cœur devina l’enfant de son fils adoré ! Tout ébranlée dans ses sentiments, elle repoussa la petite qu’elle voulait aussitôt renvoyer. Le jeune Dupin qui attendait, en bas de l’escalier, la décision de son sort, se précipita, sur un signe de la concierge, dans la chambre où se tenait sa mère, tomba à ses genoux et obtint un pardon. Comme gage de réconciliation, Marie-Aurore passa au doigt mignon de l’enfant la bague de rubis qui venait de lui servir de jouet, recommandant de la remettre à la mère du bébé, ce que Maurice Dupin fit religieusement, et George Sand garda toujours cette bague à son doigt. Quelque temps après, Marie-Aurore consentit aussi à voir sa belle-fille et retourna ensuite à Nohant. Les jeunes époux, mariés à l’église en automne, restèrent à Paris.

Maurice Dupin fut de nouveau obligé de retourner à son poste, et sa femme habita avec Aurore et son aînée Caroline, une fille naturelle, un petit appartement à Paris. Ce fut là que George Sand passa ses premières années dans les conditions les plus modestes d’un petit ménage bourgeois.

Arrêtons-nous un instant sur les traits du tempérament, du caractère, de l’esprit et de la nature de George Sand, traits, qu’indubitablement, elle hérita de ses ancêtres et qu’elle semble d’ailleurs souligner elle-même au cours de son récit. Auguste II, qu’elle n’appelle avec trop d’indulgence que « le plus étonnant débauché de son temps », avait passé à son fils sa nature sensuelle et dépravée, son goût des aventures galantes. Mais Maurice de Saxe, ce fils plus que libertin de ce grand libertin du xviiie siècle, ce coureur d’aventures qui en était arrivé à perdre un trône pour une fredaine presque comique avec une beauté de garnison[10] — ce même Maurice de Saxe, nature rien moins que vulgaire, était doué d’une intelligence remarquable, portée aux idées originales et aux vues générales d’une grande élévation. Sous sa tente de soldat il pensait au bien public, il rêvait des utopies sociales, visant à introduire dans les différents pays de l’Europe un meilleur ordre de choses, et portait, jusque dans les questions spécialement militaires, cet esprit critique et profondément humanitaire qui sait amener des réformes. Qui ne sera étonné d’apprendre, par exemple, que ce Condottiere du xviiie siècle rêvait déjà d’introduire le service militaire obligatoire en remplacement du système de recrutement de son époque, et qu’il a laissé à ce sujet un mémoire fort curieux. Comme on peut bien le croire, ces tendances politico-économiques et sociales de Maurice de Saxe n’ont pas été mises en oubli par son arrière-petite-fille : elle s’étend là-dessus avec une visible complaisance (ch. vi du tome I de l’Histoire de ma Vie).

La fille de Maurice de Saxe hérita de ses parents leurs heureuses qualités sans rien hériter de leurs défauts et de leurs faiblesses. On ne lui voit rien de l’esprit léger de sa mère, la joyeuse Mlle  de Verrières, mais on retrouve en elle tout son talent musical et sa passion pour la littérature et les occupations littéraires. Elle était excellente musicienne, chantait à ravir et devint plus tard le professeur de sa petite-fille, non seulement pour lui enseigner le piano, mais aussi pour lui inculquer les premières notions de la science musicale. Type des libres-penseuses de son temps, imbue des idées des encyclopédistes, pleine de mépris pour les usages, les superstitions, pour tout ce qui est « irrationnel », enthousiaste de toute conquête dans le domaine de la pensée libre, elle s’occupa toute sa vie des travaux de l’esprit. Elle lisait beaucoup, faisait des extraits et des résumés de ses lectures, prenait des notes : les cahiers qu’elle a laissés, pleins de notes et d’observations, témoignent du sérieux et de la force de son intelligence. Marie-Aurore avait sans doute hérité de Maurice de Saxe cette direction d’esprit. Elle était, comme lui, encline à systématiser, à s’occuper de questions sociales et philosophiques ; heureusement pour elle, elle n’avait rien hérité de son tempérament passionné ; de toutes les passions elle ne connut que celle de l’amour maternel. À l’observer de plus près, on verra cependant qu’elle a porté dans cet amour maternel, pour son fils d’abord et pour sa petite-fille ensuite, deux éléments de passion : la jalousie et l’intolérance, Elle transmit son goût musical et littéraire à son fils, Maurice Dupin, qui, cependant, hérita avec son sang, en passant par-dessus une génération, de la nature passionnée et sensuelle de son aïeul. Son père, Dupin de Francueil, qui s’était fait remarquer en son temps comme un brillant galantin et un aimable cavalier, lui avait aussi transmis, avec sa « galanterie », son aimable légèreté. Les lettres de Maurice Dupin à sa mère, pendant que celle-ci était en prison, et celles surtout qu’il lui adressait du théâtre de la guerre, décèlent un véritable talent littéraire. Aussi, n’est-ce pas sans raison que George Sand en a publié un si grand nombre. Tout lecteur attentif se dira tout naturellement en les lisant : « Ah, je comprends maintenant pourquoi George Sand, dès ses premiers débuts dans la carrière littéraire, a fait preuve de tant de qualités de style ; je comprends maintenant sa facilité d’écrire ; c’était inné en elle, le talent d’écrivain était son sang[11]. » Ce n’est pas toutefois de son père, c’est de son aïeule en sautant encore une génération, que George Sand hérita de cet esprit un peu didactique, enclin aux utopies et à la systématisation. Elle a aussi bien raison, hélas, d’affirmer, que chacun de nous « tient plus encore de sa mère que de son père ». Et la mère de George Sand était une nature passionnée, qu’aucun frein d’éducation ne retenait, c’était un être primitif et vulgaire, une femme vive et artiste, mais quasi inculte, guidée uniquement par son instinct et son imagination, une exaltée et une déséquilibrée, dénuée de cette finesse morale qui — transmise à sa fille — aurait pu atténuer chez elle le tempérament dangereux et trop ardent de son père.

Nous pouvons nous dispenser, nous semble-t-il, de reproduire ici le tableau généalogique de la famille d’Auguste II en le commentant de notes dans le genre de celles qui parent l’arbre généalogique des Rougon-Macquart : « le trisaïeul et la trisaïeule, natures foncièrement sensuelles » ; « le bisaïeul, forte personnalité et esprit utopique » ; « la bisaïeule, artiste » ; « la grand’mère, lettrée et esprit fort » ; « le père, nature passionnée et artistique, talent musical et littéraire » ; « la mère, nature primitive, tempérament déséquilibré, exaltation et prépondérance de l’imagination » ; etc. Le lecteur, nous l’espérons, trouvera néanmoins fondée la conclusion suivante que nous déduirons de tout ce que nous avons dit jusqu’ici :

George Sand, cœur ardent, plein de pitié et de l’altruisme le plus profond ; esprit froid, enclin à tout systématiser, à tout généraliser, mais incapable d’opposer la moindre résistance à une utopie ou à la violence d’une passion ; tempérament passionné ; nature artiste dans le sens le plus large du mot ; imagination exaltée ; talent littéraire de première source et de première force.

Telle fut, en réalité, George Sand. Dès son plus jeune âge, ce fut une nature exceptionnelle, douée de rares qualités intellectuelles, mais portant en elle de funestes traits héréditaires. Son éducation, si elle en eut vraiment une ! — l’atmosphère sociale au milieu de laquelle s’écoulèrent ses premières années (les premières de l’Empire), — la vie nomade, les brusques changements dans le genre et les conditions de l’existence, ce passage perpétuel d’un milieu à un autre : du terne et bourgeois petit monde maternel dans le monde des grandeurs déchues, mais élégant et raffiné de l’aïeule, ou bien dans le brillant et bruyant milieu des guerriers napoléoniens — auquel appartenait son père, — tout cela rendit cette nature hors ligne plus individuellement exceptionnelle encore, et fit prendre à ses dons naturels une extension et une voie non moins extraordinaires.

  1. Chaque fois que nous citerons cet ouvrage, nous nous reporterons à l’édition de Calmann Lévy, parue en 4 volumes en 1879.
  2. Ce document avait déjà été publié antérieurement dans le Livre 1881, t. III, p. 643 et dans le volume de M. Henri Amic (George Sand, Mes Souvenirs. Paris, 1893). Mais M. Amic, en le citant, se trompe en traduisant le 12 messidor par « le 2 juillet ». Le 12 messidor 1804 fut le 1er  juillet.
  3. Entre autres Cuvillier Fleury, dans ses Dernières études (2 vol., Michel Lévy).
  4. Blackwood’s Edinburgh. Magazine, vol. CXXI (January-June 1877).
  5. Comme le prouvent à l’évidence les deux tableaux généalogiques ci-dessous, George Sand est une parente éloignée des familles royales et impériales de France et d’Allemagne.
  6. Voir à ce sujet le volume très curieux de Henry Blase de Bury : Épisode de l’Histoire de Hanovre, Les Kœnigsmark. (Paris, Michel Levy, 1833)
  7. Lors de la publication de l’Histoire de ma Vie, George Sand reçut une lettre d’un certain M. La Rivière, qui la priait, au nom de la famille de Horne, dont il se disait parent, et en son propre nom, de vouloir lui « faire connaître les renseignements qui faisaient croire à George Sand qu’Ant. de Horn était bâtard de Louis XV ». M. La Rivière prétendait : 1° que le nom du comte de Horn devait s’écrire de Horne, et 2° qu’il n’était pas le bâtard de Louis XV. Toutefois à l’appui de cette assertion M. La Rivière ne donnait aucune autre preuve que le fait qu’ « aucune tradition de famille n’avait jusqu’ici donné l’idée » de cette illustre descendance, et celui que la mère d’Antoine de Horn avait trente ans au moment où Louis XV en avait dix-sept, — ce qui ne prouve rien non plus. D’ailleurs M. La Rivière déclarait lui-même ne pas connaître l’acte de naissance du comte de Horne et n’avoir entre les mains que « son acte mortuaire qui ne fait pas connaître son âge ». George Sand avait copié cette lettre, dont elle avait, de plus, gardé soigneusement l’original ; mais, à ce qu’il paraît, ne donna pas suite à ces interrogations.
  8. On trouve sur les deux jolies actrices des détails très curieux et très intéressants dans le charmant volume de M. Gaston Maugras, les Demoiselles de Verrières. Paris, Lévy, 1890, in-8o.
  9. Voir, entre autres, dans le Curieux (2e volume, octobre 1877, n°44), dans l’article de Charles Nauroy la date de mariage des parents de George Sand : Du seizième jour de prairial, an douze, neuf heures de relevée »… etc.
  10. Voir l’Histoire de ma Vie, vol. I, p. 169-170.
  11. À la page 13, t. III de l’Histoire de ma Vie, George Sand relate ce fait significatif que le fils naturel de son père, Hippolyte Châtiron, aspirait instinctivement à écrire des romans, et un jour qu’elle le surprit dans ses essais, et qu’ils se mirent à converser de la difficulté de rendre ses idées sur le papier, il s’était écrié : « Ah ça, c’est donc une maladie que nous avons dans le sang ? Tu pioches donc aussi dans le vide ? Tu rêvasses donc aussi comme moi ? Tu ne me l’avais jamais dit ! » Châtiron avait raison. George Sand avait dans le sang le talent d’écrivain, et elle l’avait hérité de son père, voire même de ses ancêtres paternels.