George Sand, sa vie et ses œuvres/2/12

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Plon et Nourrit (2p. 325-393).


CHAPITRE XII


Voyage en Suisse. — « Le Contrebandier ». — Vie à « l’Hôtel de France ». — Nohant en 1837. — « Journal de Piffoël. » — Quelques lettres inédites de Liszt. — Influence mutuelle de Liszt et de George Sand l’un sur l’autre. — « Les Sept Cordes de la Lyre. »


Le procès à peine terminé, George Sand revint à Nohant et y passa un mois avec ses enfants. À la fin d’août, elle put enfin partir pour la Suisse, où elle était attendue depuis plus d’un an par Liszt et Mme  d’Agoult. Dans sa Lettre à Herbert (Charles Didier), — la dixième des Lettres d’un voyageur, — elle raconte comment elle a traversé Autun, Châlons, Lyon, Nantua, et décrit la surprise de ses amis de Genève en la voyant tomber au milieu d’eux avec sa blouse bleue et ses bottes crottées.

— Messieurs, où descendez-vous ?

C’est le postillon qui parle. — Réponse :

— Chez M. Liszt.

— Où loge-t-il, ce monsieur-là ?

J’allais précisément vous adresser la même question.

— Qu’est-ce qu’il fait ? Quel est son état ?

— Artiste.

— Vétérinaire ?

— Est-ce que tu es malade, animal ?

— C’est un marchand de violons, dit un passant, je vais vous conduire chez lui.

On nous fait gravir une rue à pic, et l’hôtesse de la maison indiquée nous déclare que Liszt est en Angleterre.

— Voilà une femme qui radote, dit un autre passant. M. Liszt est un musicien du théâtre ; il faut aller le demander au régisseur.

— Pourquoi non ? dit le légitimiste[1]. Et il va trouver le régisseur. Celui-ci déclare que Liszt est à Paris. — Sans doute, lui fais-je avec colère, il est allé s’engager comme flageolet dans l’orchestre Musard, n’est-ce pas ?

— Pourquoi non ? — dit le régisseur.

— Voici la porte du Casino, dit je ne sais qui. Toutes les demoiselles qui prennent des leçons de musique, connaissent M. Liszt.

— J’ai envie d’aller parler à celle qui sort maintenant avec un cahier sous le bras, dit mon compagnon.

— Et pourquoi non ? d’autant plus qu’elle est jolie.

Le légitimiste fait trois saluts à la française, et demande l’adresse de Liszt dans les termes les plus convenables. La jeune personne rougit, baisse les yeux, et avec un soupir étouffé répond que M. Liszt est en Italie.

— Qu’il soit au diable ! Je vais dormir dans la première auberge venue ; qu’il me cherche à son tour.

À l’auberge on m’apporte bientôt une lettre de sa sœur[2].

« Nous t’avons attendu, tu n’es pas exact, tu nous ennuies. Cherche-nous ! nous sommes partis.

« Arabella. »

P.-S. — « Vois le major, et viens avec lui nous trouver. »

— Qu’est-ce que le major ?

— Que vous importe ? dit mon ami le légitimiste.

— Au fait ! Garçon, allez chercher le major.

Le major arrive[3]. Il a la figure de Méphistophélès et la capote d’un douanier. Il me regarde des pieds à la tête et me demande qui je suis.

— Un voyageur mal mis, comme vous voyez, qui se recommande d’Arabella.

— Ah ! ah ! je cours chercher un passeport.

— Cet homme est-il fou ?

— Non pas ; demain nous partons pour le Mont-Blanc.

Nous voici à Chamounix ; la pluie tombe, et la nuit, s’épaissit. Je descends au hasard à l’Union… et cette fois je me garde bien de demander l’artiste européen par son nom. Je me conforme aux notions du peuple éclairé que j’ai l’honneur de visiter, et je fais une description sommaire du personnage : Blouse étriquée, chevelure longue et désordonnée, chapeau d’écorce défoncé, cravate roulée en corde, momentanément boiteux, et fredonnant habituellement le Dies iræ d’un air agréable.

— Certainement, Monsieur, répond l’aubergiste, ils viennent d’arriver ; la dame est bien fatiguée, et la jeune fille est de bonne humeur. Montez l’escalier, ils sont au n° 13.

— Ce n’est pas cela, pensais-je, mais n’importe. Je me précipite dans le n° 13, déterminé à me jeter au cou du premier Anglais spleenétique qui me tombera sous la main. J’étais crotté de manière à ce que ce fût là une charmante plaisanterie de commis voyageur.

Le premier objet qui s’embarrasse dans mes jambes, c’est ce que l’aubergiste appelle la Jeune fille. C’est Puzzi[4] à califourchon sur le sac de nuit, et si changé, et grandi, la tête chargée de si longs cheveux bruns, la taille prise dans une blouse si féminine, que, ma foi ! je m’y perds ; et, ne reconnaissant plus le petit Hermann, je lui ôte mon chapeau en lui disant : Beau page, enseigne-moi où est Lara ?

Du fond d’une capote anglaise sort, à ce mot, la tête blonde d’Arabella ; tandis que je m’élance vers elle, Franz me saute au cou, Puzzi fait un cri de surprise ; nous formons un groupe inextricable d’embrassements, tandis que la fille d’auberge, stupéfaite de voir un garçon si crotté, et que jusque-là elle avait pris pour un jockey, embrasser une aussi belle dame qu’Arabella, laisse tomber sa chandelle, et va répandre dans la maison que le n° 13 est envahi par une troupe de gens mystérieux, indéfinissables, chevelus comme des sauvages, et où il n’est pas possible de reconnaître les hommes d’avec les femmes, les valets d’avec les maîtres. — Histrions ! dit gravement le chef de cuisine d’un air de mépris, et nous voilà stigmatisés, montrés au doigt, pris en horreur. Les dames anglaises que nous rencontrons dans les corridors, rabattent leurs voiles sur leurs visages pudibonds, et leurs majestueux époux se concertent pour nous demander pendant le souper une petite représentation de notre savoir-faire, moyennant une collecte raisonnable… »

Voilà bien un récit de voyage qui ne manque ni de gaîté ni de verve ! Le voyage commençait vraiment sous des auspices heureux, et tant qu’il dura ce fut un temps d’allégresse et de joie. Il n’en pouvait être autrement dans une société si bien assortie : George Sand et Liszt, deux vrais artistes, avides d’impressions, brillants et brûlants d’un feu intérieur ; la comtesse d’Agoult, jeune femme amoureuse et nullement ordinaire ; Puzzi, Maurice et Solange, trois enfants gais et dispos ; le spirituel major Pictet ; l’aimable légitimiste, la berrichonne Ursule, nature naïve et spontanée, tantôt s’extasiant sur toutes choses, tantôt pleurant d’effroi au nom de Martigny qu’elle confondait avec la « Martinique », ce qui lui faisait craindre une traversée pour revenir dans le Berry.

La joie de vivre régnait au milieu de ces jeunes gens ; on se divertissait comme des écoliers en vacance, c’étaient des plaisanteries, des drôleries, des espiégleries sans fin. Les hôtes et les servantes des hôtels, ainsi que les indigènes, avaient vraiment grand’peine à préciser qui ils hébergeaient, car voici par exemple ce que Liszt écrivit sur le « livre des voyageurs » à Chamounix :

Musicien-philosophe
 : au Parnasse.
venant : du Doute.
allant : à la Vérité.

À son tour, George Sand se qualifiant avec ses enfants, de « famille Piffoëls » (surnom qui lui resta depuis ce jour à cause du long nez de Maurice et de celui de George Sand elle-même), inscrivit ce qui suit :

Noms des Voyageurs : Famille Piffoëls.
Domicile : La nature.
D’où ils viennent : de Dieu.
Où ils vont : au Ciel.
Lieu de naissance : Europe.
Qualités : Flâneurs.
Date de leurs titres : Toujours.
Délivrés par qui : Par l’opinion publique.

Liszt, George Sand et Pictet consacrèrent tous des pages vives et brillantes à leur voyage à Chamounix, au Grand Glacier et au Montanvert, à leur visite à la cathédrale de Fribourg et à leur séjour à Genève. Ils nous initient également aux causeries, pleines d’intérêt, soit philosophiques, soit artistiques, qu’ils ont eues dans le cours du voyage. Sous ce rapport, le petit livre de Pictet qui nous donne à la fois un portrait de George Sand, comme femme et écrivain (il la place entre Rousseau et Byron), et la description du voyage à Chamounix et à Fribourg, est particulièrement intéressant. Dans cette Course à Chamounix, ayant pour sous-titre Conte fantastique, l’auteur expose toutes ses causeries et ses réflexions à lui, major, dans une forme vraiment fantastique, parfois trop allégorique, parfois en ayant l’air de nous raconter ses rêves et ses visions, ce qui à la fin, devient fatigant pour le lecteur. Cependant, malgré tous ces défauts, le livre du major ne manque pas de coloris et de brillant lorsqu’il nous expose les conversations des jeunes gens, et qu’il analyse le caractère de chacun des quatre principaux personnages (Liszt, George Sand, la comtesse d’Agoult, Pictet). C’est surtout de George Sand qu’il parle le plus en détail. Après une appréciation pleine d’esprit des banalités débitées sur son compte et des opinions courantes sur elle, Pictet note les « facettes multiples » de cette nature : elle est « gamin », elle est poète, elle est femme révoltée et romancière distinguée, poète de l’amour et auteur de livres épouvantant les hypocrites, elle est même un carbonaro. La clef de sa nature énigmatique est à chercher dans son génie. Son inconstance, sa mobilité, ses brusques transitions, ses contradictions, ses singularités, ses défauts et qualités, ce qu’il y a d’élevé et de bas dans son caractère, tout cela provient de ce qu’elle n’est pas une créature ordinaire, mais un génie. C’est pour cette raison que George Sand lui apparaît avant tout comme une force poétique, créatrice ; Liszt, comme une personnification de la musique, tandis que le major lui-même et la comtesse d’Agoult sont les représentants de la pensée, de l’analyse.

Dans une vision de rêve ils apparaissent d’abord tous, comme les incarnations des trois mystiques éléments sanscrits : George Sand sous l’aspect de Kamôroupi, « celle qui change à son gré », Liszt sous celui de Madhousvâra « le mélodique », Pictet lui-même ou Arabella, sous celui de Manas, « la pensée ». On y trouve, expliqué de la manière la plus pittoresque, ce que chacun d’eux voit et fait, quel rôle il joue dans l’univers. Le major philosophe est encore préoccupé de savoir quels sont les hommes les plus utiles à l’humanité : ceux qui embrassent tout ou les spécialistes ? Longtemps il est impuissant à résoudre ce problème ; enfin, après de longues réflexions, il arrive à la conclusion que ces deux éléments se marient dans le génie, qu’il compare à une source qui jaillit avec force des entrailles de la terre, mais se répand ensuite sur une large surface. Cela explique l’admiration du major devant le génie de George Sand. Tout le « conte » n’est au fond qu’une glorification allégorique de son pouvoir sur la nature, de son esprit universel, de l’équilibre harmonieux de son âme, de ses élans perpétuels vers les mondes super-astrals, de sa soif insatiable de savoir, de son désir de pénétrer le mystère de toute la création, et de surprendre celui qui doit mettre en harmonie la vie humaine et la nature (cette harmonie a toujours été pour George Sand le sublime idéal du bonheur terrestre). C’est pour cela que tout en lisant, avec Liszt et son amie, les œuvres du philosophe à la mode, Barchou de Penhoën, et en se laissant entraîner par la philosophie de Hegel, elle trouve ensuite encore plus d’intérêt aux questions et aux problèmes sociaux. Il est à supposer que Liszt, Arabella et le major d’une part, George Sand de l’autre, ont eu entre eux de vives disputes politico-sociales, car un des chapitres représente, — sous la forme de l’apparition fantastique et comique d’une boîte à marionnettes, — l’arrivée de la « liberté et de l’égalité démocratique générales », le règne de la classe moyenne, des intérêts et des idées mesquines, où il n’y aura plus ni génie, ni art, ni vraie science. « George cependant est quelque peu surpris du résultat final et logique de son œuvre et, après avoir attendu vainement les merveilleux effets de l’égalité sur le développement intellectuel et moral de l’homme, il finit par trouver le genre humain… ennuyeux… »

Conformément à ces récits fantastiques et allégoriques, les illustrations du livre ne sont pas moins curieuses. Nous voyons déjà sur la couverture, George Sand, un cigare à la bouche ; puis vient une caricature : le major couché dans son lit, est oppressé par un cauchemar sous forme de livres que George Sand, à cheval sur un chat, prend sur les rayons d’une bibliothèque, où ils sont bien rangés — symbole des idées bien rangées du major — et qu’elle jette sur lui. Le troisième dessin, fac-similé d’une caricature que George Sand avait faite elle-même, à propos des occupations philosophiques du major, de Liszt et de la comtesse, porte en tête l’inscription : « L’absolu est identique à lui-même » ; et au bas de la page nous voyons le portrait de Liszt aux cheveux ébouriffés, qui, selon son habitude de chercher explication à tout, demande : « Qu’est-ce que cela veut dire » ? À droite, le major dit : « C’est un peu vague » ; au milieu, Arabella, dont on ne voit que la coiffure émergeant des coussins du divan, s’écrie : « Je m’y perds depuis longtemps. » Enfin le quatrième dessin représente George Sand et le major assis à cheval sur la même chaise.

Mais en dehors des conversations métaphysiques (résumées dans le chapitre X intitulé : Le carnet du major et pensées détachées[5]) et des analyses critiques sur George Sand, en dehors de la représentation sous forme fantasque de l’influence vivifiante de George Sand et de sa poésie sur la nature diamétralement opposée du major-métaphysicien, nous rencontrons, dans le livre de Pictet, des détails exacts et très réels, sur le voyage et les voyageurs eux-mêmes. Pictet fait entre autres le portrait des deux femmes, chacune extraordinaire à sa manière, toutes deux éminentes et sublimes : Arabella, la comtesse d’Agoult, grande, blonde, élégante, gracieuse, bien coiffée de longues boucles à l’anglaise, un flacon à la main, sérieuse, retenue ; George Sand, gamin pétillant d’un feu intérieur à peine maîtrisé, artiste aux allures simples et libres, peu soucieuse de son costume ; elle est vêtue d’une blouse d’homme, un cigare à la bouche, ses épais cheveux noirs, séparés par une simple raie lui tombent sur ses épaules. Sous la blouse, George Sand portait « un gilet rouge garni de boutons d’or en filigrane, au cou une cravate noire, la tête couverte d’un grand chapeau de paille ». Liszt également en blouse, portait un béret à la Raphaël. La fluette Arabella, coiffée d’une « capote anglaise », abaissait sur sa figure un voile vert.

Pictet décrit aussi l’étonnement des indigènes à la vue de cette « troupe errante de bohémiens » et dépeint en vives couleurs l’excursion à Fribourg, la visite à la cathédrale, le jeu de Liszt sur le célèbre orgue de l’église et les impressions si différentes que sa musique produisit sur les auditeurs. Déjà au commencement du livre, en parlant de Madhousvâra, le major racontait que celui-ci jouait sur « un instrument musical de nature et de formes inconnues » (il est à présumer que les sanscrits ne connaissaient pas le piano), « dont il tirait des sons admirables. On ne savait à vrai dire si c’étaient des sons ou des paroles, car l’oreille charmée croyait entendre tantôt de ravissantes mélodies et tantôt des récits pleins d’intérêt et de poésie… »

À Fribourg ce n’est plus le mystérieux Madhousvâra, mais Liszt en chair et en os qui joue sur un orgue réel. L’impression de son jeu n’en est pas moins si fantastiquement ensorcelante qu’il est difficile à ceux qui l’écoutent de dire s’il joue ou s’il sait par des sons raconter ses rêves et exprimer ses pensées.

Si nous nous sommes arrêté si longtemps sur l’opuscule de Pictet, c’est que ce petit livre ne se rencontre plus chez les libraires et qu’il est en général si peu connu que, lorsque nous l’avons demandé en 1894 à la salle de travail de la Bibliothèque Nationale de Paris, on nous a apporté un exemplaire non encore coupé et sans reliure, tel qu’il avait été reçu à la Bibliothèque en 1838. Quant à la relation de ce voyage que George Sand a faite dans ses Lettre d’un Voyageur, les détails en sont trop connus pour que nous les transcrivions, mais nous ne pouvons nous priver du plaisir de donner ici la page de la dixième Lettre, où George Sand parle à son tour de l’improvisation de Liszt sur l’orgue de Fribourg.

« Nous entrâmes dans l’église de Saint-Nicolas pour entendre le plus bel orgue qui ait été fait jusqu’ici. Arabella, habituée aux sublimes réalisations, âme immense, insatiable, impérieuse envers Dieu et les hommes, s’assit fièrement sur le bord de la balustrade, et, promenant sur la nef inférieure son regard mélancoliquement contemplateur, attendit, et attendit en vain, ces voix célestes qui vibrent dans son sein, mais que nulle voix humaine, nul instrument sorti de nos mains mortelles ne peut faire résonner à son oreille. Ses grands cheveux blonds, déroulés par la pluie, tombaient sur sa main blanche ; et son œil, où l’azur des cieux réfléchit sa plus belle nuance, interrogeait la puissance de la créature dans chaque son émané du vaste instrument. « Ce n’est pas ce que j’attendais », me dit-elle d’un air simple et sans songer à l’ambition de sa parole… »

Et pendant ce temps-là le jeune organiste robuste, en voulant faire valoir toutes les qualités du célèbre orgue et se conformant aux désirs de son maître, le vieux Mooser, qui avait la manie de vouloir créer dans ses instruments des registres imitant le bruit de l’orage, — ce gaillard solide et vermeil, disons-nous, se déchaînait sur le clavier en reproduisant une tempête avec éclairs et tonnerre, pluie et vent, « clochettes de vaches perdues, fracas de la foudre, craquement des sapins, — finale, dévastation des pommes de terre »… Tout cela ne produisit sur l’auditoire que l’effet le plus baroque et ne leur fit nullement apprécier le merveilleux instrument du vieux Mooser, qui écoutait impassiblement la tempête musicale.

« Ce fut seulement lorsque Franz posa librement ses mains sur le clavier, et nous fit entendre un fragment du Dies iræ de Mozart, — dit George Sand, — que nous comprîmes la supériorité de l’orgue de Fribourg sur tout ce que nous connaissions en ce genre. La veille, déjà, nous avions entendu celui de la petite Aille de Bulle, qui est aussi un ouvrage de Mooser, et nous avions été charmés de la qualité des sons ; mais le perfectionnement est remarquable dans celui de Fribourg, surtout les jeux de la voix humaine, qui, perçant à travers la basse, produisirent sur nos enfants une illusion complète. Il y aurait eu de beaux contes à leur faire sur ce chœur de vierges invisibles ; mais nous étions tous absorbés par les notes austères du Dies iræ. Jamais le profil florentin de Franz ne s’était dessiné plus pâle et plus pur, dans une nuée plus sombre de terreurs mystiques et de religieuses tristesses. Il y avait une combinaison harmonique qui revenait sans cesse sous sa main, et dont chaque note se traduisait à mon imagination par les rudes paroles de l’hymne funèbre.

Quantus tremor est futurus
Quando judex est venturus, etc.

« Je ne sais si ces paroles correspondaient, dans le génie du maître, aux notes que je leur attribuais, mais nulle puissance humaine n’eut ôté de mon oreille ces syllabes terribles, Quantus tremor… Tout à coup, au lieu de m’abattre, cette menace de jugement m’apparut comme une promesse, et accéléra d’une joie inconnue les battements de mon cœur. Une confiance, une sérénité infinie me disait que la justice éternelle ne me briserait pas ; qu’avec le flot des opprimés je passerais oublié, pardonné peut-être, sous la grande herse du jugement dernier ; que les puissants du siècle et les grands de la terre y seraient seuls broyés aux yeux des victimes innombrables de leur prétendu droit. La loi du talion, réservée à Dieu seul par les apôtres de la miséricorde chrétienne ? et célébrée par un chant si grave et si large, ne me sembla pas un trop frivole exercice de la puissance céleste, quand je me souvins qu’il s’agissait de châtier des crimes tels que l’avilissement et la servitude de la race humaine. Oh ! oui, me disais-je, tandis que l’ire divine grondait sur ma tête en notes foudroyantes, il y aura de la crainte pour ceux qui n’auront pas craint Dieu et qui l’auront outragé dans le plus noble ouvrage de ses mains ! pour ceux qui auront violé le sanctuaire des consciences, pour ceux qui auront chargé de fers les mains de leurs frères, pour ceux qui auront épaissi sur leurs yeux les ténèbres de l’ignorance ! pour ceux qui auront proclamé que l’esclavage des peuples est d’institution divine, et qu’un ange apporta du ciel le poison qui frappe de démence ou d’ineptie le front des monarques ; pour ceux qui trafiquent du peuple et qui vendent sa chair au dragon de l’Apocalypse ; pour tous ceux-là il y aura de la crainte, il y aura de l’épouvante !

« J’étais dans un de ces accès de vie que nous communique une belle musique ou un vin généreux, dans une de ces excitations intérieures où l’âme longtemps engourdie semble gronder comme un torrent qui va rompre les glaces de l’hiver, lorsqu’en me retournant vers Arabella, je vis sur sa figure une expression céleste d’attendrissement et de piété ; sans doute elle avait été remuée par des notes plus sympathiques à sa nature. Chaque combinaison des sons, des lignes, de la couleur, dans les ouvrages de l’art, fait vibrer en nous des cordes secrètes et révèle les mystérieux rapports de chaque individu avec le monde extérieur. Là où j’avais rêvé la vengeance du Dieu des armées, elle avait baissé doucement la tête, sentant bien que l’ange de la colère passerait sur elle sans la frapper et elle s’était passionnée pour une phrase plus suave et plus touchante, peut-être pour quelque chose comme le

Recordare, Jesu pie…

Pendant ce temps, des nuées passaient et la pluie fouettait les vitraux ; puis le soleil reparaissait pâle et oblique pour être éteint peu de minutes après par une nouvelle averse. Grâce à ces effets inattendus de la lumière, la blanche et proprette cathédrale de Fribourg paraissait encore plus riante que de coutume, et la figure du roi David, peinte en costume de théâtre du temps de Pradon, avec une perruque noire et des brodequins de maroquin rouge, semblait sourire et s’apprêter à danser encore une fois devant l’Arche. Et cependant l’instrument tonnait comme la voix du Dieu fort, et l’inspiration du musicien faisait planer tout l’enfer et tout le purgatoire de Dante sous ses voûtes étroites à nervures peintes en rose et en gris perle.

Les enfants couchés à terre comme de jeunes chiens s’endormaient dans des rêves de fées sur les marches de la tribune ; Mooser faisait la moue, et le syndic s’informait de nos noms et qualités auprès du major fédéral. À chaque réponse ambiguë du malicieux cicérone, le bon et curieux magistrat nous regardait alternativement avec doute et surprise… »

Et la dixième Lettre d’un Voyageur se terminait primitivement par des « terribles poignées de main à nos amis de Paris, à David Richard, Calamatta, Charles d’Arragon, Emmanuel, Mercier et notre Benjamin[6] »…, par la promesse d’écrire la prochaine fois à Meyerbeer (la Lettre suivante lui est bien adressée) et par l’annonce du prochain départ de l’auteur pour Genève[7].

En effet, après avoir fait leurs adieux à Pictet, George Sand, la comtesse d’Agoult et Liszt se rendirent à Genève où ils s’installèrent dans un hôtel situé au bord du Léman et où George Sand occupa avec ses enfants la mansarde, qui l’attendait depuis l’année dernière déjà.

« C’est alors, dit encore Mme Lina Ramann, que s’écoulèrent quelques jours de délices artistiques et de plaisirs intellectuels, ce fut le moment où bien souvent les mains de Liszt, dociles aux suggestions de son génie, erraient sur le clavier aux touches de nacre. Et George Sand pendant ce temps s’asseyait près du feu, en écoutant attentivement, ou bien le regard de ses yeux calmes se tournaient vers le magnifique paysage qu’on voyait par la fenêtre, tandis que, sous l’impression de la musique elle rêvait et transformait toutes ces harmonies en visions poétiques[8]. »

À cette époque à peu près, Liszt composa son Rondo fantastique, sur une chanson espagnole de Manuel Garcia, El Contrabandista, qui dut en grande partie son succès à la brillante exécution de ce morceau par Mme Malibran, la célèbre fille de Garcia. D’après George Sand, cette « grande artiste y puisait, avec tant de force, les souvenirs de l’enfance et les émotions de la patrie, que son attendrissement l’empêcha plus d’une fois d’aller jusqu’au bout ; un jour même elle s’évanouit après l’avoir achevé »…

Liszt dédia le Rondo à George Sand : « à Monsieur George Sand » (édition de Leipzig, 1837), « à Madame George Sand » (édition de Vienne, 1839). Aussitôt après avoir terminé sa pièce, Liszt la joua un soir d’automne à George Sand assise dans l’obscurité à la fenêtre et fumant sa cigarette.

… « L’auditeur, ému par la musique, mi peu enivrée par la fumée du canaster, par le murmure du Léman expirant sur ses grèves, se laissa emporter au gré de sa propre fantaisie jusqu’à revêtir les sons de formes humaines, jusqu’à dramatiser dans son cerveau toute une scène de roman. Il en parla le soir à souper et tâcha de raconter la vision qu’il avait eue ; on le mit au défi de formuler la musique en parole et en action. Il se récusa d’abord, parce que la musique instrumentale ne peut jamais avoir un sens arbitraire : mais le compositeur lui ayant permis de s’abandonner à son imagination, il prit la plume en riant et traduisit son rêve dans une forme qu’il appela lyrico-fantastique, faute d’un autre nom, et qui après tout n’est pas plus neuve que tout ce qu’on invente aujourd’hui[9] ».

Selon son habitude George Sand passa toute la nuit à écrire, et le lendemain elle lut à ses amis Le Contrebandier, conte lyrique, dans lequel elle s’était plu à reproduire les tableaux fantastiques que l’œuvre de Liszt avait inspirés à son imagination…

« La traduction poétique d’une œuvre musicale, — c’était quelque chose de nouveau, dit Lina Ramann, — les musiciens ont bien puisé de tous les temps aux sources poétiques, mais le contraire n’était jamais arrivé… » Et Jules Janin (dans le n° 9 de la Gazette Musicale de Paris de 1837) avait raison de s’écrier avec étonnement, en s’adressant aux Parisiens : « George Sand nous arrive ! Prêtez l’oreille ! il revient des montagnes avec Liszt, son compagnon ! Ils reviennent bras dessus, bras dessous, le musicien et le poète, et cette fois, par une révolution inattendue, ce n’est plus le musicien qui fait la musique sur les paroles du poète, c’est le poète qui fait les paroles de la musique. Quoi de plus magnifique que cet hymne entonné par George Sand sur la chanson du Contrebandier. Aussi, musiciens et poètes ont-ils également battu des mains à cette interprétation toute poétique dont nous n’avions pas d’exemple parmi nous… »

« Le Contrebandier, paraphrase fantastique sur un Rondo fantastique de Franz Liszt, » est loin de pouvoir être rangé parmi les meilleurs ouvrages de George Sand, de même que El Contrabandista n’appartient pas aux productions les plus parfaites de Liszt. Ce Rondo, — série de variations sur un thème espagnol, — ne se distingue ni par la perfection technique ni par le brillant pianisme de Liszt, ni par l’inspiration qui caractérise les pièces ultérieures qu’il a écrites en ce genre. Il est possible que le jeu merveilleux du compositeur donnait une teinte, une couleur précise à chacune des variations de la pièce, mais dans toute autre exécution et par elles-mêmes, ces variations sont positivement incapables de faire surgir dans l’âme de l’auditeur des tableaux que nous rêvons involontairement quand nous entendons, par exemple, la merveilleuse fantaisie sur le thème du Dies iræ (La Danse Macabre). Pour nous, nous avons de la peine à comprendre que George Sand ait pu s’imaginer, en entendant ces variations, tout ce qu’elle a représenté dans le Contrebandier. C’était, il est vrai, une George Sand et elle savait voir, entendre et imaginer ce que personne de nous ne saurait voir, entendre et imaginer aux sons du Rondo de Liszt. Quoi qu’il en soit, dans ce « Conte lyrique » le vol de l’imagination surpasse de beaucoup le mérite littéraire. La partie la mieux réussie et la plus poétique de l’œuvre est l’avant-propos, tandis que le conte lui-même n’est en réalité qu’une olla podrida véritable de moines, de brigands, de chansons à boire, de poignards, de nobles contrebandiers, d’ « orgies » d’opéra, de scélérats et de jeunes-premiers idem. Peut-être des âmes plus poétiques que la nôtre trouvent-elles du plaisir à la lecture de ce gâchis fantastique ; quant à nous, esprit prosaïque que nous sommes, nous avouons franchement et en toute sincérité que parmi les œuvres de George Sand nous n’en connaissons aucune qui soit plus ennuyeuse, de plus mauvais goût et d’une invention plus lourde, et nous serions heureux si l’auteur s’était contenté de réciter de vive voix à ses amis toutes les fantaisies poétiques que le Rondo de Liszt lui avait inspirées, et si elle se fût bornée à n’imprimer que la préface réellement poétique et élégante qu’elle a su leur adjoindre.

« L’air se termine, dit-elle, par cette sorte de cadence qui se trouve à la fin de toutes les tiranas, et qui, ordinairement mélancolique et lente, s’exhale comme un soupir ou comme un gémissement. La cadence finale du Contrebandier est un véritable sonsonete ; il se perd, sous un mouvement rapide, dans les tons élevés, comme une fuite railleuse, comme le vol à tire-d’aile de l’oiseau qui s’échappe, comme le galop du cheval qui fuit à travers la plaine ; mais, malgré cette expression de gaîté insouciante, quand, d’une cime des Pyrénées, dans les muettes solitudes ou sous la basse continue des cataractes, vous entendez ce trille lointain voltiger sur les sentiers inaccessibles dont le ravin vous sépare, vous trouvez dans l’adieu moqueur du bandit quelque chose d’étrangement triste, car un douanier va peut-être sortir des buissons et braquer son fusil sur votre épaule ; et peut-être en même temps le hardi chanteur va-t-il rouler et achever sa coplita dans l’abîme… »

Ce que Liszt admirait surtout dans cette chanson, c’était évidemment ce cachet, tout espagnol, de farouche mépris de la vie, d’audacieuse bravoure qui l’attiraient toujours, fût-ce dans les chants des bohémiens de sa patrie ou dans les œuvres des poètes. Qu’on se souvienne seulement de sa romance si connue : Les trois bohémiens, sur les vers de Lenau. C’est cette même bravoure qui charma aussi George Sand, et elle assure que « Garcia conserva toujours une prédilection paternelle pour sa chanson du Contrebandier. Il prétendait, dans ses jours de verve poétique, que le mouvement, le caractère et le sens de cette perle musicale étaient le résumé de la vie d’artiste, de laquelle, à son dire, la vie de contrebandier est l’idéal. Le aye, jaleo, ce aye intraduisible qui embrase les narines des chevaux et fait hurler les chiens à la chasse, semblait à Garcia plus énergique, plus profond et plus propre à enterrer le chagrin, que toutes les maximes de la philosophie. Il disait sans cesse qu’il voulait pour toute épitaphe sur sa tombe : Jo que soy el Contrabandista, tant Othello et don Juan s’étaient identifiés avec le personnage imaginaire du Contrebandier… »

Mme Lina Ramann, qui raconte brièvement l’histoire de la création du Contrabandista musical et du Contrebandier littéraire, dit : « Il est étonnant que George Sand, pour sa part, n’ait jamais inspiré Liszt » (c’est-à-dire qu’il n’a jamais rien composé sur aucune de ses œuvres), « malgré le profond sens musical de George Sand ».

Le lecteur verra plus loin que la première de ces assertions est inexacte. Bien que Liszt n’ait jamais écrit de romance ni de chanson sur les paroles de George Sand, il a cependant nourri plus tard le projet de faire un opéra de Consuélo et, comme nous l’avons dit ailleurs, plusieurs programmes de ses Poèmes symphoniques sont des pages périphrasées de George Sand.

Quant à la seconde moitié de la phrase de Lina Ramann, elle est à nos yeux importante et significative comme témoignage venant d’un grand musicien, de la nature musicale de George Sand. Ce témoignage est d’autant plus précieux pour nous que le biographe de Chopin, Frédéric Niecks, n’émettant du reste que ses propres opinions et non celles de Chopin, nie chez George Sand le don musical et celui de la critique musicale, se basant sur deux preuves qui, selon nous, attestent précisément le contraire de ce qu’il avance. Comme nous reviendrons plus loin sur cette question, nous nous permettons de nous fier à l’opinion de Liszt qui, nous semble-t-il, est assez bon juge en cette matière, et de répéter avec lui que George Sand était éminemment musicienne et s’entendait parfaitement en cet art. Sa compréhension profonde de la musique procurait à Liszt des moments de cette satisfaction intime éprouvée par tout artiste quand il a devant lui un auditeur qui vibre à l’unisson avec lui. Ce talent de George Sand à comprendre le langage divin des sons devait exercer une grande attraction sur Liszt, outre la conformité de leurs autres idées, leurs goûts et leurs convictions.

Au mois d’octobre, George Sand quitta Genève ; Liszt et la comtesse d’Agoult y restèrent jusqu’à la fin de l’automne, mais il fut convenu qu’on se retrouverait à Paris et qu’on y demeurerait ensemble.

En traversant Lyon, George Sand rendit visite à quelques personnes de sa connaissance, amis de Liszt pour la plupart. Rentrée à Nohant, elle y resta jusqu’à la fin du mois d’octobre et partit ensuite pour Paris, où elle s’installa dans un logement meublé, que la comtesse d’Agoult lui avait préparé d’avance à l’Hôtel de France, rue Laffitte. Elle occupait à l’entresol le n° 21, Liszt et la comtesse d’Agoult le n° 23, à l’étage supérieur. Le salon étant commun, George Sand et Mme d’Agoult se voyaient continuellement. La comtesse, qui ne pouvait se passer de société, aimait à se voir entourée. C’est alors qu’elle conçut l’idée de créer le salon littéraire et politique qu’elle eut en effet dans la suite. En 1836, son premier souci fut de ne pas se trouver solitaire et abandonnée, à cause de sa position équivoque dans le monde. Elle, qui avait été longtemps la reine des salons du faubourg Saint-Germain, n’aurait pu se consoler de cet abandon. L’Hôtel de France devint donc temporairement le centre d’un cercle choisi et nombreux où l’on rencontrait les célébrités de tous les genres, de toutes les sphères : Lamennais, Ballanche[10] et Auguste Barchou de Penhoën[11] ; Heine et Mickiewicz ; Michel, Charles Didier et Louis de Ronchaud ; Chopin et Nourrit ; Victor Schoelcher et Grzymala ; Mesdames Marliani et Allart, etc., etc. Voici comment George Sand décrit cet essai de phalanstère artistique, rue Laffitte : « À l’Hôtel de France, où Mme d’Agoult m’avait décidé à demeurer près d’elle, les conditions d’existence étaient charmantes pour quelques jours. Elle recevait beaucoup de littérateurs, d’artistes et quelques hommes du monde intelligents. C’est chez elle ou par elle que je fis connaissance avec Eugène Sue, le baron d’Eckstein, Chopin, Mickiewicz, Nourrit, Victor Schœlcher, etc. Mes amis devinrent aussi les siens. Elle connaissait de son côté M. Lamennais, Pierre Leroux, Henri Heine, etc. Son salon improvisé dans une auberge était donc une réunion d’élite, qu’elle présidait avec une grâce exquise et où elle se trouvait à la hauteur de toutes les spécialités éminentes par l’étendue de son esprit et la variété de ses facultés à la fois poétiques et sérieuses.

« On faisait là d’admirable musique, et, dans l’intervalle, on pouvait s’instruire en écoutant causer. Elle voyait aussi Mme Marliani, notre amie commune, tête passionnée, cœur maternel, destinée malheureuse, parce qu’elle voulut trop faire plier la vie réelle devant l’idéal de son imagination et les exigences de sa sensibilité… »

Dans une lettre inédite du 20 décembre 1836 à Scipion du Roure, jeune avocat qu’elle ne connaissait pas encore personnellement, mais qu’elle avait pris en affection pour l’amitié qu’il lui avait témoignée, — qui faillirent devenir de l’adoration, ce dont George Sand s’était tant soit peu moquée, quoique de son côté elle lui eût proposé pour lier connaissance, de se voir au jardin du Luxembourg et de « se deviner » (!) — dans une lettre à ce M. du Roure, George Sand écrit donc :

« Jeudi nous avons notre soirée avec Liszt au piano. Nourrit, etc. Vous entendrez de la belle musique et vous verrez de nobles figures. Vous viendrez vers dix heures et vous monterez à l’entresol où je demeure. Vous me ferez avertir par ma femme de chambre. Je descendrai du salon qui est au premier et je viendrai vous chercher, pour que vous ne tombiez pas là comme mars en carême. »

Non moins curieuse est sa lettre inédite du 31 octobre 1836 à un autre ami, M. Martineau-Deschenez :

« Cher Benjamin, envoie demain une redingote et un gilet à Mme d’A… Je ne sais pas trop ce qu’elle veut. Va la voir, elle demeure à l’étage au-dessus de moi. Elle te trouve l’air bon, je lui dis que tu en as l’air et la chanson. Elle est charmante à tous égards. Tu me remercieras de te l’avoir fait connaître… »

Déjà au printemps de cette même année de 1836, George Sand avait fait la connaissance de Lamartine et de Berryer chez Mme de Rochemure, mariée en premières noces au duc de Caylus, et qui habitait alors, au quai Malaquais, le même logement dont George Sand s’était fait un cabinet de travail au printemps de 1835, pendant que la maison était en réparation. À propos de Lamartine, elle écrivait à Liszt et à Mme d’Agoult : « J’ai fait connaissance avec lui. Il a été très bon pour moi. Nous avons fumé ensemble dans un salon qui est extrêmement bonne compagnie, mais où on me passe tous mes caprices ; il m’a donné de bon tabac et de mauvais vers. Je l’ai trouvé excellent homme, un peu maniéré et très vaniteux. J’ai fait aussi connaissance avec Berryer, qui m’a semblé beaucoup meilleur garçon, plus simple et plus franc, mais pas assez sérieux pour moi ; car je suis très sérieuse, malgré moi et sans qu’il y paraisse… » Mme de Rochemure, dame très aimable et très cultivée, avait en plus deux charmantes petites filles, ce qui fit que George Sand, qui se sentait toujours attirée par les enfants, se lia d’une étroite amitié avec la famille.

Dans l’hiver de 1836, George Sand fit aussi la connaissance de Chopin. C’est là un fait incontestable qui renverse complètement la légende très accréditée chez les biographes de Chopin et très répandue dans le public, d’après laquelle la première rencontre de George Sand et de Chopin n’aurait eu lieu qu’en 1837, à une soirée musicale chez la comtesse C***, ou à une matinée musicale chez le marquis C*** (dans les deux cas, il faut sous-entendre le marquis de Custine). Comme toute légende, celle-là aussi a des prétentions à la poésie. Nous y voyons apparaître un pressentiment mystérieux de Chopin, l’empêchant d’abord de se rendre à cette soirée, un temps gris et sombre, puis, comme contraste, un escalier brillamment éclairé et orné de magnifiques tapis, et une « ombre » passant tout à coup auprès de Chopin dans l’escalier ; on nous apprend même que cette ombre passait avec le frou-frou d’une robe de soie et laissait après elle un parfum de violette. Ensuite on nous montre une splendide salle de bal pleine de danseurs les plus élégants ; Chopin jouant dans l’un des entr’actes (on précise presque après quel quadrille) sa ballade les Adieux du Chevalier ; et l’apparition soudaine, dans l’embrasure d’une porte en face du piano, de Lélia — une grande (?) femme au teint olivâtre[12] ; puis le cœur du jeune musicien épris en coup de foudre ; la première longue conversation entre Chopin et Lélia sous les camélias d’une serre ; le mystérieux nombre 7 ne fait pas même défaut, ce nombre qui aurait toujours joué un grand rôle si fatal dans la vie de Chopin et surtout dans l’histoire de ses relations avec George Sand. « Celui qui termine le chiffre de 1837 quand ils se sont connus, et 1847 quand ils se sont quittés. »

Hélas, dans son livre, Niecks réfute, avec une froideur blessant les cœurs sensibles, les inventions poétiques de MM. L. Enault, Karasowski, Adolphe Gutmann, Franc-homme, von Flotow, Wodzinski, Mme Audley et tutti quanti qui ont, après eux, répété la fable. Niecks dit d’une manière absolument précise et catégorique qu’un jour, à Weimar, il avait prié Liszt de lui dire comment George Sand avait fait la connaissance de Chopin ; et que Liszt lui avait répondu que personne mieux que lui ne saurait là-dessus donner des renseignements exacts, puisque c’était lui qui les avait mis en présence l’un de l’autre ; que George Sand lui avait demandé d’amener Chopin chez elle, mais que celui-ci, qui n’aimait pas les « bas bleus », avait refusé, en prétextant qu’il ne savait pas leur parler ; que cependant, un beau matin, trouvant Chopin de bonne humeur et celui-ci l’ayant invité à venir faire de la musique chez lui, Liszt profita de l’occasion, et amena le soir George Sand avec Mme d’Agoult chez Chopin. La petite soirée intime réussit si bien qu’elle fut bientôt suivie d’autres. Chopin était devenu un habitué du petit salon de l’Hôtel de France et rendit aussi visite à George Sand. Liszt a raconté la même chose, et presque dans les mêmes termes dans son livre sur Chopin (p. 82-94[13]).

Tout cela confirme ce que George Sand nous dit dans l’Histoire de ma Vie, qu’elle avait fait la connaissance de Chopin par la comtesse d’Agoult et Liszt, et nous explique pourquoi celui-ci commence dans sa Vie de Chopin le chapitre sur George Sand par les mots : « En 1836, George Sand avait déjà écrit », etc. Il est fort probable que Chopin assista avec George Sand en 1837 à une soirée ou à une matinée musicale chez le marquis de Custine, mais il est incontestable aussi que ce n’était pas là leur première entrevue et qu’ils se connaissaient déjà depuis 1836, grâce à Liszt. Les pages poétiques souvent citées de son livre sur Chopin, dans lesquelles Liszt décrit les soirées musicales chez Chopin pour un petit cercle d’intimes et d’élus : George Sand, Meyerbeer, Heine, Mickiewicz, Niemcewiez, Lamennais, la comtesse d’Agoult, Liszt lui-même, et quelques autres amis, de même que les éloquentes pages de Heine écrites sous l’impression du jeu de Chopin[14] au printemps de 1837, se rapportent évidemment à ces soirées de l’hiver de 1836-1837.

Au commencement de janvier 1837, George Sand se rendit à Nohant avec sa fille et son fils, qu’il avait fallu, malgré la résistance qu’y opposait M. Dudevant, retirer du collège pour cause de maladie. La famille Fellows devait suivre à Nohant les Piffoëls.

Et comme Mme d’Agoult, à Genève et à Paris, avait tenu à bien recevoir et à bien loger George Sand, celle-ci de son côté se donnait toutes les peines pour installer dignement son élégante amie. Elle lui préparait d’avance sa chambre, la tendait de papier neuf, arrangeait et recollait un devant de cheminée, y suspendait même le portrait de la comtesse, symbolisant pour ainsi dire par là, qu’elle y était toujours présente, toujours souveraine. Mais une maladie de la comtesse avait beaucoup retardé l’arrivée des Fellows à Nohant. Liszt écrit à la châtelaine le 22 janvier :

« Marie est dans son lit depuis six jours, mon bon Piffoël ; — j’ai été deux fois à la diligence pour faire changer les places retenues. Elle se meurt d’envie de décamper de chez moi, où l’on est fort mal, comme vous savez. De plus, on est venu nous dire que vous étiez morte, ce qui serait grave, et depuis cette fatale nouvelle elle n’a ni trêve ni repos et veut à tout force partir pour s’assurer définitivement de votre décès. Probablement elle compte sur un brillant héritage.

« Plaisanteries à part, Marie ne pourra partir que d’ici à trois jours (mardi peut-être), ce qui donnera le temps à votre gibier de se faisander tout à l’aise[15]. Elle me charge de vous dire un million de belles choses, ce dont je suis fort embarrassé. Nous jasons constamment de l’ami Piffoël, et tous ceux qui n’admettent pas en principe que Piffoël est un être surhumain, indéfectible, quasi fabuleux, sont fort mal venus chez nous.

« Didier et Bignat[16] viennent de temps à autre. Je leur ai gagné 50 francs l’autre jour ; c’est presque la collection des œuvres de George Sand. Au revoir, à bientôt, mon bon Piffoël, aimez-moi toujours comme par le passé, je le vaux bien.

« F. L. »

Mme  d’Agoult avait eu d’abord l’intention de passer tout le printemps à Nohant, mais Liszt qui, dès le commencement du séjour des Fellows à Nohant, n’avait pu y faire que de courtes apparitions, dut partir, pour n’y pas revenir de sitôt, dans les premiers jours de mars, afin de prendre part à différents concerts, entre autres à celui de Berlioz, à qui il avait antérieurement promis son concours.

Les nouvelles de ses éclatants triomphes à Paris, peut-être aussi le peu de goût de son amie pour la campagne, surtout dans la mauvaise saison, décidèrent alors la jeune mondaine, toujours trop avide de faste et de succès, et au fond toujours peu équilibrée, à quitter Nohant. Elle aspirait constamment aux grandes choses et ne savait jamais où elle était le mieux. Vers la fin de mars, elle partit pour Paris, en promettant de revenir chez son hôtesse dès que l’été apparaîtrait.

Nous savons déjà comment Georges Sand passa à la campagne cette fin d’hiver et le commencement du printemps de 1837. Le temps, relativement à la saison déjà avancée, était très froid et très morne. Maurice et Solange tombèrent malades de la variole, et cette maladie, généralement bénigne, fut si grave que l’on crut que c’était la véritable petite vérole noire. Cependant, il fallait que George Sand travaillât sans trêve. Elle avait promis depuis longtemps à Buloz un nouvel ouvrage de longue haleine pour remplacer Engelwald, roman en trois volumes in-8o, qu’elle avait écrit dans le courant de l’été 1836, et dont l’action se passait au Tyrol, quoique son héros, « Engelwald au front chauve » et aux idées républicaines les mieux conditionnées, ne fût rien autre, selon toute probabilité, que le portrait du vieux tribun berrichon. Tout le roman était, semble-t-il, tellement imprégné d’idées subversives que George Sand, pour ne pas indisposer ses juges contre elle, retarda pendant la durée de son procès, de livrer à l’impression ce roman, ce qui irrita beaucoup Buloz[17], — puis elle se décida à ne pas du tout publier cet ouvrage et à le brûler, soit à cause du changement qui commençait à s’opérer dans son amitié pour Michel, ou peut-être pour d’autres motifs d’un caractère plus intime. Par sa lettre inédite à Duteil du 11 novembre 1836, on voit que le manuscrit de ce roman existait encore à cette époque et se trouvait à Nohant, dans une des armoires à côté du « volume de Lélia » barbouillé de corrections et de ratures. Duteil était chargé d’envoyer les deux romans à Paris. Cette lettre prouve qu’Engelwvald ne fut brûlé que plus tard[18]. Quoi qu’il en soit, Buloz, qui avait payé d’avance, voulait qu’on s’acquittât envers lui, et George Sand se crut obligée de se livrer à un travail au-dessus de ses forces[19].

Et c’est ainsi que toute seule dans sa vaste et vieille maison, prêtant une oreille anxieuse, tantôt aux divagations de deux pauvres enfants en délire, tantôt aux hurlements du vent dans les cheminées, et au bruissement sec de la neige dans les branches des arbres dénués de leurs feuilles[20], cruellement torturée par la jalousie et par les doutes sur l’amour de Michel, George Sand mettait la dernière main à Mauprat. Ce roman commencé l’été précédent, immédiatement après la fin de son procès, devait proclamer le principe du vrai mariage chrétien indissoluble, reposant sur la constance de l’homme et la fidélité de la femme à leur amour unique, et la chasteté obligatoire pour l’un comme pour l’autre avant le mariage. Mais les nombreuses scènes tragiques et sombres de ce roman témoignent plutôt de l’humeur triste et morne de l’auteur au moment où elle écrivait son livre. Dans la Dédicace des Maîtres Mosaïstes, George Sand dit à Maurice D. : « Crois-tu donc, petit, que ton vieux père puisse avoir des idées riantes après un hiver si rude, après un printemps si pâle, si froid, si rhumatismal ? Quand le triste vent du nord gémit autour de nos vieux sapins, quand la grue jette son cri de détresse au son de l’Angelus qui salue l’aube terne et glacée, je ne puis rêver que de sang et de deuil. Les grands spectres verts dansent autour de ma lampe pâlissante et je me lève, inquiet, pour les écarter de ton lit… »

Mais tout prit bientôt une couleur plus riante. Le 1er } avril commença la publication de Mauprat, les enfants allaient mieux, les relations entre Mme  Dudevant et Michel semblaient prendre une meilleure tournure, et bientôt sous le toit hospitalier de Nohant, pour la première fois depuis que George Sand y était la maîtresse absolue, on vit se réunir, les uns après les autres, de nombreux amis et connaissances, et le joyeux mois de mai trouva cette maison, peu auparavant si calme et si sombre — retentissante, de bruit, de musique, de conversations animées. L’un des premiers arrivés fut Eugène Pelletan[21], plus tard un écrivain célèbre, mais venu alors à Nohant pour y remplir le modeste emploi de précepteur du jeune Maurice. Arriva ensuite la famille des Fellows, Gustave de Gévaudan[22], Mallefille[23].

Michel venait aussi de temps à autre de Bourges, Alexandre Rey et l’acteur Bocage arrivèrent de Paris ; les frères Rollinat, dont la sœur Marie-Louise, dite Mlle Tempête, était alors l’institutrice de Solange, venaient de Châteauroux et séjournaient longuement, ainsi que les amis de La Châtre. George Sand invita également Chopin à venir la voir avec Grzymala, mais malgré tout le désir de Chopin de se rendre à son invitation, il paraît qu’en l’été de 1837 cette visite n’eut pas encore lieu[24].

La quatrième Lettre d’un Bachelier ès Musique à Pictet et la cinquième à L. de Ronchaud nous décrivent la vie que menait à Nohant, en cet été de 1837, le petit clan des élus, arrivés des quatre coins du monde. Dans la journée on faisait de grandes excursions à pied ou à cheval, on parlait philosophie et on discutait avec animation, on lisait les œuvres mystiques de Ballanche, les philosophes allemands, les pièces de Shakespeare, de Victor Hugo et de Schiller, mais surtout Hoffmann, et pendant les tièdes soirées estivales, lorsque la lune se mirait dans les grandes fenêtres du salon, que le parfum des roses et des tilleuls y pénétrait avec les chants des rossignols dont les plaintes amoureuses remplissaient tout le jardin, Liszt se mettait au piano dans la pénombre, sans autre lumière que celle de la lune et des étoiles, et tenait souvent ses auditeurs pendant de longues heures sous le charme de ses improvisations inspirées. Quand le piano se refermait, la petite société passait sur la terrasse sablée, et les causeries paisibles se prolongeaient souvent bien avant dans la nuit, causeries que George Sand reproduit dans les Avant-propos de ses Nouvelles vénitiennes, dont nous avons déjà parlé au chapitre IX. Parfois aussi, en ces douces soirées, les amis se taisaient soudain, jouissant en silence de la beauté des nuits étoilées.

Voici quelques extraits du Journal de Piffoël, dont nous avons déjà cité plusieurs fragments et qui nous peignent la vie à Nohant en 1837 :

« La chambre d’Arabella est au rez-de-chaussée sous la mienne. Là, est le beau piano de Franz. Au-dessous de la fenêtre d’où le rideau de verdure des tilleuls m’apparaît est la fenêtre d’où partent ces sons que l’univers voudrait entendre et qui ne font ici de jaloux que les rossignols. Artiste puissant, sublime dans les grandes choses, toujours supérieur dans les petites, triste pourtant, et rongé d’une plaie secrète. Homme heureux, aimé d’une femme belle, généreuse, intelligente et chaste, — que te faut-il misérable ingrat ! Ah ! si j’étais aimée, moi ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Quand Franz joue du piano, je suis soulagé. Toutes mes peines se poétisent, tous mes instincts s’exaltent. Il fait surtout vibrer la corde généreuse. Il attaque aussi la note colère, presque à l’unisson de mon énergie. Mais il n’attaque pas la note haineuse. Moi, la haine me dévore, la haine de quoi ? Mon Dieu ne trouverais-je jamais personne qui vaille la peine d’être haï ! faites-moi cette grâce, je ne vous demanderai plus de me faire trouver celui qui mériterait d’être aimé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« … J’aime ces phrases entrecoupées qu’il jette sur le piano et qui restent un pied en l’air, dansant dans l’espace comme des follets boiteux. Les feuilles des tilleuls se chargent d’achever la mélodie, tout bas, avec un chuchotement mystérieux, comme si elles contaient l’une à l’autre le secret de la nature. C’est peut-être un travail de composition qu’il essaye par fragments sur le piano ; à côté de lui est sa pipe, son papier réglé et ses plumes. Chaque fois qu’il a tracé sa pensée sur le papier, il la confie à la voix de son instrument, et cette voix la révèle à la nature attentive et recueillie. J’aimerais mieux croire qu’il se promène dans la chambre sans composer, livré à des pensées de tumulte et d’incertitude. Il me semble qu’en passant devant son piano, il doit jeter ces phrases capricieuses à son insu en obéissant à son instinct de sentiment plutôt qu’à un travail d’intelligence.. Mais ces mélodies rapides et impétueuses me font l’effet du craquement d’un navire battu par la tempête, et je sens mes entrailles se déchirer au souvenir de ce que j’ai souffert quand je vivais dans l’orage.

Blanche Arabella, je parlais de toi hier avec Alphonse, dans l’allée aromatique sous la clarté des brillantes étoiles, au vent frais de minuit. Qu’y a-t-il de plus beau sur la terre, lui disais-je, qu’une femme très forte, un peu brisée ? Le lys blanc dont la tige flexible s’incline au souffle de la brise est plus beau que le lys jeune dont la corolle orgueilleuse boit sans pâlir les ardents rayons du jour.

« Piffoël, pourquoi diable ne veux-tu pas baisser ta tête quand l’orage passe ? Pourquoi tes larmes sont-elles si âcres, et pourquoi faut-il que tu te brises sans avoir plié ? Tu veux, comme l’héliotrope, te tourner vers ton maître et le saluer volontairement dans sa gloire, mais si ton maître se voile et t’envoie la foudre, tu te dessèches et te romps, car tu ne veux pas fléchir… »

« 5 juin.

« Temps magnifique, beaucoup d’air, bruit mystérieux et mouvement plein de grâce sur les feuilles des tilleuls. On dirait les allures fières et gracieuses d’Arabella. Réveil stupide… Et ce maudit piano qui ne se réveille pas ! Que faire de moi-même ce matin ?… Dieu soit loué ! mon ami m’a entendu. Voici les premières mélodies de l’andante de la symphonie pastorale de Beethoven. Vraie musique d’été, Hoffmann a laissé, dans ses paperasses inédites, ses titres des chapitres de la fin de Kreyssler. Il y en a deux qui m’ont toujours singulièrement frappé : Son du Nord, Son du Midi. Je m’attache à pénétrer le sens de cette distinction de poésie musicale. Je la cherche dans la nature, dans les mélodies primitives que je combine ensuite avec des effets connus en musique et je suis sur la voie de trouver une définition claire et satisfaisante de ces dénominations mystérieuses. La pensée générale de Kreyssler à cet égard est intelligible au premier venu, mais il s’agit d’en faire une application sûre, de ne pas se perdre dans des aperçus purement poétiques et dans une interprétation vague comme l’est souvent le style d’Hoffmann lui-même, mais comme à coup sûr ne l’était pas sa pensée. Jamais esprit d’homme n’a pénétré plus franchement et plus nettement dans le monde des rêves, nul n’a marché avec plus de logique, de sens et de raison à travers les fantaisies de l’induction poétique, nul n’a moins cédé à son imagination. L’imagination était pourtant son élément vital, son monde réel, le champ de sa pensée. Si la phrénologie ne se trompe pas, il devait avoir pour faculté dominante la merveillosité. Mais quoi qu’on en ait dit… son esprit était parfaitement sain… et c’est au sang-froid qu’il conserve au milieu de ces visions qu’il faut attribuer le grand charme de ses compositions fantastiques. On y sent toujours (pour continuer à parler la langue ingénieuse de la métaphysique de Spurzheim) l’homme de causalité et d’éventualité gouvernant et dirigeant l’homme de merveillosité et d’idéalité…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Il n’a rien conçu au hasard, il n’a créé des êtres surnaturels qu’en outrant la réalité d’êtres très bien observés, il n’a fait intervenir le diable dans ses extases que comme un principe philosophique. En y songeant avec plus d’attention que le vulgaire ne croit devoir en accorder à des compositions de cette nature, on retrouve dans la réalité la plus naïve, dans l’observation la plus purement physique le principe de tous ses développements poétiques.

« Il en serait de même, sans aucun doute, pour les compositions musicales des grands maîtres. Toutes ont un sens traduisible à la pensée, car toutes ont été inspirées par des sentiments. C’est en vain que certains connaisseurs, se feignant ou se croyant au point de vue de la spécialité, affectent de railler l’interprétation morale et intellectuelle des combinaisons harmoniques et d’attribuer les puissants effets de ces combinaisons à des rapports purement imaginaires entre les sons et les images. Il y en a de si réels, de si palpables, pour ainsi dire, qu’il n’est pas impossible de les saisir, de les noter pour l’oreille de l’artiste, et même de les expliquer, de les traduire en langue vulgaire, de les faire comprendre au public. Mais ceci demanderait toute une vie de musicien et de poète. Un peu plus explicite, un peu plus riche en paroles, Hoffmann faisait ce grand progrès et popularisait l’exquisité des impressions poétiques dans la peinture et dans la musique… »

Comme ces pages résument bien la vie intellectuelle si intense, si complète, si bien remplie, coulant à larges flots qu’on menait alors à Nohant ! Tout s’y reflète : exquises impressions musicales, compréhension réciproque de deux natures artistiques, causeries philosophiques, lectures de Hoffmann et de Spurzheim et même les idées si chères de tout temps à Liszt, ou plutôt la grande idée à laquelle il n’avait pas hésité à donner « toute » sa vie de musicien » : l’explication « en langue vulgaire » des œuvres musicales, autrement dit : la musique à programme, dont ses Poèmes symphoniques présentent de si beaux spécimens.

Et voici encore une page du journal de Piffoël, mystérieusement fantastique comme une scène de Hoffmann, divinement belle, comme… comme George Sand seule en écrivait.

« Ce soir-là, pendant que Franz jouait les mélodies les plus fantastiques de Schubert, la princesse se promenait dans l’ombre autour de la terrasse : elle était vêtue d’une robe pâle, un grand voile blanc enveloppait sa tête et presque toute sa taille élancée. Elle marchait d’un pas mesuré qui semblait ne pas toucher le sable et décrivait un grand cercle coupé en deux par le rayon d’une lampe, autour de laquelle toutes les phalènes du jardin venaient danser des sarabandes délirantes. La lune se couchait derrière les grands tilleuls et dessinait dans l’air bleuâtre le spectre noir des sapins immobiles. Un calme profond régnait parmi les plantes, la brise était tombée, mourante, épuisée, sur les longues herbes au premiers accords de l’instrument sublime. Le rossignol luttait encore, mais d’une voix timide et pâmée. Il s’était approché dans les ténèbres du feuillage et plaçait son point d’orgue extatique, comme un excellent musicien qu’il est, dans le ton et dans la mesure.

Nous étions tous assis sur le perron, l’oreille attentive aux phrases tantôt charmantes, tantôt lugubres d’ « Erlkönig ». Engourdis comme toute la nature dans une morne béatitude, nous ne pouvions détourner nos regards du cercle magnétique tracé devant nous par la muette sybille au voile blanc. Elle se ralentit peu à peu, lorsque l’artiste passa par une suite de modulations étrangement tristes, à la tendre mélodie « Sey mir gegrüsst ». Alors sa démarche prit le milieu entre l’andante et le maestoso, et tous ses mouvements avaient tant de grâce et d’harmonie qu’on eût dit que les sons sortaient d’elle comme d’une lyre vivante. Lorsqu’elle traversait lentement le rayon de la lampe, son voile blanc dessinait sur le fond noir du tableau des contours fins et déliés, tandis que le reste flottait vague et vaporeux dans le mystère de la nuit ; puis elle approchait de nous comme si elle eût voulu se poser sur le lilas blanc, mais insaisissable comme les ombres, elle s’effaçait lentement. Elle ne semblait pas s’enfoncer sous les voûtes obscures du feuillage. L’obscurité semblait la prendre et l’entraîner dans ses profondeurs en épaississant autour d’elle des rideaux de ténèbres. Au bout de la terrasse, elle était à peine visible ; puis elle se perdait tout à fait dans le rayon de la lampe comme une création spontanée de la flamme. Puis, elle s’effaçait encore et flottait indécise et bleuâtre sur la clairière. Enfin, elle vint s’asseoir sur une branche flexible qui ne plia pas plus que si elle eût porté un fantôme. Alors, la musique cessa, comme si un lien mystérieux eût attaché la vie des sons à la vie de cette belle femme pâle, qui semblait prête à s’envoler vers les régions de l’intarissable harmonie. Elle se leva, glissa par un inexplicable mouvement d’ascension vers le haut du perron et disparut dans la salle ténébreuse. Un instant après, nous vîmes une vraie châtelaine du moyen âge traverser la salle voisine à la clarté des flambeaux. Sa chevelure blonde rayonnait comme une auréole d’or, et son voile blanc jeté sur ses épaules voltigeait comme un nuage dans ce mouvement rapide et léger de sa démarche impérieuse. Les doigts errants sur le piano firent silence. Les flambeaux s’éteignirent et la vision rentra dans la nuit… »

« C’étaient là — dit à son tour Liszt — trois mois d’une vie intellectuelle dont j’ai gardé religieusement les moments dans mon cœur. »

Mais alors que le poète et le musicien rêvaient en goûtant leur farniente, la blanche vision pensait souvent à des choses plus réelles. « C’est alors, dit encore Liszt, qu’apparaissait celle qui, comme le dit Obermann, « est digne de ne pas être nommée », et nous disait : « Il est temps de se mettre au travail, paresseux ! »… Le lecteur y reconnaît la comtesse, toujours préoccupée de son rôle de guide et d’inspiratrice de Liszt, toujours prête à l’encourager ou à le pousser au travail. Beaucoup de femmes considèrent ceci comme une preuve de leur influence « bienfaitrice et ennoblissante ». La comtesse arrachait donc assez prosaïquement le compositeur à ses rêves poétiques et le ramenait dans le monde de la réalité.

Et alors, plus tard, dans la nuit, lorsque tout le monde s’était retiré, Liszt et George Sand s’asseyaient à une même table pour travailler à la lumière de la même petite lampe : elle, mettant la dernière main à Mauprat et commençant immédiatement après la nouvelle qui devait compléter le volume — ce furent les Maîtres mosaïstes ; lui, assis vis-à-vis d’elle, travaillant à ses admirables « arrangements » pour le piano des symphonies de Beethoven, transcriptions qui n’étaient nullement des transpositions banales, mais de véritables « partitions pour piano » conservant la couleur et l’ampleur des partitions d’orchestre. C’est ainsi que, dans le courant de cet été, Liszt transcrivit la première symphonie, la seconde, la cinquième et la sixième, ou Pastorale :

« Je ne sais pourquoi, dit George Sand, dans sa préface des Mosaïstes, j’ai écrit peu de livres avec autant de plaisir que celui-là. C’était à la campagne, par un été aussi chaud que le climat de l’Italie que je venais de quitter. Jamais je n’ai vu autant de fleurs et d’oiseaux dans mon jardin. Liszt jouait du piano au rez-de-chaussée, et les rossignols, enivrés de musique et de soleil, s’égosillaient avec rage sur les lilas environnants. »

Et dans sa dédicace à Maurice D……, elle ajoute : « Je vais essayer de me rappeler une histoire de celles que l’abbé Panorio racontait à Beppa, du temps que j’étais à Venise… Un jour, à propos du Tintoret et du Titien, il nous raconta l’anecdote que je vais essayer de me rappeler, si la brise chaude qui fait onduler nos tilleuls, et l’alouette qui poursuit dans la nue son chant d’extase, ne sont pas interrompues par le vent d’orage, si la bouffée printanière qui entr’ouvre le calice de nos roses paresseuses, et qui me prend au cœur, daigne souffler sur nous jusqu’à demain matin. »

Et pour se convaincre que les mots jusqu’à demain matin ne sont pas de vaines paroles, mais la pure vérité, il n’y a qu’à voir les petits billets que l’auteur, en finissant son rude labeur d’écrivain au lever du soleil, laissait sur sa table de travail pour le petit Maurice avant d’aller se coucher, redevenant ainsi une tendre mère et une maîtresse de maison soucieuse du bien-être de son petit monde. Voici un de ces billets :

« Bon monsieur Piffoël, éveille-moi en même temps que Solange, et ensuite tu me réveilleras à midi et demi, à moins que le docteur ne vienne plus tôt ou quelque visite dans le genre de celle de ce matin, où tu as montré un si bon nez.

« Fais manger à Solange la viande qui est sur l’assiette et fais ton petit déjeuner maigre et bois de la tisane. Dormez bien, toi et ton chat. »

« 5 heures du matin. »

Mais, comme le fait remarquer Ramann, « on ne se contentait pas à Nohant de lire, de se promener, de faire de la musique, de rêver et de travailler, on y savait aussi badiner et rire ». Tantôt on y arrangeait des représentations et des charades improvisées, tantôt on se travestissait, ou bien, comme dans le bon vieux temps, George Sand s’amusait avec tous ses amis à mystifier quelqu’un. Nous avons déjà raconté comment, à l’aide de sa femme de chambre, on avait mystifié un avocat importun qui voulait interviewer l’illustre écrivain. Souvent la victime de ces mystifications était Gévaudan, et plus souvent encore Eugène Pelletan, Ces plaisanteries avaient même parfois une tournure assez baroque. En général, Pelletan, à ce qu’il paraît, n’eut pas de chance à Nohant. On ne sait pas au juste s’il avait parfois manqué de tact ou si une influence étrangère avait prévenu George Sand contre lui, toujours est-il qu’après les premières lettres fort gracieuses qu’elle lui écrivit au commencement de leurs relations[25] et qui témoignent combien elle fut portée à encourager les premiers essais de ce jeune talent en herbe, on est très étonné de trouver dans ses autres lettres adressées à des tiers, des expressions assez peu bienveillantes, allant même jusqu’au mépris, chaque fois, qu’il est question de Pelletan. Bien plus étrange encore est le fait suivant que nous ne nous croyons pas en droit de commenter ni de rattacher à quoi que ce soit. Un jour Pelletan écrivit à un ami, un certain Alfred Michiels[26], une lettre dans laquelle il semble qu’il se plaignait de George Sand. Comment et pour quel motif George Sand devina-t-elle ce que contenait la lettre, c’est ce que l’on ne peut savoir ; toujours est-il qu’elle décacheta la missive et ajouta quelques mots adressés à M. Michiels, et dont le sens est : je fais une chose absolument extravagante ; je décachette cette lettre ; mais j’étais sûre d’y trouver ce que j’y trouve et je tiens à vous en donner l’explication ; Pelletan a tort complètement, car voici ce qu’il a fait, jugez-en vous-même.

Il nous est impossible de faire connaître à nos lecteurs comment se terminèrent les relations de George Sand avec Pelletan. Une caricature du jeune Maurice Sand indique que plus tard Pelletan, lors d’une rencontre dans la rue avec son ex-élève, prétendit même ne pas le reconnaître. Tout ce que nous savons, c’est que Pelletan ne resta pas longtemps à Nohant ; avant la fin de l’été il se démit de ses fonctions de précepteur auprès du jeune Maurice. L’écho de ses relations avec le grand écrivain furent deux petits articles, dont l’un parut dans l’Artiste et est intitulé : George Sand (à propos de son roman « Simon » ). Dans l’autre intitulé « les Salons des écrivains célèbres », Pelletan consacre quelques lignes à l’intérieur de la grande romancière, comparé aux descriptions qu’il donne des logements d’autres célébrités de l’époque.

C’est ainsi que s’écoula l’été de 1837 ; gaîté et promenades dans la journée, travail, rêveries et musique dans la soirée. Tout semblait beau, joyeux, poétique. Et cependant ce n’était là qu’une apparence, la surface brillante d’un abîme qui cachait bien des choses fort loin d’être joyeuses ou même claires. L’amitié de George Sand pour Mme d’Agoult était pour elle à cette époque une source d’amers désenchantements, et le sentiment exalté qui avait dicté les confidences et les effusions poétiques de 1835 s’était déjà très modifié.

Laissons la parole à Lina Ramann dont nous avons, plus d’une fois déjà, cité les pages documentées, et qui analyse très finement la rupture qui commençait à se préparer et le refroidissement qui déjà se faisait sentir entre les deux femmes… « Tout ce qui pénétrait au dehors durant ce séjour à Nohant semblait beau, gai, poétique, mais tout ce qui s’y passait en réalité était loin d’être ensoleillé. Insensiblement, il s’éleva des dissonances entre la grande romancière française déjà célèbre et la comtesse avide de conquérir des lauriers, mais qui jusque-là n’avait d’autre titre de gloire, que celui d’être la maîtresse d’un grand virtuose. Bien des fois, il a été dit que la gloire de George Sand troublait le sommeil paisible de la comtesse, et il est évident que sans George Sand, il n’y eût pas eu de Nélida. En tout cas, ce fut à Nohant que les premières agitations se firent remarquer et que les relations amicales commencèrent à se troubler.

« Mais indépendamment de la jalousie, ces deux natures offraient de si grands contrastes qu’une harmonie de cœur ne put jamais exister entre elles. D’une part, George Sand, esprit profond et créateur, de l’autre, la comtesse d’Agoult, esprit éminent aussi, mais seulement résonnant au contact d’idées d’autrui (anempfindende). L’une, enfant de la nature, ne trouvait toutes ses aises que lorsqu’elle était en bottes et en blouse, ou montée sur un andalous fougueux et sans selle[27] ; l’autre, des pieds à la tête une grande dame de la vieille école française, ne se sentait bien que dans des robes de mille francs ; l’une, nature toute prime-sautière, l’autre, toujours réfléchie, pesant tous ses actes, ne faisant rien à la légère. Chez George Sand, la droiture personnifiée, tout se faisant à visage découvert, le mal et le bien ; la comtesse toujours voilée. Comment ces deux natures féminines eussent-elles pu sympathiser longtemps entre elles ? Les voiles de la comtesse mettaient George Sand hors d’elle-même et la menaient au cynisme ; le cynisme de George Sand portait la comtesse à l’hypocrisie, et comme la vue de cette enfant de la nature agaçait la grande dame, le cothurne de celle-ci ne pouvait qu’irriter l’enfant de la nature. Il y eut entre elles beaucoup de froissements, et quoique la seule cause en fût le contraste entre la nature toute nue de l’une et le fard de l’autre, Liszt eut bien des choses à aplanir et des réconciliations à amener. Lorsque arriva le moment de se séparer, les adieux se firent cependant en assez bonne entente. Ces relations moins bonnes qui finirent par amener une rupture définitive entre les deux femmes, ne restèrent point sans influence sur l’amitié de Liszt avec George Sand. À partir de ce moment leurs rapports cessèrent pour ainsi dire. Quoique Liszt dût, au fond de son âme, attribuer tous les torts à la comtesse, cependant lorsqu’il revenait à Paris, il se tenait, par délicatesse, éloigné de la romancière et lorsque, dans la suite, il ne se sentit plus astreint à tant de prudence, il ne put cependant se résoudre à aller la voir : « Je ne voulais pas « m’exposer à ses sottises, » disait-il dans la suite, et en effet Liszt ne retourna jamais à Nohant… » Nous verrons bientôt que les dernières assertions de Mme Ramann sont inexactes, mais, pour le moment, nous poursuivrons notre récit.

Liszt quitta Nohant avec la comtesse vers la fin de juillet et partit avec elle pour l’Italie. Les deux femmes se quittèrent avec la promesse de s’écrire comme par le passé, et celle de se retrouver un jour de nouveau ensemble, n’importe où, mais, en réalité, on était bien changé des deux côtés. Ni la comtesse d’Agoult, ni George Sand ne croyaient pas trop en leurs propres promesses ; elles avaient l’une pour l’autre

des yeux de critique, et les illusions d’autrefois avaient
fac-simile d’une page du journal de piffoel 12 Ce soir-là pendant que Franz jouait les mélodies les plus fantastiques de Schubert la princesse se promenait dans l’ombre autour de la terrasse ; elle était vêtue d’une robe pâle un grand voile blanc enveloppait sa tête et presque toute sa taille élancée. Elle marchait d’un pas mesuré qui semblait ne pas toucher le sable et décrivait un grand cercle coupé en deux par le rayon d’une lampe, autour de laquelle toutes les phalènes du jardin venaient danser des sarabandes délirantes. La lune se couchait derrière les grands tilleuls et dessinait dans l’air bleuâtre le spectre noir des sapins immobiles. Un calme profond régnait parmi les plantes, la brise était tombée, mourante, épuisée, sur les longues herbes au premiers accords de l’instrument sublime. Le rossignol luttait encore, mais d’une voix timide et pâmée. Il s’était approché dans les ténèbres du feuillage et plaçait son point d’orgue extatique comme un excellent musicien qu’il est dans le ton et dans la mesure. Nous étions tous assis sur le perron, l’oreille attentive aux phrases tantôt charmantes, tantôt lugubres d’Erlkönig. Engourdis comme toute la nature dans une morne béatitude, nous ne pouvions détourner nos regards du cercle magnétique tracé devant nous par la muette sybille au voile blanc. Elle se ralentit peu à peu, lorsque l’artiste passa »
fac-simile d’une page du journal de piffoel
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Ce soir-là pendant que Franz jouait les mélodies les plus fantastiques de Schubert la princesse se promenait dans l’ombre autour de la terrasse ; elle était vêtue d’une robe pâle un grand voile blanc enveloppait sa tête et presque toute sa taille élancée. Elle marchait d’un pas mesuré qui semblait ne pas toucher le sable et décrivait un grand cercle coupé en deux par le rayon d’une lampe, autour de laquelle toutes les phalènes du jardin venaient danser des sarabandes délirantes. La lune se couchait derrière les grands tilleuls et dessinait dans l’air bleuâtre le spectre noir des sapins immobiles. Un calme profond régnait parmi les plantes, la brise était tombée, mourante, épuisée, sur les longues herbes au premiers accords de l’instrument sublime. Le rossignol luttait encore, mais d’une voix timide et pâmée. Il s’était approché dans les ténèbres du feuillage et plaçait son point d’orgue extatique comme un excellent musicien qu’il est dans le ton et dans la mesure. Nous étions tous assis sur le perron, l’oreille attentive aux phrases tantôt charmantes, tantôt lugubres d’Erlkönig. Engourdis comme toute la nature dans une morne béatitude, nous ne pouvions détourner nos regards du cercle magnétique tracé devant nous par la muette sybille au voile blanc. Elle se ralentit peu à peu, lorsque l’artiste passa »
disparu. La correspondance recommença cependant, mais le

ton romanesque et enthousiaste d’autrefois n’y était plus ; la comtesse surtout se permettait de petits coups d’épingle et parfois des allusions à des sujets aussi délicats que la présence à Nohant de Mallefille, ou Chopin, qu’elle traitait toujours un peu ironiquement, tout en sachant que George Sand avait déjà pour lui une vive sympathie. George Sand, de son côté, disséquait, avec le sang-froid d’un critique, cette même comtesse aux cheveux d’or, à qui elle avait chanté des litanies dont le souvenir se retrouve dans la dédicace de Simon. Elle sentait et voyait clairement combien le joug amoureux pesait à Liszt, combien cette ambitieuse, avec ses lubies et ses prétentions, avec sa duplicité et son amour-propre excessif, était peu faite pour être la compagne du grand artiste ; et lorsque, au commencement de 1838, Balzac passa quelque temps à Nohant, George Sand lui communiqua avec la franchise d’un confrère, la précision et la couleur artistique d’un homme du métier, ses observations sur ce couple disparate, et conseilla au célèbre romancier de faire sur ce sujet un roman qu’il lui était peu commode de faire, à elle-même, et de l’intituler les Amours forcées ou les Galériens, car, Liszt et la comtesse lui apparaissaient bien comme deux forçats rivés à la même chaîne, et traînant le même boulet dont ils ne pouvaient se défaire.

Balzac ne donna pas ce titre à son roman, mais il donna bien, comme on le sait, dans sa Béatrix, les portraits de Liszt, de Mme d’Agoult, de Gustave Planche et de George Sand elle-même, ainsi que la peinture de sa vie quelque peu excentrique. Dans la correspondance inédite de Balzac avec George Sand, il y a une foule de détails fort curieux sur cet épisode, et dans les lettres de Balzac à l’« Étrangère », Mme Hanska, qui devint plus tard Mme de Balzac, publiées récemment, se trouve le récit fort intéressant du séjour de Balzac à Nohant en 1838 et des détails curieux sur George Sand. Notons en passant que le costume dans lequel, en arrivant, il trouva George Sand, est en tous points semblable à la toilette singulièrement curieuse, qui fit pousser des cris d’incrédulité à tant de lecteurs, dans laquelle apparaît Camille Maupin (c’est-à-dire Mlle des Touches) dans Béatrix. Ce n’est pas non plus sans malice que la comtesse d’Agoult est baptisée par Balzac du nom de « Béatrix », allusion mordante à son désir d’être, pour Liszt, ce que la Béatrice fut pour le Dante, rôle qui la préoccupait sans cesse et qui fit qu’une fois le grand pianiste répondit à une de ses sentences doctorales : « Bah Dante ! Bah Béatrix ! Ce sont les Dantes qui créent les Béatrices ; les vrais Béatrices meurent à dix-huit ans. »

Ainsi donc, au commencement de 1838, les relations entre George Sand et la comtesse d’Agoult s’étaient déjà sensiblement refroidies et à l’époque du voyage de George Sand à Majorque elles tournèrent au zéro, ce qu’il faut attribuer surtout à la circonstance que la vaniteuse comtesse, habituée aux triomphes et à l’admiration générale, ne pouvait pardonner à George Sand la victoire remportée sur Chopin. La jalousie rentrée de la comtesse (et cependant qui pouvait-elle envier, elle, la compagne d’un autre homme de génie ?) l’amenèrent à des piqûres et même à de mesquines cruautés. Puis, les potins de commères et d’amis indiscrets vinrent se mêler à l’affaire. Lamennais dit des mots blessants, qui furent rapportés. Mme Marliani voulut réparer les torts et les augmenta. Voici une lettre assez énigmatique de Liszt qui s’y rapporte :

« Cher George, mon prince vous est antipathique et l’exprincesse Mirabella vous paraît avoir manqué de goût. Était-ce en me choisissant ? Peut-être, mais n’importe. Crétin[28] a toujours été fort accommodant sur certains points. C’est lundi en huit que nous sommes convenus. J’irai chez Mme Marliani demain, il ne sera jamais question de mon illustre et épileptique ami entre elle et moi, je vous le promets. Mardi au plus tard, je viendrai frapper à votre porte. Bien à vous. — F. Liszt.

« Au risque de vous paraître insupportable, je ne puis pourtant pas vous faire grâce de deux cents mots en réponse à vos deux. À mardi donc. »

Enfin, la rupture définitive eut lieu en 1839. Il est vrai qu’en 1840, encore, les deux ex-amies se rencontrèrent et assistèrent même ensemble à la première représentation du drame de George Sand Cosima, nommé ainsi en l’honneur de la seconde fille de Liszt et de la comtesse, Cosima, qui fut d’abord mariée à Hans von Bulow et qui est maintenant Mme Richard Wagner. Plusieurs années plus tard, les deux romancières échangèrent encore des lettres. George Sand en écrivit une de condoléance à Mme d’Agoult qui venait de perdre sa fille, Mme Blandine Ollivier, et Mme d’Agoult envoya une lettre de félicitations à George Sand à l’occasion du mariage de Maurice Sand. Quelque temps avant cela la comtesse avait dédié son roman de Julien à George Sand, sans toutefois la nommer dans la dédicace. Elle parle encore longuement de son amie, comme on le sait, dans son Histoire de la Révolution de 1848. Leurs relations personnelles ne se renouvelèrent toutefois plus ; elles se rencontrèrent souvent plus tard chez M. et Mme de Girardin, mais continuèrent à se tenir à distance.

Nous regardons comme dépourvue de tout fondement l’assertion du marquis de Custine, désignant George Sand comme auteur de l’article paru dans la Revue des Deux Mondes, le 15 novembre 1840, sous le titre : Réplique à M. Liszt, servant de réponse à la Lettre de ce dernier parue dans le même journal et dans laquelle il réfutait les railleries de mauvais goût qu’un journaliste fit sur le sabre d’honneur, offert à Liszt, en janvier 1840, au nom de la nation hongroise. Nous ne croyons pas, disons-nous, que cette Réplique à Liszt soit due à la plume de George Sand ; nous ne pouvons l’admettre à aucun titre. La réponse de Liszt au persiflage du journaliste inconnu — qui demandait ironiquement à quoi pouvait servir le baudrier dont on l’avait si pompeusement ceint, à un musicien qui allait certainement se vanter de cet hommage, vraiment grandiose, et trop au-dessus des services qu’il avait pu rendre à sa patrie, « vu qu’il passait sa vie loin de la Hongrie », et que l’on ne pouvait pas mettre Liszt sur le même pied que les fils vraiment glorieux de ce pays, — cette réponse de Liszt, disons-nous, est vraiment sublime, pleine de calme, de dignité, et de la modestie d’un grand artiste conscient de son talent et de ses devoirs. Liszt y disait que ce n’était pas une récompense ni un cadeau, mais comme le memento de sa grande patrie, disant à l’un de ses enfants : « Sois digne de moi. » La Réplique à cette réponse, réplique attribuée à George Sand, est au contraire écrite par quelqu’un qui ne comprend rien aux grandes choses, qui s’en moque, fait de l’esprit, et s’efforce d’avilir et de rabaisser les sentiments et les convictions du grand artiste, qui ne prêtaient pourtant nullement à la moquerie. Nous nous refusons donc à croire que George Sand, eût-elle plus tard haï Liszt — ce qui ne fut jamais le cas — eût été capables d’écrire cet article complètement en désaccord avec son caractère, son style, son grand cœur, ses larges idées, et ses sympathies pour les nationalités opprimées.

Tout au contraire, après la rupture de Liszt avec la comtesse, George Sand et lui se revirent plusieurs fois et échangèrent des lettres amicales, ce qui réfute pleinement l’assertion de Ramann « qu’il ne se revirent plus ».

Voici quelques lettres peu connues de George Sand[29] et quelques lettres inédites de Liszt, écrites entre 1838 et 1844, qu’il est très curieux de lire les unes après les autres.

Voici d’abord une lettre de Liszt qui, à en juger par le papier et l’encre, doit avoir été envoyée à George Sand avec elle de la comtesse d’Agoult, datée du 4 mai 1838, peu après leur installation en Italie :

« Je ne sais pourquoi, mon bon George, nous sommes restés si longtemps sans nous écrire. Il n’y a pourtant guère (et il ne peut y avoir) de solution de continuité dans notre amitié. J’imagine même que les années s’amassant la rendront de plus en plus ferme et plus douce. Peut-être aussi le temps viendra-t-il enfin où je pourrai quelque chose pour vous, ainsi que je vous le disais dans ma naïve exaltation de vingt ans. En attendant, laissez-moi toujours vous aimer à ma manière, et penser et rêver silencieusement à vous, ma pauvre amie !

« La princesse vous a parlé sans doute de nos projets pour l’automne et l’hiver prochain. C’est chose tout à fait décidée que notre voyage à Constantinople ; je le désire beaucoup pour ma part, et la princesse ne demande pas mieux comme vous savez. Nous vous retrouverons donc probablement à Naples, à moins que vous ne soyez tentée d’être des nôtres et de faire la révérence au Grand Turc.

« À propos de Grand Turc, j’ai écrit deux mots à ma mère relativement à Bonnaire et Buloz. C’est une naïveté fort pardonnable de sa part, sans doute, mais enfin c’est une naïveté, et de plus une démarche parfaitement inutile de toutes façons, comme vous le dites fort bien. Je vous remercie de m’en avoir averti et je regrette seulement que vous n’ayez pas dit de suite franchement, et brutalement au besoin, toute la vérité à ma bonne mère, fort peu au courant de ces sortes d’affaires. Après votre lettre de Chamounix tout autre brevet d’immortalité ne serait qu’un pléonasme fastidieux dans la Revue des Deux Mondes.

« Quand vous viendrez en Italie, c’est moi qui vous ferai l’hospitalité de pipes, attendu que j’en ai rapporté une quinzaine de vieilles déjà et que je compte bien doubler à Constantinople. Je fume modérément depuis quelque temps : cela contribue peut-être à me faire trouver vos vieux livres (qui sont les seuls que je puis me procurer ici) encore plus beaux.

« Si Leroux et Quinet se souviennent encore de mon nom, rappelez-moi affectueusement à eux. Je les ai peu vus l’un et l’autre à mon grand regret. Je serai très heureux de les retrouver à Paris.

« Bonsoir, mon cher George. — Voici une lettre toute gribouillée selon ma louable habitude, mais il est très tard et je souffre beaucoup de la tête.

« Aimez-moi toujours un peu, et ne doutez point de moi.

« À vous,
« F. L. »

Voici un autre billet, probablement écrit au printemps de 1840, lorsque Liszt fit un court séjour à Paris, de passage pour Londres, et que George Sand s’y trouvait aussi pour assister aux répétitions de Cosima :

« Partirez-vous bientôt ? Vous savez que je viens de passer neuf jours dans mon lit et probablement, il ne me sera pas permis de sortir avant la fin de la semaine.

« Faites-moi savoir si vous êtes ici samedi, car je voudrais vous demander plusieurs choses, et surtout ne point quitter de nouveau Paris, pour deux ans peut-être, sans vous avoir revu.

« Bien à vous.
« F. Liszt.
« Mercredi. »

Et en 1841, George Sand lui écrit à son tour l’amicale épître que voici, parue dans le livre de La Mara, et que cette dernière rapporte à mars ou avril.


« Monsieur Liszt, rue et Hôtel d’Antin.
« Cher vieux,

« Je vous remercie de la pipe que vous m’annoncez et que je n’ai pas reçue. Je sais d’avance qu’elle sera charmante et, ne le fût-elle pas, elle ne me sera pas moins chère, venant de vous.

« Pourvu que vous ne veniez pas avant trois heures je vous recevrai toujours, sauf à vous faire attendre trois minutes pour sortir des limbes du sommeil où je suis encore quelquefois à cette heure-là. Chopin est malade aujourd’hui, et moi aussi, mais nous n’en sommes pas moins vivants pour vous aimer de cœur.

« G. Sand. »

Enfin voici trois lettres se rapportant à 1844, dont l’une est datée du 30 mai, et les deux autres furent bien sûr écrites un peu auparavant.

« Il m’a semblé que votre corbeille se fanait. Permettez-moi de la rafraîchir. Le langage des fleurs m’étant inconnu (en vertu de mon crétinisme qui va crescendo), je suis justifié à l’avance de tout logogriphe qui pourrait s’y trouver.

« À bientôt.

« Liszt. »

Elle répondit à ceci :

« Monsieur Liszt, Hôtel Byron, rue Laffitte.

« Mon cher ami, est-ce que vous auriez donc, à mon insu, quelque tort envers moi, que vous me faites tous ces logogriphes et cérémonies ? Je n’y comprends goutte et je compte bien que vous viendrez m’expliquer tout cela le plus tôt possible.

« Souvenez-vous seulement de mes habitudes de veille prolongée, de sommeil prolongé par conséquent, et ne venez pas me voir avant quatre heures. Le soir, tant que vous voudrez.

« À bientôt, j’espère.
« George. »


« Lundi. »

« Je n’étais rentré à Paris que pour quelques heures afin de ne pas faire manquer ce malheureux concert des aliénés à la suite duquel mon mal a redoublé. Le lendemain, je me suis traîné clopin-clopant, à la place d’Orléans[30] ; vous veniez de partir, mais en revenant, j’ai trouvé votre billet dont je vous remercie de tout cœur.

« Il me faudra une dizaine de jours de repos absolu pour me remettre, après je commencerai mon métier de commis voyageur en concert et tirerai à vue et à oreilles sur Lyon, Marseille et Bordeaux. Si, au mois d’août, vous étiez encore à Nohant, nous pourrions réaliser notre ancien projet de Festival à Châteauroux.

« En tout cas, à moins que Jeanny[31] ne lâche les chiens et les bêtes fauves des environs contre moi, je viendrai prendre congé de vous à Nohant, car je vous avouerai tout naïvement que j’ai grand désir de vous revoir encore avant de quitter la France pour plusieurs années probablement.

« Bien à vous de cœur.
« Liszt.

« Port Marty, 30 mai 44.

« P.-S. — Dites à Chopin la vive part que je prends à son chagrin[32]. »

Enfin nous trouvons dans le volume des lettres imprimées de Liszt une missive datée de Lisbonne. 1845, dans laquelle le grand pianiste raconte à George Sand sa rencontre avec leur ami d’autrefois, Blavoyer[33], et lui recommande une personne qu’il lui avait adressée, tout cela sur le ton le plus amical.

Ces lettres mettent à néant l’opinion soutenue par Mme Ramann, que Chopin nourrissait des sentiments hostiles envers Liszt par suite des mauvais rapports de ce dernier avec George Sand. Il est de toute évidence que dès le moment où Mme d’Agoult ne fut plus entre eux, les relations de George Sand avec Liszt s’améliorèrent aussitôt. Il n’y eut plus entre eux, il est vrai, la même intimité, mais l’ancienne admiration de Liszt pour George Sand, comme écrivain, ne subit jamais la moindre éclipse.

En 1842, il entreprit de composer un opéra sur Consuelo, et il suivait en général avec intérêt tout ce qui sortait de la plume de George Sand. Dans sa correspondance publiée, nous trouvons plus d’une fois des passages sur les œuvres de George Sand (entre autres sur l’Histoire de ma Vie) ou sur sa Correspondance. Il analyse d’une manière très détaillée toutes les lettres qui l’ont frappé ou qui lui ont le mieux plu[34]. Bien plus intéressante encore est l’influence immédiate qu’exerça sur Liszt notre grand écrivain, ce qui est par exemple très visible dans l’avant-propos littéraire du poème symphonique de Liszt : « Héroïde funèbre. » Cet avant-propos est la répétition presque textuelle d’une page bizarre et fantastique des Sept cordes de la lyre, et c’est ce qui nous porte à analyser ici ce livre, quoiqu’il n’ait paru qu’en 1839.

Il est fort douteux qu’un lecteur de nos jours lise jamais cette œuvre, et l’on peut dire que presque aucun des admirateurs de George Sand ne la connaît ou ne s’en souvient. Quant aux critiques, ils la passent tout à fait sous silence, ou se bornent, en en parlant, à quelques lignes dans le genre des courtes phrases suivantes qu’en dit, par exemple, M. d’Haussonville : « : Parmi les ouvrages de George Sand, il y a une œuvre qui ressemble à un drame fantastique, intitulée : les Sept cordes de la lyre. Son talent à elle n’était-il pas aussi une lyre à sept cordes dont chacune rendait un son différent, mais qui résonnaient toutes à l’unisson ? » Et après avoir appelé George Sand l’arrière-petite-fille de cette Diotime de Mantinée, que Platon avait admise à son banquet, et qui s’écriait : « Ô mon cher Socrate, la vie n’a de prix et n’est belle qu’autant que nous contemplons la beauté éternelle », cet auteur ajoute que « dans toutes les œuvres de George Sand on sent le vol de son imagination et une tendance vers la beauté éternelle ». Et voilà tout. C’est pourquoi nous nous permettons de raconter d’une manière plus détaillée le sujet de cette fantaisie ou de cette allégorie, dont il serait difficile de préciser l’idée générale, à moins de la comprendre de la manière suivante : L’esprit humain, pour être complet, pour s’approcher du Créateur et pour pénétrer l’harmonie de la création, doit vibrer de toutes ses cordes qui sont : la foi, l’amour, l’art, la contemplation, etc., etc. Privé de l’une de ces cordes, l’esprit est incomplet et ne peut saisir ni l’Harmonie sublime, ni la Beauté suprême. Cette idée fut donnée à George Sand par Michel, car on trouve parmi ses papiers intimes une petite feuille sur laquelle sont dessinées deux lyres, l’une, assez correctement faite, ne porte aucune inscription, l’autre, très mal dessinée à la plume, porte au bas : La lyre de George Sand d’après le plan de son ami Evrard (sic). Nohant, le 11 août 1835. Et sur ses cordes on lit les inscriptions suivantes :


    La Paix, les sciences, l’agriculture,
    La Guerre ou la Liberté et la Tyrannie.
    Les Douleurs ou la Mort, le crime.
    Les Joies, ou la croyance, les martyrs, la Vertu.
    Évocations Les Tombeaux.

L’Amour ou les éléments : le soleil, le ciel, la terre,

l’eau, le feu.

Dieu, ou la prière, et l’Adoration.

Ce canevas a servi à George Sand pour écrire son livre curieux, où la thèse est développée en sens inverse. Un philosophe, maître Albertus, qui, selon l’auteur, paraît vivre dans notre siècle, mais qui, en réalité, vit hors du temps et de l’espace, élève une jeune fille, confiée à ses soins, Hélène, enfant de son vieil ami, fabricant d’instruments de musique, Meinbacker, qui ne lui avait laissé en héritage que des dettes et une mystérieuse lyre à sept cordes. Hélène s’occupe de philosophie chez Albertus, comme les autres disciples de ce maître : Hans, Karl, Wilhelm, etc., dont chacun personnifie une certaine tendance de l’esprit humain. Pourtant Hélène fait de médiocres progrès en philosophie. Elle est attirée vers la poésie et vers la musique, arts qui lui sont défendus, dans la crainte qu’ils ne troublent sa raison, car on avait précédemment remarqué que la musique provoquait chez Hélène des extases qui ressemblaient à de la folie ou au somnambulisme. Ce n’était toutefois rien moins que les manifestations chez elle du génie musical, incomprises par son entourage. Or, la lyre à sept cordes n’est pas un instrument ordinaire. Elle a été faite de temps immémorial, par un certain Adelsfreit, ancêtre du vieux Meinbacker, et elle porte, gravés, ces mots mystérieux :

    À qui vierge me gardera
        La richesse,
    À qui bien parler me fera
        La sagesse.
    À quiconque me violera
        La folie
    Et, sil me brise, il le paira
        De sa vie.

Notre vieil ami Méphistophélès se mêle de l’affaire. Il veut se rendre maître de la lyre, afin de perdre l’esprit de la lyre, qui ne doit être délivré que par l’amour sublime d’une vierge. Pour atteindre son but, Méphistophélès essaie d’abord de briser la lyre. Sous la figure du juif Jonathas Taer, l’un des créanciers de feu Meinbacker, il amène chez Albertus toute une foule d’acheteurs : un poète, un compositeur, un peintre et un critique. La force mystérieuse de la lyre leur fait à l’un après l’autre, perdre la tête, leur inspire la manie des grandeurs, leur fait dévoiler toute la bassesse de leurs âmes jalouses et mesquines ; et c’est alors que soit en raisonnements calmes, soit en divagations absurdes, ils dévoilent et montrent à nu leurs véritables caractères. Ils n’entendent rien à ce qui sort de la sphère de leurs étroites spécialités et comprennent même fort peu cette seule spécialité. Chacun de ces gens du métier se figure être un génie, et ne reconnaît dans les autres que de médiocres artistes.

Les projets de Méphistophélès échouent ; la lyre reste intacte. Alors il met en jeu Albertus lui-même. Il lui suscite d’un côté la soif de tout connaître, de tout comprendre, comme celle qui torturait Faust, et de l’autre, il éveille dans son cœur un violent amour pour Hélène. Poursuivant toujours son but, Méphistophélès suggère à Albertus l’idée de briser l’une après l’autre les cordes de la lyre, car, entre temps, voici ce qui était arrivé : Hélène ayant réussi à s’emparer de la lyre, était tombée en extase ; même par son extérieur, elle ressemblait à une prophétesse, on eût dit un être surhumain. C’est avec sa chevelure surtout que se passaient des choses absolument surnaturelles.

Hanz. — « Voyez, maître, ceci tient du prodige, les rubans de sa coiffure se brisent et tombent à ses pieds. » (Pour prodige, cela en est sûrement un !) — « Sa chevelure semble s’animer comme si un souffle magique la dégageait de ses liens brillants, pour la séparer sur son front et la répandre en flots d’or sur ses épaules de neige. Oui, voilà ses cheveux qui se roulent en anneaux libres et puissants comme ceux d’une jeune enfant qui court aux vents du matin. » — (C’est à faire enrager tous les coiffeurs !). — « Ils rayonnent, ils flamboient, ils ruissellent sur son beau corps comme une cascade embrasée des feux du soleil. Ô Hélène, que vous êtes belle ainsi ! Mais vous ne m’entendez pas !

Albertus. — Hanz, mon fils, ne la regarde pas trop. Il y a dans la vie humaine des mystères que nous n’avons pas encore abordés et que je ne soupçonnais pas, il y a un instant.

Hélène. — (Elle soutient la lyre d’une main et élève l’autre vers le ciel.) Voici ! le mystère s’accomplit. La vie est courte, mais elle est pleine ! L’homme n’a qu’un jour, mais ce jour est l’aurore de l’éternité ! (La lyre résonne magnifiquement.)

Hanz. — Ô muse, ô belle inspirée… »

Entrée en relation directe avec l’esprit de la lyre, Hélène passe des heures entières en improvisations exaltées ; elle comprend tout ce que l’esprit de la lyre lui dit, et la lyre résonne alors d’elle-même sans que la jeune fille y touche, mais les hommes n’entendent que les réponses d’Hélène aux paroles de l’esprit, ils entendent sa musique. (Quelle allégorie !) Albertus ne comprend ni ce qui se passe en Hélène, ni son langage, et, poussé par Méphistophélès, il brise d’abord les deux premières cordes de la lyre, les cordes d’or : celles de la foi et de la contemplation de l’infini. Il brise ensuite les deux cordes suivantes, les cordes d’argent : celles de l’espérance et de la contemplation du beau ! Peu à peu il commence à mieux comprendre Hélène, mais craignant de nouveaux accès de sa folie, il lui cache la lyre. La jeune fille tombe alors dans une folie plus grande encore, et, cherchant partout sa lyre, elle parvient au faîte de la flèche de la cathédrale où Albertus la suit. Il tient la lyre sous son manteau, mais au lieu de la rendre simplement à Hélène, il engage avec elle le dialogue suivant :

Albertus. — « Arrêtons-nous sur cette terrasse, mon enfant, cette rapide montée a dû épuiser tes forces.

Hélène. — Non, je peux monter plus haut, toujours plus haut.

Albertus. — Tu ne peux monter sur la flèche de la cathédrale… L’escalier est dangereux, et l’air vif qui souffle ici est déjà assez excitant pour toi.

Hélène. — Je veux monter, monter[35], toujours, monter jusqu’à ce que je retrouve la lyre. Un méchant esprit l’a enlevée et l’a portée sur la pointe de la flèche. Il l’a déposée dans les bras de l’archange d’or qui brille au soleil. J’irai la chercher, je ne crains rien. La lyre m’appelle. (Elle veut s’élancer sur l’escalier de la flèche.)

Albertus, la retenant. — Arrête, ma chère Hélène ! Ton délire t’abuse. La lyre n’a point été enlevée. C’est moi qui, pour t’empêcher d’en jouer, l’ai ôtée de dessous ton chevet. Mais reviens à la maison, et je te la rendrai.

Hélène. — Non, non, vous me trompez. Vous vous entendez avec le Juif Jonathas pour tourmenter la lyre et me donner la mort. Le Juif l’a portée là-haut. J’irai la reprendre ; suivez-moi si vous l’osez. (Elle commence à gravir l’escalier.)

Albertus (lui montrant la lyre qu’il tenait sous son manteau). — Hélène, Hélène, la voici, regarde-la ! Reviens, au nom du ciel ! Je t’en laisserai jouer tant ce que tu voudras. Mais redescends ces marches, ou tu vas périr !

Hélène, s’arrêtant. — Donnez-moi la lyre et ne craignez-rien.

Albertus. — Non, je te la donnerai ici. Reviens. Ô ciel ! Je n’ose m’élancer après elle. Je crains qu’en se hâtant, ou en cherchant à se débattre, elle ne se précipite au bas de la tour.

Hélène. — Maître, étendez le bras et donnez-moi la lyre, ou je ne redescendrai jamais cet escalier.

Albertus, lui tendant la lyre. — Tiens, tiens, Hélène, prends-la. Et maintenant, appuie-toi sur mon bras, descends avec précaution. (Hélène saisit la lyre et monte rapidement l’escalier jusqu’au sommet de la flèche.)… »

Elle s’assied auprès de l’archange de bronze, et voyant devant elle l’immense ville pleine de vie et fourmillant d’hommes, elle se met à improviser sur les souffrances et les malheurs de l’humanité. Cependant Hans, qui veut la suivre, grimpe de l’autre côté de l’archange pour soutenir Hélène si la tête venait à lui tourner — ce qui ne serait nullement étonnant sur une estrade de concert aussi élevée. Hélène termine cependant sans accident son entretien avec l’esprit de la lyre ; elle cause maintenant avec lui sur les cordes d’acier et comme ces cordes ne parlent plus de choses inaccessibles aux hommes, mais leur dépeignent bien les gloires et les malheurs du genre humain, alors Hanz et Albertus peuvent comprendre Hélène.

Hélène. — Ô esprit, où m’as-tu conduite ? Pourquoi m’as-tu enchaînée à cette place pour me forcer à voir et à entendre ce qui remplit mes yeux de pleurs et mon cœur d’amertume ? Je ne vois au-dessous de moi que les abîmes incommensurables du désespoir ; je n’entends que les hurlements d’une douleur sans ressource et sans fin ! Ce monde est-ce une mare de sang, un océan de larmes ! Ce n’est pas une ville que je vois ! J’en vois dix, j’en vois cent, j’en vois mille, je vois toutes les cités de la terre. Ce n’est pas une seule province, c’est une contrée, c’est un continent, c’est un monde, c’est la terre tout entière que je vois souffrir et que j’entends sangloter ! Partout des cadavres et autour d’eux des sanglots. Mon Dieu ! que de cadavres ! mon Dieu ! que de sanglots ! Oh ! que de moribonds livides couchés sur une paille infecte ! oh ! que de criminels et d’innocents agonisant pêle-mêle sur la pierre humide des cachots ! oh ! que d’infortunés brisés sous des fardeaux pesants ou courbés sur un travail ingrat ! Je vois des enfants qui naissent dans la fange, des hommes en manteaux de pourpre et d’hermine tout souillés de fange, des peuples entiers couchés dans la fange ! La terre n’est qu’une masse de fange labourée par des fleuves de sang. Je vois des champs de bataille tout couverts de cadavres fumants et de membres épars qui palpitent encore ; j’en vois d’autres où s’élancent des bataillons poudreux, au son des fanfares guerrières. Je vois les armes reluire au soleil ; j’entends bien les chants de l’espoir et du triomphe ; mais j’entends aussi les gémissements des blessés, les derniers soupirs des mourants que brisent les pieds des chevaux. J’entends aussi le cri des vautours et des corbeaux qui marchent derrière les armées, et l’air est obscurci de leur vol sinistre ; eux seuls seront les vainqueurs ! Eux seuls entonneront ce soir l’hymne de triomphe en enfonçant leurs ongles ensanglantés dans la chair des victimes… »

Les épreuves de l’esprit de la lyre touchent à leur fin. Hélène, en proie au désespoir, en voyant les misères humaines, les souffrances des pauvres martyrs et la cruauté des persécuteurs qui s’intitulent la fleur et le couronnement de la création, jette la lyre du haut de la tour. Il semblerait que le conte est fini. Mais non, Méphistophélès se saisit de la lyre et la remet à la servante d’Albertus, qui passe justement à ce moment, et la lyre est restituée dans le cabinet du savant docteur. La lyre ne garde plus qu’une corde, celle d’airain, qui parle aux hommes par l’amour. C’est alors seulement qu’Albertus comprend le langage de l’esprit de la lyre, et cet esprit devient enfin libre, mais Hélène, qui s’était éprise de lui, meurt en brisant la dernière corde et son âme unie à celle de l’esprit de la lyre, saluée par la foule des frères célestes, est emportée par eux dans l’espace éthéré ou plutôt sur la blanche étoile de Véga, dans la constellation de la Lyre !!

Albertus, qui a enfin compris le sens suprême et l’harmonie des choses créées, se réconcilie avec la vie, et, s’adressant à ses disciples, leur dit : « Mes enfants, l’orage a éclaté, mais le temps est serein ; mes pleurs ont coulé, mais mon front est calme : la lyre est brisée, mais l’harmonie a passé dans mon âme. Allons travailler. »

Nous devons avouer qu’il nous a fallu du courage pour lire cette œuvre nébuleuse et emphatique, quoiqu’on y trouve des pages sublimes de poésie, et d’autres pleines d’humour et d’observations fines et profondes, mais on peut dire que la forme en est aujourd’hui quasi insupportable ; le tout est tellement monté sur des échasses mystiques et allégoriques, que cela amène souvent le sourire sur les lèvres. Telle, par exemple, la scène sur la flèche de la cathédrale, que nous venons de citer, et qui est tout simplement burlesque par son romantisme exagéré — paraissant presque une charge. Elle ne peut provoquer chez le lecteur qu’un rire irrésistible à l’instar de la si célèbre et si comiquement emphatique scène sur la tour du « Constructeur de Solness » de Ibsen (que l’on nous pardonne cette hérésie.)

Les lignes suivantes tirées d’un prétendu chant slave Les cœurs Résignés (?) de Gryzmala, servent d’épigraphe à cette œuvre fantastique :

« Eugène, souvenez-vous de ce jour de soleil où nous écoutions le fils de la Lyre, et où nous avions surpris les sept Esprits de la Lumière s’élançant dans une danse sacrée au chant des sept Esprits de l’Harmonie. Comme ils semblaient heureux ! »

Cette poésie prétendue nationale ressemble si peu à un chant national quelconque, que nous ne pouvons comprendre d’où Grzymala l’a tirée. Et si George Sand a cru y voir vraiment un chant slave, elle s’est fourvoyée elle-même ou a été mystifiée par l’écrivain qui ne se rendait pas assez compte de ce qu’est la poésie populaire ; ou peut-être encore a-t-il voulu mystifier ses bénévoles lecteurs à l’instar de Mérimée avec sa Guzla ; mais malheureusement il ne sut pas imiter le ton des chansons nationales. C’est aussi faux de ton que toute cette œuvre de George Sand est ennuyeuse. Il n’en est pourtant pas de même de toutes ses parties. Quelle belle scène, par exemple que celle de la rencontre des critiques ! Rien n’y est faux ni imité, et il suffirait de lire quelque article de critique, contemporain de George Sand, par exemple ce qui a été dit en 1838, dans la France musicale, par un certain cuistre musical, sur l’impromptu en la bémol majeur de Chopin, pour comprendre que cette scène est sortie d’un seul jet de la plume de George Sand. Elle se trouvait d’une part, sous l’impression de ce qu’un grand artiste, comme Chopin, se tenant à l’écart de toute polémique et de toute lutte, avait à souffrir de pareils éreintements, et, d’autre part, elle subissait l’ascendant de Liszt, toujours avide de combattre, s’élançant, indigné, au-devant des ennemis, à la vue des banalités du public et des idées rétrogrades de messieurs les critiques. Chacun des représentants des quatre spécialités est un type si parfaitement accompli que chacun de nous peut remplacer par des noms propres ces quatre indications : le poëte, le compositeur, le critique, le peintre, et nommer bon nombre de médiocrités contemporaines qui s’acharnent, dans leur étroitesse bornée, à injurier tous ceux qui ne sont pas de leur coterie, sans voir pour cela, même dans leur spécialité, plus loin que leur nez.

Tout aussi charmantes sont les autres scènes secondaires où apparaissent les simples bons citoyens, qui servent de repoussoirs à la sublime Hélène et au non moins sublime Albertus. Leur banalité, leur mesquinerie, leur inertie d’esprit, leurs bavardages insipides sur des choses auxquelles ils n’entendent rien, tout cela est rendu d’une manière inimitable.

Reconnaissons aussi, quoi que nous en ayons dit, que l’improvisation d’Hélène et son entretien, au sommet de la flèche, avec l’esprit de la lyre sur la grandeur et les souffrances de l’humanité, sont empreints d’une vraie poésie et pénétrés, comme toutes les pages de ce genre de George Sand, d’une pitié profonde et ardente.

C’est justement ici le lieu de citer le fragment que nous avons déjà mentionné, c’est-à-dire la Préface de Liszt pour son poème symphonique : L’Héroïde funèbre, le seul épisode conservé de la Symphonie révolutionnaire et qui a paru après 1850. Tout comme George Sand par la bouche d’Hélène, Liszt y dit que tout progrès de l’humanité est acheté au prix du sang, des douleurs sans nombre, des pleurs et des gémissements, et que souvent, au milieu de cette mer de larmes et de sang, on ne voit pas même les résultats grandioses auxquels tendent les efforts des hommes.

« … Dans cette perpétuelle transformation d’objets et d’impressions, il en est qui survivent à tous les changements, à toutes les mutations, et dont la nature est invariable. Telle entre autres et surtout la Douleur, dont nous contemplons la morne présence, toujours avec le même pâle recueillement, la même terreur secrète, le même respect sympathique et la même frémissante abstraction, soit qu’elle visite les bons ou les méchants, les vaincus ou les vainqueurs, les sages ou les insensés, les forts ou les faibles. Quel que soit le cœur et le sol sur lesquels elle étend sa végétation funeste et vénéneuse, quelle que soit son extraction et son origine, sitôt qu’elle grandit de toute sa hauteur, elle nous paraît auguste, elle impose la révérence. Sorties de deux camps ennemis, et fumantes encore d’un sang fraîchement versé, les douleurs se reconnaissent pour sœurs, car elles sont les fatidiques faucheuses de tous les orgueils, les grandes niveleuses de toutes les destinées. Tout peut changer dans les sociétés humaines, mœurs et cultes, lois et idées ; la Douleur reste une même chose ; elle reste ce qu’elle a été depuis le commencement des temps. Les empires croulent, les civilisations s’effacent, la science conquiert des mondes, l’intelligence humaine luit d’une lumière toujours plus intense ; rien ne fait pâlir son intensité, rien ne la déplace du siège où elle règne en notre âme, rien ne l’expulse de ses privilèges de primogéniture, rien ne modifie sa solennelle et inexorable suprématie. Ses larmes sont toujours de la même eau amère et brûlante ; ses sanglots sont toujours modulés sur les mêmes notes stridentes et lamentables ; ses défaillances se perpétuent avec une intolérable monotonie ; sa veine noire court à travers chaque cœur et son dard brûlant contagie chaque âme de quelque incurable blessure, son étendard funéraire flotte sur tous les temps et tous les lieux… Sur ce seuil tranchant que tout événement sanglant bâtit entre le passé et l’avenir, les souffrances, les angoisses, les regrets, les funérailles se ressemblent partout et toujours. Partout et toujours on entend sous les fanfares de la victoire, un sourd accompagnement de râles et de gémissements, d’oraisons et de blasphèmes, de soupirs et d’adieux, et l’on pourrait croire que l’homme ne revêt de manteau de triomphe, et des habits de fête, que pour cacher un deuil qu’il ne saurait dépouiller, comme s’il était un invisible épidémie… »

Il est de toute évidence que cet hymne grandiose de la Douleur est une paraphrase de l’entretien d’Hélène avec l’esprit de la lyre[36].

D’un autre côté, la onzième Lettre d’un voyageur (à Meyerbeer) pourrait être facilement prise pour un article de Liszt lui-même, tant ce sont ses idées à lui, sa manière de voir, son ton, son style. Dans ce compte rendu enthousiaste des opéras de Meyerbeer, George Sand salue chaleureusement les voies nouvelles dans lesquelles est entré le jeune compositeur et les buts nouveaux vers lesquels l’artiste semblait vouloir marcher. — (Ainsi, par exemple, dans les Huguenots, il a tenté de peindre les sentiments collectifs des masses, la lutte de deux principes religieux et la personnification de la fermeté démocratique et du courage protestant en la personne de Marcel.) La onzième Lettre d’un voyageur, dans son ensemble comme dans ses détails, porte plus que l’empreinte des idées du grand artiste qui, en l’été de 1837, avait soufflé à George Sand les pages citées plus haut sur l’explication de la musique par la parole, sur Hoffmann, les Sons du Midi et les Sons du Nord, etc. Ainsi, l’auteur y parle des insupportables cadences italiennes, des finale surannés et d’autres procédés passés de temps, auxquels Liszt faisait alors la guerre en pratique comme en théorie. Cette épître est comme une exposition, comme une paraphrase de l’article de Liszt lui-même sur les Huguenots[37].

N’est-il pas curieux aussi de noter que sur la première feuille du carnet donné par Liszt à George Sand à Genève, en 1836, et portant l’inscription « Fellow à Piffoël », on lit : « Le 2e volume de l’exposition de la doctrine de Saint-Simon. Il n’a été donné qu’en feuilles à une cinquantaine de membres de la famille. Au besoin, le faire copier… » On devine très aisément quel était celui qui tenait alors George Sand au courant des choses saint-simoniennes et qui la renseignaient sur la doctrine.

N’est-il pas intéressant à constater encore qu’en 1841, lorsque George Sand écrivait sa Consuelo — qui est comme la personnification en un seul type de Pauline Viardot, de Nourrit si plein de piété pour son art, de Liszt lui-même, et des idées des Saint-Simoniens sur la vocation de l’artiste, — et que cette héroïne de roman se faisait membre d’une loge de francs-maçons et y jouait un grand rôle, poussée par sa pitié ardente pour l’humanité et le désir de la servir de quelque manière que ce fût, que Liszt était à ce même moment devenu membre de la loge maçonnique de l’Union ?

Plus tard, en 1861, Liszt entrait chez les frères Tertiaires de l’ordre religieux de Saint-François d’Assises, c’est-à-dire qu’il faisait partie des frères laïques, qui, tout en suivant leur vocation séculière et vivant dans le monde, acceptent néanmoins tous les devoirs et jouissent de tous les droits de l’ordre. Le biographe de Liszt voit avec raison une seule et même évolution ininterrompue, une progression toute logique dans l’enthousiasme de Liszt, en 1831, pour le Saint-Simonisme, dans son entrée chez les francs-maçons en 1841, et dans son adhésion en 1861 à l’œuvre de Saint-François. Tout cela est l’expression symbolique et tout à la fois la confirmation extérieure de ses idées et de ses sentiments chrétiens, qui dès son enfance se manifestèrent chez lui.

Cette pitié chrétienne se mariait en lui avec la même conviction profonde de la vocation divine de l’artiste, qui remplissait l’âme de Consuelo, et avec la croyance de la nécessité pour un véritable artiste d’élever constamment son moi humain, afin d’être un digne gardien du génie émané de Dieu et de ne pas le rabaisser. Quelles belles, quelles sublimes idées, et quel bonheur pour George Sand d’avoir rencontré sur son chemin, après les orageuses épreuves de sa vie personnelle, après les prédications négatives et désordonnées de Michel, un artiste qui adorait son art avec tant de conscience !

On dit ordinairement que les Sept Cordes de la Lyre ont été écrites sous l’influence des idées philosophiques de Pierre Leroux ; nous venons de donner une preuve irrécusable que cette œuvre fantastique est née d’une pensée de Michel jetée au hasard. Mais elle est, en même temps, éclose sous l’influence des idées philosophiques et artistiques de Liszt, de Pictet, de Nourrit, de Grzymala, de Chopin, c’est-à-dire qu’elle fut l’écho des tendances philosophico-musicales, qui flottaient dans l’air, à Genève, à Fribourg, à l’hôtel de France et à Nohant, entre 1835-1837, tendances dont Liszt surtout était le propagateur et l’âme.

Aussi, si la ressemblance presque absolue de la Préface de l’Héroïde funèbre avec les paroles d’Hélène Meinbaker ne prouvait pas à quel point l’illustre musicien et le grand poète étaient d’accord dans leur manière de voir, de penser et de sentir, et si ces pages ne témoignaient pas suffisamment de l’affinité d’esprit qui régnait entre les deux génies à cette époque, il suffirait de comparer les lettres de George Sand à Liszt et celles de Liszt à George Sand ; les Lettres d’un Bachelier ès musique et les Lettres d’un voyageur ; les articles de Liszt et les œuvres ultérieures de George Sand dans lesquelles apparaissent des musiciens et des artistes, et où elle expose des idées à la Liszt sur le rôle et les devoirs d’un artiste (par exemple : Carl, Consuelo, la dernière Aldini, la comtesse de Rudolstadt, le Château des Désertes, le beau Laurence, le Château de Pictordu), pour sentir vivement et profondément quelle action eurent ces deux grands esprits l’un sur l’autre.

Après tout ce que nous venons de dire, le lecteur ne s’étonnera plus que nous ayons consacré tant de temps et de place à cette illustre amitié dans la vie de George Sand.

  1. M. Gustave de Gévaudan. George Sand dit dans cette même Lettre avoir rencontré en route encore un autre « vieil ami » qu’elle avait connu « dans un temps orageux de sa vie ». C’était M. Blavoyer, rencontré jadis par elle au Mont-Dore et à Venise.
  2. C’est-à-dire de la comtesse d’Agoult, que dans sa correspondance George Sand appelle encore Mirabella, princesse Mirabelle, simplement princesse ou bien ma belle comtesse aux cheveux blonds.
  3. Adolphe Pictet, un ami de Liszt et de la comtesse d’Agoult, major de l’armée fédérale et écrivain, l’auteur du petit livre : Une course à Chamounix. (Paris, Benj. Duprat, 1838)
  4. Élève de Liszt, Hermann Cohen, plus tard entré dans les ordres, — il fut carme déchaussé, — et connu sous le nom de Père Hermann.
  5. George Sand écrivait plus tard à propos de ce chapitre x : « Les réflexions philosophiques qui terminent l’action de votre conte m’ont vivement frappée. La 5e, 9e, 19e, 25e, 29e et la dernière me sont restées et me resteront dans l’esprit comme, dans mon enfance, certains versets de la Bible ou certaines maximes de vieux sages »… (Correspondance, vol. II, lettre au Major Adolphe Pictet, d’octobre 1838, p. 104-108.)
  6. M. Auguste Martineau-Deschenez. Voir plus loin, p. 347.
  7. Dans les éditions postérieures cette fin de lettre est tronquée.
  8. Lina Ramann : « Franz Liszt als Künstler und Mensch. (Leipsi Breitkopf und Härtel. 1880-1887.)
  9. « Le Contrebandier ». (Œuvres complètes de George Sand, » éd. Lévy, vol. La Coupe, p. 265-266.)
  10. Ballanche, membre de l’académie française, poète et philosophe, né en 1776 à Lyon, mort à Paris en 1817. Après une triste jeunesse maladive, Ballanche est resté tout le reste de sa vie enclin aux méditations solitaires et à la contemplation. On a de lui des poèmes (Orphée. Antigone), un roman (l’Homme sans nom). Il est surtout connu par son Essai sur la palingénésie sociale, qu’il n’a d’ailleurs pas terminé. Ses écrits pénétrés de mysticisme ne manquent pas de talent poétique et d’idées élevées. Les œuvres complètes de Ballanche ont paru en 1832, en 6 volumes in-8o.
  11. Auguste-Théodore-Hilaire, baron Barchou de Penhoën, né à Morlaix en 1801, mort en 1855, historien et publiciste, adepte de Ballanche. Il fut un des premiers rédacteurs de la Revue des Deux-Mondes, publia plusieurs ouvrages très sérieux sur les philosophes allemands et en traduisit d’autres.
  12. La manie de ces auteurs d’inventer des fables poétiques allait jusqu’à faire honneur à George Sand d’une haute taille, alors qu’elle était petite, « de la taille d’une fillette de 14 ans », comme nous l’a assuré le plus sceptique et le plus véridique de ses amis.
  13. F. Chopin, par Liszt, Paris, Escudier, 1852, — édition très rare qui ne se trouve plus en vente. Les éditions suivantes diffèrent considérablement de la première. Ce livre, premier tome des œuvres complètes de Liszt, a été traduit par La Mara. Voir : Sämmtliche Schriften von Franz Liszt. Erster Band. Friedrich Chopin, frei ins deutsche übertragen von La Mara, Leipzig, Breitkopf und Härtel, 1880.)
  14. Henri Heine. Lutelia. « Ueber die französische Bühne. » Vertraute Briefe an August Levald, N° x.
  15. George Sand avait écrit à la comtesse, le 18 janvier, que tout était prêt pour son arrivée, et même « le garde-manger garni de gibier ».
  16. Bignat était le sobriquet d’Emmanuel Arago. On en avait aussi baptisé, un peu plus tard, le cheval favori de George Sand.
  17. Correspondance, t. I. Lettre à Franz Liszt du 5 mai 1836, p. 359-363.
  18. Cet ouvrage ne fut détruit que bien plus tard, vers 1862, à Palaiseau, lorsque Manceau brûla sur l’ordre de George Sand plusieurs de ses papiers et documents.
  19. Correspondance, t. II. Lettres déjà mentionnées plus haut (p. 263), à Janin du 15 février 1837, à Liszt du 28 mars, à la comtesse d’Agoult du 10 et du 21 avril et à Scipion du Roure du 13 avril. Voir aussi Lettres de femme, dont quelques fragments, concernant ce travail, qui dépassait ses forces, ont aussi été cités p. 263.
  20. Elle écrit le 13 avril à Scipion du Roure : « Solange vient d’être assez malade, moi je suis éreintée de travail. Le printemps est affreux ici, le rossignol a chanté trois jours sous la neige !… »
  21. Eugène-Pierre-Clément Pelletan, écrivain et homme politique fort connu, né à Saint-Palais-sur-Mer en 1813, mort à Paris en 1884.
  22. Gustave de Gévaudan, le légitimiste des Lettres d’un Voyageur, un jeune Nivernais.
  23. Félicien Mallefille, écrivain dramatique et diplomate (plus tard ministre plénipotentiaire de la France à Lisbonne), né en 1814, mort en 1868. Auteur de quelques drames et romans, des Sept Infants de Lara, des Mémoires de Don Juan, etc. Son frère, Léonce Mallefille, a longtemps séjourné à Saint-Pétersbourg, où il donnait pour vivre des leçons d’espagnol et de français, dans les maisons particulières, entre autres dans une famille de notre parenté.
  24. Voir les lettres de George Sand du 28 mars, du 5 et du 10 avril (Correspondance, t. II). Dans le livre de Szule : « Frédéric Szopin i Utwory iego Muzyczne » se trouvent des lettres écrites en 1837 par Chopin au comte Antoine Wodzinski. Sur la marge d’une de ces lettres, Chopin avait ajouté au crayon : « J’irai peut-être dans quelques jours chez George Sand. »
  25. Correspondance, t. I, p. 351. Lettre du 28 février 1836, datée de Bourges.
  26. On trouve dans le livre de Michiels, intitulé : « Le Monde du comique et du rire » (Paris, 1886), quelques lignes sur George Sand, assez insignifiantes du reste.
  27. Ceci est sans doute une licence poétique : George Sand, dans le courant de cet été, montait un petit cheval, toujours sellé, qui lui avait été amené de Nevers par M. de Gévaudan. Lina Ramann a été induite en erreur par Liszt lui-même qui, dans sa 3° Lettre d’un Bachelier ès musique, dit à George Sand : « Peut-être allez-vous me trouver bien sombre aujourd’hui, peut-être le chant du rossignol a-t-il marqué pour vous le passage d’une nuit délicieuse à un jour splendide ; peut-être vous êtes-vous assoupie sous les lilas en fleurs et avez-vous rêvé d’un bel ange aux cheveux blonds qui, à votre réveil, s’est trouvé souriant à vos côtés sous les traits de votre fille chérie, peut-être votre impétueux andalous frémissant sous la main qui le dompte vous a-t-il fait franchir en quelques secondes la distance qui vous sépare de votre meilleur ami ; peut-être, et sûrement, avez-vous rencontré sur votre passage les regards d’un malheureux auquel vous avez fait bénir la Providence… » Dans une note à la même page, il est dit que ce meilleur ami était Jules Néraud. Mais il est hors de doute que Liszt en écrivant ces lignes parlait, non de Jules Néraud, mais de Michel que George Sand allait souvent voir ou de grand matin ou à la nuit tombée, tantôt à La Châtre, tantôt à Châteauroux. (Voir les Lettres de femme et les lettres inédites de George Sand, du 16 avril, du 10 juin et du 18 septembre 1837.)
  28. « Crétin » ou « Crétin-Fellow » était le sobriquet donné à Liszt par George Sand.
  29. Ces lettres de George Sand ont été publiées par Mme La Mara dans son volume : « Briefe hervorragender Zeitgenossen an Franz Liszt. »
  30. George Sand et Chopin demeurèrent place d’Orléans entre 1842-1847.
  31. Paysan berrichon, demi-chasseur, demi-devin, prototype de Monny-Robin.
  32. La mort de son père.
  33. Voir p. 326.
  34. Voir les lettres du 5 mai et du 4 juin 1855 à sa mystérieuse amie. (Franz Liszts Briefe. III Band, Briefe ain eine Freundin, herausgeben von La Mara. 1894. Leipzig). Voir aussi sa lettre à Mme Malvina Tardieu, du 6 novembre 1882.
  35. On croit entendre dans le mot monter de nouveau une allégorie.
  36. Voir les Sept corps de la Lyre, p. 128-133
  37. Sämmtliche Werke von Franz Liszt. H Band : « Ueber Meyerbeer’s Hugenotten ». S. 64.