Georges/27

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Georges (1843)
Michel Lévy frères (p. 296-309).


XXVII

LA RÉPÉTITION.


Tout ce qui se passa pendant les deux ou trois jours qui suivirent la catastrophe que nous venons de raconter ne laissa qu’un souvenir bien vague dans l’esprit de Georges ; son esprit, égaré par le délire, n’avait plus que de vagues perceptions qui ne lui permettaient ni de calculer le temps, ni d’enchaîner les événements les uns aux autres. Un matin seulement, il se réveilla comme d’un sommeil agité par de terribles rêves, et, en ouvrant les yeux, il reconnut qu’il était dans une prison.

Le chirurgien-major du régiment en garnison au Port-Louis était près de lui.

Cependant, en rappelant tous ses souvenirs, Georges parvint à retrouver par grandes masses les événements qui s’étaient passés, comme on entrevoit dans le brouillard des lacs, des montagnes, des forêts ; tout lui était bien présent jusqu’au moment où il avait été blessé. Son entrée à Moka, son départ avec son père, n’étaient pas non plus tout à fait sortis de sa mémoire ; mais, à partir de l’arrivée dans les grands bois, tout était vague, indistinct, pareil à un rêve.

Seulement la réalité incontestable, positive et fatale, était qu’il se trouvait aux mains de ses ennemis.

Georges était trop dédaigneux pour faire aucune question, trop hautain pour demander aucun service. Il ne put donc rien savoir de ce qui s’était passé ; — cependant il avait au fond de son cœur de terribles préoccupations :

Son père était-il sauvé ?

Sara l’aimait-elle toujours ?

Ces deux pensées remplissaient tout son être : quand l’une s’éloignait, c’était pour faire place à l’autre ; c’étaient deux marées incessantes qui montaient tour à tour battre son cœur ; c’était un flux et un reflux éternels.

Mais rien n’apparaissait à l’extérieur de cette tempête de l’âme. Le visage de Georges restait pâle, froid et calme comme celui d’une statue de marbre, et cela non seulement en face de ceux qui visitaient sa prison, mais encore en face de lui-même.

Lorsque le médecin eut reconnu que le blessé était assez fort pour soutenir un interrogatoire, il en prévint l’autorité, et le lendemain le juge d’instruction, accompagné d’un greffier, se présenta devant Georges. — Georges ne pouvait quitter le lit encore, mais il n’en fit pas moins les honneurs de sa chambre aux deux magistrats, avec une patience pleine de dignité ; et, se soulevant sur son coude, il déclara qu’il était prêt à répondre à toutes les questions qui lui seraient adressées.

Nos lecteurs connaissent trop le caractère de Georges pour penser qu’un seul instant l’idée se soit présentée à lui de nier aucun des faits qui lui étaient imputés. Non seulement il répondit avec la plus grande véracité à toutes les questions faites, mais encore il s’engagea, non pas pour le jour, il se sentait trop faible encore, mais pour le lendemain, à dicter lui-même au greffier l’historique détaillé de toute la conspiration. L’offre était trop gracieuse pour que la justice la refusât.

Georges avait un double but en faisant cette proposition : d’abord d’activer la marche du procès, ensuite de prendre toute la responsabilité pour lui.

Le lendemain les deux magistrats se représentèrent. Georges fit le récit auquel il s’était engagé ; seulement, comme il passait sous silence les propositions qu’était venu lui faire Laïza, le juge d’instruction l’interrompit en lui faisant observer qu’il omettait une circonstance à sa décharge, laquelle, attendu la mort de Laïza, ne se trouvait plus être à la charge de personne.

Ce fut ainsi que Georges apprit la mort de Laïza et les circonstances qui avaient accompagné cette mort ; car, pour lui, comme nous l’avons dit, toute cette partie de sa vie était demeurée dans l’obscurité.

Il ne prononça pas une seule fois le nom de son père, et le nom de son père ne fut pas une seule fois prononcé, et à plus forte raison, comme on le pense bien, le nom de Sara.

Cette déclaration de Georges rendait parfaitement inutile tout autre interrogatoire.

Georges cessa donc de recevoir toute visite, excepté celle du docteur.

Un matin, en entrant, le docteur trouva Georges debout.

— Monsieur, lui dit-il, je vous avais défendu de vous lever avant quelques jours, vous êtes trop faible.

— C’est à-dire, mon cher docteur, répondit Georges, que vous me faites l’injure de me confondre avec les accusés ordinaires, lesquels retardent autant qu’ils peuvent le jour du jugement ; mais moi, je vous l’avouerai franchement, j’ai hâte d’en finir, et, en conscience, croyez-vous que ce soit la peine d’être si bien guéri pour mourir ; quant à moi, il me semble que pourvu que j’aie assez de force pour monter convenablement sur l’échafaud, c’est tout ce que les hommes peuvent me demander et tout ce que je puis demander à Dieu.

— Mais qui vous dit que vous serez condamné à mort ? dit le docteur.

— Ma conscience, docteur : j’ai joué une partie dont ma tête était l’enjeu ; j’ai perdu, je suis prêt à payer, voilà tout.

— N’importe, dit le docteur, mon opinion est que vous avez encore besoin de quelques jours de soins avant de vous exposer aux fatigues des débats et aux émotions d’un jugement.

Mais, le même jour, Georges écrivit au juge d’instruction qu’il était parfaitement guéri, et par conséquent à la disposition de la justice.

Le surlendemain, les débats commencèrent.

Georges, en arrivant devant ses juges, regarda avec inquiétude autour de lui, et reconnut avec joie qu’il était le seul accusé.

Puis son regard parcourut avec assurance toute la salle ; la ville tout entière assistait à l’audience, à l’exception de monsieur de Malmédie, de Henri et de Sara.

Quelques assistants paraissaient plaindre l’accusé ; mais la plupart des visages n’avaient d’autre expression que celle de la haine satisfaite.

Quant à Georges, il était calme et hautain comme toujours. Sa mise était comme d’ordinaire, une redingote et une cravate noires, un gilet et un pantalon blancs.

Son double ruban était noué à sa boutonnière.

On lui avait nommé un avocat d’office, car Georges avait refusé de faire aucun choix ; son intention n’étant point qu’on essayât même de plaider sa cause.

Ce que Georges dit ne fut point une défense, ce fut l’histoire de toute sa vie : il ne cacha point qu’il était revenu à l’Île de France dans l’intention de combattre, par tous les moyens possibles, le préjugé qui pesait sur les hommes de couleur ; seulement il ne dit pas un seul mot des causes qui avaient hâté l’exécution de son projet.

Un juge lui fit quelques questions au sujet de monsieur de Malmédie ; mais Georges demanda la permission de n’y pas répondre.

Quelque facilité que Georges donnât au tribunal, les débats n’en durèrent pas moins trois jours : même quand ils n’ont rien à dire, il faut toujours que les avocats parlent.

L’avocat général parla quatre heures, il foudroya Georges.

Georges écouta toute cette longue sortie avec le plus grand calme, inclinant de temps en temps la tête en forme d’aveu.

Puis, lorsque le discours du ministère public fut terminé, le président demanda à Georges s’il n’avait rien à dire.

— Rien, répondit Georges, sinon que monsieur l’avocat général a été fort éloquent.

L’avocat général s’inclina à son tour.

Le président annonça que les débats étaient clos, et l’on reconduisit Georges à sa prison, le jugement devant être prononcé en l’absence de l’accusé, et devant lui être signifié ensuite.

Georges rentra dans sa prison et demanda du papier et de l’encre pour écrire son testament. Comme les jugements anglais n’entraînent pas la confiscation, il pouvait disposer de sa part de fortune.

Il laissa au docteur qui l’avait soigné trois mille livres sterling ;

Au directeur de la prison mille livres sterling ;

À chacun des guichetiers mille piastres ;

C’était une fortune pour chacun. Il laissa à Sara un petit anneau d’or qui lui venait de sa mère.

Comme il allait signer son nom au bas de l’écrit mortuaire, le greffier entra. Georges se leva, tenant la plume à la main ; le greffier lut le jugement. Comme Georges s’en était toujours douté, il était condamné à la peine de mort.

La lecture finie, Georges salua, se rassit et signa son nom sans qu’il fût possible de voir la plus légère altération entre l’écriture du corps de l’acte et celle de la signature.

Puis il alla devant une glace et se regarda pour voir s’il était plus pâle qu’auparavant. C’était le même visage pâle mais calme. Il fut content de lui et se sourit à lui-même en murmurant :

— Eh bien ! je croyais qu’il y avait plus d’émotion que cela à s’entendre condamner à mort.

Le docteur vint le voir et lui demanda par habitude comment il allait.

— Mais fort bien, docteur, lui répondit Georges ; vous avez fait là une merveilleuse cure, et il est fâcheux qu’on ne vous donne pas le temps de l’achever.

Alors il s’informa si le mode d’exécution était changé depuis l’occupation anglaise : c’était toujours le même, et cette assurance fit grand plaisir à Georges ; ce n’était pas cette ignoble potence de Londres ni cette immonde guillotine de Paris. Non, l’exécution avait, au Port-Louis, une allure pittoresque et poétique qui n’humiliait pas Georges. Un nègre servant de bourreau décapitait avec une hache. C’était ainsi qu’étaient morts Charles Ier et Marie Stuart, Cinq-Mars et de Thou. Le mode de mort est beaucoup dans la manière dont on supporte la mort.

Puis, il passa avec le docteur à une discussion physiologique sur la probabilité d’une souffrance physique postérieure à la décapitation ; le docteur soutint que la mort devait être instantanée, mais Georges était d’un avis contraire, et il cita deux exemples à l’appui de son opinion. Une fois, en Égypte, il avait vu décapiter un esclave : le patient était à genoux, le bourreau lui trancha la tête d’un seul coup, et la tête alla rouler à sept ou huit pas de là ; aussitôt le corps s’était redressé sur ses pieds, avait fait deux ou trois pas insensés en battant l’air de ses bras, et était retombé, non pas mort tout à fait, mais agonisant encore. Un autre jour, que dans le même pays, il assistait à une exécution pareille, il avait, avec son éternelle volonté d’investigation, ramassé la tête au moment où elle venait d’être séparée du corps, et, la soulevant par les cheveux jusqu’à la hauteur de sa bouche, il lui avait demandé en arabe : — Souffres-tu ? À cette demande l’œil du patient s’était rouvert, et ses lèvres avaient remué, essayant d’articuler une réponse. Georges était donc convaincu que la vie survivait de quelques instants au moins à l’exécution.

Le docteur finit par se ranger à son avis, car c’était aussi le sien ; seulement il avait cru devoir donner au condamné la seule consolation que pût lui donner encore la promesse d’une mort douce et facile.

La journée s’écoula pour Georges comme s’étaient écoulées les journées précédentes, seulement il écrivit à son père et à son frère. Un instant il prit la plume pour écrire à Sara ; mais quel que fût le motif qui le retînt, il s’arrêta, repoussa le papier et laissa tomber sa tête dans ses mains ; il resta longtemps ainsi, et quelqu’un qui lui eût vu relever le front, ce qu’il fit avec le mouvement hautain et dédaigneux qui lui était habituel, se fût aperçu avec peine que ses yeux étaient légèrement rougis, et qu’une larme mal essuyée tremblait au bout de ses longs cils noirs.

C’est que depuis le jour où il avait, chez le gouverneur, refusé d’épouser la belle créole, non seulement il ne l’avait pas revue, mais encore il n’avait pas entendu reparler d’elle.

Cependant il ne pouvait croire qu’elle l’eût oublié !

La nuit vint, Georges se coucha à son heure habituelle, et s’endormit du même sommeil que les autres nuits : le matin en se levant, il fit appeler le directeur de la prison.

— Monsieur, lui dit-il, j’aurais une grâce à vous demander.

— Laquelle ? dit le directeur.

— Je voudrais causer un instant avec le bourreau

— Il me faut l’autorisation du gouverneur.

— Oh ! dit Georges en souriant, faites-la lui demander de ma part ; lord Murrey est un gentleman, et il ne refusera pas cette grâce à un ancien ami.

Le directeur sortit en promettant de faire la démarche demandée.

Derrière le directeur entra un prêtre.

Georges avait ces idées religieuses qu’ont de nos jours à peu près tous les hommes de notre âge, c’est-à-dire que tout en négligeant les pratiques extérieures de la religion, il était au fond du cœur profondément impressionnable aux choses saintes : ainsi une église sombre, un cimetière isolé, un cercueil qui passait, étaient pour son âme des impressions certes plus graves que ne l’eût été un de ces événements qui bouleversent souvent l’esprit du vulgaire des hommes.

Le prêtre était un de ces vieillards vénérables qui ne s’occupent pas de vous convaincre, mais qui parlent avec conviction ; c’était un de ces hommes qui, élevés au milieu des grandes scènes de la nature, ont cherché et trouvé le Seigneur dans ses œuvres ; c’était enfin un de ces cœurs sereins qui attirent à eux les cœurs souffrants pour les soutenir et les consoler, en prenant pour eux-mêmes une part de leurs douleurs.

Aux premiers mots que Georges et le vieillard échangèrent, tous deux ils se tendirent la main.

C’était une causerie intime et non une confession que le vieillard venait réclamer du jeune homme : mais, hautain en face de la force, Georges était humble devant la faiblesse, Georges s’accusa de son orgueil ; c’était, comme Satan, son seul péché, et comme Satan, ce péché l’avait perdu.

Mais aussi, à cette heure même, c’était cet orgueil qui le soutenait, c’était cet orgueil qui le faisait fort, c’était cet orgueil qui le faisait grand.

Il est vrai que la grandeur, selon les hommes, n’est pas la grandeur selon Dieu.

Vingt fois le nom de Sara se présenta sur les lèvres du jeune homme ; mais toujours il repoussa ce nom jusqu’au fond de son cœur, sombre abîme où s’engloutissaient tant d’émotions, et dont son visage, comme une couche de glace, recouvrait la profondeur.

Pendant que le prêtre et le condamné causaient, la porte s’ouvrit et le directeur parut.

— L’homme que vous avez fait demander, dit-il, est là et attend que vous puissiez le recevoir.

Georges pâlit quelque peu et un léger frisson courut par tout son corps.

Cependant il fut presque impossible de s’apercevoir de ce qu’il venait d’éprouver.

— Faites entrer, dit-il.

Le prêtre voulut se retirer, mais Georges le retint.

— Non, restez, lui dit-il, ce que j’ai à dire à cet homme peut se dire devant vous.

Puis cette âme orgueilleuse avait peut-être besoin, pour conserver toute sa force, d’avoir un témoin de ce qui allait se passer.

Un nègre d’une haute taille et de proportions herculéennes fut introduit : il était nu, à l’exception de son langouti, qui était d’étoffe rouge ; ses gros yeux sans expression dénotaient l’absence de toute intelligence. Il se retourna vers le directeur, qui l’avait introduit, et regardant alternativement le prêtre et Georges :

— Auquel des deux ai-je affaire ? demanda-t-il.

— Au jeune homme, répondit le directeur, et il sortit.

— Vous êtes l’exécuteur ? fit froidement Georges.

— Oui, répondit le nègre.

— C’est bien. Venez ici, mon ami, et répondez-moi.

Le nègre fit deux pas en avant.

— Vous savez que vous m’exécuterez demain ? dit Georges.

— Oui, répondit le nègre, à sept heures du matin.

— Ah ! ah ! c’est à sept heures du matin ; merci du renseignement. J’avais demandé des informations là-dessus, et l’on avait refusé de m’en donner. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Le prêtre se sentait défaillir.

— Je n’ai jamais vu d’exécution, dit Georges ; or, comme je désire que les choses se passent convenablement, je vous ai envoyé chercher pour que nous fassions ensemble ce que l’on appelle en termes de théâtre une répétition.

Le nègre ne comprenait pas, Georges fut forcé de lui expliquer plus clairement ce qu’il désirait.

Alors le nègre figura le billot par un tabouret, conduisit Georges à la distance du billot où il devait se mettre à genoux, lui indiqua la façon dont il fallait qu’il y plaçât la tête et lui promit de la lui trancher d’un seul coup.

Le vieillard voulut se lever pour sortir ; il n’avait pas la force de supporter cette étrange épreuve, dans laquelle les deux acteurs principaux conservaient une égale impassibilité, l’un par abrutissement d’esprit, l’autre par force de cœur. Mais les jambes lui manquèrent, et il retomba sur son fauteuil.

Les renseignements mortuaires donnés et reçus, Georges tira de son doigt un diamant.

— Mon ami, dit-il au nègre, comme je n’ai pas d’argent ici et que je ne veux pas que vous ayez tout à fait perdu votre temps, prenez cette bague.

— Il m’est défendu de rien recevoir des condamnés, dit le nègre, mais j’hérite d’eux ; laissez-la à votre doigt, et, demain, quand vous serez mort, je la tirerai.

— Très-bien ! dit Georges, et il remit impassiblement la bague à son doigt.

Le nègre sortit.

Georges se retourna du côté du prêtre. Le prêtre était pâle comme la mort.

— Mon fils, lui dit le vieillard, je suis bien heureux d’avoir rencontré une âme comme la vôtre : c’est la première fois que j’accompagne un condamné à l’échafaud. Je craignais de faiblir. Vous me soutiendrez, n’est-ce pas ?

— Soyez tranquille, mon père, répondit Georges.

D’ailleurs, c’était le prêtre d’une petite église située sur la route, et dans laquelle les condamnés s’arrêtent ordinairement pour entendre une dernière messe. On appelait cette église l’église du Saint-Sauveur.

Et le prêtre sortit à son tour en promettant de revenir le soir.

Georges resta seul.

Ce qui se passa alors dans l’âme et sur le visage de cet homme, nul ne le lisait ; peut-être la nature, cette impitoyable créancière, reprit-elle ses droits ; peut-être fut-il aussi faible qu’il venait d’être fort ; peut-être la toile une fois tombée entre le public et l’acteur, toute cette impassibilité apparente disparut-elle pour faire place à une angoisse réelle. Mais il est probable qu’il n’en fut point ainsi, car, lorsque le guichetier rouvrit la porte pour apporter à Georges son dîner, il le trouva roulant dans ses mains un cigarito avec autant de calme et de tranquillité qu’aurait pu le faire un Hidalgo à la Puerta del Sol, ou un fashionable sur le boulevard de Gand.

Georges dîna comme d’habitude : seulement il rappela le geôlier pour lui recommander de lui faire préparer un bain pour le lendemain six heures, et de le réveiller à cinq heures et demie.

Souvent en lisant, soit dans l’histoire, soit dans le journal, qu’on avait réveillé tel ou tel condamné le jour de son exécution, souvent, disons-nous, Georges s’était demandé si ce condamné, qu’on était obligé de réveiller, était bien réellement endormi. Le moment était venu de s’en assurer par lui-même. Et sur ce point encore, Georges allait savoir à quoi s’en tenir.

À neuf heures le prêtre rentra. Georges était couché et lisait. Le prêtre lui demanda quel était le livre dans lequel il cherchait ainsi une préparation à la mort, si c’était le Phedon ou la Bible, Georges le lui tendit : c’était Paul et Virginie.

Chose étrange que, dans ce moment terrible, ce fût justement cette calme et poétique histoire que le condamné avait été choisir !

Le prêtre resta jusqu’à onze heures avec Georges. Pendant ces deux heures ce fut presque toujours Georges qui parla, expliquant au prêtre comment il comprenait Dieu, et développant ses théories sur l’immortalité de l’âme : dans l’état ordinaire de la vie, Georges était éloquent ; pendant cette soirée suprême, il fut sublime.

C’était le condamné qui enseignait ; c’était le prêtre qui écoutait.

À onze heures, Georges rappela au prêtre que l’heure était venue de se retirer, et lui fit observer que, pour avoir toutes ses forces le lendemain matin, il avait besoin de prendre quelque repos.

Au moment où le vieillard sortit, un violent combat parut se livrer dans le cœur de Georges ; il rappela le prêtre, le prêtre rentra, mais Georges fit un effort sur lui-même.

— Rien, dit-il, mon père, rien.

Georges mentait ; c’était toujours le nom de Sara qui demandait à s’échapper de sa bouche.

Mais, cette fois encore, le vieillard sortit sans l’avoir entendu.

Le lendemain, lorsqu’à cinq heures et demie le guichetier entra dans la chambre de Georges, il trouva Georges profondément endormi.

— C’était vrai, dit Georges en se réveillant, un condamné peut dormir sa dernière nuit.

Mais jusqu’à quelle heure avait-il veillé pour arriver à ce résultat ? nul ne le sait.

On apporta le bain.

En ce moment le docteur entra.

— Vous le voyez, docteur, dit-il, je me règle sur l’antiquité : les Athéniens prenaient un bain au moment de marcher au combat.

— Comment vous trouvez-vous ? lui demanda celui-ci, lui adressant une de ces questions banales qu’on adresse aux gens lorsqu’on ne sait que leur dire.

— Mais, très bien, docteur, répondit Georges en souriant, et je commence à croire que je ne mourrai pas de ma blessure.

Alors il prit son testament tout cacheté et le lui remit.

— Docteur, ajouta-t-il, je vous ai nommé mon exécuteur testamentaire ; vous trouverez sur ce chiffon de papier trois lignes qui vous concernent, j’ai voulu vous laisser un souvenir de moi.

Le docteur essuya une larme et balbutia quelques mots de remerciement.

Georges se mit au bain.

— Docteur, dit-il au bout d’un instant, combien, dans l’état normal, le pouls d’un homme calme et bien portant bat-il de fois à la minute ?

— Mais, répondit le docteur, de soixante-quatre à soixante-six fois.

— Tâtez le mien, dit Georges, je suis curieux de savoir l’effet que l’approche de la mort produit sur mon sang.

Le docteur tira sa montre, prit le poignet de Georges, et compta les pulsations.

— Soixante-huit, dit-il au bout d’une minute.

— Allons, allons, dit Georges, je suis assez satisfait ; et vous, docteur ?

— C’est miraculeux ! répondit celui-ci ; vous êtes donc de fer ?

Georges sourit orgueilleusement.

— Ah ! messieurs les blancs, dit-il, vous avez hâte de me voir mourir ; je le conçois, ajouta-t-il ; peut-être aviez-vous besoin d’une leçon de courage : je vous la donnerai.

Le geôlier entra annonçant au condamné qu’il était six heures.

— Mon cher docteur, dit Georges, voulez-vous permettre que je sorte du bain ? — Cependant ne vous éloignez pas, je serai bien aise de vous serrer la main avant de quitter la prison.

Le docteur se retira.

Georges, resté seul, sortit du bain, passa un pantalon blanc, des bottes vernies, et une chemise de batiste dont il rabattit lui-même le col, puis il s’approcha d’une petite glace, arrangea ses cheveux, sa moustache, sa barbe avec autant et même plus de soin qu’il n’eût fait pour aller dans un bal.

Puis il alla frapper lui-même à la porte pour indiquer qu’il était prêt.

Le prêtre entra et regarda Georges. Jamais le jeune homme n’avait été si beau : ses yeux jetaient des flammes, son front semblait rayonnant.

— Ô mon fils ! mon fils ! dit le prêtre, gardez-vous de l’orgueil ; l’orgueil a perdu votre corps, prenez garde qu’il ne perde encore votre âme.

— Vous prierez pour moi, mon père, dit Georges, et Dieu, j’en suis sûr, n’a rien à refuser aux prières d’un saint homme comme vous.

Georges alors aperçut le bourreau qui se tenait dans l’ombre de la porte.

— Ah ! c’est vous, mon ami ? dit-il ; approchez.

Le nègre était enveloppé dans un grand manteau et cachait sa hache sous son manteau.

— Votre hache coupe bien ? demanda Georges.

— Oui ! répondit le bourreau, soyez tranquille.

— C’est bon ! dit le condamné.

Il aperçut alors que le nègre cherchait à sa main le diamant qu’il lui avait promis la veille, et dont, par hasard, le chaton était tourné en dedans.

— Soyez tranquille à votre tour, dit-il en tournant le chaton en dehors, vous aurez votre bague ; d’ailleurs, pour que vous n’ayez pas la peine de la prendre, tenez…

Et il donna la bague au prêtre en lui indiquant d’un signe qu’elle était destinée au bourreau.

Puis il alla vers un petit secrétaire, l’ouvrit et en tira deux lettres : c’étaient les deux lettres qu’il avait écrites, l’une à son père, l’autre à son frère.

Il les remit au prêtre.

Une fois encore il parut avoir quelque chose à lui dire, posa la main sur son épaule, le regarda fixement, remua les lèvres comme s’il allait parler ; mais cette fois encore sa volonté fut plus forte que son émotion, et le nom qui voulait s’échapper de sa poitrine vint mourir sur sa bouche si faible que personne ne l’entendit.

En ce moment six heures sonnèrent.

— Allons dit Georges, et il sortit de sa prison suivi par le prêtre et par le bourreau.

Au bas de l’escalier il rencontra le docteur qui l’attendait pour lui dire un dernier adieu.

Georges lui tendit la main, et, se penchant à son oreille :

« Je vous recommande mon corps, » lui dit-il. Et il s’élança dans la cour.