Germain de Montauzan - Les Aqueducs antiques/Chapitre 3 - §1

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CHAPITRE III


PRISES D’EAU, NIVEAUX ET SIPHONS


§I. — Les prises d’eau.

Ni chez Vitruve, ni chez Pline, ni chez aucun des auteurs anciens qui ont plus ou moins traité des eaux, de leurs qualités, de leur découverte et de leur emploi, nous ne trouvons de renseignement précis sur les procédés de captage. Tous les restes de dispositifs que l’on retrouve à l’origine des aqueducs antiques attestent cependant l’habileté avec laquelle, depuis une époque fort reculée, on savait reconnaître une nappe d’eau souterraine, pénétrer jusqu’à elle et l’amener au jour.

Sources captées pour les aqueducs antiques de Rome. — A Rome, bien avant que les premiers aqueducs fussent construits, on avait, sans parler des nombreux puits que les fouilles ont révélés dans tous les quartiers de la ville, capté plusieurs sources, dont les eaux, au dire de Frontin, demeurèrent toujours objets de vénération, grâce à leur vertu spéciale pour la guérison des malades[1] : telles furent les fontaines de Mercure, des Camènes, de Juturne. Les nappes d’eau qui filtraient sous les sept collines et se répandaient autrefois en marécages dans les intervalles de celles-ci, avaient été canalisées, au moyen de galeries souterraines dirigées en tous sens, ainsi que l’ont démontré les découvertes de Fea en 181 et de Rossi en 1853[2]. Un premier aqueduc fut construit en l’an de Rome 441, sous le consulat de M. Valerius Maximus et de P. Decius Mus, par le censeur Appius Claudius Crassus, le même qui fit construire la voie Appienne depuis la porte Gapène jusqu’à la ville de Capoue[3]. L’eau amenée prit aussi le nom d’Aqua Appia. Elle fut captée au voisinage de la voie Prénestine, entre le septième et le huitième milliaire. Le texte de Frontin fait comprendre qu’on ne se contenta pas de recueillir une source jaillissant à l’air libre, mais que l’on dut faire des recherches souterraines et sans doute aménager des conduits pour amener au jour les filets d’eau[4].

Des travaux de captage certainement plus considérables encore furent faits pour amener, cent soixante-sept ans après, en l’an 608 de Rome, l’eau dite Marcia, du nom du préteur Marcius Rex, qui, empiétant sur les attributions habituelles des censeurs, se fit confier le soin de construire un aqueduc plus grand que ceux qui existaient déjà[5]. Car il y en avait un second, inauguré en l’an 481, qui recueillait les eaux de l’Anio au delà de Tibur (Tivoli), dans la vallée qu’enserrent les monts Simbruens : c’était une première application de l’autre procédé de prise d’eau, par dérivation d’un courant. Quant à l’eau Marcia, à peu près trois fois plus abondante que l’eau Appia, elle provenait d’une source située à quelques milles plus haut que le détournement de l’Anio, dans la même région, vers le 38e milliaire de la via Sublacensis, entre les villages modernes de Vicovaro et de Subiaco[6]. Il est plus que probable que si les eaux venaient se réunir au pied de la montagne en un seul point[7], tête de l’aqueduc, elles y étaient entraînées par des travaux d’excavation fort importants, analogues, bien que sans doute plus sommaires, à ceux que pratique la Société actuelle de l’Acqua Marcia, qui, en les exécutant, a retrouvé quelques traces des drains anciens.

Le texte de Frontin présente une lacune regrettable, à ce passage même où il est question de l’emplacement de la prise d’eau ; quelques mots seulement, mais importants, ont disparu. Voici l’état du texte :

« Sublacensi aulem, quae sub Nerone principe primum strata est, ad miliarium tricesimum octavum sinistrorsus intra passus ducentos fontium… sub… bus petrei[s]… stat immobilis stagni modo colore praeviridi. » Il est très permis de voir, dans les fragments de mots… «… bus petrei[s].. », une allusion aux drains collecteurs. L’éditeur Dederich rétablit ainsi la fin de la phrase : « fontium infinita multitudine sub fornicibus petreis scatenti slat immobilis, etc.[8] »

La richesse en veines liquides à cet endroit de la vallée était loin d’avoir été entièrement exploitée par le préteur Marcius, puisque après avoir découvert dans les siècles suivants d’autres sources dans les monts Albains[9], et aux environs immédiats de Rome[10], on revint, sous Auguste, au voisinage de la source Marcia, et que l’on enrichit l’ancien aqueduc des eaux d’une autre source captée à huit cents pas plus haut[11] ; qu’enfin, sous Caligula et Claude, on construisit un nouvel aqueduc où furent envoyées les eaux de deux autres sources du voisinage (Curtia et Caerulea). Ce fut l’aqueduc Claudia[12], inauguré en l’an 803 de Rome (49 ap. J.-C.), en même temps que l’Anio novus, parlant d’un peu plus haut et dérivant par un second ouvrage les eaux de l’Anio.

Au temps de Frontin, c’est-à-dire sous les règnes de Nerva et de Trajan, neuf aqueducs étaient donc construits et en service pour l’alimentation de la ville de Rome : Appia, Anio vetus, Marcia, Tepula, Julia, Virgo, Alsietina, Claudia, Anio novus. Deux autres, Trajana et Alexandrina, construits, l’un sous Trajan, l’autre sous Alexandre Sévère, complétèrent le nombre de onze, qui ne fut jamais dépassé, quoi qu’en ait dit Procope, l’historien grec du vie siècle ; son affirmation, qui porte ce nombre à quatorze, est controuvée.

Si, sur ces onze aqueducs, nous n’en comptons que deux qui fussent alimentés par la dérivation d’un cours d’eau et un seul par l’écoulement d’un lac, ce n’est pas seulement une preuve que les eaux de sources étaient plus estimées des Romains que les eaux courantes des rivières pour leur fraîcheur et leur pureté, cela démontre aussi l’habileté à laquelle on était parvenu dans les procédés de captage, et l’expérience qu’en avaient les ingénieurs longtemps avant que fût commencé le premier aqueduc de Lyon.

Méthode de prise d’eau à l’aqueduc romain de Sens. Relèvement du point d’émergence. — Néanmoins ce qui reste des anciens captages aux aqueducs de Rome est trop rare et trop peu net pour nous aider à reconstituer par la pensée ceux des aqueducs lyonnais. C’est un autre aqueduc antique des Gaules, celui de Sens, datant comme eux des premiers siècles de l’empire, qui va nous fournir tout d’abord un intéressant exemple des dispositifs que nous ne pouvons plus guère apercevoir autour de Lyon, et que pratiquaient les ingénieurs romains.

En exécutant le projet d’adduction des eaux de La Vanne qui alimentent Paris depuis une trentaine d’années, Belgrand[13], s’aidant d’une notice écrite par un professeur du lycée de Sens, M. Julliot, a reconnu, sur presque toute sa longueur, l’aqueduc romain qui conduisait dans cette ville l’eau de trois sources, comprises parmi les douze que recueille maintenant la ville de Paris. Ces trois sources sont celles de Noé, de Theil et de Saint-Philbert. Elles proviennent de nappes profondes et arrivent au jour par de véritables cheminées de puits artésiens forées dans la craie compacte. Ces cheminées sont remplies de cailloux, et constituent comme des drains ascendants qui ont eu pour but de relever les points d’émergence de chaque source, trop bas pour la pente que les Romains devaient donner à leur conduite.

« Lorsque nous avons acheté la source de Noé pour le compte de la Ville, de Paris, dit Belgrand[14], elle était encore renfermée dans le bassin de captation des Romains. Le diagramme suivant (reproduit fig. 59), fait voir la disposition de ce bassin.

« L’eau sortait du pied du mur figuré sur ce croquis, par six barbacanes ou griffons, dont cinq sont encore visibles. Le dessus de ce mur est d’origine moderne et soutient le chemin de Noé à Theil ; mais le bas, appareillé en petits moellons, est au contraire une véritable maçonnerie romaine. L’eau s’élevait dans le bassin, à l’altitude 89m,46, à 1 mètre environ au-dessus du radier de l’aqueduc, dont les ruines se voient à droite, à l’altitude 88m,51. »

Fig. 59. — Aqueduc de Sens. Bassin de captage de la source de Noé.

Or, la source, originairement, jaillissait certainement au pied du coteau, à l’altitude 85m,20. Les Romains ont donc opéré un relèvement de 89m,46 moins 85m,20, soit de 4m,26.

La figure 60 donne, d’après Belgrand, l’aspect d’un des griffons ; au-dessous de la dalle qui le recouvre, l’appareil de petits moellons est remplacé par un bétonnage formé de cailloux et de mortier de chaux.

Ce relèvement de l’eau, qui la faisait ainsi aboutir dans un bassin au-dessus du point naturel d’émergence préalablement obstrué, indique une idée ingénieuse et un savoir-faire plein de ressources. Ce qui est frappant, c’est la mise en pratique, à cette époque, de deux procédés : celui des galeries empierrées, pour le captage et la circulation de l’eau, et celui des puits artésiens. Au sujet de ce dernier, en tant qu’utilisé par les Romains, on peut observer que M. Lanciani lui-même, dans son savant ouvrage sur les eaux de Rome,
Fig. 60. — Détail d’un griffon.
hésitait à se prononcer, n’ayant à citer que l’exemple incertain des puits de Hodna, près de Sétif[15]. Or, nous avons ici un spécimen, non pas de puits artésiens proprement dits, mais certainement de l’application du principe.

M. Julliot, à qui se réfère Belgrand pour l’étude historique de cet aqueduc de Sens, en fait remonter la construction, d’après une inscription trouvée, en 1850, dans la rivière d’Yonne, au règne d’Auguste et à l’administration de son gendre Agrippa. Cette inscription, dont un côté a été mutilé, se présente ainsi :

… DIVI NEPOTI PONTIFICI
… COS • IMP • PRINCIPI
IVVENTVTIS
… TAS SENONVM

Le personnage qu’elle désigne est certainement Caïus César, fils d’Agrippa et petit-fils adoptif d’Auguste, qui fut consul en l’an 1 après Jésus-Christ et que l’empereur décora en effet, ainsi que son frère Lucius, du titre de « prince de la jeunesse ». M. Julliot pense que l’exécution de l’aqueduc fut un des motifs qui portèrent les Sénonais à élever un monument à ce jeune homme, en témoignage de reconnaissance à l’égard soit d’Agrippa soit d’Auguste lui-même. Cette adduction d’eau serait donc contemporaine des premiers aqueducs lyonnais. De toute façon, elle n’est pas plus récente que le premier ou le second siècle de l’empire ; et, au surplus, l’art hydraulique ne fit certainement pas de progrès depuis les Antonins. Ce qui fut fait à Sens put donc être fait à Lyon. Prise d’eau de Zaghouan pour l’aqueduc de Carthage. — Le bassin de la source de Noé ne fut pas construit avec luxe ; on n’eut en vue, en l’établissant, que son résultat pratique, et ce serait une raison de plus pour le faire remonter au premier siècle. Plus tard, en effet, on verra se manifester le souci de l’ornement, la recherche du grandiose ou du gracieux dans les travaux de ce genre. Alors s’élèveront quelquefois, au-dessus des bassins de captage, de larges esplanades ornées de statues, tandis qu’au-dessous l’eau s’échappera en nappes transparentes et en cascades. Telle fut la prise d’eau avec nymphée, à l’origine du grand aqueduc de Carthage, construit sous le règne d’Hadrien[16]. Elle se trouve, à Zaghouan, à 132 kilomètres du point d’arrivée. Ayant eu l’avantage de la visiter en détail, je ne crois pas inutile d’en donner ici la description, qui nous permettra de restituer avec vraisemblance, par analogie dans sa disposition technique, une des prises d’eau les plus importantes des aqueducs de Lyon, celle de la vallée de l’Orgeolle, origine du canal de La Brévenne.

A un kilomètre au-dessus de Zaghouan, au sud-ouest, au pied d’une gigantesque muraille de rochers (Djebel-Zaghouan, Mons Zeugitanus), sur une plate-forme qui domine le pays, s’élève un monument peut-être unique en son genre parmi tous les édifices qui subsistent de l’empire romain. C’est un nymphée grandiose, presque un temple. Il se compose d’une enceinte semi-circulaire formant terrasse A, (fig. 61), sous laquelle l’eau vient sourdre des veines et des fissures de la montagne pour se rassembler dans un bassin de forme elliptique B. à 3 mètres plus bas que la terrasse. À droite et à gauche du bassin, deux escaliers de quinze marches chacun et de 2 mètres de large donnent accès à cette terrasse, longue de 30m,20 sur 20m,20 de largeur, et autour de laquelle circule une galerie, jadis couverte et soutenue par des colonnes. À l’extrémité opposée au bassin, s’ouvre le sanctuaire, recouvert d’une coupole, et au fond duquel est une niche vide où était placée la statue de la divinité principale protectrice de la source. La galerie latérale se divisait en une série de compartiments, sortes de chapelles, qui de deux

Fig. 61. — Nymphée de Zaghouan, avec prise d’eau souterraine.

en deux comportaient une niche garnie d’une statue. Du bassin, long de 8m,75, large de 4m,46 maximum, et de 3m,86 minimum, les eaux s’engageaient dans l’aqueduc par l’orifice O.

Le bassin se remplissait par une série de petits conduits i i, ouverts dans la paroi du fond. Le puits P, à droite du bassin, donne accès dans une galerie souterraine C D, que l’on peut suivre pour rejoindre la canalisation romaine de prise d’eau, utilisée telle quelle, sauf quelques travaux de déblaiement et de consolidation qu’on a dû faire. Le canal fait un détour, représenté en bas du plan par la ligne des puits 6, 5, 4, 3, 2, 1, et va se réunir à la conduite O H qui part du bassin. Au point où aboutit la galerie C D se joignent deux branchements, dont l’un amenait au bassin une partie de l’eau captée en amont. L’autre, dans lequel on peut s’engager, est une galerie de plus en plus étroite et basse, qui recueille les eaux filtrant en abondance des fissures du rocher et des drains aménagés de distance en distance. De nouvelles ramifications se rencontrent à mesure qu’on s’enfonce ; la figure 61 donne une idée de l’ensemble de ce réseau souterrain; on y voit que les deux points extrêmes par où l’eau s’échappe du rocher sont les points X et T. X correspond au fond du sanctuaire, et T à un point de la terrasse situé à quelque distance de l’axe, plus près du sanctuaire que du bassin.

A partir du point II, l’aqueduc, ayant pris sa section normale de 0m,80 à 0m,90 de largeur sur 1m,60 de hauteur en moyenne, continue de suivre le tracé romain. Un peu au-dessous de Zaghouan, ce tronçon parlant du nymphée est rejoint par une autre branche qui vient d’un bassin de captage situé au nord-est du premier à un kilomètre environ. On croit y avoir retrouvé les traces d’une ancienne prise d’eau romaine ; mais il n’y avait rien de comparable à l’étal de la prise d’eau du nymphée, et tout, pour le service de l’aqueduc de Tunis, a dû être reconstruit à neuf[17].

Le débit actuel est de 200 litres par seconde au minimum, soit de 17.280 mètres cubes par 24 heures. Quel était le débit au temps des Romains ? Il est bien difficile de le préciser. On a calculé[18] qu’il était de 370 litres par seconde, soit environ 32.000 mètres cubes par 24 heures. L’appauvrissement peut s’attribuer soit au déboisement des montagnes, soit à l’obstruction des veines d’eau souterraines. À voir la hauteur de l’eau dans le réseau des galeries décrit ci-dessus, on s’aperçoit facilement qu’elle devait être plus considérable autrefois, et que ces galeries avaient été creusées en vue d’une circulation beaucoup plus abondante.

Prise d’eau principale de l’aqueduc de La Brévenne dans la vallée de l’Orgeolle. — D’après cette disposition de la prise d’eau de Zaghouan, on peut imaginer aisément ce que dut être autrefois celle de l’aqueduc de La Brévenne[19] et expliquer l’état où elle se trouve aujourd’hui. Évidemment, il n’y avait ici ni sanctuaire, ni statues, ni élégant bassin, ni ornement extérieur d’aucune sorte. Mais le réseau de captage devait être constitué d’une façon tout à fait analogue. Les galeries se sont effondrées, laissant saillir à travers la mousse et les herbes des amas de pierres, qui contrastent avec l’aspect net et uni des prairies d’alentour. Au premier abord, on a peine à imaginer qu’il y eût là un débit de plusieurs centaines de mètres cubes par heure ; mais, à la réflexion, tout s’explique. Laissant de côté la question du déboisement[20], car ici les montagnes n’ont été que modérément dépouillées depuis l’époque romaine, et sont incomparablement plus revêtues qu’en Tunisie, on n’a qu’à se rappeler que souvent il n’en faut pas beaucoup pour tarir une source : il suffit, dans certaines occasions, d’un simple mouvement de terrain, naturel ou artificiel, éboulement après un orage, percement d’un tunnel, etc., pour modifier complètement le régime des eaux sur une certaine étendue, fermer des veines et en ouvrir d’autres. La maçonnerie du nymphée de Zaghouan a pu protéger pendant des siècles les galeries tracées au-dessous. Mais supposons ces mêmes galeries sans couverture protectrice, elles auraient probablement assez vite disparu ; toutes les larges ouvertures se seraient bouchées par les amas de matériaux effondrés. C’est ce qui s’est passé au second réseau de captage de Zaghouan, et c’est ce qui a dû se passer à l’Orgeolle. La source importante qui jaillissait à cet endroit, obstruée par les éboulis, s’est réduite à quelques suintements, tandis que la nappe d’eau, s’ouvrant d’autres passages dans la masse rocheuse, s’est divisée vraisemblablement en une multitude de petits filets, prenant issue en différents points de la vallée.

On ne peut donc juger du débit d’autrefois par ce que nous voyons s’écouler aujourd’hui. Cependant, il ne faudrait pas exagérer non plus l’abondance des eaux en ce point à l’époque romaine. Le régime hydraulique, dans cette contrée, n’a jamais dû être assimilable à celui du nord de l’Afrique ou des montagnes de la Sabine, par exemple. Au lieu de vastes géodes creusées dans le massif en de certains points peu nombreux, il faut imaginer plutôt des nappes d’eau assez également réparties, des sources fréquentes, disséminées un peu partout sans grandes différences de débit de l’une à l’autre. Sauf dans le massif du Mont-d’Or, on est, sur le parcours de nos aqueducs, en terrain primitif, compact. Les points comme le creux de Monoison, dans la vallée de l’Orgeolle, comme plus loin le cirque au-dessus de Chevinay[21], où se sont en abondance concentrées les eaux souterraines, sont exceptionnels ; mais le débit n’a jamais dû y être suffisant pour alimenter, sans autres apports, un aqueduc à large section comme celui de La Brévenne.

Prises d’eau accessoires de l’aqueduc de La Brévenne. — Toujours habiles à mettre à profit les conditions naturelles variées des pays où ils s’installaient, les Romains, après avoir su trouver un bon point de départ pour cet aqueduc, complétèrent donc le volume d’eau recueilli à l’origine, par le captage des petites sources et des ruisseaux rencontrés tout le long des flancs sinueux du massif à contourner. Il est dit plus haut[22] qu’on ne pouvait guère distinguer les marques de ces prises d’eau accessoires. Pourtant, au passage de la plupart des petites vallées, le cours de chaque ruisseau, immédiatement en amont du point indiqué par le nivellement pour la traversée de l’aqueduc, présente un élargissement qui, étant donnée la répétition du phénomène, ne semble pas être un effet du hasard. Il pouvait y avoir là des barrages sommaires, détournant une partie de l’eau dans de petites galeries libres ou empierrées, dont on se représente le débouché dans l’aqueduc, un peu en aval, par des griffons ou barbacanes. Voici des exemples à l’appui. Une intéressante étude sur l’aqueduc romain de Nîmes, parue en 1845[23], signale sur certains points de son parcours, notamment près de Bezonce,
Fig. 62.
des barbacanes de ce genre dans l’épaisseur des piédroits, au passage dans la brèche calcaire riche en nappes d’eau. En Tunisie, dans la région de Kairouan, à l’aqueduc romain de l’oued Cherichera, sur tous les cours d’eau ce (fig. 62), franchis par la conduite A, se branchent des canaux de dérivation b b, qui rejoignent celle-ci à quelque distance en aval, en suivant une pente plus prononcée que la sienne[24]. J’imaginerais pour l’aqueduc de La Brévenne des galeries plus étroites et plus courtes, de simples caniveaux ou des pierrées que le temps et les érosions ont fini par détruire.

Prises d’eau accessoires à l’aqueduc du Mont-d’Or. — À l’aqueduc du Mont-d’Or, nous avons aussi des prises d’eau sur le parcours. Mais ce ne sont pas des cours d’eau déjà formés qui ont été dérivés : c’est une série de sources que des drains sont venus saisir, la conduite aspirant, ainsi, en quelque sorte, pour l’usage de la ville, une bonne partie de l’eau sécrétée par le groupe de collines qu’enserrait son tracé sinueux.

La disposition de ces captages est aussi intéressante par elle-même dans ses détails que par le système général qu’elle révèle. Nous avons vu[25] que l’aqueduc partait de la fontaine de
Coupe transversale.
Fig. 63. — Premier réservoir d'Arche. Plan.
Toux, à Poleymieu, et que le réservoir de départ recevait les eaux d’une source située à quelques mètres plus haut, mais que le bassin de cette source devait être lui-même relié, par une galerie souterraine qui se prolonge assez loin, à une autre source plus élevée, aux Gambins. Les captages accessoires sont organisés de la même façon. J’ai signalé, dans la description du tracé, les deux petits réservoirs au-dessous desquels passe la ligne de l’aqueduc, au fond du vallon d’Arche, sur la commune de Saint-Romain[26]. Restaurés, il n’y a pas très longtemps, vers le milieu du xixe siècle, ils ont conservé, leur forme primitive. Le plus élevé (fig. 63) a, en plan, la forme d’un trapèze, de 3 mètres de longueur sur 2m,85 de largeur moyenne. La hauteur sous clef est de 5m,35. Mais on a ménagé autour du bassin un rebord de 0m,36, qui en réduit les dimensions ; ce rebord est élevé de 0m,80 au-dessus du radier. Une galerie qui amène l’eau à ce réservoir a 1m,85 sous clef et une largeur de 0m,55 ; son radier est à 0m,60 au-dessus du radier du bassin. À un peu moins de 3 mètres plus haut, cette galerie se bifurque et s’enfonce sous la montagne à une profondeur sans doute de 15 ou 20 mètres, jusqu’aux veines liquides qu’elle captait des deux côtés par des conduits de drainage analogues à ceux de la prise d’eau de Zaghouan.

Le deuxième réservoir (fig. 64) est à quelques mètres plus bas. Son plan est rectangulaire : il a 6m,05 sur 3m,60, avec hauteur sous clef de 5 mètres. Mais le bassin lui-même est fort réduit, par la plate-forme du pourtour et l’escalier qui y conduit, de chaque côté du canal de fuite ; il n’a donc que 2m,35 en long et en large. Le radier est à 0m,40 en contre-bas de celui du canal de fuite, et à 1m,70 de celui du canal d’arrivée. Une vanne commande la sortie. Le conduit d’écoulement a été refait; il passe sous la chaussée d’un chemin, chaussée élevée sans doute à l’emplacement de l’arche qui soutenait l’aqueduc antique. De celui-ci rien ne subsiste à cet endroit.

Ces deux réservoirs servaient évidemment de témoins pour constater le débit fourni par la source, ou plutôt par les sources, car le second devait avoir aussi une canalisation indépendante, détruite aujourd’hui, lui amenant l’eau d’un autre drainage, sans quoi il eût été inutile. Tous deux sont d’ailleurs trop petits pour qu’on puisse les regarder comme des piscines de décantation.

Divers exemples de prises d’eau analogues. — C’est une chambre tout à fait analogue qui a été restaurée également au-dessus de Couzon ; de même au second vallon d’Arche, sur la commune de Saint-Didier ; et il y en avait certainement d’autres encore dont les traces ont disparu. Ces constatations faites à l’aqueduc lyonnais du Mont-d’Or sur les captages des sources opérés par les romains au moyen de galeries drainantes ne font d’ailleurs que confirmer tous les exemples observés dans l’Afrique romaine, et que nous trouvons relatés dans l’Enquête sur les travaux hydrauliques romains en Tunisie, sous la direction de M. Gauckler[27]. Aussi
Plan.
Coupe transversale.
Fig. 64. 2e réservoir d'Arche. Coupe longitudinale.
est-ce avec d’autant plus d’assurance que l’on peut se représenter des chambres et des captages semblables sur les hauteurs des monts d’Iseron et de Pollionnay (Font de L’Orme, Font du Fumoy, etc.). Mais le système était ici plus complexe qu’au Mont-d’Or, où l’on avait pu rencontrer des sources tout près du niveau où passait l’aqueduc ; au contraire, pour le réseau d’Iseron, de Pollionnay et de Vaugneray, on avait dû opérer les captages à des niveaux très différents ; de là le nombre de branches accessoires.

On s’exposerait à de graves erreurs si l’on prenait pour type unique les grands aqueducs de Rome, où une seule source à la tête du canal suffisait à lui fournir son débit. C’est ainsi que ces branches de l’aqueduc de Craponne ont été souvent considérées à tort comme de simples canalisations rurales, tandis qu’il faut sans hésiter y reconnaître les vaisseaux nourriciers d’une artère principale, les uns se reliant séparément à cette artère en différents points, les autres se rassemblant auparavant dans un bassin collecteur. L’aqueduc d’Arles était constitué de la même manière[28]. Ses deux grandes branches, celle d’Eygalières et celle des Baux, recueillaient, par de petits canaux afférents : la première, de nombreuses sources captées successivement le long des pentes boisées qui régnaient entre les anciennes villes de Glanum (Saint-Rémy) et d’Ernaginum, ainsi que vers la région de Fontvieille ; la seconde, l’eau, de quatorze petites sources qui venaient, à la Font-d’Arcoule, se déverser dans un bassin commun, et de même plus bas, les eaux supérieures réunies de la vallée d’Entreconques. Il n’y a donc rien que de conforme aux usages romains, dans l’existence du bassin collecteur réunissant, au-dessus du hameau de Montferrat[29], les eaux des sources supérieures, soit du côté d’Iseron, soit du côté de Saint-Bonnet et de Pollionnay.

Prises d’eau par barrages de dérivation. — Ainsi, les aqueducs de Lyon nous fournissent des exemples variés et typiques de captages de sources ou de ruisseaux. Voici maintenant, au pied du mont Pilat, une prise d’eau à l’origine par dérivation d’un cours d’eau de fort débit[30]. La fig. 17 (hors texte), représente cette dérivation avec le bief d’amenée, à faible pente, et le réservoir où ce bief aboutissait. L’eau s’y reposait avant de s’engager dans la conduite, et le débit pouvait se régler par une vanne, à l’entrée de l’aqueduc. En décrivant les traces de la prise d’eau de l’Anio vetus, M. Lanciani[31] cite comme analogue celle du Gier, avec plusieurs autres : celle de l’aqueduc de Bologne, qui dérivait l’eau de la rivière Setta, à 300 mètres de son confluent avec le Reno ; de l’aqueduc de Vénafre dérivant le Volturne au pied du mont Capo d’Acqua, près de l’abbaye de Saint-Vincent ; et de l’aqueduc de Sétif dont le canal maçonné prend naissance à un barrage coupant l’oued Chelal, et encore debout, sur une longueur de 50 mètres. L’oued Legouman, appartenant au bassin du Hodna (près de Msila, Algérie), avait quatre barrages, placés à des intervalles de 3.500 mètres ; le plus bas de ces barrages était l’origine d’un bassin de 12.000 mètres cubes, d’où parlait un aqueduc de 1.250 mètres de long aboutissant à une citerne et à un château de distribution qui en dépendait. Le système de dérivation de l’oued Ksob, non loin de là, est encore plus complet ; l’aqueduc auquel ce système donne naissance traversait cinq piscines d’épuration avant d’arriver aux grandes citernes de Zabi.

Les dispositifs de ces divers barrages n’étaient pas cependant tout à fait pareils. Les uns coupaient normalement le courant, et, si la rivière n’était pas encaissée entre des berges rapprochées, s’étendaient sur une assez grande longueur, obligeant ainsi le cours d’eau à former un vaste bassin qui faisait fonction de réservoir. D’autres fois, au contraire, comme à notre aqueduc du Gier, le barrage, construit dans un endroit resserré, faisait l’office d’une simple digue détournant les eaux de la rivière, à la façon des barrages de retenue destinés à créer une force motrice. Quelquefois il y avait une prise d’eau de chaque côté du lit barré de la rivière, et chacune de ces prises d’eau commandait soit un aqueduc à long cours, soit un bief amenant à des citernes voisines. Le mur du barrage était alors à double inclinaison ; l’angle, dirigé de préférence vers l’amont, offrait, à son sommet une ou plusieurs ouvertures, munies de vannes, qui servaient à livrer passage à la quantité d’eau laissée à la rivière. Un rapport de M. P. Blanchet, dans la publication de M. Gauckler[32], en donne un exemple assez curieux : c’est le barrage de l’Henchir Saïd, un des affluents de l’oued Oum-Chia (arrière pays de Sfax). La partie centrale de ce barrage (fig. 65), qui seule, subsiste, est composée de deux corps de bâtiments encadrant quatre vannes.

Fig. 65. — Barrage de l’Henchir Saïd (Tunisie).

« Les deux constructions extérieures, qui sont en quelque sorte des piliers creux destinés à supporter l’effort des eaux se précipitant vers les vannes, ont une forme allongée et se terminent de part et d’autre par une courbe assez régulière. Le mur en est épais (1 mètre) ; il l’était encore davantage à sa partie inférieure ; à 0m, 60 du sol en effet, on distingue nettement les traces d’un épaississement de la muraille. Le travail de ces deux piliers est assez bon ; ils sont appareillés de petites pierres oblongues et cimentés avec soin. Un quart environ de leur ceinture de pierres a disparu ; le reste est en très bon état.

« Les vannes sont au nombre de quatre, encadrées de cinq murs d’une conservation remarquable. Les matériaux employés sont de superbes pierres de taille, dont les arêtes sont encore toutes vives et que l’on dirait mises en place d’hier. Deux petits chemins, de vingt-cinq centimètres de largeur, permettaient au gardien de circuler sur la cime de l’ouvrage. Un système assez compliqué de glissières recevait les portes, qui refusaient ou donnaient libre accès aux eaux de l’oued. »

Les barrages de dérivation romains sont innombrables dans le nord de l’Afrique ; il n’est pas d’oued de quelque importance qui n’en présente au moins un[33]. Presque tous servaient à la fois à l’alimentation et aux irrigations. Je me bornerai à reproduire ici, après le dispositif ci-dessus de l’Henchir Saïd, le schéma de la dérivation de l’oued Hallouf, d’après le croquis à la main de M. le docteur Carton, dans son Étude sur les travaux hydrauliques des Romains en Tunisie, publiée en 1897. La direction du cours d’eau aux abords de la dérivation, la disposition du barrage et du bief d’amenée, l’emplacement du bassin, tout présente une analogie curieuse avec ce qu’on peut se représenter et vérifier à la prise d’eau du Gier (fig. 66).

Irrigations et drainages. — L’identité se borne toutefois au système de dérivation. Car, tout d’abord, le débit du Gier était plus considérable sans aucun doute et plus constant que celui de l’oued Hallouf, et, de plus, le Gier ne servait, au moyen de son barrage, qu’à alimenter l’aqueduc de Lyon, tandis que nous voyons à l’oued Hallouf le bassin, outre l’entrée de l’aqueduc et sa sortie, pourvu d’autres orifices par où une partie de l’eau se déversait dans les champs. Des murailles, ménagées de distance en distance, à des niveaux successifs, formaient une série de bassins, dans chacun desquels l’eau pouvait séjourner quelque temps. Des vannes permettaient de la faire descendre à volonté d’étage en étage. Cette disposition ingénieuse se rencontre très fréquemment dans l’Afrique romaine. Dans la région lyonnaise, nous n’avons rien de semblable, car l’eau y étant bien plus disséminée, et bien plus permanente en toute saison, pouvait entretenir facilement l’humidité nécessaire du sol, grâce à des
Fig. 66. — Barrage de l’oued Hallouf.
Barrage du Gier.
procédés d’irrigation sommaires, sans qu’on eût à recourir aux dérivations des grands cours d’eau, et à des submersions périodiques.

Il est assez étrange que Pline, Vitruve et les ailleurs latins des traités d’agriculture aient dit si peu de chose des irrigations. Columelle et Palladius y font allusion incidemment, mais n’en indiquent point les méthodes, et semblent toujours n’avoir en vue que des arrosages partiels, d’une prairie, d’un verger, d’une saulaie[34], non de larges étendues de terrain au moyen d’importants ouvrages d’hydraulique agricole. Il est vrai que tous (sauf Palladius qui n’est qu’un compilateur répétant souvent mot pour mot ce qu’ont dit ses prédécesseurs) sont antérieurs au grand développement de la civilisaliondans la province d’Afrique. Mais ces irrigations en grand étaient depuis longtemps pratiquées en Orient, c’est-à-dire en Mésopotamie et en Égypte. Il faut donc reconnaître que tous ces auteurs se sont montrés bien avares de renseignements pour tout ce qui concerne l’hydraulique rurale. Vitruve, qui a consacré un livre entier à la question des eaux, est peut-être le moins excusable de tous. Nous aurons l’occasion de voir combien ce VIIIe livre, spécialement, présente de lacunes et d’oublis.

Les pâturages constituaient une grande part des terres cultivées en Italie, mais beaucoup de ces prés n’étaient pas arrosés, et l’on préférait, en général, le foin des prés secs à celui qui ne s’obtient que par des irrigations réitérées[35]. Les Romains craignaient beaucoup la surabondance d’eau, même à l’égal de la sécheresse[36]. L’assèchement par le drainage était fort communément pratiqué ; et l’on se rend compte aujourd’hui que ce procédé, qui n’a pris une grande extension chez les modernes que depuis un siècle à peine, était bien plus usité par les Romains qu’il ne le fut plus tard, pendant tout le moyen âge et les siècles qui suivirent jusqu’au xixe[37]. On n’est pas bien sûr qu’ils aient connu le drainage par tuyaux de poterie, malgré la découverte qu’aurait faite le P. Secchi dans la région d’Alalri[38], Mais ils avaient compris le principe et l’utilité des galeries empierrées qui opèrent comme une succion à travers les terrains où elles passent. Columelle décrit le procédé à employer[39] ; il recommande des tranchées de trois pieds de profondeur, remplies jusqu’à moitié de petites pierres ou de gravier pur, soit, à leur défaut, de branchages ou fascines, le tout recouvert par les déblais du fossé, sans doute fortement battus.

C’est pour cela que je crois plausible l’avis que j’ai exprimé plus haut[40], au sujet de ce fossé empierré découvert au voisinage des tourillons de Craponne, sous une épaisse couverture de béton romain. Il y aurait là un procédé convenant à un assèchement en grand et consistant à protéger le drain contre toute destruction naturelle ou volontaire, par l’interposition d’une surface inattaquable entre celui-ci et le sol.

Embouchures des branches accessoires. — Il reste, à dire quelques mots du mode de jonction des branches accessoires d’aqueducs avec les troncs principaux. Une supposition semble naturelle, en raison de ce qui se pratique habituellement dans les travaux modernes, c’est qu’il y ait eu en ces points de jonction un petit bassin, une chambre, un regard, destinés à surveiller la jonction, à exécuter certaines manœuvres de réglage et de décharge, en temps de crues par exemple, pour éviter de créer dans la conduite principale un dangereux excès de débit. Or, on manque de renseignements à cet égard, et l’on a vu beaucoup plus fréquemment des chambres de partage que des chambres de jonction : celles-ci semblent n’avoir été jamais que de simples regards, la rencontre pouvant d’ailleurs s’opérer normalement ou obliquement, de plain-pied ou avec surélévation du radier de l’affluent.

L’architecte Rondelet[41], entre autres dessins accompagnant sa traduction et ses annotations du Commentaire de Frontin, de Aquis, a représenté la manière dont il comprenait, d’après le texte de l’auteur latin, la réunion à volonté des eaux de la source Augusta à celle des deux sources Marcia et Claudia, au voisinage de l’origine. « Augustae fons, dit Frontin, quia Marciam sibi sufficere apparebat, in Claudiam derivatus est, manente nihilominus praesidiario in Marciam ; ut ita demum Claudiam aquam adjuvaret Augusta, si cam ductus Marciae non caperet[42]. »

A B (fig. 67) représente la conduite de l’eau Marcia ; E F le canal de l’Augusta, plus élevé que celui de la Marcia ; C D, l’ouverture par laquelle l’eau Augusta entrait dans le canal de la Marcia ; G P, une murette arrivant à la même hauteur que la partie supérieure du canal de la Marcia, de manière que, quand l’eau Augusta ne montait pas jusqu’en G, elle ne pouvait couler que dans le conduit de la Marcia ; GO, l’ouverture qui introduisait l’eau du canal de l’Augusta dans une chambre indiquée par R S et ouvrant sur la Claudia, de manière que l’eau ne pouvait y couler avant d’avoir surpassé le niveau G P. D’où, toutes les fois que le conduit de la Marcia n’était pas plein, celui de l’Augusta pouvait l’augmenter en versant son eau par l’ouverture C D ; mais lorsque ce conduit était rempli, l’eau surabondante d’Augusta venant à surpasser le mur G P, elle coulait dans le conduit de la Claudia par l’ouverture G O.

Rondelet comprend donc que l’eau Claudia ne recevait que le surplus de ce qui pouvait aller à l’eau Marcia. Mais alors, pourquoi Frontin donnerait-il comme raison de la dérivation sur Claudia la possibilité pour Marcia de se passer de ce contingent supplémentaire (quia Marciam sibi sufficere apparebat) ? Il vaut bien mieux croire à un système de vannes-déversoirs permettant d’envoyer l’eau de la source Augusta tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, tantôt des deux côtés à la fois. Il suffit de se représenter l’ouverture G O bouchée, et à sa place, ou plutôt au-dessous, une ouverture G D’ exactement
Fig. 67. — Jonction des trois conduites Marcia, Augusta et Claudia.
symétrique de C D, puis deux vannes V, V’, manœuvrées par des tiges T, T’. L’emploi des vannes étant, nous l’avons vu bien des fois, usité chez les Romains, c’était ici une bonne occasion de l’appliquer.

Rien n’empêche de penser que les aqueducs antiques, et en particulier ceux de Lyon, aient eu un dispositif analogue, à la jonction d’une branche principale avec une branche afférente, celle-ci jouant le rôle de l’eau Augusta, la principale celui de l’eau Marcia, et un canal de décharge celui de l’eau Claudia. En tous cas, qu’ils fussent ou non placés aux jonctions, ces caniveaux de décharge devaient exister sur plusieurs points du parcours des aqueducs, de préférence au voisinage des ruisseaux que la canalisation traversait, là précisément où la surveillance des ouvrages apparents, ponts, substructions, nécessitait des postes de gardiens. Au moment d’une crue subite ou en cas d’avarie locale, une manœuvre de vanne, faite opportunément sur quelques points, préservait l’aqueduc de tout accident. On ne trouve pas de trace de ces décharges et de ces postes de gardiens, dira-t-on. Mais quelles traces bien apparentes peuvent laisser au bout de quinze ou vingt siècles une cabane de surveillant, un caniveau ouvert dans une conduite, et une simple vanne à l’orifice de ce caniveau ?

  1. Frontin, de Aquis, 4.
  2. Lanciani, Roma antica, Le Acque e gli Acquedotti, p. 15.
  3. Frontin, de Aquis, 5.
  4. Ibid.Appius… collegam habuit C. Plautium, cui ob inquisitas ejus aquae venas Venocis cognomen datum est. « Appius eut pour collègue C. Plautius, qui pour avoir recherché les veines de cette eau, reçut le surnom de Venox. »
  5. Ibid., 7.
  6. Pour cette question, fort débattue, de l’emplacement exact des sources antiques dans cette région du haut Anio, v. Lanciani, ouv. cité, p. 61, suiv. Je me permets de renvoyer aussi au rapport que j’ai eu l’honneur de publier récemment dans les Nouvelles Archives des Missions scientifiques, t. XV (p. 75, suiv.)
  7. Ce point correspond très probablement à la troisième Sereine, une des sources recueillies par la Société actuelle de l’Acqua Marcia.
  8. La traduction serait donc : « A deux cents pas sur la gauche de la voie Sublacensis, qui fut pavée pour la première fois sous le principat de Néron, vers le 38e milliaire, cette eau, qui provient d’une multitude infinie de sources jaillissant sous des galeries dans le rocher, forme une nappe immobile comme la surface d’un étang, et d’une belle couleur verte.
  9. Eau Tepula, conduite en l’an de Rome 627, par les censeurs Cn. Servilius Cépion et L. Crassus Longinus (De aq., 8). — Eau Julia, captée par Agrippa en 719. — (Voir ci-dessus, p. 13.)
  10. Eau Virgo, amenée aussi par Agrippa en 740 (De aq., 9, et eau Alsietina, datant également du règne d’Auguste.
  11. Elle fut appelée Augusta. (De aquis, 12).
  12. Ibid., 13.
  13. Ouvr. cité. V. ci-dessus, Introduction, p. xv.
  14. P. 209
  15. « Si e disputato se i Romani abbiano conosciuto la teoria dei pozzi artesiani, e se, conoscendola, abbiano tentato di porta in esecuzione… Per me la questione e assai dubia. » (Ouvr. cité, p. 7.)
  16. Cette prise d’eau était encore assez bien conservée, au milieu du siècle dernier, dans ses éléments essentiels, pour qu’on ait pu l’utiliser presque sans modification pour l’approvisionnement de la ville de Tunis. On a suivi à peu près en entier le tracé de l’aqueduc qui en était issu, et dont beaucoup de parties ont pu servir également, avec quelques restaurations. L’aqueduc d’Hadrien n’était peut-être lui-même que la reconstruction d’un très ancien ouvrage carthaginois, totalement ruiné depuis la destruction de la ville par les Romains.
  17. Ilen a été de même de la prise d’eau du Djebel Djouggar (Mons Zuccharus), qui fut aménagée probablement sous Septime-Sévère, vers l’an 200, et que l’on a remise en usage en reconstruisant sur 33 kilomètres une branche d’aqueduc rejoignant la canalisation principale à Moghrane, à 6 kilomètres au-dessous de Zaghouan.
  18. Caillat, Revue archéologique, xxvi, 1879.
  19. V . ci-dessus, p. 81.
  20. Remarquons pourtant qu’il suffit parfois d’une faible étendue de terrain dépouillée de ses bois pour anéantir toutes les sources d’une région ; c’est ainsi que l’asséchement des sources de la Bresle, en Picardie, a suivi en 1840 le défrichement du bois de Fonnerie-en-Oise ; que le ruisseau d’Anveaux, dans la même région, a perdu un kilomètre de son cours supérieur après le défrichement du bois de Cressy en 1837.
  21. P. 83.
  22. V. ci-dessus, p. 85.
  23. Rapport de M. Charles Dombres, ingénieur des ponts et chaussées de l’arrondissement de Nîmes, sur le projet d’utilisation de l’aqueduc romain.
  24. Ce renseignement m’a été fourni par l’administration des ponts et chaussées, à Tunis.
  25. P. 51.
  26. V. ci-dessus, p. 55.
  27. Fasc. III, ie série 1899 : Rapport de M. Drappier (Drain souterrain de 0m,30 de largeur et 50 mètres de longueur à Henchir Tarf-Ech-Chena, ou Apisa majus ; de 0m.40 de largeur et 100 mètres de longueur à l’Aïn-Ben-Mizeb, près d’El Ksour). — Fasc. V. 1901 : Rapport de M. Gresse, sous-ingénieur des ponts et chaussées à Sousse (Captage près de Sousse, par une galerie drainante de 880 mètres de longueur).
  28. D’après une brochure très documentée : Les aqueducs antiques d’Arles, par A. Gautier Descottes, Tours (Paul Bouserez), 1876.
  29. V . ci-dessus, p. 60.
  30. V. ci-dessus, p. 97.
  31. Ouv. cité, p. 105.
  32. Ouv. cité, fascicule I, ie série, p. 25-26.
  33. V. « Enquête administrative sur les travaux hydrauliques anciens en Algérie », publiée par les soins de M. S. Gsell, professeur à l’École des Lettres d’Alger, et l’Enquête déjà citée, publiée par M. Gauckler.
  34. Columelle, ii, 17. — Palladius, iii, 17, 25 ; x, 10.
  35. Columelle, ii, 17.
  36. Ibid. — « Quippe aquarum abundantia atque penuria graminibus acque est exilio. »
  37. Olivier de Serres (Traité d’Agriculture, t. I) donne cependant des conseils pour les drainages en grand. Mais ils furent, en réalité, si peu suivis que le drainage apparut comme une véritable nouveauté quand il fut préconisé, vers 1810, en Angleterre, par Smith.
  38. V. Lanciani, Ouvr. cité, p. 189. C’est aussi le P. Secchi, comme nous le verrons plus loin, qui découvrit un autre tuyau de terre cuite, énorme, dans cette même région, et qui l’attribua à un siphon. L’hypothèse du drain est certainement plus vraisemblable que celle du tuyau de siphon.
  39. « Si humidus erit (locus) abundautia uliginis ante siccetur fossis. Eorum duo genera cognovimus, caccarum et palentium… Opertae rursus obcaecari debebunt, sulcis in altitudinem tripedaneam depressis : qui cum parte dimidia lapides minutos vel nudam glaream receperint, acquentur superjecta terra, quae fuerat effossa. Vel si nec lapis erit, nec glarea, sarmentis connexus velut funis informabitur in cam crassitu dinem, quam solum fossae possit anguste quasi accommodatam coarctatamque capere. Tum per imum contendetur, ut super calcatis cupressinis, vel pincis, aut si cae non erunt, aliis frondibus terra contegutur. In principio atque exitu fossae more ponticulorum binis saxis tantummodo pilarum vice constitutis et singulis superpositis, ut ejusmodi constructio ripam sustineat, ne pracciudatur humoris illapsu atque exitu. » (Columelle, n, 2.) « Si le terrain est humide, on le desséchera d’abord au moyen de fossés qui absorberont cet excès d’humidité. Nous connaissons deux sortes de fossés, fossés garnis et fossés libres… On devra garnir les fossés couverts en creusant des tranchées de trois pieds de profondeur que l’on remplira jusqu’à moitié de petites pierres ou de gravier pur, et qu’on achèvera de combler en rejetant les déblais par-dessus. Si l’on n’a ni pierre ni gravier, on formera, au moyen de sarments liés ensemble, une sorte de câble, dont la grosseur soit telle qu’il puisse s’adapter étroitement et à force au fond de la tranchée. Quand cette fascine sera bien enfoncée dans le fond du canal, on la recouvrira de feuilles de cyprès, de pins, ou d’autres arbres à défaut de ceux-ci ; le tout bien foulé, on rejettera la terre par-dessus. Aux deux extrémités du fossé, comme on le fait pour les ponceaux, on établira deux pierres seulement comme deux piles, sur lesquelles on en placera une troisième, pour que cette construction soutienne les bords et empêche les obstructions provenant de l’écoulement et de la sortie des eaux. »
  40. P.77-78.
  41. V. ci-dessus, Introduction, p. ix.
  42. « Comme la Marcia paraissait suffisamment pourvue, on amena dans l’aqueduc Claudia une dérivation de l’eau Augusta, dont l’échappement du côté de la Marcia fut cependant maintenu, de façon que, si le canal de celle-ci ne la recevait pas, elle coulât dans celui de la Claudia. » (De Aquis, 14.)