Germain de Montauzan - Les Aqueducs antiques/Chapitre 6 - §2

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§ II. — Personnel du service ordinaire.

Hiérarchie des emplois. — Le curateur des eaux, à Rome, était pourvu d’un cortège officiel, comprenant, lorsque ce magistrat était en tournée de service hors de la ville : deux licteurs, trois esclaves publics, un architecte, des secrétaires (scribae, librarii), des appariteurs (accensi), et des crieurs (praecones). Dans la ville, le cortège était le même, mais sans licteurs. Frontin, moins asservi que d’autres à l’étiquette, ne voulut même plus en avoir dans sa suite en aucun cas[1].

Outre ce groupe attaché à la personne du chef, la statio ou officina aquarum comprenait :

Deux adjutores. — Ils avaient été institués dès le début par Auguste, pour assister le premier successeur d’Agrippa, Messala Corvinus. Il semble qu’ils aient eu souvent des tendances à outrepasser leurs pouvoirs et empiéter sur ceux du titulaire. Frontin le fait clairement comprendre, en rappelant que le curateur doit être assez à la hauteur de ses fonctions pour ne se servir d’eux qu’en qualité d’aides et d’instruments, et non à titre de remplaçants ou de conseillers[2] : ferme et hautain langage de grand magistrat romain.

Un procurator libertus Caesaris. — Ce fut Claude qui institua cet emploi. Le procurateur avait pour mission de veiller tout spécialement à la distribution régulière des eaux et à la probité des agents du service, selon les prescriptions contenues dans l’ordonnance impériale ainsi conçue : « Qui aquam in usus privatos deducere volet impetrare eam debebit, et a principe epistulam ad curatorem adferre ; curator deinde bénéficie Caesaris praestare maturitatem et procuratorem ejusdem officii libertum Caesaris protinus scribere… Procurator calicem ejus moduli, qui fuerit impetratus, adhibitis libratoribus signari cogitet, diligenter intendat mensurarum quas supra diximus modum, et positionis notitiam habeat[3]. »

Aux derniers temps de l’empire, les procurateurs furent nommés sur la requête ou au moins sur l’avis favorable du curateur, comme d’ailleurs dans toutes les administrations du même ordre. Une inscription, des premières années du ive siècle, porte :

 T • AELIVS POEMENIVS DE SVFFRAGIO EIVS
AD • PROC • AQVARVM PROMOTVS
[4]

Ce fonctionnaire, semble avoir joui d’un fort traitement, qui aurait atteint 100.000 sesterces (centena sestertia), d’après la marque d’une urne trouvée à Velletri (Velitrae).

SEX • VARIO • MARCELLO
PROC • AQVAR • C • PROC • PROV • BIRT • CC • PROC • RATIONIS • PRIVAT • CCC
[5]

Les procurateurs devaient avoir la direction immédiate de la familia aquaria Caesaris, distincte, comme il a été dit, de la familia publica[6] ; peut-être avaient-ils aussi l’administration des revenus du fisc avec lesquels on payait le salaire de cette familia, ainsi que le plomb et tout ce que nécessitait l’entretien de la conduite, des châteaux d’eau et des bassins[7]. Enfin, nous avons vu[8] qu’ils faisaient graver leur nom précédé de la formule SVB CVRA sur les tuyaux portant l’eau soit au domaine de César, soit aux concessionnaires, soit aux établissements publics.

Bien qu’en principe ces fonctionnaires fussent des affranchis, quelques-uns cependant furent de condition libre. Il y eut même parmi eux, sous Caracalla, un personnage noble, Sextus Varius Marcellus, père de l’empereur Elagabal ; il n’exerça pas seulement cette charge, mais aussi celle de préfet du prétoire[9] et de préfet de la ville.

Il a été question déjà des architectes ou ingénieurs attachés au service[10]. Pour ceux-là, il ne semble pas qu’ils aient occupé une bien haute situation, n’étant apparemment chargés que de l’entretien et des réparations d’usage courant. Quand il s’agissait d’une construction nouvelle ou d’un remaniement important, le curateur faisait appel au concours d’autres hommes de l’art ayant sans doute une science plus étendue et un plus grand esprit d’initiative que ce personnel ordinaire.

Venait ensuite la série des employés subalternes commis au service, de la distribution et de la surveillance. Nous y trouvons au premier rang les niveleurs (libratores). Il faut les distinguer de ceux qui, sous les ordres du directeur des travaux, opéraient le nivellement général préparatoire : ces derniers étaient souvent de véritables ingénieurs, et le librator de Saldae[11] en est un exemple. Ceux dont nous nous occupons à présent étaient chargés, sous le contrôle du procurateur, de l’étalonnage et de la pose des calices pour les concessionnaires[12]. On peut se demander pourquoi un niveleur était pour cela nécessaire. C’est qu’il avait très certainement à s’occuper aussi de l’ensemble de la canalisation, à déterminer les emplacements les plus convenables pour les châteaux d’eau privés, suivant, les considérations[13] qui ont été développées plus haut. Il lui fallait apprécier quel serait l’excès d’eau ou le déficit relatif pour le concessionnaire placé plus ou moins bas, plus ou moins loin du château et donner d’après cela un avis — point délicat sur lequel le niveleur était trop souvent sujet à caution — à l’égard du nombre de quinaires qu’il était juste d’accorder.

Les fontainiers (aquarii, vilici, vilici, aquarii)[14], comprenaient tous les employés chargés d’assurer le service journalier des eaux en veillant au bon état, soit du canal de la source à la ville, soit de la canalisation dans la ville, et par conséquent à la régularité de la distribution. D’autres s’occupaient des dérivations sur le parcours, manœuvraient les vannes et les robinets, donnaient et retiraient aux usagers le débit aux heures voulues, si la concession ne comportait pas une arrivée d’eau permanente. Il y avait des aquarii préposés aux piscines, aux châteaux d’eau publics : ceux-ci étaient appelés plus spécialement castellarii[15]. Les vilici et les circitores, gardiens, étaient répartis en des postes fixes tout le long du parcours et avaient à faire leur inspection journalière de regard en regard : ils rendaient compte aussitôt de ce qui survenait d’insolite. Tous ces postes, dévolus à des esclaves de la familia semblent avoir été viagers[16].

Disséminés comme ils l’étaient, et par suite difficilement surveillés, les aquarii avaient fini par prendre une indépendance fâcheuse, et Frontin signale des abus et des fraudes de tout genre qu’ils commettaient audacieusement. Tantôt, de connivence avec les libratores, ils modifiaient sans mandat les modules réguliers[17] ; tantôt ils dérivaient de l’eau d’un aqueduc dans un autre, faisaient des distributions clandestines à leur profit, perçaient des trous dans les tuyaux de conduite pour donner de l’eau à des gens non dotés de concession et qui payaient sans doute grassement leur complaisance (on appelait ces saignées puncta et l’opérateur a punctis)[18] ; tantôt ils vendaient, au mépris des règlements, l’eau qui débordait des châteaux et des fontaines[19], et à l’expiration d’une concession, coïncidant avec l’inauguration d’une autre, perçaient le nouvel orifice sans boucher l’ancien[20]. Aussi Frontin, plus actif, mieux au courant et plus rigide que ses prédécesseurs, réagit-il fortement contre ces fraudes, pour le plus grand bien du public et du trésor impérial en même temps.

Les aquarii avaient cependant des chefs directs chargés de veiller sur eux, les praepositi. Mais ces agents, commis à l’inspection de l’une et de l’autre famille d’esclaves, n’étaient souvent guère plus honnêtes que leurs inférieurs et les laissaient par négligence se louer pour d’autres travaux, ou bien par cupidité les employaient eux-mêmes en dehors du service. Frontin y mit bon ordre également, en prescrivant la veille ce qui devait être fait le lendemain et en faisant tenir un registre des travaux de chaque jour[21].

Enfin venaient les simples operarii appartenant à l’une ou à l’autre familia, parmi lesquels Frontin distingue les silicarii (paveurs) ; ceux-là devaient être très occupés à cause du remaniement continuel des chaussées que nécessitaient l’enlèvement et la pose des tuyaux ; les lectores, ou faiseurs d’enduits ; sous la dénomination générale d’alii opifices, il désigne tous les corps de métiers qui devaient forcément intervenir dans l’entretien journalier.

Service des eaux dans les provinces, et spécialement à Lyon. — Dans les provinces la surveillance des aqueducs appartenait en principe aux magistrats municipaux, duumvirs[22] ou édiles. Mais on a des exemples de fonctions spéciales créées à cet effet. Ainsi la colonie d’Alba Fucentis, l’ancienne ville des Marses, située près du lac Fucin, avait un curator aquaedactus : une pierre funéraire en fait mention :

D     M     S
M • MARCIO • M • F FAB
IVSTO • VET • DIVI • HAD
EQVITI • CHO • VII • PR
IῙῙῙ • VIR • NED • IῙῙῙ • VIR • I • D
CVURTORI • ANNON
CVRATORI • AQVAEDVCTV
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .[23]

Nous trouvons aussi un aquae curator à Telesia :

C • MINVCIVS • C • F • FAL • THERMVS • PR • II VIR
BIS AQVAE CVRATOR, etc.[24]

Un autre à Formics, curator aquarum.

L • VARRONIO L • F || PAL • CAPITONI . . . . . .
II VIRO QVINQVEN || CVRATORI AQVARVM.[25]

A Ostie, un patronus coloniae, C. Nosennius Marcellus, parmi les autres fonctions municipales, avait eu celle de curator operum publicorum et aquarum[26].

À Castelli, dans la Germanie inférieure, se trouve la mention d’un Carantinius Maternus, praefectus aquae, dans l’inscription dédicatoire d’un nymphée.

IN • H • D • D || DEABVS • NIM || PHIS • SIGNA • ET || ARAM • C • CA ||
RANTINIVS || MATERNV || S • PRAWRCTYS • AQVE || V • S • L • M[27]

On trouve enfin la dénomination de tribunus aquarum gravée sur une pierre à Tibur.

T • SABIDIO • T • F • PAL
MAXIMO
SCRIBAE • Q • SEX
PRIM • BIS • PRAEF
FABRUM PONTIFICI
SALIO CVRATORI
FANI HERCVLIS V
TRIBVNO AQVARVM[28]

On ne sait s’il faut regarder tous ces curatores aquarum provinciaux comme des fonctionnaires municipaux, ou si quelques-uns d’entre eux relevaient du gouvernement impérial. À Lyon, aucune inscription ne révèle de fonctionnaire ainsi désigné. Il est pourtant difficile de croire que le service compliqué des quatre aqueducs n’ait pas été dirigé par un administrateur spécial. D’autre part, d’après tout ce qui a été dit déjà de la façon dont cette ville était devenue métropole des Gaules, résidence des princes, second centre de l’empire, foyer de la vie politique, financière et commerciale des provinces d’Occident ; quand on réfléchit à quel degré s’y exerçait l’influence personnelle des empereurs, combien d’établissements y ressortissaient à leur pouvoir direct, combien de monuments ils y avaient fait élever, parmi lesquels en première ligne les aqueducs ; si l’on se dit enfin que c’est pour l’agrément de leurs palais qu’ils avaient fait construire ceux-ci, on ne peut guère songer, pour la direction du service des eaux, qu’à un fonctionnaire impérial, curateur ou procurateur. Et quant à la composition de ce service, sans avoir autant de rouages que la statio aquarum de la capitale de l’empire, il fonctionnait vraisemblablement d’une manière analogue, avec une famille d’esclaves publics, des fontainiers distributeurs et gardiens, des niveleurs, des secrétaires, des inspecteurs et au moins un architecte.

Comme à Rome aussi, le magistrat chargé des eaux devait avoir en main des registres (coinmentarii), contenant la statistique complète des sources, des ruisseaux afférents, des travaux d’art, des châteaux d’eau, des débits, de la canalisation et du personnel. Dans d’autres livres (acta) se trouvait consigné l’état quotidien de la distribution, de l’entretien, de la dépense et des revenus. Enfin des plans, tracés sur parchemin ou gravés sur le bronze (v. ci-dessus, p. 347), figuraient les tracés des aqueducs avec leurs diverses ramifications.

  1. De Aquis, 102.
  2. Ibid., 2.
  3. Frontin, 105. « Celui qui voudra détourner l’eau pour son usage particulier, devra en obtenir la permission, et justifier d’un édit du prince devant l’intendant ; alors celui-ci fera promptement réaliser la concession, et chargera tout d’abord de ce soin le procurateur affranchi de César. Le procurateur ne doit pas oublier, en employant les niveleurs, d’étalonner le calice du module qui aura été obtenu ; de s’en tenir à la fidèle observation des mesures dont nous avons parlé, et de se rendre compte de la pose de ces calices. »
  4. C.I.L., vi., 1418. — Cf. vi., 1535. — Lanciani. ouvr. cité, p. 319
  5. Lanciani, Ibid.
  6. V. ci-dessus, p. 365.
  7. « Caesaris familia ex fisco accipit commoda, unde et omne plumbum et omnes impensae ad ductus et castella et lacus pertinentes erogantur. » (Frontin 118.)
  8. V. ci-dessus, p. 353.
  9. Orelli, 946 — Pour la série de ces procurateurs, v. Lanciani, ouvr. cité, p. 324 et suiv.
  10. V. ci-dessus, p. 367.
  11. V. ci-dessus, p. 292.
  12. « Procurator calicem ejus moduli, qui fuerit impetratus, adhibitis libratoribus signari cogitet, diligenter intendat mensurarum modum et positionis notitiam habeat, ne sit in arbitrio libratorum, interdum majoris luminis, interdum minoris pro gratia personarum calicem probare. » (De Aquis, 100.)
  13. V. ci-dessus, p. 338-339.
  14. Cf . Mommsen, Zeitschrift.
  15. C.I.L. vi., 2344 : Servos. publicos | castellar. aquac. annionis | veteris. — Ibid., 2345 : Laetus. publions, populi | romani.... aquarius | aquac. annionis. veteris | castelli viae. latinae. contra | dracones. — Ibid., 2346 : Onesimus. Generatius. castellarius. publie, ser.
  16. C. I. L., vi., 131.

    DIANA
    CARICIANA
    M • AVRELIVS CARICVS
    AQVARIVS HVIVS LOCI
    CVM LIBERTIS ET ALVM
    NIS SIGILLO DIANAE
    iMpantonino AVG • ET
    DEDIT • IDIB • AVG
    OCLATINO ADVeNTO CoS

  17. De Aquis, 31.
  18. Ibid., 115.
  19. Ibid., 110.
  20. Ibid., 114. Toutes ces infractions étaient favorisées par des jaugeages défectueux opérés dans le principe, ce qui était peut-être le fait volontaire des fontainiers eux-mêmes ; en tous cas, la quantité d’eau qui devait officiellement arriver dans les châteaux d’eau était bien inférieure à celle qui pouvait y être conduite réellement. La différence était de 10.000 quinaires environ (De Aquis, 64). Ce surplus, ou bien se perdait en route par suite d’un mauvais entretien, ou bien était détourné par des fontainiers, ou bien, et c’est là le plus curieux, arrivait tout de même à Rome en partie, donnant un débit supérieur au chiffre officiel. Frontin constata en effet un volume d’eau distribué supérieur de 1.260 quinaires à ce que portaient les registres. Il reprit donc toutes les mesures exactement, remania toute la canalisation et rétablit ainsi la conformité voulue entre les registres et la réalité.
  21. De Aquis, 117. « Publica ministeria restituimus, ut pridie quid esset actura (familia) dictaremus, et quid quoque die egisset, actis comprehenderetur. »
  22. Je dis duumvirs tout court plutôt que duumvirs quinquennales, bien qu’il soit d’usage d’assimiler ces magistrats quinquennaux aux censeurs de Rome, et de leur rapporter par conséquent la charge des eaux. Il faut prendre les quinquennales, non pour des magistrats spéciaux nommés pour 5 ans, mais pour les duumvirs eux-mêmes qui tous les 5 ans avaient à opérer le cens, et à cause de cela prenaient alors le titre de quinquennales pendant leur année de charge.
  23. Mommsen, I. N., 5630.
  24. Ibid., 4874.
  25. Lanciani, ouvr. cité, p. 313.
  26. Henzen, 6709.
  27. Henzen, 7148.
  28. Henzen, 7149. Borghesi pense qu’à partir d’une certaine époque, vers le iiie siècle, ce titre de tribun avait été pris par un assez grand nombre de fonctionnaires des villes.


    Cf. Lanciani, ouvr. cité, p. 313.