Germain de Montauzan - Les Aqueducs antiques/introduction

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INTRODUCTION


Une étude sur les aqueducs antiques de Lyon est loin d’être une entreprise nouvelle. Cela s’explique facilement quand on considère que d’une part ces aqueducs sont de beaucoup les plus importants vestiges qui subsistent de la civilisation romaine dans l’ancienne capitale des Gaules, et que d’autre part ils sont à tous points de vue dignes de captiver aussi bien l’intérêt raisonné de l’historien et de l’archéologue que l’admiration spontanée de l’artiste ou du simple visiteur. L’un d’entre eux surtout, le principal, a déjà été maintes fois décrit. Bien que parmi ces descriptions la plupart soient, à peu de chose près, copiées les unes sur les autres, elles n’ont pas laissé de réveiller chaque fois la curiosité sur des ruines dont les Lyonnais s’enorgueillissent à bon droit. Sans doute, rien dans ces ruines n’équivaut aux majestueuses lignes d’arcades qui se prolongent à l’infini dans la campagne romaine, ou même à la triple rangée d’arceaux superposés du Pont-du-Gard, mais elles s’alignent souvent aussi sur de longs espaces, offrent des aspects variés, tantôt imposants, tantôt gracieux, toujours pittoresques. Surtout, et c’est pour l’archéologue leur premier mérite, elles constituent un témoignage presque unique de la science solide et de l’ingéniosité opiniâtre des constructeurs romains : leur longue étendue, l’aisance avec laquelle on leur a fait franchir les plus difficiles obstacles, prouvent en effet une connaissance très sûre et une pratique étonnamment habile des principes de l’hydraulique. C’est à ce titre, comme exemples de beaux projets techniques savamment conçus et adroitement exécutés, qu’il m’a paru intéressant d’en reprendre et d’en compléter l’étude.

I

Au temps des Antonins, la ville de Lugudunum, ou par syncope usuelle Lugdunum, était alimentée en eau potable d’excellente qualité par quatre aqueducs : celui du Mont-d’Or (25 kilomètres environ de parcours) ; celui de La Brévenne (55 kilomètres environ) ; celui du Mont Pilat ou du Gier (75 kilomètres) ; enfin celui que nous appellerons l’aqueduc de Craponne, jusqu’ici assez mal connu ; il est formé par la réunion de plusieurs branches, issues du massif montagneux d’Iseron et de Pollionnay, dont la base est à une dizaine de kilomètres de la ville. Quant aux deux aqueducs de Miribel et de Cordieu, qui d’après une opinion assez répandue alimentaient les quartiers constituant le domaine des Trois-Gaules, leur authenticité, en tant qu’ouvrages romains, est loin d’être certaine, et ils ne figureront ici que pour mémoire.

De tous, le plus connu est celui du Mont Pilat ou du Gier. Le célèbre antiquaire lyonnais du xviie siècle, Spon[1] en fait mention. Le Père Ménestrier[2] dans son Histoire de Lyon, le Père de Colonia[3], autre jésuite érudit, donnent aussi sur cet aqueduc quelques indications, mais sans rien de précis ni de certain. C’est seulement dans la seconde moitié du xviiie siècle qu’une étude vraiment sérieuse et détaillée en fut faite par un savant des plus perspicaces et des plus consciencieux, l’architecte Delorme, membre de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon. Dans un mémoire[4] lu en séances publiques devant cette assemblée les 29 mars et 5 juin 1759, il exposa le résultat de ses recherches. D’un bout à l’autre il avait suivi l’aqueduc, et, sauf quelques erreurs bien excusables, avait relevé exactement le tracé, mesuré les dimensions des ouvrages souterrains ou apparents, et signalé les particularités techniques les plus dignes de provoquer la curiosité et l’admiration. La description de l’aqueduc du Gier était, dans ce mémoire, précédée de quelques renseignements succincts, d’ailleurs en partie erronés, sur les aqueducs du Mont-d’Or et de La Brévenne. Delorme croyait alors que ce dernier amenait à Lyon les eaux de la Loire, prises aux environs de la ville de Feurs, ce qui est évidemment impossible a priori, puisque ce point de départ aurait été plus bas que le point d’arrivée.

Il continua ses recherches après la publication de son mémoire, et en consigna les résultats dans des papiers qui, malheureusement, se sont perdus. Cependant, il y a une quarantaine d’années, M. André Steyert, auteur d’une nouvelle histoire de Lyon fort estimée[5], en faisant des recherches pour composer son ouvrage, découvrit dans un lot de gravures de tout genre un calque sans indication qu’il reconnut pour la copie d’un tracé complet des aqueducs de Lyon, reporté sur la carte de Cassini. Ce tracé original fut lui-même retrouvé dans la suite ; il existe à Lyon à la bibliothèque du Palais des Arts, et a été dessiné en 1817 par Artaud, l’archéologue lyonnais bien connu, d’après un manuscrit perdu de Delorme. À l’examen de cette carte[6], on reconnaît que ce dernier, infatigable chercheur, avait, depuis le mémoire précité, poursuivi pendant de longues années ses investigations et réalisé, à très peu près, l’exacte reconnaissance des quatre aqueducs.

Il est probable que le manuscrit perdu contenait une description des trois conduites du Mont-d’Or, de Craponne et de La Brévenne, aussi détaillée que celle de l’aqueduc du Gier dans le mémoire. Ce mémoire est, quoi qu’il en soit, demeuré la base sur laquelle se sont édifiés tous les travaux qui ont suivi, et il faut toujours y avoir recours en premier lieu quand on veut parler des aqueducs lyonnais.

En 1820, un architecte, Rondelet, publia une traduction[7] du traité de Frontin, De aquis urbis Romae, et y joignit un supplément qu’il intitula : Addition au commentaire de Frontin. Ce supplément, outre un précis d’hydraulique, comportait quelques notices sur un certain nombre d’aqueducs de l’empire romain, et en particulier sur celui de Lyon. Mais Rondelet ne paraît pas en avoir fait une étude personnelle sur le terrain : visiblement, il ne parle que d’après Delorme. Toutefois, sa connaissance approfondie du texte de Frontin et du tracé des aqueducs de Rome lui permit d’ajouter aux observations de son guide quelques remarques judicieuses et quelques conjectures vraisemblables. À l’ensemble de l’ouvrage est joint un atlas de trente planches dont trois sont réservées à l’aqueduc du Mont Pilat.

On ne trouve rien de nouveau, à tout prendre, dans les dix lettres sur l’histoire de Lyon, composées sur le mode oratoire par M. de Penhouët[8] colonel de la 29e légion de gendarmerie royale, et adressées à l’Académie des Sciences et Belles-Lettres de Lyon. Cet auteur a vu l’aqueduc et l’a suivi en partie, mais il ne fait guère que citer Delorme, hormis quelques rectifications de détail. Il n’y a rien d’important non plus dans les quelques pages de M. Leymarie, qui datent de 1839.

En 1840 parut un ouvrage beaucoup plus complet, dont l’auteur, Alexandre Flacheron, architecte, avait repris et continué sur le terrain les études de Delorme[9] Sans apporter grand chose de neuf sur l’aqueduc du Gier, il est beaucoup plus explicite et plus exact que son devancier sur ceux du Mont-d’Or et de La Brévenne ; mais il ne dit pas un mot de l’aqueduc de Craponne. Quatre planches, comportant plusieurs plans et coupes, accompagnent ce petit volume, qui demeure un excellent travail ; il y sera souvent fait allusion au cours de la présente étude.

Plus que les autres, l’aqueduc du Gier, en raison de son importance, de son degré de conservation et de ses hardis ouvrages d’art, continua d’attirer les recherches. En 1854, M. de Gasparin fils, ancien ingénieur des ponts et chaussées, remit à l’Académie de Lyon un mémoire dont la préparation lui avait coûté plusieurs années de travail, et qui fournissait le tracé complet de l’aqueduc, avec son nivellement exécuté sous la direction de l’auteur par les agents des ponts et chaussées[10]. Ce mémoire fut couronné par l’Académie de Lyon dans sa séance publique du 23 janvier 1855. Il présente une lacune assez grave, en ce qu’il ne fait aucune mention des prises d’eau accessoires et des affluents de l’aqueduc. Mais il a le grand mérite d’être rationnel et méthodique, de faire, pour la première fois, intervenir le calcul dans la détermination de certains éléments, d’appeler l’attention sur le mérite de l’ingénieur romain, et de mettre hardiment en avant des hypothèses qui éveillent et provoquent même la discussion[11].

Ce mémoire de M. de Gasparin aurait été utilement complété par les notes consciencieuses d’un autre architecte lyonnais, M. Bresson, à qui de nombreuses excursions le long de ce même aqueduc avaient permis de relever très exactement les moindres vestiges des ouvrages apparents. Il est mort avant d’avoir pu mettre en ordre ces notes et les publier. Elles ont été, ainsi que les dessins qui y étaient joints, très obligeamment mises à ma disposition par M. Bourbon, gendre et successeur de M. Bresson, autorisation m’étant accordée de reproduire quelques-uns des dessins.

Aux divers problèmes suscités par le mémoire de M. de Gasparin, aucune solution n’a d’ailleurs été apportée jusqu’à présent, que je sache, et la question est à reprendre au point où cet ingénieur l’a laissée. Un progrès assez notable a été fait au contraire depuis Flacheron dans la connaissance des trois autres aqueducs, Mont d’Or, Brévenes et Craponne, grâce aux investigations opérées sur le terrain pas un agent du service des Eaux de Lyon, M. Galut, qui depuis 1889 a publié dans la Revue du lyonnais une série d’articles, intéressants à des degrés divers. M. Galut a suivi l’aqueduc de La Brévenne depuis sa source jusqu’à Lyon, en notant avec détail tous les points qui pouvaient servir de repères sur son parcours. Il est vrai qu’il n’était pas en mesure de faire le nivellement, et les cotes qu’il indique, d’après une carte, sont assez souvent inexactes ; mais il a eu le mérite de redresser de notables erreurs commises par Flacheron, et de se trouver en concordance à peu près complète avec la carte d’Artaud, avant d’avoir eu connaissance de celle-ci : il ne pouvait pas y avoir de vérification plus concluante. Il a fait preuve du même zèle et de la même adresse dans ses recherches sur l’aqueduc du Mont d’Or et sur le système compliqué des branches de l’aqueduc de Craponne, que toutefois il n’a pas complètement exploré. Son tort a été de s’engager à propos de cet aqueduc et des autres dans des affirmations pour le moins téméraires et d’en tirer hardiment des conclusions absolues, facilement réfutables, que des connaissances techniques et historiques un peu plus étendues lui eussent fait éviter.

II

Le champ restait suffisamment vaste pour une nouvelle étude de ces divers aqueducs. Il manquait un traité d’ensemble où chacun d’eux fût décrit d’après une méthode unique, à sa place, suivant sa date, et en tenant compte de son importance relative. D’utiles observations pouvaient ressortir de la comparaison de leurs tracés respectifs, de leurs pentes, de leurs débits, de leurs modes de prises d’eau, de leurs procédés de construction, du nombre et de la grandeur de leurs ouvrages d’art. Pour cela, c’eût été peu de chose que de se contenter de la mise en ordre des résultats acquis. Malgré toute la foi que pouvaient mériter les recherches précédentes, il était bon de les contrôler par soi-même, de suivre l’une après l’autre toutes ces canalisations depuis leurs origines jusqu’à la ville, non pas seulement en promeneur curieux et en archéologue, mais un peu en ingénieur, en constructeur et en terrassier. Puisqu’il s’agissait, en effet, d’arriver à une connaissance rationnelle et solide de la façon dont ces travaux avaient été conçus et mis en œuvre, le plus pratique était de se supposer en quelque sorte à la place de ceux qui les avaient dirigés, d’examiner, comme ils avaient dû le faire, la topographie de la région, le régime de ses eaux, le débit moyen de ses rivières, d’aviser les systèmes de prises d’eau possibles, les tracés naturels, les pentes nécessaires, et d’estimer en conséquence les choix auxquels on s’était jadis arrêté. Dès lors, la reprise des vérifications avec la mire et le niveau n’était plus seulement une opération de contrôle machinal : elle servait à mieux expliquer les ouvrages eux-mêmes, à dire pourquoi ici tel contour, là tel passage en tunnel, plus loin telle brusque différence de cote, à soupçonner l’existence, puis à reconnaître l’authenticité d’un canal affluent, d’une prise d’eau accessoire, d’un bassin collecteur ; enfin à faire surgir, à renverser, ou à étayer des hypothèses. Ces recherches ne devaient pas se borner à l’étude des tracés et des profils, mais s’étendre à la construction, et par cela même au chantier et à sa disposition. La contexture extérieure et intérieure des maçonneries avait bien été indiquée déjà, mais en avait-on spécifié avec assez de précision et de justesse l’établissement et les phases d’élévation ? Quel rapport avaient ces constructions avec les nôtres dans les cas pareils ? Quelle était, soit d’une manière générale dans les constructions romaines, soit spécialement pour cette région et pour ce genre de travaux, la composition des ciments, mortiers et bétons ? N’était-ce pas une occasion de connaître un peu plus à fond l’art de bâtir des Romains, à la grande époque de leur domination florissante dans le pays que nous habitons ?

Fournir quelques notions de plus sur l’art de l’ingénieur romain, telle a donc été, au delà du but immédiat de ce travail, l’ambition qui a guidé sa préparation. À cet égard, les aqueducs de Lyon offrent de prime abord une particularité des plus intéressantes : la traversée de vallées profondes au moyen de conduites forcées ou siphons remplaçant des arcades dont l’établissement eût été trop coûteux ou même totalement impraticable. Ce procédé est aujourd’hui entré dans la pratique commune. Longtemps on a cru que les Romains étaient inexpérimentés en ce genre de travaux, parce que l’on prenait toujours comme exemple les aqueducs de Rome, considérés comme les plus parfaits et les plus complets des aqueducs antiques, et qui ne comportent pas de siphons. Or, à la vérité, l’hydraulique ancienne présente des spécimens de siphons ailleurs qu’aux aqueducs de Lyon. Mais nulle part ils n’ont fonctionné sous d’aussi fortes pressions, comparables aux plus hautes que subissent les conduites modernes ; nulle part ils n’ont été aussi répétés, ni installés avec une pareille maîtrise. L’occasion s’offrait donc d’établir une comparaison intéressante avec les installations modernes du même genre, d’étudier la résistance dont les tuyaux employés, en plomb, étaient capables d’après leurs dimensions ; enfin d’évaluer la quantité de métal nécessaire, ce qui ouvrait un aperçu curieux sur la production minière et l’activité métallurgique de cette époque. La question des siphons et de tout ce qui s’y rattache occupe donc, dans le présent ouvrage, une place importante.

III

Une monographie, si minutieuse et si complète soit-elle, risque de s’égarer en des considérations d’intérêt très secondaire, et d’autre part de laisser en suspens bien des questions, du moment qu’elle se contente des seuls éléments d’information que lui fournit son objet même. C’est précisément l’imperfection à signaler dans les études précédentes sur les aqueducs de Lyon, quelque recommandables qu’elles puissent être d’ailleurs. La plupart des erreurs qui s’y rencontrent proviennent de ce que l’on n’a pas pris la peine d’éclairer les points douteux par la comparaison avec les autres aqueducs antiques, et par l’étude, soit des auteurs anciens qui ont abordé les questions d’hydraulique, soit des écrivains modernes, français ou étrangers, qui, depuis la renaissance jusqu’à nos jours, se sont occupés des aqueducs romains. J’ai donc pris le parti de me renseigner sur quelques-uns de ces autres aqueducs comme si chacun d’eux devait faire l’objet direct de ce travail, lequel est devenu ainsi non plus une simple description des aqueducs lyonnais, mais, à vrai dire, une étude comparée d’archéologie sur les adductions d’eau.

C’étaient les aqueducs de Rome qu’il importait d’abord de connaître, et pour cela le premier guide à prendre était le commentaire de Frontin (Sextus Julius Frontinus), curateur des Eaux sous Nerva et Trajan. On intitule ce commentaire « De aquæductibus, ou De aquis Urbis Romæ[12]. C’est un trésor d’informations précises sur le parcours des neuf aqueducs qui, à l’époque des premiers Antonins, alimentaient la capitale, sur leurs dates de construction, leur destination, leur entretien, leur protection, le jaugeage et la distribution de leurs eaux. Certes, Frontin n’a pas eu l’intention de composer un manuel à l’usage des hydrauliciens de son temps. Son livre, très court, est un simple rapport officiel adressé au souverain. Il y envisage le tracé et la construction en administrateur plutôt qu’en ingénieur. Son but est de se montrer au prince comme un haut fonctionnaire que la dignité de son grade n’empêche pas d’être au courant des moindres détails de son service, et résolu à faire respecter, du haut en bas de l’échelle de ses subordonnés, les règlements remis en vigueur. On chercherait en vain chez lui l’exposé d’une théorie générale d’hydraulique, ou quoi que ce soit qui ressemble au rapport d’un directeur de travaux publics sur l’exécution d’une entreprise. Mais il a bien fait ce qu’il voulait faire et ce qu’il annonce ; rien de plus, rien de moins : pas un détail qui ne soit significatif. On voudrait pouvoir en dire autant de Vitruve qui, ayant sans aucun doute exploré les aqueducs de Rome, aurait pu, dans le livre qu’il consacre en entier aux eaux, décrire explicitement leurs particularités techniques, ou, s’il tenait à demeurer dans les généralités, fournir des renseignements à la fois plus précis et plus universels. Or on est, en le lisant, presque à chaque instant forcé d’interpréter ou d’achever sa pensée, d’élargir ou de restreindre la portée des règles qu’il donne, pour qu’elles soient réellement applicables. Quelles que fussent les vastes connaissances de cet architecte-écrivain, il est certain qu’il a plus annoncé qu’il n’a tenu.

Et cependant, pour qui veut juger des moyens que les ingénieurs de ce temps avaient à leur disposition, se passer de lire et de commenter Vitruve serait une pure folie. C’est non seulement pour l’hydraulique mais pour tout ce qui touche à la construction et à la mécanique des chantiers, qu’il faut avoir à la main son traité, si l’on veut bien comprendre sur le terrain les opérations d’une grande entreprise publique telle que l’un de ces longs aqueducs. Aussi souvent que celui de Frontin, le texte de Vitruve interviendra donc dans ces pages. Il éclairera certains faits indécis, et d’autres faits, à leur tour, projetteront quelque lumière sur maints passages de ce texte obscurs ou troubles.

Pline l’Ancien, quoique beaucoup moins digne de confiance, sera cité quelquefois aussi, de préférence quand son témoignage viendra confirmer un fait constaté, par un autre auteur ou suggéré par les monuments eux-mêmes. Les auteurs des traités d’agriculture, Caton l’Ancien, Varron, Columelle, Palladius, ne sont point à négliger non plus et peuvent, à l’occasion, donner la clef de plus d’un problème. Il va sans dire que les inscriptions fourniront la plus sûre de toutes les ressources à cause de leur véracité inattaquable. Nous en rencontrerons de très significatives ; mais celles-là sont, sur la matière qui nous occupe, malheureusement en petit nombre.

Pour en revenir à l’étude spéciale des aqueducs de Rome, ajoutons qu’elle est singulièrement facilitée par le magistral traité de M. Lanciani[13], l’éminent archéologue italien. Aussi trouvera-t-on ce livre mentionné ici toutes les fois qu’il s’agira d’un fait important et caractéristique intéressant l’ensemble des aqueducs romains : c’est dire qu’il sera très fréquemment cité. Il faut faire grand cas aussi de l’introduction que l’ingénieur Belgrand a mise en tête de son grand ouvrage sur les travaux souterrains de Paris[14] : cette introduction forme à elle seule un assez volumineux fascicule qui contient, après quelques généralités sur les aqueducs antiques, une étude spéciale sur ceux de Rome et quelques pages sur celui de Sens. Cet ouvrage a précédé de quelques années le livre de M. Lanciani. L’un et l’autre renvoient fréquemment aux écrivains ou graveurs des derniers siècles qui se sont occupés des antiquités de Rome, les Fabretti, les Piranesi, les Canina, les Nibby, les Cassio, les Rossi, auxquels j’ai eu recours aussi quelquefois directement.

Sur les autres aqueducs de l’empire romain existent çà et là un certain nombre de monographies plus ou moins tendues, plus ou moins complètes, par exemple sur ceux de Metz, de Fréjus, de Nîmes. Les descriptions de Texier, Trémeaux, Dureau de la Malle, sur l’Asie Mineure et l’Afrique du nord m’ont apporté aussi quelques renseignements utiles. Plus substantiels sont les documents contenus dans l’ouvrage de M. Gsell[15] sur les monuments antiques de l’Algérie, et dans les publications périodiques du Service des Antiquités et des Arts de Tunisie[16] ; je n’oublie pas une excellente brochure de M. le docteur Carton sur les travaux hydrauliques des Romains dans la province d’Afrique[17].

Monsieur le Ministre de l’Instruction Publique a bien voulu me confier, à la fin de l’année 1906, une mission à l’effet d’étudier, en Italie et en Tunisie, les aqueducs antiques, particulièrement dans leurs analogies et leurs différences avec ceux qui font l’objet de cette étude.[18]. J’ai eu donc l’avantage d’examiner, à Rome et aux environs, puis à Carthage, Zaghouan, Dougga, Oudna, Tebourba, Bulla Regia, une abondante variété d’ouvrage hydrauliques anciens, prises d’eau par dérivations ou par captage de sources, conduites souterraines ou hors de terre, réservoirs, systèmes de distribution, etc. À la bibliothèque de l’École française de Rome, la lecture des savantes revues italiennes, Notizie degli scavi, Bulletino municipale, a complété enfin la série des notions nécessaire à l’intelligence du sujet abordé.

Que dis-je ? Il fallait quelque chose de plus : des vues générales sur la conduite des travaux publics, sur l’industrie, sur l’art de bâtir chez les anciens. C’est en cela que le remarquable ouvrage universellement connu, de M. Choisy[19] m’a été précieux. Si les explications fournies dans l’étude qui suit sur les maçonneries des aqueducs de Lyon ont un degré d’exactitude de plus que les traités précédents, c’est aux exposés aussi clairs que savants de M. Choisy qu’elles le devront. Le difficile n’est pas de vérifier, mais de découvrir ; et je n’ai fait que vérifier où il fallait ses observations d’une rigoureuse justesse.

Vient ensuite le traité non moins connu de Blümner[20], où sont décrit les principaux procédés industriels des anciens. Cet ouvrage, riche d’une documentation directement puisée aux sources, ne saurait être négligé de quiconque s’attaque à un sujet où est mis en cause l’art de l’ingénieur dans l’antiquité. Beaucoup moins précis en fait de références est le volume sur la technique de l’ingénieur dans l’antiquité, de M. Curt Merkel[21] ; mais il contient de nombreux détails et de riches gravures. L’ouvrage volumineux de M.A. Léger, publié il y a une vingtaine d’années, sur les travaux publics romains[22], est, lui, totalement dénué de références, ce qui lui enlève beaucoup de valeur. Il ne faut le consulter qu’avec circonspection, car les erreurs et les assertions sans fondement y abondent ; mais il s’y rencontre aussi des renseignements précieux que l’on devine puisés à de bonnes sources, et qu’on ne trouve que là.

Enfin, je n’aurais garde d’oublier la thèse récente de M. Ardaillon sur les mines du Laurion dans l’antiquité[23]. On y prend une idée très vivante de ce qu’était une grande exploitation et la conduite d’un immense personnel ouvrier chez les peuples anciens.

Cette question du personnel, aussi bien dirigeant qu’exécutant, ne pouvait être ici négligée. Analyser les éléments d’un projet d’aqueduc, décrire les recherches de l’ingénieur, la répartition du travail sur les chantiers, sans chercher à définir quelle était la personnalité de cet ingénieur, de ses aides, de l’entrepreneur dont il dépendait, ou qu’il dirigeait, ou qui se confondait avec lui-même, sans rien se demander sur le recrutement des ouvriers, hommes libres, esclaves ou soldats, serait une négligence presque aussi grave, semble-t-il, que de dépeindre une bataille sans rien dire de la composition des armées. Dans une étude complémentaire de celle-ci[24] j’ai essayé de définir ce qu’étaient, aux premiers siècles de l’empire romain, la science accessible à l’ingénieur destiné à diriger les travaux publics, et la formation technique qui l’en rendait pratiquement capable. Nous avons ici à considérer ce technicien à l’œuvre, depuis les opérations préliminaires de reconnaissance et de nivellement jusqu’à la mise en service des ouvrages construits. Nous chercherons à distinguer les catégories et les grades ; et pour ce qui concerne les simples ouvriers, à estimer, pour une ville de l’importance de Lyon à cette époque, la part prise à ces œuvres d’utilité publique par l’armée, puis par les corps de métiers et les esclaves.

De tels problèmes ne sauraient être — je ne dis pas résolus, car la certitude complète en ces matières est pour ainsi dire impossible à obtenir — mais proposés seulement et discutés, si l’on ne s’est demandé tout d’abord à quels moments les besoins nouveaux de la ville ont déterminé des constructions successives aussi considérables, quelles ressources, quelle organisation administrative, industrielle et commerciale, ont permis de mener à bien chacune d’elles, et comment. Il a donc paru indispensable de placer en tête de ce travail un aperçu historique rappelant les origines de Lyon, faisant ressortir les conditions de son développement, et fixant les périodes probables où des élans d’activité ont enfanté de grands travaux : cela dans l’espace d’un siècle et demi environ, c’est-à-dire de la fondation au règne d’Hadrien, époque extrême où le dernier des quatre aqueducs ait pu être construit.

Pour cet exposé, indépendamment des auteurs anciens (Strabon, Appien, Dion Cassius, César, Velleius Paterculus, Tacite, Suétone), j’ai eu recours à la très complète bibliographie lyonnaise de M. Charléty, et j’ai consulté surtout la notice de M. Hirschfeld sur l’histoire de Lugdunum, au XIIIe volume du Corpus inscriptionum latinarum, les remarquables ouvrages de MM. A. de Boissieu[25], Allmer et Dissard[26], Emile Jullien[27], l’Histoire de Lyon, déjà citée, d’André Steyert, et plusieurs articles des mieux documentés, publiés par M. P. Fabia dans la savante Revue d’histoire de Lyon qui paraît depuis quelques années.

Voici donc, en quelques mots, le plan général de ce travail. Après le chapitre historique préliminaire, viendra l’exposé des conditions topographiques et hydrographiques de la région lyonnaise, un peu différentes, il y a dix-neuf siècles, de ce qu’elles sont à notre époque ; puis nous suivrons en détail le tracé des quatre aqueducs. Alors commencera l’étude des divers éléments de ces ouvrages, comparés avec les éléments correspondants des autres aqueducs de l’empire romain, surtout de ceux de Rome, d’après Frontin et Vitruve. Les aperçus particuliers s’éclaireront par les vues d’ensemble, et réciproquement. Successivement seront étudiées les prises d’eau, les pentes, les traversées par siphons ; puis les méthodes de construction des ouvrages souterrains et apparents ; le débit et la distribution ; le personnel administratif, technique, ouvrier ; enfin, tout ce qui a rapport au coût, à l’entretien et à la surveillance des aqueducs.

Ce livre relève, comme on voit, du genre plus que sévère, et la lecture en exigera quelque effort de résignation. On se heurtera souvent à des calculs, à des nomenclatures arides, à des discussions techniques dénuées de tout agrément. Mais est-ce bien à l’agrément qu’il convenait ici de sacrifier ? J’ai visé avant tout à l’utile et au vrai. Que ce soit là du moins mon excuse.

  1. Antiquités et curiosités de la ville de Lyon. (1675)
  2. Histoire civile ou consulaire de la ville de Lyon. (Lyon, 1696.)
  3. Antiquités de la ville de Lyon, ou explication de ses plus anciens monuments’. (Lyon, chez François Rigollet. Au Mercure galant, 1738).
  4. Recherches sur les aqueducs de Lyon, construits par les Romains. (Lyon, chez Aimé Delaroche, 1760. — In-18, 63 pages.)
  5. Nouvelle histoire de Lyon et des provinces du Lyonnais, Forez, Beaujolais, Franc-Lyonnais et Dombes, 3 vol. (Lyon, Bernoux et Cumin, 1895.)
    Tome 1er . — Antiquité.
    Tome ii. — Moyen âge.
    Tome iii. — Epoque moderne.
  6. Reproduite ici, Pl. I, à la fin du volume.
  7. Commentaire de S.—J. Frontin sur les aqueducs de Rome, traduit avec le texte en regard ; précédé d’une notice sur Frontin, de notions préliminaires sur les poids, les mesures, les monnaies, et la manière de compter des Romains. (Paris, Carilian-Gœury, 1820.) Cet ouvrage, devenu presque introuvable, figure au catalogue de la Bibliothèque nationale, sous le no V. 8893.
  8. Lettres sur l’histoire ancienne de Lyon. (Besançon, 1818.)
  9. Mémoire sur trois anciens aqueducs qui amenaient autrefois à Lyon les eaux du Mont d’Or, de La Brévenne et du Gier. (Lyon, imprimerie Boitel, 1840. — In-8o , 72 pages.)
  10. Reconnaissance de l’aqueduc romain qui amenait à Lyon les eaux de la vallée du Giers (sic), par M. Paul de Gasparin, ancien ingénieur des ponts et chaussées. (Petite brochure in-8o, 37 pages.)
  11. Une vue d’ensemble résultant de ces diverses études sur l’aqueduc du Gier a été présentée de façon précise et claire, il y a quelques années, par M. S. Mulsant, avocat à Saint-Etienne. (L’Aqueduc du Gier et le Service des Eaux à Lyon. — Saint-Étienne, 1894.) L’auteur y a joint quelques considérations intéressantes sur la législation des Eaux chez les Romains.
  12. V. notre Index bibliographique, à la suite de cette Introduction.
  13. Topografia di Roma antica. Le acque e gli acquedotti (Rome, 1880.)
  14. Les travaux souterrains de Paris ; première partie : les eaux ; Introduction : Les aqueducs romains, par M. Belgrand. (Paris, Dunod, 1875.)
  15. Monuments antiques de l’Algérie, ch, x, liv. II (Paris, Fontemoing, 1901, 2 vol.)
  16. Enquête sur les installations hydrauliques romaines en Tunisie, sous la direction de Paul Gauchter (1897 à 1904), 8 fascicules.
  17. Étude sur les travaux hydrauliques des Romains en Tunisie. (Tunis, 1897.)
  18. Les résultats de cette mission ont été consignés dans un rapport publié dans Nouvelles archives des missions scientifiques t. XV, fasc. 2. (1907).
  19. L’art de bâtir chez les Romains, par Auguste Choisy. (Paris, Ducher, 1973.)
  20. Technologie und Terminologie der Gewerbe und Künste bei Griechen und Romern. (Leipzig, Teubner, 1874-1887.) Ce remarquable ouvrage m’ayant servi plutôt de contrôle efficace à de nombreuses assertions venues d’autre part que de source immédiate de documents, on ne s’étonnera pas de ce que, malgré le profit que j’en ai retiré, il ne s’en trouve pas de citation directe au cours de ce volume.
  21. Die Ingenieurtechnik im Alterthum. (Berlin, 1899.)
  22. Les Travaux publics, les Mines et la Métallurgie aux temps des Romains ; la tradition romaine jusqu’à nos jours, par Alfred Léger, ingénieur. (Paris, Baudry, 1875.)
  23. Les Mines du Laurion dans l’antiquité, Paris, 1897.)
  24. Essai sur la science et l’art de l’ingénieur aux premiers siècles de l’empire romain.
  25. Inscriptions antiques de Lyon, reproduites d’après les monuments ou recueillies dans les auteurs, par Alph. de Boissieu. (Lyon, 1846 à 1854.)
  26. Inscriptions antiques du musée de Lyon, par A. Allmer et P. Dissard (Lyon, 1888 à 1893), 5 vol. ; Trion, par les mêmes. (Lyon, 1888.)
  27. La fondation de Lyon, histoire de Munatius Plancus. (Paris, Masson, 1892.)