Germinie Lacerteux/L

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Charpentier (p. 209-213).
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L.


Comme Germinie rentrait un matin au petit jour, elle entendit, dans l’ombre de la porte cochère refermée sur elle, une voix lui crier : Qui va là ? Elle se jeta dans l’escalier de service ; mais elle se sentit poursuivie et bientôt saisie à un tournant de palier par la main du portier. Aussitôt qu’il l’eut reconnue : Ah ! dit-il, excusez, c’est vous ; ne vous gênez pas !… En voilà une noceuse !… Ça vous étonne, hein ? de me voir sur pied si matin ?… C’est pour le vol qu’on a fait ces jours-ci dans la chambre de la cuisinière du second… Allons, bonne nuit ! vous avez de la chance par exemple que je ne sois pas bavard.

Quelques jours après, Germinie apprit par Adèle que le mari de la cuisinière volée disait qu’il n’y avait pas à chercher bien loin ; que la voleuse était dans la maison, qu’on savait ce qu’on savait. Adèle ajouta que cela remuait beaucoup dans la rue, et qu’il y avait des gens pour le répéter, pour le croire. Germinie indignée alla tout conter à sa maîtresse. Mademoiselle, indignée plus qu’elle, et personnellement touchée de son injure, écrivit sur l’heure à la maîtresse du domestique qu’elle eût à faire cesser immédiatement les calomnies dirigées contre une fille qu’elle avait chez elle depuis vingt ans, et dont elle répondait comme d’elle-même. Le domestique fut réprimandé. Dans sa colère, il parla encore plus fort. Il cria et répandit pendant plusieurs jours dans toute la maison son projet d’aller chez le commissaire de police, et de faire demander par lui à Germinie avec quel argent elle avait meublé le fils de la crémière, avec quel argent elle lui avait acheté un remplaçant, avec quel argent elle payait les dépenses des hommes qu’elle avait. Toute une semaine, la terrible menace pesa sur la tête de Germinie. Enfin le voleur fut découvert, et la menace tomba. Mais elle avait eu son effet sur la pauvre fille. Elle avait fait tout son mal dans ce cerveau trouble où, sous l’affluence et la soudaine montée du sang, la raison chancelait, se voilait au moindre choc de la vie. Elle avait bouleversé cette tête si prompte à s’égarer dans la peur ou la contrariété, perdant si vite le jugement, le discernement, la netteté de vue et d’appréciation des choses, se grossissant tout à elle-même, se jetant aux alarmes folles, aux prévisions mauvaises, aux perspectives désespérées, touchant à ses terreurs comme à des réalités, et à tout moment perdue dans le pessimisme de cette espèce de délire au bout duquel elle ne trouvait que cette phrase et ce salut : Bah ! je me tuerai !

Toute la semaine, la fièvre de son cerveau la fit passer par toutes les péripéties de ce qu’elle s’imaginait devoir arriver. Le jour, la nuit, elle voyait sa honte exposée, publique ; elle voyait son secret, ses lâchetés, ses fautes, tout ce qu’elle portait caché sur elle et cousu dans son cœur, elle le voyait montré, étalé, découvert, découvert à mademoiselle ! Ses dettes pour Jupillon augmentées de ses dettes de boisson et de mangeailles pour Gautruche, de tout ce qu’elle achetait maintenant à crédit, ses dettes chez le portier, chez les fournisseurs, allaient éclater et la perdre ! Un froid à cette pensée lui passait dans le dos : elle sentait mademoiselle la chasser ! Toute la semaine, elle se figura, à toutes les minutes de sa pensée, être devant le commissaire de police. Huit jours entiers, elle roula cette idée et ce mot : la Justice ! la Justice telle que se la figure l’imagination des basses classes, quelque chose de terrible, d’indéfini, d’inévitable, qui est partout et dans l’ombre de tout, une toute-puissance de malheur qui apparaît vaguement dans le noir de la robe d’un juge, entre le sergent de ville et le bourreau, avec les mains de la police et les bras de la guillotine ! Elle qui avait tous les instincts de ces terreurs de peuple, elle qui répétait souvent qu’elle aimerait mieux mourir que d’aller en justice, elle s’apparaissait assise sur un banc, entre des gendarmes ! dans un tribunal, au milieu de tout ce grand inconnu de la loi dont son ignorance lui faisait une épouvante… Toute la semaine, ses oreilles entendirent dans l’escalier des pas qui venaient l’arrêter !

La secousse était trop forte pour des nerfs aussi malades que les siens. L’ébranlement moral de ces huit jours d’angoisse la jetait et la livrait à une idée qui n’avait fait jusque-là que tourner autour d’elle : l’idée du suicide. Elle se mettait à écouter, la tête dans les deux mains, ce qui lui parlait de délivrance. Elle laissait venir à son oreille ce bruit doux de la mort qu’on entend derrière la vie comme une chute lointaine de grandes eaux qui tombent, en s’éteignant, dans du vide. Les tentations qui parlent au découragement de tout ce qui tue si vite et si facilement, de tout ce qui ôte la souffrance avec la main, la sollicitaient et la poursuivaient. Son regard s’arrêtait et traînait autour d’elle sur toutes les choses qui peuvent guérir de la vie. Elle y habituait ses doigts, ses lèvres. Elle les touchait, les maniait, les approchait d’elle. Elle y cherchait l’essai de son courage et l’avant-goût de sa mort. Pendant des heures, elle restait à la fenêtre de sa cuisine, les yeux fixés au bas des cinq étages sur les pavés de la cour, des pavés qu’elle connaissait, qu’elle eût reconnus ! À mesure que le jour baissait, elle se penchait davantage, se pliait toute sur la barre mal affermie de la fenêtre, espérant toujours que cette barre allait crouler et l’entraîner, priant pour mourir, sans avoir besoin de cet élancement désespéré dans l’espace dont elle ne se sentait pas la force…

— Mais tu vas tomber ! lui dit un jour mademoiselle en la reprenant par la jupe, d’un premier mouvement effrayé. Qu’est-ce que tu regardes donc dans la cour ?

— Moi, rien…, les pavés.

— Voyons, es-tu folle ? Tu m’as fait une peur !…

— Oh ! on ne tombe pas comme ça, dit Germinie avec un accent singulier. Allez ! pour tomber, mademoiselle, il faut une fière envie !