Germinie Lacerteux/XLIX

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Charpentier (p. 204-209).
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XLIX.


Médéric Gautruche était l’ouvrier noceur, gouapeur, rigoleur, l’ouvrier faisant de sa vie un lundi. Rempli de la joie du vin, les lèvres perpétuellement humides d’une dernière goutte, les entrailles crassées de tartre comme une vieille futaille, il était de ceux que la Bourgogne appelle énergiquement des boyaux rouges. Toujours un peu ivre, ivre de la veille quand il ne l’était pas du jour, il voyait l’existence au travers du coup de soleil qu’il avait dans la tête. Il souriait à son sort, il s’y laissait aller avec l’abandon de l’ivrogne, souriant sur le pas du marchand de vin vaguement aux choses, à la vie, au chemin qui s’allonge dans la nuit. L’ennui, les soucis, la dèche n’avaient pas prise sur lui ; et quand par hasard il lui venait une idée noire ou sérieuse, il détournait la tête, faisait un certain psitt ! qui était sa manière de dire zut ! et levant le bras droit au ciel en caricaturant le geste d’un danseur espagnol, il envoyait par dessus l’épaule sa mélancolie à tous les diables. Il avait la superbe philosophie d’après boire, la sérénité gaillarde de la bouteille. Il ne connaissait ni envie ni désir. Ses rêves lui étaient servis sur le comptoir. Pour trois sous, il était sûr d’avoir un petit verre de bonheur, pour douze un litre d’idéal. Content de tout, il aimait tout, trouvait à rire et à s’amuser de tout. Rien ne lui semblait triste dans le monde — qu’un verre d’eau.

À cet épanouissement de pochard, à la gaieté de sa santé, de son tempérament, Gautruche joignait la gaieté de son état, la bonne humeur et l’entrain de ce métier libre et sans fatigue, en plein air, à mi-ciel, qui se distrait en chantant et perche sur une échelle au-dessus des passants la blague d’un ouvrier. Peintre en bâtiments, il faisait la lettre. Il était le seul, l’unique homme à Paris qui attaquât l’enseigne sans mesure à la ficelle, sans esquisse au blanc, le seul qui du premier coup mît à sa place chacune des lettres dans le cadre d’une affiche, et, sans perdre une minute à les ranger, filât la majuscule à main levée. Il avait encore la renommée pour les lettres monstres, les lettres de caprice, les lettres ombrées, repiquées en ton de bronze ou d’or, en imitation de creux dans la pierre. Aussi faisait-il des journées de quinze à vingt francs. Mais comme il buvait tout, il n’en était pas plus riche, et il avait toujours des ardoises arriérées chez les marchands de vin.

C’était un homme élevé par la rue. La rue avait été sa mère, sa nourrice et son école. La rue lui avait donné son assurance, sa langue et son esprit. Tout ce qu’une intelligence de peuple ramasse sur le pavé de Paris, il l’avait ramassé. Ce qui tombe du haut d’une grande ville en bas, les filtrations, les dégagements, les miettes d’idées et de connaissances, ce que roule l’air subtil et le ruisseau chargé d’une capitale, le frottement à l’imprimé, des bouts de feuilletons avalés entre deux chopes, des morceaux de drames entendus au boulevard, avait mis en lui cette intelligence de raccroc qui, sans éducation, s’apprend tout. Il possédait une platine inépuisable, imperturbable. Sa parole abondait et jaillissait en mots trouvés, en images cocasses, en ces métaphores qui sortent du génie comique des foules. Il avait le pittoresque naturel de la farce en plein vent. Il était tout débondant d’histoires réjouissantes et de bouffonneries, riche du plus riche répertoire de scies de la peinture en bâtiments. Membre de ces bas caveaux qu’on appelle des lices, il connaissait tous les airs, toutes les chansons, et il chantait sans se lasser. Il était drolatique enfin des pieds à la tête. Et rien qu’à le voir, on riait de lui comme d’un acteur qui fait rire.

Un homme de cette gaieté, de cet entrain, « allait » à Germinie.

Germinie n’était pas la bête de service qui n’a rien que son ouvrage dans la tête. Elle n’était pas la domestique « qui reste de là » avec la figure alarmée et le dandinement balourd de l’inintelligence devant des paroles de maîtres qui lui passent devant le nez. Elle aussi s’était dégrossie, s’était formée, s’était ouverte à l’éducation de Paris. Mlle  de Varandeuil, inoccupée, curieuse à la façon d’une vieille fille des histoires du quartier, lui avait longtemps fait raconter ce qu’elle glanait de nouvelles, ce qu’elle savait des locataires, toute la chronique de la maison et de la rue ; et cette habitude de conter, de causer comme une sorte de demoiselle de compagnie avec sa maîtresse, de peindre les gens, d’esquisser les silhouettes, avait développé à la longue en elle une facilité d’expressions vives, de traits heureux et échappés, un piquant et parfois un mordant d’observation singuliers dans une bouche de servante. Elle était arrivée à surprendre souvent Mlle  de Varandeuil par sa vivacité de compréhension, sa promptitude à saisir des choses à demi dites, son bonheur et sa facilité à trouver des mots de belle parleuse. Elle savait plaisanter. Elle comprenait un jeu de mots. Elle s’exprimait sans cuir, et quand il y avait une discussion d’orthographe chez la crémière, elle décidait avec une autorité égale à celle de l’employé aux décès de la Mairie qui venait y déjeuner. Elle avait aussi ce fond de lectures brouillées qu’ont les femmes de sa classe quand elles lisent. Chez les deux ou trois femmes entretenues qu’elle avait servies, elle avait passé ses nuits à dévorer des romans ; depuis elle avait continué à lire les feuilletons coupés au bas des journaux par toutes ses connaissances ; et elle en avait retenu comme une vague idée de beaucoup de choses, et de quelques rois de France. Il lui en était resté ce qu’il faut pour avoir envie d’en parler avec d’autres. Par une femme de la maison qui faisait dans la rue le ménage d’un auteur, et qui avait des billets, elle avait été souvent au spectacle ; elle en revenait en se rappelant toute la pièce, et les noms des acteurs qu’elle avait vus sur le programme. Elle aimait à acheter des chansons, des romances à un sou, et à les lire.

L’air, le souffle vif du quartier Breda plein de la verve de l’artiste et de l’atelier, de l’art et du vice, avait aiguisé, dans Germinie, ces goûts d’esprit, et lui avait créé des besoins, des exigences. Bien avant ses désordres, elle s’était détachée des sociétés honnêtes, des personnes « bien » de son état et de sa caste, des braves gens imbéciles et niais. Elle s’était écartée des milieux de probité rangée et terre à terre, des causeries endormantes autour des thés que donnaient les vieux domestiques des vieilles gens que connaissait mademoiselle. Elle avait fui l’ennui des bonnes hébétées par la conscience de leur service et la fascination de la caisse d’épargne. Elle en était venue à exiger des gens pour en faire sa société une certaine intelligence répondant à la sienne et capable de la comprendre. Et maintenant, quand elle sortait de son abrutissement, quand, dans la distraction et le plaisir, elle se retrouvait et renaissait, il fallait qu’elle pût s’amuser avec des égaux à sa portée. Elle voulait, autour d’elle, des hommes qui la fissent rire, des gaietés violentes, de l’esprit spiritueux qui la grisât avec le vin qu’on lui versait. Et c’est ainsi qu’elle roulait vers cette bohème canaille du peuple, bruyante, étourdissante, enivrante comme toutes les bohèmes : c’est ainsi qu’elle tombait à un Gautruche.