Germinie Lacerteux/LXIX

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Charpentier (p. 269-273).
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LXIX.


À la suite de cette scène, Mlle de Varandeuil resta huit jours dans son lit, malade et furieuse, pleine d’une indignation qui lui secouait tout le cœur, lui débordait par la bouche, lui arrachait par instants quelque grosse injure qu’elle crachait dans un cri à la sale mémoire de sa bonne. Nuit et jour, elle se retournait dans la même pensée de malédiction, et ses rêves mêmes agitaient dans son lit la colère de ses membres grêles.

Était-ce possible ! Germinie ! sa Germinie ! Elle n’en revenait pas. Des dettes !… un enfant !… toutes sortes de hontes ! La scélérate ! Elle l’abhorrait, elle la détestait. Si elle avait vécu, elle aurait été la dénoncer au commissaire de police. Elle eût voulu croire à l’enfer pour la recommander aux supplices qui châtient les morts. Sa bonne, c’était ça ! Une fille qui la servait depuis vingt ans ! qu’elle avait comblée ! L’ivrognerie ! elle était descendue jusque-là ! L’horreur qu’on a après un mauvais rêve venait à mademoiselle, et tous les dégoûts montant de son âme disaient : Fi ! à cette morte dont la tombe avait vomi la vie et rejeté l’ordure.

Comme elle l’avait trompée ! Comme elle faisait semblant de l’aimer, la misérable ! Et pour se la montrer à elle-même plus ingrate et plus coquine, Mlle de Varandeuil se rappelait ses tendresses, ses soins, ses jalousies qui avaient l’air de l’adorer. Elle la revoyait se penchant sur elle lorsqu’elle était malade. Elle repensait à ses caresses… Tout cela mentait ! Son dévouement mentait ! Le bonheur de ses baisers, l’amour de ses lèvres mentaient ! Mademoiselle se disait cela, se le répétait, se le persuadait ; et pourtant, peu à peu, lentement, de ces souvenirs remués, de ces évocations dont elle cherchait l’amertume, de la lointaine douceur des jours passés, il se levait en elle un premier attendrissement de miséricorde.

Elle chassait ces pensées qui laissaient tomber sa colère ; mais la rêverie les lui rapportait. Il lui revenait alors des choses auxquelles elle n’avait pas fait attention du vivant de Germinie, de ces riens auxquels le tombeau fait penser et que la mort éclaire. Elle avait un vague ressouvenir de certaines étrangetés de cette fille, d’effusions fiévreuses, d’étreintes troublées, d’agenouillements qu’on eût dit prêts à une confession, de mouvements de lèvres au bord desquelles semblait trembler un secret. Elle retrouvait, avec ces yeux qu’on a pour ceux qui ne sont plus, les regards si tristes de Germinie, des gestes, des poses qu’elle avait, ses visages de désespoir. Et elle devinait là-dessous maintenant des blessures, des plaies, des déchirements, le tourment de ses angoisses et de ses repentirs, les larmes de sang de ses remords, toutes sortes de souffrances étouffées dans toute sa vie et dans toute sa personne, une Passion de honte qui n’osait demander pardon qu’avec son silence !

Puis elle se grondait pour avoir pensé cela et se traitait de vieille bête. Ses instincts rigides et droits, la sévérité de conscience et la dureté de jugement d’une vie sans faute, ce qui chez une honnête femme fait condamner une fille, ce qui chez une sainte comme Mlle de Varandeuil devait être sans pitié pour sa domestique, tout en elle se révoltait contre un pardon. Au dedans d’elle une justice criait, étouffant sa bonté : Jamais ! jamais ! Et elle chassait, d’un geste implacable, le spectre infâme de Germinie.

Même par instants, pour faire plus irrévocable la damnation et l’exécration de cette mémoire, elle la chargeait, elle l’accablait, elle la calomniait. Elle ajoutait à l’affreuse succession de la morte. Elle reprochait à Germinie plus encore qu’elle n’avait à lui reprocher. Elle prêtait des crimes à la nuit de ses pensées, des désirs assassins à l’impatience de ses rêves. Elle voulait penser, elle pensait qu’elle avait souhaité sa mort, qu’elle l’avait attendue.

Mais, à ce moment-là même, dans le plus noir de ses pensées et de ses suppositions, une vision se levait et s’éclairait devant elle. Une image s’approchait, qui semblait s’avancer vers son regard, une image dont elle ne pouvait se défendre et qui traversait les mains dont elle voulait la repousser : Mlle de Varandeuil revoyait sa bonne morte. Elle revoyait ce visage qu’elle avait entrevu à l’amphithéâtre, ce visage crucifié, cette tête suppliciée où étaient montés à la fois le sang et l’agonie d’un cœur. Elle la revoyait avec cette âme que la seconde vue du souvenir dégage des choses. Et cette tête, à mesure qu’elle lui revenait, lui revenait avec moins d’épouvante. Elle lui apparaissait comme se dépouillant de terreur et d’horreur. La souffrance seule y restait, mais une souffrance d’expiation, presque de prière, la souffrance d’un visage de morte qui voudrait pleurer… Et l’expression de cette tête s’adoucissant toujours, mademoiselle finissait par y voir une supplication qui l’implorait, une supplication qui, à la longue, enveloppait sa pitié. Insensiblement, il se glissait dans ses réflexions, des indulgences, des idées d’excuse dont elle s’étonnait elle-même. Elle se demandait si la pauvre fille était aussi coupable que d’autres, si elle avait choisi le mal, si la vie, les circonstances, le malheur de son corps et de sa destinée, n’avaient pas fait d’elle la créature qu’elle avait été, un être d’amour et de douleur… Et tout à coup elle s’arrêtait : elle allait pardonner !

Un matin, elle sauta à bas de son lit.

— Eh ! vous… l’autre ! cria-t-elle à sa femme de ménage, le diable soit de votre nom ! Je l’oublie toujours… Vite, mes affaires… j’ai à sortir…

— Ah ! par exemple, mademoiselle… les toits, regardez donc… ils sont tout blancs.

— Eh bien, il neige, voilà tout.

Dix minutes après, Mlle de Varandeuil disait au cocher de fiacre qu’elle avait envoyé chercher :

— Cimetière Montmartre !