Germinie Lacerteux/XLIII

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Charpentier (p. 183-185).
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XLIII.


Mais le passé et ses dettes étaient toujours là, et lui répétaient à toute heure : — Si mademoiselle savait !

Elle vivait dans des transes de criminelle, dans un tremblement de tous les instants. On ne sonnait pas à la porte sans qu’elle se dît : C’est ça ! Les lettres d’une écriture inconnue la remplissaient d’anxiété. Elle en tourmentait la cire avec ses doigts, elle les renfonçait dans sa poche, elle hésitait à les donner, et le moment où mademoiselle ouvrait le terrible papier, le parcourait de l’œil froid des vieilles gens, avait pour elle l’émotion d’un arrêt de mort qu’on attend. Elle sentait son secret et son mensonge dans la main de tout le monde. La maison l’avait vue et pouvait parler. Le quartier la connaissait. Autour d’elle, il n’y avait plus que sa maîtresse dont elle pût voler l’estime !

En montant, en descendant, elle trouvait le regard du portier, un regard qui souriait, un regard qui lui disait : Je sais. Elle n’osait plus l’appeler : Mon Pipelet. Quand elle rentrait, il regardait dans son panier : — Moi qui aime tant ça ! disait la portière quand il y avait quelque bon morceau. Le soir elle leur descendait les restes. Elle ne mangeait plus. Elle finit par les nourrir.

Toute la rue lui faisait peur comme l’escalier et la loge. Il y avait dans chaque boutique un visage qui lui renvoyait sa honte et spéculait sur sa faute. À chaque pas, il lui fallait acheter le silence à prix de bassesse et de soumission. Les fournisseurs qu’elle n’avait pu rembourser, la tenaient. Si elle trouvait quelque chose trop cher, une goguenardise lui rappelait qu’ils étaient ses maîtres, et qu’il fallait payer si elle ne voulait pas être dénoncée. Une plaisanterie, une allusion la faisait pâlir. Elle était liée là, obligée de s’y fournir, de s’y laisser fouiller aux poches comme par des complices. La remplaçante de Mme  Jupillon, partie pour aller tenir une épicerie à Bar-sur-Aube, la nouvelle crémière lui passait son mauvais lait, et quand elle lui disait que mademoiselle s’en plaignait, qu’elle avait des reproches tous les matins : — Votre mademoiselle, répondait la crémière, avec ça qu’elle vous gêne ! Chez la fruitière, quand elle sentait un poisson et qu’elle lui disait : Il a été sur la glace celui-là… — Bon ! faisait la fruitière, dites tout de suite que je l’y mets des influences de la lune dans les ouïes pour le faire paraître frais !… On est donc dans ses jours difficiles, aujourd’hui, ma biche ? Mademoiselle voulait pour un dîner qu’elle allât à la Halle ; elle en parla devant la fruitière : — Ah ! bien oui, à la Halle ! Je voudrais vous voir aller à la Halle ! Et elle lui lança un coup d’œil où Germinie vit son compte monté chez sa maîtresse. L’épicier lui vendait son café qui sentait le tabac à priser, ses pruneaux avariés, son riz éventé, ses vieux biscuits. Quand elle s’enhardissait à lui faire une observation :

— Ah ! bah ! disait-il, une vieille pratique comme vous, vous ne voudriez pas me faire des traits… Puisque je vous dis que je vous donne bon… Et il lui pesait cyniquement à faux poids ce qu’elle demandait et ce qu’il lui faisait demander.