Germinie Lacerteux/XV

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XV.


L’amour n’avait été pour le jeune Jupillon que la satisfaction d’une certaine curiosité du mal, cherchant dans la connaissance et la possession d’une femme le droit et le plaisir de la mépriser. Cet homme, sortant de l’enfance, avait apporté à sa première liaison, pour toute ardeur et toute flamme, les froids instincts de polissonnerie qu’éveillent chez les enfants les mauvais livres, les confidences de camarades, les conversations de pension, le premier souffle d’impureté qui déflore le désir. Ce que le jeune homme met autour de la femme qui lui cède, ce dont il la voile, les caresses, les mots aimants, les imaginations de tendresse, rien de cela n’existait pour Jupillon. La femme n’était pour lui qu’une image obscène ; et une passion de femme lui paraissait uniquement je ne sais quoi de défendu, d’illicite, de grossier, de cynique et de drôle, une chose excellente pour la désillusion et l’ironie.

L’ironie, — l’ironie basse, lâche et mauvaise du bas peuple, — c’était tout ce garçon. Il incarnait le type de ces Parisiens qui portent sur la figure le scepticisme gouailleur de la grande ville de blague où ils sont nés. Le sourire, cet esprit et cette malice de la physionomie parisienne, était toujours chez lui moqueur, impertinent. Jupillon avait la gaieté de la bouche méchante, presque de la cruauté aux deux coins des lèvres retroussées et tressaillantes de mouvements nerveux. Sur son visage pâle des pâleurs que renvoie au teint l’eau-forte mordant le cuivre, dans ses petits traits nets, décidés, effrontés, se mêlaient la crânerie, l’énergie, l’insouciance, l’intelligence, l’impudence, toutes sortes d’expressions coquines qu’adoucissait chez lui, à de certaines heures, un air de câlinerie féline. Son état de coupeur de gants, — il s’était arrêté à la ganterie après deux ou trois essais malheureux d’apprentissages divers, — l’habitude de travailler à la vitrine, d’être un spectacle pour les passants, avaient donné à toute sa personne un aplomb et des élégances de poseur. À l’atelier sur la rue, avec sa chemise blanche, sa petite cravate noire à la Colin, son pantalon serré sur les reins, il avait pris les dandinements, les prétentions de tenue, les grâces « canaille » de l’ouvrier regardé. Et de douteuses élégances, la raie au milieu de la tête, les cheveux sur les tempes, des cols de chemise rabattus lui découvrant tout le cou, la recherche des apparences et des coquetteries féminines, lui donnaient une tournure incertaine, que disaient plus ambiguë sa figure imberbe et seulement tachée de deux petits pinceaux de moustache, ses traits sans sexe où la passion et la colère mettaient tout le mauvais d’une mauvaise petite tête de femme. Mais pour Germinie tous ces airs et ce genre de Jupillon étaient de la distinction.

Ainsi fait, n’ayant rien en lui pour aimer, incapable de se laisser attacher même par ses sens, Jupillon se trouva tout embarrassé et tout ennuyé devant cette adoration qui s’enivrait d’elle-même et dont la fureur allait toujours croissant. Germinie l’assommait. Il la trouvait ridicule dans l’humiliation, comique dans le dévouement. Il en était las, dégoûté, insupporté. Il avait assez de son amour, assez de sa personne. Et il ne tarda pas à s’en écarter, sans charité, sans pitié. Il se sauva d’elle. Il échappa à ses rendez-vous. Il prétexta des contretemps, des courses à faire, un travail pressé. Le soir, elle l’attendait, il ne venait pas ; elle le croyait occupé : il était à quelque billard borgne, à quelque bal de barrière.