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Germinie Lacerteux/XVI

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XVI.


C’était bal à la Boule-Noire, un jeudi. On dansait.

La salle avait le caractère moderne des lieux de plaisir du peuple. Elle était éclatante d’une richesse fausse et d’un luxe pauvre. On y voyait des peintures et des tables de marchands de vin, des appareils de gaz dorés et des verres à boire un poisson d’eau-de-vie, du velours et des bancs en bois, les misères et la rusticité d’une guinguette dans le décor d’un palais de carton.

Des lambrequins de velours grenat avec un galon d’or, pendus aux fenêtres, se répétaient économiquement en peinture sous les glaces éclairées d’un bras à trois lumières. Aux murs, dans de grands panneaux blancs, des pastorales de Boucher, cerclées d’un cadre peint, alternaient avec les Saisons de Prudhon, étonnées d’être là ; et sur les dessus des fenêtres et des portes, des Amours hydropiques jouaient entre cinq roses décollées d’un pot de pommade de coiffeur de banlieue. Des poteaux carrés, tachés de maigres arabesques, soutenaient le milieu de la salle, au centre de laquelle une petite tribune octogone portait l’orchestre. Une barrière de chêne à hauteur d’appui et qui servait de dossier à une maigre banquette rouge, enfermait la danse. Et contre cette barrière, en dehors, des tables peintes en vert, avec des bancs de bois se serraient sur deux rangs, et entouraient le bar avec un café.

Dans l’enceinte de la danse, sous le feu aigu et les flammes dardées du gaz, étaient toutes sortes de femmes vêtues de lainages sombres, passés, flétris, des femmes en bonnet de tulle noir, des femmes en paletot noir, des femmes en caracos élimés et râpés aux coutures, des femmes engoncées dans la palatine en fourrure des marchandes en plein vent et des boutiquières d’allées. Au milieu de cela pas un col qui encadrât la jeunesse des visages, pas un bout de jupon clair s’envolant du tourbillon de la danse, pas un réveillon de blanc dans ces femmes sombres jusqu’au bout de leurs bottines ternes, et tout habillées des couleurs de la misère. Cette absence de linge mettait dans le bal un deuil de pauvreté ; elle donnait à toutes ces figures quelque chose de triste et de sale, d’éteint, de terreux, comme un vague aspect sinistre où se mêlait le retour de l’Hôpital au retour du Mont-de-piété !

Une vieille en cheveux, la raie sur le côté de la tête, passait, devant les tables, une corbeille remplie de morceaux de gâteau de Savoie et de pommes rouges. De temps en temps la danse, dans son branle et son tournoiement, montrait un bas sale, le type juif d’une vendeuse d’éponges de la rue, des doigts rouges au bout de mitaines noires, une figure bise à moustache, une sous-jupe tachée de la crotte de l’avant-veille, une crinoline d’occasion forcée et toute bossue, de l’indienne de village à fleurs, un morceau de défroque de femme entretenue.

Les hommes avaient le paletot, la petite casquette flasque rabattue par derrière, le cache-nez de laine dénoué et pendant dans le dos. Ils invitaient les femmes en les tirant par les rubans de leurs bonnets, volant derrière elles. Quelques-uns, en chapeaux, en redingotes, en chemises de couleur ; avaient un air de domesticité insolente et d’écurie de grande maison,

Tout sautait et s’agitait. Les danseuses se démenaient, tortillaient, cabriolaient, animées, pataudes et déchaînées sous le coup de fouet d’une joie bestiale. Et dans les avant-deux, l’on entendait des adresses se donner : Impasse du Dépotoir.

Ce fut là que Germinie entra, au moment où finissait le quadrille sur l’air de la Casquette du père Bugeaud, dans lequel les cymbales, les grelots de poste, le tambour, avaient donné à la danse l’étourdissement et la folie de leur bruit. D’un regard elle embrassa la salle, tous les hommes ramenant leurs danseuses à la place marquée par leurs casquettes : on l’avait trompée ; il n’y était pas, elle ne le vit pas. Cependant elle attendit. Elle entra dans l’enceinte du bal, et s’assit, en tâchant de ne pas avoir l’air trop gêné, sur le bord d’une banquette. À leurs bonnets de linge, elle avait jugé que les femmes assises en file à côté d’elle étaient des domestiques comme elle : des camarades l’intimidaient moins que ces petites filles du bal, en cheveux et en filet, les mains dans les poches de leur paletot, l’œil effronté, la bouche chantonnante. Mais bientôt elle éveilla, même sur son banc, une attention malveillante. Son chapeau, — une douzaine de femmes seulement dans le bal portaient chapeau, — son jupon à dents dont le blanc passait sous sa robe, la broche d’or de son châle, firent autour d’elle une curiosité hostile. On lui jeta des regards, des sourires qui lui voulaient du mal. Toutes les femmes avaient l’air de se demander d’où sortait cette nouvelle venue, et de se dire qu’elle venait prendre les amants des autres. Des amies qui se promenaient dans la salle, nouées comme pour une valse, avec leurs mains glissées à la taille, en passant devant elle, lui faisaient baisser les yeux, puis s’éloignaient avec des haussements d’épaule, en tournant la tête.

Elle changeait de place : elle retrouvait les mêmes sourires, la même hostilité, les mêmes chuchotements. Elle alla jusqu’au fond de la salle : tous ces yeux de femmes l’y suivaient ; elle se sentait enveloppée de regards de méchanceté et d’envie, depuis le bas de sa robe jusqu’aux fleurs de son chapeau. Elle était rouge. Par moments elle craignait de pleurer. Elle voulait s’en aller, mais le courage lui manquait pour traverser la salle toute seule.

Elle se mit à regarder machinalement une vieille femme faisant lentement le tour de la salle d’un pas silencieux comme le vol d’un oiseau de nuit qui tourne. Un chapeau noir, couleur de papier brûlé, enfermait ses bandeaux de cheveux grisonnants. De ses épaules d’homme, carrées et remontées, pendait un tartan écossais aux couleurs mortes. Arrivée à la porte, elle jeta un dernier regard dans la salle, et l’embrassa toute de l’œil d’un vautour qui cherche de la viande, et n’en trouve pas.

Tout à coup, on cria : c’était un garde de Paris qui jetait à la porte un petit jeune homme essayant de lui mordre les mains, et se cramponnant aux tables contre lesquelles, en tombant, il faisait le bruit sec d’une chose qui se casse…

Comme Germinie détournait la tête, elle aperçut Jupillon : il était là, dans un rentrant de fenêtre, à une table verte, fumant, entre deux femmes. L’une était une grande blonde, aux cheveux de chanvre rares et frisotés, la figure plate et bête, les yeux ronds. Une chemise de flanelle rouge lui plissait au dos, et elle faisait sauter avec les deux mains les deux poches d’un tablier noir sur sa jupe marron. L’autre, petite, noiraude, toute rouge de s’être débarbouillée au savon, était encapuchonnée, avec une coquetterie de harangère, dans une capeline de tricot blanc à bordure bleue.

Jupillon avait reconnu Germinie. Quand il la vit se lever et venir à lui, les yeux fixes, il se pencha à l’oreille de la femme à la capeline, et se carrant dans sa pose, les deux coudes sur la table, il attendit.

— Tiens ! te v’la, fit-il quand Germinie fut devant lui immobile, droite, muette. En voilà une, de surprise !… Garçon ! un autre saladier !

Et vidant le saladier de vin sucré dans le verre des deux femmes : — Voyons, reprit-il, ne fais pas ta tête… Mets-toi là…

Et comme Germinie ne bougeait pas : — Va donc ! C’est des dames à mes amis… demande-leur ! — Mélie, dit à l’autre femme la femme à la capeline, avec sa voix de mauvaise gale, tu ne vois donc pas ? C’est la mère à monsieur ! Fais y donc place à c’te dame, puisqu’elle veut bien boire avec nous…

Germinie jeta à la femme un regard d’assassin.

— Eh bien ! quoi ? reprit la femme ; ça vous vexe, madame ? Excusez ! fallait prévenir… Quel âge donc qu’elle se croit, hein, Mélie ? Sapristi ! Tu les choisis jeunes, toi, tu ne te gênes pas !…

Jupillon souriait en dessous, se dandinait, ricanait en dedans. Toute sa personne laissait percer la joie lâche qu’ont les méchants à voir souffrir ceux qui souffrent de les aimer.

— J’ai à te parler… à toi… pas ici… en bas, lui dit Germinie.

— Bien de l’agrément ! Arrives-tu, Mélie ? dit la femme à la capeline en rallumant un bout de cigare éteint, oublié par Jupillon sur la table, près d’un rond de citron.

— Qu’est-ce que tu veux ? fit Jupillon remué malgré lui par l’accent de Germinie.

— Viens !

Et elle se mit à marcher devant lui. Sur son passage, on se pressait, on riait. Elle entendait des voix, des phrases, un murmure de huées.