Germinie Lacerteux/XXIV
XXIV.
À la suite de cette crise, Germinie tomba dans un abrutissement de douleur. Pendant des mois, elle resta insensible à tout ; pendant des mois, envahie et remplie tout entière par la pensée du petit être qui n’était plus, elle porta dans ses entrailles la mort de son enfant comme elle avait porté sa vie. Tous les soirs, quand elle remontait dans sa chambre, elle tirait de la malle placée au pied de son lit le béguin et la brassière de sa pauvre chérie. Elle les regardait, elle les touchait ; elle les étendait sur sa couverture ; elle restait des heures à pleurer dessus, à les baiser, à leur parler, à leur dire les mots qui font causer le chagrin d’une mère avec l’ombre d’une petite fille.
Pleurant sa fille, la malheureuse se pleurait elle-même. Une voix lui murmurait que, cet enfant vivant, elle était sauvée ; que cet enfant à aimer, c’était sa Providence ; que tout ce qu’elle redoutait d’elle-même irait sur cette tête et s’y sanctifierait, ses tendresses, ses élancements, ses ardeurs, tous les feux de sa nature. Il lui semblait sentir d’avance son cœur de mère apaiser et purifier son cœur de femme. Dans sa fille, elle voyait je ne sais quoi de céleste qui la rachèterait et la guérirait, comme un petit ange de délivrance, sorti de ses fautes pour la disputer et la reprendre aux influences mauvaises qui la poursuivaient et dont elle se croyait parfois possédée.
Quand elle commença à sortir de ce premier anéantissement de son désespoir, quand, la perception de la vie et la sensation des choses lui revenant, elle regarda autour d’elle avec des yeux qui voyaient, elle fut réveillée de sa douleur par une amertume plus aiguë.
Devenue trop grosse, trop lourde pour le service de sa crèmerie, et trouvant qu’elle avait encore trop à faire malgré tout ce que faisait Germinie, Mme Jupillon avait fait venir pour l’aider une nièce de son pays. C’était la jeunesse de la campagne que cette petite, une femme où il y avait encore de l’enfant, vive et vivace, les yeux noirs et pleins de soleil, les lèvres comme une chair de cerise, pleines, rondes et rouges, l’été de son pays dans le teint, la chaleur de la santé dans le sang. Ardente et naïve, la jeune fille était allée, aux premiers jours, vers son cousin, simplement, naturellement, par cette pente d’un même âge qui fait chercher la jeunesse à la jeunesse. Elle s’était jetée au-devant de lui avec l’impudeur de l’innocence, une effronterie candide, les libertés qu’apprennent les champs, la folie heureuse d’une riche nature, toutes sortes d’audaces, d’ignorances, d’ingénuités hardies et de coquetteries rustiques contre lesquelles la vanité de son cousin n’avait point su se défendre. À côté de cette enfant, Germinie n’eut plus de repos. La jeune fille la blessait à toutes les minutes, par sa présence, son contact, ses caresses, tout ce qui avouait l’amour dans son corps amoureux. L’occupation qu’elle avait de Jupillon, le service qui l’approchait de lui, les émerveillements de provinciale qu’elle lui montrait, les demi-confidences qu’elle laissait venir à ses lèvres, le jeune homme sorti, sa gaîté, ses plaisanteries, sa bonne humeur bien portante, tout exaspérait Germinie, tout soulevait en elle de sourdes colères ; tout blessait ce cœur entier et si jaloux que les animaux mêmes le faisaient souffrir en paraissant aimer quelqu’un qu’il aimait.
Elle n’osait parler à la mère Jupillon, lui dénoncer la petite, de peur de se trahir ; mais toutes les fois qu’elle se trouvait seule avec Jupillon, elle éclatait en récriminations, en plaintes, en querelles. Elle lui rappelait une circonstance, un mot, quelque chose qu’il avait fait, dit, répondu, un rien oublié par lui, et qui saignait toujours en elle. — Es-tu folle ? lui disait Jupillon, une gamine !… — Une gamine, ça ?… laisse donc ! qu’elle a des yeux que tous les hommes la regardent dans la rue !.. L’autre jour je suis sortie avec elle… j’étais honteuse… Je ne sais pas comment elle a fait, nous avons été suivies tout le temps par un monsieur… — Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ? Elle est jolie, voilà ! — Jolie ! jolie ! Et sur ce mot Germinie se jetait, comme coups de griffes, sur la figure de la jeune fille, et la déchirait en paroles enragées.
Souvent elle finissait par dire à Jupillon : — Tiens ! tu l’aimes ! — Eh bien ! après ? répondait Jupillon auquel ne déplaisaient pas ces disputes, la vue et le jeu de cette colère qu’il piquait avec des taquineries, l’amusement de cette femme qu’il voyait, sous ses sarcasmes et son sang-froid, perdre à demi la raison, s’égarer, trébucher dans un commencement de folie, donner de la tête contre les murs.
À la suite de ces scènes, qui se répétaient, revenaient presque chaque jour, une révolution se faisait dans ce caractère mobile, extrême et sans milieu, dans cette âme où les violences se touchaient. Longuement empoisonné, l’amour se décomposait et se tournait en haine. Germinie se mettait à détester son amant, à chercher tout ce qui pouvait le lui faire détester davantage. Et sa pensée revenant à sa fille, à la perte de son enfant, à la cause de sa mort, elle se persuadait que c’était lui qui l’avait tuée. Elle lui voyait des mains d’assassin. Elle le prenait en horreur, elle s’éloignait, se sauvait de lui comme de la malédiction de sa vie, avec l’épouvante qu’on a de quelqu’un qui est votre Malheur !