Germinie Lacerteux/XXVI

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Charpentier (p. 128-132).
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XXVI.


Un dimanche matin, Jupillon s’habillait dans la chambre que lui avait meublée Germinie. Sa mère assise le contemplait avec cet ébahissement d’orgueil qu’ont les yeux des mères du peuple devant un fils qui se met en monsieur. — C’est que t’es mis comme le jeune homme du premier ! lui dit-elle. On dirait son paletot… C’est pas pour dire, mais le riche te va joliment, à toi…

Jupillon, en train de faire le nœud de sa cravate, ne répondit pas.

— Tu vas en faire, de ces malheureuses ! reprit la mère Jupillon, et donnant à sa voix un ton d’insinuation caressante : — Dis donc, bibi, que je te dise, grand mauvais sujet : les jeunesses qui fautent, tant pis pour elles ! ça les regarde, c’est leur affaire… Tu es un homme, n’est-ce pas ?… t’as l’âge, t’as le physique, t’as tout… Moi je peux pas toujours te tenir à l’attache… Alors, que je m’ai dit, autant l’une que l’autre… Va pour celle-là… Et j’ai fait celle qui ne voit rien… Eh bien ! oui, pour Germinie… Comme t’avais là ton agrément… Ça t’empêchait de manger ton argent avec de mauvaises femmes… et puis je n’y voyais pas d’inconvénients à cette fille, jusqu’à maintenant… Mais c’est plus ça à c’t’heure… Ils font des histoires dans le quartier… un tas d’horreurs qu’ils disent sur nous… Des vipères, quoi !… Tout ça, nous sommes au-dessus, je sais bien… Quand on a été honnête toute sa vie. Dieu merci !… Mais on ne sait jamais ce qui retourne : mademoiselle n’aurait qu’à mettre le nez dans les affaires de sa bonne… Moi d’abord la justice, rien que l’idée, ça me retourne les sens… Qu’est-ce que tu dis de ça, hein, bibi ?

— Dame, maman… ce que tu voudras.

— Ah ! je savais bien que tu l’aimais, ta bonne chérie de maman ! fit en l’embrassant la monstrueuse femme. — Eh bien ! invite-la à dîner ce soir… Tu monteras deux bouteilles de notre Lunel… du deux francs… de celui qui tape… Et qu’elle vienne sûr… Fais-lui des yeux… qu’elle croie que c’est aujourd’hui le grand jour… Mets tes beaux gants : tu seras plus révérend…

Le soir Germinie arriva sur les sept heures, tout heureuse, toute gaie, tout espérante, la tête remplie de rêves par l’air de mystère mis par Jupillon à l’invitation de sa mère. L’on dîna, l’on but, l’on rit. La mère Jupillon commença à laisser tomber des regards émus, mouillés, noyés sur le couple assis en face d’elle. Au café, elle dit, comme pour rester seule avec Germinie : — Bibi, tu sais que tu as une course à faire ce soir…

Jupillon sortit. Mme  Jupillon, tout en prenant son café à petites gorgées, tourna alors vers Germinie le visage d’une mère qui demande le secret d’une fille, et enveloppe d’avance sa confession du pardon de ses indulgences. Un instant, les deux femmes restèrent ainsi, silencieuses, l’une attendant que l’autre parlât, l’autre ayant le cri de son cœur au bord de ses lèvres. Tout à coup Germinie s’élança de sa chaise et se précipita dans les bras de la grosse femme : — Si vous saviez, Mme  Jupillon !…

Elle parlait, pleurait, embrassait. — Oh ! vous ne m’en voudrez pas !… Eh bien ! oui, je l’aime… j’en ai eu un enfant… C’est vrai, je l’aime… Voilà trois ans…

À chaque mot, la figure de Mme  Jupillon s’était refroidie et glacée. Elle écarta sèchement Germinie, et de sa voix la plus dolente, avec un accent de lamentation et de désolation désespérée, elle se mit à dire comme une personne qui suffoque : — Oh ! mon Dieu !… vous !… me dire des choses comme ça !… à moi !… à sa mère !… en face ! Mon Dieu, faut-il !… Mon fils… un enfant… un innocent d’enfant ! Vous avez eu le front de me le débaucher !… Et vous me dites encore que c’est vous ! Non, ce n’est pas Dieu possible !… Moi qui avais si confiance… C’est à ne plus pouvoir vivre… Il n’y a donc plus de sûreté en ce monde !… Ah ! mademoiselle, tout de même, je n’aurais jamais cru ça de vous !… Bon ! voilà des choses qui me tournent… Ah ! tenez, ça me fait une révolution… je me connais, je suis capable d’en faire une maladie !

— Madame Jupillon ! madame Jupillon ! murmurait d’un ton d’imploration Germinie en se mourant de honte et de douleur sur la chaise où elle était retombée. Je vous demande pardon… Ç’a été plus fort que moi… Et puis je pensais… j’avais cru…

— Vous aviez cru !… Ah ! mon Dieu, vous aviez cru ! Qu’est-ce que vous aviez cru ? Vous la femme de mon fils, n’est-ce pas ? Ah ! Seigneur Dieu ! c’est-il possible, ma pauvre enfant ?

Et prenant, à mesure qu’elle lançait à Germinie de ces mots qui font plaie, une voix plus plaintive et plus gémissante, la mère Jupillon reprit : — Mais, ma pauvre fille, voyons, faut une raison… Qu’est-ce que j’ai toujours dit ? Que ça serait à faire, si vous aviez dix ans de moins sur votre naissance. Voyons, votre date, c’est 1820 que vous m’avez dit… et nous voilà en 49… Vous marchez sur vos trente ans, savez-vous, ma brave enfant… Tenez ! ça me fait mal de vous dire ça… Je voudrais tant ne pas vous faire de la peine… Mais il n’y a qu’à vous voir, ma pauvre demoiselle… Que voulez-vous ? C’est l’âge… Vos cheveux… on mettrait un doigt dans votre raie…

— Mais, dit Germinie en qui une noire colère commençait à gronder, ce qu’il me doit, votre fils ?… Mon argent ? L’argent que j’ai retiré de la caisse d’épargne, l’argent que j’ai emprunté pour lui, l’argent que j’ai…

— Ah ! de l’argent ? il vous doit ? Ah ! oui, ce que vous lui avez prêté pour commencer à travailler… Eh bien ! v’la-t-il pas ! Est-ce que vous croyez avoir affaire à des voleurs ? Est-ce qu’on a envie de vous le nier, votre argent, quoiqu’il n’y ait pas de papier… à preuve que l’autre jour… ça me revient… cet honnête homme d’enfant voulait faire l’écrit de ça, au cas qu’il viendrait à mourir… Mais tout de suite, on est des filous, voilà, ça ne fait pas un pli ! Ah ! mon Dieu, si c’est la peine de vivre dans un temps comme ça ! Ah ! je suis bien punie de m’être attachée à vous ! Mais tenez, voilà que j’y vois clair à présent… Ah ! vous êtes politique, vous !… Vous avez voulu vous payer mon fils, et pour toute la vie !… Excusez ! Ah ! bien merci… C’est moins cher de vous le rendre, votre argent… Le reste d’un garçon de café !… mon pauvre cher enfant !… Dieu l’en préserve !

Germinie avait arraché de la patère son châle et son chapeau. Elle était dehors.