Germinie Lacerteux/XXXI
XXXI.
De huit jours, Germinie ne remit pas les pieds dans la boutique.
Les Jupillon, ne la voyant pas revenir, commençaient à désespérer. Enfin, un soir, sur les dix heures et demie, elle poussa la porte, entra sans dire bonjour ni bonsoir, alla à la petite table où étaient assis la mère et le fils à demi sommeillants, posa sous sa main, fermée avec un serrement de griffe, un vieux morceau de toile qui sonna.
— Voilà ! fit-elle.
Et lâchant les coins du morceau de toile, elle répandit ce qui était dedans : il coula sur la table de gras billets de banque recollés par derrière, rattachés avec des épingles, de vieux louis à l’or verdi, des pièces de cent sous toutes noires, des pièces de quarante sous, des pièces de dix sous, de l’argent de pauvre, de l’argent de travail, de l’argent de tirelire, de l’argent sali par des mains sales, fatigué dans le porte-monnaie de cuir, usé dans le comptoir plein de sous, — de l’argent sentant la sueur. Un moment, elle regarda tout ce qui était étalé comme pour se convaincre les yeux ; puis avec une voix triste et douce, la voix de son sacrifice, elle dit simplement à Mme Jupillon :
— Ça y est… C’est les deux mille trois cents francs… pour qu’il se rachète…
— Ah ! ma bonne Germinie ! fit la grosse femme en suffoquant sous une première émotion ; et elle se jeta au cou de Germinie qui se laissa embrasser. Oh ! vous allez prendre quelque chose avec nous, une tasse de café…
— Non, merci, dit Germinie, je suis rompue… Dame ! j’ai eu à courir, allez, pour les trouver… Je vais me coucher… Une autre fois…
Et elle sortit.
Elle avait eu « à courir », comme elle disait, pour rassembler une pareille somme, réaliser cette chose impossible : trouver deux mille trois cents francs, deux mille trois cents francs dont elle n’avait pas les premiers cinq francs ! Elle les avait quêtés, mendiés, arrachés pièce à pièce, presque sou à sou. Elle les avait ramassés, grattés ici et là, sur les uns, sur les autres, par emprunts de deux cents, de cent francs, de cinquante francs, de vingt francs, de ce qu’on avait voulu. Elle avait emprunté à son portier, à son épicier, à sa fruitière, à sa marchande de volaille, à sa blanchisseuse ; elle avait emprunté aux fournisseurs du quartier, aux fournisseurs des quartiers qu’elle avait d’abord habités avec mademoiselle. Elle avait fait entrer dans la somme tous les argents, jusqu’à la misérable monnaie de son porteur d’eau. Elle avait quémandé partout, extorqué humblement, prié, supplié, inventé des histoires, dévoré la honte de mentir et de voir qu’on ne la croyait pas. L’humiliation d’avouer qu’elle n’avait pas d’argent placé, comme on le croyait et comme par orgueil elle le laissait croire, la commisération de gens qu’elle méprisait, les refus, les aumônes, elle avait tout subi, essuyé ce qu’elle n’aurait pas essuyé pour trouver du pain, et non une fois auprès d’une personne, mais auprès de trente, de quarante, auprès de tous ceux qui lui avaient donné ou dont elle avait espéré quelque chose.
Enfin cet argent, elle l’avait réuni ; mais il était son maître et la possédait pour toujours. Elle appartenait aux obligations qu’elle avait aux gens, au service que lui avaient rendu ses fournisseurs en sachant bien ce qu’ils faisaient. Elle appartenait à sa dette, à ce qu’elle aurait à payer chaque année. Elle le savait ; elle savait que tous ses gages y passeraient, qu’avec les arrangements usuraires laissés par elle au gré de ses créanciers, les reconnaissances exigées par eux, les trois cents francs de mademoiselle ne feraient guère que payer les intérêts des deux mille trois cents francs de son emprunt. Elle savait qu’elle devrait, qu’elle devrait toujours, qu’elle était à jamais vouée aux privations, à la gêne, à tous les retranchements de l’entretien, de la toilette. Sur les Jupillon, elle n’avait pas beaucoup plus d’illusions que sur son avenir. Son argent avec eux était perdu, elle en avait le pressentiment. Elle n’avait pas même fait le calcul que ce sacrifice toucherait le jeune homme. Elle avait agi d’un premier mouvement. On lui aurait dit de mourir pour qu’il ne partît pas, qu’elle fût morte. L’idée de le voir militaire, cette idée du champ de bataille, du canon, des blessés, devant laquelle, de terreur, la femme ferme les yeux, l’avait décidée à faire plus que mourir : à vendre sa vie pour cet homme, à signer pour lui sa misère éternelle !