Germinie Lacerteux/XXXII

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Charpentier (p. 148-153).
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XXXII.


C’est un effet ordinaire des désordres nerveux de l’organisme de dérégler les joies et les peines humaines, de leur ôter la proportion et l’équilibre, et de les pousser à l’extrémité de leur excès. Il semble que, sous l’influence de cette maladie d’impressionnabilité, les sensations aiguisées, raffinées, spiritualisées, dépassent leur mesure et leur limite naturelles, atteignent au delà d’elles-mêmes, et mettent une sorte d’infini dans la jouissance et la souffrance de la créature. Maintenant les rares joies qu’avait encore Germinie étaient des joies folles, des joies dont elle sortait ivre et avec les caractères physiques de l’ivresse. — Mais, ma fille, ne pouvait s’empêcher de lui dire Mademoiselle, on croirait que tu es grise. — Pour une fois qu’on s’amuse, répondait Germinie, mademoiselle vous le fait bien payer. Et quand elle retombait dans ses peines, dans ses chagrins, dans ses inquiétudes, c’était une désolation plus intense encore, plus furieuse et délirante que sa gaieté.

Le moment était arrivé où la terrible vérité, entrevue, puis voilée par des illusions dernières, finissait par apparaître à Germinie. Elle voyait qu’elle n’avait pu attacher Jupillon par le dévouement de son amour, le dépouillement de tout ce qu’elle avait, tous ces sacrifices d’argent qui engageaient sa vie dans l’embarras et les transes d’une dette impossible à payer. Elle sentait qu’il lui apportait à regret son amour, un amour où il mettait l’humiliation d’une charité. Quand elle lui avait annoncé qu’elle était une seconde fois grosse, cet homme, qu’elle allait faire encore père, lui avait dit : Eh bien ! c’est amusant les femmes comme toi ! toujours pleine ou fraîche vide alors !… Il lui venait les idées, les soupçons qui viennent au véritable amour quand on le trompe, les pressentiments de cœur qui disent aux femmes qu’elles ne sont plus seules à posséder leur amant, et qu’il y en a une autre parce qu’il doit y en avoir une autre.

Elle ne se plaignait plus, elle ne pleurait plus, elle ne récriminait plus. Elle renonçait à une lutte avec cet homme armé de froideur, qui savait si bien, avec ses ironies glacées de voyou, outrager sa passion, sa déraison, ses folies de tendresse. Et elle se mettait à attendre dans une angoisse résignée, quoi ? Elle ne savait : peut-être qu’il ne voulût plus d’elle !

Navrée et silencieuse, elle épiait Jupillon ; elle le guettait, elle le surveillait ; elle essayait de le faire parler, en jetant des mots dans ses distractions. Elle tournait autour de lui, ne voyait, ne saisissait, ne surprenait rien, et cependant elle restait persuadée qu’il y avait quelque chose et que ce qu’elle craignait était vrai : elle sentait une femme dans l’air.

Un matin, comme elle était descendue de meilleure heure qu’à son habitude, elle l’aperçut à quelques pas devant elle sur le trottoir. Il était habillé ; il se regardait en marchant. De temps en temps, pour voir le vernis de ses bottes, il levait un peu le bas de son pantalon. Elle se mit à le suivre. Il allait tout droit sans se retourner. Elle arriva derrière lui à la place Bréda. Il y avait sur la place, à côté de la station de voitures, une femme qui se promenait. Germinie ne la voyait que de dos. Jupillon alla à elle, la femme se retourna : c’était sa cousine. Ils se mirent à marcher à côté l’un de l’autre, allant et revenant sur la place ; puis par la rue Bréda ils se dirigèrent vers la rue de Navarin. Là, la jeune fille prit le bras de Jupillon, ne s’appuya pas d’abord, puis peu à peu, à mesure qu’ils allaient, elle s’inclina avec le mouvement d’une branche qu’on fait plier et se laissa aller lui. Ils marchaient lentement, si lentement, que Germinie était parfois forcée de s’arrêter pour ne pas être trop près d’eux. Ils montèrent la rue des Martyrs, traversèrent la rue de la Tour-d’Auvergne, descendirent la rue Montholon. Jupillon parlait ; la cousine ne disait rien, écoutait Jupillon, et, distraite comme une femme qui respire un bouquet, allait en jetant de côté de temps en temps un petit regard vague, un petit coup d’œil d’enfant qui a peur.

Arrivés à la rue Lamartine devant le passage des Deux-Sœurs, ils tournèrent sur eux-mêmes ; Germinie n’eut que le temps de se jeter dans une porte d’allée. Ils passèrent sans la voir. La petite était sérieuse et paresseuse à marcher. Jupillon lui parlait dans le cou. Un moment ils s’arrêtèrent : Jupillon faisait de grands gestes ; la jeune fille regardait fixement le pavé. Germinie crut qu’ils allaient se quitter ; mais ils se remirent à marcher ensemble et firent quatre ou cinq tours, revenant et repassant devant le passage. À la fin, ils y entrèrent. Germinie s’élança de sa cachette, bondit sur leurs pas. De la grille du passage elle vit un bout de robe disparaître dans la porte d’un petit hôtel meublé, à côté d’une boutique de liquoriste. Elle courut à cette porte, regarda dans l’escalier, ne vit plus rien… Alors tout son sang lui monta à la tête avec une idée, une seule idée que répétait sa bouche idiote : Du vitriol !… du vitriol !… du vitriol ! Et sa pensée devenant instantanément l’action même de sa pensée, son délire la transportant tout à coup dans son crime, elle montait l’escalier avec la bouteille bien cachée sous son châle ; elle frappait à la porte très-fort, et toujours… On finissait par venir ; il entre-bâillait la porte… Elle ne lui disait ni son nom, ni rien… Elle passait sans s’occuper de lui… Elle était forte à le tuer ! et elle allait au lit, à elle ! Elle lui prenait le bras, elle lui disait : Oui, c’est moi… en voilà pour ta vie ! Et sur sa figure, sur sa gorge, sur sa peau, sur tout ce qu’elle avait de jeune et d’orgueilleux, de beau pour l’amour, Germinie voyait le vitriol marquer, brûler, creuser, bouillonner, faire quelque chose d’horrible qui l’inondait de joie ! La bouteille était vide, et elle riait !… Et, dans son affreux rêve, son corps aussi rêvant, ses pieds se mirent à marcher. Son pas alla devant elle, descendit le passage, prit la rue, la mena chez un épicier. Il y avait dix minutes qu’elle était là plantée devant le comptoir, avec des yeux qui n’y voyaient pas, les yeux vides et perdus de quelqu’un qui va assassiner. — Voyons, qu’est-ce que vous demandez ? lui dit l’épicière impatientée, presque effrayée de cette femme qui ne bougeait pas.

— Ce que je demande ?… fit Germinie. Elle était si pleine et si possédée de ce qu’elle voulait, qu’elle avait cru demander du vitriol. — Ce que je demande ?… Elle se passa la main sur son front. — Ah ! tiens, je ne sais plus…

Et elle sortit en trébuchant de la boutique.