Aller au contenu

Germinie Lacerteux/XXXIII

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 153-155).
◄   XXXII
XXXIV   ►


XXXIII.


Dans la torture de cette vie, où elle souffrait mort et passion, Germinie, cherchant à étourdir les horreurs de sa pensée, était revenue au verre qu’elle avait pris un matin des mains d’Adèle et qui lui avait donné toute une journée d’oubli. De ce jour, elle avait bu. Elle avait bu à ces petites lichades matinales des bonnes de femmes entretenues. Elle avait bu avec l’une, elle avait bu avec l’autre. Elle avait bu avec des hommes qui venaient déjeuner chez la crémière ; elle avait bu avec Adèle qui buvait comme un homme et qui prenait un vil plaisir à voir descendre aussi bas qu’elle cette bonne de femme honnête.

D’abord, elle avait eu besoin, pour boire, d’entraînement, de société, du choc des verres, de l’excitation de la parole, de la chaleur des défis ; puis bientôt, elle était arrivée à boire seule. C’est alors qu’elle avait bu dans le verre à demi plein, remonté sous son tablier et caché dans un recoin de la cuisine ; qu’elle avait bu solitairement et désespérément ces mélanges de vin blanc et d’eau-de-vie qu’elle avalait coup sur coup jusqu’à ce qu’elle y eût trouvé ce dont elle avait soif : le sommeil. Car ce qu’elle voulait ce n’était point la fièvre de tête, le trouble heureux, la folie vivante, le rêve éveillé et délirant de l’ivresse ; ce qu’il lui fallait, ce qu’elle demandait, c’était le noir bonheur du sommeil, d’un sommeil sans mémoire et sans rêve, d’un sommeil de plomb tombant sur elle comme un coup d’assommoir sur la tête d’un bœuf : et elle le trouvait dans ces liqueurs mêlées qui la foudroyaient et lui couchaient la face sur la toile cirée de la table de cuisine.

Dormir de ce sommeil écrasant, rouler, le jour, dans cette nuit, cela était devenu pour elle comme la trêve et la délivrance d’une existence qu’elle n’avait plus le courage de continuer ni de finir. Un immense besoin de néant, c’était tout ce qu’elle éprouvait dans l’éveil. Les heures de sa vie qu’elle vivait de sang-froid, en se voyant elle-même, en regardant dans sa conscience, en assistant à ces hontes, lui semblaient si abominables ! Elle aimait mieux les mourir. Il n’y avait plus que le sommeil au monde pour lui faire tout oublier, le sommeil congestionné de l’Ivrognerie qui berce avec les bras de la Mort.

Là, dans ce verre, qu’elle se forçait à boire et qu’elle vidait avec frénésie, ses souffrances, ses douleurs, tout son horrible présent allait se noyer, disparaître. Dans une demi-heure, sa pensée ne penserait plus, sa vie n’existerait plus ; rien d’elle ne serait plus pour elle, et il n’y aurait plus même de temps à côté d’elle. « Je bois mes embêtements, » avait-elle répondu à une femme qui lui avait dit qu’elle s’abîmerait la santé à boire. Et comme dans les réactions qui suivaient ses ivresses, il lui revenait un plus douloureux sentiment d’elle-même, une désolation et une détestation plus grandes de ses fautes et de ses malheurs, elle cherchait des alcools plus forts, de l’eau-de-vie plus dure, elle buvait jusqu’à de l’absinthe pure pour tomber dans une léthargie plus inerte, et faire plus complet son évanouissement à toutes choses.

Elle finit par atteindre ainsi à des moitiés de journée d’anéantissement, dont elle ne sortait qu’à demi éveillée avec une intelligence stupéfiée, des perceptions émoussées, des mains qui faisaient des choses par habitude, des gestes de somnambule, un corps et une âme où la pensée, la volonté, le souvenir semblaient avoir encore la somnolence et le vague des heures confuses du matin.