Aller au contenu

Gertrude et Véronique/Le secret de Gertrude/VI

La bibliothèque libre.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 83-101).


VI


Cependant, celui qui venait de jeter la discorde dans le paisible magasin des demoiselles Pêche, Xavier, poursuivait ses projets. Son premier soin avait été de s’occuper de la construction d’un atelier. Un terrain en friche, situé sur la lisière du bois, à une portée de fusil du village, eut bientôt fixé son choix. Tout s’y rencontrait à souhait : un chemin d’exploitation partait de là pour s’enfoncer dans le bois, et un ruisseau descendant de la Gorge-aux-Couleuvres permettait d’y établir une scierie. Grâce à de nouvelles commandes, Xavier put traiter immédiatement avec un entrepreneur, et deux mois après, l’atelier élevait à l’entrée du bois ses murs blanchis à la chaux et son toit de tuiles rouges. Il était vaste, bien éclairé et bien outillé. Au fond, on avait réservé une petite pièce où Xavier couchait, car il s’était décidé à quitter la maison de Lachalade, pour se livrer tout entier à son travail.— Madame de Mauprié avait vivement combattu la résolution de son fils cadet ; elle voyait avec peine un de ses enfants devenir « une sorte de menuisier. » Mais le jeune homme avait tenu bon, et comme, au demeurant, il trouvait de l’argent ailleurs que dans le coffre de la famille, on avait fini par le laisser faire ; — seulement, ses relations avec ses sœurs et sa mère étaient maintenant moins fréquentes et plus froides.

Ce refroidissement lui eût été pénible autrefois ; en ce moment, son esprit et son cœur étaient trop occupés pour en éprouver une grande souffrance. Il emportait avec lui, dans sa solitude, un trésor de pensées et de souvenirs consolants. L’amour de Gertrude lui faisait une compagnie toujours fidèle et toujours joyeuse. Il lui tenait lieu de tout : de parents et d’amis, de plaisirs et de bien-être. C’était un foyer toujours réchauffant et toujours illuminé ; un retrait intime et voilé, tout plein de fleurs printanières, d’où sortaient les rêves de la nuit et les premiers sourires des heures matinales ; — c’était son enchantement et son seul luxe, son soutien dans les jours de doute, son bon génie dans les moments d’inspiration. Au dedans et au dehors de l’atelier, l’image de Gertrude était toujours présente. Elle se glissait avec les rayons lumineux sous les ramures de la futaie ; elle dansait à la lueur des étoiles dans les vapeurs argentées qui s’élevaient du ruisseau ; elle peuplait les recoins sombres du bâtiment, et quand Xavier sculptait dans un panneau une tête de nymphe ou de déesse, c’était toujours le visage de Gertrude aux cheveux crépelés qui souriait au milieu des entrelacs et des guirlandes. Les lettres de la jeune fille arrivaient tous les lundis et mettaient l’atelier en fête. Après avoir lu les huit pages d’écriture serrée, Xavier les cachait dans sa poitrine et travaillait ferme jusqu’au soir ; puis, à l’heure du soleil couchant, il allait s’asseoir sur le seuil de sa porte et relisait lentement les pages où Gertrude lui racontait sa vie et ses pensées de chaque jour. Le soleil s’enfonçait derrière les bois des Hauts-Bâtis, la vallée était coupée de grandes ombres bleuâtres et le silence du soir s’y faisait peu à peu. On n’entendait plus que le susurrement du ruisseau et la chanson des rainettes au long des talus de la Biesme. C’était l’heure des châteaux en Espagne. Xavier se figurait Gertrude installée à Lachalade ; il bâtissait en face de l’atelier un chalet en bois de sapin avec sa galerie extérieure et sa toiture en auvent ; il voyait déjà sa mignonne Gertrude accoudée à la balustrade et lui souriant à travers les brins fleuris des plantes grimpantes— et lui-même souriait à son rêve, sans s’apercevoir que la nuit était venue et que les étoiles fourmillaient dans le ciel.

Mais ses pensées n’étaient pas toujours aussi paisibles ni aussi joyeuses. Il avait aussi des heures moroses et découragées. Ce fut surtout à la fin de l’automne, pendant les longues soirées et les jours brumeux, que la mélancolie se mit à hanter l’atelier. Le vent de l’arrière-saison commença à pleurer dans les ramées, les pluies monotones grossirent la voix du ruisseau, les feuilles jaunies tourbillonnaient sous les fenêtres de l’atelier, et Xavier se sentit envahi par la bande des pensées maussades et soupçonneuses. Puis, comme un malheur n’arrive jamais seul, un jour qu’il revenait de Sainte-Menehould, il monta jusqu’aux Islettes dans le cabriolet du courrier de B… Au moment où il mettait pied à terre, le conducteur lui dit :

— N’avez-vous pas de commission pour mademoiselle Gertrude ? et comme il voyait la figure de Xavier s’animer : — Ah ! continua-t-il, sans flatterie, c’est bien la plus avenante et la plus jolie fille de B…, les garçons de là-bas en sont quasiment fous, et je parle des plus huppés !…— Le conducteur cligna de l’œil et fit claquer sa langue.— Voyez-vous, vous pouvez être tranquille sur son compte, elle fera un beau mariage ! — Il alluma sa pipe, fouetta ses chevaux et partit au trot.

Il n’en fallait pas davantage pour que Xavier eût la mort dans l’âme et martel en tête. Il revint au logis tout travaillé et tout époinçonné par la jalousie.— Le conducteur pouvait avoir raison. Gertrude était belle, jeune, sans expérience de la vie… Lui se trouvait loin d’elle, et d’ailleurs n’étant point fat, il se rendait justice ; il ne s’abusait ni sur son mérite ni sur sa beauté. Gertrude pouvait rencontrer là-bas quelque riche et beau fils de famille qui effaçât rapidement le souvenir de son maussade cousin… D’ailleurs, l’amour est le plus capricieux des oiseaux, il s’en va comme il est venu, sans raisons, et Xavier trouvait mille motifs pour que l’absence aliénât celui de Gertrude.— Il passa ainsi plusieurs jours à se forger des fantômes et à broyer du noir. La lettre de sa cousine le surprit dans ces terreurs jalouses et jeta un rayon de soleil à travers les brouillards qu’il avait amassés comme à plaisir. Il eut honte de ses soupçons, et, pour faire amende honorable, il s’en accusa très humblement dans une longue épître à Gertrude.

Celle-ci non plus n’était pas heureuse. Outre qu’elle souffrait de l’absence de Xavier, elle se sentait de jour en jour plus isolée au milieu des modistes de B… Bien que les demoiselles Pêche se louassent fort de ses services, aucune intimité n’avait pu s’établir entre les patronnes et la nouvelle ouvrière. L’éducation et la culture d’esprit de Gertrude contrastaient trop avec les idées étroites et les manières communes de ces bonnes filles. Mademoiselle Hortense, qui était plus fine que sa sœur, se rendait vaguement compte de la supériorité de Gertrude, et cette seule pensée suffisait pour mettre une certaine gêne dans leurs relations. Mademoiselle Célénie, plus ronde et moins susceptible, aurait fort bien passé sur les minuties qui froissaient son aînée ; mais ce qui l’offusquait, c’était l’effet trop vite produit par Gertrude sur la partie masculine de la société de B… La grande Héloïse n’épargnait rien, du reste, pour exciter la susceptibilité des deux sœurs et pour ruiner petit à petit la faveur de sa rivale. Héloïse n’était pas méchante, mais elle n’était pas non plus magnanime. Elle ne pouvait pardonner à Gertrude ses succès, ses manières distinguées, et surtout la fameuse déconvenue du mois de juin. Elle ne lui voulait pas de mal au fond, mais elle l’eût volontiers trouvée en faute, sauf à lui tendre ensuite la main pour la tirer du mauvais pas où elle l’aurait jetée. Elle l’épiait, commentait ses moindres mots et ses moindres démarches, et ne laissait jamais perdre une occasion de lui être désagréable.

Gertrude sentait cette antipathie toujours croissante, et une certaine anxiété commençait à s’emparer de son esprit. Elle aurait voulu s’enfuir, se soustraire à un danger vaguement pressenti, et en même temps elle se disait qu’elle était obligée de vivre attachée au magasin des demoiselles Pêche, qu’elle y resterait longtemps encore sans doute, que Xavier était loin et l’avenir incertain… Alors elle pleurait et s’effrayait. Ces larmes, ces agitations contenues, jointes à une vie renfermée et au défaut d’exercice, la rendirent souffrante. Elle pâlit, ses yeux se cernèrent et ses joues se creusèrent légèrement, le tout à la satisfaction de mademoiselle Héloïse, qui n’était pas fâchée de lui voir perdre la fraîcheur de son teint. Chaque fois qu’elle relevait la tête, elle trouvait les yeux noirs de la première ouvrière fixés sur sa figure, et étudiant curieusement les progrès de sa pâ leur. Elle fut un jour souffrante au point de garder la chambre.

— Bah ! ce ne sera rien, dit Héloïse à mademoiselle Célénie, qui s’en inquiétait ; elle s’écoute et se dorlote comme une princesse !

Cependant la mauvaise saison était revenue, et la vieille Scholastique avait rallumé le poêle de faïence. On avait recommencé à veiller dans l’atelier, et les demoiselles Pêche ne faisaient plus que de courtes apparitions à leur jardin des Saules, maintenant tout effeuillé et couvert de givre. Les dimanches se passaient à l’église. Parfois, après les vêpres, mademoiselle Célénie faisait faire à Gertrude un ou deux tours dans la rue de la Rochelle ; puis, ennuyée de l’attention trop persistante et des œillades des jeunes gens, elle la ramenait tambour battant au magasin, où son indignation s’exhalait à son aise contre l’impertinence de la jeunesse. Les journées s’écoulaient monotones, et les seules bonnes heures de Gertrude étaient celles où arrivaient les lettres de Xavier. Alors ses yeux brillaient, une vive teinte rose colorait ses joues pâlies et son cœur battait. Une seule chose gâtait son bonheur : l’excitation produite en elle par l’arrivée hebdomadaire du facteur n’avait pas échappé à Héloïse ; les grands yeux inquisiteurs de l’ouvrière suivaient les lettres jusque dans la poche de Gertrude, et semblaient vouloir percer l’enveloppe.

De longs mois se passèrent ainsi sans événements remarquables. Les lettres de Xavier arrivaient toujours ponctuellement et Gertrude répondait avec la même exactitude. Le printemps et l’été fleurirent de nouveau le jardin des Saules ; de nouveau on procéda à la fabrication des confitures ; puis l’automne revint et les veillées recommencèrent.

Par un jour brumeux de décembre, Gertrude rangeait des cartons dans le magasin. Tout à coup la porte de la rue s’ouvrit, et la jeune fille poussa une exclamation en apercevant Pitois, le domestique de M. Renaudin.

— Comment va mon oncle ? s’écria-t-elle.

— Pas trop bien, répondit Pitois. Il désire vous voir, et m’a recommandé de vous ramener aujourd’hui même.

Gertrude courut annoncer la nouvelle à mademoiselle Hortense ; puis montant précipitamment dans sa chambre, se prépara pour le voyage et suivit Pitois, dont le cheval attendait tout attelé sous le porche de la Rose d’Or. On partit, et, chemin faisant, le domestique expliqua à la jeune fille la maladie de l’oncle Renaudin.

— Voyez-vous, mademoiselle Gertrude, je crois que la lampe baisse.— Et il se frappa la tête.— M. Renaudin perd le fil de ses idées et rêve les yeux ouverts. Il reste des fois une heure d’horloge immobile et muet comme une souche ; puis, crac ! comme si un ressort partait, voilà que sa langue se dégourdit et qu’il nous conte des choses de l’autre monde… Hier, à travers ses rêvasseries, il n’avait que votre nom dans la bouche. A la brune, il a rattrapé son bon sens, et, me faisant signe d’approcher, il a tiré de dessous ses draps un papier sur lequel était votre adresse ; puis il m’a commandé de courir à B… et de vous ramener vivement, sans en rien souffler à personne.

Pitois exécutait les ordres de son maître à la lettre ; il fouaillait son cheval, et la voiture filait comme une flèche. Quand ils entrèrent dans la vallée de la Biesme, la nuit tombait. Gertrude était prise d’une émotion si violente, qu’elle ne pouvait plus parler. Ses yeux cherchaient à distinguer dans l’obscurité l’emplacement de l’atelier. Xavier le lui avait décrit trop souvent, pour qu’elle ne le reconnût pas, malgré la nuit. Elle distingua le toit de tuiles et vit de la lumière à travers les vitraux.— Il était là… il travaillait en songeant à elle, peut-être ! — Son cœur se gonfla, et, triste à la pensée de passer si près de lui sans le voir, elle était sur le point de prier Pitois de s’arrêter… Mais on eût dit que le vieux garde prévoyait sa demande, car il fouetta de plus belle la jument, et la voiture franchit bientôt le porche de l’Abbatiale. Tout le village était enveloppé d’ombre, et personne ne fut témoin de l’arrivée de Gertrude.

Dès qu’elle se fut un peu restaurée et réchauffée au feu de la cuisine, Pitois la fit monter chez M. Renaudin. La disposition de la chambre à coucher n’avait pas changé depuis la dernière visite de Gertrude : c’étaient toujours les mêmes rideaux jaunis aux fenêtres, le même foyer sombre où deux tisons se mouraient dans les cendres ; seulement le lit était défait, et, dans les couvertures, Eustache Renaudin montrait son profil amaigri et mince comme une lame de couteau. Une chandelle posée sur la table éclairait vaguement la chambre. M. Renaudin, assis sur son séant, tenant les draps dans ses doigts crispés, demeurait immobile et semblait regarder dans le vide. Près de la cheminée, Fanchette le surveillait du coin de l’œil, tout en préparant une potion pour la nuit. Une odeur pharmaceutique imprégnait l’air.

Gertrude, poussée par Pitois, s’avança sur la pointe des pieds et s’approcha du lit ; mais le vieillard ne sembla pas la voir ; ses yeux gris continuèrent à poursuivre dans les plis de ses rideaux des visions mystérieuses.

— Mon oncle ! mon oncle Renaudin ! dit Gertrude, me voici.

Le son de cette voix douce le tira de son immobilité, mais non de son rêve. Ses yeux se tournèrent vers la jeune fille et la contemplèrent avec une fixité effrayante ; ses lèvres remuèrent.

— Toujours ! murmura-t-il, je la vois maintenant toujours et partout. Ses yeux tristes ne me quittent pas, et le son de sa voix me secoue jusque dans la moelle des os… Mais, reprit-il en reculant vers le mur, jamais je ne l’avais vue si nettement que ce soir… Ses yeux sont pleins de reproches et son silence me donne la fièvre… Non, je ne veux plus qu’elle revienne me reprocher sa misère et son enfant abandonné !… Je ferai un sacrifice, s’il le faut ; j’achèterai le repos au poids de l’or… Vite, vite ! A-t-on été chercher ma nièce Gertrude ?

— Elle est près de vous, Monsieur ! cria Pitois.

— Me voici, mon oncle ! répéta Gertrude toute tremblante.

Et, surmontant sa peur, elle lui prit la main.

Le vieillard tressaillit, pencha la tête du côté de sa nièce, et parut s’éveiller en sursaut.

— Hein ! hein ! fit-il, qui a parlé ?… Ah ! te voici, petite !… Je m’étais assoupi… Es-tu là depuis longtemps ?

— Je viens d’arriver, mon oncle.

— Tu as bien fait de venir… Fanchette, mets du bois au feu et laisse-nous. J’ai à causer avec ma nièce.

Ses idées redevenaient lucides. Quand ils furent seuls, il dit à Gertrude de s’asseoir à son chevet, et, lui prenant affectueusement les mains :

— Je suis aise de te voir, commença-t-il. J’ai à t’entretenir de choses sérieuses… Mais ce sont des choses difficiles à dire, et il faudra que tu aies de la patience… Et puis, c’est un secret que tu devras me garder fidèlement. Je m’étais bien promis de le garder moi-même ; mais il y a des secrets qu’on porte légèrement quand on est jeune, et qui deviennent trop lourds quand on se fait vieux… Et je vieillis, Gertrude, je m’affaiblis tous les jours, soupira-t-il en regardant ses longs doigts pâles et osseux.— J’ai peut-être encore une dizaine d’années à vivre, tout au plus ; puis il me faudra quitter ma maison de l’Abbatiale et mes beaux chênes… Dix ans ! à peine dix ans !… La vie est trop courte, on n’a pas le temps de jouir de ce qu’on a amassé !… Mais, vois-tu, je veux passer au moins ces années-là en paix, et pour cela il faut que je me décharge du poids que j’ai sur la poitrine… Il m’étouffe, il me gâte mes jours et mes nuits !

Il s’était mis sur son séant et respirait avec bruit, comme un homme oppressé.

— Tant que j’ai été dans les affaires, continua-t-il, je n’ai pas eu le loisir de penser à cette chose-là. J’allais, je venais, je courais les villages pour acheter de la laine à bon compte, les ballots roulaient dans ma remise, et puis les fabricants arrivaient. On discutait fin contre fin ; moi, je leur donnais du fil à retordre et je faisais de beaux gains. Je spéculais, j’achetais pour rien et je revendais cher… Ah ! c’était le bon temps ! le secret était bien là, au fond de ma mémoire, mais si léger !… Il ne pesait pas plus gros qu’une plume, et c’était à peine si, de fois à autre, je le sentais sur ma conscience… Mais quand je suis venu me reposer ici, croyant y jouir tranquillement de ma fortune, je n’ai plus eu ni paix ni trêve. Toutes les choses d’autrefois se sont réveillées au fond de mon cerveau, et ce qui était léger comme une plume est devenu lourd comme un quintal de fer… Il faut que je traîne cela nuit et jour ; je n’ai plus de sommeil !… A tout prix je veux me débarrasser de ce cauchemar qui m’écrase la poitrine ! J’ai compté sur toi, Gertrude ; j’ai confiance en toi, parce que tu es bonne et courageuse. Veux-tu me rendre un service ?

— Oh ! de tout mon cœur, mon oncle ! s’écria Gertrude attendrie.

La figure altérée du vieillard se rasséréna un peu. Il serra les mains de sa nièce dans les siennes et reprit d’une voix plus calme :

— Écoute d’abord une histoire du temps de ma jeunesse,… car j’ai été jeune, moi aussi, et j’ai été amoureux tout comme un autre. C’était à B…, et celle qui m’aimait était modiste comme toi. Elle était jolie et fière de ses beaux cheveux, pareils aux tiens… C’est cette ressemblance qui m’a tout d’abord intéressé à toi. Elle avait vingt ans et j’en avais trente. Nous étions deux étourdis, et nous nous aimions sans songer à l’avenir… Bref, une faute fut commise, et je ne sais lequel de nous deux fut le plus imprudent… Pourtant, moi, je lui promis le mariage… et ce fut un tort.

Il s’arrêta, un peu embarrassé, en voyant l’expression de tristesse et de reproche qu’avait prise la figure de Gertrude.— L’histoire de M. Renaudin était la banale et navrante histoire des séductions vulgaires. La jeune fille séduite, étant devenue mère, l’avait conjuré de tout réparer par le mariage. Mais ils étaient pauvres tous deux ; Renaudin était égoïste et ambitieux : un pareil mariage eût entravé son avenir et gâté sa situation. Il avait quitté B… et s’était établi à Reims. Là, par un soir d’hiver, sa victime était venue de nouveau le supplier. Il avait été sans pitié et lui avait fermé sa porte, la laissant errer, par la pluie et le vent, à travers les rues désertes d’une ville étrangère… Depuis il n’avait jamais entendu parler d’elle, et il avait cru que tout était fini. Mais plus il avait pris d’âge, plus ses remords étaient devenus violents.

— Je crois, disait-il à sa nièce, je crois la revoir à chaque instant… La nuit, quand je veux fermer les yeux, je l’aperçois tout d’un coup là ! — et il montrait un coin du rideau.— Elle a la tête nue, et ses cheveux blonds sont soulevés par le vent ; ses yeux sont tristes comme des fleurs mouillées… Je n’y tenais plus ; j’ai voulu savoir ce qu’elle était devenue, et j’ai fait prendre en secret des renseignements…

— Vous l’avez retrouvée ? interrompit Gertrude, dont le cœur battait.

— Elle est morte !… reprit-il d’un air sombre ; mais l’enfant, sa fille, existe encore. Elle a grandi, elle vit à B… dans la misère, et c’est sur toi que je compte pour la secourir.

— Oh ! mon oncle, parlez, je suis prête à tout faire pour vous !

— Bien ! Jure-moi d’abord de me garder le secret le plus absolu, et d’exécuter les choses telles que je te les dirai.

— Je vous le promets, mon oncle !

— Bien !… Tu repartiras demain, avant le jour, avec Pitois. Sitôt arrivée à B…, tu te rendras dans la maison indiquée sur l’adresse que voici. Il tira un papier de dessous son oreiller et le tendit à Gertrude.— C’est dans cette maison que demeure la fille de la morte… Elle est misérable… Tu lui remettras de l’argent, mais tu ne lui diras jamais de quelle part il vient… Tu comprends que si je me nommais, je serais à la merci de ces gens-là. Femme, enfants, mari, j’aurais toute la maisonnée sur les bras… Non, je veux faire du bien sans être connu… Et puis, si la famille de ta tante venait à savoir cette aventure, elle en ferait des gorges chaudes… Non, non, pas de mon vivant !… Après, on verra… Tu agiras prudemment, discrètement, n’est-ce pas, ma mie Gertrude ?

— Oui, mon oncle.

— Je compte sur ta parole… Une parole, c’est sacré, petite !

De sa main tremblante il prit une clef sous le traversin et la donna à sa nièce.

— Ouvre le secrétaire et apporte-moi le premier tiroir à gauche !

Elle obéit, et revint avec le tiroir plein de pièces d’or. L’avare le vida avec précaution sur ses draps ; puis ses yeux brillèrent, et il passa ses mains amoureusement à travers les louis. Gertrude le regardait ébahie : elle n’avait jamais tant vu de pièces d’or en toute sa vie. M. Renaudin les compta deux fois ; puis, prenant trois rouleaux d’or, et geignant profondément, il les déposa dans un petit sac qu’il remit à Gertrude.

— Tiens, dit-il, voici mille écus ; serre-les soigneusement… C’est une somme !… Hélas ! c’est de bon or fin, gagné à la sueur de mon front… Mais je ne veux rien épargner pour tranquilliser mes vieux jours… Quand je saurai que sa fille est à l’abri du besoin, je serai soulagé et je retrouverai mon sommeil perdu. Écris-moi souvent, tiens-moi au courant de tout, et s’il faut encore de l’argent, eh bien, j’en enverrai encore !… Je veux dormir, dormir en paix !

Gertrude alla fermer le secrétaire et rendit la clef à son oncle.

— Tu es une brave fille, toi, murmura le vieillard. Viens que je t’embrasse !… Et maintenant, va te reposer deux ou trois heures. Dès le fin matin, Pitois te réveillera et vous repartirez vivement.

Elle prit congé de lui, en lui promettant de faire de son mieux pour bien remplir sa mission. Comme elle allait fermer la porte, elle se retourna en entendant M. Renaudin qui l’appelait encore, et elle aperçut le vieillard soulevé sur son séant, pâle, décharné, et dardant vers elle ses yeux soupçonneux.

— Surtout, Gertrude, murmura-t-il en posant un long doigt maigre sur ses lèvres minces, garde-moi le secret !