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Gertrude et Véronique/Le secret de Gertrude/VII

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 102-116).


VII


En promettant à son oncle de remplir jusqu’au bout la mission dont elle s’était chargée, Gertrude avait suivi la première impulsion de son cœur. Elle avait vu le vieillard malade et tourmenté ; il s’agissait de rendre le calme à cette conscience troublée et en même temps de soulager une misère secrète ; — sa bonté naturelle avait dicté sa réponse ; émue jusqu’aux larmes, sans réfléchir plus longuement, elle avait promis tout ce qu’on lui demandait. Elle se conduisait ainsi toujours d’après les rapides mouvements de son cœur ; le sentiment parlait et elle obéissait brusquement ; la réflexion venait plus tard. — Ce fut le lendemain seulement, sur la route de B…, qu’elle commença de songer aux moyens d’exécution. Tout d’abord elle fut arrêtée par une première difficulté : son oncle avait exigé qu’elle tînt la chose secrète ; elle se trouvait par conséquent obligée d’agir seule, et de plus, afin de prévenir des questions indiscrètes, elle devait s’acquitter de son mandat avant de rentrer chez les demoiselles Pêche. Il allait falloir prendre une chambre à l’auberge, ne sortir qu’à la nuit pour éviter les rencontres, en un mot s’entourer de précautions dont les apparences équivoques répugnaient à sa nature droite et ouverte. Toute dissimulation lui était odieuse ; il lui semblait que Xavier n’eût pas été satisfait de la voir engagée dans cette aventure. Si elle avait pu s’arrêter à Lachalade et le consulter !… Mais elle avait promis le secret, et d’ailleurs Pitois et Fanchette ne l’avaient pas quittée un seul moment.

Tandis que le cheval trottait, elle relut l’adresse que son oncle lui avait remise. Les indications laconiques, griffonnées sur le papier, étaient ainsi conçues : — « Femme Finoël, — côte de Polval, la dernière maison à gauche en montant vers les bois. » — Heureusement l’endroit était peu fréquenté, et Gertrude en s’y rendant à la brune ne risquait pas d’être reconnue. Elle acheva de se rassurer en songeant qu’elle pourrait s’arrêter à une auberge peu éloignée de la côte de Polval, et que la voiture n’aurait pas à traverser la ville. « D’ailleurs, se disait-elle, dès que j’aurai remis de l’argent à cette pauvre femme, ma tâche sera finie, et demain je pourrai rentrer chez mademoiselle Pêche. »

Elle descendit dans le faubourg, au Chêne-Vert, et résolut de monter à Polval sur-le-champ. En décembre la nuit vient vite ; dès quatre heures et demie, la jeune fille enveloppée dans sa mante et sa capeline put s’acheminer vers la maison de la femme Finoël. Du reste, le ciel était sombre, le froid piquant, et la neige qui tombait menue ôtait aux passants tout désir de curiosité. Tandis qu’elle gravissait la rampe déserte et resserrée entre deux coteaux de vignes, Gertrude se demandait, non sans une vague inquiétude, qui elle allait rencontrer dans cette maison isolée et comment elle y serait reçue. Elle n’était point peureuse, et à Lachalade elle avait l’habitude de sortir seule à toute heure et par tous les temps. Dans la circonstance, ce qui la rendait anxieuse, c’était le mystère même dont elle était obligée de s’entourer, c’était l’inconnu… Elle frissonnait en apercevant à travers l’obscurité les petites maisons à mine lugubre, adossées aux vignes, et noires sur le fond neigeux de la colline.

Encore quelques pas dans la neige et le vent, et elle atteignit le terme de son voyage. Ce devait être là, car plus haut on ne distinguait aucune habitation, et les bois commençaient à une portée de fusil. Elle s’arrêta un moment pour considérer ce logis de pauvre apparence. Les murailles étaient faites de torchis et la toiture, trop lourde pour elles, les avait rendues toutes ventrues et menaçantes. A travers les volets clos de deux étroites fenêtres, une faible lueur indiquait que la maison était habitée. Gertrude gravit un escalier aux marches branlantes et prêta l’oreille. Il lui semblait entendre un bruit plaintif, mais le vent soufflait si fort dans la gorge de Polval, qu’elle ne pouvait distinguer si ce gémissement venait de l’intérieur ou du dehors. Elle frappa ; point de réponse. Elle appuya alors sa main contre la porte qui céda, et le vent la poussa pour ainsi dire dans le couloir obscur… Les gémissements partaient réellement de la chambre contiguë, dont une ligne lumineuse révélait l’entrée. C’étaient des pleurs de femme mêlés à des cris d’enfants, et cette double plainte remua si profondément Gertrude qu’elle oublia tout à coup sa peur. Elle ouvrit précipitamment la porte de la chambre et se trouva en face d’un spectacle navrant.

Une chandelle fumeuse, posée sur un poêle, sans feu, éclairait misérablement la pièce nue et délabrée ; entre les fenêtres un métier de tisserand, sur lequel s’enroulait une pièce de cotonnade inachevée, découpait sur le mur le squelette noir de ses barres et de ses leviers ; une chaise dépaillée et une table boiteuse étaient rangées le long de la muraille humide ; en face du métier, un lit de sangle étalait sa paillasse et sa couverture en lambeaux, et sur ce lit, agenouillée, les cheveux épars, pâle, effrayante, une femme d’une trentaine d’années serrait contre sa poitrine amaigrie un tout petit enfant qui ne poussait plus que des vagissements étouffés… Au bruit de la porte, la mère se tourna vivement vers la nouvelle venue, et avec des yeux démesurément ouverts :

— Vite, venez ! cria-t-elle, mon petiot s’en va !…

— Qu’a-t-il et que dois-je faire ? demanda Gertrude en prenant l’enfant. La jeune femme montra avec un geste horrible son sein flétri.

— Je n’ai plus de lait, dit-elle, et mon pauvre petiot meurt de faim et de froid… Ah ! il n’y a pas de pitié au monde !…

— Ne vous désolez pas ainsi ! reprit Gertrude, je vais quérir de quoi vous ranimer tous les deux… N’avez-vous pas une voisine que je puisse charger d’acheter ce qu’il faut ?

— Oui,… la mère Surloppe… Elle demeure en face, mais je ne l’ai plus revue depuis hier… ; les pauvres gens sont plus sauvages que des loups affamés, ils se font peur…

— Attendez-moi, je vais l’appeler…

Gertrude enveloppa l’enfant dans sa capeline, le plaça près de la mère qu’elle couvrit de sa mante, et se mit en quête de la vieille voisine qu’elle trouva sommeillant près de son dévidoir. La vue d’une pièce d’or la réveilla et lui mit des ailes aux talons. Elle se chargea volontiers de trouver du lait, des vivres et du bois.

Gertrude retourna près de la malade. L’enfant s’était réchauffé et rendormi ; la mère regarda la jeune fille d’un air farouche ; sur ce visage altéré, mademoiselle de Mauprié crut reconnaître les principaux traits de la figure de son oncle et sentit sa pitié redoubler.

— Vous vous appelez madame Finoël ? demanda-t-elle enfin d’une voix timide.

— Oui… Rose Finoël, murmura la jeune femme, venez-vous de la part du bureau de charité ?

— Je suis envoyée par une personne qui connaît vos peines et qui veut les soulager.

La bouche de Rose Finoël prit une expression amère.

— Mes peines !… Et qui donc au monde peut avoir souci de mes peines ?

Gertrude lui répondit évasivement que son bienfaiteur désirait ne pas être connu ; alors la malade ferma les yeux d’un air de fatigue et d’indifférence.

— Après tout, murmura-t-elle, que me fait son nom ?… Tout m’est égal pourvu qu’on sauve mon petiot… Moi, je suis lasse, oh ! lasse !…

Elle renversa son front sur le traversin et tomba dans une sorte de torpeur. Gertrude assise près d’elle contemplait ses mains décharnées, son visage aux pommettes saillantes, aux yeux caves, encadré et pâli encore par des flots de cheveux noirs. A l’aspect de cette figure ravagée par la misère et la maladie, la jeune fille fut prise d’une pitié profonde ; elle oubliait son isolement, ses craintes, ses souffrances, et, comparant sa vie à celle de cette malheureuse, elle ne se trouvait plus à plaindre… Au bout d’une demi-heure, la mère Surloppe revint avec les provisions, on alluma le poêle, on fit chauffer du bouillon pour la mère et du lait pour l’enfant, puis Gertrude reprit sa mante et sa capeline.

— Vous partez !… vous me laissez ? soupira la jeune femme en rouvrant les yeux.

— Non pas, je vais faire une course et je reviens.

Tout en disant cela, Gertrude songeait aux circonstances imprévues qui allaient rendre sa mission plus délicate et plus difficile. La maladie de Rose Finoël, l’existence d’un enfant, compliquaient la situation et alourdissaient la responsabilité de l’orpheline. Elle se sentait solidaire de son oncle et songeait qu’il ne lui serait guère possible de reprendre ses occupations ordinaires, au moins avant que l’enfant fût confié à une nourrice. Elle chargea la vieille voisine de se procurer un matelas et des couvertures, et il fut convenu que Gertrude passerait la nuit près de la malade. Puis elle courut à l’auberge, écrivit à son oncle le récit de sa première visite et lui demanda de nouvelles instructions. Sur ses instances, Pitois reprit le soir même le chemin de Lachalade.

À son retour, Gertrude trouva la chambre de la côte Polval transformée ; l’or de l’oncle Renaudin avait fait merveille. Sur la table une petite lampe à la lumière égale et douce remplaçait la chandelle fumeuse ; le poêle réveillé d’un long sommeil bourdonnait gaiement et répandait une joyeuse chaleur ; le lit avait été regarni, et l’enfant, restauré et réchauffé, s’endormait sur les genoux de la vieille Surloppe, qui, d’une voix chevrotante, lui murmurait une antique chanson berceuse. La mère elle-même semblait moins malade, moins défaite.

Gertrude disposa dans un coin le matelas et les couvertures, posa l’enfant près de sa mère, puis congédia la vieille.

Elle marchait légèrement à travers la chambre, faisant ses préparatifs pour la nuit, ravitaillant le poêle, réchauffant le lait destiné au marmot… La malade, ouvrant à demi ses yeux affaiblis, la regardait curieusement et suivait ses moindres gestes avec une surprise mêlée d’attendrissement. A la fin, Gertrude, ayant achevé de tout préparer, vint s’asseoir au chevet du lit et vit Rose Finoël qui pleurait.

— Qu’avez-vous ? lui demanda-t-elle.

Pour toute réponse, Rose Finoël prit l’une des mains de son interlocutrice et la couvrit de larmes et de baisers.

— Merci, dit-elle enfin, cela me fait du bien de pleurer. Il y avait si longtemps que personne ne s’inquiétait plus de moi !

— Vous n’avez point d’amis ?

— Je suis seule au monde.

— Mais,… le père de cet enfant ? hasarda timidement Gertrude.

La figure de la malade reprit une expression de tristesse poignante.

— Celui-là est loin !… Et pourtant, murmura-t-elle d’un air sombre, nous étions mariés, mariés à l’église et à la mairie ;… mais la misère l’a effrayé… Il est parti, il y a deux mois, et je n’ai plus entendu parler de lui.

Elle regarda Gertrude qui fit un geste de surprise.

— Il ne faut pas lui en vouloir, s’écria-t-elle vivement, j’ai été bien heureuse avec lui dans les premiers temps !…

— Mais il vous a abandonnée, et c’est une lâcheté !

Rose Finoël haussa les épaules.

— Dans ma famille, c’est notre lot d’être abandonnées… Ma mère l’a été par son amant, moi, par mon mari… Je remercie le bon Dieu de m’avoir donné un garçon,… les filles sont trop malheureuses !…

Elle jeta un regard plus doux sur l’enfant endormi à son côté.

— Voyez-vous, reprit-elle, il ressemble à son père… Quoique Finoël m’ait laissée là, je ne peux pas lui en vouloir… Je l’aime toujours !… Nous avons été si heureux ensemble dans les commencements ! Nous autres, pauvres gens, il ne faut pas nous mesurer avec la même aune que les gens à l’aise… A quinze ans, j’étais orpheline et je gagnais mon pain dans une filature, et si vous saviez ce que c’est que la vie de fabrique pour les filles !… Je m’étonne de n’y être pas devenue plus mauvaise… Quand j’ai connu Finoël, j’avais déjà vingt-sept ans, et lui n’en avait que vingt-trois… J’étais trop vieille pour lui, mais alors je n’y pensais pas, je l’aimais comme une folle… Oh ! les premiers temps de notre mariage ! Nous allions, le dimanche, goûter dans les petits bois du Juré et nous revenions bras dessus bras dessous par la route de Combles et la Ville-Haute… Comme les tilleuls sentaient bon !… Voyez-vous, j’ai eu bien des maux depuis, mais j’oublie tout quand je pense à ces six mois-là. Six mois !… et puis on l’a renvoyé de la fabrique, et le cabaret l’a pris. Alors sont arrivés les mauvais jours, les gros mots, les batteries. Je suis devenue grosse ; notre location finissait à Noël et on menaçait de nous mettre dehors… Un matin il est parti… On dit qu’il est allé en Alsace… Je lui pardonne tout en pensant à nos six mois de bon temps !

Elle ferma les yeux et reposa sa tête sur le traversin. L’expression farouche de sa physionomie s’était adoucie, et Gertrude, la voyant s’assoupir, se jeta sur le matelas préparé par la voisine. Elle s’endormit profondément et ne s’éveilla le lendemain matin qu’aux cris de l’enfant qui demandait à boire…

Trois jours après, au moment où Gertrude quittait son auberge pour se rendre chez Rose Finoël, le facteur lui apporta une lettre de l’oncle Renaudin. Le vieillard la priait de prendre soin de la mère et de mettre l’enfant en nourrice ; il lui indiquait en même temps l’adresse d’une femme de Beauzée, qui se chargerait volontiers du marmot et qui était déjà prévenue de sa prochaine arrivée ; enfin, il terminait en lui recommandant prudence et discrétion.— Le même jour, Gertrude, voyant Rose plus calme, lui parla de la nécessité de faire suivre à son enfant un régime plus salutaire et l’amena peu à peu à l’idée d’une séparation. La malade poussa un long soupir :

— Oui, vous avez raison, répondit-elle, il faut qu’une autre femme le nourrisse de son lait… Je ne veux pas qu’il souffre et je consens à tout… Laissez-le-moi seulement encore un jour ou deux. Je sens que je n’irai pas plus loin…

En effet, elle s’affaiblissait visiblement ; heure par heure, la vie abandonnait son corps épuisé. Le lendemain, vers le soir, elle appela Gertrude et la pria de lui apporter l’enfant. Elle regarda le marmot de toute la force de ses yeux déjà voilés par l’agonie, puis elle dit :

— Promettez-moi de le porter vous-même à la nourrice… Pauvre petiot, je meurs trop tôt pour lui !… Je ne sais pas qui vous a poussée à me vouloir du bien, mais je vous en supplie, n’abandonnez pas mon enfant !… Si je m’en vais avec l’idée que vous aurez soin de lui, je mourrai tranquille.

Gertrude la rassura et lui promit de veiller elle-même sur l’orphelin.

— Merci, reprit Rose Finoël en cherchant la main de la jeune fille et en essayant de la serrer dans sa main glacée, vous êtes bonne, vous !… Je souhaite que vous ayez une vie heureuse. Moi, je n’ai eu que six mois de bon… le reste n’a été que fatigue et misère… un cauchemar après six mois de beaux rêves !… A cause de ce bon temps-là je pardonne à ceux qui m’ont mise au monde… Mais je suis lasse, bien lasse… Donnez-moi encore le petiot que je l’embrasse… Et maintenant adieu à tout !

Après une courte agonie, elle s’endormit du sommeil suprême…

Tandis que la vieille voisine veillait la morte, Gertrude courait au bureau de la voiture de Clermont et retenait une place pour Beauzée. On lui en promit une pour le lendemain au soir. Comme elle sortait du bureau, une femme surgit de l’ombre du porche et parut l’examiner. Gertrude hâta le pas, un secret pressentiment lui disait qu’elle était suivie ; en effet, en tournant la tête, elle aperçut une forme vague qui marchait dans la même direction qu’elle. Alors la peur la prit, elle se mit à courir, et, s’engageant dans les petites rues qui avoisinent Polval, elle ne suspendit sa course qu’après avoir eu la certitude qu’on avait perdu sa trace. Cet incident redoubla son désir de partir au plus vite et de sortir enfin de la situation fausse où elle se trouvait.

L’enterrement eut lieu le lendemain : Gertrude n’y assista pas. Le soir venu, elle paya largement la vieille, et, n’emportant de cette maison qu’une boucle des cheveux de la morte, comme un souvenir pour le petit, elle partit avec l’orphelin, chaudement emmailloté, qui se plaignait doucement et qui finit par s’endormir au roulis de la voiture.

Le trajet de B… à Beauzée n’est pas bien long et la nuit n’était pas trop avancée quand Gertrude frappa à la porte de la nourrice. C’était une forte gaillarde, femme d’un rémouleur. Comme elle était prévenue, elle reçut l’enfant sans trop d’étonnement ni de questions. Elle avait l’air d’une brave femme, et elle promit de choyer le nourrisson comme s’il eût été à elle. Gertrude lui donna tout l’argent qu’elle demanda, et, après lui avoir indiqué son adressa à B… et lui avoir fait de minutieuses recommandations, elle repartit par le courrier du matin.

Il lui tardait de rentrer à son magasin. Pâlie et affaiblie par plusieurs nuits de veille, elle éprouvait néanmoins une certaine satisfaction en se sentant secouée par les cahots du courrier. Elle se disait qu’elle avait rempli jusqu’au bout et sans encombre sa triste mission, que son oncle serait content d’elle, qu’elle allait enfin pouvoir reprendre sa vie régulière, et qu’elle pourrait penser librement et tout le jour à Xavier. Elle se sentait soulagée d’un poids énorme, et quand la voiture s’arrêta dans la rue de la Rochelle, ce fut avec bonheur qu’elle sauta sur le trottoir, courut prendre son paquet à l’auberge, et se dirigea vers la maison des demoiselles Pêche.