Gertrude et Véronique/Le secret de Gertrude/VIII

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 117-134).


VIII


L’atelier était dans un état de sourde effervescence. La veille au soir, Héloïse, après avoir porté un chapeau à une pratique, était rentrée avec un air de consternation tragique où perçait néanmoins une certain pointe de satisfaction. Elle s’était assise bruyamment et avait repris son ouvrage en poussant de gros soupirs.

— Qu’y a-t-il donc, Héloïse ? demanda mademoiselle Hortense, qui savait les façons de son ouvrière et à qui cette mise en scène n’avait pas échappé.

— Ah ! soupira de nouveau celle-ci, on a bien raison de dire que les apparences sont trompeuses… Les fruits qui ont meilleure mine sont les plus véreux, et il faut manger un boisseau de sel avec les gens avant de les connaître…

Intriguées par ce préambule, toutes les ouvrières avaient relevé la tête et regardaient Héloïse.

— Quant à moi, continua-t-elle, on conviendra au moins que je n’y ai pas été prise et que je me suis tenue sur mes gardes.

Mademoiselle Célénie agita nerveusement son aune, et de sa voix la plus virile :

— Héloïse, s’écria-t-elle impatientée, vous avez une manière de dire les choses qui me fait bouillir le sang… Où voulez-vous en venir avec vos proverbes ?

— Pardon, Mademoiselle, laissez-moi un peu respirer… Je suis encore ahurie de ce que j’ai vu.

— Vu, quoi ? … reprit mademoiselle Célénie.

Héloïse coiffa solennellement une tête de carton avec le chapeau qu’elle était en train de confectionner, puis regardant son auditoire :

— Eh bien ! commença-t-elle enfin, que diriez-vous si vous appreniez que mademoiselle de Mauprié n’a pas bougé de la ville, et que son prétendu voyage à Lachalade n’était qu’une invention ?

Elle secoua la tête et ses regards triomphants firent le tour de l’atelier.

— Qu’est-ce que vous me contez là ? s’écria mademoiselle Célénie en haussant les épaules.

— Je n’ai pas l’habitude de faire des contes, répliqua Héloïse piquée au vif, et je ne dis que ce que j’ai vu. Voici au surplus comment la chose est arrivée. Vous savez qu’hier j’ai été porter un chapeau à la diligence de Clermont ; je m’en revenais et j’étais déjà sous le porche, quand j’ai entendu dans le bureau une voix qui ne m’était pas inconnue… La personne qui parlait au facteur des messageries retenait une place pour le lendemain dans le courrier qui passe à Beauzée. J’aurais juré que c’était la voix de Gertrude, et pour m’en assurer, j’ai attendu sous le porche. La personne est sortie. C’était une femme dont la tête était enveloppée dans une capeline et dont la tournure ressemblait à celle de mademoiselle de Mauprié. Intriguée, j’ai voulu voir où elle allait, mais elle s’est aperçue, sans doute, que je la suivais ; elle a pris ses jambes à son cou et je l’ai perdue dans les petites ruelles qui montent à la Ville-Haute… J’ai voulu en avoir le cœur net, et ce soir, à l’heure du courrier, je suis allée me camper derrière la grande porte des messageries ; là j’ai vu, comme je vous vois, Gertrude revenir et monter en voiture, mais cette fois, elle n’était pas seule…

Héloïse fit une pause et poussa un long soupir. Toutes les têtes se tournèrent de son côté.

— Elle portait dans ses bras, continua-t-elle, un petit enfant qui criait faiblement comme font les nouveau-nés.

Un murmure courut dans l’atelier, et il y eut un moment de silence.

— L’aventure est étrange, reprit mademoiselle Hortense, mais, comme vous le disiez tout à l’heure, les apparences sont trompeuses, et je ne puis pas croire que Gertrude…

— Je ne suis pas médisante, répliqua Héloïse, mais dame ! vous conviendrez, Mademoiselle, que cela donne à penser… Une fille noble qui laisse sa famille et son pays pour se faire ouvrière ; ce cousin qui arrive et s’en va, on ne sait pourquoi ; ce prétendu départ, puis ce marmot qui tombe du ciel… Avez-vous remarqué comme Gertrude pâlissait et maigrissait depuis le printemps dernier ?

— Ça, c’est un fait ! murmurèrent les apprenties autour de la table ronde.

Mademoiselle Célénie rétablit le silence en frappant le parquet avec son aune.

— Héloïse, ma fille, s’écria-t-elle d’une voix sévère, je vous ai déjà dit que vous étiez trop prompte à juger votre prochain !… Votre histoire est étrange, j’en conviens, mais qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son, et, pour se prononcer, il faut attendre les explications de mademoiselle de Mauprié… D’ici là, Mesdemoiselles, je désire qu’on garde le silence, et je renverrai la première péronnelle dont la mauvaise langue tournera de travers !

Cette menace énergique mit un terme aux bavardages, mais n’empêcha nullement toutes ces cervelles féminines de travailler. Quand, le surlendemain, Gertrude entra dans l’atelier, tous les yeux épièrent ses moindres gestes. Les fillettes de la table ronde échangèrent des coups de coude significatifs et commentèrent en chuchotant la pâleur et l’air fatigué de la voyageuse. L’accueil fait à la jeune fille était trop froid pour qu’elle ne le remarquât pas ; il était si différent de celui qu’elle avait reçu jadis à son arrivée dans ce même atelier ! Le poêle de faïence bourdonnait pourtant encore comme autrefois, comme autrefois un clair soleil d’hiver, se glissant à travers les rideaux de mousseline, faisait miroiter les panneaux des armoires et chatoyer les vives couleurs des rubans et des fleurs artificielles ; seules, les figures penchées au-dessus des têtes de carton ne se déridaient pas. Toutes les bouches étaient pincées et tous les yeux baissés. Mademoiselle Hortense ne se leva pas pour baiser au front la nouvelle arrivante ; mademoiselle Célénie demeura muette et sembla plus occupée que jamais à tailler des patrons de robe. Gertrude alla se débarrasser de son costume de voyage, et lorsque, après quelques instants passés dans sa chambre, elle reprit sa place près de l’estrade d’Héloïse, celle-ci, rassemblant précipitamment ses ciseaux, ses rubans et sa boîte à ouvrage, recula sa chaise et ramena les plis de sa jupe, comme si elle eût craint le contact d’une pestiférée.

Cependant Héloïse était démangée de l’envie de parler ; il lui tardait de prendre sa revanche, de confondre sa rivale par une parole bien sentie et de lui prouver qu’elle n’était pas dupe. Dès qu’elle vit Gertrude installée, elle profita du plus beau moment de silence, et d’une voix ironiquement mordante :

— J’espère, dit-elle très haut, que vous avez fait un bon voyage, mademoiselle… Comment se porte votre cousin ?…

— Héloïse ! interrompit mademoiselle Célénie.

Jamais l’organe viril de mademoiselle Pêche cadette n’avait encore donné un volume de son aussi formidable. Ce fut comme un coup de tonnerre. La grande Héloïse obéit à cette foudroyante injonction et se renferma de nouveau dans un superbe silence. Quant à Gertrude, aussi étonnée de la colère de mademoiselle Pêche que de l’ironie de sa voisine, elle rougit et promena autour d’elle ses beaux yeux surpris. Mais tous les regards semblaient éviter les siens, et toutes les têtes se penchaient plus attentivement sur les coiffures et les nœuds de ruban. Un silence profond régna dans l’atelier. Consternée et ne comprenant rien à ces façons étranges, Gertrude essayait en vain de se remettre à la besogne ; ces démonstrations inexplicables l’avaient frappée au cœur. Ses mains tremblaient, et elle parvenait à grand’peine à enfoncer son aiguille dans la soie. Deux mortelles heures se passèrent ainsi, puis midi sonna. Héloïse descendit majestueusement de son estrade, les apprenties déposèrent leur ouvrage et toutes s’en allèrent dîner. Gertrude, restée seule avec les demoiselles Pêche, se leva à son tour, et ses yeux, où roulaient des larmes, interrogèrent les deux vieilles filles qui se tenaient devant elle et se regardaient d’un air grave.

Le moment d’une explication était venu.

— Mademoiselle,… commença solennellement Hortense Pêche en quittant ses lunettes ; mais elle fut interrompue par son impétueuse sœur.

— Hortense, dit mademoiselle Célénie, laisse-moi d’abord poser une question à mademoiselle de Mauprié… Gertrude, poursuivit-elle de sa voix la moins rude, ayez confiance en moi et parlez franchement : où êtes-vous allée en quittant la maison, la semaine dernière ?

— A Lachalade, répondit Gertrude, non sans rougir.

— Ah !… Et vous y êtes restée tout le temps ?

La jeune fille réfléchit un moment, puis répondit d’une voix ferme :

— Non, Mademoiselle.

— A la bonne heure… On prétend que vous n’avez pas quitté la ville… Certes, nous n’avons nul droit de nous mêler de vos affaires, mais nous sommes responsables de vous jusqu’à un certain point ; c’est pourquoi je me permettrai d’insister… Pouvez-vous me rendre compte de l’emploi de votre temps ?

La figure de Gertrude prit une expression plus inquiète. Elle commençait à comprendre dans quel embarras elle s’était jetée, et cependant elle hésitait encore à répondre d’une façon explicite.

— Non, répondit-elle d’une voix tremblante, je ne puis malheureusement entrer dans aucun détail… Il est vrai que je suis restée à B…, les affaires qui m’y ont retenue ne sont pas les miennes, et j’ai promis de me taire… Pardon, Mademoiselle, je dois tenir ma promesse… Mais je vous jure que je n’ai rien à me reprocher.

Mademoiselle Hortense poussa un soupir et Mademoiselle Célénie fronça les sourcils.

— Tant mieux pour vous, reprit celle-ci durement, si votre conscience est en repos ; mais cela ne suffit pas aux yeux du monde, et le scandale n’en existe pas moins.

— Le scandale ! s’écria Gertrude.

Mademoiselle Célénie, dardant ses yeux gris sur la figure de la jeune fille, se tenait devant l’image des vierges sages et des vierges folles, que le soleil éclairait en ce moment de sa pleine lumière, et la terrible demoiselle Pêche avait l’air de commenter avec son aune la parabole évangélique ; ou plutôt elle semblait elle-même une des triomphantes vierges sages, descendue de la vieille image d’Épinal…— Le scandale ! répéta Gertrude atterrée… Elle frémissait de la tête aux pieds et la voix lui manqua. Le scandale ! Ce seul mot avait révolté toute sa fierté, mais sa consternation était si grande que pas une parole ne pouvait sortir de sa gorge étranglée par l’émotion. Enfin, ses dents se desserrèrent et elle dit en relevant les yeux vers la vieille fille :

— Que me reproche-t-on, et qu’a le monde à faire avec ce qui s’est passé ?

— A tort ou à raison, répliqua mademoiselle Célénie, le monde jase… Tout se sait. On a appris que vous étiez restée à B… clandestinement, on vous a surprise portant en cachette un enfant nouveau-né dans vos bras… Est-ce vrai ?

— C’est vrai… Mais je ne comprends pas…

— Vous ne comprenez pas ! s’écria mademoiselle Célénie. Comment, vous êtes jolie… Vos manières distinguées, — coquettes même, — n’ont que trop attiré l’attention sur vous… Vous vous absentez mystérieusement, puis on vous rencontre la nuit avec un enfant sur les bras, et vous ne comprenez pas qu’on va dire que cet enfant est à vous ?…

— A moi ! fit Gertrude indignée.

Elle était pâle comme une morte et elle fut obligée de s’appuyer contre la table. Ses yeux étincelants allaient de mademoiselle Hortense à mademoiselle Célénie, qui toutes deux la regardaient en secouant la tête.

— Mais c’est une calomnie, dit-elle enfin, cela n’est pas !… Vous ne le croyez pas, vous ne pouvez pas croire une chose pareille !

Il y avait un tel accent de sincérité dans cette protestation, qu’elle ébranla la conviction grandissante de la sœur aînée.

— Certainement, commença-t-elle, nous avons toujours eu de l’estime pour vous et nous ne demandons pas mieux que d’être convaincues de votre innocence ; mais le monde est méchant, il croit le mal facilement, et les apparences sont contre vous, Gertrude !

— Où est la mère de cet enfant ? reprit mademoiselle Célénie.

— Elle est morte.

— Et le père ?

— Il a quitté la ville.

— Mais, vous, comment vous êtes-vous occupée de cette affaire et qui vous a jetée dans une pareille aventure ?

— Cela, je ne puis le dire, répondit Gertrude accablée ; je le répète, j’ai promis le secret.

— Comment voulez-vous qu’on se contente d’une réponse semblable ? reprit mademoiselle Célénie brusquement ; vous le voyez, tout vous accuse…

Gertrude commençait en effet à reconnaître que la vieille fille avait raison, et des sanglots agitaient convulsivement ses lèvres.

— Mais, s’écria-t-elle en joignant les mains avec désespoir, je ne mens pas, moi !… D’ailleurs il y a des témoins qui peuvent affirmer la vérité de ce que je dis… Il y a une vieille femme qui a vu naître l’enfant et mourir la mère… Elle demeure à Polval et s’appelle la mère Surloppe.

En entendant ce nom, les deux sœurs échangèrent de nouveau un regard attristé, puis mademoiselle Hortense répliqua froidement :

— Ce témoignage-là vous serait plus nuisible qu’utile, ma chère. La vieille femme dont vous parlez a une mauvaise réputation et personne n’ajouterait foi à ses propos… D’ailleurs, il vous resterait à expliquer comment vous avez été mêlée à de pareilles gens… Pouvez-vous le faire ?

Gertrude resta muette.

— Non ?… Eh bien ! j’en suis désolée, mais dans la circonstance, nous sommes obligées de prendre une décision sévère… Il y a eu scandale…

— Et notre maison ne doit pas même être soupçonnée ! acheva d’une voix mâle mademoiselle Célénie, sans se douter qu’elle répétait le mot de César.

Mademoiselle Hortense poussa un profond soupir.

— Nous ne pouvons pas vous garder, mon enfant, vous le voyez.

— Je vois que je suis perdue ! murmura Gertrude, et en même temps son visage fut inondé de larmes. Les sanglots secouaient sa poitrine, elle se tordait les mains ; tout à coup sa tête se pencha en arrière, ses genoux ployèrent et elle tomba sur le parquet. La fatigue du voyage et la secousse violente produite par cette dernière scène venaient de déterminer une crise nerveuse.

— Ah ! mon Dieu, elle se trouve mal ! s’écria mademoiselle Célénie, nous avons été trop dures aussi… Hortense, cours vite chercher le vinaigre des quatre voleurs !

En même temps elle s’agenouilla près de Gertrude, la soutint dans ses bras, déboutonna sa robe, et finalement se mit à lui baiser affectueusement le front en lui prodiguant de doux noms enfantins.— Sous ses manières de gendarme, mademoiselle Célénie cachait des trésors de tendresse maternelle.— Elle transporta Gertrude dans sa propre chambre et la mit au lit, puis elle la confia à la garde de la vieille Scholastique et courut chez le pharmacien… En revenant à elle, la jeune fille vit la vieille bonne à son chevet. Elle était encore trop faible pour pouvoir parler ; on lui fit avaler un cordial et elle s’endormit profondément ; quand elle se réveilla, il faisait nuit et la tranquillité de la rue indiquait une heure avancée. Une veilleuse éclairait la chambre, et dans un grand fauteuil mademoiselle Célénie, tout habillée, sommeillait bruyamment. Gertrude passa les mains sur son front, se rappela la scène de la matinée et se sentit prise d’un nouvel accès de désespoir.— Elle, si pure et si fière de sa pureté, se trouvait soupçonnée d’une faute dont la seul pensée la faisait frémir d’indignation ; les demoiselles Pêche la croyaient coupable et tout l’atelier sans doute partageait cette conviction… Et demain son nom— le nom de Mauprié ! — courrait la ville escorté de bruits calomnieux, et cette rumeur honteuse parviendrait jusqu’à Xavier !… A cette idée son cœur fut déchiré et elle se remit à pleurer… Certes, Xavier avait l’esprit trop élevé et trop de confiance en elle pour croire aussi facilement une calomnie ; mais il était jaloux et soupçonneux… Un doute pouvait se glisser dans son esprit, un doute n’était-ce pas déjà trop ?… Rien qu’en y songeant, Gertrude sentait toute sa fierté se soulever… Elle se disait qu’un soupçon de la part de Xavier suffirait pour creuser entre eux un abîme, — et elle pleurait sur son amour, sur son seul bonheur cruellement menacé…
— Non, pensait-elle, je ne veux pas être soupçonnée ; il faut que celui qui a fait le mal le répare… J’irai trouver mon oncle, et je le supplierai de parler…

Toute la nuit se passa de la sorte. Enfin l’aube grise d’un jour de décembre commença d’éclairer les vitres des fenêtres… Le froid du matin réveilla mademoiselle Célénie, qui étira un moment ses grands bras, courut au chevet de la jeune fille, et lui demanda comment elle se trouvait.

— Mieux, Mademoiselle, merci ! répondit Gertrude.

Puis essuyant ses larmes :

— Mademoiselle, je ne suis pas coupable, je vous le jure !… Il y a une personne qui peut d’un mot éclairer tout ce qui paraît équivoque dans ma conduite, et me justifier aux yeux du monde… Je veux aller trouver cette personne, elle ne refusera pas de me dégager de mon serment, et je serai lavée de ces soupçons calomnieux… Ayez la bonté de me procurer une voiture de louage.

— Mais vous êtes trop faible pour vous mettre en route ce matin ! s’écria mademoiselle Célénie.

— Il le faut, et je me sens plus forte… Je ne puis supporter les doutes qui pèsent sur moi… J’en mourrais !

Mademoiselle Célénie se laissa convaincre, et Gertrude s’habilla. Vers midi une vieille calèche s’arrêta devant le magasin et la jeune fille, encore un peu faible et très pâle, y monta après avoir embrassé les demoiselles Pêche.

Le cheval de louage était vieux et assez mauvais trotteur ; le conducteur assoupi sur son siège le fouettait mollement ; aussi 8 heures sonnaient quand on entra à Lachalade. A cette heure, tout le monde devait être couché dans la maison de l’oncle Renaudin, et Gertrude pensa qu’il était préférable de remettre au lendemain la démarche qu’elle se proposait de faire. Bien qu’il lui en coûtât, elle résolut de demander l’hospitalité à sa tante et dit au conducteur d’arrêter son cheval devant le logis Mauprié. Une lumière brillait entre les fentes des volets du rez-de-chaussée ; Gertrude frappa timidement et attendit toute frissonnante.

Au bout de quelques instants, la porte s’entr’ouvrit et Honorine parut sur le seuil. Elle poussa une exclamation en voyant Gertrude ; celle-ci prit son paquet des mains du conducteur et suivit silencieusement sa cousine jusque dans la salle à manger.

La salle avait toujours le même aspect, et les mêmes figures entouraient la table de toile cirée ; — Xavier était seul absent.— Madame de Mauprié, son mouchoir à la main, lisait gravement son livre d’heures ; Gaspard frottait son fusil et sifflait d’un air triomphant, tandis que Phanor sommeillait devant l’âtre, et que Reine, debout devant la vieille glace, essayait un bonnet de crêpe noir.

— C’est Gertrude ! dit Honorine, en poussant sa cousine devant elle.

La veuve se leva d’un air solennel. Reine fit une légère exclamation, et Gaspard regarda la jeune fille d’un air ironique :

— C’est affaire à toi, s’écria-t-il, et tu n’as pas perdu de temps !

Gertrude ne lui répondit pas et, s’avançant vers madame de Mauprié :

— Je suis venue, ma tante, vous demander l’hospitalité pour cette nuit ; je désire avoir demain un entretien avec mon oncle Renaudin.

Gaspard haussa les épaules et madame de Mauprié passa son mouchoir sur ses yeux.

— Tu viens trop tard ! soupira Honorine.

Gertrude les regardait tous sans bien comprendre de quoi il s’agissait.

— Qu’y a-t-il donc ? murmura-t-elle enfin.

— Votre oncle est mort la nuit dernière, ma nièce.

— Il a rendu sa vieille âme à Dieu ! continua Gaspard d’un ton qui n’avait rien d’attristé.

— Nous héritons, ma chère ! s’écria Reine.

— Mort ! dit Gertrude accablée… Elle s’assit sur une chaise et s’évanouit.