Gertrude et Véronique/Le secret de Gertrude/X

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 156-174).


X


La santé de Gertrude, déjà altérée depuis quelque temps, ne résista pas aux secousses produites par cette pénible scène. Le soir même, la jeune fille fut prise d’une fièvre violente, et Fanchette fut obligée de l’aider à se mettre au lit. Le lendemain, le mal au lieu de diminuer s’aggrava ; le médecin que Pitois était allé chercher en toute hâte, reconnut les symptômes d’une fièvre muqueuse et déclara que l’état de Gertrude réclamait les soins les plus assidus, ainsi que les plus grandes précautions. On se procura une garde, et Pitois fit sentinelle dans la cour, bien résolu à jeter à la porte le premier Mauprié qui s’aviserait de venir troubler la malade.

Pendant ce temps Xavier se promenait à travers son atelier, attendant la visite promise, et jetant à chaque minute un coup d’œil sur la route. Les événements de la veille l’avaient profondément bouleversé. Toujours, dans ses châteaux en Espagne, lorsqu’il bâtissait en l’air l’avenir de sa cousine et le sien, il avait distribué les rôles autrement. Il avait rêvé de subvenir seul aux charges de mariage, de gagner une fortune à l’aide de sa sculpture, puis de courir à B… et de dire à Gertrude : « Maintenant me voilà riche, laisse là ton magasin et sois ma femme ! » — La mort de l’oncle Renaudin et le singulier testament du vieillard venait d’intervertir les rôles. Il était probable que les dernières dispositions du défunt ne seraient que la confirmation de ce premier testament, et que Gertrude serait instituée légataire universelle… Elle deviendrait riche et lui resterait pauvre… Il aimait trop sa cousine pour lui en vouloir à cause de ce brusque changement, mais il n’en éprouvait pas moins une déception douloureuse. Il ne pouvait plus offrir sa main à Gertrude ; il aurait eu l’air de réclamer l’exécution d’un engagement devenu avantageux pour lui ; il se croyait obligé d’attendre que la jeune fille vînt spontanément lui rappeler sa promesse, et il se disait que, même dans ce cas, il aurait encore l’air de faire un mariage intéressé.

Il songeait à tout cela et sentait son agitation s’accroître à mesure que s’approchait l’heure probable de la visite attendue. Il avait disposé son atelier avec une certaine coquetterie, afin que les moindres objets eussent l’air de fêter la bienvenue de Gertrude. Les grands vases de faïence, qui se dressaient aux quatre coins, avaient été garnis de branches de houx aux baies rouges. Les panneaux sculptés les mieux réussis avaient été placés aux endroits les mieux éclairés ; le grand dressoir avait été épousseté et frotté dès le matin, et un bon feu faisait bourdonner le poêle… Cependant l’après-midi avançait, le coucou rustique avait déjà sonné deux heures, puis trois, puis quatre, et personne ne venait. Xavier se promenait fiévreusement à travers l’atelier, puis collant son front au vitrage du châssis, parcourait d’un regard inquiet la route déserte… Personne ! Il prêtait l’oreille et n’entendait que le bruit du vent dans la futaie voisine ou le murmure grossissant du ruisseau de la Gorge-aux-Couleuvres. Enfin la nuit vint et l’atelier s’emplit d’obscurité ; seule, la flamme du brasier qu’on apercevait par la petite porte du poêle jetait encore çà et là de mourantes lueurs. Le jeune homme commença alors à désespérer. « Elle ne viendra plus maintenant se disait-il, est-ce qu’elle serait déjà embarrassée de tenir sa promesse ?… Sa nouvelle fortune l’aurait-elle changée à ce point ?… Non, non, c’est impossible !… » Et il recommençait sa promenade agitée autour des établis silencieux…

Quand la femme chargée de son ménage lui apporta à souper, elle le trouva assis tout morose près du poêle éteint. Il ne mangea pas et ne put dormir. Sitôt le jour levé, il courut frapper à la porte de l’Abbatiale. Pitois lui répondit par le guichet :

— Mademoiselle de Mauprié est très malade…

Là-dessus le guichet se referma impitoyablement, et Xavier, plus tourmenté que jamais, résolut de passer chez sa mère.

Honorine préparait le café du matin, tandis que Gaspard bouclait ses guêtres et que la veuve dévidait un écheveau de laine.

— Savez-vous que Gertrude est malade ? dit Xavier en entrant.

— Je l’ai appris hier, répliqua madame de Mauprié, et comme je ne transige jamais avec un devoir de famille, je suis allée à l’Abbatiale avec Reine offrir mes services ; mais nous avons été reçues par ce manant de Pitois qui ne nous a même pas laissées entrer dans la cour.

— Parbleu ! elle est fine, l’enjôleuse !… s’écria Gaspard ; cette maladie est un prétexte pour éviter les explications et se rendre intéressante. Vous avez été bien bonne de vous déranger, ma mère, surtout après ce que nous avons su hier soir au sujet de notre gracieuse cousine !

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Xavier.

— Il y a, reprit Honorine, que huit jours avant la mort de notre oncle, mademoiselle Gertrude est venue ici en cachette et a passé toute une nuit au chevet du bonhomme.

— Quel conte ! fit Xavier en haussant les épaules.

— C’est l’exacte vérité, dit madame de Mauprié, je tiens le détail de la propre cousine de Fanchette…

— C’est tout bonnement une captation, reprit Gaspard en ricanant ; mais patience ! tout n’est pas dit et je ferai casser le testament !

— Déjeunes-tu avec nous ? demanda Honorine.

— Merci !… Et Xavier s’enfuit désolé à son atelier.

Il ne pouvait croire à une pareille trahison. Gertrude était certainement calomniée. Il se rappela alors que sa cousine lui avait dit en sortant du cimetière : « Si quelqu’un m’accusait, ne me juge pas avant de m’avoir entendue. » — Oui, pensa-t-il, je veux avoir confiance, et j’attendrai qu’elle puisse s’expliquer. Mais en me faisant cette recommandation, elle prévoyait donc qu’on pourrait l’accuser ?…— Il avait beau lutter, les soupçons revenaient toujours, et son inquiétude grandissait. Il n’avait plus de goût pour le travail, passait la plupart de ses journées accoudé sur son établi, et ne reprenait un peu d’animation que le soir, à l’heure où il montait à l’Abbatiale pour avoir des nouvelles. La réponse que lui faisait l’inflexible Pitois variait peu et n’était guère encourageante. Cependant un matin de la fin de janvier, la figure du vieux garde parut moins farouche. « Il y a du mieux, » répondit-il à Xavier en refermant la porte plus doucement que d’habitude.

La fièvre en effet avait disparu, et Gertrude commençait à entrer en convalescence. Elle était encore très faible et ne pouvait se lever, mais sa tête était redevenue libre. Sa première pensée fut pour Xavier. « Comment doit-il me juger ? » se demandait-elle en soulevant sur l’oreiller, sa figure pâle comme une fleur de narcisse. Il lui tardait de le voir, et chaque jour elle questionnait le médecin sur l’époque où elle pourrait sortir. Celui-ci l’exhortait à la patience, puis il recommandait à Pitois de tenir ferme et d’éviter à la convalescente toute espèce d’émotion.

Les Mauprié ne s’étaient plus représentés à l’Abbatiale, mais ils n’épargnaient guère Gertrude, et un nouvel incident avait encore alimenté leurs médisances. Un beau matin, le commissionnaire des Islettes avait envoyé la malle que Gertrude avait laissée chez les demoiselles Pêche, et cet envoi était accompagné d’une lettre fort sèche de mademoiselle Hortense, adressée à madame de Mauprié. Dans cette épître, peu bienveillante, mademoiselle Pêche aînée annonçait que « les absences trop fréquentes » de Gertrude avaient déterminé le remplacement de la jeune fille, « le premier devoir des ouvrières de la maison étant, avec la moralité, la plus ponctuelle exactitude. »

Le jour même de la réception de cette missive, Reine et sa sœur daignèrent honorer d’une visite l’atelier de leur frère. Leur instinct féminin ne les avait pas trompées sur l’intérêt que Xavier portait à Gertrude, et elles lui communiquèrent triomphalement la lettre de mademoiselle Hortense Pêche.

— Tu vois, dit Honorine, la modiste parle des absences fréquentes de Gertrude… Mademoiselle voyageait pour ses intérêts.

— Pourquoi ne lui avez-vous pas donné connaissance de cette lettre ?

— Est-ce qu’on peut entrer chez elle ? reprit Reine ironiquement, elle fait défendre sa porte.

— Elle est malade, objecta Xavier.

— Oh ! malade… reprit Honorine en hochant la tête, je ne crois guère à cette maladie ; d’ailleurs son mal ne l’empêche pas de se lever, car on l’a vue aller et venir dans la maison…

Cette visite laissa à Xavier une sourde irritation. La lecture de cette lettre avait exaspéré tous ses soupçons. Il se rappelait avec amertume la froide attitude de sa cousine le jour de l’enterrement, l’embarras avec lequel elle avait accueilli certaines questions, puis il se souvenait des propos échappés un jour au courrier de Sainte-Menehould, et dans tous ces menus détails il trouvait un aliment pour sa jalousie naissante. Il avait cessé d’aller chaque soir à l’Abbatiale, et vivait de plus en plus solitaire, évitant avec le même soin la maison de sa mère et celle de sa cousine…

Cependant, avec le mois de février, de plus claires journées étaient venues. L’air s’était attiédi, la neige s’était fondue dans les prés ; un doux vent avait balayé les nuages, et le ciel était bleu par places. Au bord des haies, les chatons des noisetiers commençaient à jaunir, et les fleurs des cornouillers ouvraient leurs étamines d’or aux nœuds des branches nues. Une après-midi, le vent du sud envoyait de si caressantes brises, que Xavier entre-bâilla les vitres du châssis, et par cette ouverture les rayons du soleil envahirent l’atelier. Xavier, rêveur, avait déposé son maillet et son ciseau, et s’accoudant à l’établi, il s’était mis à songer au temps passé, — à la soirée où il avait dit adieu à Gertrude tandis que les chevaux piaffaient devant l’auberge des Islettes, — à la journée d’été où il avait déclaré son amour sous la tonnelle des demoiselles Pêche… Il repassait avec mélancolie tous ces souvenirs si lumineux, il regardait à travers les vitres les nuages blancs fuir sur le bleu du ciel, et il se demandait si ce n’était point là l’image de son bonheur évanoui, quand tout à coup le loquet s’agita, la porte de l’atelier s’ouvrit timidement, et une svelte figure de jeune fille apparut dans un rayon de soleil.

— Gertrude ! s’écria Xavier.

C’était elle en effet, enveloppée dans une longue mante de drap noir ; elle était encore pâle, mais elle souriait. D’un bond il fut près d’elle, et en un instant ses rancunes, ses soupçons, ses pensées mauvaises se dissipèrent comme une fumée. Il lui prit les mains et la fit asseoir.

— J’ai voulu te donner ma première sortie, dit-elle de sa voix sympathique, car, tu sais, j’ai été bien malade depuis le jour de l’enterrement.

— Ma pauvre Gertrude !.. Je suis allé souvent à l’Abbatiale, mais on n’a pas voulu me laisser entrer… Voyons, si tu es bien changée ?

Il examina ses mains amaigries, son visage un peu allongé, ses beaux yeux vert de mer, et reprit en souriant :

— Tu es toujours la même charmante Gertrude !… Seulement tu es un peu pâlie ; ton teint ressemble aux anémones sauvages : il est blanc avec une légère nuance rose…

— A propos d’anémones, répliqua Gertrude en écartant les plis de sa mante, je veux payer mes dettes. Il y a deux ans, tu m’as donné un bouquet aux Islettes ; je t’apporte les premières fleurs de l’Abbatiale.

Elle lui offrit son bouquet composé de primevères et de ces hépatiques bleues qu’on nomme dans le pays des fils-avant-le-père, parce qu’elles poussent avant les feuilles.

— Tu es bonne, Gertrude, tu vaux mieux que moi ! s’écria Xavier en rougissant… Maintenant reste un peu enveloppée dans ta mante, tandis que je vais rallumer le poêle.

— A quoi bon ? ne vois-tu pas le soleil ?… On se sent revivre.

— Non, non, je ne veux pas que tu te refroidisses !… Ce sera bon d’entendre le poêle ronfler tandis que nous causerons près des vitres ouvertes.

Il se mit à fendre du menu bois et à bourrer le poêle. Quand une jolie flamme commença de flamber :

— A présent, reprit Gertrude, montre-moi toutes les belles choses que tu as faites.

Il la promena autour de l’atelier, lui montrant les panneaux sculptés, expliquant les motifs, les emblèmes, les feuillages… Gertrude se récriait et ne cessait de le questionner.

— Sais-tu que tu es maintenant un grand artiste ? s’écria-t-elle en le regardant avec ses beaux yeux pleins d’admiration.

— Flatteuse ! tu as entendu dire que les artistes sont avides de compliments, comme les mouches sont friandes de lait, et tu essayes de me prendre par mon faible.

— Je ne mens jamais, Monsieur !

Il enfonça ses sombres regards dans les yeux profonds de la jeune fille qui s’arrêta et rougit… Après un moment de silence, elle reprit :

— Du reste, j’ai toujours eu confiance en ton talent. Chaque fois que je regardais le coffret que tu me donnas aux Islettes, je me sentais rassurée et j’avais bon espoir pour ton avenir.

— Tu l’as donc encore, ma première œuvre ?… demanda-t-il en riant.

— Certainement… J’ai pensé au coffret pendant toute ma maladie… Je m’imaginais l’avoir perdu… Heureusement les demoiselles Pêche me l’ont renvoyé…

Elle s’interrompit brusquement… Elle était sur le point de tout raconter à Xavier, puis au moment de commencer, elle sentit qu’elle n’oserait jamais. Il lui coûtait de gâter cette première heure de tendresse par des explications pénibles. Elle, si courageuse d’ordinaire, devint lâche en songeant que tout son bonheur à venir était suspendu aux conséquences d’un aveu qui serait peut-être mal compris. « Non, se dit-elle, pas encore aujourd’hui… Goûtons paisiblement cette première entrevue… La prochaine fois je lui dirai mon secret. »

Xavier, de son côté, avait été retenu par une timidité farouche et n’avait osé questionner Gertrude. Tous deux résolurent tacitement d’ajourner toute explication, et se livrèrent sans arrière-pensée au bonheur de se revoir… Cet après-midi de février leur apparaissait comme un lac pur, sans une ride, sans une tache, et ils ne voulaient pour rien au monde troubler la calme et limpide surface sur laquelle ils glissaient ensemble.

Ils revinrent s’asseoir sur le petit banc adossé à l’établi et se remirent à causer du passé, tandis que le soleil souriait au dehors, que le poêle chantait mélodieusement, et que le tic-tac du coucou rythmait familièrement les rapides instants de leur bonheur. Ainsi s’écoulèrent les heures, et ils furent tout étonnés en relevant la tête, de voir que le soleil avait disparu et que l’ombre commençait à envahir l’atelier. Jusque-là ils avaient d’un commun accord évité de parler des derniers événements et des éventualités des semaines à venir. Il fallut bien cependant toucher aux choses actuelles.

— Quand nous reverrons-nous ? demanda Xavier à Gertrude qui se levait pour partir, ton cerbère me laissera-t-il jamais entrer à l’Abbatiale ?

Gertrude resta un moment pensive.

— Écoute, reprit-elle enfin, puisque ma tante a cessé de me voir, notre situation devient plus difficile et nous devons éviter les commérages… Soyons patients ; le 15 mai prochain je serai majeure et je pourrai disposer de moi-même… Ce jour-là nous nous prononcerons ouvertement, mais jusqu’à cette époque nous ferons bien de ne nous voir que rarement… Il faut être sage, mon Xavier !

Elle lui serra la main : il était devenu rêveur.

— Mais, dit-il, ce jour-là, selon toute apparence, tu seras l’unique héritière de l’oncle Renaudin ; tu seras riche… et j’aurai l’air d’un coureur de dot !

Elle se mit à rire.

— Si mon oncle avait fait la folie de déshériter sa sœur, je te jure que je n’accepterais rien, plutôt que de priver ma tante de sa part légitime… Ainsi, rassure-toi, orgueilleux gentilhomme ! ta dignité ne sera pas humiliée.

— Je dois, dit Xavier en lui tendant la main, m’absenter pendant une quinzaine pour aller poser des panneaux dans un château de la vallée de la Meuse ; je serai de retour de dimanche en quinze et j’irai te voir… D’ici là, pense à moi !

— Et toi, travaille bien !… Mon petit bouquet te parlera de moi… Il te donnera courage et patience.

En même temps, et par un de ces gestes enfantins qui lui étaient familiers, elle prit le verre où trempait le bouquet et posa un baiser sur les fleurettes ; puis s’enveloppant dans sa mante, elle s’enfuit légèrement et disparut.

Elle s’en revint d’un pas lent à l’Abbatiale, tandis que Xavier, émerveillé et transporté de joie, prenait à son tour le bouquet d’hépatiques et meurtrissait les fleurs en les pressant sur ses lèvres…

Dès le lendemain, Gertrude, dont les forces étaient revenues, commença de s’installer à l’Abbatiale. Les scellés venaient d’être levés et l’inventaire était clos ; elle put arranger à son gré la chambre qu’elle avait choisie. C’était une pièce assez gaie, située au midi, et dont l’unique fenêtre s’ouvrait sur le jardin et les bois. Elle y fit transporter quelques meubles, mit des rideaux à la fenêtre, des fleurs dans les vases, sur la cheminée le coffret de Xavier, et finit par donner un air de gaieté à cette partie de la vieille maison. Cet arrangement lui prit huit jours. Elle songeait déjà au dimanche où elle devait revoir Xavier, quand un incident nouveau vint bouleverser la tranquillité de sa vie. Un matin, tandis qu’elle était occupée à coudre, Fanchette monta précipitamment dans sa chambre et lui annonça d’une mine effarouchée qu’une femme la demandait en bas.

— Ne peut-elle monter ? dit Gertrude.

— C’est moi qui l’en ai empêchée, elle a avec elle un enfant qui braille comme un petit sauvage.

— Un enfant !

Gertrude descendit précipitamment et se trouva face à face avec la nourrice de Beauzée, portant l’enfant de Rose Finoël. Le marmot menait grand bruit, en effet, et la paysanne, pour l’apaiser, se promenait de long en large en chantant à tue-tête une chanson patoise. Les cris de l’enfant et la complainte de la nourrice faisaient un duo si discordant et si comique que Gertrude, malgré la contrariété qu’elle éprouvait, ne put retenir un éclat de rire.

— Bonjour donc, Madame, s’écria la nourrice en s’arrêtant tout court, j’ai eu bien des maux à vous trouver !… Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous demeuriez à Lachalade, je ne serais pas allée me casser le nez à B… ?

— Vous êtes allée chez les demoiselles Pêche ? demanda Gertrude.

— Oui-da… J’ai même été assez mal reçue par une grande femme qui brandissait son aune, comme pour prendre mesure de mes épaules…

Elle a fini par me donner votre adresse, et me voici… Je vous rapporte le petiot.

— Ne pouvez-vous le garder plus longtemps ? dit la jeune fille en rougissant.

— Nenni, car je quitte le pays…

Elle expliqua alors à Gertrude que son mari, le rémouleur, à l’imitation de beaucoup de ses compatriotes, avait résolu d’aller chercher fortune à Paris, et qu’il emmenait avec lui toute sa maisonnée…

— Vous comprenez que j’ai déjà assez de ma petite famille, ajouta-t-elle, et que je ne peux pas encore me charger d’un marmot étranger… D’ailleurs le pauvre petiot en pâtirait tout le premier… C’est pourquoi je vous le rends.

Elle lui présenta l’enfant qui avait cessé de pleurer et qui, la regardant avec des yeux noirs étonnés, agitait vers elle ses petites mains rosées. Gertrude se sentit toute remuée, et bien que la brusque arrivée de ce marmot inattendu compliquât encore l’embarras de sa position, les mines attendrissantes du pauvre abandonné touchèrent cette fibre maternelle qui dort au sein de chaque jeune fille, et la firent vibrer. Elle ne songea plus qu’à choyer l’orphelin comme on réchauffe un oiseau tombé du nid ; elle se dit qu’il se trouvait justement dans la maison de son aïeul ; qu’après tout cette maison était la sienne, et qu’il avait le droit d’y être bien accueilli… Elle le prit donc courageusement et tendrement dans ses bras, et comme il s’était remis à pleurer, elle le berça à son tour en murmurant un air villageois.

— Mais, s’écria-t-elle, il va falloir une nouvelle nourrice, comment ferons-nous ?

— Bah ! reprit la paysanne, il a déjà près de six mois et mange la soupe comme un petit homme… D’ailleurs vous trouverez bien dans le village une femme qui pourra l’allaiter.

Gertrude, fort embarrassée, consulta Fanchette qui était restée pour écouter et qui se tenait debout près de la cheminée.

— Dame ! dit froidement la servante, il y a la fille du vannier, qui a eu un malheur et qui…

— C’est bien ! interrompit Gertrude dont les joues s’empourprèrent, priez-la de passer à l’Abbatiale.

La fille du vannier vint, en effet, et le marché fut vite conclu. Elle s’engagea même à rester à l’Abbatiale pendant un mois ou deux, afin d’aider Gertrude. La femme du rémouleur prit congé le même soir, et la jeune fille se trouva seule avec l’orphelin auquel on avait improvisé un lit dans un cabinet contigu à la chambre à coucher. Le marmot venait de prendre le sein de sa nouvelle nourrice, et réchauffé par les caresses de Gertrude, il s’était doucement endormi, les lèvres encore blanches de lait… Près du lit, à la lueur de la lampe, mademoiselle de Mauprié contemplait ce calme sommeil d’enfant, et plongée dans ses ressouvenirs, songeait aux confidences de l’oncle Renaudin ainsi qu’à la mort de Rose Finoël…

Pendant ce temps, Fanchette, tout ébaubie de l’événement, s’était glissée hors de l’Abbatiale, et d’un pied leste était allée avec sa quenouille et son rouet frapper à la porte d’une voisine. Elle grillait de conter la nouvelle et de la commenter. Tandis que les rouets tournaient, les langues tournèrent plus vite encore, et les deux commères, poussant des ah ! et des hélas ! égrenèrent tout du long un joli chapelet de médisances.