Gertrude et Véronique/Madame Véronique/IV

La bibliothèque libre.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 273-290).


IV


À peine arrivé aux Islettes, Gérard s’était mis à presser, avec une impatience fiévreuse, les travaux qui avaient nécessité son voyage. Il regrettait d’avoir quitté Saint-Gengoult, et il lui tardait d’y revenir. Aussi, dès que sa présence ne fut plus indispensable à la ferme, il résolut de regagner le Doyenné. Bien que la journée fût déjà avancée, il ne voulut pas même attendre au lendemain, et partit à travers bois. Vers le soir, il atteignit les hauteurs qui dominent le village de la Chalade, et comme il s’étonnait de voir le jour s’obscurcir brusquement, il s’aperçut tout à coup, en débouchant dans une clairière, que le ciel était bas et chargé de grosses nuées. En même temps, quelques gouttes larges et tièdes commencèrent à tomber, et, dans l’éloignement, des grondements sourds annoncèrent d’un orage. Il hâta le pas, et dans sa précipitation, se trompa de sentier, de sorte qu’au bout, de quelques minutes il fut obligé de rebrousser chemin, et se trouva bientôt complètement désorienté. Sous les hautes branches de la futaie l’obscurité devenait très épaisse ; de temps en temps, Gérard se heurtait l’approche au tronc d’un hêtre ou trébuchait dans un buisson de houx. Il commençait à désespérer de se tirer d’affaire, quand il entendit un bruit de sonnettes, et distingua à travers les arbres les formes vagues d’un convoi de mulets se suivant à la file.— Enfin, murmura-t-il avec un soupir de soulagement, voici des brioleurs !

Dans ces bois privés de chemins d’exploitation les charrois se font presque partout à l’aide de bêtes de somme ; de là l’industrie des brioleurs qui transportent à dos de mulets tous les produits forestiers. Sous leurs lourdes charges, les mulets gravissent, sans broncher, les sentiers les plus escarpés, et ils connaissent si bien les moindres passes, que leurs conducteurs les laissent revenir seuls au village. Ceux qui traversaient en ce moment la réserve de La Chalade n’avaient pas de guide, mais Gérard n’hésita pas à les suivre, sûr d’éviter ainsi les fondrières et de trouver à la fin un gîte pour la nuit. A l’approche de ce compagnon inattendu, les mulets firent halte un instant l’un après l’autre, agitèrent leurs frissonnantes clochettes, puis reprirent d’un pas égal leur route dans les ténèbres. Après une demi-heure de marche, Gérard vit les arbres s’éclaircir, et aperçut la lisière du bois. Au même moment, une vacillante lumière trembla entre les hêtres, et un air de chasse fredonné par une voix chevrotante résonna à la tête du convoi ; puis le chanteur, s’apercevant que les mulets ne rentraient pas seuls, interrompit sa chanson, releva sa lanterne, et poussa une exclamation joyeuse à l’aspect du jeune homme. A la lueur du falot, Gérard reconnut un ancien piqueur de son père qui habitait La Chalade, et se nommait Cadet Brûlant. Il lui donna une poignée de main, et lui conta son aventure.— Vous et vos mulets, vous êtes arrivés fort à propos, ajouta-t-il en riant… Où sommes-nous ici ?

— Verrerie du Four-aux-Moines… trois bonnes lieues de Saint-Gengoult, répondit laconiquement le brioleur ; vous trouverez un gîte chez le maître verrier, qui est mon ami, et qui sera enchanté de vous offrir à souper.

Cette hospitalité, annoncée avec une certaine ostentation, ne parut pas du goût de Gérard. Au mot de verrier, il fit la grimace, et dit brusquement qu’il préférait pousser jusqu’à La Chalade et coucher à l’auberge… Au même instant la nuée creva, et Brûlant répondit avec un sifflement significatif : — Par le temps qu’il fait, vous iriez tout droit coucher dans un ravin… D’ailleurs, ajouta-t-il d’un air piqué, le verrier du Four-aux-Moines n’est pas le premier venu… C’est un noble. Il s’appelle Bernard du Tremble, et il a vu du pays… Vous trouverez à qui parler.

— Allons ! fit le jeune homme, en suivant son guide d’un air résigné.

A tort ou à raison, certains verriers de l’Argonne jouissaient alors d’une réputation détestable, et Gérard, sur ce point, partageait les préjugés de la bourgeoisie du pays. Tout en gagnant la verrerie dont on voyait les pignons aigus se dessiner sur le ciel, Gérard questionnait le brioleur sur le maître verrier.

— Je n’avais jamais entendu parler de ce du Tremble, reprit-il en se dirigeant vers la verrerie.

— Sa famille est pourtant du canton, répliqua Brûlant, mais il a beaucoup voyagé, et n’est établi ici que depuis six mois… Le charbonnier du Grand-Etang, Joël Dutertre, qui est un ancien verrier, lui a prêté de l’argent pour rallumer les fourneaux de la verrerie, et moi-même j’ai mis mes économies dans l’affaire… Mais nous voici arrivés.

Brûlant poussa une lourde porte aux panneaux de laquelle des chouettes étaient clouées, les ailes en croix, puis il introduisit Gérard dans le logis du verrier. La pièce où ils entrèrent était une grande salle voûtée. Une lampe à bec, nommée dans le pays une âme damnée, se balançait au manteau de la cheminée haute, large et flambante. A l’un des coins de l’âtre, le maître du logis était étendu dans un vieux fauteuil dont l’étoupe perçait de toutes parts l’étoffe en lambeaux. Il fumait en discourant avec un homme d’une cinquantaine d’années, maigre, élancé, ayant la mine et le costume d’un charbonnier. De temps à autre, il s’interrompait pour trinquer avec son interlocuteur et avaler une gorgée d’eau-de-vie. Brûlant présenta Gérard à M. du Tremble, et expliqua brièvement l’incident qui l’amenait au Four-aux-Moines. Le verrier parut d’abord contrarié de cette visite inattendue, mais il se remit promptement et accueillit Gérard avec les manières aisées et polies d’un homme du monde.— Soyez le bienvenu sous mon pauvre toit, lui dit-il, en le forçant à prendre le fauteuil. Puis, se tournant vers le charbonnier : — Un de ces jours, Joël, nous reparlerons de la chose à loisir. Vous comprenez que je ne puis pas ennuyer monsieur avec les détails de notre métier.

— Bien, Bernard, répliqua le charbonnier, n’ai-je pas votre parole ?… Cela me suffit… D’ailleurs, les mulets sont de retour, et, avant de regagner le Grand-Etang, il faut toujours que je passe à La Chalade ; ma fille aînée, Brunille, y est allée ce soir, et elle est d’âge à ne pas courir les bois toute seule…

Au nom de Brunille, les joues pâles du verrier rougirent légèrement ; il se hâta d’ouvrir la porte et reconduisit ses compagnons jusque dans la cour ; par la porte entr’ouverte, Gérard entendit les lambeaux de la discussion qui avait recommencé au dehors.— Vous nous promettez, disait le charbonnier, que dès demain vous vous remettrez à souffler la bouteille ? Vous savez, Bernard, l’argent est dur à gagner et j’ai trois enfants…— Soyez sans crainte, répondait le verrier, nous allons souffler ferme, et dans un mois je lance ma grande découverte…

Bientôt après, M. du Tremble rentra avec deux bouteilles poudreuses, qu’il déposa avec précaution sur la table ; puis il alla chercher dans la maie du pain, un jambon froid et du fromage. Quand tout fut prêt : — Voici votre couvert, dit-il à son hôte, veuillez me pardonner de vous avoir fait attendre, vous devez mourir de faim.

Gérard répondit que la course l’avait mis en appétit, car il avait marché pendant quatre heures à travers bois.— Vous êtes du pays ? demanda le verrier en s’asseyant en face de lui.— J’habite le Doyenné, tout près de Saint-Gengoult.

— Ah ! s’écria M. du Tremble, et sa figure exprima tout à coup un vif intérêt, ses lèvres frémirent, et il parut faire effort pour retenir une question prête à s’échapper.— Bernard du Tremble, à demi éclairé par la lampe, formait un contraste frappant avec son hôte. Il touchait à la quarantaine et paraissait plus vieux que son âge. C’était un homme de moyenne taille, blond, maigre, au profil froid et acéré comme une lame, au teint brouillé ; ses traits délicats étaient fanés et comme usés par la misère ou la maladie ; ses yeux d’un bleu gris avaient le regard à la fois inquiet et soupçonneux, ses lèvres minces étaient tantôt agitées par un frémissement nerveux, tantôt effleurées par un pâle sourire. Il y avait, dans l’ensemble de sa personne, un singulier mélange d’élégance et de misère, de recherche et de vulgarité, quelque chose à la fois du cabotin et du gentilhomme : — des manières aimables, un esprit souple et délié, mais un langage prétentieux, des gestes emphatiques et parfois une certaine obséquiosité rampante. Il affectait une politesse excessive, et malgré cela, il avait, par moments, dans le ton, quelque chose de sec et d’impératif trahissant, sous des inflexions câlines, l’égoïsme volontaire et cruel d’un enfant gâté. Tout en servant Gérard, il s’excusait de la pauvreté du souper avec une instance verbeuse qui finit par embarrasser son hôte. Le jeune homme s’aperçut bientôt que son amphitryon n’était plus à jeun et que les libations de la journée augmentaient encore sa loquacité naturelle. Il insistait pour faire boire Gérard : — Goûtez-moi cela, s’écria-t-il en remplissant les verres, c’est un vieux vin du Rhin dont j’ai emporté quelques bouteilles en quittant l’Alsace… Quelle sève, monsieur, quelle liqueur ! on se mettrait à genoux pour la boire.

— Vous habitez depuis peu l’Argonne ? demanda Gérard.

— Croyez-vous que j’aie toujours vécu dans ce nid à rats ! — Il haussa les épaules.— Du temps de mon père, nous faisions une tout autre figure à la grande verrerie de Bronnenthal… N’avez-vous jamais entendu parler des du Tremble ?

Le jeune homme répondit négativement.— Ah ! fit son interlocuteur d’un air piqué.— Sa figure prit une expression hautaine, il devint silencieux, et vida lentement son verre en jetant un regard oblique du côté de Gérard, puis il reprit avec emphase : — Eh bien, monsieur, ma famille est une des plus anciennes souches de gentilshommes verriers. L’un de mes ancêtres, Jérémie du Tremble, était établi dans l’Argonne en 1555, et nos privilèges ont été confirmés, en 1603, par lettres patentes du roi Henri IV… Dans les mauvais jours, en 90, mon grand’père, David du Tremble, a quitté l’Argonne pour aller défendre la bonne cause sur le Rhin ; puis, plus tard, il s’est établi à Bronnenthal… Et c’est là que je serais encore si le guignon ne m’avait poursuivi.

— Vous avez eu des revers de fortune ? dit Gérard.

— Je me suis marié, monsieur, et tout mon malheur vient de là !… Il s’arrêta court, et la conversation tomba.— Il s’était remis à boire à petits coups ; peu à peu sa langue se délia de nouveau, et il rompit le silence pour se plaindre des événements qui l’avaient réduit à cette vie besogneuse. Une seconde fois, il fit allusion à son mariage ; il semblait ramené invinciblement vers ce sujet, et Gérard dut, bon gré mal gré, écouter ses confidences.— Il s’était marié à Bronnenthal. A l’en croire, il avait été indignement joué. On l’avait trompé sur la dot et sur la femme. Au lieu de rencontrer une petite bourgeoise toute simple et toute ronde, il était tombé sur une manière de grande dame, puritaine et entêtée.— Elle avait, disait-il, des délicatesses de l’autre monde, et ne pouvait supporter qu’on traitât une affaire entre deux verres de vin… Et puis, c’était une liseuse et une tête romanesque ; il la surprenait sans cesse le nez dans un livre ou le front contre la vitre.— Ces confidences étaient entremêlées de jurons énergiques et de pauses silencieuses. Parfois M. du Tremble, devinant à un geste du jeune homme que cette histoire décousue commençait à l’intéresser, s’interrompait brusquement, se renversait sur son siège, et regardait vaguement les flammes du brasier… Un sourire amer passait sur ses lèvres et il semblait jouir de la curiosité déçue de son auditeur.

— Ne vous mariez jamais, jeune homme ! soupira-t-il en jetant dans l’âtre une brassée de ramilles, le mariage ne mène à rien qui vaille ! Enfin, j’en suis quitte pour mon compte, et je suis revenu, Gros-Jean comme devant, à la libre vie des bois.

— Madame du Tremble… est morte ? hasarda Gérard.

— Qui vous parle de mort ? s’écria le verrier en se levant ; elle vit comme vous et moi ; nous nous sommes quittés, voilà tout…

Il s’interrompit de nouveau et se mordit les lèvres. Il se promenait de long en large, paraissant méditer sur les paroles qui venaient de lui échapper. Puis, tout à coup, il revint s’asseoir, et prenant une mine aimable et câline : — A votre santé ! reprit-il en trinquant avec Gérard ; mon langage vous surprend peut-être, et vous vous étonnez de mon peu de réserve ; mais vous n’êtes pas le premier venu et vous pourrez me rendre un service pour des choses que je vous dirai tout à l’heure… Nous nous comprendrons, car nous sommes du même monde ; vous êtes gentilhomme, bien que vous ne portiez pas le de. Les La Faucherie, si je ne me trompe, sont de bonne souche vendéenne ?

Gérard inclina la tête d’une manière affirmative. Le verrier, après avoir fait de visibles efforts pour mettre un peu d’ordre dans ses idées, reprit peu à peu le fil de ses confidences. Semblable à ces malades qui n’aiment à parler que de leur maladie, il éprouvait un secret plaisir à exagérer ses ennuis. Il conta à Gérard ses mécomptes industriels, puis revenant tout à coup à son mariage : — A l’époque, dit-il, où je rencontrai ma femme, je m’occupais de chimie, et j’avais trouvé un moyen pour fabriquer le verre mousseline à bon marché. Son amour-propre était flatté, elle était fière d’avoir épousé un savant !… Ma découverte devait, en effet, donner des résultats superbes, mais il fallait de la patience, et c’est une chienne de vertu que je n’ai pas !… Bref, l’entreprise rata, et je jetai le manche après la cognée.

Il souleva son verre, le regarda un moment d’un air sombre, puis remplissant celui de Gérard : — Vive le vin ! dit-il, buvons !… « Si l’eau est trouble, au moins que le vin soit clair. » Il n’y a de bonheur qu’au fond de la bouteille. C’est le vin qui m’a consolé de ma femme et guéri de mes ambitions.— Il vida son verre.— Les femmes n’aiment que le succès ! continua-t-il, la mienne me le fit bien voir. Quand arriva ma déconfiture, je fus complètement dégoûté des affaires… J’envoyai au diable soufflerie et fourneaux. Ma femme ne dit pas un mot de reproche… Non !… Mais quel dédain dans son silence et ses grands airs résignés ! J’étais coulé dans son esprit. Cela m’humiliait, monsieur, et plus j’allais, plus je me sentais poussé à bout.

Il regarda son hôte, qui l’écoutait avec un mélange d’embarras et d’étonnement : — Je vous ennuie ? demanda-t-il d’un ton acerbe.

— Non, non, dit Gérard, au contraire !

— Au fait, poursuivit le verrier en ricanant, on a toujours du plaisir à entendre parler du malheur des autres, et on n’est pas fâché de savoir comment les camarades ont roulé au fond du fossé… Moi, j’y suis resté, les genoux dans la vase !…

Il ralluma sa pipe, et, se renversant sur sa chaise, la tête environnée de fumée, il recommença à parler de sa femme. Il mettait à décrire son caractère une animation violente, une sorte d’éloquence sauvage. Il peignait son obstination, sa réserve, son irritante fierté.— Elle n’était pas jolie, reprit-il, mais elle avait je ne sais quoi d’attirant qui vous mettait le diable au corps… Ses grands airs vous tournaient la tête comme les odeurs de certaines herbes… Je vous conte toutes ces choses pour arriver à l’événement qui nous sépara… Un soir, je revenais d’une partie de chasse, la tête un peu chaude… Je rentre et je l’aperçois qui lisait près de la fenêtre… Il me semble que je la vois encore.— Il paraissait, en effet, dominé par les souvenirs qu’il venait d’évoquer, et il entrait dans les moindres détails ; il décrivait la fenêtre ouverte, la jeune femme en robe noire avec un ruban dans les cheveux et des violettes au corsage… Il s’était senti devenir tendre, et, la trouvant charmante, il le lui avait dit à sa façon. Pour toute réponse, elle avait froidement fermé son livre et s’était dirigée vers la porte…

— Après tout, continua-t-il, j’étais son mari et je voulus le lui prouver… Ah ! monsieur, elle se redressa comme une guêpe en colère, et murmura un mot qui me mit hors des gonds ; le sang me monta à la gorge, je levai ma cravache…

— Vous l’avez frappée ? s’écria Gérard indigné.

— Je n’ai pas osé, dit le verrier, que le vin et les paroles grisaient de plus en plus… Mais, j’ai eu tort !… Toutes les femmes battues adorent leur mari… Elle se retira dans sa chambre, et le lendemain, il se trouva qu’elle s’était enfuie sans même faire ses paquets… Que vous dirai-je ? Les juges s’en mêlèrent… Sévices et injures graves ! On me donna tous les torts… La magistrature est galante ! Mais mordieu ! les justiciards ont eu beau faire, leur grimoire a relâché nos liens sans les briser… Et je reverrai madame Véronique !

— Véronique ! répéta Gérard en pâlissant.

Son émotion n’échappa point à M. du Tremble. Le verrier lui lança un regard froid et inquisiteur.— Ah ! dit-il, vous la connaissez ?… Rien d’étonnant, du reste, puisqu’elle demeure à Saint-Gengoult chez son oncle Obligitte… Et ceci m’amène au service que je voulais vous demander.— Il fit deux ou trois tours d’un air agité, puis s’essuya le front et revint s’asseoir près de son verre.— J’ai besoin, reprit-il, de revoir ma femme, je voudrais tenter une réconciliation, et lui demander sa signature pour remettre mes affaires à flot, car je suis un peu… gêné. Elle-même doit commencer à regretter son coup de tête, et si vous vouliez vous charger d’un message pour son oncle…

Tandis que ces paroles tombaient une à une des lèvres minces du verrier, Gérard sentait le rouge lui monter au front. Il se leva brusquement.— Excusez-moi, monsieur, interrompit-il, je ne puis vous rendre ce service…

— Et pourquoi ? demanda M. du Tremble en se mordant les lèvres.

— Parce que, répondit nettement Gérard, je me sens impropre à remplir cette mission.

La figure du verrier prit une expression mauvaise, de dépit et de méfiance. Son regard, fixé sur le visage empourpré de Gérard, parut y lire clairement le vrai motif du refus de son hôte.

— C’est différent, monsieur, dit-il d’une voix âpre… Vous avez des scrupules ? N’en parlons plus… Je chargerai l’un de mes amis de cette corvée… Oh ! remettez-vous, poursuivit-il d’un air ironique, il n’y a pas là de quoi rougir !

Il y eut entre eux un moment de silence embarrassant, puis Gérard, allant vers la fenêtre et voyant le ciel étoilé, dit au verrier qui le poursuivait de son regard soupçonneux : — L’orage est passé, je puis maintenant reprendre ma route ; il ne me reste plus, monsieur, qu’à vous remercier de votre hospitalité.

— Piètre hospitalité ! répondit le verrier en ricanant, ma maison est peu confortable et vous y seriez mal à l’aise… Aussi, je n’essayerai pas de vous retenir… Au revoir, monsieur !

— Adieu, monsieur, dit le jeune homme, et ils se séparèrent brusquement.

Quand Gérard fut dehors, il regarda le ciel scintillant et respira avec avidité l’air frais de la nuit. Au sortir des surprises et des émotions pénibles d’un pareil entretien, il éprouvait un soulagement profond à voir les étoiles et à savourer la saine odeur des bois. Il entendit une heure sonner à La Chalade, et sentant un besoin fiévreux d’activité, il résolut de gagner le Doyenné en suivant la Haute-Chevauchée. Le dernier quartier de la lune luisait vivement au-dessus de l’horizon boisé, et la nuit était admirable. Gérard, cette fois, put facilement trouver son chemin. Son cerveau était brûlant et son cœur était serré comme dans un étau. Il s’agitait en lui d’étranges mouvements de pitié, de tendresse et de colère.— Véronique, la fière et pure Véronique, était la femme de cet aventurier dépravé, cynique et déclamateur !… Ce triste gentilhomme se croyait encore des droits sur elle !… A cette pensée, une tempête de violence et de passion lui montait du cœur à la tête et y faisait éclater mille résolutions extrêmes… Il voulait retourner sur ses pas pour provoquer le verrier, l’obliger à se battre, et délivrer ainsi Véronique d’une persécution odieuse.— Non, il doit être lâche, pensa-t-il, et il refuserait le combat ; d’ailleurs, ai-je le droit de la défendre, et ne serait-ce pas l’offenser encore ?…

La révélation du verrier l’avait rattaché plus solidement que jamais à Véronique. Il la voyait maintenant telle qu’elle était réellement : fière, ardente, et passionnément esclave de son devoir.— Voilà donc, pensait-il en marchant sons les hautes futaies, voilà le mystère qui semblait toujours peser sur ses paroles et sur son silence !… Il se rappela leur entretien dans le verger et ces mots navrants : « Je n’ai pas le droit d’avoir un ami ! » — Avait-elle dit alors toute sa pensée ?… Pouvait-elle la dire ?…

Tandis qu’il roulait douloureusement en lui toutes ces questions, le jour avait peu à peu remplacé la nuit, une verte lumière courait doucement sur les fougères et sur la mousse… Il atteignit la lisière du bois. Devant lui, à une portée de fusil, Saint-Gengoult s’échelonnait sur la colline. Gérard reconnut les toitures brunes et le verger du logis Obligitte. Une brume d’argent flottait, indécise comme un espoir incertain, au-dessus de la maison. Tout à coup le soleil triomphant s’élança de l’horizon ; une glorieuse gerbe de rayons s’épandit sur la vallée et enveloppa Gérard de sa jeune clarté. Il regarda le verger et son nimbe de vapeurs : — O Véronique ! murmura-t-il, je vous aime ! Je veux vous revoir et vous défendre…