Gertrude et Véronique/Madame Véronique/VI

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 307-317).


VI


Véronique et son compagnon suivaient silencieusement le chemin qui monte vers les bois. La jeune femme marchait avec une hâte fiévreuse ; elle aurait voulu mettre entre elle et Saint-Gengoult des milliers de lieues… Elle ne ralentit le pas qu’en atteignant la lisière de la forêt. — La route s’y enfonçait brusquement comme sous des voûtes d’une voie souterraine. Les cimes touffues des grands arbres interceptaient la vue du ciel et l’obscurité était profonde. — Voilà l’image de l’avenir qui m’attend, pensa Véronique en s’arrêtant pour reprendre son souffle et pour accoutumer ses yeux aux ténèbres. — Instinctivement elle se retourna vers l’entrée du bois, et vit blanchir, dans le cintre formé par les branches, le ciel scintillant et lointain. Cette baie lumineuse s’ouvrait sur sa vie passée. Malgré des épreuves pénibles, ce passé avait eu quelques heures sereines. Maintenant toutes les lumières étaient éteintes, et l’avenir plongeait dans des ténèbres pleines d’effroi. A mesure que le bois s’épaississait, Véronique sentait dans son cœur des mouvements d’irritation et de révolte.— Qu’avait-elle fait à la vie pour en être ainsi maltraitée ? Qu’était-ce que ce devoir auquel elle sacrifiait son amour ?… Où était écrite cette loi tyrannique ?… Ce n’était pas dans le ciel où les oiseaux s’envolaient au gré de leur caprice, ni sur la terre où les fleurs célébraient par milliers la fête de leurs libres amours… Quoi, ces plantes qu’effleurait sa robe s’épanouissaient librement ; ce ruisseau qu’elle côtoyait épanchait son eau sans contrainte ; elle seule ne pouvait suivre la pente de son cœur !…

Alors, avec un emportement désespéré, elle gravissait la montée obscure, au risque de se blesser aux souches d’arbre ou de dévaler au fond du ravin. L’huissier Cornefer s’essoufflait et s’étonnait de l’intrépidité de cette petite femme d’apparence si frêle. Il épongeait son front et était près de demander grâce. L’air était encore brûlant des chaleurs de la journée, pas un souffle n’agitait les feuilles ; parfois seulement un geai, réveillé en sursaut, s’enfuyait en poussant une plainte aiguë, et ce bruit inattendu surexcitant les nerfs de Véronique aiguillonnait sa douleur et précipitait sa marche. Le chemin se rétrécissait à mesure que le versant devenait plus abrupt ; bientôt ce ne fut plus qu’un sentier de chèvres, coupant en zigzag le flanc sablonneux de la colline. En même temps le bois s’était éclairci, et on voyait le ciel à travers le maigre feuillage des pins et des bouleaux. Le ravin redressait presque à pic ses talus grisâtres, revêtus de bruyère. Au-dessous, la gorge étendait sa noire profondeur, du fond de laquelle montait comme une flûte plaintive la faible voix du ruisseau. Véronique, tantôt s’appuyant au tronc pâle d’un bouleau, tantôt s’accrochant aux touffes de genêt, continuait à gravir les degrés escarpés, taillés dans le sable par les mulets des brioleurs. Tout à coup son pied glissa et elle n’eut que le temps de se cramponner à un arbuste. Elle abaissa ses regards et vit au-dessous d’elle l’ombre béante ; sa tête tournait, le ravin l’attirait.— Mourons ici, pensa-t-elle, puisque je ne puis vivre avec lui !.. Et elle ferma les yeux…

— Eh bien ! s’écria l’huissier en lui saisissant vigoureusement le bras, qu’avez-vous donc, ma petite dame ? Prenez garde ! il ne s’agit pas de perdre pied ici !… Et la soutenant de l’épaule, il l’amena haletante au sommet du plateau où bifurquaient en étoile cinq routes forestières aux ornières profondes.— Au centre, une vieille croix se dressait sur des assises de grès.— Nous voici à la Pierre croisée dit Cornefer, reposons-nous-y un brin pour souffler…

Véronique s’assit sur les degrés et promena ses regards inquiets sur la vaste étendue boisée. Une clarté rouge, pareille à l’ouverture d’une fournaise, illuminait le fond d’une des routes forestières ; peu à peu la clarté se dégagea des arbres, et la jeune femme reconnut le disque échancré de la lune qui se levait. L’astre monta lentement au-dessus des futaies et baigna les chemins d’une lumière paisible. Ils se remirent en marche et gagnèrent bientôt un second carrefour au centre duquel se dressait un poteau indicateur avec cette inscription, visible au clair de lune : Verrerie du Four-aux-Moines.

Véronique frissonna.— Je ne sais dans quelle humeur nous allons trouver M. du Tremble, dit l’huissier ; on a saisi ce matin le matériel et les meubles de la verrerie, et de plus il a son rhumatisme… Mais j’espère que la joie de vous revoir adoucira un peu son irritation…

Ils marchèrent encore quelque temps en silence, puis, comme ils atteignaient la lisière du bois, Véronique vit soudain se dresser les bâtiments en ruine du Four-aux-Moines.

— Nous voici arrivés, reprit Cornefer, et ils entrèrent dans la cour, dont le portail cintré était ouvert à tous venants.

Le Four-aux-Moines avait l’aspect des habitations que l’activité humaine a délaissées. Le sol de la cour était couvert d’orties et de grands chardons, à travers lesquels un petit sentier avait été frayé. Le chaume des toits pendait le long des murs crevassés, et sur les hangars effondrés les ronces avaient entrelacé leurs branches.— Attendez-moi un moment ici, murmura Cornefer, je vais le prévenir de votre arrivée…

Il la laissa sur le seuil désolé de cette lugubre demeure. Son cœur battait violemment dans sa poitrine, et elle faisait de vains efforts pour surmonter la répugnance que lui causait la seule idée de se retrouver face à face avec le verrier. Elle essayait de se tromper elle-même et d’entraîner son esprit vers d’héroïques pensées de sacrifice. Dans le singulier état d’âme où elle se trouvait, c’était dans son amour même pour Gérard qu’elle puisait la force de vaincre ses dégoûts.— Je l’aime, se disait-elle, cet amour sans lendemain sera la fête éternelle de mon cœur, et si j’ai en moi les joies du paradis, que m’importent les vulgaires ennuis au milieu desquels s’usera ma vie ! — Elle était arrivée à ce degré d’exaltation où les dévouements absolus semblent naturels et faciles. La passion a de ces élans qui rompent les attaches matérielles de l’esprit et l’emportent vers les hautes cimes de l’idée pure ; mais l’idéale volée est courte, la pesanteur humaine reprend ses droits, l’esprit retombe et se réveille de son rêve aux frémissements de la chaîne qui le tire vers la terre…

— Venez, lui dit l’huissier en reparaissant sur le seuil ; il est couché et il souffre le martyre, mais il veut vous voir tout de suite.— Elle se laissa guider dans l’obscurité vers la chambre délabrée qu’éclairait un lumignon fumeux, et où M. du Tremble gisait sur son lit. Il était en proie à un accès de rhumatisme goutteux, et comme il ne savait pas supporter la douleur, il geignait comme un enfant et jurait affreusement.

À peine leurs regards se furent-ils rencontrés que Véronique, effrayée par cette figure amaigrie et crispée, se recula instinctivement.

— Oui, murmura le verrier d’une voix plaintive, c’est moi… Voilà où j’en suis !… Est-ce ainsi que nous devions nous revoir ?… Ah ! que je souffre !… Ayez pitié de moi, Véronique, ne me laissez pas mourir ici comme un chien enragé…

Elle se sentit remuée par un mouvement de compassion, et se tournant vers Cornefer, qui s’apprêtait à partir, elle le pria de passer à La Chalade et d’envoyer un médecin au Four-aux-Moines, dès que le jour serait levé. Il le lui promit et se retira. Bernard et sa femme restèrent seuls, face à face, dans la misérable petite chambre où couchait le verrier. La jeune femme, se sentant brisée, s’était assise sur une chaise boiteuse ; du Tremble la surveillait d’un air curieux et inquiet. Un moment leurs regards se rencontrèrent, et elle baissa la tête.

— Je vous fais horreur, dit-il d’une voix gémissante, et vous regrettez d’être venue !…

Elle remuait les lèvres pour parler, mais il ne lui en laissa pas le temps :

— Non, non, ajouta-t-il avec un geste nerveux, ne me répondez pas encore ; écoutez-moi un moment… Je sens que je vous fais horreur ; je suis un misérable, et vous avez raison de m’en vouloir.

— Je ne vous en veux pas, répondit Véronique, envisageant avec terreur ce commencement d’explication.

— Si fait ! poursuivit-il en s’animant, vous devez me garder rancune, vous ne pouvez pas oublier mes torts… Je ne me suis pas conduit comme un gentilhomme ; je reconnais mes fautes… Mais, s’écria-t-il, il y a une pitié au monde, et on ne peut pourtant pas me laisser mourir seul comme une bête fauve au fond d’un bois… Le devoir est une belle chose, mais la charité vaut mieux encore… Il ne m’a manqué qu’un peu de charité pour sortir de l’ornière… Si au lieu de me fuir comme un lépreux, on avait eu la compassion de me tendre la main, qui sait ce que j’aurais pu devenir… Oui, à Bronnenthal, j’étais tombé bien bas, mais avec un mot de pitié, vous auriez pu me relever, Véronique, et vous n’avez pas voulu… Ah ! la fièvre me brûle, dit-il en s’interrompant, donnez-moi à boire !…

Elle lui présenta un verre d’eau, et tandis qu’il buvait, elle songeait à ce qu’il venait de dire… Ces lamentations la troublaient. Elle s’était déjà parfois reproché toutes les choses qu’il venait d’insinuer, et elle s’accusait d’être responsable des malheurs et des fautes de Bernard. Elle fut émue, et le laissa voir en essuyant une larme.

L’œil inquisiteur de M. du Tremble avait déjà saisi cette trace d’émotion ; il dévora du regard cette larme furtive, et avec une emphase exaltée, il reprit : — Oui, je suis descendu bien bas, et pourtant je pourrais encore remonter bien haut, si vous vouliez m’y aider ;… mais vous ne le voudrez pas, vous me laisserez avec ma honte, mon mal et ma ruine… Vous aurez raison, je ne vaux plus la peine qu’on s’intéresse à moi !

Elle releva fièrement la tête, et le regardant en face, elle dit d’une voix ferme : — Je resterai ici.

— Vous, vous ?…— Les yeux du verrier s’allumèrent. Sa voix âpre s’adoucit et prit des tons de câlinerie et d’humilité : — Ce serait trop ! continua-t-il, ce serait plus de bonheur que je n’en mérite !… Non, non, vous ne savez pas à quoi vous vous engagez ; il faut plus que de la patience et de la pitié, il faut du dévouement pour partager cette misère.

— J’en aurai, dit-elle énergiquement.

Il ferma les yeux, étendit sa tête sur le traversin, et un sourire sceptique courut sur ses lèvres.— Vous me dites toutes ces choses pour me calmer, reprit-il ; mais après quelques jours, vous serez à bout de forces, et vous me laisserez.

— Je resterai, répéta-t-elle.

— Oseriez-vous le jurer ?…

Elle le regarda avec une fierté dédaigneuse…

— Je n’ai pas de serment à vous faire, répliqua-t-elle, tant que vous aurez besoin de moi, je resterai près de vous.

— Et après ?…

— Après ?… murmura-t-elle avec une expression navrante, et elle demeura pensive.— Oui, songeait-elle, c’est ici que je veux river ma vie ; si là-bas j’ai été près de succomber, c’est ici que je trouverai des forces pour ne plus commettre la même faute.

Et ce serment qu’elle avait refusé au verrier, elle se le fit solennellement à elle-même…

En la voyant silencieuse, Bernard crut qu’elle hésitait et craignit d’avoir été trop loin : — Merci ! dit-il, et fermant de nouveau les yeux, il annonça qu’il voulait essayer de dormir. Véronique se leva doucement et alla s’asseoir dans la pièce voisine.

Quand elle contempla cette grande salle grise et froide, il lui sembla qu’elle entrait dans une tombe.— Et pourtant, au dehors, tout était joyeux et vivant ; le soleil venait de se lever au-dessus des bois ; le ruisseau bondissait légèrement sur les pierres. Dans les champs, les alouettes s’envolaient en gazouillant. Véronique, enfoncée dans le vieux fauteuil du verrier, songeait au réveil de Gérard et aux émotions qui l’attendaient. Elle se peignait son agitation et son désespoir lorsqu’il découvrirait la vérité. Puis son corps cédant à la fatigue, elle s’assoupit et se mit à rêver.— Elle se vit transportée sur le seuil de la maison Obligitte ; près des tilleuls de la place Verte piaffaient deux chevaux harnachés pour un long voyage, et Gérard les tenait par la bride. Il lui tendait la main, et sans parler, tous deux montaient en selle… Les chevaux caracolaient, puis tout à coup celui de Véronique l’emportait au galop dans la campagne, et elle apercevait, bien loin sur une hauteur, Gérard qui lui faisait des signes désespérés…

A travers son sommeil, elle distingua un bruit de pas et rouvrit les yeux à demi.

— C’est le médecin, dit une voix rude.— Et elle s’éveilla tout à fait.