Gestes et opinions du docteur Faustroll/Livre 3

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Gestes et opinions du docteur Faustroll
Gestes et opinions du docteur FaustrollFasquelle éd. (p. 31-65).
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LIVRE III

DE PARIS À PARIS PAR MER
OU LE ROBINSON BELGE


À Alfred Vallette.


S’enquestant quelz gens sçavans estoient pour lors en la ville, et quel vin on y beuvoit.
Gargantua, ch. xvi.
XI
DE L’EMBARQUEMENT DANS L’ARCHE

Bosse-de-Nage descendit à pas minutieux, posant l’adhérence plate de ses pieds comme on déroule une affiche collée, et tenait l’as sur son épaule par les oreilles, à l’imitation des antiques Égyptiens enseignant leurs disciples. Le dos de métal roux, pareil à celui de la notonecte, luisit au soleil à mesure que le bateau long aventurait hors du couloir son bec de xyphias de douze mètres. Les pelles recourbées des avirons retentirent se cramponnant aux parois de pierres vieilles.

« Ha ha ! » dit Bosse-de-Nage déchargeant l’as sur le trottoir ; mais il n’ajouta, pour cette fois, rien autre chose.

Faustroll frotta les joues rubicondes du mousse sur les glissières de la selle mobile, afin de les lubrifier ; la face écorchée resplendit plus lumineuse, se boursouflant à la proue, en lanterne de notre route. Le docteur s’assit à l’arrière sur sa chaise d’ivoire, la table d’onyx entre ses jambes, surchargée de ses boussoles, cartes, sextants et tous instruments scientifiques, jeta à ses pieds, en guise de lest, les êtres bizarres réservés de ses vingt-sept livres pairs et le manuscrit par moi saisi ; passa à ses coudes les deux guides de la barre, et me faisant signe de m’asseoir, face à lui, sur le siège de feutre aux mouvements alternatifs (ce à quoi, ivre déjà et persuadé à demi, je ne sus désobéir), il m’entrava les pieds à deux ceps de cuir, au fond de l’as, et lança vers mes mains les poignées des avirons de frêne, dont les pelles s’écartèrent dans la symétrie bruissante de deux plumes de paon qui roueraient seules.

Je tirai les rames reculant sans savoir où, louchant entre deux files de fils mouillés d’horizontalité grise, croisant des formes surgies derrière moi que les avirons tranchants fauchaient aux jambes ; d’autres formes lointaines imitaient le sens de notre route. Nous nous insérions entre les foules d’hommes ainsi que dans un brouillard dense, et le signe acoustique de notre progression était l’acuité de la soie déchirée.

Entre les lointaines, qui nous suivaient, et les proches, qui nous croisaient, de troisièmes figures verticales, plus stationnaires étaient observables, et Faustroll ne s’y opposant point, m’expliquant même que la vie des navigateurs était d’aborder et de boire, et le rôle de Bosse-de-Nage de tirer l’as sur le rivage à chaque halte de nos erreurs, comme celui de ses paroles d’interrompre, où une pause serait utile, nos discours, je regardai les êtres que je découvrais à reculons, semblablement aux observateurs dans la caverne platonique, et consultai successivement l’enseignement du patron de la nef, Faustroll le docteur.

XII
DE LA MER D’HABUNDES, DU PHARE OLFACTIF, ET DE L’ÎLE DE BRAN, OÙ NOUS NE BÛMES POINT
À Louis L…

« Ce corps mort, dit-il, de la charogne duquel tu vois des barbons blancs, au tremblement sénile, et des jeunes gens roussâtres, aux paroles et au silence d’idiotie équivalente, donner la becquée à des oiseaux grivolés, de la couleur de l’écriture, comme l’ichneumon taraude pour réserver son œuf, n’est pas seulement une île, mais un homme ; il se plaît à être nommé le Baron Hildebrand de la mer d’Habundes.

« Et comme l’île est stérile et désolée, il n’a aucune espèce de barbe. Il pâtit de la gourme en son enfance, et sa nourrice, qui était vieille à ce point qu’on obtenait de ses conseils des selles anormales, lui prédit que c’était un signe comme quoi il ne pourrait dissimuler aux hommes

L’infâme nudité de son mufle de veau.

« Il n’est mort et putréfié que du cerveau, et des centres antérieurs de la moelle, qui sont les moteurs. Et à cause de cette inertie, il est, sur la route de notre navigation, non pas un homme, mais une île, et c’est pourquoi (si vous êtes bien sages, je vais vous montrer le plan)…

— Ha ha ! dit Bosse-de-Nage, réveillé soudain ; puis il s’enferma dans un mutisme obstiné.

— … C’est pourquoi, continua Faustroll, je le trouve mentionné sur ma carte fluviale Ile-de-Bran.

— Oui, mais dis-je, comment se fait-il que cet afflux de peuple et d’oiseaux, qui vient déposer des pages mortuaires sur le cadavre, s’abatte sur lui avec cette sûreté, au milieu de cette vaste plaine, alors que tous ces vieillards et jeunes gens, si je ne leur suis isobe, sont aveugles et destitués de bâton ?

— Voyez, dit Faustroll, ouvrant son manuscrit saisi, les Éléments de Pataphysique, livre N, ch. ς : Des Obeliscolychnies pour les chiens, encore qu’ils aboient à la lune.

« Un phare b… dans la tempête, dit Corbière ; un phare lève le doigt pour signifier de loin la place du salut, de la vérité et du beau. Mais pour les taupes et pour vous-même, Panmuphle, un phare est aussi invisible qu’imperceptible la dix mille unième période sonore, ou les rayons infra-rouges, à la clarté desquels j’ai écrit ce livre. Le phare de l’île de Bran est un phare obscur, souterrain et cloacal, comme après avoir trop regardé le soleil. Des vagues n’y déferlant point, on ne s’y guide non plus par le bruit. Et votre cérumen, Panmuphle, clorait vos oreilles même aux bruits d’en-bas.

« Ce phare s’alimente de la matière pure qui est la substance de l’île de Bran ; c’est l’âme du Baron qui s’exhale de sa bouche et qu’il souffle par une sarbacane de plomb. De tous les quartiers où je ne veux point boire, le vol, guidé par son flair, des pages, semblables à des pies, vient sucer la vie (la leur, exclusive) au jet sirupeux et fumant de la sarbacane saturnine. Et pour qu’on ne la leur dérobe, les barbons blancs, institués en couvent, construisent sur la charogne du Baron une petite chapelle qu’ils baptisent catholique maxime. Les oiseaux grivolés y ont leur colombier. Le peuple les appelle halbrans. Nous, pataphysiciens, les disons simplement et honnêtement fouille-merdes. »

XIII
DU PAYS DE DENTELLES
À Aubrey Beardsley.

Cette fâcheuse île laissée en arrière, le plan replié, je ramai encore six heures, les orteils dans mes ceps, la langue pendante de soif, car nous fussions morts d’avoir bu dans l’île, et Faustroll m’en écarta des secousses parallèles des deux cordes de sa barre, si perpendiculairement que, dans mon glissement rétrograde, je percevais juste entre mes yeux la continuité de sa fumée, au point qu’elle me fut masquée par les épaules du docteur. Bosse-de-Nage, eximé d’altération jusqu’à perdre couleur, ne jetait plus qu’une clarté blafarde.

Quand une lumière plus pure que celle-là fut séparée d’avec les ténèbres, et autrement qu’à la brutale naissance du monde.

Le roi des Dentelles l’étirait comme un cordier persuade sa ligne rétrograde, et les fils tremblaient un peu dans l’obscurité de l’air, comme ceux de la Vierge. Ils ourdirent des forêts, comme celles dont, sur les vitres, le givre compte les feuilles ; puis une madone et son Bambin dans de la neige de Noël ; et puis des joyaux, des paons, et des robes, qui s’entremêlaient comme la danse nagée des filles du Rhin. Les Beaux et les Belles se pavanèrent et rouèrent à l’imitation des éventails, jusqu’à ce que leur foule patiente se déconcertât dans un cri. De même que les junoniens blancs, juchés dans un parc, réclament avec discordance quand la menteuse intrusion d’un flambeau leur singe prématurément l’aube leur miroir, une forme candide s’arrondit dans la futaie de poix égratignée ; et comme Pierrot chante au brouillamini du pelotonnement de la lune, le paradoxe de jour mineur se levait d’Ali-Baba hurlant dans l’huile impitoyable et l’opacité de la jarre.

Bosse-de-Nage, autant que je pus juger, comprenait peu de chose à ces prodiges.

« Ha ha, » dit-il compendieusement ; et il ne se perdit point dans des considérations plus amples.

XIV
DU BOIS D’AMOUR
À Émile Bernard.

Comme une rainette hors de l’eau, l’as rampait traîné par ses ventouses le long d’une route lisse et descendante.

En ce quartier de Paris, où jamais n’était passé un omnibus, ni un chemin de fer, ni un tramway, ni une bicyclette, ni probablement un bateau à jour en toile de cuivre, roulant sur trois galets d’acier dans le même plan, monté par un docteur pataphysicien, ayant à ses pieds les vingt-sept plus excellentes quintessences d’œuvres qu’aient rapportées les gens curieux de leurs voyages ; par un huissier nommé Panmuphle (je soussigné René-Isidore), et un singe papion hydrocéphale ne sachant du langage humain que ha ha, au lieu des becs de gaz nous aperçûmes des vieilles œuvres de pierre taillée, des statues vertes, accroupies dans des robes plissées en forme de cœur ; des rondes hétérosexuelles soufflant dans d’indicibles flageolets ; enfin un calvaire vert d’algue où les yeux des femmes étaient tels que des noix fendues horizontalement par le trait de suture de leurs valves.

La descente s’épanouit subitement au triangle d’une place. Le ciel s’épanouit aussi, un soleil creva dedans comme dans une gorge le jaune d’œuf d’un prairie-oyster, et l’azur fut bleu rouge ; la mer tiédit jusqu’à la fumée, les costumes reteints des gens furent des taches plus éclatantes que des gemmes opaques.

« Etes-vous chrétiens ? dit un homme bronzé, vêtu d’un sarrau bariolé, au milieu de la triangulaire petite ville.

— Comme M. Arouet, M. Renan et M. Charbonnel, dis-je après avoir réfléchi.

— Je suis Dieu, dit Faustroll.

— Ha ha ! » dit Bosse-de-Nage, sans plus de commentaires.

Pourquoi je restai gardien de l’as avec le singe-mousse, lequel passa le temps à me sauter sur les épaules et me compisser l’échine ; mais le rembarrant de coups de liasses d’exploits, je considérais curieusement de loin le maintien de l’homme bariolé à qui avait agréé la réponse de Faustroll.

Ils étaient assis sous une grande porte, derrière laquelle était une seconde, derrière le tout flambait la verdeur et la graisse d’un champ de choux historié. Entre s’allongeaient des tables et des brocs et des bancs, dans une grange et dans une aire, pleines de peuple en velours bleu saphir, aux figures de losanges et aux cheveux couleur de duvet, le pelage du sol et des nuques pareil à du poil de vache. Les hommes luttèrent dans une prairie bleue et jaune, chassant vers moi dans la barque l’effroi de crapauds de grès gris ; les couples dansèrent des gavottes ; et les cornemuses, du haut des tonneaux fraîchement vidés, soufflèrent le vol des rubans de clinquant blanc et de soie violette.

Les deux mille danseurs de la grange offrirent chacun à Faustroll une galette plate, du lait dur et cubique, et un alcool différent, dans un verre épais comme le grand diamètre d’une améthyste d’évêque et moins capable qu’un dé. Le docteur but à tous. Chacun jeta vers la mer un caillou, qui écorcha les ampoules de mes mains de novice rameur, ouvertes pour me garantir, et les pommettes pavoisées de Bosse-de-Nage.

« Ha ha ! » grogna celui-ci pour exprimer sa fureur, mais il se souvint de son serment.

Le docteur revint au son des cloches, avec deux grandes cartes du pays, que lui avait données son guide en pur don ; l’un représentait au naturel, figurée en tapisserie, la forêt où s’adossait la place triangulaire : les frondaisons incarnates au-dessus de l’herbe d’azur uniforme, et les groupes de femmes, la vague de chaque groupe, avec sa crête de bonnets blancs, se brisant sans fracas au sol, dans un cercle excentrique d’ombre aurore.

Et il était écrit au-dessus : Le bois d’Amour. Sur la seconde carte étaient enseignés tous les produits de cette heureuse terre, les hommes au marché de leurs cochons ronds et jaunes, eux ronds et bleus, saucissonnés dans leurs habits. Le tout était enflé comme les joues d’un cornemuseur, plein comme une cornemuse avant de rendre le vent, ou comme un estomac.

L’hôte chrétien prit courtoisement congé de Faustroll, et s’en fut dans une barque à lui vers un pays plus éloigné. Et nous vîmes la ligne rouge de l’horizon de mer couper le travers de sa voile rose.

On refrotta les joues adipeuses du singe hydrocéphale sur les glissières de la selle de feutre ; et ayant repris les rames et Faustroll les guides de soie de sa barre, je m’accroupis et étendis derechef dans les mouvements alternés du rameur, sur les vagues unies de la terre ferme.

XV
DU GRAND ESCALIER DE MARBRE NOIR
À Léon Bloy.

Au sortir de la vallée, nous longeâmes un dernier calvaire, que l’effroi de sa hauteur aurait permis de prendre, sans examen, pour un monumental autel de messe, noir. À la pointe mousse de l’impraticable pyramide de marbre obscur, entre deux acolytes bien semblables à des cynocéphales de Tanit, la tête du roi géant se carbonisait devant la fournaise de la lune. Il empoignait un tigre par l’extensibilité de la peau de son cou, et forçait le peuple de la mer d’Habundes à une ascension à genoux. Après la préalable entaille des os par le couperet des degrés successifs, il laissait enduire, les crocs sur son poing, de leur chair, le monstre chasseur.

Il accueillit honorablement Faustroll, et, tendant le bras du haut du calvaire, il déposa dans notre as le viatique de vingt-quatre oreilles de mer d’Habundois, à la brochette d’une corne d’unicorne.

XVI
DE L’ÎLE AMORPHE
À Franc-Nohain.

Cette île est semblable à du corail mou, amiboïde et protoplasmique : ses arbres différaient peu du geste de limaçons qui nous auraient fait les cornes. Son gouvernement est oligarchique. L’un de ses rois, ainsi que nous l’indiqua la hauteur de son pschent, vit du dévouement de son sérail ; pour échapper à la justice de ses Parlements, laquelle ne procède que d’envie, il a rampé par les égouts jusqu’au-dessous du monolithe de la grande place et l’a rongé jusqu’à ne laisser qu’une croûte épaisse de deux doigts. Et ainsi il est à deux doigts de la potence. Semblable à Siméon Stylite, il s’isole dans cette colonne creuse, car il est de mode aujourd’hui de ne loger sur la plate-forme du chapiteau que les statues, qui sont les meilleures cariatides des intempéries. Il travaille, dort, aime et boit sur la verticalité d’une grande échelle, et n’a point d’autre lampe de ses veilles que la pâleur de sa noce. L’une de ses moindres découvertes est l’invention du tandem, qui étend aux quadrupèdes le bénéfice de la pédale. Un autre, versé dans l’halieutique, fleurit de ses lignes les voies des chemins de fer de ceinture, comparables aux lits des rivières. Mais les trains, dont l’âge est sans pitié, chassent devant eux les poissons ou écrasent dans leur ventre l’embryon des morsures.

Un troisième roi a retrouvé la langue paradisiaque, intelligible même aux animaux, et perfectionné quelques-uns de ceux-ci. Il a fabriqué des libellules électriques et dénombré les innombrables fourmis par la figure du chiffre 3.

Un autre, remarquable par son visage glabre, nous instruisit de précieux artifices, nous rendant aptes à utiliser nos soirées perdues, consolider nos crédits ivres-morts, et conquérir, sans gaspillage de notre mérite, les récompenses de l’Académie française.

Celui-là mime les pensées des hommes par des personnages dont il n’a conservé que la partie supérieure du corps, afin qu’il n’y ait rien en eux que de pur.

Et celui-ci construit un gros livre, afin de compter les qualités du Français, lequel ne serait, aventure-t-il, pas moins brave que galant, ni galant que spirituel ; pour se donner tout à ce labeur, il a profité d’un moment d’inattention de sa jeune postérité pour la perdre dans la futaie d’une promenade de province. Et pendant que nous banquetions en sa compagnie, et des autres rois, sur les divers degrés de la grande échelle, Bosse-de-Nage étant chargé d’en caler le pied, les cris sur la place mage des vendeurs de journaux nous informaient que ses neveux s’enquéraient ce jour-là, comme les précédents, du vénérable disparu, désespérément sous les quinconces.

XVII
DE L’ÎLE FRAGRANTE
À Paul Gauguin.

L’île Fragrante est toute sensitive, et fortifiée de madrépores qui se rétractèrent, à notre abord, dans leurs casemates corallines. L’amarre de l’as fut enroulée autour d’un grand arbre, balancé au vent comme un perroquet bascule dans le soleil.

Le roi de l’île était nu dans une barque, les hanches ceintes de son diadème blanc et bleu. Il était drapé en outre de ciel et de verdure comme la course en char d’un César, et roux comme sur un piédestal.

Nous lui fîmes raison de liqueurs fermentées dans des hémisphères végétaux.

Sa fonction est de sauvegarder pour son peuple l’image de ses Dieux. Il en fixait un avec trois clous au mât de la barque, et ce fut comme une voile triangulaire, ou l’or équilatéral d’un poisson séché rapporté du septentrion. Et au-dessus de la demeure de ses femmes, il a enchaîné les pâmoisons et les torsions d’amour avec un ciment divin. Hors de l’entrelacs des seins jeunes et des croupes, des sibylles constatent la formule du bonheur, qui est double : Soyez amoureuses, et Soyez mystérieuses.

Il possède aussi une cithare, qui a sept cordes de sept couleurs, qui sont les éternelles ; et une lampe dans son palais alimentée des sources odorantes de la terre. Quand le roi chante, le long du rivage, sur sa cithare, ou élague avec une hache des images de bois vivant, les pousses qui défigureraient la ressemblance des Dieux, ses femmes terrent aux creux des lits, le poids de la peur chu sur leurs reins du regard de veilleuse de l’Esprit des Morts, et de la porcelaine parfumée de l’œil de la grande lampe.

Comme l’as débordait des récifs, nous vîmes les femmes du roi chasser de l’île un petit cul-de-jatte, herbu comme un crabe vieillot d’algues vertes ; un maillot de lutteur de foire singeait sur son torse nabot la nudité du roi. Il sautela de ses poings encestés, et du ronflement des roulettes de sa base voulut poursuivre et gravir la plate-forme de l’Omnibus de Corinthe, qui croisait notre route ; mais un tel bond n’est donné qu’à plusieurs. Et il chut misérablement, fêlant sa cuvette postérieure d’une fente moins obscène que risible.

XVIII
DU CHÂTEAU-ERRANT, QUI EST UNE JONQUE
À Gustave Kahn.

Faustroll, l’œil sur la calamite, conclut que nous ne devions plus être très éloignés du nord-est de Paris. L’ayant d’abord entendue, nous aperçûmes bientôt la vitre verticale de la mer, contenue par une fortification des plantes toutes en racines qui servent de squelette au sable ; et glissâmes sur la longue plage lisse et baile, entre la viscosité des brise-lames pareils à de parallèles léviathans.

Le ciel étamé figurait renversés les monuments de l’autre côté du sommeil vert des carcasses ; des vaisseaux y passèrent à l’envers, symétriques à d’invisibles futurs, puis l’image des toits encore lointains du château des Rythmes.

Hespaillier infatigable, je tirai les avirons plusieurs heures, sans que Faustroll parût découvrir l’abord enfin proche du château fuyant selon des mirages ; après des rues étroites de maisons désertes espionnant notre venue par les yeux à facettes de compliqués miroirs, nous touchâmes de la fragilité sonore de notre proue l’escalier de bois ajouré du nomade édifice.

Nous tirâmes l’as sur le rivage, et Bosse-de-Nage enfouit les agrès et les trésors dans une grotte profonde.

« Ha ! ha ! » dit-il, mais nous n’écoutâmes point la suite de son discours.

Le palais était une bizarre jonque sur une eau calme ouatée de sable ; Faustroll m’affirma des Atlantides dessous. Des goélands oscillaient comme les batails de la cloche bleue du ciel, ou les ornements de la libration d’un gong.

Le seigneur de l’île vint à pied, bondissant à travers le jardin planté de dunes. Il avait une barbe noire et une armure de corail vieux, et à plusieurs doigts des anneaux d’argent où languissaient des turquoises. Nous bûmes du skhiedam et des bières amères, aux intervalles de toutes les sortes de viandes fumées. Les heures étaient sonnées par des timbres de tous les métaux. Dès que l’amarre eut été détachée par notre fadrin laconique, le château croula et mourut, et reparut miré dans le ciel, des lieues plus loin, la grande jonque éraillant le feu du sable.

XIX
DE L’ÎLE DE PTYX
À Stéphane Mallarmé.

L’île de Ptyx est d’un seul bloc de la pierre de ce nom, laquelle est inestimable, car on ne l’a vue que dans cette île, qu’elle compose entièrement. Elle a la translucidité sereine du saphir blanc, et c’est la seule gemme dont le contact ne morfonde pas, mais dont le feu entre et s’étale, comme la digestion du vin. Les autres pierres sont froides comme le cri des trompettes ; elle a la chaleur précipitée de la surface des timbales. Nous y pûmes aisément aborder, car elle était taillée en table, et crûmes prendre pied sur un soleil purgé des parties opaques ou trop miroitantes de sa flamme, comme les antiques lampes ardentes. On n’y percevait plus les accidents des choses, mais la substance de l’univers, et c’est pourquoi nous ne nous inquiétâmes point si la surface irréprochable était d’un liquide équilibré selon des lois éternelles, ou d’un diamant impénétrable, sauf à la lumière qui tombe droit.

Le seigneur de l’île vint vers nous dans un vaisseau : la cheminée arrondissait des auréoles bleues derrière sa tête, amplifiant la fumée de sa pipe et l’imprimant au ciel. Et au tangage alternatif, sa chaise à bascule hochait ses gestes de bienvenue.

Il tira de dessous son plaid quatre œufs, à la coque peinte, qu’il remit au docteur Faustroll, après boire. À la flamme de notre punch l’éclosion des germes ovales fleurit sur le bord de l’île : deux colonnes distantes, isolement de deux prismatiques trinités de tuyaux de Pan, épanouirent au jaillissement de leurs corniches la poignée de main quadridigitale des quatrains du sonnet ; et notre as berça son hamac dans le reflet nouveau-né de l’arc de triomphe. Dispersant la curiosité velue des faunes et l’incarnat des nymphes désassoupies par la mélodieuse création, le vaisseau clair et mécanique recula vers l’horizon de l’île son haleine bleutée, et la chaise hochante qui saluait adieu[1].

XX
DE L’ÎLE DE HER, DU CYCLOPE, ET DU GRAND CYGNE
QUI EST EN CRISTAL
À Henri de Régnier.

L’île de Her, comme l’île de Ptyx, est d’une seule gemme, encorbellée de fortifications octogonales, et semblable au bassin d’une fontaine de jaspe. Le plan l’indiquait île de Herm, parce qu’elle est païenne et consacrée à Mercure ; et les gens du pays l’appelaient île de Hort, à cause des jardins magnifiques. Faustroll m’enseigna qu’il ne faut lire dans un nom que son antique et authentique racine, et que celle qui est la syllabe her, comme d’un arbre généalogique, vaut autant à dire que Seigneuriale.

La surface de l’île (il était naturel que les îles nous parussent comme des lacs, en notre navigation de terre ferme) est d’eau immobile, comme d’un miroir ; et l’on ne conçoit pas qu’y glisse une barque, sinon comme un ricochet effleure ; car ce miroir ne réfléchit pas de rides, même siennes. Néanmoins y vogue un grand cygne, tel que la candeur d’une houppe à poudre, et quelquefois, sans s’interrompre de l’ambiant silence, il bat des ailes. Quand le vol de l’éventail se fait assez rapide, à travers sa transparence on découvre toute l’île, et il s’épanouit comme un jet d’eau pavonne.

Il n’y a pas d’exemple que les jardiniers de l’île de Her aient laissé redescendre un jet d’eau sur le bassin, dont il dépolirait la surface ; les touffes s’étendent à quelque hauteur en nappe horizontale comme des nuages ; et les deux miroirs parallèles du sol et du ciel sauvegardent comme deux aimants éternellement face à face leur réciproque vacuité.

Toute l’habitude du pays est solennelle, comme au siècle aboli où ce mot signifiait coutumier.

Le seigneur de l’île est un Cyclope, mais nous n’eûmes pas à renouveler les stratagèmes d’Ulysse. Devant son œil frontal était suspendue la ferronnière de deux miroirs au tain d’argent, adossés l’un à l’autre dans un cadre de Janus. Faustroll calcula que le double tain était épais exactement de centimètres 1,5 × 10-5. Il réfléchissait vers nous la lumière comme l’escarboucle de la guivre, et le seigneur de l’île, me dit le docteur, discernait clairement, à travers, les choses ultra-violettes qui nous étaient interdites.

Il s’avança à petits pas entre une double haie de roseaux, qui s’étaient taillés à son ordre selon la hiérarchie surannée de la syrinx ; ses majordomes nous servirent de sucre et de quartiers de poncire.

Ses femmes, dont les robes s’épandaient selon les ocellures de la queue des paons, nous donnèrent le divertissement de danses sur les pelouses vitrées de l’île ; mais quand elles relevèrent leurs traînes pour marcher sur le gazon moins glauque que de l’eau, comme Balkis mandée de Saba par Salomon découvrit ses pieds d’âne dans la salle parquetée de cristal, à la vue des sabots capripèdes et des jupes de toison saisis d’effroi nous nous jetâmes dans l’as au pied des perrons de jaspe, et je tirai les rames, et Bosse-de-Nage traduisit heureusement la stupeur commune :

« Ha ha ! » dit-il ; mais la peur, sans doute, lui coupa la parole.

Et je reculai loin de l’île, perpendiculairement assez pour que la tête de Faustroll me cachât en peu de temps le regard du seigneur de Her, et, pareil à la lunette miroitante de la vigie d’un sémaphore, l’œil artificiel dans son orbite de burgau.

XXI
DE L’ÎLE CYRIL
À Marcel Schwob.

L’île Cyril nous parut d’abord comme le feu rouge d’un volcan, ou d’un punch de sang éclaboussant par la chute d’étoiles filantes. Puis nous vîmes qu’elle était mobile, cuirassée et quadrangulaire, avec une hélice aux quatre angles, selon les quatre demi-diagonales d’arbres indépendants, lui soumettant toutes les directions. Nous sûmes l’avoir approchée à portée de canon, à ce qu’un boulet emporta l’oreille droite et quatre dents de Bosse-de-Nage.

« Ha ha ! » bégaya le papion ; mais un cylindrocône d’acier sur l’apophyse zygomatique gauche fit rebrousser chemin à sa troisième parole. Et sans attendre une réponse plus étendue, l’île cinétique hissa la tête de mort et le chevreau, et Faustroll pavillon de la Grande-Gidouille.

Après ces salutations, le docteur but joyeusement du gin avec le capitaine Kid, et réussit à le dissuader d’incendier l’as (qui était, malgré son vernis de paraffine, incombustible) et de pendre, après nous avoir dépouillés, Bosse-de-Nage et moi-même à la grande vergue, parce que l’as n’avait pas de grande vergue.

On pêcha de concert des singes dans une rivière, à l’horreur démantibulée de Bosse-de-Nage, et nous visitâmes l’intérieur de l’île.

Comme la lueur rouge du volcan aveugle, on arrive à n’y voir pas plus que dans une obscurité sans reflet, mais pour suivre l’opaque ondulation de la lave éblouissante, il y a des enfants qui parcourent l’île avec des lampes. Ils naissent et meurent sans vieillesse dans les tronçons de péniches vermoulues, sur le rivage d’une onde vert-bouteille. Les abat-jour y errent à la manière de crabes glauques et roses ; et, plus avant dans les terres, où nous nous réfugiâmes au plus vite, à cause des bêtes marines qui désolent le sable du reflux, dorment leurs ombelles couleur du temps. Les lampes et le volcan exhalent une livide lumière, comme le fanal gauche de la barque des limbes.

Après boire, le capitaine, se réjouissant dans sa moustache recourbée, du calame de son cimeterre d’abordage et d’une encre de poudre et de gin, tatoua sur le front de notre mousse économe de discours, ces mots bleus : Bosse-de-Nage, cynocéphale papion, ralluma sa pipe à la lave, et donna ordre aux enfants-luisants d’escorter l’as jusque dans la mer ; et l’adieu nous suivit vers le large des paroles de Kid et des lumières sobres, comme des méduses dépolies.

XXII
DE LA GRANDE ÉGLISE DE MUFLEFIGUIÈRE
À Laurent Tailhade.

Nous entendions déjà les cloches, comme de tous les carillons du Brabant, d’ébène, d’érable, de chêne, d’acajou, de corme et de peuple de l’île Sonnante, quand je me reconnus entre deux murs noirs, sous une voûte, puis parmi l’éblouissement d’une verrière continue. Le docteur, sans daigner me prévenir, des cordes de soie de sa barre avait décoché l’as au milieu du grand portail de l’église cathédrale de Muflefiguière. Sur les dalles de la nef, à laquelle la nôtre fut symétrique, mes avirons grincèrent comme la toux, préface d’attention, des pieds de chaises que l’on remue.

Le prêtre Jean montait en chaire.

La terrifique forme guerrière et sacerdotale fulgura sur l’assemblée. Des mailles d’aubergeon alternées de rubis balais et de diamants noirs, tissaient sa chasuble. En guise de patenôtres, brimballaient sur sa hanche droite une guiterne en bois d’olivier, sur la gauche, sa grande épée à deux mains, entée pour garde d’un croissant d’or, dans son fourreau de peau de céraste.

Son sermon fut rhétorique et bien latin, attique et asiatique tout ensemble ; mais je ne comprenais point pourquoi il était retentissant des solerets aux gantelets, ni les périodes ordonnées comme les reprises d’une passe d’armes.

Tout à coup, d’un fauconneau qui était lié sur une dalle en contre-bas, à quatre chaînes de fer, jaillit un boulet de bronze, dont le chargement effondra la tempe droite de l’orateur, partageant l’armet jusqu’à la tonsure, dénudant le nerf optique et le cerveau quant au lobe droit, sans émouvoir la forteresse de l’entendement.

Simultanément à la fumée du fauconneau, une buée âcre sortit des gorges du peuple et figura par sa condensation un monstre épais au pied de la chaire.

Ce jour-là j’ai vu le Mufle. Il est honorable et bien proportionné, de tout point pareil au bernard-l’hermite ou pagure, comme Dieu est infiniment semblable à l’homme. Il a des cornes qui lui servent de nez et de papilles de langue, en figure de longs doigts qui lui sortiraient de l’œil ; deux pinces inégales et dix pattes en tout ; et, comme le pagure, n’étant vulnérable que du fondement, il le réfugie, et son sexe élémentaire, dans une coquille dérobée.

Le prêtre Jean tira sa grande épée et voulut assaillir le mufle, à la notable anxiété des assistants. Faustroll demeura impassible, et Bosse-de-Nage, outre mesure intéressé, s’oublia au point de penser visiblement :

« Ha ha ! »

Mais il ne dit mot, de peur d’outrepasser sa pensée.

Le Mufle reculait, la pointe de sa coquille la première, faisant ranger les gens ; et ses pinces mâchonnaient comme des bouches qui bredouillent. La lame surgie étincelante du fourreau de peau de céraste, s’ébréchait même sur les poils de la carapace des membres.

Alors Faustroll mit en œuvre l’as. Tirant avec plus de violence ses guides il courba plus sensiblement l’as ; car sa barre ne commandait point un gouvernail plat à l’arrière, mais cintrait, depuis l’avant, la longue quille à droite, à gauche, en haut, en bas, selon sa volonté d’aller ; et la toile de cuivre étroit fut comme le rougeoiement d’un croissant ; et moi happant de mes ventouses le hasard terse du granit, le docteur me conduisit au monstre. Et à l’entour notre navigation se contourna comme l’anneau nuptial du baiser de Narcisse d’un amphisbène.

Le prêtre Jean joignit par cet artifice aisément le Mufle, qui avait acquis quelque avance pendant que son adversaire descendait ses douze marches, vers son niveau ; l’aveignit de la coquille avec la poignée fourchue de l’épée, et lui partagea le fondement en autant de parts qu’il y avait de personnes présentes dans la nef ; mais ni lui-même, ni nous, sauf Bosse-de-Nage, n’y voulûmes goûter.

Et le combat aurait été en toutes ses péripéties l’image d’une course espagnole, si le taureau Cul-de-Coquille n’avait cherché l’estocade au bout de sa fuite circulaire et non de franc heurt.

Or le prédicateur gemmé remonta en chaire, pour sa péroraison. Et les ouailles purgées de l’humeur crasse de la possession du Mufle, lui applaudirent.

Quant à nous, nous repartîmes vers les proches cloches de l’île Sonnante, sans que Faustroll consultât les astres plus outre, la route illuminée par les projections, selon des voies en étoile hors de l’église, des hauts vitraux versicolores comme des paroles.

XXIII
DE L’ÎLE SONNANTE
À Claude Terrasse.

« Heureux le sage, dit le Chi-Hing, qui dans la vallée où il vit solitaire, se plaît à entendre le son des cymbales ; seul, dans son lit, s’éveillant, il s’écrie : Jamais, je le jure, je n’oublierai le bonheur que j’éprouve ! »

Le seigneur de l’île, nous ayant salué en ces termes, nous mena à ses plantations, fortifiées d’éoliens balisages de bambous. Les plantes les plus communes y étaient les taroles, le ravanastron, la sambuque, l’archiluth, la pandore, le kin et le tché, la turlurette, la vina, le magrepha et l’hydraule. Dans une serre érigeait ses cous nombreux et son haleine de geyser l’orgue à vapeur donné à Pépin en 757 par Constantin Copronyme, et importé dans l’Ile Sonnante par sainte Corneille de Compiègne. On y respirait encore l’octavin, le hautbois d’amour, le contrebasson et le sarrusophone, le biniou, le zampogna, le bag-pipe ; la chérée du Bengale, l’hélicon contrebasse, le serpent, le cœlophone, les saxhorns et l’enclume.

La température de l’île est modérée selon la consultation de thermomètres appelés sirènes. Au solstice d’hiver, la sonorité atmosphérique tombe du jurement du chat au vrombissement de la guêpe, du bourdon et à la vibration d’aile de mouche. Au solstice d’été, toutes les plantes susnommées fleurissent, jusqu’à la chaleur suraiguë du vol des insectes au-dessus des herbes de notre terre. La nuit, Saturne y choque son sistre en son anneau. Le soleil et la lune y éclatent, à l’aube et au crépuscule, comme des cymbales divorcées.

« Ha ha, » commença Bosse-de-Nage désireux d’assurer sa voix avant de la mêler à la musique universelle ; mais les deux astres se heurtèrent en un baiser réconcilié, et le planteur célébra cet événement retentissant :

« Heureux le sage, s’écria-t-il, qui, sur le penchant d’une montagne, se plaît au son des cymbales ; seul dans son lit en s’éveillant, il chante : Jamais, je le jure, mes désirs n’iront au delà de ce que je possède ! »

Et Faustroll, avant de prendre congé, but avec lui du génépi distillé sur les sommets, et l’as exhala sous mes rames sa route chromatique. Sur deux styles élevés vers les deux astres qui sonnaient les heures d’union et de division de la touche noire et de la touche diurne, un petit enfant nu et un vieillard blanc chantaient vers le double disque d’argent et d’or :

Nocte dieque bibamus

Le vieillard mugit la sélection des syllabes immondes, et le soprano séraphique reprit, en se joignant au chœur des anges, des Trônes, des Puissances et des Dominations :

« ... pet, a-mor mor, oc-cu-pet, cu, pet, a-mor oc-cu, semper nos amor occupet. »

Et comme l’énergumène à barbe blanche achevait dans un cri grave et une obscène contorsion la phrase coprolalique, de notre as, abordé sous la stèle du corps puérile et potelé, nous discernâmes choir l’armure de carton émaillé ou de pâte de guignol et fleurir la barbe sordide du nain sixtin de quarante-cinq ans.

De son trône parfumé de harpes, le seigneur de l’île se glorifiait que sa création fût bonne, et nous entendîmes vers notre éloignement cette mélodie :

« Heureux le sage qui sur la colline où il habite, se plaît à entendre le son des cymbales ; seul dans son lit, en s’éveillant, il demeure en repos, et jure que jamais il ne révélera au vulgaire le motif de sa joie ! »

XXIV
DES TÉNÈBRES HERMÉTIQUES, ET DU ROI QUI ATTENDAIT LA MORT
À Rachilde.

Ayant passé le fleuve Océan, qui est fort analogue, pour la stabilité de sa surface, à une vaste rue ou boulevard, nous arrivâmes au pays des Cimmériens et des Ténèbres hermétiques, qui en diffère comme peuvent différer deux plans non liquides, par la grandeur et la division. L’endroit où se couche le soleil a la figure, entre les replis inclus au mésentère de la Ville, de l’appendice vermiculaire d’un cæcum. Il foisonne d’impasses et culs-de-sacs, dont quelques se dilatent en cavernes. C’est dans l’une que l’astre quotidien s’arrondit. Pour la première fois je compris qu’il était possible d’atteindre le dessous de l’horizon sensible et de voir le soleil de si près.

Il y a un crapaud monstrueux dont la bouche affleure la surface de l’Océan et dont la fonction est de dévorer le disque chu, comme la lune mange les nuages. Il s’agenouille quotidiennement à sa communion circulaire ; aussitôt la vapeur lui sort du naseau, et s’élève la grande flamme qui sont les âmes de quelques-uns. C’est ce que Platon disait la répartition par le sort des âmes hors du pôle. Et son agenouillement, par la structure de ses membres, est aussi un accroupissement. La durée de sa jubilation déglutissante est donc sans dimension ; et comme il digère selon une ponctualité vigoureuse, son intestin n’a point conscience de l’astre transitoire, qui n’est d’ailleurs point assimilable. Il se contourne un conduit dans la diversité souterraine de la terre, et remonte par l’autre pôle, où il se purge des excréments dont il s’est souillé. C’est de cette laisse que naît le diable Pluriel.

Au pays où le soleil se couche perpétuel, il y a un roi, préposé à sa garde et de destin parallèle, qui attend quotidiennement la mort ; il croit qu’une nuit demeurera une fois pérennelle, et s’enquiert des digestions du crapaud de l’horizon. Mais il n’a pas le temps de considérer l’astre qui se hâte, panse librante, dans la caverne voisine : il a un miroir sur le nombril qui le lui réfléchit. Son seul loisir s’édifie en un château de cartes, auquel il ajoute chaque matin un étage, où viennent orgier, une fois le mois, les seigneurs des îles transpontines. Quand le château aura un trop grand nombre d’étages, l’astre le heurtera dans sa course et ce sera un considérable cataclysme. Mais le roi a eu le soin judicieux de ne le point ériger dans le plan de l’écliptique. Et le château s’équilibre en raison directe de sa hauteur.

Comme il faisait soir, quand Bosse-de-Nage tira notre as sur le rivage, le roi selon sa coutume attendait la mort et le crapaud bayait, fonctionnellement. Le palais était tendu de noir et l’on avait préparé des chaises longues pour les corps et des philtres afin d’obscurcir la conscience des agonies. Bosse-de-Nage, quoique ne le professant point par une loquacité inconsidérément variée, se piquait d’être déontologue, et se crut obligé de revêtir un habit noir et de couronner son crâne, semblable à une cucurbite malintentionnée, d’un chapeau belge dont les vibrations lumineuses s’accumulaient en longueurs d’onde égales à celles de son costume, et dont la figure simulait la moitié d’un globe défunt.

Et la nuit supputa ses heures, à ce point qu’on alluma des lampes.

Brusquement le côlon descendant du crapaud mugit, et le bol inalimentaire de feu pur reprit sa route coutumière vers le pôle du diable Pluriel.

La métamorphose fut manifeste du deuil des tentures en un incarnat clair. On se réjouit des philtres par le canal des chalumeaux, et des petites femmes ayant été établies sur la rutilance des chaises longues, Bosse-de-Nage crut qu’il était arrivé d’aller aux sens :

« Ha ha ! » constata-t-il d’une façon sommaire, mais il vit que nous avions deviné sa pensée, et surtout surpris crouler sur le tapis, avec le fracas récalcitrant d’un hérisson de fer battu, la naïveté de son chapeau belge.



  1. Le fleuve autour de l’île s’est fait, depuis ce livre, couronne mortuaire.