Girart de Roussillon/Introduction

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Honoré Champion (p. i-ccxxxv).

INTRODUCTION


La chanson de geste dont on offre actuellement au public la première traduction soulève des questions très variées, ordinairement très épineuses, parfois même insolubles dans l’état présent de nos connaissances.

Elle a pour héros un personnage assurément historique, le comte Girart, mais elle nous le présente sous des traits si différents de ceux sous lesquels il apparaît dans l’histoire authentique, que ce n’est point sans peine qu’on parvient à établir la continuité du Girart historique au Girart légendaire.

De plus, cette même chanson de geste, telle qu’elle nous a été conservée par quatre manuscrits ou fragments de manuscrits, ne peut en aucune façon avoir été rédigée avant le milieu ou même la seconde moitié du xiie siècle : l’examen de la langue et surtout de la versification ne laisse subsister aucun doute sur ce point. Et cependant des témoignages irrécusables prouvent qu’il existait dès le xie siècle un poème de Girart de Roussillon qui devait offrir avec le nôtre de grandes ressemblances. La critique a donc à chercher dans quelle mesure notre chanson de geste est apparentée avec le poème perdu ; si elle en est un remaniement pur et simple, dans lequel la forme seule de l’ancien Girart de Roussillon, dont il ne nous reste pas le moindre fragment, a été altérée ; ou si, au contraire, l’auteur de la nouvelle chanson n’a pas en certaines parties modifié profondément l’œuvre de son devancier inconnu.

Enfin, la chanson est écrite en un langage singulier, dont on chercherait vainement un second spécimen, qui tient à la fois du français et du provençal, mais a, en outre, des caractères propres. À quelle partie de la France appartient ce langage ? ou, ce qui revient au même, en quelle région a été rédigée notre chanson ?

Voilà bien des questions à résoudre, et je me suis borné à indiquer les plus importantes entre beaucoup. Tant que ces questions n’auront pas reçu leur vraie solution, il sera bien difficile de se former une juste idée de la valeur et du caractère de la chanson.

Mais d’autres questions surgissent aussitôt, celles-là heureusement, moins embarrassantes en général, quoique non exemptes de difficultés.

La chanson du xie siècle avait vite vieilli : au moyen âge, tout ouvrage en langue vulgaire, qui reste en possession de la faveur du public, a besoin d’être rajeuni ou refait tous les cent ans. Celle du xiie siècle ne tarda pas à vieillir aussi. Cependant la renommée de Girart de Roussillon était déjà trop bien établie en son pays d’origine, la Bourgogne, pour que l’histoire de ses hauts faits ne fût pas écrite de nouveau. Aussi des compositions variées par la forme, par les éléments, par l’inspiration, vinrent-elles maintenir, au xive siècle et au xve, la tradition du vieux héros épique, en la brouillant de plus en plus. Nous ne pourrons négliger ces œuvres tardives qui complètent la légende du personnage, et dont l’origine comme aussi le caractère propre ont été jusqu’à ce jour méconnus.

Mais mon principal effort portera sur la chanson de geste, dont ce volume contient la traduction. Après en avoir recherché les antécédents et étudié la composition, je montrerai ce qu’on peut tirer de ce poème véritablement extraordinaire pour la connaissance des mœurs, des usages, des idées, de l’état des personnes, pendant les premiers temps de l’époque féodale.

CHAPITRE Ier

L’HISTOIRE. — LE COMTE GIRART

Le comte Girart est un personnage historique. Il joue un rôle considérable dans les événements politiques du ixe siècle. Il ne s’était pas distingué seulement par ces exploits guerriers qui ont le don de frapper vivement l’imagination populaire. Il s’était signalé par sa piété et avait donné à l’Église des marques durables de sa munificence, en fondant et en dotant richement plusieurs monastères. Nous avons, par suite, sur Girart deux groupes de documents : les uns nous le montrent homme politique, administrateur, guerrier, les autres se rapportent à sa vie privée et principalement à ses fondations pieuses. Dans aucun de ces documents, il ne porte le surnom de Roussillon. Il y a lieu de croire qu’au ixe siècle les surnoms étaient déjà en usage, mais ils ne paraissaient pas encore dans les documents écrits. Nous n’avons aucun moyen de savoir si le comte Girart était, de son vivant, communément appelé Girart de Roussillon. Bornons-nous à dire que ce surnom, dont nous chercherons plus loin à établir l’origine, apparaît pour la première fois dans les récits poétiques.

Le comte Girart, type réel du Girart de Roussillon légendaire, est déjà un puissant personnage lorsqu’on le signale pour la première fois d’une façon certaine dans les monuments de notre histoire. Il est qualifié d’ « illustris comes et marchio, » dans un diplôme de Lothaire, daté de 853[1], où il est fait mention de lui comme ayant obtenu de cet empereur la restitution à l’Église de Lyon de certaines propriétés. Il n’est pas douteux qu’il était alors gouverneur de la partie de la Bourgogne qui appartenait à Lothaire, et dans laquelle était située la cité de Lyon. Lothaire mort, en 855, il eut la garde de son troisième fils, Charles, roi de Provence. En cette qualité il administra tout le royaume de Provence et les terres situées sur la rive gauche du Rhône qui en dépendaient. Dans un diplôme de l’an 856, il est qualifié par le roi Charles, au nom de qui l’acte est passé, de « inlustrissimus comes et parens noster ac nutritor[2] » ; dans un autre, en 862, de « inlustris comes ac magister noster[3] ». Nous savons par les Annales de Saint-Bertin que le roi de Provence, infirme et hors d’état de prendre la défense de ses états, fut plus d’une fois l’objet des entreprises de son frère Lothaire II[4] et de son oncle Charles le Chauve[5]. Il est permis de supposer, bien que les chroniques n’en disent rien, qu’en ces occasions le roi trouva en Girart un défenseur énergique, comme aussi, lorsque les rives du Rhône jusqu’à Valence furent ravagées par les pirates normands[6]. Charles étant décédé sans postérité en 863, ses frères Louis II, empereur d’Occident, et Lothaire II, roi de Lorraine, se partagèrent ses états. Lothaire eut pour sa part le Lyonnais, le Viennais, le Vivarais, que Girart continua à administrer au nom de son nouveau seigneur. Lorsque Lothaire mourut, en 869, l’empereur Louis, son frère survivant, se crut en droit de recueillir son héritage ; mais ses deux oncles, Louis le Germanique et Charles le Chauve, s’unirent pour l’en empêcher. Ils se partagèrent l’héritage : Charles prit les provinces du midi et de l’ouest, Louis s’adjugea les provinces voisines du Rhin. Mais Charles rencontra de l’opposition de la part de Girart, « soit, » dit M. Longnon, « que celui-ci voulût conserver ces pays à l’héritier légitime de Lothaire II, c’est-à-dire à l’empereur Louis, soit qu’il pensât se rendre indépendant dans les contrées qui, depuis quinze ans au moins, reconnaissaient son autorité[7] » M. Longnon incline vers la seconde hypothèse et pense que Girart visait à se rendre totalement indépendant. Cela n’a rien que de très vraisemblable. Toutefois la résistance ne fut pas de longue durée, et, quelle qu’elle ait été, Girart n’en eut pas le mérite. Charles le Chauve vint assiéger la cité de Vienne[8] : Girart n’y était pas, et la défense paraît avoir été dirigée par sa femme, Berte. Celle-ci toutefois reconnut qu’elle avait peu d’espoir de garder une ville dans laquelle l’ennemi avait su se ménager des intelligences. Aussi fit-elle mander son mari, qui vint rendre la place à Charles. Ensuite, avec la permission du vainqueur, il s’embarqua sur le Rhône, emmenant avec lui sa femme et ses biens meubles[9]. Le lieu où il se retira n’est pas déterminé, nous pouvons supposer, avec M. Longnon[10], que ce fut Avignon, où on sait d’ailleurs qu’il mourut quelques années après sa retraite[11].

Voilà tout ce que l’histoire nous apprend de la vie politique du comte Girart. Nous allons maintenant aborder une autre série de faits qui appartiennent à la vie privée plutôt qu’à la vie politique du comte Girart.

Tous les érudits qui se sont occupés de notre personnage, soit au point de vue de l’histoire, soit au point de vue de la légende, ont été unanimes pour identifier le comte Girart, gouverneur du royaume de Provence, avec le comte Girart qui, vers 863, fonda les monastères de Vezelai et de Pothières en Bourgogne. L’accord d’auteurs qui se copient ne saurait tenir lieu de preuves. Examinant, il y a quelques années[12], les arguments produits, je crus reconnaître qu’ils se réduisaient à une simple hypothèse fondée sur ces trois faits : les deux comtes s’appellent Girart ; tous deux ont vécu sous Charles le Chauve ; tous deux ont une femme appelée Berte. Je dus faire remarquer que ces coïncidences suffisaient à peine pour « instituer une présomption en faveur de l’identité[13]. » Mais, depuis, M. Longnon[14] a cité un texte qui m’avait échappé[15], et qui est comme un trait d’union entre Girart gouverneur de Provence et Girart fondateur de Pothières et de Vezelai : ce texte est l’analyse d’une lettre de Hincmar, conservée dans l’Histoire de l’église de Reims de Flodoard (l. III, ch. xxvi). On voit par ce document que le Girart de Provence avait mis sous la garde de l’apôtre saint Pierre certains monastères qui ne sont pas désignés nominativement, et dont il soupçonnait Charles le Chauve de vouloir s’emparer. Au cas où ces craintes viendraient à se réaliser, Girart prévenait l’archevêque Hincmar qu’il userait de représailles ; Hincmar répondait que Girart n’avait rien à craindre de ce côté[16]. Les monastères auxquels il est fait allusion dans la lettre ne peuvent être que ceux de Vezelai et de Pothières fondés, aux termes de la charte de Girart et de Berte, « in honore Domini nostri Jesu Christi, et veneratione beatissimorum apostolorum Petri et Pauli » et placés sous l’autorité directe du souverain pontife[17]. On ne saurait déterminer exactement la date des tentatives de Charles le Chauve sur les monastères fondés par Girart, ou, pour parler plus rigoureusement, la date de la correspondance qui eut lieu, à propos de ces tentatives vraies ou fausses, entre Girart et l’archevêque Hincmar[18]. On peut du moins déterminer approximativement la date de la fondation des deux monastères. Cette date doit être fixée à l’année 863 ou bien peu de temps auparavant. En effet, si la charte de fondation des deux monastères n’est pas datée, nous avons de Girart une longue lettre au pape Nicolas Ier, dont l’objet principal est de mettre sous la dépendance directe du Saint-Siège les deux abbayes. Or, cette lettre est datée de la 23e année du règne de Charles, ce qui peut se rapporter, selon qu’on place le commencement du règne de Charles en 838, 839 ou 840, aux années 861, 862 ou 863 ; Quelques années plus tard, en 868, Charles le Chauve, agissant à la prière du comte Girart, qu’il qualifie de « carissimus valdeque amantissimus nobis », confirme la fondation de Vezelai par Girart et son épouse Berte[19].
Il faut noter dès maintenant que ce témoignage de bienveillance ne précède que de deux ans l’invasion du royaume de Provence et la prise de Vienne par Charles le Chauve. Nous verrons plus tard quelles conclusions peuvent être tirées de cette circonstance.

La charte de fondation de Pothières et de Vezelai est un document d’un grand intérêt, parce qu’elle contient des notions précises sur la famille de Girart[20] et sur celle de sa femme[21] et nous fait savoir qu’il avait été l’objet de la bienveillance de Louis le Pieux (✝ 840) et de son épouse Judith (✝ 843)[22][23]. Cet acte, la lettre au pape relative au même sujet, la confirmation faite en 868 par Charles le Chauve de cette fondation, enfin le texte de Hincmar cité plus haut, constituent les seuls documents, utilisés jusqu’à ce jour, qui constatent les liens par lesquels Girart se rattachait à la Haute-Bourgogne.

Il existe cependant d’autres documents sur le comte Girart, émanant de lui pour la plupart, et qui, depuis plus d’un siècle, ont été mis à la disposition des érudits dans un ouvrage fort volumineux et fort connu, où toutefois personne, jusqu’à présent, n’a eu l’idée de les aller chercher. En 1774 Bandini a publié, dans le t. I de son catalogue des manuscrits latins de la Laurentienne, col. 129 à 142, un petit cartulaire provenant originairement, selon toute apparence, de Vezelai, et contenant dix-neuf pièces dont huit intéressent de très près l’histoire du comte Girart. En voici les résumés que je dispose, non selon l’ordre du cartulaire[24], mais selon l’ordre chronologique :

(Bandini, n° III) « Gerardus » et son épouse « Alboara » cèdent au comte « Gerardus » et à son épouse « Berta » le village de Flei (Flagiacus), dans le pagus d’Avallon, en échange de biens situés dans le pagus de Tonnerre et pour une somme de 50 livres. — Die Jovis in mense octobrio, regnante domino meo rege Ludovico, anno quinto regni ejus feliciter (819).

(V) « Constantius » et « Ataila », son épouse, vendent au comte « Gerardus »[25] un pré situé près de Fontenai pour la somme de trois sous. — Datum in mense septembrio in anno XIII Ludovici imperatoris (827).

(VI) « Ermengaudus » vend au comte « G. » un pré situé à Fontenai pour la somme de cinq sous. — Datum in mense novembrio, in anno XIV Ludovici imperatoris (828).

(XIV) Charles [le Chauve] concède à « Roclinus » son fidèle 22 maisons situées dans le pagus d’Avallon, à Domeci. — Datum pridie kalendas Septembris, indict. V, anno III regnante Karolo gloriosissimo rege. Actum Castellione super fluvium Dornonia, in Dei nomine feliciter (31 août 842).

(II) « Roclinus » et son épouse « Teutildis » vendent au comte « Gerardus » et à son épouse « Berta » certains biens situés dans le comté d’Avallon et sur le territoire (ager) de Domeci et qui lui avaient été concédés par le roi Charles. — Mense Augusto anno XIII regnante Karolo rege (852).

(IV) « Berillus » vend à « Gerardus » et à son épouse « Berta » des biens situés dans le pagus d’Avallon et dépendant du fisc de Fontenai pour le prix de douze sous, — Actum Fontanas villa publice... Datum in mense Maio, regnante Karolo rege (840-875).

Le même cartulaire renferme encore, sous les nos IX et X, la confirmation par Charles le Chauve de la fondation de Vezelai (868) et la confirmation par le même souverain du privilège du pape Jean VIII en faveur du même monastère. J’ai fait mention de ces deux pièces plus haut.

Les documents, non point inédits, mais inconnus, que je viens de produire, établissent de la façon la plus certaine un point que l’acte de fondation du monastère de Pothières et de Vezelai laissait déjà entrevoir : c’est que Girart résidait dans le pays d’Avallon dès les premières années du règne de Louis le Pieux, et que les biens qu’il y possédait étaient peu à peu devenus fort considérables. Dès qu’il est prouvé qu’il avait l’âge d’homme en 819, date de la première des chartes ci-dessus mentionnées, il n’y a aucune impossibilité, au moins quant aux dates, à ce que notre Girart soit identique, comme on l’a supposé[26], avec Girart, comte de Paris, qui, en 837, jure fidélité au jeune roi Charles le Chauve, couronné, à cette date, roi d’une partie de la France, qui, plus tard, abandonnant le parti de Charles, combat à Fontenai en 841 dans l’armée de l’empereur Lothaire.

La chronologie des faits connus de la vie de Girart pourrait donc être fixée ainsi :

819, 827, 828, acquisition de divers biens dans l’Avallonnais ;

827-40, comte de Paris ;

841, se bat à Fontenai ;

842, comte du palais de Lothaire ;

852, nouvelle acquisition dans l’Avallonnais ;

853-63, gouverneur du royaume de Provence au nom de Charles, roi de Provence ;

863-70, gouverneur de la partie de l’ancien royaume de Provence qui était passée sous l’autorité du roi de Lorraine, Lothaire II ;

870, Girart livre Vienne à Charles le Chauve ;

Avant 879, Girart meurt à Avignon.

CHAPITRE II

LA POÉSIE. — GIRART DE VIENNE, GIRART DE FRETE, GIRART DE ROUSSILLON

Nous ne retrouverons, dans la légende, que bien peu des faits que l’histoire authentique rattache au nom de Girart. Mais, abordant le terrain de la poésie, nous nous trouvons en présence d’une difficulté analogue à celle que nous avons rencontrée sur le terrain historique, mais infiniment plus difficile à résoudre. La légende, comme l’histoire, nous offre plusieurs Girarts. Faut-il supposer qu’ils ont tous une origine réellement historique et que cette origine est une ?

Notre ancienne poésie française connaît, outre Girart de Roussillon, au moins deux Girarts qui se présentent accompagnés d’un cortège de faits assez nombreux : Girart de Vienne et Girart de Frete.

Le poème de Girart de Vienne est, en somme, le récit d’un siège de Vienne par Charlemagne. Nous en avons deux rédactions. L’une, la plus ancienne, ne nous a pas été conservée dans sa forme originale, mais nous en possédons une traduction, qui paraît assez exacte, dans la Karlamagnus Saga[27] ; l’autre est un remaniement fait, au commencement du xiiie siècle, par Bertran de Bar-sur-Aube. Voici, en quelques mots, le résumé du récit commun à ces deux ouvrages. Girart a offensé l’empereur par son insolence et refusé de comparaître devant sa cour. L’empereur l’assiège dans Vienne. Le siège a duré sept ans, lorsqu’on convient de décider du sort de la ville par un combat singulier. Les champions choisis sont le jeune Rolant, neveu de l’empereur, et Olivier, neveu de Girart. Ils combattent trois jours sans succès de part ni d’autre. La guerre se termine par une réconciliation, laquelle est scellée par le mariage de Rolant avec la sœur d’Olivier. Dans la version de Bertran de Bar-sur-Aube, c’est un ange qui intervient pour mettre fin au combat ; dans le poème plus ancien de la Karlamagnus Saga, c’est un prisonnier français qui suggère à Girart l’idée du mariage qui terminera la guerre.

Sur Girart de Frete, nous n’avons que des renseignements en quelque sorte épisodiques. Dans la chanson d’Aspremont, ce Girart ne se décide qu’à grand’peine à porter secours à Charles engagé dans une guerre en Italie contre le païen Agolant. Il se prétend indépendant de l’empereur contre qui il a jadis longuement guerroyé. Enfin il vient, mais plutôt en allié qu’en vassal, conduisant sa propre armée et agissant d’une façon indépendante[28] Ailleurs, dans l’Aspramonte d’Andrea da Barberino, nous le voyons, à la suite de cette expédition contre Agolant, de nouveau en guerre contre l’empereur, assiégé dans Vienne, puis fuyant en Espagne, s’y faisant sarrasin et revenant, avec une immense armée d’infidèles, envahir la France. Il est battu, enfermé, par ses propres enfants dans une tour où il meurt, et Vienne est rendue à Charlemagne. On pouvait conjecturer avec vraisemblance que ce récit n’avait point été inventé par Andrea da Barberino qui vivait à la fin du xive siècle et au commencement du xve : le vraisemblable est devenu certain, maintenant que nous savons qu’il est fait allusion à ce même récit dans l’Entrée de Spagne qui est de la fin du xiiie siècle[29]. On peut donc croire qu’il a existé une chanson de geste de Girart de Frete qui ne nous est pas parvenue.

Il y a longtemps déjà qu’on s’est accoutumé à considérer les histoires fabuleuses de Girart de Vienne et de Girart de Frete comme deux variantes du même récit[30]. Elles ont, en effet, deux traits communs : 1° l’idée d’une lutte entre un vassal orgueilleux appelé Girart et Charlemagne ; 2° le rôle important que joue la ville de Vienne dans l’un et l’autre roman. Mais c’est tout, et c’est bien peu. L’idée, du reste séduisante, sur laquelle repose l’assimilation des deux histoires, est qu’il s’est conservé dans la mémoire du peuple quelques parcelles de l’histoire réelle du comte Girart, et que ces parcelles ont servi de base à des compositions poétiques indépendantes les unes des autres. Mais qu’y a-t-il de commun entre les romans qu’on a faits au xiie siècle sur Girart de Vienne et Girart de Frete, et ce que nous savons de la vie du comte Girart ? Le nom de Girart et celui de la ville de Vienne, qui se rencontrent de part et d’autre, ne suffisent assurément pas à établir la continuité de traditions ayant pour point de départ le comte Girart.

On a récemment essayé de donner, par une preuve nouvelle, un peu plus de corps à l’hypothèse selon laquelle le personnage fabuleux de Girart de Frete serait la transformation épique du comte Girart. « Girard de Fraite ou de Frete, » dit M. Longnon, « est sans doute le produit des traditions provençales sur Girard, car son surnom est tiré de Frete ou Freta, localité du haut-moyen âge qu’une charte de 982 montre avoir été le chef-lieu d’un ager du comté d’Arles, et dont l’identité avec la bourgade actuelle de Saint-Remy[31] (Bouches-du-Rhône) semble suffisamment établie, grâce au roman arlésien de Tersin que M. Paul Meyer a fait connaître[32]. » M. Longnon avance ici comme un fait évident ce qui n’est qu’une hypothèse, et j’ajoute, une hypothèse dénuée de fondement. La cité de « Freta », du roman de Tersin, l’ager Fretensis cité dans une charte de 982, étaient, en effet, situés en Provence, à l’endroit qu’indique M. Longnon[33], mais il est absolument impossible que la forme Freta ait produit, soit en français, soit en provençal, la forme fraite ou frete[34]. Girart de Frete ou de Fraite tirait probablement son surnom de quelque lieu dont le nom latin était fracta.

En somme, on ne peut prouver que les poèmes de Girart de Vienne et de Girart de Frete n’ont pas conservé quelque vague souvenir du comte Girart, mais l’hypothèse inverse, trop facilement adoptée jusqu’ici, n’est pas non plus susceptible de preuve.

Arrivons maintenant à Girart de Roussillon. Le poème que nous possédons sur ce personnage, et dont la traduction occupe le présent volume, n’est pas plus ancien que la seconde moitié du xiie siècle. Mais ce n’est pas une œuvre originale. C’est une œuvre nouvelle dans la forme, non dans le fond. Notre chanson de Girart de Roussillon a été rédigée en la forme qui nous est parvenue d’après un poème plus ancien, dont elle a conservé en une mesure variable les récits. C’est une chanson rajeunie, ou, si l’on veut, renouvelée. Ces diverses propositions seront établies dans la suite de cette introduction. Actuellement je vais faire passer sous les yeux du lecteur quelques témoignages d’où il résulte que Girart de Roussillon était connu comme personnage épique bien avant le temps où fut renouvelée la chanson qui lui est consacrée. Ce serait peut-être ici lieu d’expliquer l’origine du surnom de Roussillon. Mais l’occasion de dire ce que l’on sait à ce sujet se présentera plus naturellement dans le chapitre suivant, où nous aurons à étudier un texte légendaire qui prétend indiquer le lieu où était situé le château de Roussillon[35].

Les premières apparitions de Girart de Roussillon dans la poésie remontent au xie siècle, plus probablement à la seconde moitié de ce siècle qu’à la première. Dans Rolant (vv. 797, 2189, 2409), il est l’un des pairs les plus âgés de Charlemagne, et périt, comme tous ses compagnons, à Roncevaux. Il y a là, comme on voit, oubli complet du Girart de l’histoire qui devait être encore bien jeune lorsque Charlemagne mourut. Les données de l’épopée, qui placent Girart sous un roi du nom de Charles Martel, ne sont pas mieux respectées. Il est visible que l’auteur de Rolant a pris au hasard ce nom de Girart de Roussillon dans la poésie de son temps, sans se soucier le moins du monde de lui prêter un rôle qui pût s’accorder avec les récits courants.

Nous trouvons des allusions plus précises à l’histoire fabuleuse de Girart de Roussillon dans des chansons de geste moins anciennes, à la vérité, que Rolant, mais dont les témoignages n’en ont pas moins une très grande valeur, parce qu’on peut prouver qu’ils se rapportent à une chanson de Girart de Roussillon différente de celle qui nous est parvenue, et sans aucun doute plus ancienne. Dans l’ordre chronologique, nous rencontrons d’abord le témoignage de la vieille chanson de Garin le Lorrain. Ce qui résulte de ce témoignage, c’est que des guerres interminables avaient eu lieu entre Charles Martel et Girart et que le pays en était resté appauvri jusqu’au temps du roi Pépin, le successeur de Charles Martel. Citons les textes. Nous voyons d’abord le traître Hardré dire à Pépin, pour le détourner de secourir Hervis attaqué par les Hongres :

« Hervis est riches et enforciés d’amis,
« Trés bien se puet salver et garantir.
« Tes regnes est soufreteus et chetis,
« Il n’i a homme qui s’i puisse esbaudir,
« Tant a Gerars. qui le Rossillon tint,
« Gasté la terre et trestout le païs.

(Garin le Loherain. éd. P. Paris. I. 53.)

Dans une autre occasion, il renouvelle la même objection :

« Drois empereres, entendés ci a mi :
« Charles Martiaus, qui maint estor vainqui
« (Jhesu de gloire ait de s’ame merci !)
« Envers le duc Girart gueroia il ;
« Maint orfe firent et maint homme morir,
« Dont mainte dame remesrent sans mari.
« Mort sunt li pere, si sunt petit li fil,
« Tes regne est povres et d’argent escheris.

(Ibid., I, 76-7.)

Et plus loin :

« La terre est povre et li païs gastés
« Par dant Gerart qu’est de Roucillon nés,
« Et par paiens, les cuivers defaés.

(Ibid., I, 81.)

Jusqu’ici il ne s’agit que de ravages effroyables, résultats d’une guerre prolongée. De telles allusions pourraient être rapportées à la chanson renouvelée, si le renouvellement n’était, selon toute apparence, postérieur à Garin le Lorrain. Mais voici une autre allusion qui ne peut, en aucune façon, s’expliquer par la chanson renouvelée. Henri de Montaigu, cousin de Garin, s’adresse en ces termes à Pépin :

« Drois empereres, » ce dist li dux Henris,
« Montagu tieng de vous et mon païs,
« Et sui cosins germains au duc Garin,
« Et sa seror fu ma mere Heloïs.
« Onques mes aives li Loherens Hervis
« Le vostre pere, par mon chief, ne traït,
« Si comme fist Hardrés li viés floris
« Envers Girart qui Roucillon maintint. »

(Ibid., I, 140.)

Le traître Hardré ne figure pas dans le Girart de Roussillon qui nous est parvenu, et les querelles entre Charles Martel et Girart y sont déterminées par de tout autres motifs.

Voici enfin un dernier témoignage, signalé pour la première fois par M. Longnon[36], et qui mérite une attention toute particulière. Il ne nous est pas fourni par un écrit bien ancien. La rédaction de Renaut de Montauban (autrement dit les Quatre fils Aimon), d’où il est tiré, ne remonte sûrement pas au-delà des dernières années du xiie siècle, mais le récit auquel ce témoignage se rapporte est bien antérieur, comme on le verra plus loin. Notons que ce récit ne figure point dans notre chanson de Girart de Roussillon, d’où il est permis de présumer que l’allusion de Renaut de Montauban se réfère au vieux poème perdu de Girart de Roussillon. Le fonds de ce récit, c’est que l’empereur Charlemagne aurait été battu et pourchassé jusque sous Paris par Girart de Roussillon. Voici comment l’allusion est amenée dans Renaut de Montauban. On apporte à Charlemagne la tête de son ennemi, le duc Beuve d’Aigremont. L’empereur manifeste son contentement. Puis l’auteur continue ainsi (édit. Michelant, p. 45) :

Se li rois en fu liés, puis en ot marrement.
Girars l’en guerroia cui Rossillons apant
Et Doon de Nantueil o le grenon ferrant.
Cil manderent a Karle molt grant desfiement,
Puis l’enchaucierent il, le confanon pendant,
Dusque desos Paris en .j. pré verdoiant ;
L’esperon ne donast por plain .j. val d’argent ;
Mais puis se racorderent par le los de lor gent.

Gerars en fist yglises, je cuit par bon talent,
Et Karles en forma (ferma ?) la cit de Bonevent,
Tant qu’il furent ensamble et ami et parent
Et que il s’entramerent trestot communaument,
Et vindrent a Paris et menu et sovent,
Et Karles lor dona maint riche garnement.

Tout ce récit, qui sera étudié plus en détail dans un autre chapitre, est accommodé à un état relativement récent de l’épopée carolingienne, dans lequel les vieilles histoires épiques sont remaniées de façon à converger toutes vers Charlemagne. Mais il n’en est pas moins fort ancien dans le fond, et nous le retrouverons tout à l’heure dans un texte de la fin du xie siècle.

CHAPITRE III

L’ANCIENNE ET LA NOUVELLE CHANSON DE GIRART DE ROUSSILLON

§ 1. La Vie latine de Girart de Roussillon. — § 2. Éléments à l’aide desquels elle a été composée. — § 3. L’ancienne chanson de geste, telle qu’on peut la connaître par la Vie latine, comparée avec la chanson renouvelée. — § 4. Le renouveleur, sa personnalité, son talent poétique. — § 5. Rapport entre le Girart historique et le Girart épique.

§ 1. — La Vie latine de Girart de Roussillon.

Si nous ne possédions sur l’ancienne chanson d’autres informations que les allusions fournies par Garin le Lorrain et Renaut de Montauban, il nous serait assurément difficile de nous former une idée de ce vieux poème, et surtout de lui trouver un rapport quelconque avec l’histoire réelle du comte Girart. Bien plus, nous pourrions douter de l’existence même d’une chanson de geste ayant pour héros ou pour personnage principal Girart de Roussillon, car rien n’empêcherait que les allusions précitées se rapportassent à une tradition non écrite ou à quelque poème dans lequel Girart n’aurait joué qu’un rôle secondaire[37]. Mais un document de la fin du xie siècle vient fort à propos dissiper nos doutes. Ce document est une légende latine de Girart de Roussillon[38] dont j’ai publié, il y a quelques années, le texte accompagné d’une ancienne traduction française, ou, plus exactement, bourguignonne[39]. Je reproduis ici le sommaire que j’ai donné de ce document dans la publication précitée[40].

(1) Bien que les faits du très-noble comte Girart de Rossellon soient répandus en tous lieux par la renommée, l’auteur ne croit pas inutile de faire un précis de ce qu’il a appris par la relation de ses devanciers. Girart, au rapport des Chroniques, vécut sous quatre rois : Charlemagne, Louis son fils (✝ 840), Charles le Chauve (✝ 876), Louis fils de celui-ci (Louis le Bègue, ✝ 879). (4) Il était natif d’Avignon, son père était le comte Drogon. Éloge de sa piété ; ses qualités physiques ; étendue de ses possessions. (7) Il épouse Berte, fille de Hugues comte de Sens ; Charles le Chauve épouse Eloyse sœur cadette de Berte. À la mort des parents de ces deux femmes, une guerre a lieu entre Charles et Girart, chacun prétendant avoir droit à l’héritage. Le roi chasse du royaume Girart, qui, réduit à se cacher, exerce pendant sept ans, par esprit de pénitence, le métier de charbonnier, tandis que sa femme s’est faite couturière. (19) Au bout de ce temps, une veille de Pentecôte, Girart et sa femme se présentent en habit de pèlerin à la reine, qui les reconnaît, et bientôt réussit à rétablir la paix et l’amitié entre le roi et Girart. (31) Girart et sa femme se livrent à la pratique des bonnes œuvres. (34) Mais bientôt le roi, excité par de mauvais conseillers, cherche une querelle à Girart. (44) Girart, suivant le conseil d’un sage vieillard de sa cour, envoie au roi un messager chargé de paroles de paix. Ce messager est repoussé injurieusement. Girart en envoie un second sans plus de succès. (54) La bataille a lieu à jour convenu, et le roi la perd. Girart, toujours magnanime, défend de le poursuivre. (61) Le roi tente de réparer sa perte par une nouvelle bataille. Avant d’en venir aux mains, Girart offre, comme précédemment, de faire droit, mais ses propositions ne sont pas agréées. La guerre recommença terrible, et, selon la rumeur populaire, il n’y eut pas moins de douze ou treize batailles entre eux, le roi étant finalement obligé de se réfugier dans Paris. (68) Là, tandis qu’il cherchait les moyens de continuer la lutte, un ange lui apparaît qui lui enjoint de faire la paix avec Girart. Le roi adresse alors à son adversaire des propositions que celui-ci s’empresse d’accepter, et les deux adversaires concluent une paix définitive.

(73) Girart eut de Berte, son épouse, deux enfants qui moururent avant leurs parents. Après cette perte, Girart et sa femme se livrèrent avec plus d’ardeur que jamais à l’accomplissement des œuvres pies. Ils firent construire en l’honneur des douze apôtres douze monastères, dont chacun contenait douze moines. Les deux plus illustres furent celui de Vezelai et celui de Pothières, ne relevant que de Rome. (83) Miracles qui s’accomplissent pendant la construction de chacune de ces abbayes. (102) Description du lieu où est située l’abbaye de Pothières et du mont Laçois qui est voisin. Sur ce mont était autrefois une ville forte appelée Rossillon, comme l’attestent des ruines importantes. Les Vandales la tinrent sept ans assiégée. Au bout de ce temps, les habitants, manquant de vivres, songeaient à se rendre, lorsqu’ils réussissent à tromper leurs ennemis par l’emploi d’un stratagème qui consiste à laisser tomber aux mains de l’ennemi un jeune taureau nourri abondamment du peu de froment qui restait dans la ville. Les Vandales prennent le taureau, l’ouvrent, et, le voyant plein de froment, s’imaginent que les assiégés ont encore des vivres en abondance, et lèvent le siège. Mais les habitants se mettent imprudemment à leur poursuite ; les Vandales leur résistent, les mettent en déroute, et rentrent avec eux dans la ville qu’ils ruinent de fond en comble. Mais ensuite la division se mit parmi les Vandales, et ils se détruisirent les uns les autres. (121) La ville fut rebâtie plus tard, mais sans atteindre à l’importance qu’elle avait eue jadis. Elle devint la résidence du comte Girart. Étymologies diverses du nom de Roussillon. C’est près de là qu’est situé le monastère de Pothières (« Pulterias, quasi pulverem terens »).

(126) Vient ensuite, sans transition, le récit d’une nouvelle guerre. Une querelle s’étant élevée entre le roi et Girart, le premier assiège Roussillon et s’en rend maître par trahison. (131) Girart ne tarde pas à reprendre son château à la suite d’un combat qui fut si sanglant que la vallée où il se livra fut depuis lors appelée « vallis sanguinolenta ». (137) Puis a lieu, à jour convenu, à Val-Béton, entre Vezelai et Pierre-Pertuise, une bataille plus sanglante encore, à ce point que la rivière qui court par cette vallée (Val-Beton) perdit son nom d’ « Arsis » pour recevoir celui de « Core » (« a dolore cordis eorum quorum amici ibi interierant »). (148) Mais, au moment où la lutte était le plus acharnée, Dieu fit un miracle pour séparer les combattants : la terre trembla et les bannières des deux armées furent brûlées par le feu du ciel.

(150) Miracles accomplis en faveur de Girart. (167) Berte meurt sept ans avant son mari et est enterrée à Pothières. Girart mourut à Avignon, et, à ses derniers moments, fit promettre, sous la foi du serment, à ceux qui l’entouraient de faire transporter son corps à Pothières, afin qu’il y fût enseveli auprès de celui de son épouse. (180) Débats qui s’élèvent après sa mort : le peuple veut absolument garder le corps. On le garda en effet ; mais Dieu fit paraître son mécontentement de ce que les intentions du comte n’avaient pas été accomplies. Une sécheresse qui dura sept années frappa la terre de stérilité, et les habitants moururent en foule de misère et de maladie. On ordonne un jeûne de trois jours. La troisième nuit un ange apparaît à un religieux, et lui fait connaître la cause de la colère divine. On se décide alors à transporter le corps à Pothières, où il est accueilli avec enthousiasme. (195) Des miracles s’accomplirent alors et depuis sur la tombe, mais le récit en a péri dans l’incendie du monastère. On racontera ceux qui se sont produits dans les temps récents et qui sont attestés par des témoignages certains. — Série de miracles.

§ 2. — Éléments à l’aide desquels la Vie latine a été composée.

Il est, à première vue, évident que nous sommes en présence d’une de ces pieuses légendes dont le but n’était pas entièrement désintéressé, comme on en a tant composé au moyen âge. Le but de l’écrivain, qui était sans doute un moine de Pothières, a été visiblement d’attacher au nom de Girart un renom de sainteté, et, par suite, d’attirer à son couvent, où reposait le corps du personnage, un nombreux concours de pèlerins. Il n’est pas moins manifeste que cette vie est formée d’éléments divers entre lesquels on peut reconnaître des emprunts à des récits épiques[41]. Ce qui nous importe, c’est de savoir quand elle a été composée, et quels récits poétiques elle a mis à contribution. À ces deux questions on peut répondre avec certitude. Il y a dans le texte de la légende des mentions historiques qui ne permettent pas d’en placer la composition plus bas que les premières années du xiie siècle. Selon toute apparence, elle date de la fin du siècle précèdent[42]. Ce point acquis, on peut se tenir pour assuré que l’auteur de la légende a fait usage de l’ancienne rédaction du poème, puisque la nouvelle n’existait pas encore. On conçoit, dès lors, que la Vita nobilissimi comitis Girardi de Rossellon est le témoignage le plus précieux que nous possédions sur le vieux poème perdu, mais c’est un témoignage qu’on ne peut accepter en bloc et dont tous les détails demandent à être vérifiés. Le but du moine de Pothières était de transformer en saint un héros épique, plein de belles qualités assurément, mais ayant aussi, même au point de vue indulgent du moyen âge, d’assez graves défauts. On peut imaginer que le pieux hagiographe ne se sera pas fait faute de modifier ou de supprimer tout ce qui, dans la vieille chanson de geste, s’éloignait trop de son idéal. D’autre part, il a certainement mis à profit des informations puisées à des sources autres que la chanson de geste. Cherchons à enlever de son récit tous les éléments visiblement étrangers à l’ancien poème de Girart : ce qui subsistera nous représentera passablement ce même poème.

Les éléments étrangers à l’ancienne chanson peuvent se classer sous trois chefs : 1° notions historiques sur Girart et Berte et sur leurs parents ; 2° fondations pieuses et miracles ; 3° tradition locale sur le mont Laçois.

Notions historiques. — Les notions historiques et généalogiques sur Girart et sur Berte qui occupent les premières lignes du récit sont données comme tirées des chroniques (§ 3). Girart aurait vécu sous Charlemagne, Louis le Pieux, Charles le Chauve et Louis le Bègue. Je ne saurais dire de quelles annales sont tirées ces notions qui ne se déduisent qu’en partie des documents connus concernant le comte Girart ; je me borne à dire qu’autant que nous pouvons les contrôler, elles sont exactes. Car nous avons vu qu’en 819, cinq ans seulement après la mort de Charlemagne, Girart, le fondateur de Pothières et de Vezelai, était déjà l’époux de Berte. Nous avons vu aussi qu’il vivait encore en 871, mais qu’il n’était plus de ce monde en 879. Rien n’empêche que sa vie se soit prolongée jusqu’au delà du décès de Charles le Chauve, mort en 876. Notre biographe peut avoir eu à sa disposition des documents aujourd’hui perdus, notamment des pièces concernant l’abbaye de Pothières. Ce qu’il dit de la filiation de Girart et de Berte (§ 7) est sujet à discussion. Il n’y a guère de doute que le nom de Drogon, père de Girart, aura été tiré de l’ancienne chanson[43]. Hugues, comte de Sens, père de Berte, peut avoir été pris à la même source[44] : nous ne sommes pas en mesure de le vérifier, puisque l’ancienne chanson ne nous est pas parvenue et que la chanson renouvelée donne à Berte une tout autre origine. Il ne me paraît pas impossible, toutefois, que cette donnée ait été empruntée à la charte de fondation de Pothières et de Vezelai, où les parents de Berte sont appelés Hugo et Bava[45].

Une légende apocryphe, absurde même en toute sa teneur, qui est citée parfois sous le titre de « légende de saint Badilon[46] », raconte qu’en l’an 749, sous le règne de Louis le Pieux et de son fils Charles (!), le comte Girart, seigneur de la Bourgogne, envoya un certain Badilon en Provence, alors occupée et ravagée par les Sarrazins, avec mission d’en rapporter le corps de sainte Marie-Madeleine. Badilon réussit à enlever subrepticement le corps saint, qui fut placé dans l’abbaye de Vezelai. Les Bollandistes, qui se sont donné la peine de démontrer laborieusement la fausseté de ce récit, supposent qu’il a été composé après 1265. Il leur a échappé, ainsi qu’à d’autres qui sont venus après eux, qu’on en possède des manuscrits du xiie siècle[47]. En réalité, c’est une fabrication du xie siècle, dont l’objet était d’attirer les pèlerins à Vezelai. Le moine de Pothières, qui a fabriqué la vie de Girart de Roussillon, ne cite pas ce document émané d’une abbaye à laquelle Pothières cherchait à faire concurrence en inventant saint Girart de Roussillon, mais il l’a connu, car il lui a emprunté des expressions caractéristiques[48].

Fondations pieuses et miracles. — Il n’y a guère de doute que les fondations pieuses que le biographe énumère avec assez de précision lui ont été connues par des documents historiques, très probablement par des chartes. Selon lui, Girart et Berte avaient fondé douze monastères, entre lesquels il nomme ceux de Vezelai et de Pothières jouissant de la franchise de Rome (§ 77), cette dernière mention étant sans nul doute empruntée à la charte de fondation de ces deux monastères ; puis Saint-Pierre d’Auxerre, assertion qui est révoquée en doute, à tort ou à raison, par les auteurs de la Gallia christiana[49] ; enfin (§ 79), au diocèse de Soissons, un monastère de chanoines réguliers, qui doit être identifié avec l’église collégiale du Mont Notre-Dame[50]. Nous devons encore classer ici le récit de la translation à Pothières du corps de Girart (§§ 172 et suiv.), comme aussi celui des miracles opérés par la vertu de ce corps saint, au rapport de notre auteur (§§ 196 et suiv.). De ces miracles les uns auraient été recueillis de la tradition écrite, les autres de la tradition orale.

Tradition locale sur le mont Laçois. Le mont Laçois[51] est une colline assez élevée qui s’élève, isolée, sur la rive gauche de la Seine, à 2 kilomètres environ de Pothières, dans la direction de Châtillon-sur-Seine. Le nom de Laçois est, depuis longtemps, tombé de l’usage ; la dénomination actuelle est montagne de Vix[52], ou montagne Saint-Marcel[53]. Là était située, à l’époque romaine, et dès une époque plus ancienne peut-être, la ville de Latisco, détruite à l’époque des invasions barbares, mais dont le souvenir a été conservé par le pagus Latiscensis, ou Laçois. C’est sur cette montagne que notre hagiographe place le château de Roussillon, dans le voisinage immédiat de l’abbaye en l’honneur de laquelle il écrivait[54]. Cette indication très précise s’accorde fort bien avec les notions, moins nettes toutefois, qui se déduisent de la chanson renouvelée. Celle-ci place Roussillon près de la Seine[55], à peu de distance de Châtillon[56]. Il est assez probable que l’ancienne chanson faisait de même. Mais on ne peut se dissimuler que cet emplacement du château de Roussillon n’est confirmé ni par l’examen du mont Laçois, où on ne trouve aucune trace de constructions du moyen âge[57], ni par les textes historiques qui ne font aucune mention d’un château appelé Roussillon [58] et situé sur le mont Laçois. Quoiqu’il en soit, s’il est vraisemblable que l’idée de placer ainsi Roussillon vient plus ou moins directement de la vieille chanson, il me paraît infiniment douteux que le récit de la prise de cette ville par les Vandales ait la même origine[59]. Ce récit, en effet, est totalement étranger à l’histoire de Girart. C’est une digression d’histoire ancienne, qui n’a pas de quoi étonner chez un écrivain ecclésiastique, tandis qu’elle serait bien surprenante dans une chanson de geste du xie siècle. D’ailleurs, si on n’a pas trouvé jusqu’à présent la source même où l’hagiographe a puisé (à supposer qu’il ne l’ait pas inventé) l’épisode qu’il a jugé à propos d’introduire dans la vie de son héros, il ne faut pas oublier que les ravages exercés par les Vandales dans la Bourgogne sont fréquemment rappelés dans les vies des saints de cette région[60]. L’auteur de la vie de Girart de Roussillon était visiblement familier avec cette littérature. C’est de là, très vraisemblablement, qu’il se sera inspiré. Le procédé même que les assiégés emploient pour faire croire qu’ils ont abondance de vivres, alors qu’ils sont sur le point d’être affamés, n’est d’ailleurs rien de plus qu’un lieu commun qui appartient, depuis l’antiquité, à la tradition écrite[61]. On le retrouve parmi les fables qui se sont formées à une époque peu ancienne du moyen âge sur le prétendu siège de Carcassonne par Charlemagne[62], et sans doute ailleurs.

Ces divers éléments ayant été successivement éliminés, on peut considérer ce qui subsiste de la vie latine comme tiré, avec plus ou moins d’exactitude, de l’ancien poème. Les récits empruntés à cette source sont au nombre de trois qui peuvent se résumer ainsi :

I (§§ 8-30). Guerre ayant pour cause un différend au sujet de l’héritage des parents de Berte, épouse de Girart, et d’Eloïse, épouse de Charles le Chauve. Girart est chassé du royaume ; il est réduit à se cacher et à exercer pour vivre le métier de charbonnier, tandis que sa femme exerçait celui de couturière. Après sept ans d’exil et de pénitence, Girart rentre en grâce auprès de Charles, par l’entremise de sa belle-sœur Eloïse.

II (§§ 34-72). Excité par de mauvais conseillers, le roi cherche querelle à Girart, qui, après avoir épuisé tous les moyens de conciliation, se décide à faire la guerre. Le roi est vaincu en plusieurs batailles et refoulé jusque dans Paris. Là il se disposait à continuer la guerre, lorsqu’un ange lui apparut qui lui ordonna de faire la paix avec Girart. (§§ 72-125) C’est alors que Girart et Berte se vouent à l’accomplissement des bonnes œuvres et fondent des monastères.

III (§§ 125-149). Nouvelle guerre dont le motif n’est pas indiqué et dont la conclusion manque. Le roi prend Roussillon par trahison ; Girart reprend son château. Une bataille à jour convenu a lieu à Val-Beton. Cette bataille était encore indécise lorsqu’une tempête épouvantable vint séparer les deux armées qui se retirèrent chacune de son côté.

Il est manifeste que ces récits ne peuvent être considérés comme un résumé fidèle de l’ancien poème. Girart est ici représenté comme un saint personnage, ne combattant qu’à son corps défendant. Le roi est visiblement sacrifié. De plus, la troisième guerre n’est pas motivée, et la seconde l’est à peine. Cependant, dans l’ensemble, ces récits nous donnent une idée de ce que pouvait contenir l’ancienne chanson de geste. Ils nous permettent de rattacher le Girart de Roussillon épique au Girart historique, conclusion que n’autorisaient pas les allusions relevées au chapitre précédent, puisqu’il n’y était question ni de Berte ni de la fondation des monastères de Vezelai et de Pothières.

§ 3. — L’ancienne chanson de geste comparée à la chanson renouvelée.

Prenons maintenant comme terme de comparaison la chanson renouvelée, et résumons les récits qu’elle nous offre. Il est incontestable que tous les traits que ces récits auront en commun avec la vie latine devront être considérés comme appartenant originairement au poème primitif d’où ils seront passés à la fois dans la vie latine et dans le poème renouvelé.

L’histoire des luttes de Girart et de Charles, que nous offre le poème renouvelé, se divise assez bien en trois parties qui correspondent fort exactement aux trois récits épiques de la vie latine qui, toutefois, ne se présentent pas dans le même ordre.

I (§§ 38-189). La guerre éclate pour un motif qui n’est nulle part clairement exprimé[63]. Charles s’empare du château de Roussillon par trahison. Girart le reprend. Bataille de Vaubeton à laquelle met fin un orage épouvantable accompagné de signes merveilleux. Les deux armées se séparent et la paix est conclue à cette condition que le duc Thierri d’Ascane (d’Ardenne ?) sera exilé pendant cinq ans.

II (§§ 190-549). La paix dure tout le temps que Thierri reste en exil. Mais à son retour, il est tué en trahison par des cousins de Girart. Charles rend Girart responsable de ce meurtre. La guerre dure au moins cinq ans (§ 416). Girart battu, abandonné de presque tous les siens, est réduit à se cacher, et, pendant vingt-deux ans (§ 534), il exerce le métier de charbonnier, faisant en même temps pénitence de ses fautes, et notamment de celles que l’orgueil lui avait commettre. Sa femme travaille comme couturière. Enfin, la réconciliation a lieu, grâce à l’entremise de la reine, belle-sœur de Girart.

III (§§ 549-678). Toutefois le roi n’a pardonné qu’à contrecœur. Il permet aux enfants de Thierri de recommencer la guerre contre Girart et les soutient, tandis que, de son côté, la reine aide Girart et les siens de ses conseils et de son argent. Mais les ennemis de Girart ne tardent pas à être battus et faits prisonniers. Girart, conseillé par la reine, se montre plein de générosité à leur égard ; il leur rend la liberté et une trêve de sept ans est conclue. Mais au bout de sept ans la guerre recommence (§ 617) et cette fois le roi y prend part ouvertement. Mal lui en prend, car il est battu et fait prisonnier. Girart, cette fois encore, se montre généreux. La paix est conclue par l’entremise du pape, et Girart consacre le reste de sa vie à des fondations de monastères et autres bonnes œuvres.

Je viens de dire que l’ordre des récits n’était pas le même dans la vie latine et dans le poème renouvelé. En effet, ces récits se correspondent d’un texte à l’autre selon le tableau suivant :

Vie latine. Poème.
I, II,
II, III,
III. I.


En somme, la différence consiste en ce que la vie latine place en troisième lieu le récit de la guerre qui se clôt par la bataille de Vaubeton, tandis que, dans le poème, cette guerre est la première des trois. Si on considère que, dans la vie latine, elle ne se rattache aucunement à ce qui précède, qu’elle n’est nullement motivée, on sera sans doute porté à donner la préférence à l’ordre suivi dans le poème. D’ailleurs, puisqu’il faut nécessairement qu’il y ait eu transposition d’un côté ou de l’autre, il est aisé de comprendre que l’erreur a pu être commise plus facilement par l’hagiographe que par le renouveleur de la chanson de geste. L’hagiographe, en effet, se souciait médiocrement de reproduira avec exactitude les faits de guerre que racontait le vieux poème. Ces récits n’étaient que la partie accessoire de la vie qu’il rédigeait. Il est même fort possible qu’il n’ait jamais eu sous les yeux le texte du poème ; les manuscrits des chansons de geste devaient être singulièrement rares à la fin du xie siècle, et vraisemblablement ne sortaient pas des mains des jongleurs. Il peut n’avoir connu le vieux poème que pour l’avoir entendu réciter ou chanter, et, dans ce cas, il n’est point surprenant qu’il ait mis hors de sa place tel ou tel récit. Au contraire, on s’explique difficilement qu’on puisse remanier ou récrire un poème dont on n’a pas le texte à sa disposition. Si donc l’ordre primitif est celui que nous offre la vie latine, si la transposition doit être imputée au renouveleur, il faut qu’elle ait été faite avec intention, de propos délibéré, et on ne voit pas pour quel motif cette modification aurait été apportée à l’ordre suivi dans l’original[64].

Dans le cas que nous venons d’examiner, il est évident que le poème renouvelé a mieux conservé l’ordre du poème original que la vie latine. Mais c’est un pur accident. En général, lorsqu’une différence existe entre les récits du poème renouvelé et ceux de la vie latine, on peut affirmer en toute sécurité que cette dernière représente le mieux la rédaction originale. Nous allons passer en revue quelques-unes de ces différences. Nous nous formerons ainsi une idée de plus en plus exacte du contenu de l’ancien poème, et en même temps nous apprécierons de mieux en mieux la part d’originalité qui revient au renouveleur.

L’une des plus notables, entre les différences que présentent les récits de la vie latine comparés à ceux du poème renouvelé s’observe dès le début. Selon la vie latine, comme selon la chanson renouvelée, Charles[65] et Girart ont épousé les deux sœurs ; celui-ci a pour femme l’aînée, appelée Berte, celui-là la cadette, qui s’appelle dans la vie latine Eloïse, nom qui se rapproche assez du nom d’Elissent adopté par le poème ; mais là se borne la parité des deux récits. Dans la vie latine, les deux sœurs ont pour père Hugues, comte de Sens[66] ; dans le poème, elles sont filles de l’empereur de Constantinople. On peut supposer que l’hagiographe a emprunté ses notions généalogiques à la vieille chanson ; on peut aussi admettre qu’il a pris à la charte de Pothières et de Vezelai le nom de Hugues, père de Berte, et au vieux poème le nom d’Eloïse, sœur de Berte et épouse du roi. Cette dernière opinion me semble fort soutenable, bien qu’elle ait été contestée[67]. De toute façon, l’histoire authentique est ici médiocrement respectée, puisque nous ne savons pas si en réalité Hugues était comte de Sens, puisque, d’autre part, le personnage d’Eloïse, sœur cadette de Berte et femme de Charles, est fabuleux. Mais la fable se donne une bien plus large carrière dans le poème renouvelé. Certes, peu de poèmes commencent par une exposition aussi belle. Elle est véritablement grandiose la scène du début où on voit Charles, le roi-empereur, entouré de ses grands vassaux, ayant auprès de lui le pape, tenir à Reims, le jour de Pentecôte, sa cour plénière. Le pape se lève et conjure le roi et ses barons de courir au secours de l’empereur de Constantinople que les païens attaquent du côté du Tyr et de Nicée, tandis que, d’autre part, ils ont assailli Rome, le fief de saint Pierre. L’empereur grec, à la demande de Drogon, père de Girart, s’est engagé à donner ses deux filles au roi Charles et à Girart. Drogon se lève à son tour et confirme les paroles du pape. Le roi accepte aussitôt. Suivi d’une nombreuse armée, il se rend en Italie, et en expulse les païens. Puis une ambassade nombreuse, ayant à sa tête le pape et Girart, est envoyée à Constantinople, et là, après diverses scènes bien faites pour donner une haute idée de la richesse de l’empereur byzantin, l’engagement des deux jeunes filles avec Charles et Girart est juré par les barons.

C’est là, en quelque sorte, le premier acte ou, si l’on veut, le prologue du poème, mais c’est un prologue qui se rattache assez mal à la pièce. Dans aucune partie du poème, il n’est fait allusion à l’origine grecque des deux sœurs. Et cependant, lorsque Girart, vaincu et banni, est réduit à gagner sa vie en portant des sacs de charbon, il semble que lui ou sa femme auraient dû avoir la pensée de chercher un refuge auprès de l’empereur d’Orient. Il y a plus : tel des faits exprimés au commencement du poème est en contradiction absolue avec ce qui se lit dans la suite. Ainsi, au § 31, lorsque Girart se décide, sur les instances du pape, à céder à Charles Elissent, à laquelle il avait été fiancé, et à prendre Berte, qui d’abord avait été destinée au roi, il spécifie comme condition qu’il sera relevé de son hommage et tiendra son fief en alleu. Et, plus loin, au § 33, on lit en propres termes : « Il (Girart) fut relevé de son hommage et reçut son fief en alleu ». Mais, plus tard, lorsque, la guerre déjà engagée entre Charles et Girart, des négociations ont lieu en vue de rétablir la paix, il n’est plus question de l’acte solennel par lequel Girart a obtenu sa terre en alleu. Girart soutient, à la vérité, que Roussillon (§§ 54, 119) est un alleu, mais la raison qu’il invoque est que déjà son père possédait ce château à pareil titre (§ 64). Plus nous avançons dans le poème, plus la contradiction s’accentue : « Tu ne peux nier ni escondire, » dit Odilon à Girart, son neveu, « que tu ne sois l’homme lige de Charles ni qu’il soit ton seigneur. Tu ne peux donc le vaincre en bataille sans forfaire ton fief » (§ 177). Et, à la page suivante, l’un des barons de Girart exprime la même idée avec plus de précision encore : « Girart est devenu son homme lige (l’homme de Charles) ; je fus présent à l’hommage, quand il prit de lui en fief sa terre héréditaire » (§ 179). On pourrait multiplier les citations de passages où Girart est présenté comme l’homme de Charles. Le résultat est qu’on n’arrive pas à démêler quel est le point en litige, ni quelle a été l’origine de la lutte, tandis que le différend entre Charles et Girart a, dans la vie latine, une cause très nettement définie[68]. Il est donc évident que le renouveleur, après avoir, en commençant, fait œuvre originale, se rattache, à partir d’un certain endroit, à la vieille chanson, se mettant en contradiction avec les assertions du début. Il y a là une preuve bien forte que ce début est une pièce de rapport.

J’ai relevé, çà et là, dans les notes de ma traduction, un certain nombre de contradictions qui portent, en général, sur des points de détail[69]. Ces contradictions consistent, le plus souvent, en ceci, que le poème, rappelant un fait conté antérieurement, mentionne comme déjà connues des circonstances dont il n’a pas été dit un mot. Ce défaut de suite s’explique assez bien, selon moi, si on admet que le renouveleur, procédant à son remaniement, ne suivait son texte qu’avec une attention intermittente.

Mais c’est particulièrement vers la fin du poème que les incohérences se multiplient et deviennent véritablement choquantes. Nous avons vu que la troisième partie du poème renouvelé correspondait au deuxième des récits extraits de la vie latine (p. xxxv). Il ne s’agit toutefois que d’une analogie très générale. Les dissemblances qu’on peut constater entre les deux récits sont très considérables. De part et d’autre, le roi est vaincu, mais, dans la vie latine, il est poursuivi jusque sous les murs de Paris[70], et la guerre continuerait si un ange ne venait lui ordonner de conclure la paix avec Girart. Dans le poème renouvelé, le roi est non-seulement battu, mais fait prisonnier. Il ne lui est donc nullement loisible de se réfugier dans Paris, comme dans l’autre récit qui vient sûrement de l’ancien poème, puisque, on l’a vu plus haut (p. xx), il se trouve non-seulement dans la vie latine, mais encore dans Renaut de Montauban. La paix est conclue grâce à l’entremise du pape et aux supplications du vainqueur. Il n’y a donc aucun doute que toute cette fin a été entièrement remaniée. Signalons quelques effets curieux de ce remaniement. Si Girart, au retour de son long exil, a obtenu du roi son pardon, c’est grâce à un véritable subterfuge de la reine (§ 545). Mais la parole du roi, accordée du reste à contre-cœur, n’engage nullement les anciens ennemis de Girart, les descendants du duc Thierri d’Ascane, dont la famille paraît avoir été de longue date en lutte avec celle de Girart[71]. Ceux-ci recommencent alors la guerre. Mais ce sont tous des personnages nouveaux. Thierri, en effet, est mort depuis longtemps, tué en trahison ; ses neveux ou ses fils ont péri en bataille[72]. C’est donc une troisième génération qui entre en ligne. Il en est à peu près de même du côté de Girart. Ses cousins, ses alliés, Boson, Gilbert, Seguin, Bernart, Bégon, Landri, Fouchier, ont, les uns après les autres, trouvé la mort en combattant pour lui. Jusqu’ici, rien que de très naturel. Mais le rôle assigné aux survivants de tant de batailles l’est très peu. On va voir qu’il est fort mal approprié à leur âge Tout d’abord récapitulons les années qui se sont écoulées depuis le commencement du poème. Le temps compris entre la grande scène par laquelle débute le poème et la bataille de Vaubeton, qui termine la première guerre, ne peut être exactement calculé : les éléments font défaut. Négligeons-le. Mais la paix conclue à la suite de cette bataille dure autant que l’exil du duc Thierri, c’est-à-dire cinq ans (§§ 189 et 199). La guerre recommence à la suite du meurtre de Thierri et dure au moins le même nombre d’années (§ 416). Nous voilà à dix ans. Il y faut ajouter les vingt-deux ans passés par Girart et sa femme en exil (§ 534)[73]. Il y a donc, à tout le moins, trente-deux ans que Charles et Girart ont épousé les deux filles de l’empereur de Constantinople. Dans ces circonstances, nous voyons Elissent exercer sur son royal époux et sur les seigneurs de sa cour un pouvoir illimité, en employant des moyens qui conviendraient à une jeune reine. Lorsqu’elle a réussi, par d’habiles combinaisons, à amener la défaite des ennemis de Girart, le roi, qui se doute bien de ses intrigues, lui fait mauvaise mine. Elle ne se déconcerte pas. « Elle sourit, entre dans sa chambre, ôte sa robe et en met une plus belle, d’une fine pourpre toute parfumée. Elle avait la peau blanche, le teint clair. Elle était belle comme une rose en fleur » (§ 604). Ainsi parée, elle se présente de nouveau au roi-empereur dont elle obtient ce qu’elle veut.

Berte ne paraît pas avoir souffert plus que sa sœur cadette de l’outrage du temps. Pendant les trente-deux ans ou plus qui se sont écoulés depuis son mariage, elle est restée stérile ; mais, la paix rétablie, elle donne à son époux deux fils (§ 608)[74]. Ce n’est pas tout. Aux trente-deux ans dont nous avons fait le compte plus haut, ajoutons les sept années d’une trêve conclue à la suite des succès remportés par Girart sur ses ennemis (§ 607). Il y a trente-neuf ans au moins qu’elle est mariée, et c’est alors qu’elle est l’objet d’une tentative violente dont on peut lire les détails au § 648. « Elle avait une figure agréable, » dit le poète, « un teint délicat et une peau blanche comme fleur d’épine. » N’est-ce pas à croire que les deux sœurs avaient retrouvé la fontaine de Jouvence ?

Du reste, elles ne sont pas, dans cette partie du poème, les deux seules femmes privilégiées. Aupais, fille du duc Thierri et nièce du roi, s’est fait donner le comte Fouque, pris lors de la dernière défaite subie par Girart dans sa seconde guerre contre Charles. Elle avait, sans doute, l’intention de faire subir une dure prison à celui qui avait été l’allié le plus fidèle de l’ennemi de son père. Elle n’en fit rien. Elle devint amoureuse de son prisonnier (§ 551). Or, l’emprisonnement de Fouque ne peut avoir duré moins de vingt-deux ans, puisqu’il dura aussi longtemps que l’exil de Girart. De plus, au moment où cet exil commence, Aupais devait être déjà une grande fille, car son père Thierri est tué cinq ans avant la fuite de Girart et la prise de Fouque, et, au moment de sa mort, il avait plus de cent ans[75]. Et cependant Aupais est tout le temps considérée comme une jeune fille, et son prisonnier bien-aimé, qu’elle finit par épouser, est qualifié de jeune homme (§ 590), malgré vingt-deux ans de captivité précédés de dix ans au moins de chevalerie.

Il serait, je crois, superflu de pousser plus loin ces observations : on peut tenir pour démontré que la dernière partie du poème, celle qui commence au moment où Girart revient de l’exil, a été traitée par le renouveleur avec une extrême liberté. Il a modifié les données du vieux poème à ce point qu’il a fait œuvre d’auteur, et par là s’expliquent les contradictions qui existent entre cette partie et ce qui précède.

§ 4 — Le renouveleur, sa personnalité, son talent poétique.

Puisque le commencement et la fin du poème sont, sinon tout à fait, du moins dans une grande mesure, l’œuvre personnelle du renouveleur, ne serait-il pas possible de trouver entre ces deux extrémités de l’œuvre quelque point de contact, quelque trait commun, d’où l’on pourrait tirer à la fois une confirmation des vues ci-dessus exprimées et une notion quelconque sur la personne du renouveleur ? Voici ce que je remarque de plus saillant à cet égard. Ce sont deux faits seulement, mais qui me paraissent avoir une certaine valeur. D’abord, on voit le pape jouer dans ces deux parties de la chanson un rôle considérable. C’est lui qui, tout au début, décide, par sa prédication, le roi de France et ses barons à marcher au secours de l’empereur de Constantinople, assailli de tous côtés par les païens ; c’est lui encore qui, à la fin du poème, réconcilie définitivement le roi et Girart. Le second fait, moins important en lui-même, est peut-être plus caractéristique. Le poète parle de Constantinople comme s’il y avait été, de l’empereur comme s’il l’avait vu : « L’empereur a la tête chenue. Jamais je n’ai vu, jamais je ne verrai si beau vieillard. Il a sens, largesse et abord agréable » (§ 21). La note personnelle, si rare dans les chansons de geste, est ici très sensible. Or, à la fin du poème, l’auteur, après avoir raconté à propos de la fondation de Sainte-Sophie une légende qui semble avoir été recueillie à Constantinople même, fait dire à un de ses personnages : « J’ai vu le moutier de Sainte-Sophie, et je ne crois pas qu’il y ait jamais eu ni que jamais il y ait le pareil » (§ 654). Il me semble que ces divers passages doivent avoir été écrits par le même homme, et que cet homme avait été à Constantinople. Y a-t-il là un élément à l’aide duquel on puisse dater le renouvellement du poème avec quelque précision ? Je n’oserais l’affirmer. Les rapports entre l’Occident et Byzance ont été très fréquents pendant toute la durée des croisades, et il serait vain de chercher à quel moment du xiie siècle un jongleur de France a pu se trouver à Constantinople. Je crois cependant devoir faire remarquer que ce moment doit être antérieur à la croisade de 1204. Ce qui se passa alors dans la capitale de l’empire d’Orient n’était guère fait pour inspirer à l’auteur la peinture qu’il nous trace des rapports tout pacifiques de l’empereur grec et des barons de France. Avant cette époque il n’y a guère qu’un empereur à qui puissent s’appliquer les paroles du poète : c’est Alexis II. Dans cette hypothèse, le renouvellement daterait des dernières années de ce prince, représenté comme étant déjà un vieillard, ou des années qui suivirent sa mort. Alexis II mourut en 1180. Tout ce qu’on peut dire de plus précis, c’est que le renouvellement date du dernier quart du xiie siècle, et les arguments très incertains qu’on peut tirer de la langue et de la versification n’y contredisent pas.

La tendance, si visiblement religieuse et morale de la fin du poème et certains détails, tels que la citation, en partie textuelle[76] d’un verset des Psaumes, au § 671, semblent autoriser une autre conclusion qui a son importance. C’est que l’auteur du renouvellement devait être, non pas un simple jongleur, mais un clerc. Bien d’autres clercs, tant au nord qu’au midi de la France, ont composé en langue vulgaire des poésies profanes[77].

Ce serait peut-être ici le lieu de chercher à déterminer la patrie du renouveleur. Mais c’est là un point qui ne peut être éclairci qu’à la suite d’un examen détaillé de la langue du renouvellement. Nous consacrerons plus loin à cette recherche un chapitre spécial.

Nous avons pu prouver que le renouveleur avait, au début et dans la dernière partie de son œuvre, modifié de la façon la plus grave les données du poème original. A-t-il, en d’autres endroits encore, traité ailleurs son modèle avec la même liberté ? Je ne le pense pas : du moins la comparaison avec la vie latine n’en donne pas la preuve. D’ailleurs, s’il l’avait fait, que serait-il resté de l’œuvre primitive ? Mais, entre une copie pure et simple et une reconstruction totale, il y a de la marge pour bien des retouches, et cette marge, notre renouveleur a pu en user largement à notre insu. Les récits que l’hagiographe a empruntés à l’ancien poème sont si écourtés, ils sont si loin de nous fournir une analyse fidèle et complète de l’original, que le renouveleur a pu se permettre de nombreuses libertés sans que nous soyons en état de le prendre sur le fait. Nous en savons assez toutefois pour être assurés qu’il était capable de trouver de lui-même, en prenant ce terme dans toute l’étendue qu’il comporte.

Et d’abord, il savait composer. La troisième partie du poème, où son imagination paraît s’être donné libre carrière, est, si on la prend en elle-même, un petit poème complet et assez compliqué. Les événements s’y pressent sans se confondre. Deux actions, tendant à un même dénouement, y courent parallèlement sans que la clarté de l’exposition en souffre. D’un côté, c’est la reine qui organise la défense, de l’autre, Girart et Fouque qui, se conformant fidèlement à ses conseils, combattent leurs ennemis et reconquièrent leurs héritages. Tout cela est mené avec une rapidité et un entrain qui ne laissent pas l’intérêt languir un instant.

Il savait voir juste et avait le don de communiquer entière son impression. Ce romancier anonyme, de qui je voudrais savoir le nom pour l’inscrire parmi les plus illustres de notre ancienne littérature, sait, en quelques vers, tracer des tableaux d’une réalité frappante. Prenons comme exemple le meurtre du jeune fils de Girart. Le comte, au moment d’entrer en lutte contre le roi, et ayant cette fois le droit pour lui, a eu un mouvement d’orgueil en contemplant ses troupes assemblées ; il a pris entre ses bras son jeune fils âgé de cinq ans et a juré que jamais l’enfant ne perdrait son héritage. Écoutons ce qui suit :

620. Il y avait là un baron, Gui de Risnel, que Girart tenait pour le plus fidèle de ses hommes. Il était son serf et son sénéchal pour maints châteaux. Les paroles de Girart ne lui firent pas plaisir : il eut peur de voir la guerre recommencer, et le duc se révolter follement contre le roi. Il promit à l’enfant un oiseau d’or, le prit entre ses bras sous son manteau, le porta dans un verger sous un arbre, lui étendit le col comme à un agneau, et lui trancha la gorge avec un couteau. Il le jeta, une fois mort, dans le puits de pierre, monta à cheval et partit au galop. Quand il fut hors du château, il s’arrêta sous un ormeau, et, levant les yeux au ciel, il s’écria : « Ah ! traître et félon que je suis ! Je suis pire que Caïn, le meurtrier d’Abel. Pour l’enfant, je livrerai mon corps à la mort. » Il descendit à la grande salle sous le donjon, et trouva le duc dans la chambre, près d’une cheminée. Il lui tendit l’épée par le pommeau en lui contant de quelle façon il avait tué de ses mains le franc damoisel.

621. Le jour finissait, c’était le soir, et le lendemain le comte devait se mettre en marche avec l’ost. Gui lui tend l’épée par la poignée : « Comte, fais de moi justice à ton plaisir. J’aime mieux mourir, pendu ou brûlé, que de te voir recommencer cette guerre. » Le comte est désespéré : « Fuis, d’ici, traître, je ne puis plus te voir ! » Il appelle son chambellan don Manacier : « Fais sortir et taire tout le monde. » La comtesse entre pour se coucher. Elle vit le duc triste et sombre, et commença à soupçonner quelque malheur : « Sire, tu n’es pas ainsi d’ordinaire. — Dame, promets-moi une chose. — Tout ce que tu veux, mais dis-moi la vérité. — Ne laisse pas paraître ta douleur pour ton fils : il est couché mort dans le puits de pierre ; fais le retirer et porter au moutier ! » La comtesse ne put supporter cette nouvelle ; elle s’évanouit. Le comte la releva, la fit asseoir : « Dame cesse de t’affliger. Puisque Dieu n’a pas voulu laisser vivre notre fils, faisons de lui (Dieu), s’il lui plaît notre héritier. Mieux vaut lui donner que garder à notre profit. — Dieu t’en donne le pouvoir et le loisir ! » répond la dame.

Il est impossible d’exposer en moins de paroles une scène aussi complexe. Il n’y a pas un mot de trop, mais aussi chaque mot porte. Les sentiments de l’assassin avant et après le crime, la douleur de Girart, l’inquiétude de Berte, son épouvante, tout cela est représenté avec une netteté que la concision du récit fait mieux ressortir que ne ferait une longue analyse psychologique. La scène n’est pas décrite : elle est mise sous nos yeux.

Ce talent de faire sentir beaucoup en disant peu reparaît en tant d’endroits du poème que je me confirme de plus en plus dans l’idée que le renouveleur a bien souvent modifié la teneur des récits du vieux poème perdu. Sa marque se retrouve là même où on peut croire qu’il n’a pas eu à innover dans le fond. Ainsi ce passage, où est décrit avec une si puissante concision le retour des guerriers victorieux, est tout à fait dans sa manière :

197. La bataille est gagnée et la lutte terminée. Girart est revenu du combat, avec lui mille chevaliers de ses privés. Ils ont perdu leurs lances ; leurs épées sont ébréchées. Ils les portent nues, ensanglantées ; elles ne rentreront au fourreau qu’après avoir été lavées, fourbies avec un linge et essuyées.

Il n’était pas moins habile dans l’art de tracer des caractères. Il sait créer des types variés et personnels. Il excelle à les opposer les uns aux autres dans des scènes véritablement dramatiques. On sent qu’il a non seulement la faculté d’imaginer, mais encore celle d’observer. Ses héros n’ont rien de conventionnel. Ils sont vivants ; ils semblent copiés d’après nature. Berte est peut-être le type de femme le plus accompli que la poésie du moyen âge ait produit. Les héroïnes de notre épopée chevaleresque, Guibour, par exemple, dans Aliscans, ont parfois des qualités un peu trop exclusivement viriles : Berte, au contraire, a pleinement les sentiments d’une femme et d’une épouse. Chez elle, rien d’éclatant, rien d’héroïque. Elle n’a qu’un rôle effacé tant que Girart est en état de tenir la campagne contre le roi, mais quand arrive la période des revers, quand Girart fugitif est obligé de se cacher sous un nom d’emprunt, et de se livrer au plus vil métier pour gagner sa vie, c’est Berte qui le soutient et le console, c’est elle qui lui inspire la résignation nécessaire pour supporter la vie de misère à laquelle il est réduit (§§ 525 et suiv.).

Fouque, cousin de Girart, est l’homme sage et mesuré, qui aime la paix, qui ne se résigne à la guerre qu’à la dernière extrémité. Mais la guerre déclarée, même contre son avis, il se donne tout entier à son seigneur et est prêt pour lui à tous les dévouements. Boson est le type du chevalier batailleur par tempérament. Ardent, impétueux, il est incapable de mettre un frein à son désir de vengeance ; il ne recule devant aucune cruauté. Son acharnement contre ses ennemis est, comme son courage, sans limites. Il serait humilié de mourir ailleurs qu’en champ de bataille. C’est lui qui, voyant Girart se lamenter sur la perte de ses parents et de ses amis, s’écrie : « Par Dieu ! je ne veux pas pleurer. Nous avons tous été élevés et dressés pour une telle fin ! Pas un de nous n’a eu pour père un chevalier qui soit mort en maison ni en chambre, mais en grande bataille par l’acier froid, et je ne veux pas porter le reproche d’avoir fini autrement ! » (§ 402). Faire ici la part de l’auteur primitif et celle du renouveleur, me semble bien hasardeux. Ce qui est certain, c’est qu’il y a dans la peinture des caractères une originalité de conception, une puissance et une délicatesse d’expression qui assignent à Girart de Roussillon une place à part entre toutes nos chansons de geste.

Notre auteur avait le don poétique. Il trouve des expressions d’une singulière élégance, des concetti qu’on s’attendrait plutôt à rencontrer chez un poète de la Renaissance que chez un romancier du moyen âge. Il veut dire que la reine parvient, à force de présents habilement distribués, à rallier à Girart les barons de la cour de son époux, qu’en cela consiste sa force. Il dira : « Là où la reine sait un vaillant damoiseau, elle envoie ses dons en argent, en or vermeil. Donner, ce sont ses tours et ses créneaux ! » (§ 560). Ailleurs, l’aspect des lances droites des guerriers chevauchant en bataille lui suggère l’idée d’un bois de frêne. Mais il ne procède pas par voie de comparaison. Bien plus poétiquement, il dit : « Boson, Fouchier, Fouque, Seguin, conduisent leurs enseignes à travers le bois de frêne. Le bois dont je vous parle est un bois où les frênes avaient pour fleurs des pointes d’acier, des enseignes de cendé et d’aucassin, des gonfanons ornés d’orfrois et fraîchement teints en pourpre dont tant de nobles vassaux reçurent le coup fatal » (§ 155)[78].

Il s’en faut que dans la chanson, telle que nous l’avons, tous les morceaux soient d’une valeur égale. L’inégalité se manifeste surtout dans les discours qui sont en nombre infini. Beaucoup ont quelque chose d’abrupte, d’écourté. La pensée est à peine indiquée, l’expression est peu nette. Dans d’autres, au contraire, elle se développe pleinement, sans rien perdre de la concision habituelle au poème. On peut citer, parmi ces derniers, l’allocution de Charles à ses barons, au moment d’engager une bataille. C’est un éloge magnifique de Fouque, le cousin et l’allié fidèle de Girart (§ 321). Là se reconnaît la main du renouveleur. D’ailleurs, la tirade où se trouve cette harangue est d’une longueur tout à fait inusitée. En d’autres endroits, notre poète a du moins s’appliquer et suivre de plus près la vieille chanson.

Je ne veux pas pousser plus loin ces remarques. Le poème est maintenant à la portée de tous, et j’ai confiance que l’admiration qu’il m’a inspirée en tant qu’œuvre poétique ne sera trouvée exagérée par personne.

§ 5. — Rapport entre le Girart historique et le Girart épique.

Nous avons vu, dans le premier chapitre de cette introduction, ce que nous apprend l’histoire sur le comte Girart ; nous venons d’étudier Girart de Roussillon dans la poésie, et nous sommes arrivés à distinguer en gros ce qui est propre au poème renouvelé de ce qui appartient à l’ancienne chanson. Par une fortune singulière, nous connaissons le même homme en son état historique et sous son aspect légendaire. Quel rapport y a-t-il entre le personnage historique et le héros épique ? ou, pour préciser la question, les récits qui concernent le second ont-ils leur fondement dans les faits historiquement établis de la vie du premier ? Girart de Roussillon est-il, en un mot, le comte Girart, grandi, transformé par l’imagination populaire ? — Non, assurément non. C’est vainement qu’on a essayé de trouver une base historique aux guerres acharnées de Girart et de Charles[79]. Il n’y a pas de trace de telles guerres dans nos annales. On n’y trouvera rien qui rappelle la bataille de Vaubeton, l’exil de Girart, la fuite de Charles jusque sous Paris. Ce que l’histoire authentique nous enseigne est bien différent. Elle nous montre qu’en 868 le comte Girart est, aux yeux de Charles le Chauve, « carissimus valdeque amantissimus »[80], qu’en 870, lors du siège de Vienne, il n’intervient dans la lutte que pour rendre la ville assiégée à l’empereur.

Le seul rapport entre le comte Girart et Girart de Roussillon, c’est que l’un et l’autre ont une femme appelée Berte, et que l’un et l’autre ont fondé Pothières et Vézelai. On est donc conduit à se représenter de la façon suivante l’origine du Girart épique. La mémoire du comte Girart et de Berte, son épouse. fut conservée par les fondations pieuses auxquelles ces deux personnages avaient attaché leurs noms. Il se forma dans les monastères fondés par eux une tradition que la vie latine, composée à la fin du xie siècle, a eu pour but de consacrer et de répandre. C’est dans cette tradition, essentiellement monastique, qu’un poète a recueilli les noms de Girart et de Berte. Ce poète, à en juger par le choix du sujet, était probablement bourguignon. Il composait assurément avant la fin du xie siècle, puisque son œuvre est antérieure à la vie latine. De l’histoire du comte Girart, il ne savait rien sinon le peu que lui en avait appris la tradition monastique. Et ce peu se réduisait à trois faits : que Girart était le contemporain et le vassal d’un roi appelé Charles ; que sa femme avait nom Berte ; que, d’accord avec celle-ci, il avait fondé divers monastères. Le reste, c’est-à-dire l’ensemble des récits dont il a composé son poème, il l’a trouvé selon l’expression du moyen âge, ou, comme nous dirions, inventé. Par là, je n’entends pas dire que tout, dans ces récits, soit imaginaire. Il y a dans le poème renouvelé beaucoup de noms de lieux qui peuvent être identifiés, beaucoup de noms de personnes qui se retrouvent dans l’histoire du ixe au xie siècle, et il y en avait probablement plus encore dans le poème primitif. Tel ou tel récit de bataille a pu être emprunté à une tradition locale. Il y a toujours dans une œuvre d’imagination des éléments tirés de la réalité. Mais je veux dire que les éléments variés qu’a pu recueillir l’auteur n’avaient, selon toute vraisemblance, aucun lien avec l’histoire du comte Girart. On ne gagnerait rien à supposer que le poète aurait mis en œuvre une tradition déjà formée où se seraient trouvés réunis les principaux traits de la légende. J’inclinais jadis vers cette hypothèse que j’ai dû abandonner. Ces traits en effet, par exemple le long exil de Girart, suivi de sa réapparition à la cour du roi, ne peuvent en aucune façon être rattachés à l’histoire réelle. Il faut de toute nécessité qu’ils aient été inventés par quelqu’un. Et pourquoi ce quelqu’un ne serait-il pas l’auteur de l’ancienne chanson ? La même objection peut être opposée à l’hypothèse selon laquelle la chanson aurait été formée par la combinaison d’anciens chants populaires. Ce ne serait, d’ailleurs, que l’idée de Wolf sur les poèmes homériques appliquée à l’époque du moyen âge. Or, si l’hypothèse de Wolf est impuissante à expliquer la composition de l’Iliade et de l’Odyssée, elle s’applique plus mal encore à la formation de nos chansons de geste.

Il peut sembler étonnant que, dans un poème sérieux, qui assume toutes les apparences de la vérité, on ait en l’idée de faire jouer à Charles le Chauve et à Girart un rôle aussi contraire à la réalité. Mais quiconque est au fait de l’historiographie du moyen âge ne verra dans cette ignorance des faits historiques les plus considérables rien de surprenant. Qui donc, au xie siècle, savait quoi que ce fût de l’histoire des siècles passés, à part un petit nombre d’abréviateurs de vieilles annales vivant isolés au fond des cloîtres ? Les événements les plus graves tombaient dans l’oubli après quelques générations. Au xiiie siècle encore, l’ignorance des laïques, en fait d’histoire, est inimaginable. Veut-on savoir comment un chroniqueur laïque du xiiie siècle, se représentait la succession des rois de France au siècle précédent ? Écoutons l’auteur amusant et parfois bien informé qui, depuis l’édition de M. de Wailly, est connu sous le surnom de Ménestrel de Reims : « Il y eut en France, un temps après la mort de Godefroi de Bouillon et de Bauduoin son frère, un roi appelé Raoul le justicier... Il eut de sa femme deux fils, Robert et Louis. » Puis on nous raconte que Louis, le plus jeune des deux frères, fut élu roi par les barons du royaume au détriment de son frère aîné[81]. Voilà ce qui, vers 1260, c’est-à-dire cent vingt ans environ après les événements racontés, passait en France pour de l’histoire de France.

Un sentiment naturel porte les hommes, même ignorants, à s’intéresser aux actions de leurs ancêtres. Les auteurs de chansons de geste prétendaient donner satisfaction à ce sentiment. Et comme ils n’étaient pas moins ignorants que leur auditoire, ils furent naturellement conduits à donner libre carrière à leur imagination. Assurément certains ont pu se trouver en possession d’une matière véritablement historique et la reproduire plus ou ou moins fidèlement. Tel a pu être le cas, par exemple, de l’auteur du Raoul de Cambrai primitif, mais ce cas n’a pas été celui de l’auteur de Girart de Roussillon.

CHAPITRE IV

ÉTAT DES PERSONNES ET CIVILISATION DANS GIRART DE ROUSSILLON

Le roi. — Les seigneurs. — Le clergé. — Bourgeois et vilains. — La guerre. — Les arts ; décoration des édifices ; costume ; armes. — Mœurs.


Il n’y a rien à tirer de Girart de Roussillon pour la connaissance de l’époque, du reste très vaguement indiquée, où l’action est supposée se passer, et cette conclusion, que nous fondons sur la chanson renouvelée, pourrait être appliquée avec non moins de certitude à l’état premier de cette chanson. Par contre, il y a infiniment à prendre pour la connaissance de l’état des personnes des usages, des mœurs, en un mot, pour l’histoire de la civilisation, à l’époque où la chanson fut composée. Peu de chroniques, peu d’œuvres d’imagination du même temps nous fourniraient un tableau aussi réel, aussi vivant de la féodalité à son état le plus ancien. Et cette fois encore j’applique, dans une grande mesure, à la chanson ancienne, les conclusions qui se déduisent de la chanson renouvelée.

Le renouveleur, homme de grand talent, a modifié profondément sa matière en certaines parties, on l’a vu au chapitre précédent ; il a pu, çà et là, accuser davantage les traits distinctifs de certains caractères, leur donner plus de relief et de vie, mais je crois que dans la peinture des mœurs, en général, il s’est maintenu, sauf peut-être vers la fin, dans la donnée ancienne. Les renouveleurs de chansons de geste modifient la forme, retranchent et surtout ajoutent des épisodes, mais ils conservent assez bien la couleur archaïque qui est comme de tradition dans l’épopée du moyen âge à ses diverses époques. Puis, nous savons bien que la féodalité n’a pas subi, du xie siècle au xiie, une transformation subite, de sorte que les notions que nous fournit Girart de Roussillon, pour n’être pas rigoureusement datées, n’en sont pas moins instructives.

Nous allons passer en revue les différentes classes de personnes qui figurent dans le poème, en commençant par le roi.


Le Roi. — Le plus souvent il est appelé Charles tout court, mais souvent il reçoit le surnom de Martel[82]. Est-ce Charles Martel ? Est-ce Charles le Chauve ? Le premier, semble-t-il, car l’auteur attribue à son Charles Martel un fils du nom de Pépin[83], ce qui convient au Charles Martel de l’histoire. Toutefois, vers la fin du poème, il y a un passage où Charles Martel a un ancêtre appelé du même nom, et reçoit lui-même le surnom de « le Chauve »[84]. Nous pouvons donc admettre que le renouveleur, du moins, entendait par Charles Martel l’empereur Charles le Chauve[85], mais le premier auteur avait plutôt en vue le véritable Charles Martel, comme on l’a vu par les allusions de Garin rapportées au second chapitre.

Charles est qualifié tantôt de roi, tantôt d’empereur. Cette double qualification est un souvenir de l’époque carolingienne, qui a été conservé dans toutes les chansons de geste où il est question de Charlemagne[86]. Le titre de roi ou d’empereur est employé d’une façon absolue ; jamais il n’est complété par un nom de pays. Charles n’est pas appelé roi de France, mais il est qualifié par les noms des lieux où il fait sa résidence. C’est ainsi qu’il est appelé roi de Reims, aux §§ 149 et 485 ; ailleurs, Charles de Saint-Rémi (de Reims), §§ 135-6 ; Charles Martel de Saint-Denis, § 163[87]. Il a d’assez nombreuses résidences : Beauvais, Chartres, Compiègne, Laon, Orléans, Paris, Reims, Saint-Denis, Saint-Faire (?), Soissons[88], auxquelles il faut ajouter Aix-la-Chapelle, qui n’est mentionnée, en cette qualité, que dans la dernière partie du poème[89]. L’étendue du domaine royal n’est nulle part indiquée : on peut toutefois en tracer approximativement le périmètre à l’aide des lieux de résidence qui viennent d’être énumérés. Aix-la-Chapelle devrait rester en dehors de ce périmètre, car la Lorraine n’était pas du domaine direct du roi[90]. Les terres sur lesquelles s’étend la suzeraineté du roi sont considérables. Au temps où il a contre lui Girart et tous les vassaux de celui-ci, il compte dans les rangs de son armée, en dehors de ses vassaux directs, les hommes de la Flandre, de l’Artois, du Ponthieu, de la Picardie, de la Normandie, de la Bretagne, du Maine, de l’Anjou, du Poitou, de la Touraine[91]. Pour les Allemands et les Bavarois, le poème offre des passages contradictoires[92]. Mais les hommes de Cologne sont bien décidément avec le roi (§§ 161, 164). Il pourrait même, selon une bravade du commencement (§ 47), qui n’a probablement pas grande valeur, mander les Grecs, les Italiens, les Hongrois, les Écossais, les Anglais. Ces derniers, toutefois, figurent ailleurs, avec les Bretons, dans l’armée de Charles (§ 428).

Le roi-empereur a un rôle un peu sacrifié : les sympathies du poète sont évidemment du côté de Girart[93]. Charles est jaloux de son autorité : il s’irrite parce qu’à Constantinople on a, sans le consulter, fait les parts (§ 24), attribuant l’une des filles de l’empereur grec à Girart et l’autre à lui : il veut avoir celle qui était réservée à son puissant vassal, et il l’a ; il est envieux de la puissance de Girart, et, quel que soit le prétexte invoqué, l’envie est le mobile qui le porte à attaquer son beau-frère. Vers la fin du poème, dans la partie que l’on peut considérer comme l’œuvre entière du renouveleur, il joue un rôle presque ridicule, se laissant gouverner, pour ainsi dire malgré lui, par sa femme. Mais il est vaillant guerrier : il se rencontre sur le champ de bataille avec Girart et le désarçonne (§ 84). Il a surtout la qualité la plus haute du seigneur du moyen âge : « Il est, » dit le poète, « le meilleur justicier que je sache (§ 1). » Le bon justicier, aux premiers temps de la féodalité, ce n’est pas tout à fait celui qui sait juger avec intelligence un procès : c’est surtout celui qui ne se laisse pas corrompre à prix d’argent par l’une des parties (§ 200). Les débats sont d’ailleurs aisés à conduire, puisqu’on s’en remet le plus ordinairement, pour l’appréciation de la cause, au combat judiciaire.

Ainsi que dans la plupart des anciennes chansons de geste, le roi-empereur est comme entouré d’une auréole de majesté qu’il doit moins à sa puissance effective qu’à son titre. « De la mer jusqu’ici, » dit le poète, « il n’y a si riche baron qui ne tremble lorsque le roi s’irrite » (§ 1). La majesté impériale se manifeste par des signes extérieurs. On disait proverbialement d’un homme de belle et fière apparence, qu’il avait la prestance d’un empereur (§ 275). Comme tout seigneur, le roi a droit au dévouement absolu de ses hommes ; mais, lors même qu’il est en guerre avec des vassaux déliés de l’obligation féodale, il n’est pas avec ses adversaires sur le pied de l’égalité : il conserve le prestige mystique attaché à celui qui a été oint et sacré. Le poème, en ses dernières pages, nous en offre une preuve qui est le commentaire en action du mot célèbre attribué à Louis VI : « On ne prend pas le roi, aux échecs. » Dans son dernier combat contre Girart, le roi est renversé de son cheval. Il eût été tué, peut-être sans être reconnu, lorsque Fouque, le cousin et l’allié de Girart, survient, met pied à terre, fait monter le roi sur son propre cheval, et protège sa fuite (§ 625)[94]. Du reste, il arrivait fréquemment que le roi, pour combattre plus librement, sans devenir le point de mire de toute l’armée ennemie, échangeait ses armes avec celles d’un de ses hommes. Dans un des combats racontés par notre poème, nous voyons (§ 82) que Charles avait pris le heaume et le haubert d’un simple soudoyer. L’histoire fournit beaucoup d’exemples de cet usage. Du Cange en a réuni quelques-uns dans une de ses notes sur Anne Comnène[95], auxquels on peut joindre ceux que j’ai cités dans une note de mon édition du poème de la Croisade albigeoise[96].

Le pouvoir royal est loin d’être absolu comme il le deviendra peu à peu vers la fin du régime féodal. Ce pouvoir est limité par le droit. Le roi ne peut, de son autorité propre, punir un de ses hommes, si coupable soit-il, sans d’abord l’avoir sommé de se justifier devant sa cour, et de faire droit, c’est-à-dire de payer l’amende correspondante au trouble qu’il aura apporté à la paix publique, au cas où les barons composant la cour royale le jugeraient coupable (§§ 226-7, 371). En pareil cas, le roi ne juge pas ; il n’agit même pas comme président du plaid : nous voyons la sentence remise au jugement de barons royaux désignés comme arbitres (§§ 178, 230, 248). Sans doute, il n’existe aucun moyen de contraindre le roi à suivre cette procédure, et souvent il refuse de s’y soumettre, mais alors il est blâmé par son conseil (§ 183).


Les seigneurs. — Ils sont plus nombreux dans Girart de Roussillon que dans aucune autre chanson de geste. Les titres qu’ils portent sont ceux de duc, marquis, comte et vicomte. Baron est un titre générique qui s’applique à tout homme libre, à tout homme noble, comme on dira plus tard, de quelque rang qu’il soit.

Girart est qualifié, le plus souvent, de comte, moins souvent de duc, rarement de marquis[97]. Les titres de duc et de comte ont été appliqués indifféremment, pendant la seconde race, aux mêmes personnages. On sait que la plupart des comtes de Paris étaient en même temps ducs de France[98]. Les termes comte et duc perdirent un peu de leur propriété, et les comtes dont l’autorité s’étendait sur un territoire assez considérable pour renfermer plusieurs cités, purent être qualifiés par l’un comme l’autre de ces deux titres. Quant au titre de marquis, il est ici très légitime, puisque, selon le poème, les terres de Girart formaient, du côté de l’Est, la frontière des pays sur lesquels s’étendait la suzeraineté du roi. Les autres personnages, en petit nombre, qui portent le titre de duc sont, du côté de Girart, Armant, duc de Frise (§§ 275, 398, 401), et Drogon, le père de Girart (§ 99)[99] ; du côté du roi, le duc Bérart (§ 275), le duc Godefroi (§ 143), le duc Gui de Poitiers (§§ 143-5), Hugues, duc d’Aquitaine (§ 263), le duc Milon (§§ 421-2), le duc Otrant (§ 229) et Thierri d’Ascane (§§ 112-3-4). Il faut ajouter à ces noms le duc d’Alsace (§ 569) et le duc des Bretons (§ 567). Les marquis, si j’ai bien compté, se réduisent à trois : du côté du roi, Berlant, marquis de Mons et de Brabant (§ 146), et, du côté de Girart, Amadieu, seigneur de la vallée d’Aoste et de divers lieux du Piémont (§ 145), et Fouchier[100]. Les comtes sont très nombreux, comme on pourra en juger par un coup d’œil jeté sur la table. Ceux qui ont des possessions territoriales sont distingués des comtes palatins (§ 582).

L’emploi qui est fait dans le poème des titres de duc, marquis et comte, appelle une remarque. Originairement, et en principe, on est duc ou marquis d’une province, d’une région contenant un certain nombre de cités ; on est comte d’une cité. Il est plus d’une fois question, dans le poème, de duchés (§§ 49, 101, 675) et de comtés (§ 190), mais il est rare que le titre de comte soit déterminé par un nom de lieu. On peut citer des comtes d’Alsace (§ 551), de Balone (§ 319), de Carcassonne (§ 319), de Ponthieu (§ 451), de Saint-Médard (§ 275), de Troyes (§ 88), de Valençon (§ 170), mais c’est l’exception. Le plus souvent le titre de comte est employé d’une façon absolue, comme s’il existait indépendamment de toute possession territoriale. Dans certains cas, il se peut que le poète ait eu en vue des comtes palatins, tel qu’Evroïn de Cambrai (§ 124), mais ce ne peut être le cas de Girart, de son oncle Odilon, de ses cousins Bernart, Boson d’Escarpion, Fouque, Gilbert de Senesgart, et de tant d’autres, qui sont appelés comtes sans qu’on nous fasse connaître le nom de leurs comtés. Au contraire, le titre de duc est ordinairement déterminé par un nom de pays. Thierri d’Ascane, par exemple, est appelé « le duc d’Ascane » (§ 108). On en peut dire autant du titre de vicomte qui, du reste, est peu fréquent. Tandis que quatre des cousins de Girart portent le titre de comte, sans désignation de comté, un cinquième cousin, Seguin, est qualifié, tantôt de vicomte tout court, tantôt de vicomte de Besançon (§§ 75, 306). On peut encore citer Artaut vicomte de Dijon, Gace vicomte de Dreux, Giraut vicomte de Limoges[101]. Le titre de vicomte est beaucoup moins ancien que celui de comte[102] ; il n’est pas surprenant qu’on ait conservé plus tard l’habitude de le compléter par le nom de la vicomté.

Les possessions qui correspondent à ces divers titres, paraissent héréditaires. Le cas, fréquent dans d’autres chansons de geste, par exemple dans Raoul de Cambrai, où le roi pourrait disposer d’un fief vacant, au détriment des enfants mineurs du dernier tenant, ne se présente pas dans Girart de Roussillon. Mais indépendamment de leurs biens héréditaires, certains barons ont des terres en chasement, c’est-à-dire qui leur ont été concédées à titre viager par leur seigneur[103]. Ainsi Girart tient du roi en chasement le château d’Orivent (§ 313) ; il est son chasé. Fouque est le chasé de Girart (§ 105). Lui-même a mille chevaliers chasés (il semble qu’il y ait ici un peu d’exagération poétique), sur des biens qu’il possède à Orléans (§ 116).

Girart et quelques-uns de ses alliés, son père Drogon notamment et son oncle Odilon, ont des possessions territoriales dont l’étendue est aussi invraisemblable que mal déterminée. Parfois, certains désaccords entre les données du poème montrent que le renouveleur n’a pas assez veillé à maintenir une parfaite harmonie entre toutes les parties de l’œuvre qu’il remaniait. Ainsi, au § 6, Girart reçoit la Flandre et le Brabant, mais dans la suite rien n’indique qu’il soit en possession de ces provinces, et l’on voit même les Flamands et les Brabançons combattre contre lui (§§ 164, 323, 617). On n’obtiendrait donc que des résultats assez vagues et même contradictoires si on essayait de reconstituer à l’aide des mentions éparses dans le poème, la géographie des fiefs tenus par les principaux personnages. Bornons-nous à quelques indications sommaires. Girart est né en Bourgogne (§§ 11, 99), qui paraît constituer son domaine direct, son duché. Il se tient ordinairement à Roussillon, château d’une existence plus ou moins problématique dont j’ai indiqué au chapitre précédent la situation d’après les données de la légende latine et d’après celles du poème. Je ne saurais dire exactement quelles étaient, dans la pensée de l’auteur, les limites de la Bourgogne : je n’ai pu réussir à identifier le château de Mont-Espir qui était situé à l’une des extrémités de cette province (§ 130), probablement vers le nord-est[104], mais il me paraît vraisemblable que vers le sud elles s’étendaient aussi loin que celles du premier royaume de Bourgogne, c’est-à-dire jusqu’à la Durance. En effet, Vienne et Avignon paraissent faire partie du domaine direct de Girart (§§ 72-3, 596). Le poète a donc raison de dire de la Bourgogne qu’elle est « grande et large » (§ 35).

Selon un passage du poème auquel il ne faut peut-être pas attribuer grande importance, les possessions de Girart auraient dépassé de beaucoup les limites de la Bourgogne. « Du Rhin à Bayonne, » dit le roi, « tout le pays est à lui ; en Espagne, il s’étend jusqu’à Barcelone, et l’Aragon lui paie tribut » (§ 36). Nous allons voir que, d’après d’autres passages du poème, Girart ne possédait rien, au moins du vivant de son père, du côté de l’Espagne.

Entre les alliés de Girart, deux se distinguent par leur puissance : Drogon son père, Odilon son oncle. On voit par le § 99 que Drogon avait le Roussillon, la Cerdagne et le nord-est de l’Espagne jusqu’à Barcelone. Les païens de Majorque et d’Afrique lui payaient tribut. Il résidait à Besaudun[105] (§ 134). Quant à Odilon, il tenait la Provence jusqu’à la Durance et aux Alpes (§§ 99, 134). Les guerriers provençaux qu’il conduit au secours de Girart sont au nombre de soixante mille (§§ 138, 156).

Le dévouement absolu au seigneur est le fondement de la morale féodale. Comme le dit un vieux poème :

Soit drois, soit tors, s’ai oï tesmoignier,
Doit li hons liges son droit seignor aidier.

(Gaydon, p. 93.)

Aussi voyons-nous dans notre poème Fouque, qui représente en toute occasion le parti de la sagesse et de la modération, apporter à Girart, son cousin et son seigneur, un concours illimité dans une guerre qu’il a désapprouvée (§ 343). Un cousin germain de Girart combat dans l’armée de Charles, parce qu’il tient un fief du roi (§ 172). Tout cela est conforme au droit.

Il ne paraît pas que le service militaire dû par le vassal soit dès lors limité, mais il n’est pas gratuit. Le baron qui consent à servir à ses frais le dit expressément (§ 262).


Clergé. — Il y a peu de faits à recueillir dans Girart de Roussillon sur l’état du clergé. Notons cependant quelques traits. Le pape n’est point seigneur souverain. La suzeraineté de Rome appartient à l’empereur de Constantinople (§§ 4, 5, 6), jusqu’au moment où cette cité est concédée, il n’est pas dit à quel titre[106], au roi de France (§ 35). Dans les dernières pages de la chanson, le pape entreprend de rétablir la paix entre le roi et Girart, et y réussit non sans peine (§§ 617, 633-6). Un évêque, frère bâtard du roi, combat, comme un autre chevalier, dans l’armée royale (§ 398-9). Des religieux accompagnaient les armées pour assister les mourants et faire le service des morts (§§ 344, 360). Les secours qu’on attend d’eux ne sont pas seulement d’ordre spirituel : ils font aussi l’office de médecins (§§ 76, 187). Occasionnellement nous voyons un moine envoyé à Charles dans une circonstance difficile pour lui porter des propositions de paix : Girart a eu garde de charger de son message un chevalier, craignant pour celui-ci la colère du roi (§§ 458-65). Les guerriers semblent n’avoir pour l’état monacal qu’une médiocre considération. Odilon jure que s’il se trouvait un lâche parmi ses fils, il le ferait moine (§ 157).


Bourgeois et vilains. — Il n’est guère question d’autres bourgeois que de ceux de Roussillon. Ils apparaissent sous un jour très différent au commencement et à la fin du poème. Au § 58, nous les voyons chargés par Girart de garder les remparts de Roussillon que Charles tient assiégé. Mais, la nuit venue, chacun des membres de cette garde civique improvisée va se coucher, abandonnant son poste. Un traître en profite pour introduire Charles dans la place. Aux §§ 556-7 et suivants, au contraire, les bourgeois de Roussillon méritent tous les éloges pour leur dévouement à leur seigneur. Ils pleurent de joie en apprenant que Girart est revenu de l’exil ; ils lui apportent leur concours dans la lutte qu’il est obligé de soutenir pour reconquérir son héritage. Mais il est visible qu’on n’a pas une confiance illimitée dans la solidité de ces milices citoyennes. On a soin de ne les engager qu’en seconde ligne et par grandes masses, et, avant de les conduire à l’ennemi, on relève leur moral par de flatteuses exhortations (§§ 574-7). — Quant aux vilains, l’auteur n’a guère occasion d’en parler. Il a soin de nous dire toutefois que le traître par qui Roussillon fut livré à Charles était un vilain de naissance, et, à cette occasion, il se récrie sur le danger qu’il y a à faire d’un vilain un chevalier. C’est là, comme je l’ai indiqué dans une note[107], un sentiment en quelque sorte traditionnel au moyen âge.


La guerre. — L’art de la guerre n’a point échappé à la décadence qui frappa tous les arts à la chute de l’empire romain, décadence causée par la rupture de la tradition et l’affaissement intellectuel qui furent les suites de l’établissement des Barbares sur le sol de l’empire. Mais, en ce qui concerne l’art de la guerre, il y eut une cause particulière, qui consiste dans le changement des conditions du service militaire. Au moyen âge, chaque seigneur a le commandement des hommes qui lui doivent le service militaire. L’étendue de ce commandement est donc proportionnée au rang du chef et nullement à ses talents pour la guerre. D’autre part, il n’y a plus de troupes régulières ; le nombre des hommes qui, par profession, se livrent au métier des armes est très limité, et toute expédition guerrière se fait avec le concours de levées qui n’ont aucune éducation militaire. Toute stratégie disparaît, et la tactique se réduit à quelques principes très élémentaires sur l’art de former les escadrons pour la charge, et sur celui de dresser des embuscades, ou, pour me servir de l’expression du moyen âge, des aguets. Certaines pratiques qui s’introduisent peu à peu contribuent à retarder le perfectionnement de la tactique. Ainsi tout homme qui a réussi à faire un prisonnier ou à mettre la main sur un cheval dont le cavalier a été désarçonné se croit permis de sortir de la mêlée pour mettre sa prise en lieu sûr[108]. De sorte que, la première phase de l’attaque passée, il n’y a plus de manœuvres possibles. Ce n’est pas avant le xiie siècle que l’on voit des corps spéciaux, les Templiers et les Hospitaliers, obéir au commandement, rester en ligne ou se reformer après la charge, en un mot, manœuvrer en troupes disciplinées. Aussi voit-on par les historiens des croisades qu’ils sont les seuls qui entendent l’art militaire. Sur un seul point, on avait conservé quelque chose de la tradition de l’antiquité. L’attaque et la défense des places continuaient à s’opérer avec une certaine science[109]. Mais les opérations de siège étaient généralement dirigées par des hommes dont c’était la profession.

Comme les chansons de geste abondent en récits de batailles, il est naturel d’aller chercher dans notre ancienne épopée des notions sur l’art militaire du xie au xiiie siècle. Toutefois, c’est une source à laquelle il convient de ne puiser qu’avec précaution. Nos jongleurs n’avaient sans doute pas souvent l’occasion d’assister à ces engagements de cavalerie qui sont les batailles du moyen âge, et d’ailleurs un combat de ce genre n’est pas facile à observer, même pour un œil exercé. Aussi les descriptions de batailles qui leur servaient à allonger leur matière sont-elles, en général, fort éloignées de la réalité. Leurs batailles consistent, le plus souvent, en une suite de combats singuliers racontés avec les détails les plus invraisemblables. Le désordre était grand, sans doute, mais il ne pouvait pas être tel qu’ils nous le représentent. Ils n’avaient d’ailleurs aucune idée de la puissance des coups portés ni des effets des blessures qu’ils se plaisent à décrire. À tout instant, il est question de gens pourfendus jusqu’à la ceinture, de bras et de jambes tranchés d’un coup d’épée. Ce sont là des blessures qui, dans la réalité, devaient être infiniment rares. En fait, nous savons que, dans les combats du moyen âge, on se faisait beaucoup de prisonniers, mais qu’on se tuait très peu de monde. Les assauts de villes fortifiées devaient être meurtriers, mais les chevaliers ne s’en mêlaient guère : c’était affaire aux sergents et aux ribauds. Les auteurs de chansons de geste nous représentent des chevaliers désarçonnés se remettant en selle après avoir perdu un bras, ou continuant à parler et à combattre alors que la cervelle sort de leur crâne entr’ouvert. Tout cela dénote un bien grand défaut d’observation.

Au contraire, dans Girart de Roussillon, les descriptions de batailles ont un certain air de réalité. Sur ce point, comme sur bien d’autres, notre poème contraste avantageusement avec la masse des chansons de geste françaises. On distingue, dans les engagements où Charles et Girart sont aux prises, des mouvements d’ensemble ; les guerriers ne se portent pas de coups invraisemblables, les blessés ne survivent pas à des blessures mortelles. Groupons ici quelques faits.

Pour reprendre Roussillon qui lui a été enlevé par trahison, Girart combine une opération qui réussit à souhait. À un signal donné par un feu allumé à grande distance, un de ses alliés vient, à la tête d’une troupe peu nombreuse, défier le roi dans Roussillon. Celui-ci sort aussitôt à la tête des siens et est surpris par Girart qui lui inflige une sanglante défaite et le force, en lui coupant la retraite du côté de Roussillon, à se réfugier à Reims (§§ 75-89). Une circonstance notable, c’est que Girart, pour dérober sa marche, a eu soin de faire garder les passages des bois par où Charles aurait pu recevoir des informations. C’est presque de la stratégie.

L’engagement dont nous venons de parler a le caractère d’une surprise, et, du côté de Charles, toute disposition tactique fait défaut. Mais dans les batailles prévues de part et d’autre et où deux armées nombreuses sont mises aux prises, les troupes sont divisées en échelles. Ces divisions sont généralement formées d’hommes du même pays ou de pays voisins (§ 323). C’est du reste ce qui peut être constaté en une infinité d’autres textes. Mais ces corps n’étaient pas permanents : on les formait au moment de l’action quand on avait le temps[110], et souvent le temps manquait. Aussi lisons-nous dans un passage de notre poème : « Du côté de Charles, il ne fut pas question de former les échelles, mais chacun joue de l’éperon et se porte en avant le plus qu’il peut » (84).

Les guerriers les plus renommés ont le privilège de porter les premiers coups. Girart, récriminant contre Charles, dit : « C’est moi qui devrais guider son ost et porter en bataille les premiers coups » (§ 300). Celui qui guide l’ost, c’est-à-dire qui marche avec l’avant-garde, n’est pas nécessairement le général en chef. Le roi, par exemple, commande la cinquième et dernière de ses échelles, celle qui peut passer pour la réserve (§ 323). Ce privilège de porter les premiers coups peut être concédé soit à un homme, soit à un contingent tout entier. Ainsi nous le voyons, au § 671, attribué aux Bretons. J’ai cité en note un texte historique d’où il résulte qu’à la bataille de Lincoln, en 1217, les Normands faisant partie de l’armée anglaise le réclamèrent comme un droit. Mais, d’autres fois, cet avantage si envié était accordé, au moment de la bataille, à qui le demandait, et, en le sollicitant, on gagnait la faveur de son seigneur (§ 484).

Il y a, dans les combats que décrit notre poème, et il y avait, en effet, dans la réalité, maints textes historiques en font foi, de véritables duels. On se défiait d’une armée à l’autre ; on profitait de la rencontre sur un même champ de bataille pour vider de vieilles querelles privées. C’est ainsi que Drogon et Thierri qui jadis avaient été en guerre, se recherchent et se battent devant leurs troupes respectives (§ 151). Mais ces duels qui, dans la plupart de nos chansons de geste, constituent toute la bataille, ne sont, dans Girart de Roussillon, que des épisodes. Le poète a l’idée des mouvements d’ensemble ; il nous représente les échelles chargeant en bataille après avoir poussé leur cri de guerre. Il sait quelle émotion invincible s’empare des âmes les mieux trempées au moment où les deux lignes vont s’aborder la lance baissée, et l’indique d’un mot où l’on ne peut méconnaître un profond sentiment de la réalité : « Les Bretons crient Malo ! les Gascons Biez ! À l’abaisser des lances, tous se taisent » (§ 147)[111]. Certains corps sont assez solides pour fournir une charge en retour, après avoir une première fois traversé la ligne ennemie (§§ 152, 392). On a soin d’ailleurs de garder en réserve des troupes sûres qu’on n’engage qu’au dernier moment (§ 392).

Dans les guerres du moyen âge, qui ont ordinairement un champ d’action assez restreint, la troupe la plus faible réussit facilement à se soustraire à la poursuite de l’ennemi en se réfugiant dans des châteaux-forts. Les engagements décisifs sont rares, et la guerre consiste surtout en sièges et en ravages réciproques exercés sur les territoires des deux seigneurs ennemis. Ces dévastations sont opérées avec une cruauté systématique. On incendie les villages, on brûle les moissons, on coupe les vignes et les arbres fruitiers, on enlève les troupeaux, on massacre, on mutile les paysans (§§ 121, 127, 132, 283). Mais, malgré ces ruines, les deux adversaires, pourvu qu’ils aient des lieux de refuge suffisamment forts et assez d’argent pour entretenir de petits corps de troupes, peuvent continuer longtemps la lutte. C’est à cette sorte de guerre que se résigne Girart après avoir été vaincu à Civaux, sur les bords de la Vienne[112], et il la soutient pendant cinq ans, sans jamais, nous dit le poète, se laisser aborder en rase campagne par le gros des forces de Charles (§ 416). Pour éviter ces guerres indéfiniment prolongées et les ruines qu’elles causaient, on convenait parfois de se rencontrer à jour fixe en un lieu déterminé. C’est ce qu’on appelait une bataille aramie, c’est-à-dire convenue entre les parties adverses par un engagement solennel. Les batailles de Vaubeton et de Civaux (§§ 126 et 373) sont des batailles aramies[113]. On attribuait souvent à ces rencontres déterminées d’avance la valeur d’un jugement de Dieu. Tel fut, par exemple, le cas, pour citer un fait historique, de la bataille de Fontenai, en 841. Divers passages du poème montrent qu’il était d’usage, avant d’engager une grande bataille, de consulter les sorts[114].

Dans les combats de Girart de Roussillon, on ne voit guère figurer de gens de pied, sinon en qualité de convoyeurs (§§ 441, 627). Les masses de cavalerie conduites sur le champ de bataille dépassent toute vraisemblance. Odilon, l’oncle de Girart, chevauche à la tête de soixante mille Provençaux tous à cheval (§ 156)[115]. Cependant Girart compte parmi ses alliés les Navarrais et les Basques dont les armes sont des dards et un épieu, et qui, sans doute, combattent à pied (§§ 136, 342). Les sergents sont réservés à la défense des châteaux (§ 313). Ce n’est que vers la fin du poème, dans la partie qui est l’œuvre propre du renouveleur, qu’on voit les milices communales jouer un rôle, et nous avons vu plus haut (p. lxx) qu’elles n’inspiraient pas une confiance illimitée.

C’est aussi dans la dernière partie du poème que nous trouvons l’esquisse d’un plan destiné à assurer le service militaire, et qui comporte l’obligation pour les seigneurs terriens d’entretenir perpétuellement des chevaliers toujours prêts à marcher. Il est spécifié que ces chevaliers devront être amenés à la montre, c’est-à-dire passés en revue à certaines époques. Le roi s’engage du reste à contribuer, selon qu’il sera besoin, à l’entretien de ces troupes (§§ 638-9). Je doute que l’auteur du poème primitif eut conçu une pareille idée. Ce plan, si on considère le contexte, a pour but principal d’assurer la subsistance des chevaliers dépourvus de terres, qui déjà se récriaient à l’idée d’une paix qui allait leur enlever leurs moyens d’existence (voy. § 637). Mais il était sans doute aussi destiné à remédier à la lenteur et à l’incertitude des convocations. Toutefois ce dernier inconvénient ne se manifeste pas plus dans notre chanson de geste que dans les autres. L’appel des hommes et leur concentration s’opère avec une rapidité qui ne tient aucun compte des distances. Ainsi, au § 319, Girart envoie des messagers à ses vassaux ou alliés de Narbonne, de Carcassonne, de Barcelonne même, et, en moins de huit jours, il les a réunis auprès de lui (§ 319). Convenons ici que l’auteur, que ce soit le premier ou le second, ne respecte guère la vraisemblance.


Les arts. Décoration des édifices ; costume ; armes. — Les notions que nous fournissent sur les arts au moyen âge les textes en langue vulgaire ont sur celles qu’on peut tirer des textes latins un avantage considérable : c’est de donner à chaque objet son véritable nom, tandis que les documents latins nous offrent ou des formes vulgaires latinisées, ou, ce qui est pis, des équivalents plus ou moins vagues. Girart de Roussillon est, parmi nos anciens poèmes, l’un de ceux où l’archéologue fera la plus riche moisson. Malheureusement, plusieurs des termes techniques dont le poète a fait usage sont, dans l’état actuel de nos connaissances linguistiques et archéologiques, fort difficiles à entendre.

Je n’ai rien noté concernant l’architecture proprement dite qui fût suffisamment précis pour mériter d’être relevé, mais, en ce qui concerne la décoration, soit extérieure, soit intérieure, des édifices, il y a quelques traits à signaler.

Au § 128, nous trouvons une curieuse description de la partie extérieure du palais du roi à Orléans. Au-devant de ce palais, il y avait une cour ou une terrasse (un plan dans le texte) close de murs. Dans cette cour étaient placés des perrons cimentés. Par cette expression, je crois qu’il faut entendre des bancs de pierre ou de marbre sur lesquels on s’asseyait (§§ 114, 117, 240-1), ou dont on s’aidait pour monter à cheval (§§ 464, 554) et pour en descendre (§ 585)[116]. Les perrons du palais royal d’Orléans étaient ornés d’une décoration représentant des animaux. C’est du moins ainsi que j’entends l’art de bestiare (obra bestiaria dans le ms. de Paris) du texte. Je ne sais s’il existe encore en France des spécimens de ce genre de décoration[117], mais, en Italie, on le trouve fréquemment appliqué au dallage du sol. Le pavement de San Miniato (Florence) peut servir d’exemple. Ce qu’il y a ici de remarquable, c’est que la décoration était en mosaïque et qu’il y entrait de l’or. Le pavement de la cour était de marbre. Au centre était planté un pin[118]. Une fontaine, jaillissant de la bouche d’un cerf d’or, répandait la fraîcheur. — Au-devant du château de Roussillon, il y avait aussi un perron qui devait être de grande dimension, puisqu’il servait de piédestal à un taureau d’airain fondu, probablement une œuvre antique (§ 585). La cour intérieure de ce château est décrite au § 48. Malgré l’obscurité de quelques termes, on voit qu’elle était ornée d’une galerie dont les piliers et les arcs doubleaux[119] étaient incrustés de pierres précieuses. Les voûtes étaient de laiton pur. Cette galerie n’était donc pas voûtée en pierre.

Dans le château même se trouvait une tour construite en « pierre alamandine », ce qui paraît désigner une sorte de marbre. Cette tour était munie d’un porche fait par les Sarrazins, c’est-à-dire par les Romains.

L’intérieur des chambres est décoré de mosaïques (§§ 103, 218), ou peint d’azur et d’or (§ 585). Des métaux précieux étaient appliqués sur les murs (§ 218). La chambre de Girart, à Avignon, est peinte « a lioine » ; ce qui rappelle l’art de bestiare dont nous avons parlé plus haut ; j’entends que des lions étaient figurés sur les murs. Dans cette même chambre, les piliers et les colonnes étaient de liais, et les chapiteaux de rouge sardoine (§ 73). Les salles, beaucoup plus vastes que les chambres[120], ne recevaient point ordinairement[121] une aussi riche décoration : on y suppléait par des tentures (§ 1, 113, 116). Les pièces intérieures sont, selon un usage attesté par de nombreux témoignages, jonchées de fleurs (§ 1), mais, à Constantinople, des étoffes neuves de soie sont étendues sur le sol (§ 15), et la chambre de l’empereur est jonchée, non pas de fleurs, mais de fourrures[122] (§ 20).

Au moyen âge, l’ameublement est des plus élémentaires. Il est question, au § 546, de fauteuils d’or massif destinés au roi et à la reine, et, au § 74, de rideaux de fenêtres.

Le costume, tant civil que militaire, est, dans Girart de Roussillon, l’objet de descriptions à la fois précises et détaillées. Les chevaliers qui accompagnent Fouque en ambassade partent revêtus du costume civil[123] : ils ont des bliauts[124] de paile et de ciglaton[125] par dessus ils portent des pelisses de vair de gris et d’hermine, à boutons d’or et ayant ces longues traînes de martre (cf. § 292) que nous connaissons par d’autres textes[126].

Les §§ 236-9 nous font assister à la toilette de Pierre de Mont-Rabei, qui, nous dit-on, était habillé « à la guise de France » mode qui avait de la renommée[127]. Il met successivement des braies, une chemise de la plus fine toile et des chausses (cauçon)[128] de même étoffe. Puis viennent ce que je crois être des chaussons[129] destinés à être portés par dessus les chausses et dans les souliers. Ces chaussons étaient de paile africain, c’est-à-dire de soie[130]. Ensuite sont mentionnés les souliers qui étaient rouges et dont le dessus était orné d’une fleur. Ce genre de décoration de la chaussure s’obtenait par l’applique d’une broderie ou de cuir découpé et s’observe à bien des époques du moyen âge[131]. Par dessus les chausses Pierre met des bottes de cuir de Cordoue (hoses de corduan)[132], sur lesquelles il attache ou se fait attacher ses éperons d’argent doré, et le vêtement du bas du corps est complet. Dans le vêtement du haut ne figure pas cette fois le bliaut : Pierre se revêt d’une pelisse ou d’un pelisson d’hermine « bien entaillé à bêtes de marbre ». Les archéologues verront si l’explication que j’ai proposée dans une note (p. 124) pour cette description assez obscure est acceptable. Par dessus il agrafe (afiblet) un manteau phrygien (freis) de zibeline, doublé en paile, teint en pourpre. Ce vêtement était orné d’un anneau et d’un bouton[133] d’or fin (§ 239). Un peu plus loin (§ 246) se place la description de l’armement de Pierre, qui est chargé par le roi d’un message pour Girart. Il n’y est question que de pièces dont le nom et la forme sont connues depuis longtemps. On remarquera toutefois comme une curiosité le haubert fait d’argent et d’or, échiqueté d’un côté, écartelé de l’autre, et qui, en dépit de la nature des métaux dont il était composé, avait assez de solidité pour résister aux traits d’arbalète, et assez de légèreté pour ne pas peser plus qu’un vêtement[134]. Une arme aussi extraordinaire devait avoir une origine exotique, aussi nous apprend-on que ce merveilleux haubert venait de l’Inde.

À ce propos, on observera qu’ici plus souvent peut-être que dans aucune autre chanson de geste, toute arme précieuse, haubert, heaume, épée ou même lance (bien que cette dernière arme fut singulièrement fragile), a une origine illustre. En nous faisant connaître les noms des anciens possesseurs de ces armes, l’auteur nous a probablement fourni une liste de personnages plus ou moins épiques, sur lesquels en général nous ne savons rien. J’ai groupé ces noms dans la table[135] à l’article armes.

Il ne sera pas superflu d’appeler l’attention sur les allusions que le poème renferme à des ruines ou à des objets antiques, que le moyen âge, dans son ignorance grossière, attribuait aux Sarrazins[136]. Nous avons déjà signalé plus haut le porche sarrazin de la tour de Roussillon (§ 65), et le taureau d’airain fondu qui était placé sur un perron, à l’entrée, du château (§ 585). Dans le récit de la bataille de Vaubeton, on voit Girart monter sur un antique perron de marbre « du grant Douvin ». Mentionnons enfin le trésor « amassé par les Sarrazins », trouvé par Girart « dans les vieilles arènes, sous Autun » (§§ 613-5). Il n’y a pas de doute qu’entre ces hanaps « de l’œuvre Salomon », qu’on voit mentionnés en tant de textes (dans le nôtre, au § 216), figuraient des coupes antiques.


Mœurs. — Je terminerai ce chapitre de miscellanées par quelques observations sur l’état moral de la société du xie au xiie siècle, tel qu’il ressort de notre poème. L’ensemble d’idées que l’on comprend dans le terme générique de morale, n’a guère moins varié de l’antiquité au moyen âge, et du moyen âge à notre époque, que le costume ou l’armement. La notion du mal a de tout autres fondements pour nos ancêtres que pour nous. Aussi, des actes dont la cruauté nous épouvante étaient-ils considérés comme excusables, souvent même comme légitimes. Ces actes ne sont point criminels en eux-mêmes : ils ne le deviennent que dans des circonstances spéciales qui, à nos yeux, n’en changent guère la nature. Chose étrange, en un temps où chacun est chrétien, et chrétien pratiquant, les lois les plus éternellement vraies de la morale chrétienne sont mises en oubli, tandis qu’on se ferait scrupule de manquer à l’observation de préceptes secondaires. Raoul de Cambrai n’a aucun regret d’avoir brûlé le moutier d’Origni et les religieuses inoffensives qui l’habitaient, mais il se garde bien de manger gras le vendredi saint. Voici quelques faits caractéristiques qu’on peut relever dans Girart de Roussillon. Après la victoire, on massacre les prisonniers, ne réservant que les riches barons qui peuvent payer rançon (§ 89). C’est l’usage constant de tout le moyen âge. Après la prise ou la capitulation d’une ville, on mutile les soudoyers de la garnison, afin de les mettre hors de service (§§ 602, 607). On tue les paysans de son adversaire au même titre qu’on lui détruit ses moissons ou qu’on lui coupe ses vignes ou ses arbres fruitiers (§§ 121, 127, 132). Par là, on le ruine.

Ces actes ne sont point répréhensibles en eux-mêmes. Ils ne le deviennent qu’en deux cas. D’abord, lorsque les hommes sans défense ainsi mis à mort de sang froid sont sous la protection d’une église. Girart viole le droit d’asile en massacrant cent hommes du roi qui se tenaient pressés autour d’une croix. « Il n’était pas possible, » nous dit le poète, « que Dieu n’entrât pas en courroux contre Girart ; et, dès lors, la guerre tourna à son désavantage » (§413). Le second cas est celui où le meurtre a été accompli par un vassal sur la personne de son seigneur. Girart, réfugié dans les bois, avoue à un vieil ermite qu’il nourrit le dessein de se placer en embuscade dans les bois où Charles va chasser, et de le tuer. Le vieillard se récrie : « Tu veux tuer ton seigneur direct ! Mais alors tu ne trouveras plus ni clerc, ni saint homme, ni évêque, ni pape, ni docteur, qui consente jamais à te donner pénitence. La théologie et les auteurs nous montrent dans la loi du Rédempteur quelle justice on doit faire d’un traître. On doit l’écarteler avec des chevaux, le brûler sur le bûcher, et là où sa cendre tombe il ne croît plus d’herbe et le labour reste inutile ; les arbres, la verdure y dépérissent » (§ 520). L’ermite croit exprimer des idées chrétiennes : il exprime surtout les idées féodales. Il semble presque légitime de tuer, même en temps de paix, même en trahison, un ennemi. Lorsque le vieux duc Thierri est revenu de l’exil imposé par Girart comme l’une des conditions de la paix, Boson et ses frères le tuent, à une fête de Pâques (§§ 201 et suiv.). L’acte est si évidemment criminel que le poète ne l’excuse pas ; mais il est remarquable que lorsque Girart est accusé par le roi d’avoir été de connivence avec Boson, il se borne à repousser strictement l’accusation et à déclarer qu’il n’a pas donné asile à Boson, mais il se garde bien de renier son cousin : celui-ci est à Roussillon, à la cour de Girart, au moment où se présente le messager qui apporte la sommation du roi (§ 269). L’assassinat de Thierri n’empêche pas le meurtrier d’être réputé « le meilleur chevalier qui fût jamais » (§ 672). Le droit de vengeance qu’a exercé Boson à l’égard de Thierri, droit si contraire à toute morale et à toute police, est l’un des points sur lesquels, pendant tout l’ancien moyen âge, les idées germaniques ont réussi à tenir en échec les idées chrétiennes.

On avait pourtant l’idée vague que ces guerres sans fin qui s’engendraient l’une l’autre en suscitant sans cesse de nouveaux motifs de vengeance, étaient chose mauvaise. Le clergé, d’ailleurs, s’entremettait pour les faire cesser, on le voit surtout par la fin du poème. De là, ce vœu si souvent répété au moyen âge, que les barons unissent leurs forces contre les Sarrasins, au lieu de se déchirer entre eux (§ 124)[137]. Mais, par une application imparfaite de l’idée chrétienne de la satisfaction, on croyait réparer tous ses torts par des fondations pieuses. Et c’est pourquoi le roi et Girart sont représentés fondant de nombreux monastères (§§ 188, 634, 636, 672, 674-5). Observons, en passant, que la dernière partie du poème, où la main du renouveleur se laisse reconnaître d’une façon si évidente, se distingue par une douceur de mœurs, par un sentiment tout chrétien de la supériorité de la paix sur la guerre, qui sont loin de se manifester au même degré dans le reste de la chanson.

Le vice le plus grave et le plus répugnant de la société du moyen âge, c’est la cupidité. C’est surtout dans les hautes classes qu’il s’étale sans vergogne. Lorsque, dans les chansons de geste, nous voyons Charlemagne accorder ses faveurs à un coquin qui lui a fait un riche présent, nous sommes tout d’abord portés à croire qu’il y a eu de la part du poète une intention satirique. Il y a simplement peinture des mœurs du temps. Ces mœurs sont dues, pour une grande part, à l’introduction des idées germaniques dans nos pays, lors de la chute de l’empire romain. Les coutumes barbares substituaient aux idées abstraites de crime et de châtiment les idées matérielles de dommage et de compensation. On s’accoutuma de plus en plus à croire que tout pouvait être matière à transaction pécuniaire. Dès l’époque mérovingienne, on offre de l’argent au roi pour obtenir un évêché ; à l’époque féodale, le roi ou les seigneurs donnent au plus offrant les riches héritières, filles ou veuves, qui tiennent d’eux un fief ; on arrête à volonté par des présents le cours de la justice. Le fait caractéristique est que ces transactions, à part celles qui concernent les dignités ecclésiastiques, sont considérées comme légitimes. On a la conscience très large quant aux moyens de se procurer de l’argent. On n’est pas déshonoré, au moins dans certains cas, pour avoir recours au vol.

Il fallait bien, du reste, qu’on fût peu scrupuleux : au xie et au xiie siècle on voit les grands rivaliser de luxe et de prodigalités, s’épuiser à entretenir des suites de plus en plus nombreuses. Leurs revenus, du reste très mal administrés, ne pouvant suffire à ces dépenses croissantes, il était nécessaire — à une époque où il n’était pas encore facile de s’endetter, faute de prêteurs[138] — de multiplier les ressources extraordinaires. La cupidité des Latins est, avec leur insupportable loquacité, ce qui frappa tout d’abord les Byzantins lorsqu’ils se trouvèrent en rapport avec les croisés[139]. Ici il est à remarquer que les reproches contre la convoitise et l’avarice des seigneurs abondent chez nos anciens poètes, mais il faut considérer quelle est la tendance de ces reproches. Trouvères et troubadours blâment les seigneurs, non pas de la façon dont ils se procurent des richesses, mais du peu d’empressement que certains mettent à les distribuer entre leurs hommes. Notre chanson nous offre divers exemples des traits d’immoralité, pour parler le langage de notre temps, que je viens d’indiquer en termes généraux. L’un des plus puissants alliés de Girart, Fouchier, pénètre la nuit dans le palais du roi et fait main basse sur les richesses qu’il y trouve (§ 216). À ce moment, la guerre n’est pas encore définitivement déclarée entre Charles et Girart. Il est d’ailleurs coutumier de tels faits, mais sa considération n’en est pas sensiblement diminuée : on lui sait gré d’épargner les pauvres gens, et d’exercer ses aptitudes sur les seigneurs renommés par leur avarice (§ 127). C’est par la corruption que, dans la dernière partie du poème, la reine parvient à trouver, à la cour même du roi, des alliés pour Girart (§ 560). Oudin, fait prisonnier dans une guerre qu’il a entreprise avec la connivence du roi, est obligé de donner de l’argent à celui-ci pour l’intéresser à son sort (§§ 602-605).

CHAPITRE V

GIRART DE ROUSSILLON DANS L’ÉPOPÉE FRANÇAISE

La chanson de Girart de Roussillon, aussi bien dans sa seconde forme que dans la première, est totalement indépendante de cet ensemble de chansons de geste composées au nord de la Loire, du xie au xiiie siècle, qui constituent l’épopée française. Elle s’en rapproche par certains rapports de forme ; elle s’en distingue absolument par le fond. Je ne prends pas ici en considération la différence de langue, car à cet égard nous n’avons de certitude que pour la seconde rédaction, la première ne nous étant pas parvenue. Mais la différence du fond suffit pour assigner à notre chanson une place isolée en dehors de l’épopée française. L’isolement est toujours resté complet. Girart de Roussillon n’est pas devenu, comme Garin le Lorrain, le centre d’un petit cycle se développant en divers sens par des branches successives ; il n’a pas, non plus, subi de remaniement ayant pour objet de le faire entrer dans un des cycles existants. Toutefois, on ne peut pas dire qu’il soit resté tout à fait sans influence sur notre épopée. À une époque où les jongleurs, désireux de profiter de la faveur avec laquelle on accueillait les chansons de geste, étaient toujours en quête de matières nouvelles, on ne saurait être surpris que quelques uns d’entre eux aient eu l’idée d’emprunter à Girart de Roussillon soit des noms propres, et particulièrement celui du principal personnage du poème, soit des épisodes ou des situations, pour les introduire avec plus ou moins d’à-propos dans leurs compositions. Ces emprunts ont dû commencer de très bonne heure, puisque Girart de Roussillon lui-même figure dans Rolant parmi les douze pairs de Charlemagne[140]. Ils ont pu être faits soit à l’ancienne chanson, soit à la nouvelle, et, dans le premier cas, ils peuvent nous fournir quelques lumières sur le premier état de notre poème. Assurément la chanson renouvelée ne tarda pas à supplanter dans la faveur du public le poème primitif, celui que connaissait l’auteur de la vie latine de Girart, mais on conçoit que la substitution n’a pas dû se faire instantanément. Le poème du xie siècle ne s’est probablement pas éclipsé du jour au lendemain comme un objet mis en réforme. C’est ce qui explique qu’un poème assez peu ancien, Renaut de Montauban, ait pu nous fournir une allusion à l’ancienne chanson.

Recherchons donc les traces des emprunts que notre ancienne épopée a pu faire à Girart de Roussillon : nous aurons là comme autant de témoignages sur la popularité dont notre poème a joui sous l’une ou l’autre de ses deux formes successives.

§ 1. — Girart de Roussillon dans Doon de Nanteuil, Beuve d’Aigremont, Gaufrei.

Dans la chanson de Renaut de Montauban, dans la rédaction même qui nous a fourni une si précieuse allusion à un épisode du vieux poème que n’a pas conservé le nouveau, il est souvent fait mention de Girart de Roussillon. Celui-ci est rattaché à une famille qui fut célèbre dans l’épopée carolingienne. Il a trois frères : Aimon de Dordone, Doon de Nanteuil, Beuve d’Aigremont[141]. Deux de ces barons, Doon et Girart, ont jadis été en guerre contre Charlemagne. Le poème de Renaut de Montauban, ou, pour parler plus exactement, la partie qui lui sert de préambule et qu’on pourrait appeler la mort Beuve d’Aigremont, fait allusion à cette guerre dans les passages ci-après cités. Charlemagne explique pourquoi le duc Beuve d’Aigremont refuse de venir à sa cour :

Il me het por son frere, que je bien sai et voi,
Cui je toli Nantueil, s’abati le bofoi.
Girars de Rossillon en guerroia vers moi
Chaitif l’en fis fuïr parmi le sablonoiz.

(Éd. Michelant, p. 5.)

Plus loin, la femme de Beuve rappelle à son époux la défaite subie par ses deux frères, pour l’engager à se montrer prudent :

Membre vos de Doon vo frere, le guerrier.
Entre lui et Girart, ki molt s’avoient chier,
Assés le[142] guerroierent au fer et a l’acier ;
Mais a la pardefin ne porent avancier :
Fuïr les en covint et le païs vuidier.
Par l’esfors des amis les fist il repairier,
Par la proiere d’aus, n’en quist autre loier.
Or revolés le roi de novel guerroier !

(Ibid., p. 13.)

M. G. Paris a conclu de ces passages qu’il a dû exister sur Girart de Roussillon « un poème français assez différent, et d’une date reculée, bien que moins ancien que le provençal[143] ». Cette opinion doit être, ce me semble, modifiée, en ce sens que le poème auquel se réfèrent ces deux allusions était, non point une chanson de Girart de Roussillon, mais une chanson de Doon de Nanteuil, qui ne s’est pas conservée, sur laquelle toutefois nous avons des témoignages certains[144], Girart de Roussillon devait y figurer comme allié de son frère Doon, mais non comme personnage principal. La chanson perdue de Doon de Nanteuil a dû être composée au xiie siècle, et probablement vers le milieu de ce siècle, car il y est fait allusion dans la partie ancienne d’Aie d’ Avignon[145], qui est certainement antérieure d’au moins vingt ou trente ans à l’an 1200. C’est donc à une époque passablement ancienne que Girart de Roussillon a été introduit dans l’épopée carolingienne.

C’est ici le lieu de noter que dans l’Ogier le Danois de Raimbert de Paris, poème qui, dans la rédaction que nous en possédons, ne paraît pas remonter au delà du dernier quart du xiie siècle, on voit figurer Girart de Roussillon[146] en compagnie de Doon de Nanteuil et d’Aimon de Dordone. Il n’est pas dit que ces trois barons soient frères. Il est probable, toutefois, que ces personnages ont été empruntés à Doon de Nanteuil ou à une ancienne rédaction de Beuve d’Aigremont.


Nous avons maintenant à examiner deux autres témoignages assez difficiles à classer que nous fournit encore Renaut de Montauban. Le premier a été cité dans le second chapitre de cette introduction (p. xx). Le trait notable du passage en question, est que cette fois Charlemagne est battu par Girart et Doon, et poursuivi jusque sous Paris. J’ai fait remarquer (p. xli) que ce trait devait être emprunté à l’ancienne chanson de Girart de Roussillon, puisqu’il se retrouve dans la vie latine qui ne peut l’avoir puisé ailleurs. Mais le témoignage n’en est pas moins embarrassant, dès qu’on cherche à quel poème de l’épopée carolingienne il convient de le rapporter. En effet, il ne peut aucunement être fait allusion ici à un récit contenu dans le poème perdu de Doon de Nanteuil. L’auteur de Renaut de Montauban vient de nous dire que Charlemagne avait permis à quelques uns de ses hommes de dresser des embûches à Beuve d’Aigremont, en pleine paix. Le duc Beuve avait succombé après une vaillante défense et les meurtriers apportaient sa tête au roi. Mais, dit le poète, Charles eut lieu de se repentir de cette trahison, car Girart de Roussillon et Doon de Nanteuil lui envoyèrent un défi et le poursuivirent jusque sous Paris. Ensuite ils firent la paix, et Girart, à titre d’expiation, fonda de nombreux monastères. Ce témoignage se trouve dans la première partie du poème, celle qu’on pourrait intituler la mort du duc Beuve d’Aigremont. Plus loin, dans le même poème, mais dans la partie qui est proprement la chanson de Renaut de Montauban ou des quatre fils Aimon, on lit un second témoignage tout semblable au premier, mais où les faits annoncés dans celui-ci comme à venir, sont présentés comme accomplis. Un des barons de Charlemagne résume les faits exposés dans la Mort Beuve d’Aigremont, et, après avoir rappelé comment le duc Beuve avait été tué alors qu’il pouvait se croire sous la protection de Charlemagne, il ajoute :

Girars le[147] guerroia, li dus de Rosillon,
Et dans Do de Nantueil par fiere contençon,
Kar il estoient frere, que de fi le set on.
Il desconfirent Karle, lui et ses compaignons ;
S’en estora[148] Saint Pere de Cluigni le baron,
Et puis la Charité et Vezelai selonc,
Saint Beneoit sor Loire, la ou li moine sont.

(Éd. Michelant, p. 156.)

Ainsi le même événement, c’est-à-dire une guerre faite par Doon et Girart à Charlemagne à la suite du meurtre de Beuve d’Aigremont, est d’abord annoncé, puis rappelé comme accompli, et cependant n’est conté dans aucun des poèmes de l’épopée carolingienne qui nous sont parvenus. La seule explication que je trouve à cette singularité consiste à supposer que la Mort Beuve d’Aigremont nous est parvenue sous une forme remaniée et abrégée[149], et que, dans une rédaction plus ancienne, on voyait, conformément aux témoignages ci-dessus rapportés, Girart et Doon venger la mort de leur frère en infligeant à Charles une défaite[150].

Quoiqu’il en soit de cette hypothèse, il est de toute façon à peu près certain que l’épisode où Charlemagne était représenté fuyant jusqu’à Paris, avec Girart et Doon à ses trousses, doit avoir été imité de l’ancienne chanson de Girart de Roussillon.

Il me semble reconnaître d’autres traces d’imitation dans la Mort Beuve d’Aigremont. Non seulement on y voit figurer Girart de Roussillon, qui vient, de même que Doon de Nanteuil et Aimon de Dordon, secourir son frère Beuve contre Charles, et joue dans la lutte un rôle assez important ; mais, parmi les guerriers qu’amène Girart, il en est trois qui ont certainement été empruntés au poème de Girart de Roussillon[151], à savoir Fouque[152], Coine[153], neveux de Girart, et Amadeus[154], qui est le marquis Amadieu de notre chanson. Il est même remarquable que dans une version inédite de la Mort Beuve d’Aigremont, version qui diffère beaucoup de celle qu’a publiée M. Michelant, Fouque joue un rôle conciliateur tout à fait semblable à celui qui lui est attribué dans Girart de Roussillon[155].

Nous avons vu que Girart de Roussillon avait été introduit dans l’épopée carolingienne dès le xiie siècle. Était-il déjà présenté dans le poème perdu de Doon de Nanteuil comme le frère de Doon ? C’est ce que nous pouvons considérer comme assez probable, sans toutefois qu’il nous soit permis de l’affirmer. Sur ce point, Renaut de Montauban ne paraît pas avoir innové. Mais le groupement en une seule famille de Girart, de Doon, d’Aimon et de Beuve n’était qu’un premier pas dans une voie où des poètes postérieurs devaient aller très loin. De ces quatre frères, l’un, Aimon de Dordone, avait des fils (les quatre fils Aimon) plus célèbres que leur père. Doon de Nanteuil eut un fils, Garnier de Nanteuil, l’époux d’Aie d’Avignon. Garnier lui-même fit souche d’honnêtes chevaliers, et Gui de Nanteuil son fils, Tristan de Nanteuil son petit-fils, ont eu chacun leur chanson de geste. Mais il restait à trouver des ascendants aux quatre frères. C’est ce que fit, au xiiie siècle, l’auteur de Gaufrei, qui en même temps porta le nombre des frères de quatre à douze[156]. Le père de cette nombreuse lignée est Doon de Mayence, et ses douze fils se suivent dans cet ordre : 1° Gaufrei (père d’Ogier le Danois) ; 2° Doon de Nanteuil ; 3° Grifon d’Hautefeuille ; 4° Aimon de Dordone ; 5° Beuve d’Aigremont ; 6° Othon ; 7° Ripeus ; 8° Seguin de Bordeaux (père de Huon de Bordeaux) ; 9°, Pierre (père du chevalier au cygne) ; 10° Morant de Riviers ; 11° Hernaut de Girone[157] ; 12° Girart de Roussillon. Arrivé à ce dernier, l’auteur a voulu montrer qu’il le connaissait autrement que par Doon de Nanteuil ou Renaut de Montauban :

Et le .xije. fu Girart de Roussillon
A qui fist mout de peine l’empereor Kallon,
Et l’encaucha tant eurez de son mestre roion,
Pui fu il carbonnier et vendi le carbon[158].

(Éd. Guessard et Chabaille, p. 5.)

Ces vers peuvent aussi bien faire allusion à l’ancienne chanson de Girart de Roussillon qu’à la nouvelle. Mais il y a, dans la suite du même poème, un vers qui semble indiquer une connaissance assez précise de la rédaction même de Girart de Roussillon qui nous est parvenue. Avant de le citer, il est besoin de dire que, selon l’auteur de Gaufrei, à qui il en coûte peu d’ajouter à la tradition épique les traits les plus invraisemblables, le château de Roussillon appartenait à un Sarrazin à qui Girart l’enleva. Ce Sarrazin s’appelait Heraut :

Chil tenoit Roussillon et toute la contrée,
Girart l’ochist en champ, a la chiere membrée,
Soue en fu Roussillon et toute la contrée.

(P. 91.)

Et plus loin, en effet, nous voyons Gaufrei mettre son jeune frère Girart, qu’il appelle « Girardet le roux » (p. 144)[159], en possession du château de Roussillon. Il n’y a pas trace ailleurs de cette singulière invention. Avant le moment où Girart acquiert ainsi la seigneurie de Roussillon, un amiral païen a occasion d’envoyer un messager à Roussillon. Le messager

Vers Roussillon s’en va, la ou l’escarbougle art.

(P. 123, v. 4054.)

Les mots que j’ai soulignés ne semblent pas être une cheville insignifiante. J’y vois une allusion à un passage de la chanson renouvelée (§ 53) où Girart parle de l’escarboucle étincelante qui éclaire son château, tellement qu’à minuit on se croirait en plein jour.

§ 2. — Girart de Roussillon dans Hervis de Metz.

Hervis de Metz est le père de Garin le Lorrain. Tardivement, vers la fin du xiie siècle ou le commencement du xiiie, un romancier ignoré, mais qui sans aucun doute appartenait au pays messin, a fait de lui le héros d’une chanson de geste pleine de merveilleuses aventures. Entre les quatre mss. qui nous l’ont conservée[160], deux renferment un épisode assez mal ajusté avec le reste du poème[161] où Girart de Roussillon joue le rôle principal. Charles Martel est en guerre avec Girart. Il sollicite du pape l’autorisation de lever sur les biens de l’Église un subside afin de faire face aux dépenses de la guerre. Un concile se rassemble à Lyon. Charles expose son dénuement, qu’il attribue aux dons excessifs par lui faits à l’ordre de saint Benoît. Le pape accède à sa demande, et le roi se trouve bientôt en état de lever et d’équiper une armée. Cependant Girart s’est avancé jusqu’à Bar-sur-Aube, où il s’est établi, et jusqu’à Soissons, où il a laissé une forte garnison. Il annonce à Charles qu’il l’attaquera jusque dans Paris. Le roi craint de n’avoir pas encore de forces suffisantes pour lutter contre un si puissant adversaire. C’est alors que l’un de ses barons lui conseille d’envoyer demander du secours à Hervis de Metz. Charles se range, non sans quelque répugnance, à cet avis, et envoie trois évêques à Hervis. Celui-ci promet son concours et ne tarde pas à se mettre en marche. Mais il n’était pas encore arrivé lorsque Charles apprend que Girart vient de mourir, après une courte maladie, exprimant son repentir d’avoir fait la guerre à son seigneur. Girart est enterré à Bar-sur-Aube où il avait fondé une abbaye[162], et c’est ainsi que se termine l’épisode qui sert, pour ainsi dire, de transition entre Hervis de Metz et Garin le Lorrain[163].


En dehors du poème perdu de Doon de Nanteuil, de la Mort de Beuve d’Aigremont et enfin de l’épisode, de Hervis de Metz dont je viens de donner une rapide analyse, je ne connais aucune chanson de geste où Girart joue un rôle tant soit peu considérable. Dans Aimeri de Narbonne, poème peu ancien, au moins en la forme sous laquelle il nous est parvenu, Girart de Roussillon figure au nombre des messagers chargés de demander en mariage, pour Aimeri, la fille du roi des Lombards[164]. Ajoutons enfin qu’Andrea da Barberino, ayant trouvé dans ses lectures (probablement dans Renaut de Montauban) le nom de notre Girart, l’a introduit dans les généalogies qui occupent le chap. ix du cinquième livre des Reali di Francia.

CHAPITRE VI

TÉMOIGNAGES DIVERS

Je me propose de grouper sous cette rubrique un certain nombre d’allusions à l’histoire épique de Girart, qui peuvent servir à prouver quel degré de popularité elle a atteint. Cette popularité n’a pas été en rapport avec la valeur de celle des chansons relatives à Girart qui nous est parvenue. Des poèmes d’un mérite très inférieur ont été plus répandus et plus souvent cités.

Parmi les témoignages qui vont être rapportés, il n’en est pas, sauf erreur, qui soit antérieur au xiiie siècle. Il est donc bien peu probable qu’aucun d’eux se réfère à la chanson primitive, celle que nous connaissons par Garin le Lorrain et par la vie latine, mais il ne faut pas se hâter de conclure que tous visent la chanson renouvelée : il en est qui nous font supposer l’existence d’une chanson, maintenant perdue, qui aurait été comme un nouveau remaniement, exécuté dans la France septentrionale, de notre chanson renouvelée.


Témoignages provençaux. — On verra plus loin que la chanson renouvelée a été écrite ou récrite dans une langue intermédiaire entre le français et le provençal. On conçoit, dès lors, que des copistes ont pu être tentés, selon leur origine, soit de franciser, soit de provençaliser un texte qui se présentait à eux sous une forme assez peu ordinaire. Et c’est ce qui est arrivé. L’un des manuscrits de Girart de Roussillon, celui de la Bibliothèque nationale de Paris, nous offre le poème sous une forme à peu près complètement provençale, ou, plus exactement, perigourdine. Girart de Roussillon ne paraît cependant pas avoir été très répandu dans le Midi de la France. Deux textes, maintes fois cités depuis Raynouard[165], sont les seuls témoignages qu’on ait découverts sur Girart dans toute la littérature provençale. Dans l’un, Guiraut de Cabrera reproche à son jongleur Cabra de ne rien savoir de « Girart de Rossillon » [166] ; dans l’autre, on voit Charles Martel et Girart de Roussillon contés au nombre de ceux qui ont causé les plus grandes tueries humaines :

Anc Carles Martel ni Girartz
Ni Marsilis ni Aigolans
Nil reis Gormons ni Ysembartz

Non aucizeron homes tans
Que n’aion estort
Lo valen d’un ort..

(Per folz ..)

Cette pièce paraît avoir été composée en 1212[167].


Témoignages français. — La littérature française nous offre une moisson plus abondante. Nous avons cité dans les pages qui précèdent, les témoignages si précieux de Garin et de Renaut. Celui qui maintenant, dans l’ordre des dates, se présente le premier à notre examen, nous est fourni par une chanson de geste rédigée vers la fin du xiie siècle, Aubri le bourguignon. Tout au début de ce poème, on lit ces vers, où Girart de Roussillon et Girart de Frete (ici d’Euffrate) sont étrangement confondus :

Voirs fu que Charles au coraige hardi
Fu a Paris eu palais seignori
Ou repairoit volentiers a touz dis.
Souvent li orent mestier si bon ami,
Com vos orroiz se la chanson voz di ;
Que vers Girart ot grant chaple acoilli
De Roussillon au coraige hardi,
Qui tante painne et tant grant mal souffri.
Bien en avez par maintes fois oï,
Mais en la fin le desconfit il si
Que de la terre d’Euffrate s’en fuï,
Molt esgarez et forment esbahis,
Povres d’avoir, ne fu onques mais si.
Charles Martiaus, seignor, que je voz di,
Cil qui l’avoient es grans estors servi
Le lor service richement lor meri :

Molt lor donna ainz qu’en fuissent parti
Chevax et armes et deniers autressi.
Bazin ama et durement chieri,
Que por s’amor ot maint estor forni,
Mainte bataille au brant d’acier forbi.
Tant le servi qu’il le tint a ami ;
Donna lui fame et grant terre autressi ;
De grant honor li rois le revesti,
Que de Borgoingne en droit fié le saisi[168].


Bien que l’auteur ne se soit pas expliqué d’une façon très nette, on voit que la guerre entre Girart de Roussillon ou d’Euffrate est rappelée ici uniquement pour expliquer à la suite de quelles circonstances Charles Martel avait pu donner la Bourgogne à son favori Basin. Il n’y a peut-être pas lieu de faire grand fond sur un témoignage visiblement adapté à un récit nouvellement inventé. Nous ne rechercherons pas si l’auteur d’Aubri a suivi quelque récit particulier, peut-être un récit relatif à Girart de Frete, ou s’il a fait œuvre d’imagination : notons seulement le témoignage qu’il nous apporte sur la popularité de l’histoire fabuleuse de Girart : Bien en avez par maintes fois oï.

Le plus précis des témoignages que nous ayons sur notre poème est celui de Philippe Mousket, qui, dans sa chronique, analyse assez exactement le poème tel qu’il nous est parvenu[169]. Je ne transcrirai point cette analyse, qui est un peu longue : elle a, du reste, été citée par M. Fr. Michel dans la préface de son édition de Girart de Roussillon.

Le débat des « deus troveors ribaus » où sont énumérés tant de titres de chansons de geste, n’oublie pas « Girart de Roxillon[170] »

Dans une fatrasie publiée par Jubinal[171], on lit ce coq-à-l’àne peu spirituel où figure notre chanson de geste :

..............
Que tantost vint l’ame prendre
La teste d’un porion,
Pour ce qu’il voloit aprendre
De Gerart de Roussillon.

Adenet rappelle, dans la seconde tirade de Berte aus grans piés, l’histoire de Girart de Roussillon :

A cel tans dont vous ai l’estoire commencie
Avoit un roi en France de moult grant seignorie
Qui moult fu fel et fiers et de grant estoutie :
Charles Martiaus ot non ; mainte grant envahie
Fist Gerart et Foucon et ceus de lor partie ;
Mainte ame en fu de cors sevrée et departie,
Et maint hauberc rompu, mainte targe percie,
Mainte tour abatue, mainte vile essilie.
Puis en fu la pais si et faite et establie
Qu’il furent bon ami sans mal et sans envie.

(Ed. Scheler, p. 2.)

On pourrait, à la rigueur, trouver une allusion à Girart de Roussillon dans ces vers d’Élie de Saint-Gilles :

Karles Marteus le dist .j. jor en reprover,
Selonc que dist la letre, la forche paist le pré.
(Édit. de la Société des Anciens Textes français, vv. 2383-4.)

Ce proverbe bien connu se trouve, en effet, quoi qu’ait pu dire au contraire l’éditeur d’Élie[172], au § 624 de notre poème. Il n’est pas placé, à la vérité, dans la bouche de Charles Martel, mais il lui est appliqué. C’est au moment où Charles est battu par les forces supérieures de Girart que le proverbe intervient comme pour résumer la situation des deux partis.

Girart de Roussillon a été connu dans le nord de l’Italie. Nous verrons plus loin que notre plus précieux manuscrit de ce poème a été copié dans cette contrée. Aussi ne serons-nous pas surpris que l’auteur anonyme de l’Entrée de Spagne, qui était de Padoue et écrivait à la fin du xiiie siècle, ait fait une allusion précise à notre poème. En voici les termes :

En Valbeton ou fu l’assenblemant
Des Berguegnons et de la Franche gent,
Ou fu Gerart et Folches son parant,
Envers Carlon Martel ou cors valant,
N’i fo esfor si greu ne si pesant
Cum vos oirois, s’un petit plu vos çant[173].

Je crois retrouver une autre allusion, bien fugitive il est vrai, dans un texte fort interpolé du roman d’Alexandre dont le manuscrit a été certainement exécuté à Venise ou en Vénétie, comme le prouve évidemment le style des miniatures dont il est orné. Dans une des parties interpolées de ce ms. on lit ceci :

Li amiral se sist desor un bel peiron,
Et un suen almansor et li rei environ.
Desoz l’ombra d’un pin qui lor flairoit bon
Se sist Nabusardans sire de Saint Margon,
E s’i estoit Falez fils lo rei Fareon,
Li dus de Pincenie qui bien sembla baron
Et li princes d’Alquei qui a bele raison,
Enqui cante un juglar, Amaristot ot non,
A son col sa viele, en sa main son arçon.
Del tens ancienor lor dist une chançon
E de la grant bataille qui fu en Val Beton,
De .vj. reis d’une part contre un fol fellon (sic) :
Ce fu reis Arioz fil lo rei Egeon,
Quant il les ot vencuz, s’en torne en son reon...[174].

Bien que le manuscrit soit indubitablement d’une écriture italienne, j’hésiterais à affirmer que ces vers, d’une facture très médiocre, mais toutefois correcte, soient l’œuvre d’un Italien. Mais ils peuvent avoir été composés dans le nord de l’Italie par un des nombreux jongleurs français qui venaient y gagner leur vie. Quoi qu’il en soit, l’idée d’une bataille livrée « en Valbeton » , ne peut guère être venue qu’à un homme à qui la chanson de Girart de Roussillon était familière.

Pour terminer, je rappelle que plus haut, p. xcviii, on a eu la preuve que l’auteur de Gaufrei connaissait notre poème.

Témoignages tirés de chroniques. — L’immense production épique de la France n’a pas été sans exercer sur l’historiographie une certaine influence. Beaucoup de faits entièrement controuvés ont été admis par des chroniqueurs à qui la défiance et les moyens de vérification faisaient également défaut. C’est principalement chez les compilateurs d’une époque peu ancienne que les légendes créées par les auteurs de chanson de gestes ont trouvé accès. Certains, à la vérité, n’ont accueilli qu’avec réserve des récits qui étaient manifestement en contradiction avec les données de l’histoire réelle : qu’ils y aient cru ou non, ils nous ont laissé sur l’épopée du moyen âge de nombreux et souvent très précieux témoignages. Voyons quel sont, entre ces témoignages, ceux qui concernent Girart de Roussillon.

J’aurais pu classer ici le texte de Philippe Mousket, cité plus haut. Mais, pour la partie où il se trouve, la chronique rimée de Mousket n’est vraiment pas de l’histoire.

Une chronique saintongeaise, composée vers le milieu du xiiie siècle et intercalée dans la traduction du Pseudo-Turpin faite par Nicolas de Senlis[175], contient une longue série d’informations plus ou moins authentiques sur les translations de reliques et de trésors d’églises qui furent effectuées au ixe siècle afin de mettre ces richesses à l’abri des ravages des Normands. On y lit qu’au temps des incursions normandes, les Hongrois vinrent en Bourgogne et détruisirent l’abbaye de Souvigny[176] fondée par Girart de Roussillon[177]. J’ignore d’où est tirée cette notion qui est certainement du domaine de la légende, car, s’il est vrai qu’il existait au ixe siècle à Souvigni une église dédiée à saint Pierre[178], aucun document authentique n’en fait connaître le fondateur, et d’ailleurs le surnom « de Roussillon » indique que l’interpolateur saintongeais a puisé, directement ou indirectement, à une source non historique.

La chronique d’Aubri de Trois-Fontaines, cette mine si précieuse d’allusions à notre vieille épopée, contient le passage ci-après que l’on a cru pouvoir appliquer à notre héros :

Anno dccclxvi... Sequitur Guido [179] : Quod regnum Burgundie, quia spectare constabat ad imperatorem, fratrem defuncti Karoli, Ludovicum, qui tunc expellendis adhuc ab Italia Sarracenis instabat, tante presumptionis invasionem et cupiditatis a Karolo rege factam, Gerardus Viennensis, utriusque Burgundie dux potentissimus, adeo tulisse graviter, et ob hoc tamdiu distulisse subjectus eidem Karolo fieri, et tot et tanta detrimenta rerum et hominum alter intulisse creditur alteri, quousque nimia fatigatione per semetipsam tam longa concertatio se consumpsit. Regi tamen Karolo cessisse Gerardum et victoriam ei concessisse perhibent heroice cantilene.

(Pertz, Scriptores, XXIII, 739. )

Il y a ici un mélange de l’histoire réelle du comte Girart, régent de Provence[180], et de l’histoire fabuleuse de Girart de Vienne[181]. Aubri, après avoir introduit dans sa narration ce morceau de Gui de Bazoches, dit que ce Girart est celui qui fit transporter à Vezelai les reliques de sainte Marie-Madeleine, à Avalon celles de saint Lazare, et qui fonda de nombreuses abbayes, entre autres celles de Vezelai et de Pothières. On voit qu’Aubri identifie le comte Girart, Girart de Vienne, et enfin Girart comte de Bourgogne, qui, selon plusieurs chroniques[182], fit transporter le corps de la Madeleine à Vezelai. Mais nous devons remarquer qu’Aubri ne donne point au Girart dont il parle le surnom de Roussillon. D’où on peut conclure qu’il n’a connu ni la vie latine de Girart de Roussillon ni aucune chanson de geste sur ce personnage[183].

Dans la chronique attribuée à Baudouin d’Avesne, qui appartient à la fin du xiiie siècle[184], il y a une mention rapide des luttes de Girart et de Charles Martel. Après avoir conté comment ce dernier battit les Sarrasins et leur tua 375,000 hommes, le compilateur poursuit ainsi :

Puis ot Charles Martiaus mout de batailles contre Gerart de Roussillon, et i ot grant destruction de gens et de terres. En la fin prist Charles Roussillon et pluisours chités et chastiaus et laissa ses gardes ou païs et puis s’en repaira en Franche. Puis après resmut la guerre entre le roi Charlon et le duc Oedon.....

(Bibl, nat. fr. 17264, fol. xxxvj c ; cf. fr. 15460, fol. 69 c.)

Ce passage se retrouve, légèrement modifié, dans les chroniques de Flandres analysées et partiellement publiées par Buchon d’après un manuscrit du xve siècle :

Tantost après ces advenues que vous avez oy ci dessus, Charles Martel eut guerre a Gerart de Roussillon. Et y eult grant destruction d’une partie et d’aultre. Mais a la fin Charles print Roussillon et plusieurs aultres chasteaulx dudit Gerart, et mist ses garnisons dedens[185].

Les Annales du Hainaut de Jacques de Guise nous fournissent un témoignage très précis dont l’importance consiste en ceci, qu’il se rapporte à un poème dérivé, à ce qu’il semble, de notre chanson renouvelée, mais sûrement différent. Voici ce texte, qui est au livre XI, ch. xlix (édition Fortia d’Urban, VIII, 188-90) :

Sigebertus. Hoc anno, Aquensi urbe a Sarracenis desolata, corpus inde beatæ Mariæ Magdalenæ a Gerardo comite Burgundiæ ad cœnobium Versiliacum a se constructum transfertur[186].

Actor. De isto Gerardo aliqua reperi in quodam libro metrificato in vulgari, cuus tenor talis est : Gerardus, Burgundionum dux, cognomento de Rousselione, extitit comes comitatus Nerviensis atque Bracbatentis, et usque ad mare fuit possessio sua. Hic in uxorem accepit filiam imperatoris Constantinopolitani, sororem uxoris Karoli Martelli. Hi duo in principio amicitias inter se plurimas habentes, tandem inimicitiæ graves valide exortæ de malo in pejus per longa tempora successerunt. Contra comitatum Haynauci duxit guerras, et prosecutus est eas Gerardus de Vienna, ejus consanguineus, per plures annos. Sed suffultus auxilio Karoli Tuditis (Martel), ipse comes Haynauci in omnibus triumphans, prius destructis castris notabilibus, quæ dicebantur Gerardi Mansus et Mons Gerardi [187] et Castri Viennæ [188], comitatus Nerviensis finaliter pace longa potiti sunt. Hic in dicto suo comitatu plures ecclesias legitur ædificasse, utputa abbatiam de Lutosa, in qua instituit abbatem sanctum Badilorem confessorem, cujus legendam hic consequenter annotavi ; item et ecclesiam beatæ Mariæ Antonensis [189], et illuc misit, prout aliqui ferunt, corpus beati Maximi, episcopi et confessoris et sanctæ Ecclesiæ doctoris eximii, cujus etiam legendam, prout accepi a dicta ecclesia, etiam successive conscripsi.....


Nous avons ici l’analyse partielle d’un poème français (liber metrificatus in vulgari). Ce poème offre avec notre chanson renouvelée une coïncidence importante : c’est que Charles Martel et Girart sont représentés comme ayant épousé les deux filles de l’empereur de Constantinople. L’origine des deux épouses est toute différente dans la vie latine, et on a soutenu que celle-ci s’accordait en ce point avec la chanson primitive[190]. Si donc l’idée de donner pour père aux deux jeunes filles l’empereur de Constantinople appartient à l’auteur de la chanson renouvelée, il faut que le poème auquel Jacques de Guise fait allusion ait suivi cette chanson, au moins sur ce point.

Jacques de Guise compilait à la fin du xive siècle, et en un pays où l’usage de composer des poèmes en forme de chanson de geste s’est conservé bien plus tard qu’ailleurs[191]. Il est donc probable que le poème dont il nous donne une idée sommaire ne devait pas être bien vieux ; présomption qui, du reste, est confirmée par le peu que notre compilateur nous fait connaître de son roman. Une chanson de geste où Girart de Roussillon a pour cousin et auxiliaire Girart de Vienne appartient visiblement à l’époque où les romanciers se plaisaient à établir entre les héros épiques des relations de parenté plus imaginaires encore que ces héros eux-mêmes. Un autre trait distinctif de ce roman, c’est que Girart y était rattaché aux pays belges, tout en restant duc de Bourgogne. Le point de départ de cette idée c’est, si je ne me trompe, le passage de la chanson renouvelée (§ 6), où il est dit que Charles Martel avait octroyé à Girart la Flandre et le Brabant. Remarquons, à la fin de la citation de Jacques de Guise, la mention de Badilon et des fondations pieuses de Girart. Est-ce encore tiré du roman perdu ? Ce peut bien être. Je n’ai vu nulle autre part que l’apocryphe Badilon ait été abbé de Leuze[192]. Le compilateur a pris de là occasion d’insérer dans ses annales la légende de Badilon[193], comme du reste il l’annonce (cujus legendam consequenter hic annotavi). Elle occupe les chapitres l à liv du onzième livre.

Nous trouverons plus loin, dans le roman en prose de Wauquelin, une autre allusion au roman dont Jacques de Guise vient de nous révéler l’existence.

Un autre compilateur belge, qui écrivait peu d’années après Jacques de Guise, et qui avait sinon beaucoup de jugement, du moins une lecture immense, Jean d’Outremeuse, mentionne en ces termes Girart de Roussillon, après avoir conté, d’après Sigebert, la translation de la Madeleine à Vezelai.

En cel an (724) oit une grant bataille entre Char-Martel roy de Franche et Gerard de Rossellon ; mais Gerard fut desconfis et ly meïsmes mult navreis. (Le Myreur des histors, II. 443.)

Dans une chronique française qui s’arrête à l’an 1390, et où les emprunts à nos anciens poèmes chevaleresques sont très nombreux[194], on lit, à la suite de la mort de Charles Martel :

Gerart de Rosseillon, conte de Borgoigne, fist lors translater le corps de la benoiste Madelaine en l’abbaye de Vezelay qu’il avoit fondée.

(Bibl. nat., fr. 5003, fol. 91 v°.)

Ce n’est point autre chose, au fond, que le passage de Sigebert cité plus haut. Mais Sigebert dit simplement « Girart comte de Bourgogne » ; ici nous avons en plus le surnom « de Rosseillon », par lequel se manifeste l’influence de la légende. Il est à noter, du reste, que la même chronique ne souffle mot de Girart, ni sous le règne de Charles Martel, ni sous celui de Charles le Chauve.

Au xvie siècle encore, on trouve dans les compilations historiques un écho tardif de la renommée que le romancier avait faite à Girart de Roussillon. Voici un passage du chroniqueur Jacques Meyer où figure une fille de Girart, ce qui est en contradiction absolue avec tous les monuments que nous connaissons de la légende de ce personnage. Le quidam... referunt de la seconde phrase semble faire allusion à Jacques de Guise :

DCCLXV. Lydericus Harlebecanus in demortui patris Estoredi successit opes ductaque uxore Hermengarde filia Gerardi Ruscionensis, Englerannum filium sustulit, factusque est præfectus littoris ac maris Flandrici. Hunc Gerardum Ruscionensem quidam in Nerviis ad usque Oceanum imperitasse referunt, ut scripsimus alibi[195].

Ce passage de Jacques Meyer est reproduit en substance dans les Chroniques et Annales de Flandre d’Oudegherst (Anvers, 1571), fol. 30.

Plusieurs des témoignages qui précèdent montrent que les récits légendaires concernant Girart de Roussillon ont eu dans les Flandres un grand retentissement. Les textes qui vont être produits maintenant établissent que des récits analogues avaient cours en Bourgogne, ce qui du reste sera démontré d’une façon plus directe dans le chapitre suivant. Ces textes sont empruntés à des chroniques locales d’une époque relativement récente, dont les sources ne peuvent pas toujours être déterminées avec précision.

Il y avait dans la bibliothèque de feu A.-F. Didot un manuscrit composé de quinze feuillets de vélin, dont onze ornés d’assez belles miniatures représentant chacune une scène de l’histoire de Bourgogne. La rubrique initiale du ms. était ainsi conçue : « S’ensievent aulcunes chroniques extraittes d’aulcuns anciens registres, et aultres enseignemens d’anciens rois, princes et pluiseurs saintes personnes issus de la trés noble et anchienne maison de Bourgongne. » Il résulte de divers indices relevés dans le catalogue dressé pour la vente[196] que ce ms. a dû être exécuté entre 1481 et 1486. La sixième de ces miniatures est ainsi décrite dans le catalogue : « Gérard de Roussillon... remporte une victoire sur le roi de France. Au fond, on voit l’abbaye de Vezelay, fondée par Theochus, roy de Bourgogne, père de Gérard, et terminée par ce dernier ; sur la route, on distingue le cortège qui y transporte le corps de la glorieuse Magdelaine, comme il appert en sa légende. » Ce ms. a été acquis, pour le prix fort élevé de 20,500 fr., par M. D. Morgand, libraire, qui a bien voulu me le communiquer. J’en ai extrait le passage suivant :

(Fol. 7 v°) Theochus fut roy de Bourgongne et fonda l’abbaye de Vezelay emprès Avalon en Bourgongne.

Gerard de Rossillon, fìlz du roy de Bourgongne, parfist la ditte abbaye et eglise de Vezelay et y fist (fol. 8) aporter le corps de la glorieuse Magdelaine, comme il appert en sa legende. Le dit Gerard gaigna .xvij. batailles contre le roy de France et en eubt la victoire. En memoire desqueles, et pour l’honneur de Dieu, fonda .xvij. eglises, tant canoniales come abbaciales, a sçavoir ledit Vezelay, Avalon, Grandmont, Leuze, l’abbaye de Poitiers[197], entre Troies et Bar sur Saine[198], et aultres, et recouvra tout le royaulme de Bourgongne que les roys de France avoient usurpé. Et fist refaire le chastel de Grismont[199] sur Poligny, ouquel il se tira au temps de son adversité. Ledit Gerard mourut en son pays de Prouvence, quy lors estoit royaulme de Bourgongne[200] en la dicte eglise de Poitiers ou il gist.

Cette chronique bourguignonne se retrouve en abrégé dans un petit opuscule dont on a plusieurs mss. et qui a été imprimée sous ce titre :

Extraictz daucuns anciens registres et autres enseignemens trouvez tant au viel chasteau de Grimon que en la thresorerie de Poligny et ailleurs, touchant les roix, princes et autres sainctes personnes yssuz de la tresnoble et victorieuse maison de Bourgongne. — Imprimé en Anvers lan MDLIII.

On lit à la fin :

Imprimé en Anvers en lhostel M. Ant. des Gors lan MDXLIII. — 12 ff. in-8o (Bibl. nat. L3 m 144. Réserve)[201].


D’après un témoignage dont je dois la connaissance à M. B. Prost, ancien archiviste du Jura, l’auteur de cet opuscule, ou peut-être de la chronique telle que l’offre le ms. Didot, serait un certain Philippe Martin, ancien chambellan du duc Philippe le Bon. Quoi qu’il en soit, voici ce qu’on lit dans l’imprimé, au fol. B .iiij. r° :

Diocus fut roy de Bourgongne et fonda Veselay, et depuis vint Gerad de Rossillon, filz du roy de Bourgongne, lequel parfeit ledit Veselay et y feit apporter le corps de la glorieuse Magdeleine, et fonda dix-sept abbaies. Et recouvra tout le royaume de Bourgongne que les roix de France avoient usurpez, et feit refaire le chastel de Grymon sur Poligny, auquel il se sauva et retira au temps de son adversité.

Enfin, je dois encore à l’obligeance de M. B. Prost la communication d’une courte chronique manuscrite des premières années du xvie siècle, ayant pour titre « Fondation de la ville de Poligny et des lieux circonvoisins, extraite du vieux original, entre les titres de Bourgogne », et dans laquelle, après avoir parlé de la fondation du bourg de Frin[202], l’auteur poursuit ainsi :

Depuis la fondation desquels château et bourg, ledit lieu fut appelle Frin jusqu’à ce que le roy Charles le Chauve, roy de France, suscita guerre à Girard de Rossillon, fils de Rahon, roy de Bourgogne, lequel de Rahon estoit pour lors aux Espagnes à l’encontre des infidèles et ennemis de la foy chrestienne, a raison de quoy le dit roy Charles ne fist savoir aucune defiance audit Girard de Rossillon, et conspira trahison par un nommé Guy de Montmorency, lequel, en l’absence du dit de Rahon, roy de Bourgogne investit legerement aucunes places sur ledit Girard, comme le chasteau de Sainte Croix Badalil étant desu Poitier[203], que haute[204] et fit grandes conquetes jusqu’a ce que ledit Girard lors estant en Provence, avec une sienne sœur femme du comte de Provence, se tira en Bourgogne avec quatre de ses neveux, fils de sa dite sœur, a sçavoir Fouques, Saugnin, Gours et Adrien, atout ce qu’il peut assembler de genz, et vint audit Frin, et fist remuer et refaire ledit chasteau de Grimont, et la fit son armée pour illec attendre ledit roy Charles le Chauve, lequel avoit déjà assiegé une place nommée Gaillardon[205], distante a une lieue et demie dudit Frin, et illec bastit et fonda un chasteau qu’il appella Chastel Charlon[206] en son nom, durant qu’il fut devant ledit Gaillardon. Pendant lesquelles choses ledit Girard de Rossillon alloit et venoit souvent par le pays pour amasser gens ; de meme contre un chasteau qui se nomme a Jontroyne[207], a raison de quoy plusieurs de ses capitaines n’etoient point contents de sa longue demeure qu’il faisoit au dit Frin, qui dura plus de dix-huit mois, disant qu’il devoit combattre sans la tant surattendre. Lequel Girard de Rossillon avertit de ce que dessus, fit assembler ses capitaines en conseil, leur remontrant que ce qu’il avoit tant differé de combatre estoit qu’il esperoit toujours amasser gens pour son armée, et qu’ils pouvoient bien connoistre la grande puissance du roy Charles, qu’estoit telle que le dit roy Charles avoit vingt hommes contre un des siens. et les trahisons ; avec ce nonobstant qu’il esperoit, au plaisir de Dieu en bref les combattre. Et dit, en donnant courage a ses gens, en son langage bourguignon, qu’encour avoit il bien eloigné ledit roy, ledit Girard, leur remontrant le peu de distance qu’estoit depuis ledit Frin jusqu’audit Chastel-Charlon, ou ledit Charles estoit avec sa grande puissance. Pour lequel mot et raison d’iceluy fut appelle ledit lieu de Frin Pouligny[208], que l’on dit a present Poligny ; et de ce print ledit lieu son nom. Aussi audit chasteau de Grimont par ledit Girard furent fondées des nones de l’ordre de Saint Benoit en la cour basse d’iceluy, lequelles furent translatées dois ledit chasteau au lieu de Colonne[209], et depuis ledit lieu, par Frederic Barberousse lors querellant ledit royaume de Bourgogne, furent derechef translatées dois ledit Colonne au lieu de Saint Jean d’Authun, auquel elles sont encores a present[210].


Il est visible que le rédacteur anonyme de ce récit, a connu la chronique bourguignonne citée précédemment. Ce qu’il dit au sujet du château de Grimont ne laisse guère de doute à cet égard. Mais, de plus, il a dû connaître l’histoire en prose de Girard de Roussillon compilée en 1447, par Wauquelin, qui sera étudiée dans notre prochain chapitre : c’est là qu’il a trouvé ce Gui de Montmorenci, qui aurait occupé, au profit de Charles le Chauve, plusieurs des villes de Girart[211]. C’est à la même compilation qu’il a emprunté sa bizarre étymologie de Poligni. Rahon ou de Rahon, roi de Bourgogne et père de Girart, n’est pas différent de Drogon qui figure, sinon comme roi de Bourgogne, du moins comme père de Girart, dans la chanson aussi bien que dans Wauquelin.

Les légendes, une fois localisées, sont difficiles à déraciner. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de trouver encore quelques traces de toutes ces fables chez l’historien bourguignon Gollut, qui mourut en 1595[212].

CHAPITRE VII

LES ROMANS EN VERS ET EN PROSE DE GIRART DE ROUSSILLON AUX XIVe ET XVe SIÈCLES

Girart de Roussillon était un héros bourguignon. Il possédait la Bourgogne ; il portait le titre de duc. Des écrivains désireux de gagner la faveur des ducs de Bourgogne comprirent qu’il y avait là une matière à exploiter. Au xive siècle, on reprit l’histoire du vieux héros épique et on la rédigea en alexandrins français pour le duc de Bourgogne, Eudes IV, et pour sa sœur, Jeanne de Bourgogne. Au xve siècle, on la rédigea deux fois en prose, d’après des sources différentes, pour le duc de Bourgogne Philippe le Bon. Nous allons passer en revue ces diverses compositions.

§ 1. Le roman en alexandrins de Girart de Roussillon

Ce roman, dont on possède plusieurs manuscrits[213], et une fort mauvaise édition [214], est adressé à Jeanne de Bourgogne « femme le roi des Frans », à Eudes, comte de Bourgogne et d’Artois, sire de Salins, et à Robert de Bourgogne, comte de Tonnerre[215]. Plusieurs érudits et, avec eux, l’éditeur du poème, ont cru que Jeanne de Bourgogne était la femme de Philippe le Long, laquelle mourut en 1330. Voulant préciser davantage, les mêmes érudits, se copiant les uns les autres sans se livrer à aucune vérification, ont supposé que le poème datait de 1316[216]. Littré, rendant compte de l’édition dans le Journal des savants[217], s’aperçut que cette date était inadmissible, car, Eudes n’ayant eu le titre de comte d’Artois qu’à la mort de sa belle-mère, Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe le Long, il serait inexplicable que l’auteur eût présenté celle-ci comme vivante au temps où Eudes était comte d’Artois. M. Delisle[218] a trouvé la solution du petit problème que Littré avait posé sans le résoudre : Jeanne de Bourgogne n’est pas ici la femme de Philippe le Long, mais son homonyme, la femme de Philippe de Valois. La date de l’ouvrage doit être resserrée entre l’année 1330, où Eudes IV devint comte de Bourgogne et d’Artois, et l’année 1334, où mourut Robert, comte de Tonnerre. Jeanne, Eudes et Robert étaient frères et sœur.

L’auteur ne s’est point nommé, et on ne possède jusqu’à présent aucun moyen de découvrir son nom. Ce qu’on peut assurer, c’est qu’il était bourguignon. L’appel qu’il adresse aux personnages bourguignons mentionnés ci-dessus, la connaissance qu’il déploie de la géographie de la Bourgogne, l’introduction dans son récit de nombreux personnages du même pays, l’usage fréquent chez lui d’invoquer des saints bourguignons[219], enfin certaines particularités de son langage, portent témoignage de son origine. C’était, quoi qu’ait pu dire son éditeur, un versificateur médiocre, dépourvu à la fois d’originalité et de sentiment poétique. Chez lui, l’érudition tient lieu d’imagination. Il s’applique à suivre ses autorités, que nous déterminerons tout à l’heure, et confesse avec modestie, que le voulût-il, il ne saurait s’en départir « pour sa très grant rudesse » (p. 151). Il avait certainement beaucoup de lecture pour un homme de son temps. C’est en toute sincérité qu’il a pu dire :

J’ai leü en mains livres, en romant, en latin,
Mains jours y ai musé le soir et le matin ;
J’ai leü les croniques de Challe, de Rolant,
De Ferragu le dur[220], d’Iamont et d’Agolant[221],

Et de Sanxe le fort[222] et du bon Lancelot,
De Tristan, de Gavain et dès le temps de Lot....

(Édition, pp. 190-1.)

Outre les romans ici énumérés, il cite le Renouart au tinel des chansons de Guillaume d’Orange (pp. 65, 201) Perceval (pp. 67, 71, 149, 163), la guerre de Troie (pp. 75, 165), la partie du roman d’Alexandre connue sous le nom de Fuerre de Gadres[223] (p. 210). Il n’était pas moins familier avec la littérature des clercs qu’avec les romans. Il cite le Pseudo-Caton, l’auteur des célèbres distiques (p. 58), la vie de saint Paul l’ermite (p. 102). Il connaissait Vincent de Beauvais, car il se plaît à introduire dans sa narration des exemples moraux qui tous sont tirés du Speculum historiale et du Speculum doctrinale de cet auteur[224]. Il avait lu des chroniques (les chroniques de Saint-Denis peut-être) qu’il appelle « chroniques des rois » (pp. 11, 188).

Tout cela n’est qu’accessoire : ce qui nous importe surtout ici, c’est de déterminer les éléments à l’aide desquels l’auteur a raconté la vie de Girart de Roussillon. Ces éléments sont au nombre de deux : la vie latine et la chanson renouvelée. Là où ces deux documents sont en contradiction, il suit de préférence le latin, et, en historien consciencieux, il indique la divergence.

C’est ainsi qu’il adopte, d’après la vie latine, Charles le Chauve, contre Charles Martel de la chanson :

Cilz Charles fut nommés, saichés, Charles li Chauves...
La cronique en latin ainssin me le reconte ;
Cilz qui fist le romant en fait ung autre conte
Et dist Charles Martiaux.....

(P. 6.)

Puis, ayant rappelé, pour justifier l’opinion à laquelle il se range, la succession généalogique de Charles Martel, Pépin, Charlemagne, Louis le Débonnaire et Charles le Chauve, il continue, ainsi, en en marquant de plus en plus sa défiance pour « le romant » :

Encore dit moult chouses qu’il baille pour notoires,
Que, selonc le latin, je ne trove pas voires,
Et, pour ce, au latin me vuil du tout aordre ;
Quar en pluseurs mostiers le lisent la gent d’ordre.
Cil qui ne m’en croira a Poutieres s’en voise,
A Vezelay aussi : si saura si l’on boise ;
Quar on lit au maingier, c’est chose toute certe.
Ainssi comme de sains les fais Girart et Berte.

(Pp. 6-7.)

Ces derniers vers sont intéressants en ce qu’ils nous montrent qu’encore au xive siècle la vie latine de Girart de Roussillon, véritable composition hagiographique, était lue à Pothières pendant les repas, comme un texte édifiant. On en peut conclure aussi que notre romancier était allé se renseigner dans cette abbaye ; ce qui, du reste, se déduit d’autres passages encore plus décisifs. Ainsi, p. 15, l’auteur reproduit en huit vers une épitaphe qui, dit-il, se lisait (sans doute en latin) sur la tombe de Girart[225]. « La chronique en latin » (p. 14), le latin (p. 151), « mon livre en latin » (p. 262), « mon livre « (pp. 266-7), « mon auteur » (p. 270), sont autant d’expressions par lesquelles il faut entendre la vie latine.

Mais, si, pour la trame du récit, l’auteur suit assez généralement la vie latine, pour le développement des faits, il puise largement dans la chanson. C’est ce que montrera clairement une rapide analyse.

Il y a dans le roman de Girart de Roussillon trois guerres successives, comme dans la vie latine et comme dans la chanson. Mais sur un point l’auteur s’est écarté de la vie latine. Il intervertit l’ordre des deux dernières guerres résumées par celle-ci, racontant en second lieu la lutte qui se termine à Vaubeton, et en troisième celle où on voit Charles poursuivi par Girart jusque sous les murs de Paris. Après d’assez longs préliminaires, l’auteur, entrant enfin en matière, parle de la fondation de Pothières où Girart est enseveli, de « Laussois », mont sur lequel était bâti le château de Roussillon, du siège mis devant ce château par les Wandres, du stratagème par lequel ceux-ci furent amenés à se retirer, puis de leur retour offensif, de la prise et de la mise à sac du château, de sa reconstruction et de l’étymologie des noms de Roussillon et de Pothières (pp. 16-27). Tout cela est pris, souvent même traduit fort exactement, de la vie latine, §§ 102-124. Les modifications et les additions sont rares et sans importance[226].

Le double mariage de Charles et de Girart (p. 29) est conté d’après la vie latine, § 7. De même aussi la cause de la guerre, qui éclate à la suite d’une querelle sur la succession des parents des deux épouses, Charles et Girart réclamant l’héritage, le premier en sa qualité de roi, le second parce qu’il avait épousé l’aînée des deux filles (roman, pp. 30-33 ; vie, § 9) ; mais ici le romancier développe assez longuement les données très concises du latin. Incidemment il nous entretient de la guerre qui, au temps de Charlemagne, avait eu lieu entre Thierri d’Ardene (le Thierri d’Ascane de la chanson) et Droon, le père de Girart (p. 33). Cette notion est tirée de la chanson, § 112, mais développée. Le discours pacifique de Thierri (pp. 35-7) est conforme au caractère sage et prudent que la chanson attribue à ce personnage. Mais, à partir de ce point, le roman commence un récit qui lui paraît propre, ou du moins dont je ne trouve trace ni dans la vie latine ni dans la chanson. Le roi envoie dans les terres de Girart un messager, Gui de Montmorenci, qui a pour mission de détacher les hommes de Girart du parti de leur seigneur. Il réussit en n’épargnant pas les promesses ni les dons. Girart, qui était à Toulouse (p. 54), ne tarde pas à apprendre que le roi a occupé le comté de Sens, Roussillon, et une grande partie de sa terre. Berte cependant l’engage, en un long et fastidieux discours (pp. 57-8), à user de modération et à envoyer au roi un messager chargé de propositions de paix. Girart, après avoir consulté ses barons, députe au roi son neveu Fouque (p. 63), qui reçoit le plus mauvais accueil. Il y a là certainement une imitation lointaine de la chanson, §§ 100 et suivants. L’imitation est plus sensible dans le passage (pp. 68-9) où le roi fait l’éloge de Fouque qui vient de s’éloigner, non sans danger, de sa cour ; cf. la chanson, § 321[227]. La guerre continue, mais Girart ne trouve où se réfugier, car le roi lui a enlevé tous ses châteaux (p. 72 ; cf. la chanson, § 404). Il s’arrête un instant à Gaillardon, puis en un lieu où il construit un château qu’il appelle Poligni (p. 73), tandis que Charles construit, sur une hauteur voisine Château-Challon. Ce sont là des inventions bourguignonnes dont il n’y a trace ni dans la vie latine ni dans la chanson[228]. Girart livre bataille au roi avec le peu de troupes qu’il avait pu rassembler. Malgré ses exploits, il est mis en déroute. Le roman place ici (pp. 78-81) la mort de Guibert (le Gilbert de Senesgart de la chanson) et du comte Hugues et la prise de Fourque (cf. la chanson, § 495). Girart veut s’enfuir du côté de Dijon, mais l’ennemi occupe le chemin [229]. Il se réfugie à Besançon, tandis que le roi se fait rendre Dijon, d’où la comtesse Berte s’enfuit en grande hâte et va rejoindre son mari à Besançon (p. 84 ; cf. chanson, §§ 496-9). Elle lui conseille (p. 85) d’aller en Hongrie, vers le roi Oton qui est de sa lignée (cf. la chanson, § 497). Ils se mettent en route. Girart n’a avec lui que sept hommes. Chemin faisant, il rencontre onze Lorrains et les tue ou blesse. L’un d’eux échappe, rencontre un certain comte Giraut et lui conte l’affaire. Celui-ci, à la tête d’une vingtaine d’hommes, fond sur Girart, qui, malgré une défense désespérée, perd six de ses hommes et s’enfuit emmenant le septième, qui est blessé (pp. 87-9). Cet épisode est emprunté à la chanson, §§ 501-509. Girart se réfugie dans la forêt d’Ardenne auprès d’un ermite ; le blessé meurt. La nuit, des voleurs enlèvent à Girart chevaux et armes (p. 90 ; chanson, §§ 510-1). Tout ce qui suit jusqu’à la p. 108, l’entrevue de Girart avec un second ermite, la scène dans laquelle le comte, transporté de fureur, déclare qu’il tuera le roi en trahison, les admonestations de l’ermite, les prières de Berte, le repentir de Girart qui se résigne à faire pénitence et vit pendant sept ans dans la forêt d’Ardenne, faisant le métier de charbonnier, tous ces épisodes émouvants sont reproduits assez exactement, bien qu’affaiblis, d’après la chanson (§§ 512-33). Sur un point, l’auteur du roman s’est rattaché à la vie latine. D’accord avec celle-ci (§ 12), il fixe à sept ans la durée de la durée de la pénitence du comte (pp. 102, 108) au lieu de vingt-deux, chiffre fourni par la chanson (§ 534). On voit que cette première partie de poème raconte la deuxième des guerres de la chanson, mais en empruntant, au début, quelques traits au récit que la chanson fait de la première.

Girart rentre en grâce auprès du roi, grâce à l’entremise de la reine, comme dans la chanson, plus facilement toutefois, et sans que la reine ait besoin d’avoir recours à aucun subterfuge. Lorsque Charles voit son ancien ennemi, il lui fait fête, il l’honore « malgré les traïteurs et leur puant murmure » (p. 114). Contrairement au récit de la chanson, le comte rentre paisiblement en possession de son héritage. Sa femme et lui mènent une vie exemplaire. L’imitation de la vie latine (§ 31) se reconnaît dans le passage où Berte est comparée successivement à Marthe et à Marie (p. 120). C’est ici (pp. 119-33) que l’auteur a inséré plusieurs des exemples moraux tirés de Vincent de Beauvais dont il a été question plus haut.

Mais le diable (antiquus hostis, vie latine, § 33) ne pouvait voir sans envie la paix régner entre Charles et Girart. Il réussit à raviver les querelles passées. La cause de la guerre, déjà indiquée dans la vie latine (§ 39), énoncée avec plus de détails dans le roman (pp. 136 et suiv.) est une querelle au sujet de l’héritage des parents de Berte. Girart, vigoureusement attaqué par le roi, recule et se laisse enfermer dans son château de Roussillon, évitant de se battre contre son seigneur. Enfin, il se décide comme dans la vie latine (§§ 48-62), sur le conseil d’un sage vieillard, à envoyer par deux fois au roi un messager chargé de propositions pacifiques. Ces propositions sont repoussées avec violence et Girart se décide à se battre. Notons en passant que, par un souvenir de la chanson — bien que toute cette partie du roman soit tirée de la vie latine — c’est Fourque qui est chargé du second message (p. 148), Charles est battu, et il doit à la générosité de son adversaire de n’être pas poursuivi (roman, p. 152 ; cf. vie latine, § 59). Je ne sais d’après quelle information l’auteur du roman dit (p. 153) que cette bataille eut lieu « en Flandres ». Il n’y a rien de pareil ni dans la vie, ni dans la chanson.

Le roi se prépare à recommencer la lutte ; il ne se laisse pas fléchir par une nouvelle ambassade de Girart, et se fait battre une seconde fois, près de Soissons, dit le roman (p. 155), je ne sais d’après quelle source. Mais il ne s’avoue pas vaincu, et tente la fortune une troisième fois. Ici l’auteur place le récit de la bataille de Vaubeton qui appartient, comme on l’a vu plus haut (p. xxxv) à la troisième guerre de la vie latine, à la première de la chanson. Le récit en est fait pour certaines parties d’après la vie[230], pour le reste d’après la chanson. C’est peut-être une tradition locale, ce n’est certainement ni la vie latine, ni la chanson, qui a fait dire à l’auteur du roman que les morts restés sur le champ de bataille furent enterrés à Quarré-les-tombes (p. 180)[231].

Le roman raconte ensuite (p. 181) comment Girart ayant reçu du pape Jean [VIII] les corps des saints Eusèbe et Poncien, les fit placer l’un à Pothières, l’autre à Vezelai. Il s’est sans doute renseigné dans ces abbayes, à moins qu’il ait connu la chronique de Robert d’Auxerre, où cette double translation est mentionnée[232]. Puis il continue en faisant le récit de l’enlèvement du corps de sainte Marie-Madeleine, jusque-là conservé en Provence, et de sa translation à Vezelai. Ce récit, il ne l’a pas tiré de la vie latine, qui, écrite à Pothières, n’en souffle mot ; il ne l’a pas pris non plus à la chanson qui ne le donne que sous une forme très abrégée (§§ 612-3, 666-7) et en le dénaturant : il l’a traduit de la « légende de saint Badilon », ce document hagiographique fabriqué au xie siècle dont il a été question plus haut, p. xxviii. Il se peut même qu’il l’ait trouvé copié à la suite de la vie latine, car nous avons lieu de croire que ces deux écrits ont été parfois transcrits à la suite l’un de l’autre[233].

Arrivé au bout de son récit, l’auteur du roman, qui était un homme consciencieux, bien que peu critique, croit devoir faire remarquer (p. 188) que, selon

... la cronique qui les grans faiz reconte
De tous les rois françois.....


la translation du corps de Marie-Madeleine aurait eu lieu sous le règne de Charlemagne, ce qui ne laisse pas que de l’embarrasser puisqu’il place l’action de son poème sous Charles le Chauve. Il prend, du reste, aisément son parti de cette contradiction qui n’est pas la seule dont il ait eu à se tirer :

Je ne suis pas du temps ; si n’en sai le voir dire :
De deux opinions povés vous une eslire.

(P. 188.)

Je ne sais quelle est la chronique à laquelle il fait allusion. Chez Sigebert de Gembloux comme chez tous les chroniqueurs qui l’ont copié, l’événement en question est placé en 745 ou 746[234]. Dans la légende de Badilon, il est daté de 749. Mais Jacques de Varaggio, qui reproduit la même rédaction en l’abrégeant, place le fait sous le règne de Charlemagne, tout en gardant la date de 749[235]. La même date aura sans doute été adoptée par la chronique qu’a suivie le romancier. Notre auteur ne peut taire non plus que les Provençaux, de leur côté, prétendaient bien avoir conservé le corps de la Madeleine, mais il préfère s’en tenir à l’autre opinion, se fondant sur les nombreux miracles opérés à Vezelai au tombeau de la sainte. Il n’a pas songé à une troisième opinion qui est la vraie : c’est que Madeleine, vivante ou morte, n’avait jamais quitté la Judée.

Le romancier bourguignon, qui ne se fait aucun scrupule de combiner arbitrairement les données de la vie et celles de la chanson, va chercher maintenant, dans le premier de ces deux ouvrages, le début de la guerre dont il vient de conter la fin. Il nous dit (pp. 189-190 ; vie, §§ 128 et suiv.) comment Charles avait corrompu par dons et par promesses « le chambellan de Girart », puis il se rattache au récit de la deuxième guerre de la chanson, et y prend des événements dont il n’est pas question dans la vie latine. C’est ainsi qu’il nous représente (p. 191) Girart se réfugiant à Olivant, l’Orivent ou Aurivent de la chanson de geste (§ 313), qu’il suppose avoir reçu depuis le nom de Semur[236]. Il y a quelques souvenirs lointains du même poème dans le récit de la bataille qui s’engage sous Roussillon entre Charles et Girart, et à la suite de laquelle ce dernier rentre en possession de son château[237]. De temps en temps aussi on remarque un trait emprunté à la vie latine. C’est de celle-ci (§ 134) que vient « li ruz sangolant » du roman (p. 197). Une nouvelle bataille a lieu dans laquelle « Booz d’Escarpion » est tué (p. 206). Là encore il y a un souvenir de la chanson (§ 495), mais dans l’ensemble, ce récit est original. Girart, encore une fois vainqueur, rassemble son ban et son arrière-ban à Sens. Il livre à Charles une troisième bataille « en ung lieu près de Pons que l’on appelle Sixte[238] » (p. 213), et remporte encore la victoire. Le roi s’enfuit jusqu’à Paris. Douze ou treize fois les deux adversaires se rencontrèrent, jusqu’à ce qu’enfin Dieu envoya un ange à Charles pour lui ordonner de faire la paix (p. 224). On reconnaît ici l’imitation de la vie latine (§§ 64-72), à laquelle du reste le romancier se réfère expressément (p. 222).

Il ne reste plus à conter que les dernières années de la vie de Girart et de Berte, leur mort et les miracles accomplis auprès de leur tombeau. Le romancier, suivant désormais uniquement la vie latine, raconte la naissance et la mort prématurée des deux enfants de Girart (p. 226 ; vie, § 74), la fondation de nombreux monastères (pp. 227-9 ; vie, §§ 76-83), le miracle de Vezelai (pp. 229-33 ; vie, §§ 83-91), le miracle de Pothières (pp. 234-5) ; vie, §§ 92-101) ; la tentation de Girart, épisode de la vie privée tout à fait caractéristique de la moralité du moyen âge (pp. 235-42 ; vie, §§ 150-66). Suit un plaidoyer en faveur de Girart (pp. 243-7 ; vie, §§ 222-33). Vient enfin le récit des derniers moments de Girart, de la translation de son corps à Pothières, et des miracles opérés à son tombeau (pp. 247-76) ; vie, §§ 167-221, 234-256)[239].

En somme, l’auteur du roman n’a pas voulu faire une œuvre d’imagination. Il a voulu mettre à la portée de ses contemporains une histoire sur l’authenticité de laquelle il ne concevait aucun doute, et qui lui paraissait de nature à intéresser à un haut degré les seigneurs bourguignons de qui il attendait la rémunération de son travail. Cette histoire se présentait à lui sous deux formes : un récit hagiographique en latin, une chanson de geste qui, par son ancienneté relative, par l’idiome même dans lequel on l’avait rédigée, n’était plus facilement intelligible pour des lecteurs de son temps. Entre ces deux documents, il a choisi comme le guide le plus certain, la vie latine. Toutefois, il est visible qu’il n’a pu se résigner à suivre son guide aveuglément. Il a été choqué du désordre avec lequel cette mauvaise composition a été rédigée. Il lui a semblé naturel de placer tout au commencement les détails sur le mont Laçois, qui, dans la vie, interviennent mal à propos au milieu du récit. Il a jugé, non sans raison, qu’entre les trois guerres de la vie latine celle qui terminait le plus naturellement la longue inimitié du roi et de Girart était la seconde, celle où le roi est contraint, par l’intervention divine, de faire la paix. D’aussi importantes modifications au plan du récit original en ont entraîné d’autres. Et, comme notre romancier ne trouvait dans la vie latine qu’une matière très sèche, il a justement pensé qu’il n’y avait pas plus d’inconvénient à nourrir son récit par des emprunts faits à la chanson, qu’à inventer lui-même. Il a donc tiré de celle-ci beaucoup de détails ; il lui a pris un certain nombre de personnages. Mais aucune chanson de geste n’a jamais obtenu, au moyen âge, l’autorité qui s’attachait aux textes latins. D’ailleurs il y avait dans la chanson, qui elle-même était le remaniement d’un poème du xie siècle, bien des faits, bien des noms qui, au xive siècle, ne pouvaient plus intéresser personne. Aussi a-t-il traité les données qu’il lui empruntait avec beaucoup de liberté, tandis qu’il ne modifie guère celles qu’il tire de la vie latine. Il ne s’est pas fait faute notamment d’introduire dans son récit un grand nombre de noms appartenant à des familles bourguignonnes de son temps, augmentant ainsi, dans une notable proportion, les chances de succès de son œuvre. Cette œuvre, prise pour ce qu’elle est, n’est assurément pas dépourvue d’intérêt. C’est un poème sui generis, se rattachant à l’épopée, mais n’ayant presque aucun des caractères de la chanson de geste. C’est un document curieux de la littérature du xive siècle, mais il n’y a rien à en tirer pour l’histoire de Girart de Roussillon, personnage légendaire, ni, à plus forte raison, pour celle du comte Girart, personnage historique. C’est cependant cet ouvrage de seconde main, dont nous possédons les sources, qui a été la base principale des travaux que certains érudits locaux ont consacrés au Girart de la poésie et au Girart de l’histoire[240].

§ 2. — L’histoire de Girart de Roussillon par Jean Wauquelin.

Jean Wauquelin, bourgeois de Mons, fut l’un des plus féconds entre les écrivains qui, au xve siècle, furent employés par les ducs de Bourgogne à composer des ouvrages ayant en général le caractère de compilations ou de traductions. On possède de lui[241] :

La traduction du Brut de Gaufrei de Monmouth[242]. — 1445 ;

Une histoire d’Alexandre le Grand, mise en prose d’après le roman en vers alexandrins de Lambert le Tort, Alexandre de Paris et autres auteurs. Cet ouvrage doit être un peu antérieur à 1446[243] ;

L’histoire de Girart de Roussillon qui va être l’objet de notre étude. — 1447 ;

Le roman de la belle Hélène de Constantinople. — 1448[244] ;

La traduction du « Gouvernement des princes », de Gilles de Rome. — 1450 ;

La traduction de la chronique des ducs de Brabant, d’Edmond de Dynter ;

Enfin, un compte de 1453 nous apprend à la fois que Wauquelin avait fait une copie de Froissart pour le duc de Bourgogne, et qu’il ne vivait plus à la date du 5 octobre 1453[245].

Occupons-nous présentement du Girart de Roussillon de Wauquelin[246].

Jean Wauquelin nous a donné deux fois la date de son travail. Dans son prologue, il la fixe à l’année 1447. Dans une ballade qui, dans les mss., est transcrite à la suite de l’ouvrage, il précise davantage : c’est le 16 juin 1447 que fut accompli ce « ce traictié petis ». Le traité n’est pas si petit. Il se compose de 186 chapitres, et occupe, dans l’édition qu’on en a donnée récemment, 516 pages grand in-8o[247]. Wauquelin a indiqué assez exactement les sources auxquelles il a puisé, mais il s’est exprimé de manière à nous induire en erreur sur l’importance relative des emprunts qu’il leur a faits. À lire son prologue, on croirait qu’il a surtout fait usage de la vie latine. Il nous expose en effet que, sur l’ordre du duc de Bourgogne, Philippe le Bon, il s’est déterminé à « mecttre, composer et ordonner par escript en nostre langaige maternel que nous disons walet[248] ou françoys, la noble procreation, les nobles fais, les nobles emprises d’armes, les calamités, miseres et adventures que fist et acheva, porta et souffrit en son temps le noble vaillant conquerant fort et trés puissant prince monseigneur Gerard de Roussillon, ainsi que je l’ay trouvé et entendu en ung traictié fait et composé en son nom et intitulé Gesta nobilissimi comitis Girardi de Roussillon » (édition, p. 24). C’est à peu près (sauf qu’il y a Gesta au lieu de Vita) le titre de la légende latine. Mais nous allons voir apparaître la mention d’un autre document qui est, en réalité, sa source principale. En effet, un peu plus loin, au second chapitre, Wauquelin s’élève contre un roman qui mettait Girart de Roussillon aux prises avec Charles Martel : « Combien que j’aye leu ung roman qui dit « que Charles Marthiaul fut cellui qui le chassa hors de ses terres et pays et qui le deshonora : saulve la grace de l’acteur, il me semble que ainsi faire ne se povoit, car onques Charles Martiaul ne fut roy de France, mais seulement regent... car l’istoire dit ainsi : Claruit autem idem preclarissimus vir, sicut utique historica annalium cronicarum series liquide depallat... » Ce sont les termes de la vie latine, § 3, et ce n’est pas la seule fois que ce récit est cité textuellement[249]. Le roman contre lequel s’élève Wauquelin n’est autre que la chanson de geste du xiie siècle où, en effet, le roi de France qui est en lutte avec Girart porte le nom de Charles Martel. Mais le mérite de l’observation critique faite dans le passage qu’on vient de lire doit être rendu à son véritable auteur, et cet auteur n’est nullement Wauquelin, c’est l’auteur anonyme qui composa entre 1330 et 1334, comme il a été dit plus haut, le roman de Girart de Roussillon. Wauquelin a eu visiblement sous les yeux ces vers (p. 6 de l’édition de M. Mignard) que nous avons déjà cités ci-dessus, p. cxxviii :

Cilz Charles fut nommés, saichés, Charles li Chauves...
La cronique en latin ainssin me le reconte ;
Cilz qui fist le romant en fait ung autre conte
Et dist Charles Martiaux...

Et plus loin Wauquelin dit encore : « Encoires dit ledit roman moult d’autres choses que il baille et mect pour notoires et vrayes, lesquelles, selon le latin, je ne treuve point estre certaines. Et pour ce au latin je me vueil du tout adherer[250], car, ainsi que je cuide, en pluseurs religions et ordres, et par especial a Pouthieres et a Vezelay, qui aler y vouldra, on trouvera que pour certain, ainsi que on lit et recorde la vie des anciens peres, on lit et recorde de jour en jour les vies et fais de monseigneur Gerard et de madame Berte sa femme[251]. » (Édit. p. 28 ; ms. 852, fol. 11 v°). Wauquelin ne fait ici que traduire, sans le dire, les vers du poème du xive siècle (Mignard, pp. 6-7) qu’on a lus ci-dessus, p. cxxviii.

Notre auteur aurait cru faire tort à son œuvre en avouant qu’il l’avait tirée d’un roman en vers. Aussi n’hésite-t-il pas à invoquer « la chronique », alors qu’il ne fait autre chose que de paraphraser en prose les vers du xive siècle. Ainsi, dans ce portrait de Girart (ch. iii) : « Et dit la cronique que il estoit si fort et si puissant que par sa pure force il estendoit et ouvroit a ses mains quatre fers de cheval. Et que plus est, encore dit que, quant il estoit armé en bataille contre aucuns de ses anemis, il confundoit et abatoit d’ung coup par terre cheval et chevalier ; ne n’estoit homme nul si fort a son temps comme il estoit. Tousjours se tenoit en robes et en atours moult noblement. Une arbelestre a tour a ses mains tendoit... » (édit., pp. 30-31) ; la « chronique » c’est le roman du xive siècle (éd. Mignard, pp. 13-4) :

Quatre fers de cheval a ses mains estandoit,
Cheval et chevalier tout armez pourfandoit.
Noblement se tenoit en robes, en atour.
Et tendoit a ses mains une arbalete a tour[252].

D’autres fois il lui plaît de dire « le sage » : « Et pour ce, comme dit le saige : Oïr dire, lire et recorder les beaulx dis et les bienfaiz des preudhommes est la chose au monde qui plus fait toutes bonnes gens resjouyr. Car les bons en deviennent meilleurs et les mauvais en amendent, et moult de biens en viennent » (ch. i, édit. p. 24). C’est le début même du poème :

La chouse qui plus fait toute gent resjoïr,

C’est des diz et des faiz des bons parler oïr.

Li bon bien les entendent et meilleur en deviennent,

Li malvais en amendent ; maint autre bien en viennent.

Cependant il ne serait pas exact de dire que Wauquelin a voulu dissimuler constamment les emprunts qu’il a faits au roman versifié. Il le cite parfois, nous faisant même savoir que cet ouvrage lui avait été communiqué par le duc Philippe le Bon. Ainsi, au chap. iii, avant de rapporter l’épitaphe qui se lisait sur la tombe de Girart à Pothières, il dit : « laquelle escripture m’a esté donnée et presentée par mondit trés redoubté seigneur en ung livret rymé parlant de la vye et des faiz du dit Girart de Roussillon, qui contient ce qui s’ensuit ». Suivent les huit vers français de cette épitaphe qu’on peut lire dans le roman publié par M. Mignard, p. 15. Au ch. cliv, à propos d’un passage de la vie latine (§ 80) où il est dit que Girart fonda en Flandre un monastère qui n’est pas autrement spécifié, Wauquelin s’exprime ainsi : « L’acteur : Et me semble que c’est l’eglise Saint Bertin qui est située en la ville de Saint Omer, et ce me appert par ung livret rimé a moy delivré par mondit trés redoubté seigneur le duc Phelippe, par la grace de Dieu a present duc de Bourgoingne, pour qui et au commandement duquel est ceste histoire composée. » Que le « livret rimé » soit le poème du xive siècle, c’est ce dont on ne peut douter, puisqu’on lit dans ce poème (Mignard, p. 228) :

L’autre est assise en Flandres, de moines bien puplée,
Saint Bertin l’appel’on, qu’est de grant renommée.

Ailleurs encore, au début du ch. clxxxv, Wauquelin mentionne « ung livret en romant duquel je me suy en pluseurs pas, pour la composition de l’istoire devant dicte, aydié, » et le récit qu’il lui emprunte se retrouve dans le poème publié par M. Mignard, pp. 273-4.

En réalité, l’œuvre de Wauquelin est une paraphrase très prolixe du roman bourguignon. L’ordre des événements est le même de part et d’autre, sauf une modification peu importante au commencement[253]. Très souvent, au milieu de développements qui, du reste, ne touchent jamais à l’essentiel du récit, on retrouve les expressions mêmes du poème, à ce point que les fautes de l’un des deux textes peuvent être parfois corrigées à l’aide de l’autre[254]. J’ai comparé d’un bout à l’autre le roman en vers et la version en prose, et j’ai constaté qu’il eût été possible (et c’eût été pour le lecteur une grande commodité) de donner pour presque tous les chapitres une concordance exacte avec les vers du roman en vers.

Ce n’est pas à dire pourtant que Wauquelin n’ait pas fait usage de la vie latine. J’ai dit plus haut qu’il la connaissait, que parfois même il la citait textuellement. Mais il y a plus. En certains endroits, il a préféré prendre directement dans la vie latine les récits que le roman en vers ne lui aurait fournis que de seconde main. Tel est le cas pour les chapitres clvi à clxiv qui contiennent des miracles ou des réflexions de l’hagiographe sur Girart. Mais ici encore l’influence du poème est manifeste, car l’ordre de ces chapitres ne correspond pas à celui du latin : il est exactement celui du poème, et, de plus, on voit de temps en temps, après quelques phrases traduites du latin, apparaître des morceaux qui sont la paraphrase du poème. Ce sont là de menus faits qu’il eût été aisé d’indiquer en détail dans les notes d’une édition, mais qui ne peuvent être ici que l’objet d’une remarque générale.

Outre la vie latine et le poème du xive siècle, qui sont ses principales sources, l’auteur a mis de temps en temps à contribution des ouvrages qu’il ne cite pas avec précision, et dont la recherche reste à faire. « Et a esté ceste presente hystoire retrouvée et rassemblée de pluseurs volumes et livres par grand songne et par grant labeur d’estude, » nous dit-il au ch. clxxvii (édit. p. 487). De même au début du ch. ii, il nous fait savoir qu’il est loin d’être le premier romancier qui se soit occupé de Girart de Roussillon : « Et a celle fin que on ne cuide que j’en soye le premier romancier, il est vray que par pluseurs volumes et livres, tant en romant comme en latin et autre langaige, les faiz, les oeuvres, les traces dudit monseigneur Girard de Roussillon sont escriptes, expresses et mises. » Les documents qu’il a connus en dehors de la vie latine et du poème bourguignon, sont deux textes latins, empruntés peut-être à une même source, et une chanson de geste perdue. C’est ce qui résulte des passages qui suivent.

À la fin du ch. xcviii, Wauquelin s’exprime ainsi :


Et ay veu une histoire laquelle commence ainsi : Gerardus Burgondionum dux, cognomento de Rossillone extitit comes comitatus Nerviensis atque Bracbactensis, et usque ad mare fuit possessio sua, etc. C’est a dire, Gerard duc de Bourgoigne, surnommé de Rossillon, fut a son temps conte des contés de Nerves et de Barbans ou Bracbant, et s’estendoit sa possession jusques a la mer... Et dit ceste histoire que il mena grant temps guerre au conté de Hainault, a cause de la conté de Nerves, lesquelles guerres poursuivit contre le conte de Hainnault ung parent que avoit monseigneur Gerard de Rossillon nommé Gerard de Vienne, par pluseurs ans. Et avoit a ce temps la conté de Hainnault trois fortes villes, c’est assavoir Blaton, Chierve et Aath, que encoire dit on en Burbant, par lesquelles il tenoit frontiere oultre la riviere et palus de la Haynne contre monseigneur Gerard de Rossillon et contre son cousin Gerard de Vienne, lesquelx se tenoient a trés grant puissance en trois places trés fortes que monseigneur Gerard de Rossillon avoit fait ediffier es devant dictes contés, lesquelles forteresses nomme ainsi l’istoire : Gerardi mansum, Mons Gerardi et Castrum Vienne, etc. Gerardi mansum ne say je, et Mons Gerardi, c’est Gerardmont, en Flandres ; et le chastel de Vienne qui est assis près, en allant vers Enguien en Hainnault, lesquex trois forteresses destruisit et rua jus le comte de Hainnault a l’ayde du roy de France, comme tesmoignent les histoires de Hainnault ; et depuis fut la paix faicte et eurent grandes amistiés les ungs aux autres...


Ce morceau n’est pas nouveau pour nous : c’est l’extrait de Jacques de Guise qui a été cité au chapitre précédent (p. cxiii). La façon dont Wauquelin l’a introduit dans sa narration : « Et ay veü une histoire laquelle commence ainsi... » donnerait à supposer que ce texte a pu exister indépendamment de Jacques de Guise, mais je ne m’arrête pas à cette hypothèse, car il s’agit d’un passage qui, chez cet auteur, est précédé de la rubrique actor et qui, par conséquent, est l’œuvre même du chroniqueur. Du reste, quand, à la fin du passage cité, Wauquelin invoque « les histoires de Hainnault », il ne peut guère avoir visé que la chronique de Jacques de Guise.

Au ch. cliv, nouvelle citation du même morceau de Jacques de Guise :

En ceste partie dit l’acteur... que au propous des fondacions des eglises que fonda monseigneur Gerard de Roussillon, il a trouvé sur le pas de l’istoire qui se commence Girardus Burgondionum dux, etc., comme dessus est dit, en la conséquence de l’istoire, après autres choses, ce qui s’ensuit : Hic comes dictus Gerardus in suo dicto comitatu Nerviensi supra, plures ecclessias construxit, ut puta [255] abbatiam de Lutosa, in qua instituit abbatem sanctum Badilonem confessorem : item ecclesiam Beate Marie Antoginensis [256], et illuc misit, etc.


L’autre document latin utilisé par Wauquelin, et qu’il a pu prendre aussi dans Jacques de Guise[257], est le récit de l’enlèvement subreptice du corps de sainte Marie Madeleine, et de son transport à Vezelai, autrement dit, la légende de saint Badilon. Au lieu de prendre ce récit dans le poème du xive siècle, notre auteur l’a paraphrasé directement d’après le latin (ch. cxxi-cxxv). Il l’annonce, du reste, à la fin du ch. cxx, où, parlant de l’acquisition du corps saint par l’abbaye de Vezelai, il ajoute : « ainsi que le recite la legende sainct Badilon qui fut abbé de l’eglise de Leuse, emprés Tournay ».

La chanson de geste que Wauquelin a connue — à laquelle du reste il se borne à faire allusion en passant — est certainement identique au « liber metrificatus in vulgari » de Jacques de Guise. Au ch. xx, après avoir parlé du double mariage de Charles le Chauve et de Girart, Wauquelin ajoute : « en quel temps ils se marierent, ou ensemble ou l’un après l’autre, je ne l’ay point trouvé par nostre latin, mais j’ay trouvé en l’istoire qui est attribuée au temps Charles Martel que ilz se marierent tous deux en ung jour, et que Charles voult avoir Eloyse, pour ce qu’elle estoit la plus jeune et la plus belle de regard. Et de ce me rapporte je a la discrecion des lisans. » — Nous avons vu, au chapitre précédent, que le poème dont parle Jacques de Guise mettait aux prises avec Girart, non pas Charles le Chauve, mais Charles Martel. En cela il était d’accord avec l’ancienne chanson, comme avec la chanson renouvelée. Nous ne pourrions donc déterminer le poème auquel Wauquelin fait allusion, si nous n’avions pour nous guider que ce passage. Mais en voici un autre qui est décisif. C’est au ch. lxvi où sont contés l’exil de Girart et la misère où il se trouva plongé :

L’acteur : De la cité ou monseigneur Gerard portoit vendre son charbon je n’en ay point trouvé le nom par nostre histoire, ne en quelle marche ce estoit ; mais je cuide avoir leu en une histoire, laquelle parle de Gerard de Rossillon, selon la memoire que j’en ay, que c’estoit dans la cité de Rains en Champaigne, ou de Laon ; et estoit ceste histoire attribuée au regne de Charle Martel et non point de Charle le Chauve, ne sçay se c’estoit par vice d’escripvain ou aultrement : je m’en rapporte a la discrecion des lisans.

Ici encore il s’agit du poème dont l’action est supposée se passer sous Charles le Chauve, mais il y a une circonstance caractéristique, c’est que Girart vendait son charbon à Reims ou à Laon. Au contraire, dans la chanson renouvelée, ce détail n’est point indiqué. Il est seulement dit que Girart séjournait à « Aurillac sous Troilon » (§§ 532-3)[258].

Rappelons-nous le début du chap. ii, où Wauquelin mentionne sommairement les livres « tant en romant comme en latin et autre langaige » où étaient rapportés les faits et gestes de Girart de Roussillon. Par les livres latins il faut entendre la vie latine de Girart, le récit de la translation de la Madeleine (ou légende de saint Badilon) et Jacques de Guise. Les livres « en romant » ne peuvent être que le roman bourguignon du xive siècle, fidèlement paraphrasé par Wauquelin, et le poème perdu dont nous n’avons connaissance jusqu’à ce moment que par les allusions du même Wauquelin et de Jacques de Guise. Restent les livres « en autre langaige ». Qu’est-ce que cela peut bien être ? En dehors du roman, entendu en son sens le plus général, et du latin, nous ne connaissons aucune histoire de Girart de Roussillon. Si « autre langaige » n’est pas un mot de remplissage destiné à arrondir la phrase, je suppose que notre auteur a voulu désigner par cette expression trop vague, la chanson renouvelée, qui est assurément en roman, mais en un roman un peu spécial que Wauquelin ne devait pas comprendre aisément, et qui a pu lui faire l’effet d’un langage étranger, tout comme les auteurs des Leys d’amors écrivant à Toulouse, qualifiaient le gascon de « lengatge estranh ».


C’est en 1447, comme on l’a vu plus haut, que fut achevé le travail de Wauquelin. Faut-il croire que l’ouvrage parut un peu trop volumineux, à une époque pourtant où les in-folios n’effrayaient guère les lecteurs ? Le fait est qu’aussitôt après son achèvement il en fut fait un abrégé en vingt-sept chapitres qui nous est parvenu dans trois conditions distinctes :

1° Dans une compilation en prose faite en 1448 d’après diverses chansons de geste, et qui a pour objet l’histoire (histoire fabuleuse, s’entend) de Charles Martel. Il sera traité de cette compilation dans la troisième partie du présent chapitre ;

2° Dans la compilation historique de Jean Mansel qui a pour titre la Fleur des histoires ;

3° Imprimé à part, en deux éditions qui appartiennent l’une et l’autre au commencement du xvie siècle.

Nous verrons plus loin comment l’abrégé de Wauquelin, qui place le récit sous Charles le Chauve, a pu entrer dans une compilation dont l’objet principal est l’histoire de Charles Martel racontée d’après les chansons de geste. Nous ne parlerons pour le présent que de la Fleur des histoires et des deux anciennes éditions.

La Fleur des histoires de Jean Mansel est une vaste compilation divisée en quatre livres ou volumes, qui conduit l’histoire depuis la création jusqu’à la mort de Charles VI. Elle n’a jamais été imprimée ni étudiée de près[259]. On y trouve beaucoup de matières qui ne sont pas historiques et notamment de longs extraits du Dialogue de saint Grégoire. Ces quatre livres occupent, selon les exemplaires, soit trois, soit quatre tomes de très grand format. La plupart des exemplaires que j’en connais sont incomplets. C’est dans le « quart et derrenier volume » de l’ouvrage qu’a pris place l’abrégé de Wauquelin. Jean Mansel, après avoir conté la mort de Charles le Chauve, introduit en ces termes l’histoire de Girart de Roussillon[260] :


En ce temps fu Gerard de Roussillon duc de Bourgoigne et de Aquitaine contre lequel cestui roi Charles eut guerre si mortele que le duc Gerard fut constraint et vint a si bas estat que pour son vivre gaignier il porta .vij. ans continuels charbon a vendre de ville en ville. Mais depuis il revint en son estat et vainquit en bataille cestui roy Charles par .xj. fois, puis furent appaisez par notable miracle, et fonda depuis ce duch Gerard .xj. notables abbayes pour remission de ses pechiez et de ceulx qui eurent esté tuez en leurs batailles, comme vous pourrez oyr maintenant par son hystoire que nous avons recouvrée, laquele, pour ce qu’elle nous semble digne de memore, nous l’avons yci inserée pour ampliation de notre oeuvre.


Cy commence l’istore de monseigneur Gerard de Roussillon jadis duch et conte de Bourgoingne et de Acquitaine, et dit premierement comment les Wandales destruisirent le chastel de Laccoiz, et comment tantost après, par divin jugement, ilz s’entretuerent tous.


Pour avoir l’entendement et la congnoissance de la vie des fais et des adventures de noble et puissant prince, monseigneur Gerard de Roussillon, jadis duc et comte de Bourgoingne, seigneur de Auvergne, de Gascongne, d’Avignon, de Limosin, d’Auxerre et de Tonnerre, de Nevers et de grant partie des provinces d’Espaigne et d’Alemaigne, loist sçavoir premierement que, non obstant sa grande seigneurie et puissance, et que de son corps il feust le plus fort, le plus vaillant, le plus preux et le plus hardy prince qui fust en son temps, car l’istoire tesmoigne qu’il avoit .viij. piez de hault...


La Fleur des histoires n’a été, jusqu’ici, l’objet d’aucun travail critique. Les extraits donnés par Sinner[261] n’attirèrent l’attention d’aucune des personnes qui se sont occupées de Girart de Roussillon. D’autre part, la compilation relative à Charles Martel où se rencontre le même abrégé est restée jusqu’à ce jour à peu près ignorée. Par suite, l’abrégé de Wauquelin n’a été connu jusqu’à ces derniers temps que par les éditions, ou, pour parler plus exactement, par l’une des éditions, du xvie siècle. Aussi est-il arrivé que M. de Terrebasse, réimprimant en 1856 celle de ces deux éditions qu’il connaissait, a cru que l’abrégé avait été fait en vue de l’impression[262]. Nous venons de voir, au contraire, que, dès 1448, il était introduit dans une compilation de chansons de geste mises en prose.

La première édition, sans date, a été faite à Lyon par Olivier Arnoullet ; la seconde, datée de 1520, à Paris, par Michel Le Noir. Par un hasard singulier, on ne connaît de chacune de ces deux impressions qu’un seul exemplaire. Celui de l’édition Arnoullet a été décrit par Brunet, Manuel du libraire, t. II, Girard de Roussillon, puis par M. de Terrebasse, qui l’a réimprimé, y joignant une préface qui contient d’excellentes recherches sur le comte Girart de l’histoire[263]. Il appartient maintenant à la bibliothèque publique de Grenoble. L’exemplaire de l’édition de Michel Le Noir n’est connu que depuis peu d’années. Il a été acquis en 1878 par la Bibliothèque nationale[264]. C’est un in-4o composé de six cahiers (A-F) formant, dans l’état actuel du livre, trente-deux feuillets. Le titre et le premier feuillet manquent. L’ouvrage commence au fol. Aij qui contient la fin de la table. On lit au dernier feuillet :


Cy finist lhystoire de monseigneur Gerard de | Roussillon, iadis duc & côte de Bourgongne et d’Acqui- | -taine Imprimé nouuellement a paris par Michel | le noir libraire iure en luniversité de paris demou- | -rant en la grant rue sainct Jacques a lenseigne de la Roze blanche couronnée. Lan mil cinq cens & xx le xxiij. iour de decembre.


Les deux éditions, étant la reproduction l’une de l’autre, offrent identiquement le même texte, qui est aussi celui de la Fleur des histoires. Ce texte est une réduction assez bien proportionnée du long et verbeux roman de Wauquelin. L’abréviateur, procédant avec intelligence, a supprimé ou très notablement écourté les discours ; il a aussi coupé les exemples moraux qui tiennent tant de place dans le roman bourguignon et chez Wauquelin. Rarement il ajoute une idée ou une phrase de son crû. Cependant, à la fin du ch. ix. reproduisant en substance le passage où Wauquelin nous dit, d’après le roman perdu, que Girart vendait son charbon à Reims ou à Laon[265], il ajoute, j’ignore d’après quelle source : « Les autres dyent que ce fut a Mestz ». Rien dans cette rédaction n’indique qu’elle est l’abrégé du roman fait par Wauquelin pour Philippe le Bon.

§ 3. — L’histoire de Charles Martel.

Au temps même où Wauquelin achevait son volumineux roman, un autre compilateur, dont le nom ne nous est pas connu, s’occupait de rédiger, d’après des chansons de geste, une vaste histoire de Charles Martel et de Pépin, dans laquelle Girart de Roussillon occupe une place considérable. Cette nouvelle compilation n’est connue jusqu’à présent que par un seul exemplaire formant quatre énormes volumes in-folio qui sont conservés à la Bibliothèque royale de Belgique sous les nos 6 à 9. L’auteur anonyme dit en son prologue[266] que, si l’on n’ignore pas que Charles Martel eut pour fils Pépin, « lequel après lui fut empereur de Rome », on ne sait généralement pas de qui ce Charles Martel était fils ni comment il obtint la couronne de France. C’est là ce que notre anonyme s’est proposé de raconter, avec bien d’autres choses. Il a puisé ses informations dans les livres les moins dignes de foi qu’il pût rencontrer : dans des chansons de geste qu’il ne possédait pas sous leur forme la plus ancienne, et à l’une desquelles s’appliquerait avec plus de propriété le nom de roman de chevalerie. Dans cette compilation il ne mettra rien du sien, nous dit-il, « mais m’efforcheray d’ensieuvir la matière, laquelle j’ai prinse et translatée d’anchiennes histoires rymées jadiz, et redduite en cette prose, pour ce que aujourd’huy les grans princes et autres seigneurs appetent plus la prose que la ryme, et pour le langaige quy est plus entier et n’est mie tant constraint ». De ces dernières paroles on peut induire que la compilation a été faite pour quelque grand seigneur. Mais pour qui en particulier ? L’auteur ne nous le dit pas, et, sur ce point, nous sommes réduits aux conjectures. Peut-être nous l’eût-il appris, peut-être aussi se serait-il fait connaître, s’il avait présenté lui-même son œuvre à celui pour qui il l’avait entreprise. Mais il ne paraît pas que cette présentation ait eu lieu, ou du moins il n’y en a pas trace dans l’unique exemplaire qui nous est parvenu. Cet exemplaire est l’œuvre de David Aubert, le copiste principal de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire, ou plutôt le chef de l’atelier des copistes qui travaillaient pour ces princes[267]. Selon sa coutume, David Aubert a joint à sa copie un prologue et divers épilogues de sa façon ; et il est fort possible qu’en même temps qu’il se mettait en évidence, il ait supprimé la préface de présentation, ou, si l’on veut, la dédicace, de l’ouvrage qu’il transcrivait. Quoiqu’il en soit, voici ce qu’il nous apprend tant sur la copie exécutée par ses soins que sur la date de l’ouvrage copié. En son prologue placé en tête du premier volume[268], il nous dit que par le commandement de Philippe, duc de Bourgogne, etc., ce volume et les trois suivants ont été « grossés » c’est à dire écrits en grosse lettre, par lui, David Aubert, en 1463. Mais il eût été plus exact de dire que la copie fut commencée en 1463, car à la fin du second volume, celui coté n° 7, au fol. 435, Aubert s’exprime ainsi, nous donnant à la fois la date de la copie de ce second volume et celle de l’ouvrage copié : « Et pour la cause que dit est, cestuy second volume prend icy fin, lequel et tous les trois autres furent reduits de ryme en prose au mois de may l’an mil .cccc. quarante huit. Et depuis, en l’an de grace mil .cccc. soixante cinq, par le commandement et ordonnence de trés hault, trés excellent et trés puissant prince et mon trés redoubté seigneur triomphant en gloire pardessus tous princes terriens, Phelippe, par la grace de Dieu duc de Bourgoingne..... a esté grossé par David Aubert, son indigne escrivain, en la forme et maniere quy s’ensieut[269] » .

C’est donc en 1448, moins d’un an après le moment où Wauquelin achevait son roman de Girart de Roussillon, que cette compilation a été terminée. Si on considère la date de l’ouvrage et la place très considérable qu’y occupent les récits légendaires relatifs à Girart de Roussillon, on sera porté à conjecturer qu’il a dû être fait, comme le travail de Wauquelin, pour Philippe le Bon.

Les quatre énormes volumes copiés par David Aubert sont désignés comme suit dans l’inventaire de Bruges, vers 1467 :


Item, quatre volumes de livres en parchemin non lyés ne historiés, dont le premier volume parle de Charles Martel, parfait et collacioné. Le second volume parle de Gerart de Rossillon et de Lorrain Garin, parfait et collacioné. Le troisieme de la mort du comte Froment de Lens et de son filz Fromondin, parfait et collacioné. Le quatrieme et dernier volume finant les gestes du Lorrain Garin, parfait et collacionné[270].


On voit par cette description très sommaire qu’une partie du second volume et les tomes III et IV sont occupés par la geste des Lorrains, mise en prose. C’est dans le premier et dans le second volumes seulement qu’il est question de Girart de Roussillon, dont la fabuleuse histoire est contée d’après deux sources totalement différentes : d’abord, au t. I, d’après deux chansons de geste ou peut-être trois, puis au t. II d’après Wauquelin. Dans le premier cas, l’action se passe sous Charles Martel, dans le second sous Charles le Chauve.

Occupons-nous d’abord du tome I, qui seul a pour l’histoire de Girart de Roussillon une réelle importance.

Je ne puis entreprendre ici de faire connaître en détail le contenu de ce premier volume ni d’en indiquer avec précision les sources diverses. Je rencontrerais, chemin faisant, diverses questions délicates, qui ne peuvent être résolues qu’à la suite de recherches étrangères au sujet de cette introduction. Il n’est guère douteux d’ailleurs que le premier tome de Charles Martel, sinon la totalité de cette longue et souvent fastidieuse compilation, trouvera quelque jour un éditeur, à qui incombera la tâche de nous renseigner exactement sur la composition de l’ouvrage. L’Académie royale de Belgique, toujours si empressée de mettre au jour les œuvres littéraires composées dans les Flandres, le Hainaut, le Brabant, ne manquera pas d’accueillir celle-ci, lorsque l’intérêt lui en aura été signalé. Si elle recule devant cette tâche, je l’entreprendrai peut-être quelque jour. Tout ce que je puis faire présentement, consiste à donner, en appendice, la suite des rubriques du premier volume, avec quelques extraits propres à faire voir la relation de ce texte avec notre chanson de geste. Ce qui ressort avec évidence de l’examen du Charles Martel, c’est que l’auteur, tout en traduisant avec un certain degré de fidélité des poèmes vieux alors de deux ou trois siècles, a combiné les récits qu’il tirait de ces sources diverses, passant arbitrairement d’un poème à un autre, mais sans dissimuler que, sur certains points, ces fabuleuses histoires étaient en désaccord. Il a soin, du reste, de nous avertir lorsqu’il change d’original[271]. Les originaux qu’il a suivis tour à tour paraissent avoir été au nombre de deux : un poème perdu relatif à Charles Martel, une chanson de Girart de Roussillon qui ne paraît pas avoir été différente de la nôtre. Il n’est pas non plus impossible qu’il ait connu quelque autre poème, peut-être la rédaction de Girart de Roussillon dont nous avons plus haut (pp. cxiii et cliii) supposé l’existence d’après Jacques de Guise et Wauquelin. Le poème sur Charles Martel paraît avoir été un de ces romans volumineux et compliqués que les pays wallons ont produits en si grand nombre du xiiie siècle au xve. Charles Martel y était gratifié d’une généalogie tout à fait fabuleuse, son père étant un certain Eustache de Berry, son aïeul un duc de Berry nommé Gloriant. Il devenait amoureux de Marcebille, fille du roi de France Theodorus, et l’épousait contre la volonté de ce dernier. Il se rencontrait fortuitement avec le duc Girart de Roussillon, avec qui il se liait d’amitié. Tous deux se rendaient à Constantinople, pour se mettre au service de l’empereur de Grèce et se trouvaient séparés à la suite des aventures les plus romanesques pour se rencontrer ensuite face à face, à un moment où le premier était devenu roi de France et le second duc de Bourgogne.

Je ne puis m’attarder à l’analyse de tous ces contes, et je dois renvoyer le lecteur aux rubriques publiées en appendice à cette introduction, ou, si les rubriques ne lui suffisent pas, au livre même d’où sont tirées ces rubriques. Tout ce qui importe ici, c’est d’établir à l’aide de quels éléments a été constitué le rôle de Girart de Roussillon, tel qu’il apparaît dans l’Histoire en prose de Charles Martel, en distinguant, autant que possible, ce qui vient de chacun des ouvrages mis à contribution par le compilateur de cette histoire. Il n’y a pas de doute que l’auteur du poème perdu de Charles Martel, œuvre peu ancienne, nous l’avons dit, donnait à Girart de Roussillon un rôle considérable. Que l’invention y ait eu une grande part, on n’est pas tenté de le contester, lorsqu’on a lu les aventures que l’Histoire de Charles Martel raconte d’après ce poème perdu. Mais il n’en est pas moins certain que l’auteur du poème n’a pas tout inventé, et qu’il s’est inspiré d’une chanson de geste sur Girart de Roussillon qui n’était pas notre chanson renouvelée. Ce qui le prouve, c’est la contradiction que le compilateur de l’Histoire de Charles Martel constate entre deux récits d’un même événement puisés, l’un dans le poème perdu de Charles Martel, l’autre, dans notre chanson renouvelée de Girart. Voici un exemple décisif de cette contradiction. Aux ff. 463 et 464 du ms. 6 de Bruxelles, nous voyons que Girart, malgré les efforts de l’ermite pour l’amener à résipiscence, persiste dans sa rancune contre Charles Martel et déclare que, plutôt que de lui pardonner, il deviendrait diable d’enfer. Cela dit, il s’en va furieux. C’est là ce que le compilateur aura trouvé dans son roman de Charles Martel. Mais il en va tout autrement dans notre chanson renouvelée où Girart, au contraire, finit par céder aux prières de l’ermite. Et c’est aussi ce que nous dit le compilateur : « Mais j’ay lu en ung autre livre rymé de grant anchienneté que le saint homme le remist en la bonne voye et le retourna a repentance ; ne sçay mie bien lequel croire. » L’« autre livre rimé de grant anchienneté » ne peut être que notre chanson renouvelée. Les deux sources de la compilation sont indiquées, et même opposées l’une à l’autre, d’une façon non moins évidente, au fol. 519. Le passage est à l’appendice. Peut-être même y a-t-il lieu de supposer l’existence d’une troisième source, d’après ce passage du fol. 475 : « Mais a tant se taist pour le present l’istoire du noble et vaillant prince Gerard de Roncillon, pour racompter des Sarrazins quy descendirent en France pour la conquerir, voire, comme je trouve en ung livre different a celluy sur quoy je treuve du prince Gerard de Roncillon seulement[272]. » Ici deux ouvrages sont opposés : un roman de Girart de Roussillon et un roman où il était parlé des invasions des Sarrazins en France. Que le second de ces romans soit le roman perdu de Charles Martel d’après lequel une bonne partie de la compilation du ms. de Bruxelles a été rédigée, c’est ce que l’on peut très légitimement supposer, mais il n’est pas impossible non plus qu’il s’agisse de quelque autre roman qui resterait à identifier, peut-être, selon l’hypothèse déjà exprimée plus haut, du Girart de Roussillon auquel Jacques de Guise et Wauquelin font allusion.

Toute la fin du ms. 6 de Bruxelles, à partir du fol. 360, peut être en réalité considérée comme une histoire (fabuleuse, s’entend) de Girart de Roussillon. Quiconque prendra la peine de parcourir, depuis le point indiqué, la série des rubriques publiées à l’appendice, reconnaîtra que la suite des événements est à peu près celle qu’offre la chanson renouvelée. Et, en effet, comme on l’a vu plus haut, la chanson renouvelée a été mise largement à contribution dans cette partie. Mais, je le répète, il doit y avoir aussi des éléments importants tirés du poème perdu de Charles Martel, bien que le départ des deux provenances ne soit pas toujours facile. Voici, par exemple, une particularité notable que je ne sais trop à quelle source rapporter. Précisément au point que j’indiquais tout à l’heure, au fol. 460, est conté, selon les termes de la rubrique, « comment le roy Charles Martel de France et le duc Gerard de Roncillon se voulurent marier aux deux filles du roi de Honguerie ». Voilà qui n’est conforme ni à la chanson renouvelée qui fait des épouses de Charles et de Girart les filles de l’empereur de Constantinople, ni à la vie latine qui donne pour père à ces deux jeunes filles un certain comte de Sens appelé Hugues[273]. Il n’y a pas ici à tenir compte du compilateur du xve siècle qui traduit, mais n’invente pas. Il faut donc que cette notion, sur l’origine des deux jeunes filles, ait été puisée par ce compilateur soit dans le poème perdu de Charles Martel, soit dans un Girart de Roussillon inconnu. Les deux hypothèses se confondent, en ce sens que l’auteur du poème perdu sur Charles Martel a lui-même puisé dans un Girart de Roussillon plus ou moins différent du nôtre. Or, il ne serait pas impossible, tout bien considéré, que l’idée de donner pour père à Berte et à Elissent[274] un roi de Hongrie, appelé Oton, remontât, à travers un ou plusieurs intermédiaires, à la chanson primitive. Au § 515 de la chanson renouvelée[275], nous voyons Girart manifester l’intention de se rendre en Hongrie, auprès du roi Oton. D’où lui vient cette idée ? Que ne cherche-t-il plutôt un asile auprès de l’empereur de Constantinople son beau-père ? Mais sa décision s’expliquerait le plus naturellement du monde si son beau-père était en réalité le roi Oton. Il se pourrait donc que le renouveleur eût conservé par inadvertance, au § 515, un détail qui, dans la chanson primitive seulement, avait sa raison d’être.


Laissons ces questions, qui ne peuvent être encore définitivement résolues, et voyons, pour terminer ce chapitre, comment notre compilateur s’est trouvé amené à insérer dans son volumineux ouvrage l’abrégé de Wauquelin, ainsi que nous l’avons annoncé plus haut, p. cliv. Il nous fait, à cet égard, sa confession avec une louable simplicité. Il avait, nous dit-il, au début de son tome II[276], composé tout son premier volume qui traite de Charles Martel et de Girart, lorsqu’il apprit qu’il avait été fait un livre où Girart de Roussillon est mis aux prises non plus avec Charles Martel, mais avec Charles le Chauve. Il crut bien faire en mettant sous les yeux du lecteur le résumé de ce livre : « J’ay prins ma conclusion de mettre par maniere de proheme la substance dudit volume en la forme qui s’ensieut. » Suit l’abrégé de Wauquelin que nous avons déjà reconnu dans la Fleur des Histoires de Jean Mansel et dont nous avons indiqué deux éditions du xvie siècle. Des termes dont se sert notre compilateur, on pourrait conclure qu’ayant eu sous les yeux le texte complet de Wauquelin, il l’a abrégé en la forme qui nous a été conservée tant par son Histoire de Charles Martel que par Jean Mansel et par les deux éditions. Mais cette hypothèse semblera bien peu probable si on considère que dans l’Histoire de Charles Martel l’abrégé est moins complet qu’ailleurs, car il y manque le début, à savoir tout le premier chapitre et une partie du second et la fin à partir du chapitre xxv[277]. J’aime mieux supposer que notre compilateur comme Jean Mansel, ayant trouvé cet abrégé tout fait, l’aura simplement inséré dans son ouvrage, sans y apporter de notables modifications.

Après avoir ainsi transcrit l’abrégé de Wauquelin, notre compilateur qui, à défaut de critique, avait du moins une certaine dose de prudence, a cru devoir nous faire part du résultat de ses méditations sur la question de savoir si Girart de Roussillon avait vécu sous Charles Martel ou sous Charles le Chauve, et, tout compte fait, il s’est assez malheureusement décidé pour la première hypothèse. On trouvera à l’appendice le passage dans lequel il tente de justifier sa manière de voir.


Ce peut être ici le lieu de remarquer que, par suite de la popularité de notre Girart en tant que héros épique, le nom de Girart de Roussillon a été assez répandu au moyen âge en diverses parties de la France. M. de Terrebasse a déjà dit à ce sujet : « Si le nom de Gérard se montre assez souvent dans la généalogie des seigneurs de Roussillon en Dauphiné, il faut en conclure seulement que ces artifices de la vanité nobiliaire ne sont pas d’invention moderne[278]. » Un seigneur de Vauche, en Forez[279], à la fin du xiie siècle et au commencement du xive portait le nom de Girart de Rossillon[280]. Au xve siècle, Chastellain parle longuement d’un écuyer de Bourgogne nommé Girart de Roussillon, dans son livre des faits de Jacques de Lalaing[281].


Nous voilà enfin parvenus au terme de cette longue excursion à travers la littérature du moyen âge, pendant laquelle nous avons cherché les traces des divers récits relatifs à Girart de Roussillon qui se sont succédé d’âge en âge, en s’accommodant au goût de chaque époque, nous efforçant de classer ces récits, de montrer comment ils sont sortis les uns des autres. Il ne sera pas hors de propos de dresser ici une sorte de tableau généalogique qui sera comme le résumé des principaux résultats qu’on s’est efforcé d’établir dans cette longue introduction[282].


xie siècle. Chanson primitive[283]
Vie latine[284]
xiie siècle.
Chanson renouvelée[285]
xiiie siècle. Renouvellement exécuté en Flandre ou en Brabant[286].
xive siècle. Roman en alexandrins[287]
xve siècle.
Wauquelin[288] Histoire de Charles Martel. (Ms. 6 de la Bibl. roy. de Belgique[289].)



P.-S. — Aux témoignages sur Girart de Roussillon qui ont été rapportés pp. civ et suiv., il faut ajouter celui-ci qui est tiré de la chanson des Saxons, de Jean Bodel (éd. Fr. Michel, II, 75) :

Voirs est que molt morut de gent en Roncevax,
Et anz ou Val Beton, ou fu Karles Martiaux.

Depuis que la p. cxlii de cette introduction a été tirée, un nouvel ouvrage de Jean Wauquelin a été signalé. C’est une rédaction en prose du poème de la Manekine, de Philippe de Beaumanoir. Le ms., fort mutilé, de cette mise en prose se trouve à Turin. Il va être édité par M. Suchier, pour la Société des Anciens textes français, en appendice au texte en vers de la Manekine ; voy. le Bulletin de la Société des anciens textes français, année 1883, séance du 25 juin.

APPENDICE

I. — MANUSCRITS ET LANGUE DE LA CHANSON RENOUVELÉE

Entre les questions si variées que soulèvent les compositions relatives à Girart de Roussillon, j’ai dû m’attacher, de préférence, à éclaircir celles qui intéressent l’histoire littéraire. Les discussions qui portent sur la grammaire et sur rétablissement du texte ne peuvent trouver une place appropriée que dans la préface d’une édition. Cependant, comme ma traduction n’est fondée sur aucune des éditions que nous possédons de Girart de Roussillon, comme je l’ai faite en m’aidant des manuscrits, et avec des idées arrêtées sur la valeur relative de ces manuscrits, comme, enfin, certaines conclusions importantes pour l’histoire du poème sont tirées de la constatation de faits linguistiques, je suis amené à étudier ici certaines questions d’ordre philologique que j’espère traiter un jour plus à fond dans la préface d’une édition.

§ 1. — Manuscrits existants.

Les mss. ou fragments de mss. qui nous ont conservé la chanson renouvelée, sont au nombre de quatre.

1° Oxford, Bodléienne, Canonici misc. 63. Ms. exécuté dans le nord de l’Italie, vers le milieu du xiiie siècle. Il faisait jadis partie de la bibliothèque de Gonzague de Mantoue[290]. L’édition qu’en a récemment donnée M. W. Fœrster, dans le t. V des Romanische Studien, quoique n’étant pas entièrement satisfaisante[291], annule la publication antérieure dont le même manuscrit avait été l’objet dans les Gedichte der Troubadours de M. Mahn.

2° Londres, Musée britannique, Harl. 4334. Milieu du xiiie siècle. C’est un fragment contenant environ 3500 vers, qui a été publié d’abord, fort incorrectement, par M. Fr. Michel, dans son édition de Girart de Roussillon (Paris, 1856. Bibliothèque elzévirienne), puis, en forme de reproduction diplomatique, par M. Stuerzinger, dans le t. V des Romanische Studien, pp. 203-82.

3° Passy. Fragment de cinq feuillets dont deux fort endommagés, qui est en ma possession. L’écriture est de la première moitié du xiiie siècle.

4° Paris, Bibl. nat. fr. 2180. Milieu du xiiie siècle. Manque au commencement un cahier entier contenant à peu près 560 vers. C’est le plus anciennement connu de nos mss., mais non le meilleur[292]. Raynouard s’en est servi pour les extraits qu’il a donnés de Girart de Roussillon, dans le t. I du Lexique roman. Il a été publié en entier par M. Fr. Michel (Paris, 1856, Bibliothèque elzévirienne) et par M. C. Hofmann (Berlin, 1855-7, dans les Werke der Troubadours, de Mahn). La première de ces éditions contient toutes les erreurs imaginables ; la seconde, quoique très supérieure, est loin d’être exempte de fautes. Elle a été récemment collationnée sur le ms. par M. Apfelstedt. Les résultats de cette collation occupent les pages 282 à 295 du t. V des Romanische Studien. Le ms. de Paris a été exécuté en Périgord[293].

Ces quatre mss. ou fragments de mss. se répartissent entre deux familles. À la première, qui est en général la meilleure, appartiennent les trois premiers, la seconde est constituée par le ms. de Paris. J’ai donné, en 1870, les preuves de ce classement dans un mémoire dont les conclusions n’ont jamais été sérieusement contestées, et que les études que j’ai faites depuis lors n’ont fait que confirmer[294].

Ma traduction est fondée sur le texte de la première famille, corrigé là où besoin était, soit à l’aide de la seconde famille, soit, mais rarement, par conjecture. J’ai pris soin d’indiquer, ou par une note, ou par des points, les passages trop nombreux dont il m’a été impossible de tirer un sens satisfaisant. J’ai numéroté les tirades du poème, comme a fait de son côté M. Fœrster, dans son édition du mss. d’Oxford. Si cette édition avait été publiée à l’époque où j’ai mis sous presse le présent ouvrage[295], je me serais attaché à suivre exactement la numérotation adoptée par M. Fœrster. Malheureusement, lorsque le fascicule qui la contient a paru, ma traduction était déjà imprimée jusqu’à la feuille 9 inclusivement, c’est-à-dire jusqu’à la tirade 288. C’est par hasard que les chiffres de l’édition et ceux de ma traduction se trouvent correspondre depuis la tirade 172[296]. J’ai fait en sorte de maintenir la concordance jusqu’à la fin.

§ 2. — Manuscrits perdus.

Dans l’inventaire, rédigé en 1365, de la bibliothèque de Jean de Saffres, doyen du chapitre de Langres, est mentionné, parmi d’autres romans de chevalerie, un Girart de Roussillon en français et un autre en provençal. On remarquera que ce dernier est évalué à un prix très bas :

11. Item, romancium Girardi de Rossillon, in francisco, taxatum precio quindecim grossorum.

20. Item, romancium Girardi de Rossillon, in provinciali lingua, taxatum precio unius grossi[297].

Nous n’avons aucun moyen d’identifier ces deux mss. avec aucun de ceux qui nous sont parvenus. Le second contenait sans doute notre chanson renouvelée, quant au premier il y a place pour des conjectures variées. Ce pouvait être le poème en alexandrins, ou le roman auquel fait allusion Jacques de Guise, ou même le poème primitif.

Charles V possédait deux mss. de la chanson renouvelée qui sont ainsi décrits dans l’inventaire de la librairie du Louvre :

1107. Foulques, Faucon, Girard le conte, rimé en gascoing. E Carles. 1108. Foulques, Faucon et Girard de Roussillon, petit et tres bien enluminé, trés vieil, escript en françois. Se guart par[298].

E Carles et Se guart par sont respectivement les premiers mots du second feuillet de chacun de ces deux mss. E Carles peut être le début des vers 90, 111, 118, 135 du poème, d’après le ms. d’Oxford, le seul complet. Le second feuillet de ce dernier ms. commence tout autrement ; aucun des trois autres ne contient le commencement, mais on peut assurer qu’ils étaient différents du ms. de 1107 de la librairie du Louvre, car le ms. de Londres a 60 vers par feuillet, celui de Paris 64, et le fragment qui m’appartient 66. Par conséquent aucun des chiffres indiqués plus haut ne convient au vers initial du second feuillet de ces ms. Pour la même raison, il est impossible d’identifier avec aucun de nos mss. le no 1108, dont le second feuillet commençait par Se guart par (ou per) [afanar ne la soanz] c’est-à-dire au v. 110.

On lit dans l’inventaire qui fut dressé de la librairie de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, après la mort de ce prince, en 1467[299], un article ainsi conçu :

Un livre couvert de cuir rouge, intitulé au dehors : C’est le roman de Gerard de Roucillon, etc., et est rimé en gascon a trois coulombes ; començant ou second feuillet : Mes pour son fieu, et on dernier si non faucon[300].

Dans l’inventaire dressé en 1487, le même article reparaît sous une forme un peu différente, et plus complète en ce qui concerne le premier vers du second feuillet, qui cette fois est donné en entier :

Ung autre grand volume, couvert de cuir rouge, a deux petitz cloaus de leton, intitulé : Le livre de Gerard de Roussillon, rigmé en gascon ; comenchant ou second feuillet : Mes por son fieu li folle tot quitent, et finissant ou derrenier : Explicit Gerardus de Roussillon[301].

Ce volume figure encore sur l’inventaire de la librairie des ducs de Bourgogne, fait en 1568 par ordre de Philippe II[302] dans celui de 1577, connu sous le nom d’inventaire de Viglius[303], sur ceux de Sanderus en 1643, et de Franquen en 1731[304], mais il manque à l’inventaire de Gerard, fait en 1797. On peut donc croire que ce ms. est au nombre de ceux qui furent enlevés en 1749 à la Bibliothèque des ducs de Bourgogne, et qui furent ensuite pour la plupart déposés à la Bibliothèque du Roi, à Paris[305]. Mais, par une exception que je ne saurais expliquer, ce ms. ne figure ni parmi les mss. restitués à la Belgique en 1770, ni parmi ceux en petit nombre, qui furent gardés à Paris. La vérité est, selon toute apparence, qu’il ne fut jamais déposé à la Bibliothèque du Roi[306].

Il ne faut pas désespérer encore de voir quelque jour reparaître à la lumière ce manuscrit, qui fournirait un élément assurément précieux pour la constitution du texte de la chanson renouvelée. C’est, en effet, cette chanson qui s’y trouve : le vers cité par les anciens inventaires est le V. 440 du poème, d’après le ms. d’Oxford, où il est ainsi conçu : Mais pur son fiu li solve tan cuitement[307].

On voit que la librairie des ducs de Bourgogne contenait tous les romans de Girart de Roussillon, que nous possédons encore maintenant. Nous avons vu, en effet, plus haut (pp. cxxiv et cxliii), qu’il s’y trouvait deux exemplaires de la rédaction bourguignonne en alexandrins, et deux aussi de la mise en prose de Wauquelin[308].

Il y avait dans la bibliothèque du roi d’Aragon Martin (✝ 1410), un « Romans de Girart en francés[309] ». Mais on ne saurait affirmer que ce fût Girart de Roussillon plutôt que Girart de Vienne, par exemple.

§ 3. — Langue de la chanson renouvelée.

Ce qui suit est moins une étude sur la langue dans laquelle est écrite la chanson renouvelée qu’une suite de recherches ayant pour objet de déterminer par les caractères linguistiques la patrie du renouveleur. Une étude sur la langue de ce poème est un sujet qu’on ne saurait traiter accessoirement, et qui d’ailleurs ne peut être entrepris que concurremment à une édition critique qui nous manque encore. Je choisis les faits qui me paraissent utiles au but que je me propose, comme je choisis aussi les preuves que je donne de ces faits, ne pouvant entreprendre ici de donner, pour chaque particularité, un dépouillement complet du poème. Je me sers exclusivement des exemples fournis par les rimes.

Ce qui frappe tout d’abord lorsqu’on examine, même superficiellement, la langue de Girart, c’est la divergence des formes. Et comme cette divergence s’accuse non-seulement dans le corps des vers, où les copistes pourraient en être responsables, mais aussi à la rime, on est bien obligé de reconnaître qu’on se trouve en présence d’un idiome assez mélangé, quelle que puisse être d’ailleurs la cause qui a réuni sous la plume du même poète, des formes qui n’ont pas coutume de se trouver ensemble. Habitués que nous sommes par tradition à voir le roman de France divisé en deux idiomes : langue d’oui ou français, et langue d’oc ou provençal — division qui ne répond aucunement à la réalité — nous sommes portés à regarder la langue de Girart comme un mélange plus ou moins arbitraire de provençal et de français. Cette vue n’est ni tout à fait fausse ni tout à fait correcte. Pour savoir à quoi nous en tenir, voyons d’abord en quoi consistent les contradictions de formes que présente la chanson. Le problème une fois posé, nous tâcherons de le résoudre.

a tonique latin se conserve dans les mêmes cas qu’en provençal. Voy. pour a libre les rimes en al, ar, as, at, au, az, qui sont nombreuses ; pour a nasalisé, les rimes an 346[310], 486, 580, 590, et ans 139. Les exceptions ne laissent pas d’être assez fréquentes pour le premier cas : cler (clarum) 246[311] ; un certain nombre de participes passés de la première conjugaison (herbergez, blasmez, irez, etc.) et de 2e pers. du plur. subj. prés, des conjugaisons II- IV (irascez, oblidez, etc.), dans des rimes en ez 53, 180, 260, et dans une rime en eiz, (242)[312]. Pour le second cas, les exceptions sont moins nombreuses : encien 121, meriene (meridiana) 514, crestien 510. — au latin est traité de deux manières : il reste au comme au midi, ou devient o comme au centre et au nord de la France. Pour le premier cas, il suffit de citer frau (fraudem), Peitau, blau (franç. bloi), esclau (fr. esclo), clau (claudit) 113, 497, 509, en rime avec des mots tels que mau, naturau, Artau, ou encore repaus, laus (franç. repos, los) en rime avec leiaus, maus, taus, 636. Pour le second cas, voir la tirade 515, en or ouvert, qui nous présente l’accord des bases latines au et ŏ : d’une part lor, tor, sor, or (prov. laur, taur, saur, aur), d’autre part cor, trifor, sor (soror), for. Je ne tiens pas compte de tresor, qui est régulièrement tresaur, en provençal, mais qui se trouve pourtant employé sous la forme tresor, comme en français. Voir encore, tirade 402, pou, fou, clou, blou (prov. pauc, fau, clau, blau), ou, plus près, quant à la voyelle, du fr. ot que du prov. ac, lou (laudet), en rime avec des mots où la base latine a non pas au, mais ŏ, tels que sou (solet). Carou (Carrofum), cou (collum) ; tirade 643, poure (*pauperam) en rime avec moure (*móvere), roure (robur), oure (opera), etc. Notons que la base latine au se trouve assimilée à la base ŏ, mais jamais à ō. C’est ce qui arrive en français, du moins jusqu’à un certain point[313].

ē et ĭ, libres, se réduisent à un son commun qui, dans le midi de la France, est celui de l’é fermé, dans le centre et dans le nord ei, plus tard, en une région qu’il n’est pas utile de déterminer ici, oi. Il est à noter que le domaine de l’é fermé, pour le latin ē, ĭ, s’étend, du côté de l’ouest, vers l’Atlantique, plus au nord qu’ailleurs. Il est bien connu d’autre part que, dans le domaine propre à ei et oi, certains mots substituent i à ei ou oi, ainsi pris, marchis, merci ; de même encore quis (partic. de querre) et ses composés. Dans le midi, au contraire, cette exception n’a pas lieu : on dit pres, marques, merces, ques, de même qu’aver de habere. La chanson renouvelée présente, ici encore des rimes contradictoires : d’une part, marces, marches, pages, et les partic. mes, trames, pres, ques, conques 115, 118, 309, 311, 318, 323, 441, etc.[314] ; d’autre part, mercis, marquis, païs, mis, tramis, pris, quîs, conquis 191, 203, 220, 279, 368, 396, 432, 521, c’est-à-dire les mêmes mots avec une finale en is au lieu de és.

Des contradictions non moins évidentes se montrent dans la flexion. Citons en quelques-unes Habeat donne au midi aia, ou aja. Par un phénomène fréquent dans la conjugaison française, le second a disparaît au centre et au nord, tandis que le t se conserve, d’où la forme ait. De même, siat devient, selon la latitude, sia, et seit (ou soit). Ici nous trouvons les deux formes : aie dans la seule tirade en aie qu’offre le poème, la tirade 72 ; ait dans la tirade 632 ; sie dans les tir. 29, 79, 431, seit dans la tir. 37, la seule en eit. — Habuit est ac au midi, et plus au nord ot. L’origine est la même, mais le procédé de dérivation est totalement différent. Ici nous trouvons d’une part ac 529, 658, et ou dans la tirade 402. Cet ou est une forme nouvelle, sensiblement plus rapprochée du fr. ot que du prov. ac, et fort comparable à lou (laudet) qui se trouve dans la même tirade.

Ces faits étant constatés, nous devons d’abord chercher à nous rendre compte des contradictions qu’ils impliquent, puis déterminer, dans la mesure du possible, tant par les mêmes faits que par tous autres caractères linguistiques, la région où a été composée la chanson renouvelée.

Et d’abord que faut-il penser des contradictions dont nous avons donné des exemples ? On ne peut, ce me semble, avoir recours qu’à trois hypothèses :

1° Les deux séries divergentes de formes, qu’on observe dans le poème émanent de deux auteurs différents. Les formes méridionales, en général les plus usuelles, appartiennent au renouveleur ; les formes que, par opposition, nous pouvons appeler septentrionales, viennent du poème primitif, qui, nous l’avons vu, avait été probablement composé en Bourgogne, et plutôt dans le nord de la Bourgogne que dans le sud, par conséquent dans un pays de langue d’oui ;

2° Ces divergences existaient dans la langue du renouveleur qui a écrit comme il parlait ;

3° Ces divergences n’existaient pas dans la langue du renouveleur qui a fait usage arbitrairement de formes empruntées à la langue d’un pays voisin.

La première hypothèse, fort séduisante à première vue, rencontre de si graves difficultés que je n’hésite pas à la rejeter. Si le poème offre de nombreuses divergences quant aux formes, il n’en présente aucune quant au style, qui est fort caractéristique. Il ne s’y trouve pas une tirade, pas une phrase qui aurait pu être écrite par l’un quelconque des nombreux auteurs à qui sont dues nos chansons de geste. De là, il faut conclure que la chanson primitive a dû être remaniée très profondément dans toutes ses parties, ce qui exclut naturellement l’hypothèse d’après laquelle des tirades de l’ancien poème auraient pu être conservées dans le nouveau. D’ailleurs, ces tirades devaient être assonantes et non rimées. Il faut aussi remarquer que le début, qui, selon toutes les apparences, appartient en propre au renouveleur, n’offre pas moins de formes divergentes que le reste.

La seconde hypothèse est difficilement admissible : une langue aussi pleine d’inconséquences serait un phénomène sans exemple dans les variétés infinies du roman. Qu’à l’époque actuelle il se trouve des localités où, par suite de circonstances spéciales, coexistent des formes venues de pays différents, on peut et même on doit l’admettre[315], mais on n’est pas autorisé jusqu’à présent à supposer au moyen âge un état de choses aussi exceptionnel.

Reste la troisième hypothèse qui me paraît la seule possible et que je m’efforcerai de rendre vraisemblable. En principe, l’admission de formes divergentes dans les textes romans du moyen âge, principalement dans la poésie et plus particulièrement dans la poésie rimée, n’a rien d’exceptionnel. Plusieurs des contradictions qu’on peut relever dans Girart de Roussillon peuvent être observées ailleurs. Si notre chanson emploie, selon la rime, far (578) et faire (630), tener (18, 120, 170) et tenir (7, 277, 283), on trouve de même, chez les troubadours, far et faire, tener et tenir. Il n’y a guère de poème provençal un peu long dans lequel on ne puisse relever maint exemple de formes divergentes admises à la rime. Dans nos vieilles chansons de geste, on trouve tenir et tenoir, veïr et veoir, avera et avra, va et vait, des premières personnes du pluriel en omes à côté des formes plus habituelles en om et en ons, des secondes personnes du pluriel des futurs et de certains subjonctifs présents en oiz et en éz, des imparfaits de l’indicatif, première conjugaison, en ot et en oit, etc. Entre ces formes, il en est assurément qui se sont développées sur le même terrain, ordinairement par des procédés différents, les unes étant le résultat de la dérivation étymologique, les autres étant le produit de l’analogie. On conçoit que de telles formes aient pu coexister dans le même pays et être employées ad libitum ; tel est le cas de tenoir et tenir, de veoir et veïr, des secondes personnes en oiz et en éz. Mais cette explication ne saurait rendre compte de toutes les divergences, et il faut bien admettre aussi que souvent les poètes se sont donné la liberté d’associer dans la même composition des formes appartenant à des territoires distincts.

Or, telle est, si j’ai bien observé les faits, la cause des inconséquences qu’on observe dans la langue de notre chanson. L’auteur n’écrit pas strictement l’idiome d’une localité déterminée : il recueille les éléments de sa langue sur un espace relativement vaste, donnant instinctivement la préférence à l’usage de son pays d’origine, mais ne se faisant pas scrupule d’employer concurremment un usage différent lorsqu’il y trouve une commodité plus grande pour faire sa rime. Toutes ses formes sont en elles-mêmes correctes et régulières ; seule, leur réunion constitue l’irrégularité. C’est à grand’peine qu’on peut trouver, de loin en loin, quelque cas de modification arbitraire, et encore est-il à noter que ces cas sont fournis à peu près uniquement par des noms de personnes. Par exemple, le Thierri d’Ascane des tirades 104, 204, 384, devient Thierri d’Ascance aux tirades 111, 211, 273 ; la forêt d’Ardenne s’appelle Ardence à la tirade 463. Notons, en passant, que ce ne sont pas là des transformations motivées par le passage des assonances aux rimes : les finales ane et ance, ene et ence seraient distinctes dans les assonances comme elles le sont dans les rimes. Ce sont des altérations arbitraires dont on a, du reste, des exemples en d’autres poèmes[316]. Si l’on compare les inconséquences linguistiques de Girart de Roussillon avec celles bien autrement graves qu’offre Guillaume de Tudèle dans la première partie du poème de la croisade, on se convaincra aisément qu’il n’y a entre les deux cas qu’une analogie apparente. Guillaume de Tudèle est absolument incorrect. Il essaie d’écrire dans une langue qui n’est pas la sienne et qu’il sait mal. Il emploie des formes et des locutions contraires à tout usage. Il fait de constants emprunts au français des chansons de geste qu’il avait lues, qu’il savait plus ou moins par cœur, puisqu’il avait été jongleur avant d’être honoré d’un canonicat par le comte Baudouin. Il s’est trouvé dans des circonstances particulières que nous devons admettre en présence du témoignage de l’auteur lui-même, mais que nous ne pouvons supposer en aucun autre cas. Sa langue est formée par la voie littéraire plutôt que par l’usage ; elle est donc artificielle au plus haut degré.

Tout autre est la langue du Girart de Roussillon renouvelé : on n’y voit point paraître ces locutions banales, pour ainsi dire stéréotypées, qui abondent dans les chansons de geste française. C’est une langue naturelle, fondée sur l’usage. Seulement cet usage n’est pas celui d’une seule localité ; l’auteur s’est permis des excursions sur le terrain voisin. C’est là, assurément, une licence, mais une licence circonscrite par les limites du territoire qui englobait les formes divergentes employées concurremment[317]. Il nous reste à déterminer, si faire se peut, les limites de ce territoire.

Les formes divergentes employées dans Girart de Roussillon se répartissent assez inégalement entre trois classes. Les unes appartiennent au roman du midi : ce sont les plus fréquemment employées ; d’autres peuvent être réclamées par le roman du nord ; quelques-unes enfin, par ex. ou (habet), lou (laudet), semblent intermédiaires entre ces deux variétés du roman. Comme les formes le plus habituellement employées sont, à tout prendre, méridionales, il faut supposer que l’auteur appartenait à l’un des pays compris sous la désignation un peu vague de pays de langue d’oc, mais il faut admettre en même temps que ce pays était peu distant de la région où commençaient à se montrer les formes des deux autres catégories. Présentée en ces termes, la proposition n’est ni contestée ni contestable, mais elle est bien peu précise, car la limite entre la langue d’oc et la langue d’ou est tout arbitraire et peut être placée plus haut ou plus bas, selon le caractère linguistique dont on se servira pour la déterminer. En outre, cette limite ne peut nous fournir que la latitude du pays cherché, et il restera à trouver la longitude.

Reprenons quelques-uns des faits cités plus haut et complétons-les par d’autres que nous n’avons pas encore eu l’occasion de mentionner. La région la plus septentrionale où l’a tonique libre du latin persiste, est indiquée avec assez de précision par les noms de lieux où se trouve un tel a. Elle est limitée du côté du nord par une ligne partant de La Tremblade (Char.-Infér.) et passant un peu au dessus de Cognac, Jarnac, Confolens, Boussac, Montluçon, Gannat, Lyon, Nantua et Genève[318].

Dans la même région, a posttonique est souvent rendu par e, comme en français, et tel est l’usage de notre poème : à preuve la tirade 416 : guerre, terre, querre, cimentere, enquerre, conquerre, enserre où les deux premiers mots et le dernier auraient en prov. la finale a ; la tirade 533, en ere (ouvert), dont toutes les finales seraient en prov. eire (ou iera), sauf derrere, Pere (Petrum) ; les tirades en aire où on trouve de temps en temps une finale qui en latin est a : esclaire (98, 513, 630, 670), flaire (513), declaire 670 ; la tirade 172, en aive, qui contient aussi deux mots à terminaison latine a : Blaive (Blavia) et saive (sapia) ; la rime entre, où figure entre (intrat) à côté des inf. entendre, prendre, etc. (427, 475, 568) ; la tirade 643, où ovre (opera) et povre (*paupera) riment avec des mots qui en latin ne se terminent pas par a. Je n’ai pas la prétention de déterminer avec précision la prononciation de cet e final : entre l’a et l’e il y a bien des nuances ; nous constatons seulement que l’a final de la base latine est affaibli au point d’être rendu par e, ce qui n’implique pas nécessairement la prononciation très affaiblie qu’on peut attribuer à l’e féminin en ancien français.

À la même latitude, la graphie oscille entre au et o, d’où l’on peut conclure que les deux sons marqués par ces deux signes se rapprochaient singulièrement. L’inconséquence du poète qui, selon les rimes, adopte tantôt au et tantôt o est par là expliquée et atténuée : au et o ouvert étaient bien près de se confondre dans la prononciation.

é pour le latin ē, ĭ, se trouve, au moins sporadiquement, dans tout l’ouest de la France, jusqu’en Bretagne. Ce n’est donc pas, de ce côté, un caractère bien précis. Mais au centre et à l’est ei, oi, s’introduisent dans le même cas à une latitude notablement inférieure : vers 46°. Pour l’est, les documents du Lyonnais et du Forez nous fournissent des exemples en abondance ; pour le centre, il y a malheureusement disette de documents. On peut supposer qu’un auteur chez qui les formes e et ei sont employées indifféremment devait vivre à la latitude de Lyon environ. Mais il n’y a pas grand résultat à espérer de ce caractère, d’abord parce qu’il est difficile de savoir si la forme habituelle de l’auteur était plutôt e qu’ei, ensuite parce que ce même caractère devient vers l’ouest très vague. On arriverait probablement à une notion plus précise si on savait exactement jusqu’où s’étendent vers le sud les formes en is, i, telles que mis, pris, merci, etc., mais ici encore sur une partie notable de la ligne à parcourir, les recherches sont arrêtées par la disette des documents.

La conjugaison, à prendre les formes assurées par les rimes, offre, en général, les caractères du roman méridional. Cependant les formes du centre et du nord ne manquent pas. On a vu plus haut que les rimes attestaient les formes ait, seit (habeat, siat), d’une part, et aie, sie, d’autre part. On peut encore citer funt (faciunt) 69, qui serait, dans le pur domaine provençal, faun, fau ou fan. De là on peut inférer que les formes vont, vunt (vadunt), fréquentes à l’intérieur des vers, appartiennent aussi à l’auteur. Il y a beaucoup d’autres formes, je n’ose dire françaises — ce serait préjuger la question, — au moins usitées dans la France du nord, par exemple des premières personnes du pluriel en um, un, ons, et des troisièmes personnes du singulier en a dans les prétérits de la première conjugaison ; mais, comme elles ne paraissent pas en rime, je les laisse de côté. Toutefois ces formes, plutôt françaises que provençales, sont assez fréquentes pour laisser l’impression que la conjugaison de Girart de Roussillon est, en somme, plus septentrionale qu’il paraît à en juger par les rimes seulement.

Ces faits, qui ne sont pas, à beaucoup près, les seuls qu’on puisse citer, suffisent à prouver que Girart de Roussillon a été composé bien près de la région où commencent, lorsqu’on vient du sud, à se montrer certaines des formes qui dominent dans le roman du centre de la France, c’est-à-dire bien peu au-dessous du 46° parallèle. Nous avons la latitude ; cherchons maintenant la longitude. Ici, la disette de documents signalée plus haut nuit singulièrement à la précision du résultat. En réalité, nous n’avons, à la latitude indiquée, de textes de langue que vers l’est. Au centre, c’est-à-dire au sud du Bourbonnais et du Berry et au nord du Limousin, je n’en connais pas ; à l’ouest, dans l’Aunis et dans la Saintonge, les documents ne font pas défaut, mais ils sont suspects. Voici pourquoi. Il est maintenant bien constaté que, dans le nord de la Gironde, on passe sans transition du patois gascon à des patois qui ont le caractère saintongeais très prononcé[319]. C’est là un état de choses qui, pour être assez fréquent, n’est nullement naturel. Il a dû se passer, dans le nord de la Gironde et dans le sud des Charentes, un fait analogue à celui qui a été constaté dans le nord et le nord-est de l’Italie, où l’italien de la Lombardie a recouvert, à la façon d’une alluvion, le ladin qui apparaît encore à l’état de tronçons dans la vallée supérieure de l’Adige et dans la province d’Udine. De même le roman parlé au nord de la Charente a dû, par une translation dont l’histoire n’a pas conservé le souvenir[320], recouvrir un idiome qui faisait la transition entre le gascon et le poitevin. Cet état de choses, constaté actuellement par les patois, n’est pas récent. Il peut être constaté, dès le commencement du xiiie siècle, par la comparaison des documents écrits dans le sud des Charentes avec les noms de lieux de la même région. Cognac, Jonzac nous montrent l’a tonique libre du latin persistant en roman ; les chartes en langue vulgaire des mêmes lieux nous montrent cet a modifié en é. Mais les chartes ne paraissent pas avant le xiiie siècle, et nous ne savons pas si l’invasion du poitevin avait produit son effet au xiie siècle, époque où fut renouvelée notre chanson de geste. Il y eut indubitablement un moment, à quelque époque qu’on veuille le placer, où l’idiome indigène et l’idiome nouvellement établi se sont trouvés en lutte ; alors on dut entendre, dans les mêmes lieux, des formes originaires de pays plus ou moins distants. Si la chanson renouvelée a été composée à ce moment et en un de ces lieux, les inconséquences grammaticales qu’on y observe s’expliquent de la façon la plus naturelle. Mais on conçoit que cette hypothèse n’est pas susceptible de preuve, et l’explication proposée plus haut (p. clxxxv) suffit.

Par contre, ce qui peut être prouvé, c’est que notre chanson n’appartient pas à la région orientale de la zone ci-dessus indiquée. À partir de Lyon, en allant vers l’est, le roman présente un caractère très notable, qui a servi naguère à définir un nouveau groupe roman, celui des dialectes franco-provençaux[321]. Ce caractère consiste en ceci que, dans plusieurs séries de formes, notamment dans les infinitifs de la première conjugaison, a tonique libre devient é lorsqu’il est précédé d’un son mouillé (i semi-voyelle, g, ch, l et n mouillées, etc.), tandis que, en tout autre cas, il persiste sans changement. Ainsi laissier, mengier, travallier, mais amar, chantar. Or, cette règle ne se vérifie pas dans Girart : les sons mouillés n’empêchent nullement l’a de se conserver. Notre poème a donc été composé, selon toute probabilité, à la latitude de Lyon, mais sûrement plus à l’ouest.

En terminant cette dissertation, que je donne non comme une étude complète, mais comme une simple esquisse, j’ajouterai qu’un indice tiré d’un tout autre ordre d’idées me porterait à placer la patrie du poète vers le sud du Poitou. C’est le récit de la bataille livrée à Civaux sur les bords de la Vienne, §§ 383 et suiv., où il ne manque pas d’indications topographiques qui semblent déceler un intérêt particulier pour le pays situé entre Poitiers et Bordeaux[322]. Tandis que les noms de villes appartenant à la Bourgogne ne prouvent rien pour la patrie du renouveleur, puisque ces noms étaient fournis par l’ancien poème, l’introduction d’un épisode qui se passe en Poitou peut être une sorte de marque d’origine.

II. — RUBRIQUES ET EXTRAITS DE L’HISTOIRE DE CHARLES MARTEL, COMPILÉE EN 1448 ET GROSSOYÉE PAR DAVID AUBERT EN 1465.

(Ms. de la Bibliothèque royale de Belgique, n° 6.)
Cy commence la table des rubriches de cest present volume parlant des fais du duc Gloriant de Berry, de la naissance et regne de son filz Charles Martel et d’autres besongnes, comme de haultes vaillances de luy, du prince Gerard de Roncillon et de leurs guerres et adventures.


Et premierement :

Prologue declairant qui a fait grosser cestuy volume et autres trois enssieuvans, affin qu’il en soit perpetuelle memoire[323], sur le fueillet 1[324]

Prologue de l’acteur.

1[325]. — Comment ung duc de Berry nommé Gloriant assiega la cité de Lusarne en Espaigne, lors Sarrazine 
 2
2. — Comment messire Huitasse de Berry conquist Ydorie la pucelle sur Orrible de Lusarne jaiant 
 7
3. — Comment l’admiral de Lusarne sceut le mariage de dame Ydorie sa fille, et comment il se venga sur les chrestiens, et par especial sur la personne de messire Huitasse 
 13
4. — Comment Huitasse l’aisné fils de Gloriant duc de Berry fut debouté et chassé de la cité de Bourges par le pourchas de l’un de ses freres 
 16
5. — Comment le roi Theodorus cuida faire morir le filz de messire Huitasse de Berry, nommé Charles Martel, ou despit du notable clerc, pour ce qu’il avoit trouvé par la constellation du firmament qu’en son temps il seroit couronné et jouiroit plainement par sa prouesse du royaulme de France 
 24
6. — Comment le duc Gloriant de Berry fut delivré de la prison () de l’amiral Priant de Lusarne Sarrazin 
 28
7. — Comment le noble duc Gloriant de Bourges retourna en Berry, et comment il mist d’accord ses enffans quy estoient divisez l’un contre l’autre en l’absence de leur pere 
 34
8. — Comment Charlot filz a messire Huitasse de Berry fut en sa jeunesse nourry et eslevé en l’ostel de Raimbault mareschal, demourant a Saint Denys, et de Hermentine sa femme 
 37
9. — Comment le premier filz de Huitasse duc de Berry fut appellé Charles Martel, et des fais et vaillances du jeune vassal 
 39
10. — Comment Raymbault le fevre fut bouté prisonnier pour le cheval du noble duc d’Ardenne et pour son harnois, que le damoisel Charlot avoit prins a l’ostel de son pere 
 45
11. — Comment Charlot aux marteaulx conquist le pris des joustes en Paris, et l’amour de Marcebille, la fille du roy Theodorus, pour quy celle assamblée se faisoit illec 
 46
12. — Comment Charlot aux marteaulx fut retenu ou service du roy de France 
 55
13. — Comment Charlot aux marteaux espousa dame Marsebille, fille du roy Theodorus, en la puissante cité de Avignon 
 59
14. — Comment le roy Theodorus de France fist emprisonner l’abbé de Saint Denis et Galleran, conte de Prouvence, pour le mariage de Charles Martel et de sa fille la belle dame Marsebille 
 67
15. — Comment le conte Galleran de Prouvence fut de par le roy Theodorus renvoié en Avignon pour arrester et retenir Charles Martel et Marsebille, qui desja s’estoient esvanuïz d’illec 
 75
16. — Comment le duc Gerard de Ronsillon et Charles Martel se entracointerent, et comment ung espace de temps ilz furent compaignons et freres d’armes ensemble, et de leurs fais 
 77
17. — Comment Raimbault de Morueil mareschal combati et desconfy en champ mortel ung redoubté chevallier nommé Guion de Losenne, pour la querelle de l’abbé de Saint Denis et de Charles Martel 
 81
18. — Comment Gerard de Roncillon et Charles Martel alerent servir l’empereur de Constantinople 
 86
19. — Comment l’empereur Belinas de Grece ala pour secourir ceulx de sa cité de Tricople a l’ayde des deux vaillans princes Charles Martel et Gerard de Ronsillon lors compaignons 
 91
20. — Comment le roy Theodorus de France, doubtant la destinée de Charles Martel, fist son filz Ydrich couronner a roy de France en sa plaine vie 
 100
21. Comment Raimbault le mareschal trouva prince Gerard de Ronsillon qui ramenoit au roy Theodorus de France sa fille Marsebille, femme du vaillant chevalier Charles Martel 
 103
22. — Comment Charles Martel fut delivré, luy estant prisonnier en Dammarie, par Sagramoire, fille du roy Menelaus de Dammarie, et d’autres fais 
 108
23. — Comment le roy Agoulant de Jherusalem assiega la cité de Damarie, et comment il aquointa Raymbault, mareschal de Saint Denis, puis parle de ses entreprinses et vallances 
 112
24. — Comment le roy Menelaus fut occis par le trés vaillant chevallier Raymbault, et comment la cité de Damarie fut conquise 
 117
25. — Comment, après la conqueste de Dammarie, le roy Agoulant donna congié à Raymbault de Morueil 
 122
26. — Comment Charles Martel arriva en Constantinoble ou il cuida trouver Marsebille sa femme et le vaillant chevallier Gerard de Roncillon 
 125
27. — Comment la guere encommença ou royaulme de France d’entre le roy Theodorus et le noble duc Witasse de Berry, a cause des oultrages fais a Charles Martel son filz 
 127
28. — Comment Huitasse de Berry assambla nouvelles gens pour aler secourir ses quatre freres la seconde fois, et de leurs fais 
 132
29. — Comment Charles Martel fut recongneu par le roy Theodorus a l’escu qu’il portoit et aux horions qu’il donnoit ; comment il fut prins et enmené prisonnier, et comment les gens du roy Theodorus furent par armes reculez et contrains de habandonner le champ, et eulx hastivement retraire 
 139
30. — Comment le noble prince Gerard de Roncillon par sa prudence saulva la vie au gentil chevallier Charles Martel que le roy Theodorus juga estre pendu et tantost mené aux fourches 
 147
31. — Comment Gerard de Roncillon fut mené prisonnier a Paris, et comment il racompta a Marsebille certaines nouvelles de Charles Martel 
 156
32. — Comment Raimbault, le vaillant mareschal, trouva Gerard de Roncillon, filz au noble duc Droon de Bourgoingne, et Marsebille fille du roy Theodorus et femme de Charles Martel, et comment le duc Huitasse de Berry et la belle Ydorie sa femme eurent vraie congnoissance de leur filz Charles Martel 
 160
33. — Comment Guimart de Montferrant fut attaint en coulpe et combattu, matté et convainquu en champ cloz par Raymbault de Morueil, pour la trahison qu’il avoit voulu faire sur le duc Huitasse de Berry, sur Charles son filz, et sur la cité qu’il avoit prommis de livrer au roy Theodorus qui pour ce faire lui promettoit de moult grans dons. 
 169
34. — Comment le vaillant prince Monseigneur Gerard de Roncillon vint assaillir le roy Theodorus en son ost d’une part, et le duc Huitasse de Berry, Charles son filz, Raimbault et leur compaignie d’autre part 
 176
35. — Comment le roy Agoulant de Surie espousa la belle Sagramoire, fille du roy Menelaus de Dammarie, et comment elle enfanta Archefer que Charles Martel avoit engendré en elle 
 180
36. — Comment Archefer sceut par sa mere qu’il estoit filz de Charles Martel de France et qu’il n’estoit pas filz de Agoulant roy de Jherusalem 
 185
37. — Comment le roy Theodorus de France moru, et comment il laissa son filz Ydrich roy, lequel ne sceut gouverner le royaume 
 189
38. — Comment Charles Martel combaty et chassa les Sarrazins qui tenoient siege devant les citez de Laon et de Soissons hors de la contrée 
 193
39. — Comment Charles Martel conquist le roy Archefer son filz devant Rains la cité, et comment il luy fist recepvoir le saint sacrement de baptesme 
 197
40. — Comment a l’entreprinse de Charles Martel et de Gerard de Roncillon le siege des Sarrazins fut levé de devant la cité de Mès et chassez par la prouesse de chrestiens jusques oultre les monts de Montjeu en Piemond, a leur trés grant perte 
 210
41. — Comment les princes et barons de France envoierent par devers le duc d’Acquitaine pour le couronner roy de France comme prochain heritier, a cause du roy Theodorus duquel il estoit frere 
 220
42. — Comment le roy Charles Martel et son filz Archefer passerent la mer pour aller faire baptisier la royne Sagramoire et convertir le royaulme de Ammarie a la foy catholique 
 225
43. — Comment la royne Sagramoire, mere du roy Archefer, fut prinse en la cité de Ammarie et condempnée a ardoir par le roy Labam de Tartarie, ou despit de Archefer son filz, et comment Archefer, par sa haulte vaillance, la preserva de ce dangier 
 228
44. — Comment le roy Labam de Tartarie assambla ses grans ostz pour les chrestiens assegier, qui pour lors tenoient la noble cité de Ammarie 
 234
45. — Comment la royne Marsebille de France, femme du roy Charles Martel, ala au secours de son seigneur qui estoit assegié par les Sarrazins en la cité de Ammarie 
 236
46. — Comment le conte Raymbault fut prins par les Sarrazins en la bataille devant Ammarie, et comment il fut livré au roy Labam de Tartarie quy le vouloit faire incontinent mettre a mort 
 242
47. — Comment le conte Raymbault de Ponthieu par son sens trompa le roy Labam de Tartarie, et comment il l’enmena en Ammarie la cité prisonnier 
 245
48. — Comment le roy Archefer de Ammarie et la royne Sagramoire, sa mère, parlementèrent aveuc le roy Labam de Tartarie la mort de la royne Marsebille de France, et comment, a cause de celle mort, le roy Labam de Tartarie fut delivré de prison 
 251
49. — Comment le chastel de Eraquans fut prins par le roy Labam de Tartarie, et comment il fist ardoir en ung grant feu les deux roynes Marsebille et Sagramoire 
 255
50. — Comment les Sarrazins furent desconfis devant la cité de Ammarie ; comment le roy Labam fut prins, et comment le prince Archefer fut par Labam accusé de la trahison que sa mere Sagramoire et luy avoient faicte sur la royne Marsebille 
 259
51. — Comment le roy Archefer fut prisonnier de par le roy Charles Martel, son pere, pour la trahison qu’il avoit faitte touchant la mort de la royne Marsebille de France 
 264
52. — Comment icy parle du voyage que fist Archefer lorsqu’il ala en enfer au commandement du roy Charles Martel son pere. Puis dist comment Archefer en alant son chemin fut retenu au service du roy de Sathalie 
 271
53. — Comment Archefer vainqui Sorbrin l’enchanteur en champ cloz, et comment après ce il desconfy le roy Gloriant de Chippre pareillement 
 275
54. — Comment Archefer ala en enfer par la science qu’il aprist de Carniquant l’enchanteur et par la lectre qu’il avoit par avant de Sorbrin, le maistre enchanteur du roy Agoulant de Chippre, qu’il avoit occis en champ cloz devant la cité de Bonyvent en Puille 
 285
55. — Comment le roy Archefer de Ammarie retourna vers son pere Charles Martel, et comment Archefer luy presenta de par Lucifer le grant noir cheval quy le porta aux enfers 
 290
56. — Comment Charles Martel fut couronné a Rains par le gré et consentement des nobles pers et haulx barons de France et des citez et bonnes villes 
 294
57. — Comment le vaillant prince Gerard de Roncillon entreprist d’aler au saint sepulchre en Jherusalem, ou nostre redempteur Jhesu Crist voult resusciter de mort a vie 
 296
58. — Comment le vaillant duc Gerard de Roncillon prinst a femme et espeuse la belle Alexandrine, fille du roy Othon de Hongrie 
 303
59. — Comment le duc Hillaire d’Acquitaine voulu estre couronné roy de France comme prochain heritier, a cause de Theodorus, son frere, par la mort du roy Ydrich 
 306
60. — Comment le duc Hillaire d’Acquitaine entra en France a puissance de gens, et comment il acquist l’amour de plusieurs barons de Bourgoingne et d’Aulvergne 
 309
61. — Comment le roy Charles Martel, doubtant en partie ce qu’il luy advint, fist son mandement et son armée pour garder son royaulme et pour resister aux entreprinses du duc d’Acquitaine 
 311
62. — Comment le roy Charles Martel fut desconfy en bataille et par vifve force chassé du champ, luy et les siens, a l’entreprinse de Hillaire, duc d’Acquitaine, et de ses barons 
 315
63. — Comment Clervax, seant a quatre lieues de Chartres, fut nommé Nogent le Roy par le roy Charles Martel et par les Alemans et autres nations quy le venoient secourir 
 323
64. — Comment le puissant et noble prince Monseigneur Gerard de Roncillon, a son retour qu’il fist de Jheruzalem, ouy nouvelles de la guerre du roy Charles Martel et de Hillaire, duc d’Acquitaine 
 325
65. — Comment la cité de Chartres fut vendue au duc Hillaire d’Acquitaine par ung capitaine qui leans estoit de par le roy Charles Martel, et comment les bourgois de la ville furent deceus 
 328
66. — Comment le duc Gerard de Roncillon encommença la guerre contre les nobles de son sang, pour tant qu’ilz estoient pour le duc d’Acquitaine a l’encontre de Charles Martel, roy 
 334
67. — Comment le roy Charles Martel, a l’ayde des princes de son alyance desconfi en bataille, devant Nogent, le duc Hillaire d’Acquitaine 
 338
68. — Comment Gerard de Roncillon se appointa avecques aucuns barons de Bourgoingne de son sang, lesquelz avoient servy le duc Hillaire d’Acquitaine contre Charles Martel, au moyen et pourchas du conte Seguin de Besanchon 
 346
69. — Comment Charles Martel assiega le duc Hillaire d’Acquitaine en la cité de Chartres ; comment il l’envoya deffier pour le combatre a oultrance ; comment la journée de combatre fut prinse, et comment le duc Hillaire se rendi a Charles Martel, en soy departant du droit qu’il avoit tousjours demandé a la couronne de France 
 351
70. — Comment le roy Charles Martel eust la cité de Chartres a sa voulenté, et comment il fist morir le conte Othon de Pavie, et les gens du duc Hillaire fist mettre prisonniers en divers lieux 
 360
71. — Comment le roy Charles Martel de France et le duc Gerard de Roncillon se voulurent marier aux deux filles du roi Othon de Honguerie 
 362
72. — Comment le roy Charles Martel manda au duc Gerard de Roncillon qu’il le venist servir comme il faisoit avant que il lui eüst quittié son hommage 
 370
73. — Comment Charles Martel mena guerre au duc Gerard, et comment il eust le chastel de Roncillon par trahison, et ce qu’il en advint 
 376
74. — Comment le duc Gerard reconquist son chastel de Roncillon, et comment il chassa Charles Martel du champ par armes 
 382
75. — Comment le duc Gerard de Roncillon envoia par le conseil de ses barons devers Charles Martel pour trouver un bon traittié de paix avecques luy 
 386
76. — Comment le duc Gerard de Roncillon assambla ses hommes pour combatre le roy Charles Martel et son pouoir en la plaine de Vaulbeton 
 390
77. — Comment Charles Martel et Gerard de Roncillon occirent et bouterent les Sarrazins hors de France qu’ilz vouloient occuper[326] 
 396
78. — Comment le duc Thierry d’Ardenne et ses deux filz furent occis vers Saint Germain des Prés lez Paris par les enffans du conte Huydres, et ce que depuis en advint 
 399
79. — Comment le roy Charles Martel manda au duc Gerard de Roncillon qu’il luy alast faire droit a Paris ou ailleurs, la ou il sejourneroit, de la mort de Thierry, duc d’Ardenne, et de ses deux filz, ou qu’il luy envoyast les complices 
 402
80. — Comment le roy Charles Martel fist son assamblée de gens d’armes pour recommencier la guerre au gentil duc de Roncillon, et comment il en advint 
 409
81. — Comment le roy Charles Martel envoya prendre et mettre en sa main la plus part du païs de Gascoingne qui estoit en l’obeïssance du duc Gerard. Comment il poursieuvy et livra bataille au noble duc auprès de Sens, et comment il fut illec prins et livré prisonnier a Madame Berthe, femme au duc Gerard 
 415
82. — Comment le roy Charles Martel envoia devers le noble duc Gerard son mortel ennemy impetrer la paix telle que la duchesse Berthe luy declaira, et comment la guerre recommença d’entre les deulx haulx princes comme paravant 
 421
83. — Comment le roy Charles Martel mist la seconde fois son siege devant le fort chastel de Roncillon qu’il gaigna par trahison comme autrefois avoit fait 
 431
84. — Comment le noble duc Gerard ala assegier son chastel de Roncillon que Charles Martel, lorsqu’il l’eust, le bailla aux deux freres Guion et Hurtault de Monpensier 
 435
85. — Comment le duc Gerard envoia de son motif devers Charles Martel pour paix requerir, et comment il la luy reffusa plainement 
 441
86. — Comment ung chevallier françois prisonnier au duc Gerard manda a Charles Martel l’entreprinse que faisoit le duc, et comment il ordonna de ses besognes sur ce 
 446
87. — Comment le noble duc Gerard de Roncillon fut en bataille desconfy et chassé du champ, et Boos de Carpion occis et Guibert laissié pour mort, et le conte Fourques navré et puis prins par les François et livré au roy Charles Martel 
 446
88. — Comment le duc Charles Martel chassa le vaillant duc Gerard de Roncillon jusques a Besançon la cité, et comment de la il le chassa hors de toutes ses terres et seigneuries par force de guerre et autrement 
 451
89. — Comment le vaillant prince Monseigneur Gerard de Roncillon se mist au chemin comme esgaré par la force de Charles Martel qui le chassa et exilla par la guerre qu’il luy mena hors de ses seignouries, et comment il le poursieuvy pour l’avoir vif ou mort 
 456
90. — Comment le noble prince Gerard de Roncillon devint charbonnier par fine contrainte de povreté et misere[327] 
 459
91. — Comment le puissant roy Bondiffer de Cordres assambla ses grans ostz pour venir en France a l’encontre du roy Charles Martel 
 477
92. — Comment la noble duchesse Berthe fut, de par le duc Gerard son seigneur, envolée devers la royne Alexandrine sa suer 
 479
93. — Comment Charles Martel, le puissant roy, assambla grans gens de toutes pars pour chevauchier sur les Sarrazins lesquels avoient assegié le fort chastel de Roncillon 
 485
94. — Comment Gerard de Roncillon et Berault de Couvelences entrerent dedens le fort chastel de Roncillon, et comment Gerard occist Guion et Hurtault de Monpensier en soy vengant de la grant trahison qu’ilz lui avoient faitte 
 490
95. — Comment l’admirai Bondifter sceut la venue du roy Charles Martel, pour quoy il fist hastivement ses grans osts deslogier 
 495
96. — Comment le duc de Bretaigne livra ses prisonniers qu’il avoit conquestez sur le puissant admirai d’Orbrie, Sarrazin, au roy Charles Martel, et ceulx aussi qu’il avoit conquis sur le roy Ysoré de Nerbonne 
 497
97. — Comment le duc Gerard de Roncillon sailly de son chastel pour aler aidier au roy Charles Martel qu’il saulva de mort, et chassa par sa vaillance le roy Bondiffer du champ 
 501
98. — Comment le roy Charles Martel fut adverty qu’il avoit esté secouru et preservé de mort par la vaillance du duc Gerard de Roncillon que l’on appelloit le chevallier aux noires armes 
 507
99. — Comment le duc Gerard de Roncillon retourna par devers la duchesse Berthe sa femme pour luy racompter de ses nouvelles 
 510
100. — Comment, par vifve force, le roy Charles Martel et le duc Gerard de Roncillon chasserent les Sarrazins hors de France et de Bourgoingne, ou ilz eurent grant honneur et prouffit 
 515
101. — Cy s’ensieut une declaration ou prologue declairant comment le facteur de ceste euvre a trouvé ung autre traittié parlant encoires des fais de Charles Martel, du noble duc Gerard, de Fourques, son parent, et de leurs adventures[328] 
 519
102. — Comment la royne de France fist rendre et delivrer au duc Gerard Roncillon et ses autres places sans le sceu du roy 
 526
103. — Comment le conte Oudin et les parens du duc d’Ardenne firent leur armée pour aler contre Ampaix, la damoiselle quy, de par le roy, tenoit le conte Fourques prisonnier en Auridon 
 529
104. — Comment le roy Charles Martel envoya par devers la damoiselle Ampaix, sa niepce, en Auridon, et comment il luy mandoit que incontinent elle luy amenast son prisonnier Fourques 
 536
105. — Comment la duchesse Berthe ala par devers le roy Charles Martel, et comment, par le moien de la royne, elle trouva fachon que le roy et le duc son seigneur eurent tresves ensemble pour huit ans entiers 
 539
106. — Comment le jeune prince Pepin fut fait empereur de Romme par le moien et pourchas du noble et puissant duc Monseigneur Gerard, duc de Roncillon et de Bourgoingne 
 542
107. — Comment le filz du puissant duc Gerard de Roncillon fut occis et jetté en un puis secrettement pour une parole qu’il dist, et comment la paix finale fut faitte du murdrier ou complice par force de guerre hastive et soubdaine 
 545
108. — Comment Berthe, duchesse de Bourgoingne, fist encommenchier la Magdalene de Vezelay, qui encoires est, de l’argent et grant tresor qu’elle y trouva par revelation 
 554
109. — Comment le duc Gerard de Roncillon fut en jalousie de la bonne dame Berthe sa femme, a grand tort, de ung sien escuier nommé Tamins, et comment il en fut a sa paix 
 557

Cy fine la table des rubriches de ce premier volume particulier, parlant de la naissance et regne de Charles Martel, et des vaillances et adversitez du tres recommandé prince et duc Monseigneur Gerard de Roncillon.



(Fol. j.) Prologue declairant quy a fait grosser cestuy volume et autres trois, affin qu’il en soit perpetuelle memoire.


Les haulz, nobles et vertueulz fais des anciens doit l’en volontiers oyr lyre et tres dilligamment retenir pour le bien et prouffit que l’en y pœult acquerir, tant en proesse et chevallerie comme autrement. Et pour ce que paroles sont tost passées et escriptures demeurent permanentes, par lesquelles l’en peult sçavoir les merveilleux fais jadis advenuz, ce que pas ne feust se par cy devant les clercs et orateurs ne se feussent trés () diligamment employés a les descripre et mettre par ordre, par le commandement et ordonnance de trés hault, trés excellent et très puissant prince et mon trés redoubté et souverain seigneur, tryumphant en gloire et en paix, Phelippe, par la grace de Dieu duc de Bourgoingne, de Lothrijk[329], de Brabant et de Lembourg, conte de Flandres, d’Artois et de Bourgoingne, palatin de Haynnau, de Hollande, de Zeelande et de Namur, marquis du saint Empire, seigneur de Frise, de Salins et de Malines, cestuy volume et trois autres ensieuvans et servans a ceste matiere, en la fourme qu’yl appert, ont esté grossez par D. Aubert, l’an de grace mil cccclxiij.

Prologue de l’acteur.

En racomptant des merveilles de ce monde, non mie trop anciennes, treuve l’en es croniques de France, ou nombre des roys, Charles Martel, duquel on parle en moult de manieres de ses fais et de sa chevallerie, de sa crudelité, des conquestes que il fist en son temps, tant que le volume seroit moult grant ou tous seroient bien comprins. Touteffois, l’en scet assez que Pepin descendy de luy, lequel après luy fut empereur de Romme et roy de France ; et depuis Pepin engendra Charlemaine quy fut en son temps aussi emperere de Romme et roy de France. Mais chascun ne scet pas quy engendra celluy Charles Martel, de quelle lignie il fut ne comment il parvint a estre couronné roy de France. Pourquoy, selon mon petit entendement, je le vous vœul declairer en cler françois, au mieulx qu’il me sera possible, sans y oster ne adjouster rien du mien ne de l’autruy (fol. ij), mais m’efforcheray d’ensieuvir la matiere, laquelle j’ay prinse et translatée d’anchiennes histoires rymées jadiz et reduitte en ceste prose, pour ce que au jour d’huy les grans princes et autres seigneurs appetent plus la prose que la ryme, pour le langaige quy est plus entier et n’est mie tant constraint. Et pour ce que moy, quy ay prins le loisir de ce faire en passant le temps, ne me puis mie retrouver en la presence de tous ceulx qui ceste hystoire lirront ou orront lire ou racompter, leur requiers que se ilz y treuvent aucunes choses fortes a croire, ilz ne s’i vœullent arrester ne y empeschier leur imagination ou entendement, car a la verité le mien n’est pas a ce pour y rien gloser, retrenchier ou adjouster, sinon de moy y conduire tellement que ma conscience n’en soit charge, et tout ainsi que ou dit volume rymé l’ay trouvé, sur lequel j’ay ceste besongne encommencée, priant a tous ceulx quy la lirront ou orront lire vœullent suppleer a mon trés petit entendement et corrigier les faultes, s’aucunes en y a.


77. — Comment Charles Martel et Gerard de Roncillon occirent et bouterent les Sarrasins hors de France qu’ilz vouloient occuper[330].


L’istoire ancienne racompte que, comme nouvelles sont tost espandues par les contrées, les Sarrazins furent advertis de la grande et mortelle guerre quy estoit en France et que tant de peuple chrestien avoit occis l’un l’autre ; se bouterent les Sarrazins d’Espaigne et des contrées prochaines joingnans et voisines au royaulme de France, et, a si grosse (f. iijc iiijxx xvij) puissance et armée comme ilz peurent plus, se misrent en vaisseaulx et en groz nafvires ; si nagerent tant qu’ilz arriverent en la riviere de Geronde, et conquirent la plus part de la terre du conte Huidres quy fut occis en la bataille de Vaulbeton, comme dessus est declairé, et furent jusques en Terrascon, en Barselonne et en la terre de Prouvence et de Languedoch, et pareillement en la terre de Nerbonne, dont les princes et seigneurs furent comme esbahis. Or estoient ce temps pendant les nobles princes chrestiens en France, ou ilz sejournoient avecques leurs amis, et se raffreschissoient en pensant de remettre sur leurs besongnes en memoire et souvenance des guerres qu’ilz avoient eues, a quoy ilz ne vouloient plus penser, car bien leur sembloit que de tous poins ilz en estoient dehors. Mais tant leur revint a besongnier que bien leur pouoit du temps passé souvenir. Car tous a une foiz leur envoierent ceulx du paijs quatre messages, dont les deux alerent par devers le roy Charles Martel et les deux autres devers le noble duc Gerard, l’un et l’autre par devers le conte Fourques.

Ceulx quy vindrent devers le roy Charles, lequel pour lors estoit plus embesongnié que mais pieça n’avoit esté, car la guerre luy survenoit contre les Frisons quy a luy ne vouloient nullement obeïr, ne declaire point l’istoire la cause, mais bien dist qu’il avoit son conseil assamblé pour y trouver appointement ; quand la vindrent les deux messages dont l’un estoit appellé Ansseys, et venoit de Nerbonne[331], (vo) et dist au roy devant ceulx quy la estoient en telle maniere : « Sire, vers vous suys envoié de par ceulx de Nerbonne, lesquelz vous requierent de secours, et le plus tost que possible vous sera, car les Sarrazins sont descendus en leur paijs et l’ont tout pourprins, pillié et robé. Si ne scevent les Nerbonnois ou avoir recours, sinon a vous, comme ceulx quy tous les ans vous viennent faire hommage de leur terre. Et se bien brief ne les secourez ou envoiés chose quy les puist reconforter, sachiés qu’ilz s’adrecheront par defi vers le puissant duc Gerard de Roncillon ». Si fut tant dolant que merveilles le noble roy quant il ouy racompter si dures nouvelles, non pas pour le nom du prince Gerard, mais pour la querelle qu’il avoit aux Frisons, quy trop asprement le pressoient de son honneur en plusieurs manieres. Et comme il pensoit sur la response qu’il devoit rendre au messagier, vint illec ung jeune prince moult nobles homs appelle Hervault[332] de Geronde, lequel se mist a deux genoulz devant luy, et luy dist si haultement que bien fut entendu :

« Sire, vous estes souverain seigneur de toute la terre crestienne ; au moings vous avez tous jours eue en vostre domination toute la terre de par decha la mer, en laquelle les Sarrasins sont de nouvel entrez a si grosse puissance qu’en petit de temps ilz pourront venir jusques au Rosne et par decha, quy remede n’y mettra bien prochainement ». Si fut adont Charles Martel tant esbahy que merveilles, car oncques nu fut plus, et moult maudist fortune, disant (fol. .iijc. .iiijxx. xviij) qu’elle luy est trop contraire a tout, et pense aux Frisons quy luy veulent desobeïr et aux Sarrazins quy en la chrestienté sont descendus tant tost et si mal a point. Puis regrette ses hommes qu’il a perdus a mener guerre au duc Gerard de Roncillon, mais au fort il se reconfortoit sur le noble duc, disant que moult estoit vaillant en armes, puissant d’avoir et d’amis et fort enlinagié, et que il est certain qu’il ne luy fauldra mie a ce besoing. Adont il assamble ses hommes, et tant en a mandé ça et la pour les avoir plus legierement, qu’en peu de temps il luy en vint bien quarante mil, mais pas ne se tint a tant, ainchois semondi le gentil duc Gerard de Roncillon et luy rescript comment il va sur les Sarrazins delivrer ses paijs meïsmes, et que il vueille hastivement chevauchier après luy. Et lors s’en part le roy et tant exploitte que il approche ses ennemis ; et le bon duc, quant il entend ce que le roy luy mande, il fait dilligence double, car desja avoit eu nouvelles des Sarrazins, dont le roy estoit adverty, et a tout son ost s’en va après Charles Martel, lequel, incontinent qu’il arriva sur les Sarrazins, atout tel pouoir comme il avoit, se fery parmy eulx. Mais trop eust son honneur esté petitement gardé, n’eust esté le duc Gerard, lequel si a point luy vint, pour faire l’istoire briefve, que Segurans roy de Fulie[333] fut par luy desconfy. Et la fut la terrible batalle gaigniée contre les paiens et Sarrazins ennemis de nostre sainte foy, lesquelz au commencement de l’estour avoient esté fiers et orgueilleux a l’encontre de Charles Martel.

(vo) Quant la bataille fut desconfite et le gaaing et butin assamble, l’en le presenta au roy Charles Martel de par Gerard duc de Roncillon, mais il n’en voulu riens prendre, ainchois remercia le duc du bon secours qu’il luy avoit fait, et la fut la paix d’eulx deux si trés bien confermée que elle dura depuis bien soixante mois tous plains. Et après ceste bataille ainsi terminée et achiefvée, le roy Charles Martel poursieuvy tousjours avant, et livra plusieurs autres batailles contre les Sarrazins, dont il vint honnorablement a son dessus, a l’ayde du duc Gerard. Et quant celle guerre eust pris fin et que les Sarrazins furent chassez de la crestienté, mors et destruits, le roy a grant ost vint sur les Frisons, et fist tellement a l’ayde du duc Gerard, que il les subjugua, et par force il les fist au roy obeïr. Après toutes ces haultes besongnes, le roy retourna a Paris et le noble duc avecques luy, lequel fut tant bien des princes et barons de France que oncques mais il ne l’avoit mieulx esté. Et quant le roy avoit a passer on accorder aucune chose, il ne l’eust point passé sans le sceu du noble duc, lequel estoit pour lors son principal conseillier et gouverneur. Et durant celluy temps, furent les princes et barons, tant d’ung costé comme d’autre, bons et amis ensemble,[334] la paix final des deux ducs Gerard de Roucillon et Thierry d’Ardenne, mais elle ne dura pas moult, car il fut occis meschamment par les amis du duc Gerard, dont si grant meschief recommença en France que la premiere guerre n’avoit pas esté si grande comme elle fut depuis, comme cy après (fol. iijc. .iiijxx. xix.) vous sera bien au long declairé. Et advint ce meschief par les amis du comte Huidres quy fut occis en la bataille de Vaulbeton, quy voulurent vengier sa mort sur le duc Thierry. Mais pour venir a la vraie matiere, sans traverser ne querir autres alibis, dist l’istoire :


78. — Comment le duc Thierry d’Ardenne et ses deux filz furent occis vers Saint Germain des Prez lez Paris par les enffans du comte Huidres, et ce que depuis en advint.

L’ancienne histoire raconte que le terme venu des tresves que le duc Gerard et le duc Thierry avoient ensemble ..... .......... .......... .......... ..........


90. — Comment le noble prince Gerard de Roucillon devint charbonnier par fine contrainte de povreté et misere.


....................

A l’eure que le noble duc et sa compaignie arriverent en l’ermitage ou le saint preudhomme estoit a deux genoulx par grant devotion, car il estoit heure de vespres, si le regarda moult le bon duc pour tant qu’il le veoit estrangement vestu de une vieille pel d’un chevreu quy mie ne luy couvroit la moittié de son humanité. [§ 515[335]] Et quand le saint preudhome eust son oraison finée, il se leva en son estant et s’en ala appuiant d’un baston tout bellement comme celluy quy bien en estoit aisié, et regarda la compaignie qu’il arraisonna, et demanda au duc dont il estoit ; et le duc luy respondy qu’il estoit de Bourgoingne et filz d’un riche baron lequel avoit eu guerre au roy Charles (fol. iiijc lx) Martel de France, lequel par force les avoit desheritez et chassez du paijs comme il povoit veoir. Adont l’ancien hermite luy demanda ou il aloit pour lors : « En bonne foy, beau pere, » respondy le duc, « je vouldroie bien estre en Hongrie, car la demeure le pere de ceste dame lequel, comme je tiens, nous requeillera avecques luy et me aidera a vengier du roy Charles Martel que je ne pourroie amer en cœur, ainchois l’ay en telle hayne que je le vouldroie avoir occis, et l’en me deüst incontinent apres ce oster la vie du corps. »

Le saint preudhomme, quy a tel propos ne voulu ancoires nulle response donner, luy demanda qui l’avoit celle part adrechié, disant que ce n’estoit pas bien son chemin pour aler en Honguerie. Si luy respondy le duc : « Certainement, beau pere, au jour d’huy me suis party de l’hermitage d’un bon saint preudhomme hermite, lequel demeure a une lieue d’icy, auquel je cuiday ung mien escuier faire confesser, pour tant qu’il estoit malade jusques au morir, mais celluy hermite n’est et point, a mon advis, duit du mestier. Si me dist que vers vous venisse confesser ung peché que je vous viens declairer a celle fin qu’il luy puist valloir au prouffit de son ame, et qu’elle ne soit pour ce cas empeschie. » Si le prinst fort a regarder le bon hermite, et dist que avecques luy feussent reposans pour celle nuit, et que le lendemain au matin il rescouteroit voulentiers, se son aise et son plaisir estoit de soi ainsi conduire, a quoy le duc respondy qu’il le feroit ainsi.

[§ 516] (vo) A la requeste du saint preudhomme hermite, le très noble prince Gerard demoura illec celle nuitiée. Et en passant le surplus de la journée, se chaufferent et aisierent ensemble, luy, la dame, la jeune damoiselle et le saint homme, quy de fait apensé les avoit retenus pour plus aiseement sçavoir la bonne ou mauvaise voulenté du vaillant duc que point ne congnoissoit ancoires. Touteffois il luy enquist de son estat, lorsque le jour fut venu, le plus aguement qu’il peust, et le duc luy en racompta assez près pour de luy et de son estat et renom donner aucune congnoissance. Et quant l’eure du repos fut venue, ilz prindrent a eulx mettre a repos pour dormir. Mais très petit reposa le noble prince, ainchois ne fina de toute la nuit penser a son estat qu’il souloit maintenir en hautesse, en honneur, en grant pompe et en toute prosperité et joieuseté mondaine. Et ores luy convenoit sieuvir le chemin et les termes de povreté, de adversité, de dangier et de toute tribulation, en quoy il se veoit tout plainement bouté, et par quoy il povoit venir au trés douloureux manoir et logeis de desesperance. Et en bonne verité l’istoire maintient que par plusieurs foiz eust esté surprins des temptations de l’ennemy d’enfer, tant estoit desconforté, n’eust esté le sens et la bonne discretion de la vaillant duchesse, quy a tous propos le reconfortoit en luy remoustrant les fortunes et la muableté des choses mondaines et les haultes vertus des choses infinies de Dieu moult doulcement et amiablement. Et en celle meisme nuit, comme vous pouez de (fol. iiiic lxj) legier penser, ne dormit guaires le saint preudhomme hermite, ainchois escoutoit les complaintes du douloureux prince et les grandes lamentations qu’il faisoit a soy meismes, disant en son courage en gémissant et jettant de griefz souspirs : « Ha a ! » fait il, « comme de trés malle heure feuz je né de mere, pour en mes vieulx jours estre subject a si grant misere et meschanceté comme je perchoy plainement quy desja encommence a moy approchier pour me courir seure. Las ! moy chetif, or souloie estre grant seigneur, grant et riche terrien, en tous biens habondant et haultement honnouré de tous princes, chevalliers et nobles hommes ; j’avoie mes grandes citez, mes fors chasteaulx, mes champs, mes prez, mes bois et mes rivieres pour moy desduire. Certes, j’avoie mes veneurs, mes braquonniers, mes chiens, mes oiseaulx et mes gentilz hommes et serviteurs quy honnourablement vivoient entour moy. Je souloie naguaires avoir mes palais, mes sales et mes chambres tendues et mes pourvisions et garnisons pour mon estat noblement soustenir et joieuse vie demener. Je souloie avoir mes chevalliers, escuiers, vassaulz, officiers et gens de guerre quy estoient tous appareilliés de garder mon corps et mon honneur. Je souloie avoir mes coffres garnis d’or et d’argent et mes riches joiaulx en bonnes gardes. L’en me souloit aporter mes rentes et mes revenues, mes tailles et mes gabelles de toutes pars de jour en jour, et avecques tout ce je souloie avoir l’amour de mes nobles hommes et de mon pœuple quy a present ne m’aime guaires, et non sans cause, (vo) car ilz sont par mon oultrage et mauvais conseil apovris, occis et emprisonnez par la guerre que j’ay maintenue tant et si longuement que je n’en puis plus. Ainchois me fault languir en douleur, vivre en povreté, user le remanant de mes jours en continuelle desplaisance, lamenter, regretter, plourer, gemir, doulouser, plaindre souspirer, et en maniere de desconfort batre mes paulmes, detordre mes poings, esrachier ma barbe et mes cheveulx et dire : « Helas ! chetif, helas ! dolant, helas, trés malheureux crestien, que deviendras tu ? »

[§ 517] Comme entendre pouez se passa celle nuyt et le lendemain au plus matin se leva le saint preudhomme quy bien avoit entendu les plaintifz que le noble duc Gerard avoit fais. Et quant il eust dit ses devotions par loisir, il adresça sa parole au duc Gerard, et luy demanda se a luy il vouloit parler ; et il luy dist que ouy moult voulentier, quant bon luy sembleroit. Adont le preudhomme mena le duc Gerard en ung requoy a part ou il n’y eust fors eulx deux tant seulement, et la fut Gerard par le saint homme admonnesté par paroles moult gracieusement, et tellement que a luy se confessa des pechiés, oultrages et torffais qu’il avoit commis et faits commettre durant la guerre du roy Charles Martel et de luy ; mais qu’il eust onques eu tort de avoir livré guerre au roy Charles Martel ne voulu il onques faire conscience ne en requerir pardon. Et quant le saint hermite l’eust trés bien escouté, il luy demanda la cause pourquoy il ne vouloit nullement faire conscience de ce que tant hayoit Charles Martel qu’il avoit tant (fol. iiijc lxij) longuement et si mortellement guerroié, pour laquelle cause, comme il maintenoit, si grant nombre de vaillans hommes et de bon pœuple estoit mort, que plus de trois cens mile hommes avoient celle guerre comparée, dont c’estoit pitié et douleur. — « Certes, sire preudhomme, » respondi le noble duc Gerard, « vous dittes trés bien, mais se j’en avoie le pouoir, ancoires en fineroit il par glaive autretant ainchois que je n’en venisse a mon dessus. Et, si c’est vostre plaisir, je vous recompteray dont la guerre d’entre Charles Martel et moy proceda[336]. » Adont le trés noble prince Gerard luy prinst a racompter du commencement jusques en la fin en gros les aydes, les services et les plaisirs qu’il avoit fais a Charles Martel du temps de Marsebille, sa premiere femme, comment il avoit traveillié pour le faire couronner roy, et comment il avoit menée a fin la guerre qu’il avoit eu a l’encontre de Hillaire, duc d’Acquitaine. Et puis luy racompta les conditions et comment ilz s’estoient mariez, et comment le roy[337] et pourquoy il [avoit] voulu avoir la femme qu’il avoit fiancée en change de la sienne quy luy estoit envoyée a sa requeste de Honguerie. Et pour ce faire, comment il luy avoit nettement quittié tout le paijs de Bourgoingne et tous les hommages des autres terres qu’il tenoit de luy, et que après toutes ces choses il l’avoit fait sommer de venir a sa court pour lui faire hommage de la terre de Bourgoingne et de toutes les autres terres qu’il tenoit, et pour ce qu’il avoit esté reffusant de ce faire s’estoit leur guerre encommenciée.

(vo) Tout par loisir escouta le saint homme, les raisons du vaillant duc Gerard lequel en nulle maniere ne voulu son grant courage desmouvoir de la hayne mortelle qu’il avoit au roy Charles Martel, mais il vouloit sçavoir en conclusion qu’il estoit advenu de leur guerre, sur quoy Gerard luy respondi, disant : « En verité, beau pere, de nostre guerre il est ainsi advenu que la plus part de mes hommes y ont esté mors et detrenchiés. J’ay mes bons amis charnelz perdus en bataille. Il m’a, par sa force, tollu mes citez, mes villes, mes chasteaulx et mes forteresses, mes terres et mes possessions, et moy meismes m’a tellement dechassé que pour le jour d’huy je ne tiens une seule roye de terre, comme tout ce povez plainement veoir ; de quoy mon cœur est si trés douloureuz que jamais je n’auray ne bon jour ne demy jusques a ce que j’en aie eu vengement. »

[518[338]] Adont le saint ermite luy demanda par quelle maniere il pensoit d’en estre vengié puisque il n’avoit quelque povoir contre luy. — « Certes, sire, » respondy le bon prince, « je viz en bon espoir, car ceste dame que j’ay espousée est fille du roy de Hongrie, duquel, après son trespas, je tendray le royaulme. Et lors je menneray en France tant de Hongres que je desheriteray Charles Martel. — Voire, » dist adont le saint homme, « mais comment parvendrez vous a la seignourie du royaulme de Hongrie, veu que le roy est ancoires pour longuement vivre ; la chose est apparante d’une trop longue attente. — Certes, beau pere, » respondy le bon (fol. iiijc lxiij) prince, « de ce me soussie je peu ; » mais il vous fault entendre qu’il estoit attaint d’un rayon de rage deabolique qui terriblement le traveilloit. Puis dist : « Sachiés que je le feray avant mourir par poisons ou autrement, a celle fin que de mes terres et seignouries je puisse jouyr paisiblement et a ma plaisance, et tout ce pour mes voulentez accomplir. » Et quant le saint preudhomme eust entendu le duc Gerard quy ainsi estoit malement encouragié, il se leva de son lieu et s’en ala querir une estole qu’yl luy jetta au col, et en le seignant par trois fois, dist en moult grant devotion : « Partés d’icy, faulx ennemis d’enfer, et a moy seul laissiés convenir de ce pecheur. » Si fut adont Gerard si courrouchié et si pensif qu’il eust deux ou trois fois voulenté, et de fait delibera en son courage, que au saint hermite il couperoit la gorge d’un trenchant coustel.

Certainement le saint hermitte fut en moult grant dangier de sa vie a celle fois, et non pour tant qu’il veist au desolé prince esroullier les paupieres et estraindre les dens, se prinst il courage, et luy dist par bonne maniere : [519] « Beaux amis je t’ay bien entendu, et trop es en perilleux dangier si tu ne reprens ton bon sens, car le deable quy en ton corps est te fait parler et penser tout ce quy est contraire au salut de ton âme quant tu dis que tu te vengeras de celluy quy est trop plus puissant que tu n’es, et quy par sa force t’a desherité et tollu ton paijs et tes seignouries. Sur quoy je te respons qu’il a bien fait, et mal t’en prendra si tu ne viens a amendement. » Si fut le duc (vo) trop plus courrouchié que devant. Et bien dist que plus tost yroit oultre mer Dieu renoier que voirement ne s’en vengast, pour tant que a tort luy avoit fait guerre et qu’il luy avoit redemandé ce que autreffois luy avoit donné et quittié franchement par le traittié de son mariage. Adont lui respondy le saint hermite moult courtoisement disant : « Certes, chevallier, tu m’as icy racompté des choses bien terribles et merveilleuses, a quoy je te vueil faire une response. Presuposé tout ce que tu m’as dit, et que tu ne tiens point Charles Martel a seigneur, pour ytant que ja pieça il te quittast ta terre et te eust affranchy en ton mariage faisant, saches que il ne povoit ce bonnement faire se tous les douze pers de France ne l’avoient accordé et placquié leurs seaulx a la chartre sur ce donnée ; car ung roy de France ne peult luy ne ses hoirs, selon raison juste et vaillable, desheriter ; et si sont les pers et conseilliers de France ordonnez pour garder que l’honneur du royaulme ne soit par le roy meisme ne par autre diminué ; si vaulsist trop mieulx, quoy que tu penses en ton orgueilleux courage, que tu eusses le roy servy quant par ses messages il t’en envoya requerre, et pas ne feusses orendroit de tes seignouries fourbany. Et fais grant doubte que du pœuple dont tant est mort comme tu dis ne conviengne que tu en soies devant Dieu respondant. Si ne te sçauroie mieulx conseillier fors que tu t’en repentes de bon vouloir et que tu retournes par devers tes amis, lesquelz tu requerras que ilz prient au roy pour toy tellement que de sa (fol. iiijc lxiiij) benigne grace il te vueille pardonner tout ce que tu luy peulx avoir fourfait, et que il te rende tes terres et seignouries ; et tu le serviras comme tu es tenu de faire, toy bien conseillié, »

Trop merveilleusement fut courrouchié le vaillant duc Gerard quant il eust entendu le saint preudhomme hermite quy ainsi le cuidoit chastoier, et quy tel conseil luy donnoit ; il le prinst lors ci a maudire moult asprement, disant que avant il devendroit deable d’enfer. A tant il se leva de devant luy et s’en retourna devers la duchesse et luy dist : « Ma compaigne, partons nous hastivement d’icy, car se plus me y faittes demourer je sçay de vray que j’osteray la vie a cest hermite. » Mais j’ay leu en ung autre livre rymé de grant anchienneté que le saint homme le remist en la bonne voye et le retourna a repentance[339] ; ne sçay mie bien lequel croire. Car tant estoit le duc Gerard fier et criminel que nul plus. Au fort, sans plus mot sonner, luy, la dame et la demoiselle se misrent au chemin comme ung homme désolé et quy n’est mie en son bon sens naturel ; et ainsi la noble dame le sieuvy, laquelle oncques pour peine, pour meschief ne pour traveil que elle eust a souffrir ne luy aussi ne le voulu laissier, mais en elle meismes demena ung deuil merveilleux, disant en detordant ses bras, en esgratinant sa belle face, en esrachant ses cheveulx et soy cruciffiant par ung inestimable dueil : « Ha, a ! lasse, moy dolante, que fist mon pere Othon quant a ung si merveilleux chevallier me donna par mariage. Certainement trop (vo) mieulx ne venist avoir estée en ung puis jettée ou en la mer, quant a luy fus par nom de mariage assignée ! »


Elle essaie en vain de ramener son époux à des sentiments moins farouches : celui-ci declare que, dût-il donner son âme « a Sathan, a Bulgibus ou a Lucifer », il se vengera du roi. Chemin faisant, ils rencontrèrent des marchands venant de Honguerie.


[521] (fol. iiijc lxvj) Lors la noble princesse leurs prinst a demander des nouvelles de Honguerie, et ilz dirent que le roy Othon estoit alé de vie par mort, et que desja le roy Charles Martel avoit en sa main tout le royaulme, car il y avoit envoié gens tous propices quy avoient de par luy prins la possession et la saisine de tous le paiis (vo) et pour prendre Girard de Roncillon se il y venoit par aucune adventure. Si fut pour ces nouvelles le noble prince Gerard plus doulant que l’en ne vous sçauroit racompter. Et trouva lors une bourde si tost faitte et pourpensée que l’on ne pourroit mieulx, disant a iceux marchans que Gerard de Roncillon, quy si longuement avoit mené guerre a rencontre du roy Charles Martel, estoit mort. Et lors luy demanderent les marchans ou ce estoit advenu que le prince Gerart estoit mort et que a paines le pourroient ilz croire, pour tant que Dieu n’avoit point accoustumé de si tost prendre une mauvaise personne. Et affin que iceulx marchans publiassent en France ces nouvelles, il leur respondi lors : « Sachiés, beaus seigneurs, que en ung bois ou nous cheminasmes l’autre jour je ves le noble duc Gerard vif et mort. Et n’en doubtez point, car plus ne meffera au roy ne a quelque autre personne en nulle maniere que ce soit, mais pour guerre qu’il ait menée en soy deffendant, l’un ne le doit point tant maudire, ainchois sommes tous tenuz de prier pour les trespassez[340]. » Si adjousterent foy iceulx marchans a ses paroles, et tellement chevauchierent par leurs journées que ilz arriverent en Paris ou Charles Martel estoit, auquel ilz racompterent ces nouvelles (§ 522), et les lui certiffierent estre vrayes, et dirent comment ilz l’avoient ouy dire a pellerins, lesquelz avoient veu en ung bois Gerard de Roncillon mort et vif. Mais quant le roy fut adverty de ce que dit est, vous devez sçavoir qu’il fut moult joieux, comme celluy quy le haioit trop mortellement, et au contraire la royne en fut tant (fol. iiijc lxvij) si parfondement a plourer que rappaisier ne se povoit la noble dame....... [§ 525] Au fort ilz partirent d’illec, et tant cheminerent qu’ilz s’embatirent en ung village dont le seigneur et deux filz qu’il avoit estoient derrenierement demeurez mors devant Roncillon et plusieurs de leurs hommes, dont les dames, les damoiselles et en grant nombre d’autres femmes plouroient et crioient comme celles qui n’avoient pas longtemps esté adverties de la douloureuse journée et occision quy faitte y avoit esté. Et maudissoient le duc Gerard....


Girart se laisse de nouveau abandonner à la douleur : il résiste aux supplications de sa femme qui l’engage à s’humilier envers Charles.

Arrivés au bout du village, les deux fugitifs pensent y prendre logement chez une femme qui entre en conversation avec eux au sujet de la guerre récente, et qui, voyant le nouveau venu prendre le parti de Girart de Roussillon contre le roi, le met lui et sa femme à la porte. « Et ce fait, s’en monta au planchier, et par les fenestres jetta sur Gerard et sur la duchesse..... ung pot plain d’escloy et d’ordure » (fol. iiijc lxviij). Girart et Berte vont se réfugier chez un fournier et se chauffent à son four. Puis, à l’insu de sa femme, Girard va mettre le feu à la maison d’où on venait de l’expulser. Il revient ensuite prendre sa femme et l’emmène hors du village. Celle-ci est désolée de l’acte que vient de commettre son mari. Sur son avis, ils changent tous deux de nom : il se fera désormais appeler « Josse le mauvais » et elle « Beatrix » [cf. § 526].

(Fol. <span title="Nombre iiìjc lxix écrit en chiffres romains" style="text-transform:lowercase;">iiìjc lxix v°) Ainsi se misrent a nom le noble prince et la noble princesse Josse et Beatrix. Si cheminerent a piet par plusieurs jours tant qu’ilz approcherent ung bras de mer lequel il convenoit passer. Et la trouverent assez près gens ausquelz ilz demanderent des nouvelles du paiis d’Allemaigne et de Honguerie. Et ilz leur dirent qu’en tout le paijs il n’y avoit nulles plus grans nouvelles sinon que mort estoit le roy Othon de Honguerie, et que le roy Charles Martel avoit fait publier (fol. iiijc lxx) par tout le royaulme de Honguerie, de France, par toute Bourgoingne et en mainte autre contrée que quy porroit le duc Gerard de Roncillon avoir en vie, et luy en feroit present, il luy feroit donner son pesant de bon argent monnoyé. Si devez sçavoir que le noble prince fut de ces nouvelles si trés dolant que plus n’en pouoit. Et croist l’istoire que par plusieurs fois il se fust desesperé ou en une maniere ou en autre, se la bonne duchesse ne l’en eust detourné en le trés aigrement reprenant, et en luy remoustrant comment il convenoit avoir pacience, et que tout ce luy procedoit par son oultrage, et que c’estoit pugnition de Dieu.

Pour abregier nostre narration le prince Gerard et la princhesse sa compaigne se destournerent de icelluy chemin et tant cheminerent qu’ilz approcherent une cité ou ville que l’on appelloit Roos[341], et la entrerent et se logerent en la maison d’une trés perverse femme laquelle leur refusa son logeis pour l’amour de Dieu. Et pour ce qu’il estoit feste si solempnele comme du jour de Noel, la duchesse requist a celle femme qu’en l’onneur de Dieu et de sa benoite nativité et du bon jour, qu’elle les voulsist herbergier. Adont le mari, oiant ce que dit est, vint a eulx et les loga soulz une montée ou le vent venoit de toutes pars et y faisoit une telle froidure que la prinst Gerart une telle maladie que tout le corps luy empira et deffist en quatre jours et quatre nuits que la se tindrent. [§ 527] Et comme il est dessus declairé, le noble duc avoit eue sa robe toute deschirée et rompue par les bois et par les espines, par les arroinches et autrement, si que la dame, quy tant estoit bonne ouvriere que nulle plus, la refaisoit de telle heure (vo) que la bourgoise chiés quy ilz estoient logiés vint illec et regarda la noble dame besongnier. Si fut comme fole et eschervelée et bouta hors de sa maison la dame et son mary, disant qu’elle n’avoit cure de telle truandaille qui estoient grans et fors et qui bien sçavoient gaignier leur vie se a eulx ne tenoit. Or estoit Gerard tellement agravé de maladie qu’il ne se povoit bonnement soustenir. [§§ 528-9] Si s’en perceu trés bien ung notable bourgois de Roos lequel se faisoit Henry appeller, lequel passoit par illec et luy dist qu’il s’en venist en son hostel et que pour l’honneur de Dieu trés voulentiers feroit penser de luy, comme il fist veritablement. Et tant bien en fist penser qu’en petit de temps il prinst a guerir. [§ 530] Ung jour entre les autres estant le noble duc Gerard couchié ou lit malade chiés le bourgois ou il avoit ja esté plusieurs jours moult affoibly, par les grans mesaises de famine, de froit, de morfonture, de malheureté, de paine, de traveil et de merancolie, mist ses bras a l’air hors du lit, si les regarda par grant admiration, et les vist meisgres, povres et si descharnez que plus n’y avoit de substance fors le cuir, les nerfs et les os. Adont il encommença de soy seignier, et se prinst a repentir des maulx qu’en son temps il avoit fais, disant : « Beaulx sire Dieu, mon pere, mon createur et mon redempteur, tant estes envers moy courrouchié. Et comme chierement me sont orendroit vendus les maulx quy a ma cause ont en mon temps estez commis. Ha a ! Fourques, franc et noble chevallier, or vous ay je bien perdu, et si ne sçay comment ou se vous estes mort ou vif. Et vous Boos, Bernard, Fouchier et Seguin quy en tant d’estours et de mortelles batailles (fol. iiijc lxxj) vous estes trouvez pour mon honneur soustenir et a voz povoirs garder ! Comme pour vostre amour fut mon cœur dolant quant sur la champaigne je vous percheuz devant moy mors gesir tous estendus a la terre !..... »

Adont la noble duchesse, oyant son seigneur ainsi souspirer haulça le chief pour le regarder et lui dist : « Mon chier seigneur quy vous meult de ainsi plourer et souspirer ?.... » (vo) Et pour le ung petit consoler luy recorda la vie d’un saint preudhomme lequel, pour pacientement avoir enduré les tribulations de ce monde, fut en la fin saulvé. Et tant de bonnes vertus et de bonnes euvres luy remonstra et par tant de fois que il en amenda sa vie et devint plus humble et plus recongnoissant que par avant n’avoit esté, et se maintint en tel estat de mieulx en mieulx, voire en recongnoissant son createur autrement qu’il n’avoit accoustumé de faire ; de quoy la dame quy tant estoit de toutes vertus garnie fut moult joieuse, et non sans cause. [§ 531] Et quant le vaillant prince fut guery, il prinst congié au bourgois et se mist au chemin vers les grans bois d’Ardenne en approchant la ville de Buillon[342] ; et advint que comme il traversait le chemin il ouy es bois des charpentiers ou au moins gens quy abatoient arbres, lesquelz il escouta et tira celle part pour les trouver, car il ne luy chailloit a quoy faire il gaignast sa vie, mais que ce fust par honneur. Si trouva deux charbonniers qui se chauffoient a ung grant feu, dont l’un estoit appellé Richier et l’autre Hubert[343], et estoient natifz de celle contrée.

Celluy Hubert, quy plus estoit mocqueur et gabeur que Richier, demanda au fortuné prince Gerard se luy et la dame estoient pellerins, et de quel paijs ilz venoient. A quoy Gerard respondy que voirement ilz estoient pellerins et que leur argent estoit failly ; si en gaigneroient voulentiers pour avoir la vie de luy et de sa femme. [§ 533] Pour abregier, ilz menerent le noble prince (fol. iiijc lxxij) et la duchesse en la ville dont ilz estoient, nommée Aurical, assez près de Buillon en Ardenne, et accompaignerent Gerard pour porter charbon en la bonne ville et gaignier a butin. Car Gerard estoit plus grant et plus fort que nul d’eulx, et autant en eust porté tout seul que ilz eussent fait eulx deux. Et finablement ilz firent a Gerard louer une chambre en Aurical chiès une vaillant femme avecques laquelle Berthe la noble dame besongnoit en linge, en lange, en soye, voire de l’esguille tant bien que son labeur et ouvrage fut moustré, si qu’en peu de temps elle eust en ses mains toutes les bonnes besongnes des gentilz hommes, des seigneurs, d’eglise, de bourgois, des marchans, des dames, des damoiselles et bourgoises de la contrée. Et tant estoit belle, doulce, gracieuse et courtoise que toutes gens la regardoient moult voulentiers, et souvent frequentoient les filz de bourgois et jennes gentilz hommes entour elle pour son amour cuidier emprunter, mais saigement leur sçavoit respondre et donner excusations solventes et vaillables quant l’en luy disoit que moult belle estoit pour ung grant seigneur ou pour ung filz de chevallier ou de noble homme, et qu’elle seroit requise de habandonner celluy paysant charbonnier son mary quy estoit noir, embrouillé, grant, hideux et trop mal fait, tellement qu’il n’estoit point digne d’avoir la compaignie d’une telle figure comme elle portoit, et que moult la plaingnoient a celle cause.

Certes la noble dame fut par maintes fois constrainte de ouyr plenté de paroles dont moult voulentiers elle se feust passée. Mais elle leur repondoit (vo) moult sagement et disoit ; « Ha ! ha ! beaus seigneurs, de ce ne me vueillés parler, car pour nul tresor je ne vouldroye celluy laissier ne habandonner quy povre fille m’a prins et qui m’a eslevée et nourrie, tellement que jamais je ne le pourroie hayr. » Si en tindrent grant compte tous ceulx quy ainsi l’ouoient excuser. Et bien dirent qu’elle estoit moult vaillant femme quant ainsi se sçavoit honnourablement maintenir et gouverner en sa povreté ; et, quy plus estoit, par le grant sens qu’elle avoit, jamais de tout ce ne faisoit quelque mention a son seigneur Gerard, lequel se occupoit par chascun jour a aler au bois querir et porter le charbon a son col jusques en la ville de Buillon ou il le vendoit tout le mieulx qu’il pouoit, et revenoit une foix ou deux la sepmaine a l’ostel vers la dame quy tant l’aymoit que l’en ne pourroit plus et luy elle. [§ 534] Et dist l’istoire que ilz furent ensemble assez longuement vivans en telle et si austere povreté que nul homme n’eust jamais pour rien recogneu Gerard, non mie Aymon duc d’Ardenne[344] et filz au vaillant duc Thierry que Boos et Seguin son parent occirent a Saint Germain des prez lez Paris, comme dit est. Si veoit le duc Gerard moult souvent les barons lors qu’il alloit a Buillon et es autres bonnes villes du paijs, et si veoit des chevalliers et nobles hommes qui jamais ne l’eussent recongneu ne pensé a son fait, tant estoit de charbon ou de poussier noir et espouentable a regarder.

Il advint ung jour entre les autres, ainsi comme le duc Gerard et la duchesse Berthe vivoient en telle povreté comme vous avez ouy racompter, et que les seigneurs du paijs estoient en paix, que plus n’avoient de (fol. iiijc lxxiij) guerre, ilz voulurent a une haute feste faire unes joustes ou ung tournoy emprès Buillon, et la devoient estre tous les nobles hommes, les dames et les damoiselles de la contrée. Et avoient pour ce faire dreschié hourdeis et eschaffaulx pour arrengier dessus les anciens chevalliers, les dames et damoiselles a leur aise et plus plaisamment. Et fut celluy tournoy si publicquement, haultement et notablement rementeu que chascun le sçavoit certainement, et se esmeurent pour le aler veoir plenté d’hommes des villes voisines et des villages d’environ. Et finablement y allèrent le duc Gerard et sa femme pour le veoir. Et pour le mieulx regarder, se misrent sur le doz d’un petit tertre quy la estoit, et se seirent comme les autres, car moult grant plaisir prenoit le noble duc a veoir bouhourder ; et aussi comme vous sçavez c’estoit son premier mestier. Et si estoit aussi la plaisance des dames de veoir rompre lances, de perchier escus, de couper mailles de haubert et de verser chevalliers et escuiers jambes levées jus des chevaulx. Or estoient la le duc d’Aiglent, le duc d’Ardenne et plusieurs contes, chevalliers, escuiers et nobles hommes du paijs d’Ardenne, d’Allemaigne, du Liege, de Loheraine et d’ailleurs, quy d’armes faisoient autant que a eulx estoit possible, mais quy mieulx s’i porta, qui mieulx s’i contint ne qui le pris conquesta ne racompte point la vraie histoire, car elle ne voeult faire mention que du duc Gerard et de la dame Berthe quy la estoient pour jugier a eulx et parler de ceulx quy joustoient le mieulx. Et advint ainsi que Gerard, quy estoit assez près de Berthe sa femme, laquelle avoit moult longuement (vo) devisé a luy, fut moult ennuyé pour tant qu’il estoit de ce mestier ouvrier et maistre, et mist sa teste ou geron de la duchesse laquelle regardoit moult ententifvement les hourdeis, les paremens des eschaffaulx et les dames et damoiselles quy dessus estoient richement atournées, vestues et parées. Adont il luy souvint que ainsi souloit elle estre et deust ancoires, se raison eust gouverné fortu[n]e ; puis luy souvint de Alexandrine sa suer quy estoit royne de France ; si luy surunda le cœur par telle fachon qu’il en sourdy une eaue quy luy monta jusques aux ieulx, et de la descendirent au long de sa belle fache, tellement qu’elles chaïrent jusques sur le menton de Gerard, son espeux, quy lors la regarda lermoier.

Merveilleusement fut grant le courroux que le noble prince Gerard eust a son cuer quant il percheu la duchesse plourer. Il luy dist lors comme par despit : « Par ma foy, dame, bien perchoy, et plus ne le pouez celer, que ma compaignie vous desplaist, mais vous n’avez pas trop mauvaise cause, quy la verité en diroit. Car avecques moy vous usez voz jours en trop grant misere, en grant chetiveté et en povre mendicité, quy estes de tant noble estration, comme fille de roy que l’on deust selon raison servir noblement en accomplissant voz bons plaisirs et souhais. Si vous conseille, et autreffois vous en ay requis, que vous me laissiés seul endurer et porter le mal que je meismes par mon trés grant oultrage ay acquis et desservy, et vous retraiés par devers vostre suer la royne, laquelle, comme je pense, se bonne foy et vraie nature ne sont en elle faillies, vous (fol. iiijc lxxiiij) recepvera benignement, considerant que vous estes son ainsnée, et tant fera envers le roy qu’il pour son honneur vous baillera estat pour vivre vous et vos servans bien et honnourablement. Si vous convoieray jusques en France la ou nulz ne me sçavroit jamais en tel estat comme je suis recongnoistre, et je demourray par de la attendant la grace de Dieu et de fortune qui se pourra par adventure tellement tourner en aucun temps que je parvendray a ce que je ravray de quoy guerroier Charles Martel que jamais mon cœur ne pourroit aymer, pour mourir en mendiant et en demendant mon pain. »


Berte répond en protestant que jamais elle ne quittera son époux. Tous deux reviennent tranquillement à Aurical et la vesquirent ainsi comme ilz avoient accoustumé ».

Peu après, Girard, obsédé par la haine qu’il portait à Charles Martel, eut comme un accès de folie. Un jour qu’il était dans le bois, il devint furieux, arracha une branche de chêne et se mit à batailler contre les arbres avec tant d’acharnement « que a celle heure, se il eust rencontré les deables de enffer, l’istoire croist que il se feust a eulx combattu (fol. iiijc lxxv). » Quatre ribauds, qui l’avaient pris en haine, choisirent assez malheureusement ce moment pour fondre sur lui. Girart en assomma trois, le quatrième réussissant à s’échapper. Berte, informée de cette aventure, comprit qu’à la suite d’une telle affaire, son époux courrait grand risque d’être découvert, et lui conseilla de fuir[345].

Ils partirent d’illec et se mirent au chemin par nuit et si secretement que de ce jour en avant ilz ne furent plus veus en ces marches. Mais atant se taist pour le present l’istoire du noble et vaillant prince Gerard de (vo) Roncillon pour racompter des Sarrazins quy descendirent en France pour la conquerir. Voire, comme je treuve en ung livre different a celluy sur quoy je treuve du prince Gerard de Roncillon seulement. Et a celle fin que aucune faulte n’y ait, et que tout se puist retrouver par les poins ainsi comme je les treuve rymez, en diray de l’un et de l’autre a mon povoir tout le plus veritablement que possible me sera, par protestation de non estre reprins se aucune faulte y avoit, car je ne puis racompter ne descripre en prose fors autant que j’en treuve en ryme.


91. — Comment le puissant roy Bondiffer de Cordres assambla ses grans ost pour venir en France a l’ encontre du roy Charles Martel.

L’ancienne et vraye histoire racompte qu’en celluy temps la guerre fut en France si trés grande et si mortelle d’entre le roy Charles Martel et le puissant duc Gerard de Roncillon, que maint vaillant chevallier y perdirent la vie, mainte dame et damoiselle y demourerent vesves..... et si mal fut le royaulme de France mené a cause d’icelle guerre que les Sarrazins en mainte contrée en ouïrent les nouvelles.....


101. — Cy s’ensieut une collation ou prologue déclairant comment le facteur de ceste euvre a trouvé ung autre traittié parlant encore des fais de Charles Martel, du duc Gerard de Fourques et d’autres[346].

Vous avez cy dessus peu ouyr comment le roy Charles tel et le noble duc Gerard de Roucillon furent paciffiés ensemble de la grant guerre que ilz avoient menée l’un contre l’autre, selon ce que declaire l’un des livres sur ce composé et escript en vieille rime ; si convient prendre la peyne de vous reduire d’icelle rime en prose, et vous de le lire et entendre, se bon vous semble, une autre maniere de pacification que je ay trouvée et veue en ung autre livre rimé pareillement, lequel racompte du gentil duc si amplement que il declaire de ses fais jusques a sa fin, et sa mort meisme contient cestuy derrenier livre, et parle de son cousin Fourques quy toujours estoit en la prison du roy Charles Martel, puis vous racomptera comment (fol. vc xix, v°) l’église de Veselay fut fondée par beaulx miracles et de la vie de la noble duchesse Berthe, sa femme, qui vesquy moult saintement, mais de sa fin ne racomptera point l’istoire, car elle ne parlera fors jusques a la fin du duc. Et de la mort du roy Charles Martel racomptera l’istoire en ung autre livre subsequent, lequel fera mention de son filz Pepin le petit, lequel fut en son temps garny de grant vaillance, jasoit ce qu’il fust de petite corpulence et stature. Si reprendra l’istoire a racompter du prince Gerard quy estoit au tournoy, ou luy et sa compaignie regardoient jouster les barons auprès de Buillon, la ou elle ploura mainte lerme en ramenant a memoire le temps passé, tellement que ses lermes cheoient sur la face de son seigneur quy son chief avoit mis ou giron de la dame ainsi comme par ennuy[347]. Et ce que je diray, a celle fin que ce ne semble reditte aux liseurs ou aux escoutans abregeray couramment tout le mieulx que je pourray, jusques a ce que la matiere soit changie que vous avez ja entendue. Si pourrez croire lequel que mieux vous semblera digne pour y adjouster foy, car en deux manieres ne peurent les deux princes estre veritablement pacifiés. Et pour tant que je meisme ne le pourroie croire, vous fay je recitation de ce que j’ay trouvé par escript comme dit est. Et puis par ce croire que tous livres ne se ressemblent mie, combien qu’ilz parlent tout d’une matiere.

Quant le desolé prince Gerard se senty moullié des lermes quy des yeulx de la dame cheirent sur sa face, et il luy eust dit ce que cy dessus est contenu, (fol. vc xx) elle le semondy et requist qu’il voulsist retourner a Paris, la ou il sçauroit estre le roy, disant que quaresme estoit et bon temps, et que tout homme se devoit amender contre le jour de Pasques quy approuchoit, ayant fiance en la royne sa suer, laquelle pourchaceroit sa paix comme elle l’avoit en une nuit songié. Et, fin de compte, elle fist tant par ses parlers que le duc son seigneur s’i accorda. Lors ilz partirent d’illec et enquirent ou le roy se tenoit, et l’en leur dist qu’il aloit faire ses Pasques a Orléans. Si cheminerent tant qu’ilz viendrent en la cité tout ainsi mal habilliés povrement, comme vous le povez penser que si estoient ilz[348]...


102. — Comment la royne de France fist rendre et delivrer au duc Gerard Roncillon et ses autres places sans le sceu du roy.

L’anchienne histoire racompte que quant le duc Gerard et la duchesse Berthe sa femme eurent estez au roy Charles Martel presentez par la royne, quy l’ottroy avoit et le don de la paix du duc Gerard et de Berthe sa suer[349], et le roy eust regardé le roy[350] par despit et respondu a la royne qu’elle l’avoit trahy en la presence des barons quy la estoient, il[351] fu tant esbahy que merveilles, et non sans cause quant il le vist partir du prael sans avoir de luy nulle bonne response. Et dist a la royne qu’il vouldroit estre (fol. vc xxvij) dont il estoit venu, puis que autrement ne se povoit avecques le roy appointier. Et luy requist qu’elle luy feist ses meschans habis rapporter et qu’elle le feist secretement conduire en la cité, voire par ainsi que sa femme Berthe luy demourast, et qu’il s’en alast tout seul a son aventure. Si devez sçavoir que grant fut le dueil que la duchesse demena quant elle ouy ainsi parler son seigneur, et respondi devant la royne quy en eust tout grant pitié que elle plus ne pouoit : « Lasse ! » fait elle, « mon chier seigneur, vous voulez ainsi eslongier d’icy sans moy, quant si longuement et jusques aujourd’uy vous ay tenu tant bonne compaignie ».....

Ainsi comme la se doulousoient le duc Gerard et la duchesse, vint devant la royne ung escuier de moult bonne part, lequel estoit filz d’un ancien preudhomme et vaillant chevallier nommé Begon de Valaloy ; et se faisoit son filz appeller Bertran de Valaloy[352], quy de loyaulté, de preudhommie et de bonté estoit duit et asseuré par nature a enssieuvir les meurs et les (vo) conditions de son pere Begon, et dist a la royne par trés grant sens : « Madame, je viens vers vous privéement pour mon cousin Gerard qui cy est aidier de tout mon pouoir a saulver se je pouoie. Et sachiés que le roy est tres mal meu par l’enhort de son conseil qui traitte avecques luy de la mort du conte Fourques et de la sienne niepce, dont a paines se pourra garder se brief vous n’y remediés, car les parens du duc d’Ardenne en sont de ceste heure a conseil, duquel je me suy party hastivement pour vous en venir advertir. » Si fut le noble duc de ces nouvelles plus doulant que par avant[353], et moult en remerchia son cousin, priant humblement a la royne qu’elle le voulsist de leans delivrer. — « Certes, sire Gerard », fet elle, « non feray. Et ja n’aiés paour, car, maulgré tous voz ennemis, je vous remettray en vostre seignourie, puisque le roy m’a le don de vostre paix ottroié, et bien en est en moy par les manieres que vous orrez, et sanz ce que le roy ne autre m’en sceüst reprendre. Vray est que ja piecha fut au roy et a moy par pelerins rapporté et certiffié pour verité que vous estiés mort. Si demanday au roy le douaire de ma suer quy est icy, pour lequel il me donna Roncillon et tout le païs, Montargon, Dijon, Chastillon, Vaulcoulour[354] et plusieurs autres places fortes assez, lesquelles j’ay tous jours depuis tenues en ma main, les ay fournies de gens quy y sont pour moy et qui, sans nulle contradiction, seront a mes commendemens obeïssans. Si vous y envoieray premiers, et ma suer et moy nous sieuvrons avecques Bertran et plusieurs autres qui me tendront compaignie. Et au triboul comme (fol. vc xxviij) au triboul, le roy se rapaisera après s’il voeult. »

Quant la royne eut en son cœur entreprins la salvation du duc Gerard, elle manda ung moult noble homme nommé Droon[355], lequel avoit un filz, chevalier preu, sage et vaillant, nommé Anchier quy le chastel de Roncillon avoit en garde de par la royne, et luy dist : « Vous me ferez finance de gens, sire Droon », fet elle, « et me conduirez le mien frere Gerard que cy est, sur vostre vie, jusques a Roncillon, et direz de par moy a vostre filz Anchier qu’il le rechoive leans et qu’il luy livre le chastel et tous ceulx de la contrée, et que je iray brief par dela après vous. » Pour abregier, Droon obey de bon cœur a son commandement, et par l’ordonnance de la royne luy fist un cheval delivrer tel que ou païs n’en avoit point de meilleur. Si s’en partirent et chevauchierent tant qu’il arriverent près de Roncillon. Et quant ilz furent auques près, ou prochain bois, Droon dist au noble duc que bon seroit qu’il demourast illec jusques à ce qu’il feust retourné de Roncillon[356]. « Et que voulez vous aler faire a Roncillon, sire Droon ? » ce luy dist lors le duc. — « Je m’en yray parler a mon filz Anchier, sire duc », fet il, « et sçauray se les manans et habitans de leans seront joieulx de vostre venue ou non. » Et fin de compte s’en party et laissa le duc en la forest quy estoit ung petit pensif pourquoy Droon tenoit ces termes, mais l’istoire dit que pour ce le faisoit qu’il sçavoit de vray que tant l’aymoient ceulx du paijs que a l’en devant de luy vendroient honnourablement, mais que ilz sceussent de vray sa venue. Et quant Droon fut leans arrivé, Anchier le receupt moult joyeusement et luy demanda des nouvelles de la court[357], et il luy racompta la venue du noble duc Gerard, le traittié du (vo) roy et de luy, et comment la royne l’envoioit en Roncillon pour luy faire ses terres delivrer.

Merveilleusement fut joieux Anchier quant il ouy les nouvelles du noble duc Gerard quy celle part venoit. Il assambla lors le clergié et les notables bourgois de leans et leur declaira le fait, dont tous furent joieux que plus ne pouoient, et se delibererent d’aler au devant de luy en notable procession[358]. Et ainsi fut le gentil duc Gerard receu de ses hommes, quy tant avoient eu a souffrir pour sa guerre que desheritez en estoient les plusieurs et en grant nombre, mais tous plouroient de joye pour sa venue et lui offrirent leurs corps, leurs biens et leurs services jusques au mourir. Si les eust le duc pour celle cause tellement recommendez qu’en la fin il leur en fut de mieulx. Et quant il se vit en Roncillon obey, et il sceut que le chastel estoit trés bien garny de vivres et de bonne artillerie, il requist au notable chevalier Droon et a son filz Anchier que ilz voulsissent parfournir le commandement de la royne. Adont ilz firent par tout e paijs assavoir la paix du noble duc, sa venue et l’aliance que la royne avoit avecques luy, en leur priant que de gens ne luy voulsissent faillir pour aler secourir Fourques, son cousin, en Auridon, se les parens du duc d’Ardenne le vouloient par aucune aventure aler illec assegier[359]. Et ilz luy manderent que de ce ne se soussiast, et que ja ne luy fauldroient de gens, d’argent ne de bon vouloir. Et adont le vaillant prince Gerard rendi graces a nostre Seigneur de la bonté qu’il luy avoit par sa debonnaireté faitte, comme d’avoir ainsi acquis l’amour (fol. vc xxix) de la royne. Si se taist atant l’istoire du gentil duc Gerard, et de ceulx de Roncillon, et parle de la royne qui estoit alée a Orleans pour ouyr de toutes nouvelles et de ses anchiens ennemis.
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FIN DU VOLUME

Ainsi fut le duc hors de la pensée ou Atamins l’avoit mis a tort et sans cause. Et quant ilz furent dedens le chastel, lors paru le jour bel, si cuida le duc soy vengier du traittre, mais fuy s’en estoit[360]. Et lors le duc manda le gentil chevallier Guitrain, pour l’amour de la duchesse seulement qu’il avoit si loiaument compagnie ; et tant le regarda le duc en parlant a luy, qu’il le recongneu et luy demanda se il estoit Guitrain son parent, et il luy respondi que ouy, car plus ne se pouoit celer. Adont il l’embrassa bien amoureusement, et luy demanda ou il avoit si longuement esté ; et il luy dist qu’il s’en estoit fuy de la bataille lorsque le conte Fourques fut prins devant Roncillon, et passa la mer ou il fut prins des Sarrazins qui l’avoient tenu prisonnier l’espace de vingt ans, mais il en estoit eschappé par les prieres qu’il avoit faittes par grant devotion a la sainte Magdalene[361]. Et quant Guintrain eust son estat et sa grant povreté racomptez, il demanda au noble duc Gerard du sien. Et il luy en respondi tout ce que cy devant en avez ouy racompter. Et finablement le retint le bon duc a sa court, et tant le honnoura qu’il luy donna Vezelay et plenté d’autres seignouries, dont il vesqui moult honnourablement, et fut a sa court avecques (fol. vc lxj) les deux prudents et sages chevalliers Audicas et Bedelon quy longuement le servirent. Et depuis celluy temps envieillirent tous moult fort, et se changa en telle maniere le monde que a paines pouoient les jeunes recongnoistre les anciens. Et le duc Gerard departi aucunes de ses terres aus trois filz du conte Fourques[362]. Et desja estoit l’ainsné pourveu de la duchié d’Ardenne comme dit est, mais comment il les departi ne fait l’istoire aucune mention, ainchois dist que tant comme il eust depuis la vie ou corps, il vesquy haultement et en trés grant honneur, et pour entretenir la couvenence qu’il avoit fait au pere saint et au roy Charles Martel, il voulu faire machonner et fonder treze abbayes.

En la derrenere eschevée des treze abbayes, laquelle fut la ou la bataille de Roncillon avoit esté faitte, en la plaine d’icelluy lieu fist le noble duc fonder moisnes noirs jusques a cent, ainsi que racompte l’istoire, et y fist faire de moult beaux jardinages esquelz il prendoit moult grant plaisir, et souvent s’en alloit par iceulx desduire et esbatre, pour tant que il y faisoit joyeulx a merveilles et que le lieu estoit si trés delitable[363]. Et en celluy temps estoit le vaillant prince moult anchien, pour quoy il ne demandoit que l’aise et le repos. Si advint qu’il s’en ala ung jour esbatre et passer temps en icelluy jardin tant delitable. Et en oyant chanter les petits oisillons, en soy par illec pourmenant, entra en une pensée, et luy souvint de ses parens et bons amis quy mors estoient par la guerre de luy et de Charles Martel, et plus du conte Boos de Carpion que (vo) de nul autre, car tant l’avoit aymé que les lermes luy devalerent adont des yeulx. Et tellement eust le cœur destroit d’angoisseux courroux que il retourna vers l’ostel, et comme celluy quy plus ne peust avoir sa parole a delivre, requist a ceulx quy le menoient ou monstra par signe qu’il vouloit incontinent aler sur son lit reposer, et de fait y ala. Et lors vint illec la noble duchesse quy bien le cuida reconforter, mais il ne la fist fors regarder, car tant avoit le cœur serré qu’il ne pouoit avoir sa parole. Si fut la dame moult esbahie et non sans cause. Adont elle manda l’abbé qui la vint avecques de ses religieux quy bien et soingneusement le visitterent a leur pouoir.

A chief de piece, par vertu de certaines prieres que l’on fist illec, le noble duc recouvra sa parole et fist son ordonnance[364], en requerant estre confessé et avoir le corps de nostre Seigneur, lequel ne luy fut point reffusé. Et fin de compte, son derrenier jour estoit venu et convenoit qu’il passast de ce monde ; ne dist point I’istoire combien de jours après, mais bien racompte que l’on fist pour son ame le plus beau service que l’en peust faire[365], et fut enterré si solempnellement qu’on n’eust sceu mieulx. Et ainsi fini le noble et vaillant duc Gerard de Roncillon par ceste maniere, car il ne pouoit plus la mort eschever. C’est une chose que personne nulle ne peult fuïr quant l’eure est venue ne nul quel qu’il soit n’en eschapera, ainchois convendra les ungs passer après les autres[366]. Mais en cest present volume n’est plus parlé que de luy et de sa fin, car de (fol. vc lxij) la vertueuse duchesse Berthe ne parle plus, du roy de France ne du conte Fourques quy moult anchien estoit. Et au regard de Charles Martel, il ne vesquy guaires depuis, car les Sarrazins quy bien sceurent la mort du duc Gerard vindrent en France a merveilleusement grosse armée, et tant eurent d’affaires les François que trop, comme l’en treuve en ung autre livre subsequent a cestuy, devisant la mort du redoubté prince Charles Martel, et comment son filz Pepin fut couronné, voire et a quelle difficulté, pour la pepitesse (sic) de luy quy en son temps fist de moult haultes et belles vaillances et fut bien amé de son pœuple. Et pour ce que la narration de cestes croniques est moult longue, il est expedient d’en faire plusieurs volumes, dont cestuy est le premier de quatre esquelz sont contenues les guerres du Loherain Guerin, du commencement, en enssieuvant, de temps en temps et de regne en autre, voire autant qu’il en a esté trouvé.

Cy fine le premier des quatre volumes dessus déclarés ou prologue de ung chascun d’iceulx et en la fin.



DÉBUT DU SECOND VOLUME
(Ms. n° 7 de la Bibliothèque royale de Belgique.)


(Fol. j) Prologue du second volume parlant des vaillances des deux trés nobles princes Charles le Chalf et monseigneur Gerart de Roncillon le puissant duc.

Pour ce que les fais des anciens ont esté de haulte recommandation, est il a la fois convenable de une meisme matiere faire plus de ung volume. Pourquoy, voyant le premier livre estre de bonne grandeur, j’ay comparty ces presentes cronicques en quatre volumes, comme il appert et come plus a plain est declairé ou prologue du premier volume. Et en ensieuvant nostre matiere, en delaissant ou premier volume a parler des faiz de monseigneur Gerard de Roncillon, quy retourna devers madame Berthe, sa femme, pour luy racompter de ses nouvelles et adventures, nous dirons en la maniere quy s’ensieut.

(V°) Prologue du translateur.

Vous avez ou volume precedent ouy recorder bien au long les grans fais et proesses de deux nobles et vaillans prinches Charles Martel et Gerard de Ronssillon, et comment après grant amour ilz eurent grant guerre ensamble, mais pource que depuis celluy volume precedent achiefvé, j’ay sceu qu’il en a esté fait et compilé ung autre quy racompte comment le noble et puissant prince monseigneur Gerard regna au temps de Charles le Chaulf, et que les deux damoiselles qu’ilz eurent espousées feurent filles du conte de Sens, et aussi que depuis l’exil et banissement de monseigneur Gerard et qu’ils furent pacifiés ensemble, ilz eurent plusieurs batailles l’un contre l’autre, j’ay prins ma conclusion de mettre par maniere de proheme la substance dudit volume en la fourme quy s’ensieut[367] :

Vray[368] est que le noble prince monseigneur Gerard de Ronssillon fut filz du vaillant Droon, duc de Bourgoingne, lequel, après la mort du noble empereur Charlemaine, demoura en Espaigne ou il souffry moult de travaulz pour accroistre et augmenter la loy de nostre benoit saulveur Jhesucrist. Et ancoires y estoit il prisonnier aux Sarrazins, si comme aucuns dient, quant la guerre encommença d’entre Charles le Chaulf et monseigneur Gerard. Et la cause pourquoy celle guerre mut d’entre ces deux nobles et puissans princes fut telle. Quant l’empereur Charlemaine fust trespassé, il laissa Loys, son filz, quy tint la monarchie ou empire de Romme, de France et d’Allemaigne. Cestuy empereur Loys, qui fut surnommé (fol. ij) le debonnaire, laissa trois filz après son trespas, c’est assavoir : Lothaire le premier, Loys le second et Charles le Chaulf fut le tiers. Quant Loys leur pere fut trespassé, Lothaire voult tenir toute la monarchie d’Italie, de France et d’Allemaigne, comme avoit fait son pere, et voult assigner ses deux freres Loys et Charles sur autres seigneuries particulieres, de quoy Loys et Charles ne furent pas bien contemps, mais vouloient avoir leur part chascun par soy es seignouries que leur pere avoit possessé.....

(Fol. xlix) Quant le renclus eut entendu l’angle de nostre Seigneur, il obey a son commandement, car lorsque l’evesque, ceulx de l’eglise et le peuple eurent ces paroles ouyes, ilz encommencerent tous par grant devotion a rendre graces a Dieu de ce que ainsi les avoit daigniés visitter. Et lors, a moult grant honneur et reverence, ilz alerent descouvrir le corps saint quy avoit reposé sept ans en ce lieu et le trouverent odourant moult souef et tout entier. Le bon evesque quy de ce lieu le leva, le mist en un trés riche cendal, puis le posa en une noble chasse, et en ce point le porterent a grant honneur et jubilation chantant continuellement hympnes et pseaulmes jusques dedens l’eglise de Poultieres, ouquel lieu leur (vo) vindrent au devant l’abbé dudit lieu de Poultieres, les nobles hommes et le pœuple, et le receurent a trés grant reverence ; et, en chantant pseaulmes devottement a nostre Seigneur, l’enterrerent en icelle notable eglise en ung moult riche sarcus et trés bien ediffié a merveilles, au plus près de madame Berthe, sa femme, sur lequel sarcus est en escript en ung epitaphe son nom et sa vie, c’est assavoir comment il fonda douze eglises, coment il vainquy par douze fois le roy Charles le Chaulf de France, et comment il mendia par sept ans entiers pendant lequel temps il portoit le charbon vendre[369].

Touteffois, jasoit ce que ceste histoire puist estre ou non estre veritable, comme j’aye trouvé es croniques Martiniennes Charles Martel mis pour la guerre qu’il eut encontre monseigneur Gerard de Roncillon, duc et conte de Bourgoingne, et après ce que j’ay veu Vincent en son Miroir Historial, ouquel il racompte que ou temps de Charles Martel par Gerard de Ronssillon, duc de Bourgoingne, fut translatté le corps de la benoitte Magdalene en l’eglise de Vezelay fondée par ledit monseigneur Gerard[370] ; attendu aussi qu’en toutes les conquestes de l’empereur Charlemaine n’est point parlé du duc Droon, pere de icelluy duc Gerard, j’ay eu plusieurs debats en moy, et, tout debatu et consideré, je suis mieulx d’oppinion que ces choses advindrent du temps de Charles Martel que au temps de Charles le Chaulf. Neantmains, de tout ce et de toutes autres choses, je me rapporte (fol. l) en la correction de ceulx quy prendront la paine d’en sçavoir la verité, et requiers aux lisans que se en mon euvre ilz treuvent chose ou il y ait a reprendre, qu’ilz le vueillent corrigier en excusant mon ygnorance, priant a Jhesucrist, filz de la trés glorieuse vierge, qu’il doinst a tous loiaulx princes chrestiens tellement gouverner leurs subgets, qu’il leur puist redonder a gloire et a loenges, et en la fin soient herbegiés en la mansion eternelle, amen, en laquelle nous maine le Pere, le Filz et le Saint Esperit. Amen.


Cy fine le proheme et histoire des haulz et vertueulz loables et puissans fais du noble duc et conte de Bourgoingne, monseigneur Gerard de Ronssillon.



TABLE DE L’INTRODUCTION

Pages.
Chapitre Ier. — L’histoire. — Le comte Girart iii
II. — La poésie. — Girart de Vienne, Girart de Frette, Girart de Roussillon xiii
III. — L’ancienne et la nouvelle chanson de Girart de Roussillon xxi
IV. — État des personnes et civilisation dans Girart de Roussillon lvii
V. — Girart de Roussillon dans l’épopée française lxxxix
VI. — Témoignages divers cii
VII. — Les romans en vers et en prose de Girart de Roussillon aux xive et xve siècles cxxiii
Conclusion clxxi
Appendice. — I. Manuscrits et langue de la chanson renouvelée clxxiii
— II. Rubriques et extraits de l’Histoire de Charles Martel compilée en 1448 et grossoyée par David Aubert en 1465 cxcii

  1. Bouquet, VIII, 389 ; cf. Longnon, Girard de Roussillon dans l’histoire, dans la Revue historique, VIII (1878), 251.
  2. Bouquet, VIII, 396 ; Cf. Terrebasse, Gerard de Roussillon (Lyon, 1856), p. xvij, et Longnon, l. l., 254.
  3. Bouquet, VIII, 401 ; cf. Vaissète, Histoire de Languedoc, I, 565 ; Longnon, l. l., 255.
  4. Annales de Saint-Bertin, à l’année 856.
  5. Ibid., à l’année 861.
  6. Ibid., années 859 et 860 ; cf. Vaissète, I, 561.
  7. Revue historique, l. l., 261.
  8. « ... Viennam, in qua Berta uxor Gerardi erat, obsessurus quantocius adiit, nam Gerardus in altero morabatur castello ; in qua obsidione circumjacentes regiones nimis fuere vastatæ. Karolus autem ingeniose inter eos qui in Vienna erant, illam custodientes, dissentionem mittens, magnam partem eorum sibi conciliavit ; quod sentiens Berta, post Gerardum direxit, qui veniens Karolo civitatem dedit, in qua idem rex, vigilia nativitatis Domini intrans, nativitatem Domini celebravit. » Annales de Saint-Bertin, à l’année 870, éd. de la Soc. de l’Hist. de Fr., pp. 219-20.
  9. Ibid., à l’année 871, p. 220.
  10. Voy. Longnon, l. l., pp. 262-3.
  11. Girart mourut certainement avant le 5 mars 879, parce que des lettres pontificales font mention de lui à cette date en ces termes : « Gerardus quondam comes » ; voy. Longnon » l. l., 265, cf. Terrebasse, Gerard de Roussillon, p. xxxiv. Par des déductions ingénieuses, bien que seulement probables, M. Longnon arrive à fixer la mort de Girart au 5 mars 877, l. l., 265-6.
  12. Romania, VII, 176-7.
  13. Je n’ai donc pas été jusqu’à nier l’identité des deux personnages comme M. Longnon (Revue historique, VIII, 242) le donne à entendre ; j’ai seulement dit qu’elle n’était point établie.
  14. Dans l’article précité, p. 267.
  15. Ce texte n’aurait pas dû m’échapper. En effet, M. Longnon n’est pas le premier qui l’ait cité, comme on pourrait le croire à lire l’article de la Revue historique. Il avait été cité et analysé dès 1856 par M. de Terrebasse dans la préface (p. xxi) de sa réimpression du Gerard de Roussillon en prose.
  16. « De hoc etiam quod scripserat hic comes (Gerardus) se audisse quod rex Karolus monasteria vellet usurpare quæ beato Paulo apostolo idem Gerardus tradiderat, et quod si res ipsius (Gerardi) quæ in hoc regno (la France) conjacerent ab eo (Karolo) forent ablata, ipse (Gerardus), licet invitus, res hujus regni, quæ in illo habebantur regno (le royaume de Provence) præsumeret ; respondet domnus præsul quia, sua voluntate nemores ecclesiæ in suum periculum usurparet... »
  17. Voir le texte de la charte dans d’Achery. Spicilegium, éd. in-fol., II, 499 ; Ven. Guiberti opera, p. 654 ; Quantin, Cartul. de l’Yonne, n° xliii.
  18. M. Longnon fixe cette date par conjecture à 862.
  19. Cet acte a été plusieurs fois publié (D’Achery, Ven. Guiberti opera, p. 637 ; Bouquet, VIII, 608). Il paraît provenir originairement du cartulaire de Vezelai, conservé à Florence, dont il sera question plus loin.
  20. Longnon, p. 244.
  21. Longnon, p. 250.
  22. Longnon, p. 246, n. 4.
  23. Ce que dit M. Longnon, p. 246, que Girart « semble avoir été favorisé dans sa jeunesse des bienfaits de l’impératrice Ermengarde » ne résulte pas du texte.
  24. Plut., XIV, 21. C’est un petit volume de 33 ff. (hauteur 0,284, largeur 0,205) écrits d’une grosse écriture du commencement du xiie siècle à 26 lignes par page. L’édition de Bandini, que j’ai collationnée sur le ms., est en général très exacte. Ces pièces seront prochainement réimprimées dans la Bibliothèque de l’École des Chartes par M. Giry.
  25. Berte n’est pas mentionnée.
  26. Longnon, l. l., p. 248.
  27. Voy. l’analyse qu’en a donnée M. G. Paris, Biblioth. de L’École des Chartes, 5, V, 99.
  28. G. Paris, Hist. poét. de Charlemagne, 324-5.
  29. Ant. Thomas, Nouvelles recherches sur l’Entrée de Spagne, chanson de geste franco-italienne, Paris, 1882 (Biblioth. des Écoles françaises d’Athènes et de Rome), p. 41.
  30. P. Paris, Hist. litt., XXII, 305 ; G. Paris, Hist. poét. de Charlem., 325 ; Longnon, l. l., 276.
  31. Saint-Remy est beaucoup plus qu’une bourgade.
  32. L. l., p. 276.
  33. M. Longnon ne fait, du reste, que répéter ce que j’avais dit en 1872 dans la Romania, I, 59-60.
  34. On sait que le t entre deux voyelles s’efface en français et devient d en provençal.
  35. Voy. ci-après, p. xxx.
  36. Rev. hist., VII, 273.
  37. Nous verrons, au ch. V, que cette hypothèse est fondée, en ce qui concerne le témoignage fourni par Renaut de Montauban, qui se réfère en réalité à une rédaction perdue de Beuve d’Aigremont.
  38. La rubrique initiale est ainsi conçue : « Incipit prologus in vita nobilissimi comitis Girardi de Rossellon ».
  39. Romania, t. VII (1878).
  40. Les chiffres entre () se réfèrent à la division en courts paragraphes que j’ai introduite dans ce texte.
  41. La première phrase du document montre que l’auteur connaissait des récits populaires sur son héros : « Gesta nobilissimi comitis Girardi de Rossellon, quanquam jubilatorio favore in populis ubique multipliciter divulgentur... » D’ailleurs, on ne voit pas d’où le surnom de « Rossellon » aurait pu être tiré, sinon d’une chanson de geste, puisque ce surnom ne paraît pas dans les documents historiques.
  42. Voy. Romania, VII, 167.
  43. Du moins est-il que dans la chanson renouvelée le père de Girart s’appelle Drogon.
  44. C’est l’opinion qui paraît la plus vraisemblable à M. Longnon p. 272.
  45. M. Longnon, l. l., trouve cette supposition peu vraisemblable. Il lui semble que si l’auteur de la Vie avait emprunté à la charte de fondation le nom du père de Berte, il lui aurait emprunté aussi le nom du père de Girart, qui, d’après cette charte, est Leuthard et non pas Drogon. Cette observation n’est pas sans valeur. Je ferai toutefois remarquer que les hagiographes du moyen âge se piquaient peu de logique. Il est fort probable que le père de Berte n’était pas mentionné dans l’ancienne chanson. Il est vrai que, d’après le début de la chanson renouvelée, Berte est fille de l’empereur de Constantinople, mais nous verrons plus loin que ce début est l’œuvre du renouveleur. Le moine de Pothières, auteur de la légende, a très bien pu s’en tenir aux données du vieux poème en ce qui concerne le père de Girart, et recourir à la charte pour le père de Berte qu’il ne trouvait pas nommé ailleurs.
  46. Elle est ainsi désignée par Jacques de Guise ; voir ci-après, ch. VI.
  47. Voir ce que je dis, à ce sujet, dans la Romania, VII, 232-5. — Il me paraît très probable que la mention faite par Sigebert de Gembloux (A. D. 746) de la translation à Vezelai du corps de Marie-Madeleine, n’a pas d’autre source que la légende de saint Badilon. De Sigebert cette mention est passée dans de nombreuses chroniques.
  48. Voy. Romania, VII, 233.
  49. XII, 434-5 ; cf. Romania, VII, 229.
  50. Voy. Longnon, article cité, p. 251, note 2.
  51. Lassois dans la carte de l’État-major.
  52. Vix est un village voisin, canton de Châtillon.
  53. Une chapelle, située sur le penchant de la colline, est placée sous le vocable de saint Marcel.
  54. « Pulteriense autem cenobium situm est super flumen Sequanicum, secus montem Latiscum quem vulgus corrupte montem Lascum nuncupat, in cujus summo vertice oppidum nobilissimum Rossellon quandam fuit, quod quidem a Wandalis olim destructura extitit. » Vie latine, § 102, Romania, VII, 196.
  55. Voy. ci-après la traduction, §§ 258, 672.
  56. §§ 119, 478-9, 617.
  57. On y trouve, en revanche, en abondance des fragments de tuiles qui paraissent appartenir à l’époque gallo-romaine et qui, par conséquent, viendraient de l’ancien Latisco.
  58. M. d’Arbois de Jubainville qui, dans sa notice sur le Laçois (Bibl. de l’Éc. des Ch. 4e série, IV, 349), a cité un assez grand nombre de lieux ayant fait partie de ce pagus, n’a rencontré aucun texte sur Roussillon. À la vérité, un itinéraire de Londres à Jérusalem conservé dans un ms. de la chronique de Mathieu de Paris, place Roussillon à l’endroit assigné par l’hagiographe de Pothières, mais il n’est pas antérieur au xiiie siècle ; voy. Romania, VII, 174. — M. Longnon considère aussi comme fabuleuse l’existence du château de Roussillon, l. l., p. 272, n. 5.
  59. M. Longnon est d’un avis contraire, l. l., p. 272.
  60. Voir, par ex., la vie de saint Didier de Langres dans les Bollandistes, mai (23), V, 244, la vie de sainte Germaine de Bar-sur-Aube, oct. (1), I, 34, la vie de saint Antidius de Besançon, juin (25), V, 45.
  61. Frontin, Stratagematicon, lib. III, cap. xv.
  62. Catel, dans ses Mémoires de l’histoire du Languedoc, après avoir montré que l’histoire de la prise de Carcassonne connue sous le nom de Philomena est un pur roman, continue ainsi (p. 408) : « Ceste histoire fabuleuse de la prinse de Carcassone faicte par Charlemagne a esté depuis amplifiée par de nouvelles fables, que ceux qui ont parlé de Carcassone (sic) : car ils disent que Charlemagne, voyant qu’il ne pouvoit prendre par force la ville de Carcassone, tascha de la prendre par famine, leur ostant tous moyens de pouvoir recevoir des vivres. Ce siege fut si long que la pluspart des habitans de Carcassone moururent des incommoditez qu’ils receurent durant la longueur de ce siege ; tellement que dame Carcas, dame de ladite ville, voyant la ville despourveue d’habitants, couvrit les murailles d’hommes de paille, lesquels elle faisoit changer de leur lieu a toutes heures, et afin que l’empereur ne creut pas que les vivres manquassent leur ville, elle fit manger un minot de bled a une truye, et après la jetta morte dans les fossez, a dessein que les assiegans la voyant pleine de grain, eussent ceste opinion qu’ils avoient de bled en abondance, puisqu’ils en nourrisoient les truyes. »
  63. Au § 38, le poète suppose que les bons sentiments de la reine pour Girart avaient excité la jalousie du roi. Mais ce motif ne reparaît plus nulle part.
  64. À ces considérations, déjà très suffisantes pour justifier la thèse que je soutiens, on peut ajouter un argument fourni par le texte même de la vie latine. Non-seulement la troisième guerre, qui, selon moi, devrait être la première, est placée vers la fin de la vie comme un épisode sans connexion avec ce qui précède et avec ce qui suit, mais encore il est notable que la deuxième guerre, qui, à mon sens, devrait être la troisième et dernière, se termine par une paix qui, d’après les expressions même de l’hagiographe. semblerait ne devoir jamais être troublée : « ... invicem rex et Girardus, commissis indultis et veteribus querelis sedatis, firmo perpetue et sincere dilectionis glutino invicem confederantur, Girardo nimirum suo jure libere ac quiete potiente, et sic finis tam diuturne controversie fuit » (§ 72).
  65. Charles Martel selon le poème, Charles le Chauve — ce qui serait en, tout cas plus conforme à l’histoire — selon la vie latine ; je reviendrai plus loin sur cette différence qui n’est peut-être qu’apparente.
  66. Voy. ci-dessus, p. xxvii.
  67. Voir ci-dessus, p. xxviii, note 1.
  68. Le différend, qui aboutit à une guerre acharnée, a pour cause, dans la vie latine, les prétentions réciproques que Charles et Girart élevaient sur l’héritage des parents des deux sœurs qu’ils avaient épousées : « Interea, earum parentibus jam defunctis, suboritur inter regem et Girardum acertissima luctuose altercationis simultas... Nam rex, fastu regie ditionis tumidus, terram jure heredis sibi usurpare gestiebat ; Girardus vero, ob primogenitam similiter eandem sibi vindicare conabatur » (§§ 8, 9).
  69. Voy. pp. 150, note 2 ; 151, n. 2 ; 166, n. 11 ; 183, n. 1 ; 187, n. 1 ; 251, n. 5.
  70. « Novissime quoque eundem fugando, cecidit usque Parisius urbem, ac intra menia ejus ipsum cum suis manu pervalida viriliter detrusit » (§ 66).
  71. Voy. § 41.
  72. Voy. p. 254, n. 1.
  73. D’après la vie latine, qui, sur ce point, peut s’être conformée à l’ancien poème, l’exil de Girart n’aurait duré que sept ans. Mais, même en tenant compte de cette différence, les faits qui vont être rapportés cadrent bien mal avec les données antérieures du poème.
  74. Chose singulière, cette circonstance avait été prévue par sa sœur, voy. § 588.
  75. Il dit, au § 184 : « Il y a cent ans que je suis né, et plus, je crois, » et c’est cinq ans plus tard qu’il est tué en trahison.
  76. Dans ma traduction, j’ai remis toute la citation en latin.
  77. Voir ce que je dis à ce sujet dans l’introduction à la chanson de la croisade albigeoise, pp. xxxiv et xl.
  78. E. du Méril a fait ressortir, dans sa préface à La mort de Garin (pp. li-liii), l’absence d’art qui se remarque dans Garin, et ses remarques pourraient s’appliquer, dans une mesure variable, à la plupart de nos anciennes chansons de geste ; mais aucune ne s’appliquerait à Girart de Roussillon.
  79. M. Longnon, l. l., pp. 268-9.
  80. Voy. ci-dessus, p. ix.
  81. Récits du Ménestrel de Reims au xiiie siècle, publiés par M. N. de Wailly, §§ 2-5.
  82. §§ 10, 17, 51, 56, 81, 89, 98, 112, 123, 128, etc.
  83. §§ 561, 601, 611, 616. Notons que ces passages sont dans la partie la plus remaniée du poème, comme aussi celui qui va être indiqué à la note suivante.
  84. § 636 : « Charles Martel, ton aïeul, fit de grands maux... Présentement, ton nom doit être Charles le Chauve. »
  85. Ce n’est point un fait isolé : la même confusion se retrouve dans le poème franco-italien d’Ugone d’Alvergna ; voy. la notice de ce poème donnée par M. Graf dans le Giorniale di filologia romanza, I (1878), pp. 93-4. On peut rappeler aussi, comme preuve des confusions qui s’étaient produites dans l’imagination populaire au sujet de Charles Martel et de Charles le Chauve, que, d’après J. Bodel (Chanson des Saxons, I, 165-6), ces deux princes se seraient succédé sans intermédiaire sur le trône de France, et auraient vécu avant Pépin le Bref et Charlemagne.
  86. L’empereur de Constantinople est aussi, accidentellement, qualifié de roi ; voy. §§ 16, 19.
  87. Cette façon de désigner le roi de France s’observe ailleurs encore, mais moins fréquemment. Ainsi dans Raoul de Cambrai (éd. de la Société des Anciens Textes, vv. 824, 2519, 2800) le roi de Saint Denis ; dans Ogier, v. 595, Kallon de Saint Denis.
  88. Pour les passages du poème, voir la table à ces noms.
  89. §§ 567, 586.
  90. Une grande partie de la Lorraine a pour seigneur Thierri d’Ascane (§ 107) ; la partie qui avoisine Montbéliard appartient à l’un des alliés de Girart (§ 127).
  91. Voy. à la table. Angevins, Aquitains, Berruyers, Blois, Bretons, Cologne, Flamands, Manceaux, Normands, Picards, Tourangeaux, Vermandois, et, en outre, Enguerrant d’Abbeville, Evroïn de Cambrai, Giraut vicomte de Limoges, Helluin de Boulogne, Rotrou de Nivelle.
  92. Voir ces noms à la table.
  93. L’auteur prend nettement le parti de Girart lorsqu’il dit, par exemple : « Ils (les Royaux) courent les frapper, et les nôtres courent sur eux » (§ 157).
  94. Ce respect de la personne royale pourrait être constaté par maint autre témoignage. Ainsi dans Raoul de Cambrai (éd. de la Soc. des Anc. Textes, tirade cclxiii), le roi vient d’être désarçonné par Ybert de de Ribemont. Aussitôt Bernier, le fils de celui-ci, détourne son père de continuer le combat : Se m’en creés, ja iert laissié atant ; | S’il nos assaillent bien soions deffendant. Et Ybert se range à son avis. Cf. ibid., cccxxxii. Voir aussi la scène de Charles et de Renaut, dans Renaut de Montauban, éd. Michelant, p. 287.
  95. À propos d’un passage du livre XIII, p. 401, de l’édition du Louvre ; Historiens grecs des Croisades (Académie des Inscr. et Belles Lettres), II, 97.
  96. II, 165.
  97. Voir la table au nom « Girart », pour les passages où ces termes sont employés.
  98. Le comte Girart, par exemple, est qualifié de duc dans une lettre qui lui est adressée par Loup de Ferrières (Bouquet, VIII, 516 ; cf. Terrebasse, Gérard de Roussillon, p. xv, note ; Longnon, Rev. hist., VIII, 253, note 3.)
  99. Il y aussi Aimeri duc de Narbonne §319, mais « duc » est une leçon particulière au ms. de Paris. Le ms. d’Oxford, en général meilleur, porte « celui de Narbonne ».
  100. J’ai traduit, par marquis, le marcanso du texte (§§ 75, 123, 202, 216, 255, 328) en suivant Raynouard, qui rend par « commandant de marche » (Lexique roman, IV, 157) ce mot dont je ne connais pas d’exemple en dehors de notre poème. — Fouchier est qualifié de « comte de Brieire » au § 297, mais le texte n’est pas sûr.
  101. Et le vicomte de Saint-Martial (§ 226) qui est peut-être le même que le vicomte de Limoges.
  102. Les vicomtes n’apparaissent guère que vers le milieu du ixe siècle ; Vaissète, Hist. de Languedoc, I, 692.
  103. Voy. p. 70, n. 4 ; 225, n. 6 ; 266, n 2.
  104. Mont-Espir figure, mais comme nom appartenant à une géographie imaginaire, dans Aspremont :

    Et Abilanz, li roi de Mont Espir.

    (Ms. Barrois, fol. 134.)
  105. Besalu, selon la forme actuelle.
  106. Probablement comme faisant partie de la dot de celle de ses filles qui épousera le roi, voy. §§ 6, 35.
  107. P. 28, n. 2.
  108. On voit dans le roman de Horn et Rimenhild (éd. Fr. Michel, vv. 3288-90) qu’il était nécessaire de défendre expressément de prendre des chevaux pendant le combat.
  109. Il se peut même que, sur certains points, les gens du moyen âge aient perfectionné la poliorcétique des anciens. Anne Comnène dit que Boemond en savait plus que Démétrius Poliorcète lui-même (l. XII, ch. ix, éd. du Louvre, p. 370). Il y a là un sujet d’étude encore à peu près vierge.
  110. Voy., pour ne citer qu’un exemple, le récit de la bataille d’Antioche dans les historiens de la première croisade, notamment dans les Gesta Francorum, IV, xxxix (Histor. occid. des crois., III, 150).
  111. Même idée et même expression à la fin du § 163.
  112. Voy. p. 189, n. 3.
  113. Voy, Du Cange, éd. Didot, I, 90, arramire belium.
  114. Voy. p. 185, n. 4.
  115. L’exagération est bien plus grande dans Rolant. Les dix échelles que Charlemagne forme au moment de livrer bataille à Baligant vont en croissant, de quinze mille hommes, chiffre des deux premières, jusqu’à cent mille, chiffre de la dernière. Le total s’élève à 360,000 combattants ! (Rolant, vv. 3014-85).
  116. Cf. Renaut de Montauban, éd. Michelant, 78, 14-5 :

    Karles vait à Paris, ki le poil et ferrant,
    Et descent au perron sos le pin verdoiant.

  117. Viollet Le Duc, Dict. d’archit. franc., VI, au mot mosaïque, ne signale que de rares spécimens, provenant de Saint-Denis et de Saint-Bertin.
  118. Au moyen âge il y a presque toujours un pin au milieu des cours. ou des jardins (vergiers). Ainsi dans Rolant Charlemagne se tient avec ses barons en un « vergier » ; il est assis sur un fauteuil d’or à l’ombre d’un pin (vv. 114-5). Il n’y a là rien de particulièrement germanique quoi qu’en ait dit l’auteur d’une dissertation pleine d’idées fausses sur la caractéristique des personnes dans la chanson de Rolant, qui a été publiée il y a peu d’années en Allemagne.
  119. C’est ainsi que j’ai traduit, mais il y a dans les mss. cebro ou cabro, chevrons. Ce sont peut-être des linteaux en bois.
  120. Voy., sur le sens précis de ces deux mots, p. 305, note 1.
  121. Il faut excepter la salle du palais de Fouque, à Roussillon, qui était peinte en mosaïque jusqu’aux voûtes (§ 105).
  122. J’ai traduit « de pierres précieuses » le texte portant de vaires gemines ou gemmes ; mais si gemmes semble bien être le latin gemma, l’épithète vaires ne s’explique guère. La suite montre qu’il doit s’agir de fourrures.
  123. Il y a, à cet endroit du poème, une contradiction. Au § 102, les chevaliers choisis par Fouque pour l’accompagner reçoivent l’ordre de porter le haubert et le heaume, tandis qu’au § 104 nous les voyons partir en costume civil.
  124. On trouvera une figure et une description de ce vêtement dans Quicherat, Histoire du costume, p. 139.
  125. Voir p. 52, n. 4, Du Cange, et après lui Diez tirent ciglaton ou ciclaton de cyclas, robe d’apparat pour les femmes, mais la forme provençale cisclato n’est guère favorable à cette étymologie.
  126. Charroi de Nîmes (dans mon Recueil d’anciens textes, n° 10, v. 161) :

    Veez le ci a ces granz peaus de martre.

    Cf. Rolant, v. 302, Garin le Lorrain, éd. P. Paris, II, 180, Aye d’Avignon, p. 83, etc.

    L’usage de ces fourrures qui étaient d’un prix très élevé, fut porté à un tel excès, que, lors de la croisade de Philippe-Auguste et de Richard Cœur-de-Lion, on dut l’interdire par ordonnance ; voy. la première des dissertations de Du Cange sur l’Histoire de saint Louis (p. 2, col. 1 du Glossaire de Du Cange, éd. Didot).

  127. Voy. Quicherat, Histoire du costume, p. 137.
  128. J’ai employé le mot bas dans ma traduction, ce qui revient au même, car au moyen âge on entendait par chausses la pièce du vêtement qu’on a appelé bas de chausses au xvie siècle, puis bas tout court. Voy. Quicherat, Hist. du costume, pp. 99 et 342.
  129. Cauces ms. d’Oxford, causas ms. de Paris (v. 3155). C’est en tout cas un article distinct des chausses proprement dites, lesquelles sont mentionnées au vers précédent. Il faut donc réformer en ce sens ma traduction à la première ligne du § 238.
  130. Dans Aye d’Avignon il est parlé de chevaliers « qui ont chauces de paille (pallium) » (p. 83).
  131. Quicherat, ouvr. cité, pp. 101, 141, 157.
  132. J’ai traduit (§ 238) hoses par « houseaux » ce qui n’est pas suffisamment exact, parce que les houseaux sont proprement de grandes guêtres ou jambières, et non des bottes. Toutefois, on peut dire que le mot « houseaux » a été usité autrefois dans les deux sens. Le dernier des exemples cités par Littré à l’historique de ce mot nous le montre employé comme synonime de « bottes », et d’autre part voici un exemple de la fin du xiie siècle, où on voit que les « huesiaus » se laçaient, ce qui ne peut guère convenir qu’à des houseaux au sens actuel :

    Les huesiaus fist en ses jambes lacier.
    (Auberi, dans Tobler, Mittheilungen, p. 55, v. 23.)

    Quant à hoses, hueses, de nombreux exemples prouvent que c’étaient des bottes, voy. Du Cange, sous osa.

  133. J’ai mis dans ma traduction « boutons » au pluriel, mais dans le texte il y a le singulier, ce qui me fait croire qu’il n’y avait qu’un bouton et qu’un anneau.
  134. Ailleurs, § 159, il est question d’un haubert qui pesait moins qu’une gonelle.
  135. Notons ici qu’il est question, dans la dernière partie du poème, d’un épieu qui aurait appartenu à Arthur de Cornouailles (§ 593). Voilà une mention qui ne peut guère venir de la première rédaction du poème.
  136. Dans l’album de Villart de Honnecourt (éd. Lassus, pl, x), un tombeau romain assez bien dessiné est accompagné de cette explication ; De tel maniere fu li sepouture d’un Sarrazin que jo vi une fois. D’autres exemples de cet emploi du mot « sarrazin » ont été relevés par Du Méril, dans la préface de la Mort de Garin, p. xxxii.
  137. Au texte cité dans la note relative à cette tirade, on en pourrait ajouter bien d’autres : Elias Cairel, Archiv, xxxv, 442 ; G. Figueira, Del preveire major, coupl. i ; G. Riquier, Karitatz, coupl. vii ; Besant, vv. 835-9 ; J. de Garlande, Hist. litt. XXII, 82, etc.
  138. Il est question, dans le poème, de gens qui ont emprunté — naturellement sur nantissement — mais seulement dans la dernière partie (§ 633).
  139. « Ἔστι μὲυ γὰρ τὸ τῶν Λατίνων γένος φιλοχρηματώτατον. » Anne Comnène, l. X, chap. vi ; cf. l. VI, chap. vi, éd. du Louvre pp. 163, 286, et voir les textes cités par Du Cange dans son commentaire sur le passage de la p. 163.
  140. Voy. p. xvii.
  141. Ils sont mentionnés successivement dans cet ordre, au début du poème, Renaut de Montauban, éd. Michelant (Stuttgart, 1862), p. 1.
  142. Le c’est le roi.
  143. Histoire poétique de Charlemagne, p. 298.
  144. M. G. Paris a réuni quelques uns de ces témoignages, ouvr. cité, pp. 299-300. Fauchet, à la fin du xvie siècle, possédait un ms. de Doon de Nanteuil dont il cite quelques vers. Ce ms. ne s’est pas conservé, mais, j’en ai retrouvé des extraits, que je ferai connaître prochainement, dans un recueil de notes écrites de la main de Fauchet lui-même. On voit par ces extraits que ce poème était le remaniement fait au xiiie siècle (non au xive comme le dit M. G. Paris, p. 300) d’une chanson plus ancienne. Les témoignages fournis tant par Renaut de Montauban que par d’autres romans, se rapportent sans nul doute à cette première forme de Doon de Nanteuil.
  145. Voy. pp. 11, 81, 83 de l’édition que M. Guessard et moi avons donnée de ce poème (Paris, 1861).
  146. Edition Barrois, vv. 9514, 9530, 9678, 12693.
  147. Le c’est Charlemagne.
  148. Il s’agit de Girart.
  149. Il serait plus juste de dire « sous deux formes remaniées et abrégées », car, outre la rédaction publiée par M. Michelant, il en existe une autre plus courte qui se rencontre en plusieurs mss.
  150. Je présume que c’est à la même guerre que se rapportent certaines allusions de Gui de Nanteuil. P. 22 de l’édition de ce poème, Charlemagne s’exprime ainsi :

    Maintez hontes m’a faites li richez parentés :
    Girart de Roussillon me guerroia assés ;

    Renaut le fix Aymon et Doon le barbé.
    Ichil me desconfirent desous Nantueil es prés.

    Et, p. 58, un baron dit à Gui de Nanteuil qui est le petit-fils de Doon :

    « En la moie foi, sire, » dist li quens de Chalon,
    « Ains que Kalles eüst poil flouri ne guernon,
    « Le desconfist Girart, le ber, de Roussillon :
    « Es prés desous Nanteuil fist il la livreson ;
    « Vostre ael (Doon) l’encaucha, bessié le confanon
    « .III. lieuez moult plenierez, a coste d’esperon.
    « Moult grand avoir en orent tous .ij. de raenchon. »

  151. Je ne puis distinguer si, dans le cas présent, l’emprunt a été fait à l’ancienne ou à la nouvelle chanson : le fait est que les trois personnages en question figurent dans la nouvelle chanson, ce qui n’empêche nullement qu’ils aient pu figurer dans l’ancienne, d’autant plus que ce sont de hauts barons.
  152. Éd. Michelant, p. 36, v. 9 : Et les neveus Girart, Foucon et Enguerrant. Dans le poème tel qu’il nous est parvenu, Girart n’a pas de neveu du nom d’Enguerrant.
  153. Ibid., p. 33, v. 36-7. Toutefois, dans notre chanson de Girart de Roussillon, Coine (voir la table) est simplement allié de Girart.
  154. Ibid., p. 36, v. 10 ; p. 37, v. 37.
  155. Ms. de la Bodléienne (Oxford) Douce 121 :

    « Beau sire, » ce dist Foques qui a la paix entend,
    « Quer oiez mon conseil que vos dirai briement
    « A vos et a mon oncle que voi ci en present :
    « Acordon nos a Kalle au fier contenement,
    « Et devenon si homme, jel vos lo loiaument,
    « Et perdonon la mort vostre frere briment.. »

  156. Déjà dans les dernières pages de Doon de Mayence, il est question des douze fils engendrés par le héros du poème en six ans (v. 11347), mais un seul, Gaufrei, est désigné nominativement.
  157. Celui-là est un personnage épique très ancien, qui probablement a réellement existé : voy. ci-après, p. 106, n. 3.
  158. Il y a, dans la chronique de Jean d’Outremeuse, où le poème de Doon de Mayence est assez fidèlement analysé, une liste des douze fils de Doon ; elle est fort différente de celle de Gaufrei, et Girart de Roussillon n’y figure pas (voir l’édition, II, 521).
  159. Il y a un « Gerardot le roux » dans Elie de Saint-Gilles, édit. de la Société des Anciens Textes français, v. 168.
  160. Bibl. nat., fr. 19160 ; Bibl. de l’Arsenal, 3143 (anc. B. L. fr. 181), et Bibl. nat. de Turin, L. II, 14. De plus, Hervis a été mis en prose par Philippe de Vigneulles ; voy. Bonnardot, dans la Romania, III, 198.
  161. Le ms. de l’Arsenal (ff. 41 et suiv.), et celui de Turin (ff. 173 et suiv.)
  162. Ms. de l’Arsenal, fol. 43 v° b :

    Et dist li rois : « Mesagiers, biax amis,
    « Puet estre voirs que Ger. soit fenis
    « De Rossillon qui tant m’a mal basti ?
    — Oïl voir, sire, se Diex et foiz m’aïst ;
    « Assez pria, quant il dut defenir,
    « C’on vous mandast pour crier la merci,
    « Mais cil (si ?) neveu n’i vorent obeïr.
    « Hui a .iij. jors qu’il fu en terre mis
    « A une abie qu’il estora et fist
    « De Bar sor Aube, por voir le vous afi. » 

  163. On en trouvera une analyse plus détaillée dans une dissertation dont voici le titre : Die Beziehungen zwischen den chansons de Hervis de Mes und Garin le loherain. Inaugural-dissertation... von August Rhode. Marburg, 1881, pp. 28-34.
  164. Voy. Gautier, Épopées françaises, III, 243.
  165. Choix des poésies originales des troubadours, II, 285.
  166. Bartsch, Denkmæler d. prov. Literatur, p. 90. J’ai donné dans la préface de Daurel et Beton (Société des Anciens Textes français, 1880), p. 1, note, les motifs qui me portent à croire, contrairement à l’opinion admise jusque-là, que ce Guiraut de Cabrera n’est pas antérieur au xiiie siècle.
  167. Diez, Leben und Werke der Troubadours, p, 460.
  168. Bibl. nat, fr. 860, fol. 134.
  169. Chronique rimée, p. p. le baron de Reiffenberg, I, 75, vv. 1810 et suiv.
  170. Robert, Fabliaux inédits tirés du ms. de la Bibliothèque du Roi n° 1830 ou 1239 (Paris, 1834), p. 25.
  171. Nouveau recueil de contes dits et fabliaux, II, 219. Il est à remarquer que toutes les « fatrasies » ou « resveries » contiennent des témoignages sur les romans en vogue. Dans celle-ci, par exemple, il est encore question de Renart, d’Ogier le Danois et de la « chanson d’Audain ».
  172. P. xxii de la préface.
  173. A. Thomas, Nouvelles recherches sur l’Entrée de Spagne, p. 45.
  174. Museo civico, n° 66, fol. 81 v°.
  175. Biblioth. nat., fr. 5714 ; voy. sur cette chronique l’Histoire littéraire de la France, XXI, 741 ; G. Paris, De Pseudo-Turpino, pp. 52-3 ; Boucherie, Revue des langues romanes, II (1871), p. 119.
  176. Diocèse de Clermont (ch.-l. de c. de l’arr. de Moulins).
  177. « Eisi cum li Normant vindrent per France et per Aguiaine, vindrent li Angre en Borguognie, e destruissirent l’abaia de Sauvignié que Girarz de Rossillo funda. » Ms 5714. fol. 37 b ; cf. Peigné Delacourt, Les Normans dans le Noyonnais (Noyon, 1868), p. 95.
  178. Gallia christiana, II, 377.
  179. Gui de Bazoches, chantre de l’église cathédrale de Châlons, dont la chronique, l’une des sources principales d’Aubri, a été récemment retrouvée par le comte Riant (Note sur les œuvres de Gui de Bazoches, par le comte Riant. Paris, 1877, in-8o, 11 pages).
  180. Voir ci-dessus, chap. i.
  181. Ce que dit Aubri, ou plutôt Gui de Bazoches, dans le passage précité, se rapporte peut-être, non pas à la chanson perdue de Girart de Vienne dont le contenu nous est connu par la Karlamagnus-Saga, ni au renouvellement dû à Bertran de Bas-sur-Aube (voy. G. Paris, Hist. poét. de Charlemagne, 325-8), mais à un poème perdu de Girart de Roussillon, dont il va être question à la page suivante.
  182. Sigebert de Gembloux à l’année 745 (Pertz, Scriptores, VI, 331 ; et ceux qui l’ont copié, par exemple Aubri, à l’année 746 (Pertz, Scriptores, XXIII, 706). Cf. ci-dessus, p. xxviii.
  183. En réalité, le texte précité d’Aubri ne peut être considéré comme un témoignage sur le Girart de Roussillon épique. Si je l’ai cité et discuté, c’est parce qu’une citation tronquée, faite par M. Fr. Michel, de ce passage, dans la préface de son édition (p. ix), pouvait faire croire qu’Aubri avait eu en vue notre chanson de geste.
  184. Voir, au sujet de cette chronique, l’article de V. Le Clerc, dans l’Histoire littéraire, XXI, 753-764.
  185. Choix des chroniques et mémoires sur l’histoire de France (Panthéon littéraire, 1841), pp. 639-40,
  186. C’est le passage de Sigebert auquel renvoie la note 3 de la page précédente.
  187. Grammont sur la Deure (note de l’édition).
  188. Viane, au midi de Grammont (note de l’édition).
  189. Le chapitre de N.-D. d’Antoing, dioc. de Cambrai.
  190. Voir ci-dessus, p. xxvii, note 2.
  191. Hugue Capet, Baudouin de Sebourg, Tristan de Nanteuil, les dernières suites du roman d’Alexandre (La Vengeance, de Jean le Nivelois, les Vœux, le Restor et le Parfait du Paon) appartiennent à la Flandre ou aux pays wallons.
  192. Diocèse de Cambrai.
  193. Sur cette légende, voy. ci-dessus, p. xxviii.
  194. Voir sur cette chronique, qui a appartenu à Fauchet, G. Paris, Hist. poét. de Charlemagne, pp. 104-3 et 483 ; L. Delisle, Comptes rendus des séances de l’Acad. des inscr. et Belles-Lettres, 1879, p. 199 (cf. Romania, VIII, 633),
  195. Commentarii sive Annales rerum Flandricarum libri septendecim, autore Jacobo Meyero Baliolano. Antuerpiæ, mdlxi<span title="Nombre . écrit en chiffres romains" style="text-transform:uppercase;">. In-fol.
  196. Bibliothèque A.-Firmin Didot. Catalogue des livres rares et précieux, manuscrits et imprimés. Juin 1878, p. 51 (n° 63). Quatre des miniatures sont reproduites (trois en noir et une en chromolithographie) dans l’édition sur papier vélin qui a été faite du catalogue Didot sous le titre de Catalogue illustré des livres précieux, manuscrits et imprimés, faisant partie de la Bibliothèque de M. Ambroise Firmin-Didot.
  197. C.-à-d. Pothières.
  198. Ce n’est pas exact : l’abbaye de Pothières est située près de la Seine en amont de Bar, entre cette ville et Chatillon-sur-Seine.
  199. Griefmont ou Grimont, était un ancien château dont les ruines se voient encore auprès de Poligni (Jura).
  200. Sic ; suppléez [et fut porté] ?
  201. Cette chronique doit être identique, au moins pour la plus grande partie de son contenu, à deux opuscules décrits par Brunet que je n’ai pu rencontrer nulle part (voy. Manuel du libraire. 5e édit. I, 1875 : Les croniques des roys, ducz et comtes de Bourgogne...).
  202. Lieu dit du territoire de Poligni.
  203. Est-ce un château voisin de l’abbaye de Pothières ?
  204. Corr. que autres ?
  205. Les ruines du château de Gaillardon se voient encore près de Menetru-le-Vignoble, cant. de Voiteur, arr. de Lons-le-Saulnier.
  206. Château-Chalon, Jura, cant. de Voiteur.
  207. Frontenay, cant. de Voiteur ?
  208. Ceci est visiblement tiré de la rédaction en prose de Wauquelin (voy. ci-après, p. cxlii), où on lit : « Si deist par aventure en son langaige bourguignon que encores avoit il pouloigné (pourloignié, réd. en vers, v. 1623) le roi Charle, pour lequel mot ainsi dict et proferé ses gens mirent nom a la dite place Pouligny, qui encores dure et a duré jusques aujourd’hui » (ch. xlv).
  209. Arr. et cant. de Poligni.
  210. La chronique d’où ce morceau est tiré fait partie de la bibliothèque de M. le comte de Laubespin (Mss. de l’abbé Guillaume, t. II, p. 171-9).
  211. Voir ci-après, p. cxxx.
  212. Voici ce qu’on lit chez cet écrivain dont l’ouvrage a été publié pour la première fois en 1592 :

    « Soubs le temps de ce prince l’on mect la construction de Chastel-Chalon qu’il feit bastir contre Girard de Roussillon qui estoit gouverneur du comté de Bourgongne, et qui havoit prins les armes, soit qu’il favorisat l’empereur, ou qu’il pensat que le païs luy appertenoit, ou pour quelque autre raison.

    « Les bonnes gens du païs monstrent un lieu, sur le territoire de Pontarlier, ou ils disent que Girard fut veincu, ainsi que ces vers de vieille façon disent :

    Entre le Doux et le Drugeon
    Mourut Girart de Roussillon.

    « Autres disent que Girard n’i mourut pas, mais que après ceste bataille il se retirat au chasteau de Griefmont, sur Poligny, et, comme quelques-uns disent, il bastit la ville de Poligny, de laquelle la noble maison de Poligny porte le nom, qui me faict penser qu’elle seroit descendue de ce brave seigneur, » Les mémoires historiques de la république Sequanoise et des princes de Franche-Comté de la Bourgongne (l. IV, ch. viii, col. 334 de l’édition de 1846).

    Ce qu’il y a de plus curieux dans ce morceau, c’est le dicton populaire que nous a conservé Gollui. J’avoue que je ne devine pas d’après quelle tradition il peut avoir été composé. M. de Terrebasse le cite, sans indication de source, avec la variante perit au lieu de mourut, p. xxviii de la préface de sa réimpression du Girart de Roussillon en prose. Il en rapporte aussi une autre version, tirée de la Bibliothèque historiale de Nicolas Viguier (Paris, 1587, fol.), II, 477 :

    Autour de Val et Daliron,
    De Vendemaur et Montbaston
    Perist Girard de Roussillon.

    Viguier connaissait des romans sur Girart de Roussillon, car, après avoir parlé de la courte lutte du comte Girart contre Charles le Chauve, en 870 (cf. ci-dessus, pp. v, vi), il ajoute (l. l.) : « Quant au comte Girard... il semble que c’est luy qu’on dit avoir esté surnommé de Roussillon, duquel les Romains (lis. Romans) racontent tant de fables et de mensonges. » — Paradin (Annales de Bourgongne, Lyon, 1566, p. 94) fait aussi allusion à un roman de Girart de Roussillon.

  213. Ces mss. n’ayant été indiqués qu’incomplètement et d’une façon confuse dans la préface de l’édition, je crois devoir en donner ici la liste exacte :

    Bruxelles, Bibl. roy. de Belgique, 11181 ; xve s. ; papier ; 113 ff. à 30 vers par page. Ce ms. a fait partie de la librairie de Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Il est ainsi décrit dans l’inventaire de 1467 (Barrois, Bibliothèque protypographique, n° 1446) : « Ung livre couvert de cuir blanc, en papier, intitulé au dehors : C’est le livre Gerard de Roucillon, duc de Bourgogne, en ryme, comenchant ou second feuillet Cilz quy n’a que doner, et au dernier ne le corps. » Cf. l’inventaire de 1487 Barrois n° 2167, et l’inventaire fait par ordre de Philippe II, en 1568, Bibl. nat. Cinq cents de Colbert, n°130, fol. 111 v°.

    Montpellier, Bibl. de la Faculté de médecine, 849. Parchemin, fin du xive siècle. 103 feuillets. Ce ms., qui provient de la cathédrale de Sens, me paraît être le plus ancien et le meilleur de tous. Il est malheureusement fort incomplet, ayant perdu, çà et là, plusieurs feuillets qui ont été rétablis d’après le ms. de Paris, sous la direction de Sainte-Palaye.

    Même bibliothèque, 244, anciennement Bouhier D 13, parchemin et papier ; xve siècle ; 126 feuillets.

    Paris, fr. 15103 (anc. 254 2 du supplément français), copie exécutée à Châtillon-sur-Seine, par Eude Savesterot, prêtre, et datée du 9 janvier 1416 (A. S.) ; papier, 143 feuillets dont 138 occupés par le poème. A fait partie de la librairie des ducs de Bourgogne. Inventaire de 1467 (Barrois, Bibl. protypogr., n° 1449) : « Ung autre livre petit, couvert de cuir blanc, intitulé au dehors C’est le romant de Gerart de Roucillon ducq de Bourgogne, començant au second feuillet Nulz ne luy doit tollir, et au dernier ou lieu ou je. » Cf. d’autres mentions du même ms. dans les inventaires de 1487, Barrois n" 2168, et de 1568, Bibl. nat., Cinq cents de Colbert n° 130, fol. 106.

    Il y a à la bibliothèque de Troyes, sous le n° 742 une copie (anc. Bouhier 14) du ms. 244 de Montpellier. De cette copie est dérivée une autre copie, faite par Barbazan, sur laquelle Sainte-Palaye a ajouté les principales variantes du ms. de Montpellier 349, qui était alors à Sens. C’est le n° 3322 (anc. B. L. Fr. 184) de l’Arsenal. — Le ms. de Bruxelles est connu par les morceaux étendus que Mone en a publiés dans l’Anzeiger f. Kunde d. deutschen Mittelalters, 1835, col. 208-222. — Enfin, le ms. de Paris a servi de base à l’édition ci-après indiquée.

  214. Le roman en vers de très excellent, puissant et noble homme Girart de Roussillon, jadis duc de Bourgogne, publié pour la première fois d’après les manuscrits de Paris, de Sens et de Troyes... par Mignard. Paris et Dijon, 1858. In 8° xlviii-458 pages. — M. Mignard, n’ayant pas eu l’idée de comparer le poème qu’il a édité avec ses sources, a laissé à faire tout le travail critique sans lequel cet ouvrage ne peut être placé à son rang dans la série des compositions relatives à Girart de Roussillon.
  215. Édition, pp. 14 et 15.
  216. Ibid., préface, p. x.
  217. 1860, p. 278 ; ou dans l’Histoire de la langue française du même, II, 404.
  218. Le Cabinet des manuscrits, I, 15, note 1.
  219. « Saint Anthone, le saint aux Bourguoignons », p. 31 ; « Saint Gengou », p. 36, etc.
  220. Il fait sans doute ici allusion à la chronique de Turpin.
  221. C’est la chanson d’Aspremont.
  222. Le Samson de la Bible, appelé souvent en ancien français « Sanson fortin » ; cf. Hist. litt. XXII, 325.
  223. Il y a, dans les mss., soit « le feivre de gordres », soit « le feivre de guesdres », soit encore « le faire des Gaules », leçons qui ont singulièrement embarrassé le pauvre éditeur, comme le montre sa note sur ce passage. La restitution fuerre de Gadres est incontestable.
  224. C’est ce qu’a montré M. Kœhler dans un article du Jahrbuch fur romanische u. englische Literatur, 2e série, II, 1-31.
  225. Cette épitaphe ne semble pas avoir laissé de traces ailleurs que dans notre roman. Au commencement du xviiie siècle, les deux religieux de Saint-Maur auteurs du Voyage littéraire (Paris, 1717, 4°) n’ont trouvé à Pothières, sur les tombeaux de Girart et de Berte, que des inscriptions assez modernes, dont ils ont rapporté le texte (I, 105).
  226. p. 26, l’auteur du roman, parlant du mont Laçois, ajoute ceci à sa matière :

    On y puet bien veoir l’espée saint Marcel
    Et des belles reliques en haut, en habitacle,
    Ou lay en arriers ont esté fait bel miracle.

  227. Voici, par exemple, des vers qui sont presque traduits de la chanson :

    Il est saiges, courtois, biaux parliers, debonaires,
    Humbles, doulz et piteux, segurs en tous affaires,
    Il aime sainte Eglise, Dieu sert, povres gens garde...
    Il aime paix sur touz, je le vous jure par m’arme...
    Bien sai qu’il est dolans de ce qu’avons a faire
    Entre moi et Girart..........
    Par mon Dieu, mieux voudroie li du tout resambler
    Que cinc reals povoir ou le mien assambler.

    (Pp. 69-70.)

    Cf. ces vers de la chanson :

    Anz es proz e cortes e affaitatz.
    E frans e debonaire, ben enparlaz...
    Durement ama Deu e Trinitaz...
    E si het mout la guerre, s’aime la paz...
    E saichaz d’iste guerre mout li desplaz.
    E s’en es ab Girart souvent mesclaz...
    Melz vougre estre Folque si enteichaz,
    Qe de catre reiaumes sires clamaz.

  228. Nous les avons déjà rencontrées dans des chroniques d’une date bien postérieure à notre poème ; voir la fin du précédent chapitre. Mais on ne peut affirmer absolument que ces fables aient été imaginées par notre romancier. Il peut les avoir puisées dans quelques récit antérieur d’ elles auront pu passer aussi dans les petites chroniques citées ci-dessus.
  229. Il y a ici dans le roman deux vers empruntés à la chanson, § 495 :

    La vie li unt toute qu’es de Dijun,
    De nuit s’en es annatz a Besençon.

    Roman, p. 81 :

    François li ont tolu de vers Dijon la voie,
    De nuit s’en est alés fuiant a Besançon.

    Les pages 82 à 86 donnent matière à plusieurs rapprochements tout aussi concluants, par exemple, chanson, § 496 :

    Aiqui ac un donzel Girart parent,
    Demande la comtesse e vait querent ;
    Dedins un monester la trobe orent,
    E preie Damlideu omnipotent
    Que garisse Girart lui e sa gent.
    Li duncels debunaire per bras la prent
    « Comtesse, mou d’aiqui, non fare lent :
    « Is castels es traïz, quel reis lo prent.
    « Vencut sunt en bataille vostre garent.
    « Girarz s’en es estors, non sai coment
    « A Besençon annet erser fuient. »
    Et quant la donne l’ot, pasmade estent.

    Roman, p. 83 :

    Girars out ung parant qui ist de celle presse,
    En ung mostier trouva Dieu priant la contesse ;
    « Or sus, dame, » dit il, « que pour fin estouvoir
    « De Dijon vous convient fuir et remouvoir,

    « Cils païs est traïs ; li rois vient por tout prendre ;
    « Girars a tout perdu, seulz s’en va senz attendre.
    « A Besançon s’en va dès ier a la vesprée. »
    Quant la dame l’oït, a terre chiet pasmée.

  230. Cf. roman, p. 156 ; vie, §§ 137-9 ; roman, pp. 167-8 ; vie, §§147-9,
  231. Ch.-l. de c. de l’arr. d’Avallon, à peu de distance de Vezelai. Cette tradition, si tradition il y a, vient de ce qu’il y avait au moyen âge en ce lieu une grande quantité de cercueils en pierre dont cent cinquante se voient encore dans le cimetière de ce village (voy. Quentin, Répertoire archéologique du dép. de l’Yonne, p. 107). Il y avait donc là un dépôt de cercueils ou un vaste cimetière antique, d’où le nom de Quarré les tombes ; cf. Longnon, Revue historique, VIII, 269, note 2. et A. de Terrebasse, Gérard de Roussillon, p. x.
  232. « Anno 865 corpora SS. martyrum Eusebii et Pontiani, comes Girardus de Rossilione, largitione papæ Nicolai ab Urbe in Gallias transtulit, et B. Eusebium Pulteriaci, Pontianum vero Verzelhaci, in monasteriis scilicet quæ ipse fundaverat in Lingonensi diœcesi, ubi hodie requiescunt, honorifice composuit. » Chronologia... auctore anonymo, sed cœnobii S. Mariani apud Altissiodorum... monacho... edita opera et studio N. Camuzæi Tricassini Trecis. 1608, 4°, fol. 69 v°. En marge de ce passage, l’édition indique comme source un nécrologe de Pothières. — Cf. Bollandistes, août, V, 113 D.
  233. C’est le cas que présente le ms. où se trouve l’ancienne traduction bourguignonne de la vie latine ; voy. Romania, VII, 106.
  234. Cf. ci-dessus, p. cxi, n. 3.
  235. « Temporibus autem Caroli magni, scilicet anno Domini 749, Girardus, dux Burgundie cum de uxore sua filium habere non posset... » Voilà ce que portent les anciennes éditions (je cite d’après une édition de Venise, 1512, fol. 121, col. i). Il y a dans une ancienne version française (Bibl. nat. fr. 818, fol. 245) : « El tens de Charlon le grant, anno Domini .vij.c. et .xlix. » Græsse, dans son édition (Jacobi a Voragine Legenda aurea, Dresdæ et Lipsiæ, 1846, p. 413), a mis tranquillement « dcclxix » pour supprimer l’anachronisme.
  236. Voy. p. 154, n. 1. Je doute qu’il y ait grand fond sur des notions géographiques de ce genre. Il est vrai que beaucoup de lieux ont changé de nom pendant le cours du moyen âge, mais il est arrivé aussi que des chroniqueurs ou des écrivains à prétentions historiques ont supposé des changements purement imaginaires, soit, comme ce peut être ici le cas, pour identifier des noms inconnus, soit pour tout autre motif. On trouvera dans la chronique de Jacques d’Acqui (G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, p. 505) plusieurs de ces identifications de noms embarrassants avec des noms actuels. C’est de même encore que Girart d’Amiens (G. Paris, ibid., p. 479) suppose que l’ancien nom de la Normandie était Qualocane, et que Liège s’appelait jadis Aumacie.
  237. La mort de Fouchier (p. 192 ; chanson, § 396), quoique les circonstances soient très différentes ; le châtiment du traître qui avait livré Roussillon et que Fouque pend de ses propres mains (pp. 197-8 ; chanson, § 90).
  238. Cf. ces vers de la p. 228 :

    Ung noble prioré que l’on appelle Siste
    Qu’est au dessoubz de Sens.....

    Pons est Pont-sur-Yonne, à une dizaine de kilomètres en aval de Sens ; Sixte est un hameau de la commune de Michery, canton de Pont-sur-Yonne. C’était un prieuré dépendant de Pothières.

  239. Notons que le roman contient (pp. 275-6) la vision du reclus qui, du vivant de Girart et de Berte, avait vu dans le paradis les deux lits réservés à ces deux saints personnages. Ce miracle ne se trouve pas dans notre texte de la vie latine, mais il a été conservé par l’ancienne traduction de cette vie (§§ 250-6).
  240. Voir notamment le mémoire publié par M. le président Clerc sous ce titre : Gerard de Roussillon, récit du ixe siècle, Paris et Besançon, 1869, 80 p. in-8o (Extrait des Mémoires de l’Académie de Besançon).
  241. La liste qui suit est dressée en partie d’après les renseignements donnés par M. de Ram dans son édition de la Chronique des ducs de Brabant, d’Edmond de Dynter. pp. xcix et suiv. (Collection des chroniques belges, in-4o.)
  242. M. de Ram (p. cxv) considère cette traduction comme perdue. Il ne la connaît que par un ancien catalogue de la bibliothèque de Philippe le Bon, pour qui, sans doute, elle fut exécutée. Mais il y en a, au Musée britannique, dans le ms. Lansdowne 214, une copie à la fin de laquelle on lit : « Et fut translatée par un bourgois de Mons en Haynau només Jehan Wauquelin, en l’an de N. S. mille .iiij. cens .xlv., le .xxve. jour de juillet. »
  243. Voir ce que je dis de ce roman en prose dans mon Histoire de la légende d’Alexandre, chap. xi.
  244. La Bibliothèque royale de Belgique possède de cet ouvrage un magnifique ms. (9967) fait pour le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, et sur lequel on peut lire un mémoire de Frocheur dans le Messager des sciences historiques de Belgique. Gand, 1846, pp. 169-208.
  245. Voy. de Laborde, Les ducs de Bourgogne, II, lvi.
  246. On en possède quatre mss. : 1° à la Bibl. imp. et roy. de Vienne, ms. ayant été exécuté pour Philippe le Bon. Il est décrit aux pp. 528-30 de l’édition ci-dessous indiquée ; — 2° à Paris, Bibl. nat., fr. 852 ; — 3° Ibid., fr. 12568 ; — 4° Ms. de l’Hôtel-Dieu de Beaune, ayant servi à la publication. — Deux mss. du même ouvrage sont décrits dans la Bibliothèque protypographique de Barrois, sous les nos 1447 et 1448 (ce dernier encore sous le n° 1695). L’un des deux est, selon toute apparence, identique au ms. de Vienne. Je crois aussi que c’est le ms. de Vienne qui figure dans l’inventaire des livres de Marguerite d’Autriche (1523), Compte rendu des séances de la commission royale d’histoire de Belgique), 3e série, XII, 52.
  247. Chronicques des faiz de feurent Monseigneur Girart de Rossillon, a son vivant duc de Bourgoingne, et de dame Berthe sa femme, fille du comte de Sans, que Martin Besançon fist escripre en l’an M.CCCLXIX, publiées pour la première fois d’après le manuscrit de l’Hôtel-Dieu de Beaune par L. de Montille. Paris, Champion, 1880, In-8°, xl-586 p. (Publication de la Société d’archéologie, d’histoire et de littérature de Beaune.) — J’ai rendu compte de cette édition, qui est à tous égards très défectueuse, dans la Romania, IX (1880), 314-9. M. de Montille n’a pas eu l’idée de comparer l’ouvrage de Wauquelin avec ses sources. Je suis donc obligé, pour rendre compte de cette compilation et pour en indiquer le caractère, de faire le travail qui incombait à l’éditeur.
  248. Il y a walecq dans le ms, fr. 852.
  249. Il est cité de la même manière ailleurs encore, ainsi ch. cvi (cf. la vie, § 144), cxxviii (cf. la vie, § 129), cli (cf. la vie, § 69).
  250. Il y a aherdre, qui vaut mieux, dans le ms. 852.
  251. Pour la fin de cette phrase, je suis le texte du ms. 852, celui de l’édition étant tout à fait mauvais.
  252. Remarquons en passant que ce portrait de Girart est imité de celui que le Pseudo-Turpin a tracé de Charlemagne (éd. Reiffenberg, ch. xx). Voici le passage correspondant, d’après la traduction donnée par les chroniques de Saint-Denis (éd. P. Paris, II, 253) : « De si grant force, estoit plain qu’il coupoit un chevalier armé, c’est assavoir un de ses ennemis seant sur son cheval, dès la teste jusques aux cuisses, a un seul coup, et luy et le cheval, de Joieuse s’espée. Les bras et les poings avoit si fors, qu’il estandoit legierement quatre fers de cheval tous ensemble... »
  253. Cette modification consiste en ceci que Wauquelin a conté en ses chapitres iii à xv des matières qui occupent dans le poème les pages 13 à 26 (portrait de Girart, description du mont Laçois, prise de Roussillon par les Wandales), et reproduit aux chap. xvi à xxi ce que le poème dit aux pages 7 à 13 (débuts de la querelle entre Charles et Girart). Cette transposition est assez judicieuse, en ce qu’elle place au début des préliminaires qui, dans le poème, interrompent le récit.
  254. Ainsi, on lit dans Wauquelin, p. 219 de l’édition : « Je cuide, comme dit nostre histoire, que la certaine partie ne vous en pourroit estre contée ne dicte ». Il y a dans le poème, p. 116 :

    Que ne vous en puis dire la centeime partie.

  255. Au lieu de ut puta, il y a dans l’édition « VI : puta » ! !
  256. Édition : Avergnensis ; je corrige d’après le ms. 852. Voy. ci-dessus, p. cxiii, note 3.
  257. Voy. ci-dessus, p. cxiv.
  258. La leçon n’est pas tout à fait sûre : il y a Aurilac soz Torilon dans le ms. d’Oxford, Aurilac soz Troïlon dans celui de Londres, enfin Orliac soz Troïlo dans celui de Paris, mais ce qui est sûr, c’est qu’il ne s’agit ni de Reims ni de Laon.
  259. La notice d’A. Dinaux, Archives historiques et littéraires du nord de la France et du midi de la Belgique, nouv. série, II (1838, Valenciennes, pp. 549-50, est insignifiante. — Le rédacteur du catalogue La Vallière dit (III, 44), à propos du ms. 4563 qui est un volume dépareillé de la Fleur des histoires : « Jean Mansel de Hesdin, son auteur, compila l’ouvrage au commandement de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, auquel il le présenta. » Jean Mansel est, en effet, qualifié de « receveur de Hesdin » dans une quittance de 1449 qu’a publiée M. de Laborde, Les ducs de Bourgogne, 2e partie, II, 214. Il demeura en fonctions jusqu’en 1470, selon les recherches de M. Pinchart, Messager des sciences historiques, Gand, année 1860, p. 134, ou Archives des arts, sciences et lettres (tirage à part du Messager), II (1863), 121.
  260. Je cite d’après le ms. Bibl. nat., fr. 304 (anc. 6928), f. cxlv c. Le même texte se trouve à la Bibl. roy. de Belgique dans le n° 9233, ff. vcxvj et suiv., et dans le n° 9260, ff. cxxx et suiv. Il a été signalé dans un exemplaire de la Fleur des histoires appartenant à la Bibliothèque de Berne par Sinner (Catalogus codicum mss. Bibliothecæ Bernensis, II, 188-215) qui en a publié le début et les rubriques.
  261. Voir la note précédente.
  262. Voy. p. xl de la réimpression indiquée à la note suivante.
  263. Gerard de Roussillon, s’ensuyt l’hystoire de monseigneur Gerard de Roussillon, jadis duc et comte de Bourgongne et d’Acquitaine. Lyon, par Louis Perrin, 1856 ; I-149 pages. — La préface n’est pas signée, mais elle se termine par la devise parlante de M. de Terrebasse : un bœuf couché au-dessus duquel on lit ruminat herbas.
  264. Réserve 8° Y2 25.
  265. Cf. ci-dessus, p. cliii.
  266. On en trouvera le texte ci-après, à l’appendice.
  267. L’étude des nombreuses copies et compilations que les ducs de Bourgogne ont fait exécuter par David Aubert pourrait fournir la matière d’un mémoire intéressant. Je me borne présentement à remarquer que ces œuvres, toutes d’une exécution somptueuse, sont maintenant dispersées en un grand nombre de bibliothèques, à Bruxelles, à Paris, à Londres, à Oxford (voir Bibl. de l’École des Chartes, 6e série, III, 305), à Breslau (le Froissart richement illuminé qui fut exécuté pour Antoine, bâtard de Bourgogne). David Aubert avait l’habitude de dater les mss. qu’il exécutait. Ceux d’entre eux que je connais se placent entre 1458 (les Conquestes de Charlemaine, à Bruxelles) et 1479 (la Vie du Christ, Musée brit. Old royal, 16, G. iii).
  268. Voir le texte à l’appendice : Prologue declairant qui a fait grosser cestuy volume et autres trois enssieuvans.
  269. Ce passage a déjà été cité par M. Pinchart dans son mémoire intitulé Miniaturistes, enlumineurs et calligraphes employés par Philippe le Bon et Charles le Téméraire, publié dans le Bulletin des commissions royales d’art et d’archéologie, 4e année (1865). Voy. p. 506 de ce volume, ou pp. 35-6 du tirage à part.
  270. Barrois, Bibliothèque protypographique, nos 1596 à 1599. L’éditeur a eu tort de diviser cet article en quatre. Le même ouvrage est catalogué cette fois avec mention de la reliure et des premiers mots du second feuillet dans l’inventaire fait à Bruxelles en 1487 (Barrois, nos 1746-52). — Cf. pour ce qui concerne l’ornementation de ces volumes le mémoire précité de M. Pinchart, Bulletin, etc., IV, 508-9.
  271. Voy. les morceaux publiés à l’appendice, ff. 475 vo et 519 ro.
  272. Le passage est publié plus au long à l’appendice.
  273. Voy. ci-dessus, p. xxxvii.
  274. Je dis Elissent d’après la chanson ; l’épouse de Charles a, dans la compilation de Bruxelles, le nom beaucoup plus moderne d’Alexandrine.
  275. Cf. § 521 et la note 2 de la page 239.
  276. Ms. n° 7 de la Bibliothèque royale de Belgique. Voir le passage à l’appendice.
  277. Voir ci-après, à l’appendice.
  278. Gérard de Rousillon, p. xxxi.
  279. Loire, arr. de Montbrison.
  280. La Mure Hist. des ducs de Bourbon et des comtes de Forez, édit. de Chantelauze, I, 317, 347.
  281. Buchon, Choix de chroniques et de mémoires sur l’histoire de France, xve siècle, ch. lxviii, p. 679 (Panthéon littéraire) ; Œuvres de Chastellain, éd. Kervyn de Lettenhove, VIII, 214-6, chap. lvi.
  282. Dans ce tableau, les italiques désignent les poèmes perdus.
  283. Fin du chap. II ; chap. III, § 3.
  284. Chap. II, §§ 1, 2.
  285. Le poème dont le présent volume contient la traduction.
  286. Ce renouvellement ne nous est connu que par les témoignages de Jacques de Guise, p. cxiii, et de Wauquelin, p. cliii. Il se peut aussi que l’auteur de l’Histoire de Charles Martel en ait fait usage, voy. p. clxiii. L’existence de ce roman perdu semble donc démontrée. Toutefois, il est digne de remarque que la bibliothèque des ducs de Bourgogne si riche en romans de Girart de Roussillon (voir l’appendice ci-après) ne contenait aucune autre rédaction que celles qui nous sont parvenues.
  287. Chap. VII, § 1.
  288. Chap. VII, § 2.
  289. Chap. VII, § 3, Je m’abstiens de marquer la descendance de cette composition, parce que je n’ai point à cet égard de certitude. Il est assuré que le compilateur a eu à sa disposition deux sources au moins : un poëme sur Charles Martel et notre chanson de Girart de Roussillon ; mais, il a peut-être eu une troisième source, et d’ailleurs il faudrait connaître exactement les éléments à l’aide desquels a été composé le poëme perdu sur Charles Martel.
  290. N° 48 du catalogue de cette bibliothèque, rédigé en 1407 ; voy. Romania, IX, 512.
  291. Voy. ce que j’en dis, Romania, X, 305.
  292. Au xviie siècle, l’érudit Caseneuve (✝ 1652) en a cité quelques vers dans ses Origines de la langue françoise ; voy. Bibl. de l’École des Chartes, 3e série, II, 48. Il appartenait alors à Pierre Dupuy, comme l’indique une note écrite au haut du premier feuillet. Au commencement du xviiie siècle, il appartenait à Châtre de Cangé. Il figure à la p. 79 du catalogue de cet amateur, imprimé à Paris en 1733.
  293. C’est du moins ce que je crois avoir démontré dans un article publié en 1860 dans la Bibliothèque de l’école des Chartes, 5e série, II, 45-7.
  294. Voy. Jahrbuch f. romanische u. englische Literatur, XI, 121-42,
  295. En 1878.
  296. En effet, je n’ai pas traduit les trois premières tirades, qui sont une sorte d’introduction du réviseur, dans laquelle plusieurs vers sont pour moi tout à fait inintelligibles. Par suite, mes chiffres devraient se trouver constamment en retard de trois unités sur ceux de M. Fœrster. Mais j’ai divisé en deux la tirade 138 de M. Fœrster, ce qui réduit la différence à deux, et en trois la tirade 169 (voy. p. 96, n. 1), ce qui rétablit l’équilibre.
  297. Bulletin du Bibliophile, 1857, p. 472.
  298. Je cite d’après l’édition donnée par M. L. Delisle, dans le t. III de son Cabinet des manuscrits.
  299. J’ai cité ci-dessus (pp. cxxiv et clxi) cet inventaire sous le titre d’inventaire de Bruges, 1467, d’accord en cela avec Barrois qui l’a édité. Il est bon de dire que, selon M. Pinchart (Bulletin des commissions royales d’art et d’archéologie, IV, 491, note) ; il aurait été exécuté à Lille en 1469.
  300. Barrois, Bibliothèque protypographique, p. 209 (no 1450).
  301. Ouvr. cité, p. 249 (n° 1741).
  302. Bibl. nat. Cinq cents de Colbert, n° 130, fol. 101 vo.
  303. Sous le n° 207 ; Catalogue de la Bibliothèque royale des ducs de Bourgogne (sic), Bruxelles, 1842, I, cclv.
  304. Ibid., nos 183 de Sanderus et 494 de Franquen.
  305. Voir, pour les circonstances de cette opération, qui eut un caractère subreptice, la notice de Marchal sur la Bibliothèque des ducs de Bourgogne, en tête du catalogue précité, pp. cliv et suiv.
  306. Les ms. des ducs de Bourgogne ont été très dispersés. Il y en a, non seulement à Bruxelles, leur place régulière, et à Paris, mais encore en Angleterre, à Vienne et à Florence.
  307. Le second feuillet commençant avec le v. 440, il faut supposer que le ms., que nous savons, par l’inventaire de 1467, avoir été écrit à trois colonnes par page, contenant 73 vers à la colonne. C’était donc un livre de très grand format, et en même temps très mince. Les 10,000 vers du poème ne devaient guère occuper que vingt-trois feuillets.
  308. Il y avait aussi un exemplaire de la vie latine, ainsi décrit dans l’inventaire de 1568 (Cinq Cents de Colbert, 130, fol. 99) : « Autre petit volume en grande forme, escript à la main, couvert de parchemin, intitulé : La vie de Girard, le comte de Rossillon, en latin, commenchant au second feuillet : Octo in regis domo. ».
  309. Sous le n° 87 de l’inventaire publié par M. Milà y Fontanals, Trovadores en España, pp. 488-9. M. Milà cite, entre parenthèses, ces mots : A gran folina... beaus amic, sans nous dire à quelle partie du ms. ils appartiennent. Il serait à désirer qu’on fît une édition nouvelle et exacte de cet inventaire, qui est intéressant.
  310. Les chiffres se rapportent aux tirades du ms. d’Oxford, d’après l’édition de M. Fœrster.
  311. La rime est en er, en français ier.
  312. oiz français.
  313. La différence est qu’en français plusieurs des mots cités qui ont en latin ŏ, auraient non pas o, mais ue.
  314. Au lieu d’es on trouve dans les tirades 15, 182, 199, 215, 574, eis, mais c’est là un point de graphie qui n’a pas d’importance dans le cas présent. On trouve de même el et eil.
  315. Voir, par exemple, ce qui est dit du patois mixte de Puimangou (Dordogne), Aubeterre-sur-Dronne (Charente), et autres lieux voisins, par MM. de Tourtoulon et Bringuier, dans leurs recherches sur la limite de la langue d’oc et de la langue d’oui, Archives des Missions, 3e série, III, 678 et suiv. Cf. pour un autre territoire de langue mixte, situé un peu plus au nord, le même travail, 584 et suiv.
  316. Ainsi dans la seconde partie du poème de la croisade albigeoise ; voy. mon introduction à ce poème, pp. cviii, cix.
  317. Les inconséquences qu’on a constatées depuis longtemps dans la langue de la Passion (ms. de Clermont), offrent, si je ne me trompe, un cas analogue à celui de Girart de Roussillon.
  318. Ce sont là des indications sommaires qui demanderaient à être précisées et qui comportent de nombreuses distinctions. Mais ce n’est pas ici la place d’une dissertation de géographie linguistique.
  319. Voy. le travail précité de MM. de Tourtoulon et Bringuier, dans les Archives des Missions,
  320. Les enclaves connues sous le nom de Grande et de Petite Gavacherie sont peut-être les derniers effets de ce mouvement de translation.
  321. Voy. les Schizzi franco-provenzali de M. Ascoli, dans le t. III de l’Archivio glottologico.
  322. Par exemple, la mention de Charroux, § 402.
  323. Ce prologue et le prologue de l’acteur qui suit sont imprimés ci-après p. cci.
  324. Pour épargner l’espace, je convertis les chiffres romains du manuscrit en chiffres arabes.
  325. Pour la commodité des citations, je donne aux chapitres des numéros qui manquent dans le manuscrit.
  326. Ce chapitre est imprimé ci-après, p cciii
  327. La plus grande partie de ce chapitre est imprimée ci-après, pp. ccvi et suiv.
  328. Ce chapitre est imprimé en partie ci-après.
  329. Pour l’emploi de l’i long, ici et dans paijs, etc, je me conforme à la graphie flamande de David Aubert.
  330. Cf. la chanson, §§ 190-9.
  331. En présence de ce texte il n’est pas possible de maintenir la correction d’Anseis en Aimeri, proposée à la fin de la note 4 de la page 106.
  332. Sic, il faudrait Hernault, dans la chanson (§ 192) Ernaut de Gironde. C’est donc avec raison que la leçon Ernaut de P. a été adoptée (voy. p. 106, n. 3) contrairement à la leçon Tenarz, donnée par O. L.
  333. Sic, pour Sulie, Syrie ; cf. la chanson, § 195.
  334. Il faut sans doute suppléer et fut faite, ou l’équivalent.
  335. Je place entre [] les numéros des §§ correspondants du poème.
  336. L’exposé qui suit, jusqu’à l’endroit où est placé le renvoi au § 518, se rapporte à des événements racontés plus haut, d’après une source autre que notre chanson de Girart de Roussillon.
  337. Sic, lacune ? où faut-il substituer le roy à il qui suit.
  338. Les premières lignes seulement de cet alinéa semblent se référer, au § 518 de la chanson.
  339. Cf. le poème § 520, et ci dessus p. clxv.
  340. Dans la chanson, où la scène est bien autrement dramatique, c’est Berte qui affirme aux marchands que Girart est mort.
  341. Il y a dans la chanson (§ 526) Porz cairaz, ou dauraz, ou encore miraz, selon les mss.
  342. Il n’est pas question de Bouillon dans la chanson.
  343. Ce ne sont pas les noms que portent les deux charbonniers dans la chanson.
  344. Ce personnage doit-il être identifié avec l’Aimenon ou Aimon, seigneur de Bourges et l’un des fils ou des neveux de Thierri, qui paraît à diverses reprises dans la chanson ? Voy. ce nom à la table.
  345. Il n’y a rien de tout cela dans la chanson.
  346. La fin de la rubrique est rédigée autrement dans la table des rubriques ; voy. ci-dessus.
  347. Cf. la chanson, § 534.
  348. Cf. la chanson, § 536.
  349. Cf. la chanson, § 547.
  350. Sic, corr. Gerard.
  351. Gerard.
  352. Cf la chanson, fin du § 551.
  353. Cf. § 554.
  354. Même énumération au § 553 de la chanson.
  355. Cf. la chanson § 554, où toutefois il n’est pas parlé d’Anchier.
  356. Cf. § 555.
  357. Cf. le § 556 où cette question est attribuée aux habitants de Roussillon en général.
  358. Cf. § 557.
  359. Cf. § 559.
  360. Cf. § 663.
  361. Cf. § 666.
  362. Cf. § 673 où il est dit que Fouque avait, non pas trois, mais quatre fils.
  363. C’est ici pour la première fois que nous voyons Girart représenté sous l’aspect d’un amateur de jardins.
  364. C’est-à-dire son testament.
  365. La chanson, du moins, ne dit rien des obsèques de Girart.
  366. Juste observation.
  367. Voy. ci-dessus, p. clxviii.
  368. C’est l’abrégé de Wauquelin, commençant ici, non point au premier chapitre, mais à une phrase qui se trouve dans le courant du second chapitre : « Cestuy noble prince Gerard de Rossillon fut filz du duc Droon de Bourgogne, lequel ayda a Charlemaigne en ses conquestes, et fut homme de grant pouoir, riche et puissant, saige et prudent en tous ses faitz, lequel, après la mort du puissant roy Charlemaigne, demoura atout son ost en Espaigne la ou il souffrit maintes paines et maint travail pour accroistre et augmenter la loy de nostre saulveur Jesucrist » Edit. de M. de Terrebasse, p. 16 ; cf. J. Mansel, Bibl. nat. fr. 304, fol. cxlvij c. qui offre exactement le même texte, sauf variantes graphiques. — On voit qu’il y a quelques différences et que, notamment, le ms. de Bruxelles a omis une partie de la phrase.
  369. Voici la partie correspondante dans l’abrégé imprimé (début du ch. xxv, édit. Terrebasse, p. 137) : « Ces nouvelles ouyes, ilz commencerent tous par vraye devotion a regracier Dieu de ce que ainsi il les avoit visités. Et alors, a grant honneur et reverence ilz alerent descouvrir le sainct corps qui sept ans entiers geut en ce lieu et le trouverent odourant trés sonef et tout entier. Et l’evesque le leva et l’enveloppa en ung net cendal, et puis ilz le mirent en une noble chasse et riche et le mirent en ce point sur une lictiere, et le menerent a grant honneur et jubilation jusques a l’eglise de Poytiers (Poultieres, J. Mansel), dont, quant ilz approcherent du lieu, l’abbé et le clergié et tous les nobles et le peuple du pays environ vindrent a torches et a banieres en notable procession a rencontre du corps sainct et le receurent et le porterent a l’eglise en chantant graces et loenges a nostre Seigneur, et l’enterrerent en ladicte eglise de Poytiers en ung noble sarcuz moult riche et bien entaillié, au plus près de madame Berte sa femme. Quant le service divin fut acomply, chascun s’en alla en sa place en rendant graces a Dieu de l’honneur que leur eust fait et de leur donner telz intercesseurs au ciel, ayant esperance de Dieu que, par le merite de ces deulx sainctes personnes, nostre Seigneur exaulceroit leurs prieres, et que tout le pays en vauldroit mieulx. Et lors fut mis par escript toute leur vie, leur conversation et leurs faictz, et furent gardées leurs legendes en ladicte eglise de Poytiers longtemps après leurs trepas. Mais aulcuns temps après ladicte église fut arse et destruycte..... » Même leçon dans J. Mansel, ms. cité, fol. clxxj d.
  370. Vincent, Spec. hist. l. XXIII, ch. cli, reproduit le passage de Sigebert, cité plus haut (p. cxii), d’après Jacques de Guise.