Girart de Roussillon/Traduction

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Honoré Champion (p. 1-320).

GIRART DE ROUSSILLON.

1. Ce fut à la Pentecôte, au gai printemps ; Charles tenait sa cour à Reims. Il y avait maintes personnes au cœur franc ; le Pape y fut et prêcha. La messe dite, Charles monte au palais jonché de fleurs[1] ; au dehors Girart et sa mesnie bâtissent des quintaines[2], et se livrent à maint exercice. Le roi l’apprend et le leur défend : il craint que des jeux on en vienne aux disputes, et jure par la sainte croix qu’il n’y a si puissant homme à qui il ne fasse arracher les yeux, s’il fait scandale en sa cour. Charles est le meilleur justicier que je sache. De la mer jusqu’ici il n’y a si riche baron qui ne tremble lorsque le roi s’irrite.

2. Quand le roi a suivi la procession, on monte au palais qui est tel qu’on n’en vit jamais : arbalète ni arc ne sauraient lancer un trait aussi loin qu’il s’étend en tout sens. Les murs et les boiseries disparaissent sous les étoffes[3]. Chambellans et huissiers sont à leurs postes ; ils étaient plus de cent fiers et farouches. Chacun a vêtu une pelisse vairée et tient lance ou guisarme, hache ou bâton. Il n’entre au palais damoisel ni jeune homme, s’il n’est personne de haut rang ou riche baron. Les archevêques y viennent de leur province ; évêques et abbés sont plus de mille, et Drogon y a mené trois cent comtes et ducs... Drogon donna terre à Girart, Odilon à Fouque[4]. Le Pape prend la parole :

3. « Seigneurs, dit le Pape, entendez-moi tous : Je ne suis venu ici ni pour mon profit ni pour mon plaisir, mais pour faire le service de Dieu... et à cause de la gent païenne qui nous détruit. Barons, pour Dieu je vous prie, allez-y tous, guidez là les barons...

4. « Au-delà de Constantinople, devers Tyr, l’empereur est engagé dans une guerre dont il ne peut se délivrer. En même temps il a Rome à gouverner[5]. De sa première femme il n’a que deux filles. J’ai vu Drogon demander l’une pour vous. Charles, et engager l’autre pour vous, son fils Girart. Et moi je suis venu ici pour vous appeler au secours du fief saint Pierre que les païens ravagent. Barons, allez-y tous pour le service de Dieu !

5. « Si l’empereur a guerre par devers Nicée, à Rome sont venus les païens d’Afrique, où réside le serviteur de saint Pierre, qui vous prêche. Allez-y tous, puissants barons ! » Et Charles dit à tous : « Qu’en cette cour aucun prudhomme n’abandonne Dieu ! »

6. Drogon le sage parla en sa langue : « Seigneurs, j’ai passé la mer, j’ai été à Constantinople il y a deux ans. Le roi me fit guider par ses drogmans ; j’allai au saint Sépulcre avec de nombreux compagnons, muni de sauf-conduits de marchands. Puis je revins auprès de l’empereur. Il me conta ses guerres et ses tribulations : comment les païens félons, et du côté de Rome les Africains, lui ont enlevé es ravagé sa terre. Il me montra ses deux filles (oncques homme ne vit si belles ni si semblables) et les engagea à toi et à mon fils. Après sa mort, il laisse Rome à ses enfants. Pour la terre que tu en auras, qui est grande, tu as octroyé à Girart Flandre et Brabant. Voici que de là (de Constantinople) te vient le mandement : garde-toi, par par crainte de peine, de refuser[6]. » Et Charles répondit sans feinte : « Je veux et la femme et la terre et la peine ; et j’enverrai de puissants et dignes messagers. » Et il ôta son gant et en fit le serment.

7. Drogon et Odilon s’en retournent devers Espagne pour guerroyer païens, la gent étrangère. Et Charles et Girart et leur compagnie, Français, Normands, Bretons, Bourguignons, Lorrains, Allemands passent le Jura et Monjoux[7], la haute montagne ; là ils livrent une fière bataille et tuent deux rois d’outre Cerdagne ; [ceux-ci] avaient si complètement dévasté.....[8], la Calabre, la Pouille, la Romagne, qu’on n’y pouvait plus labourer. Désormais la terre restera en paix.

8. Et quand la bataille fut finie, on prit cent messagers dans l’armée royale : cinquante étaient clercs, les autres de puissants comtes. On choisit [pour les accompagner] dix mille hommes d’élite ; le pire était hardi guerrier, et ils avaient hauberts et heaumes et bons chevaux. De Brindes ils passèrent à Duras sur des navires. Pendant que Charles revient sur ses pas, ils chevauchent tant par monts et par plaines qu’ils arrivent aux portes de Constantinople. Dehors, dans la prairie, ils tendent leurs pavillons, et envoient dans la ville deux cardinaux et avec eux Foucher le maréchal.

9. Ils trouvèrent l’empereur dans le grand palais ; devant lui des rois païens et des émirs qu’il avait fait prisonniers quelques jours avant dans un combat. Les messagers lui annoncent les nouvelles : que les Français vont délivrant sa terre, qu’Arabes et Africains sont détruits ; ce qui lui causa grand plaisir. Il monte sur un mulet amblant et se rend au-devant de l’ambassade. Chemin faisant, il s’enquérait de Girart et de Charles.

10. « Dites-moi quel homme est Charles Martel ? — Sire, adroit aux armes, et bon et beau, hardi, sûr, et jeune homme ; il a le regard plus vif qu’un oiseau. Aussi a-t-il déjà conquis cent châteaux, trois comtes preux et riches dont il est le guide, et mille autres personnes, ses fidèles, à qui il donne crosses et bons anneaux[9]. Aussi loin que la terre s’étend et que le ciel la recouvre, il n’est roi dont la personne et le sceau soient aussi redoutés.

11. — « Et quel homme est Girart, ce bourguignon ? — Sire, il n’y a pas d’homme plus vaillant ni meilleur à l’attaque. Sa terre occupe trente journées ; il conduit en guerre cent mille chevaliers. À lui sont les Provençaux et les Gascons, et il a dans le poing assez de prouesse et de valeur pour ne pas craindre qu’on lui rogne son fief. »

12. En approchant du camp français ils virent les pommes et les aigles d’or espagnol, les pavillons de soie grecque, et tant de chevaux de prix, et tant de riches harnachements ! Le roi loua grandement tout ce qu’il vit : jamais on ne vit tant de courtoisie chez un roi aussi puissant. Il descendit au pavillon du pape. Là entrèrent aussi Girart, qu’il avait mandé, les comtes, les riches marquis, les évêques qui l’ont délivré de ses ennemis ; il les baisa et les remercia, puis il leur apprit l’honneur que Dieu lui avait fait en le rendant victorieux de ses ennemis[10].

13. « Sire, » dit le pape, « vos affaires sont en bon train, mais pour cela, ne brisez pas notre convention. Charles m’a juré qu’il prendrait ta[11] fille Berte si tu y consentais ; l’autre, tu ne peux la donner à un plus vaillant que Girart, ce duc à qui je l’offre[12]. — À ta volonté, » reprend l’empereur en riant. « Mais d’abord, vous, évêques, abbés et barons, viendrez en ma cité et prendrez logement avec moi ; ensuite, je ferai tout ce qu’il vous plaira. »

14. Les cent barons montent sur les mulets ; chacun n’ayant à sa suite que trois personnes : le chambellan, le cuisinier, le garçon. En tête marchent le pape et le duc Girart, et les docteurs savants en tous les arts. Girart prie chacun de se hâter. Puisque l’empereur est en paix de tous côtés, le hardi ne vaut pas plus ici que le couart. Un Longobard[13] les guide dans la cité, où ils trouvent nobles gens aux sentiments généreux.

15. Dans le bourg Sainte-Sophie, près du moutier, l’empereur fait héberger chacun en riche demeure. Là, vous auriez vu les étoffes neuves de soie étendues sur le sol, et tant d’épices répandre une bonne odeur ; c’est du baume qu’il fait brûler partout[14]. Aucun autre roi ne serait assez riche pour l’acheter. La nuit, il les fait servir à leur volonté, et le jour siéger au palais avec lui. Ils commencent à parler de leur mission ; lui, cependant, leur fait voir ses jeux étranges. Par son ordre, ses magiciens excitent la pluie et la tempête et font apparaître des signes éclatants[15]. Et quand il les a remplis de terreur, il leur présente par artifice d’autres merveilles, des tours ingénieux et plaisants à voir ; si bien qu’ils s’y oublièrent jusqu’au lendemain soir. Mais c’étaient de grands et sages personnages, qui ne voulurent point se laisser amuser plus longtemps ; et lorsque l’empereur vit qu’il ne les pouvait retenir davantage, il fit bonnement à leur volonté.

16. Tandis qu’il les recrée de la sorte, honorant par dessus tous le duc Girart, le roi fait conduire à l’ost un si grand convoi qu’on ne pourrait sans ennui en conter ou entendre le détail. Il leur fit donner des besants, de l’or cuit, des étoffes de soie et des pailes[16] neufs en telle abondance que les plus avides en eurent assez. Cependant Girart ne veut pas demeurer plus longtemps : on presse la conclusion de l’affaire, et l’empereur fait amener ses filles ; Berthe d’abord, au clair visage, au doux regard. Son père lui a fait apprendre les arts ; elle sait mettre en roman le chaldéen[17] et le grec, et connaît à fond le latin et l’hébreu ; pour le sens, la beauté, le gent parler, on ne saurait au monde trouver sa pareille. Et disent comtes et ducs et évêques et pairs : « Voici celle qui doit porter la couronne, nous sommes prêts à nous porter garants, par notre serment, que le roi de France la prendra pour femme. » On fait apporter les reliques, et on commence à faire le compte de son oscle[18] : cent châteaux et cités, vingt sur mer. De tous les cent, pas un, si puissant fût-il, ne s’est refusé à prêter le serment.

17. Le pape parle, qui a subtil sens : « Sire, maintenant, avec l’autre [de tes filles], fais ton fils de Girart. Je ne sais plus riche homme ni de plus haute naissance. — À ta volonté, » répond l’empereur. Alors l’amènent ses Grecs...[19] Elle a un corps charmant et tout virginal et un maintien si digne que les plus sages restaient silencieux, émerveillés de sa beauté. Pour elle, Charles méprisa celle qui lui avait été donnée, et par suite, la guerre dévasta les royaumes.

18. Après parla l’abbé de Saint-Rémi : « Je ne vois point ici de reliques de saint André, de saint Jean, de saint Paul, de saint Mathieu. — Des autres et de ceux-là, » dit l’empereur, « j’en possède[20]. » Il fait appeler Florent, son évêque grec, qui garde les reliques et lit le bref[21].

19. Girart, l’empereur et le pape entrèrent au moutier du Capitole. Le roi les emmena dans la crypte où gisent les apôtres.... Il fait appeler son évêque Flore, qui garde les reliques et lit l’histoire. Ils se recommandent à ses prières, afin que Dieu leur accorde honneur, vertu et gloire, puis ils veulent aller au Bras Saint-Georges[22] ; mais avant, l’empereur leur donna de chères épices et de la mandragore[23].

20. Et quand il leur eut montré les fils de Dieu[24], il les mena en sa chambre voûtée, dont le sol était jonché de pierres précieuses, et dit à chacun : « Prends-en à ta volonté. » Il leur met au cou des peaux zibelines et leur donne des anneaux et des boutons, des étoffes neuves de pourpre, de samit, de soie ; il leur remplit leurs sacs de thériaque et de baume. Celui qui moins en emporta fut le plus mal avisé, et cependant son don valait en France cent mille sous[25].

21. L’empereur à la tête chenue. Jamais je n’ai vu, jamais je ne verrai si beau vieillard[26]. Il a sens, largesse et abord agréable. Lorsqu’il eut accompli tous les désirs des barons, lorsqu’il leur eut fait montrer par ses magiciens de tels jeux que le plus savant en était émerveillé, il donna à ses filles abondance d’or, de besants, de drap de soie, de pailes... ; deux mille chameaux chargés et amblants ; à chacune quatre éléphants chargés de vaisseaux ciselés d’or massif ; il leur donna des lions..., des dragons enchaînés fiers et volants, des alérions[27] mués... Puis les Français relèvent les pavillons... et s’en retournent à petites journées. Pendant la route, la tristesse et les querelles furent bannies ; l’enthousiasme, l’allégresse, la joie, les chants régnèrent jusqu’à la mer, qu’on repassa dans les chalants.

22. Avant que les deux femmes soient à mi-chemin, Girart envoie en France des messagers. Ils étaient vingt, munis de chevaux..., de palefrois, de chameaux, de mulets coursiers. Les trois premiers, Foucherant, Artaut et Ponsenier, se présentèrent au roi qu’ils trouvèrent à Saint-Denis au moutier. Charles s’empresse d’interroger les messagers : Que pas un ne s’avise de le tromper ! — « Sire, nous vous dirons la vérité. Jamais on n’a vu tel avoir ni tant de deniers. L’empereur vous envoie des lions et des dragons enchaînés, avec leurs gardiens, de brillantes escarboucles... des aigles de montagne (?) qui ont des ailes plus tranchantes qu’acier... » Et Charles les traite de fous hableurs : ce qu’il voudrait savoir d’abord, « vous le mettez à la fin. C’est des femmes que vous devriez parler en premier ! — Personne ne dira qu’aucun chevalier ait jamais vu si belles... »

23. Charles prend les messagers à part. « Dites-moi laquelle vous tenez pour la plus belle. Si vous m’en disiez mensonge, que j’en aie la preuve, je vous ferais mourir. — Sire, c’est l’aînée qu’on t’a par serment engagée ; et tes comtes et comtors[28], disent qu’ils n’avaient jamais vue plus belle. Puis, ils ont donné à Girart la cadette, et si la première est belle, la seconde l’est plus encore. L’homme le plus farouche, le plus triste, ne peut la regarder en face qu’il ne se sente radouci. — Je choisirai la meilleure, » dit Charles, et sans plus tarder il monte à cheval.

24. Dès ce moment le roi la désira : il envoie chercher sa mesnie. Il quitte Paris, passe le Mont-Cenis, et rencontre à Bénévent la cour qu’il cherchait. Il descend au bas des degrés taillés au ciseau, entre au moutier par les escaliers de marbre bis, et fait une courte prière aux pieds du crucifix ; puis il entre au cloître par le parvis. Les dames n’en surent rien jusqu’à tant qu’on leur dit : « Damoiselles, c’est le roi, celui qui a le visage fier. » Berte, à sa vue, prit peur, l’autre se leva, rougit et s’inclina profondément. Lui la prit, l’embrassa une fois et l’assit près de soi. Jamais il n’avait vu beauté en laquelle il n’eût trouvé défaut ou prétexte à raillerie, mais celle-ci valait tant, qu’il en eut le cœur touché, et rit. — « Sire, dit l’abbé de Saint-Denis, cette autre est ta femme, tu es engagé avec elle ; nous l’avons juré dans son pays. — Par mon chef », dit Charles, « c’est moi qui décide. Si là-bas Girart a fait les parts, ici je choisis. » Et l’abbé répondit : « Sire, vous avez dit une malheureuse parole. »

25. Girart et le pape et les barons étaient allés dehors, dans la campagne, pour parler. Lorsqu’ils apprennent l’arrivée du roi, ils reviennent, descendent au perron et entrent au petit pas. Le roi baisa Girart le fils de Drogon, le pape, et [parmi les barons] le seul don Gace. L’abbé de Saint-Denis, mandé par l’évêque de Soissons, commença le débat ; il avait entendu les paroles du roi et les répéta : « Sire, Charles nous fait une folle demande, quand il veut qu’on lui donne la femme de Girart. — Je la demande, en effet, sire, » répond Charles. Le pape en jure par Jésus du ciel : « Tu n’y gagnerais pas le prix d’un bouton pour le sens, la beauté, les manières ; mais, va, prends ta femme, et que Dieu t’en donne joie ! » Tel fut le sentiment de tous ceux qui étaient présents, mais, dise oui qui voudra, Charles dit non.

26. Le pape le prie de ne plus parler ainsi : « Devant le moûtier Sainte-Sophie, cent l’ont juré, dont pas un ne voudrait manquer à son serment ; mais, va, prends la femme à qui tu es engagé, et laisse au comte Girart sa mie. — Par mon chef, » dit Charles, « d’abord elle est mienne ; quant à celle qu’on m’a donnée, qu’elle soit à Girart, et qu’encore il prenne tout l’avoir qu’on m’envoie ! » Et Girart était courroucé et ne pensait pas à rire. Pour un peu il eût défié le roi, si le respect du clergé ne l’eût retenu. Ce débat occupa pendant un jour sans qu’on parvînt à l’arranger.

27. Berte entend la cour en dispute, elle se voit dédaignée, évitée par le roi ; elle ne songe plus à la joie... ; elle s’éloigne en pleurant sous un olivier ; à ses pieds est assise sa gouvernante grecque ; on ne saurait trouver plus savante ni qui sache mieux écrire. La damoiselle s’écrie souvent : « Chétive ! maudite soit de Dieu la mer... et le port et le navire qui m’a fait aborder ici ! Mieux aimerais-je mourir là-bas, que vivre ici. »

28. On passa la nuit à réfléchir. Le matin, au point du jour, le pape réunit tout le monde en conseil dans le moutier de Bénévent. Il fit asseoir Girart auprès de lui, et, le prenant par la main ! « Sire, nous sommes tous bien attristés à cause de ce débat ; il n’y a personne, si bien apprise soit-elle, qui sache se contenir. Tout cela pour un fou roi, félon, à la tête légère qui envoie demander une femme et ne la prend pas. Si on la renvoie si follement, ce sera le plus fol présent dont j’aie jamais ouï parler, et vous et les cent autres deviendrez parjures ! Jamais je n’ai vu damoiselle parler si bien ni se comporter avec tant de simplicité. Son air est loyal et prévenant, son teint et ses yeux sont clairs, son visage riant. Par la foi que je dois au Dieu tout-puissant, je préfère Berte à Elissent. Comte, va, prends la femme et tout l’argent, les chevaux, les pailes, les ornements. Si tu veux en avoir fief, terre ou accroissement [de fief], Charles en fera à ta volonté, selon ce qu’il m’a dit, s’il ne m’a pas menti. » Là-dessus Girart est entouré de ses parents : il sera honni s’il consent à prendre de l’avoir [29] : que simplement Charles le tienne quite de son fief, de façon que le comte ne relève plus de lui en rien. À ces mots, Girart s’enflamme,

29. Le pape était un clerc qui savait beaucoup ; il parla avec sagesse et à-propos : « Girart, fais cela pour moi, homme courtois, et parce que je te porte amitié et te veux du bien, et pour l’amour du père (l’empereur de C.-P.) qui est si vaillant, qui nous fait tant d’honneur et de si riches présents. — Mais ce serait pour moi l’avilissement, la honte et le mépris de tous ! — Non, sire, mais un acte généreux, et notre salut à tous, et notre sauvegarde. »

30. « Girart », dit le pape, « fais cela pour moi. — Sire, » dit le comte, « par la foi que je vous dois, je ne veux pas que le roi gagne à mes dépens ; mais, puisque vous le voulez tous, je ne puis que céder : je la prendrai plutôt que de la voir renvoyer. » Girart prend à part Elissent ; avec lui il mena l’abbé de Saint-Remi et Anchier, un riche comte plein de loyauté. « Qui préférez-vous, damoiselle, moi ou ce roi ? — Si Dieu m’aide, cher sire, j’aime mieux toi. — Si vous m’aviez dit un mot orgueilleux ou déplacé, jamais il ne vous eût tenue à ses côtés. Or le prenez, damoiselle, je te l’octroie ; et je prendrai ta sœur pour l’amour de toi. »

31. Girart retourne auprès des barons ; il leur dit sa pensée. « Cet accord m’est pénible et dur ; j’en veux avoir une garantie et un bon gage pour qu’on ne me le reproche point comme honteux et avilissant ; [je veux] que le roi m’octroie, à moi et à mon lignage, mon fief en alleu, sans hommage. » Ces mots sont rapportés à Charles par les messagers, « Il me demande », dit-il, « un grand sacrifice, et pourtant je le ferai, par ce gage[30] »

32. Girart vit la damoiselle au corps délicat, à l’air modeste ; il dit que le roi le croyait trop sot, et soupira de cœur pensif. L’archevêque de Reims écrivit le bref[31], et entraîna Charles et le pape sous un tilleul : « Seigneurs (dit-il), Girart se repent, je vous assure ; mais hâtez votre accord avant qu’il ne vaille plus rien.

33. — « Sire, » dit le pape, « hâtez cet accord avant que le comte en ait tout à fait regret, et gardez-vous d’orgueil et d’excès et faites au duc[32] toutes ses volontés. — Tout comme il vous plaira », dit Charles. Le roi, accompagné de ses barons, les plus sages et les plus lettrés, va trouver le duc ; on fit entendre à Girart de sages paroles ; tout d’abord, il fut juré que cet accord ne lui serait ni honte ni avilissement, que jamais le roi, si irrité qu’il pût être, ne le lui reprocherait. Il fut relevé de son hommage et reçut son fief en alleu. Mais Charles est malveillant et rusé : « Le bois de Roussillon, les herbages et les prairies, les miens ont coutume d’y chasser en rivière[33]. Je veux que vous me le laissiez. — J’y consens, » répondit Girart. C’est par là que dans la suite le comte fut pris. Le pape, qui est plein de sagesse, prend la parole : « Comte, aujourd’hui la cour et le palais sont vôtres. Prenez, quoique vous en ayez, votre épouse. Elle a tant de sens et de beauté qu’il n’est si riche homme qui n’en fût honoré, et ainsi serez-vous, comte, si vous l’aimez. — Ainsi ferai-je, sire. » Là la conduisent par la main Gui et Daumas. Grand était le baronnage tout à l’entour. Elle se jette aux pieds de Girart, sur un degré, et baisa le soulier dont il était chaussé. Là le comte la releva et la prit entre ses bras, et alors s’éteignit l’ire qu’il avait au cœur. Là, le comte palatin la prit à femme ; et par la suite il en eut bon service et douce consolation, et devint si humble de cœur qu’il demeura fermé à orgueil et malice.

34. Lorsque Girart et sa compagne eurent reçu la bénédiction, Charles dit tout haut : « À ce que je vois, chacun a choisi à son gré pour le mieux. » Ne croyez pas que Girart parle follement. « Seigneurs, » dit le comte, « entendez ma parole : puisque Charles est si léger qu’on ne peut se fier à lui, s’il fait tort ou injustice à ma dame[34], je ne manquerai pas de l’aider à défendre son droit. » La cour entière déclare qu’il le doit faire. « J’y consens sur ma foi, » dit Charles ; puis il ajoute à voix basse et à part : « Ce comte Girart m’a tenu trop serré avec cet accord, mais je le lui ferai payer cher, tôt ou tard. »

35. La cour s’agrandit et s’accroît, car elle avait été proclamée. Girart épousa sa femme. Plus il la connut et plus il l’aima ; il n’avait jamais vu sa pareille pour la sagesse et le sens. Elle était instruite de tous les bons arts. Le roi vint à Rome qui lui est donnée et lui fut garantie à son gré. Il fut couronné et elle couronnée, ointe, bénie et signée. Ensuite, la cour retourna en France. Girart envoya d’avance en sa contrée, et fit amener sur la route un énorme convoi de vivres. Il y avait tout le gibier qu’on avait pu chasser, du poisson d’eau douce et d’eau de mer. Il en fit servir le roi et sa mesnie à Tournus[35] sur la Saône, en une prairie. Il n’y eut baron en Bourgogne, qui est grande et large, ni chevalier, ni dame de prix, qui n’eût là pavillon, tente ou feuillée[36]. La reine fut honorée par dessus tous. Le lendemain, ils partirent au point du jour.

36. Charles est logé sur la Saône ; il prit par la gonelle Tibert de Valbeton, Isembert et Brochart et leur parla ainsi : « Grande richesse à Girart, et bonne terre. Du Rhin à Bayonne, tout le pays est à lui ; en Espagne, il s’étend jusqu’à Barcelone, et l’Aragon lui paie tribut. Ah ! bien fol est le roi qui donne un tel fief, et celui qui me le demande en alleu me tient un fâcheux discours[37] ; il démembre et dépeuple le royaume, et moi je n’ai de plus que lui que la couronne ; mais j’entends bien le rogner jusqu’à la Garonne. — Maudit soit, » dit Tibert, « qui ose en souffler mot ! Mais qui a fol désir le cache jusqu’à tant que nous soyons à Sens sur Yonne. »

37. Le lendemain, ils se séparèrent au point du jour. Girart prit à part la reine sous un arbre ; avec lui, il mena deux comtes et sa femme. « Que me direz-vous, femme d’empereur, de cet échange que j’ai fait de vous avec eux ? Je sais bien que vous m’en tenez pour méprisable. — Non, sire, mais pour homme de grand prix et de valeur. Vous m’avez faite reine, et ma sœur vous l’avez prise pour l’amour de moi. Bertolais et Gervais, vous deux, riches comtes, soyez-m’en otages, et lui tenant, et vous, ma chère sœur, recevez-en l’aveu, et par dessus tous, Jésus le rédempteur, que je donne par cet anneau mon amour au duc. Je lui donne de mon oscle[38] la fleur parce que je l’aime plus que mon père et mon seigneur ; en me séparant de lui, je ne puis m’empêcher de pleurer. »

38. Ainsi dura toujours leur amour pur de tout reproche, sans qu’il y eût autre chose que bon vouloir et entente cachée. Et pourtant, Charles en conçut une telle jalousie que, pour un autre grief dont il chargea le duc, il se montra farouche et irrité. Ils en firent bataille par les plaines herbues ; et il y eut tant de morts que les vivants en demeurèrent sombres, et que jamais plus un mot d’amour ne fut prononcé [entre eux].

39. Charles quitte Girart et la Bourgogne. Malgré tout le service qu’il avait eu du comte, il n’eut pas honte [de faire ce qu’il fit ]. Il s’en alla par la Lorraine à Cologne ; il manda ses Bavarois et ses Saxons, et dit, sans hésiter, à son conseil, qu’il ne prisait pas un œuf toute sa puissance s’il ne rognait à Girart sa terre, Provence, Auvergne et Gascogne. Jamais vous ne vîtes roi aussi irrité.

40. Charles manda sa gent sans dire pourquoi, et commanda à chacun d’amener promptement avec soi ses chiens et ses lévriers et son harnais, simplement[39] un cheval et ses armes. Et Tibert demanda : « Des armes ! pourquoi ? » Le roi appela Thierri, et ils furent trois : « À vous deux je le dirai en qui j’ai le plus de confiance. Girart n’est pas mon homme et ne tient point fief de moi. En lui faisant du mal, si je le puis, je n’agirai pas déloyalement. J’irai à Roussillon prendre mon droit : la chasse en bois et en rivière et mon conroi[40] cela et plus encore, si j’en ai le loisir. — Ce n’est pas mon avis, » dit Tibert, « que vous fassiez mal au comte, ni qu’il vous guerroie. »

41. — Et vous, Thierri, » dit le roi, « que m’en direz-vous ? — Sire, les pères[41] sont mes ennemis ; je ne veux point vous donner le conseil d’un homme léger, pour que tes hommes et tes amis disent ensuite que je les ai jetés dans la guerre et dans la détresse : je les[42] sais si riches en terre et en avoir qu’ils seront malaisés à conquérir, je vous assure. — Je ne veux pas de sermon, » dit Charles : « que les vieux restent, et viennent les jeunes ! et je ferai riche le plus pauvre. — Sire, vous aurez besoin des vieux comme des plus jeunes, et je ne puis vous manquer au moment critique. »

42. Charles voit près d’un bois une centaine de comtes, tous jeunes et pleins de fierté. Il pique son cheval et les aborde : « Allons chasser en rivière et en bois : mieux vaut ainsi aller que de rester chez soi. Aidez-moi à me venger de celui qui me cause le plus de tourment. Je vous aime mieux qu’il[43] ne fait. — Sire, chevauche à bandon, et prends-nous avec toi. Conquier fiefs et terres, donne et reçois. Que tours ni donjon ne te défendent aucun trésor, et que pluie, ni tempête ne nous arrêtent ! — Vous me donnez le conseil que je demande ; il n’y a si pauvre, dès qu’il sera avec moi, à qui je ne donne tout ce qu’il pourra convoiter. »

43. Charles a corps vaillant et cœur fier ; il dit qu’il ne souffre point de pair en sa terre. Avec lui furent ses comtes et ses barons ; ils avaient leurs meutes et leurs chiens braques. Ils traversent l’Ardenne et la forêt d’Argonne[44], prenant abondance de venaison. La reine l’apprit et manda à Girart d’avoir à se garder de trahison. Mais le comte a le cœur si noble qu’il n’y crut pas jusqu’au moment où il se vit provoqué ; et pour cela il manda le comte Fouque, Boson et Seguin de Besançon.

44. Charles vient de chasser par un sentier. Ses compagnons lui conseillent tous de se rendre au moûtier de Saint Prezant (?). « Là on trouve de l’eau douce, du poisson en vivier ; nos destriers entreront dans les terrains bas ; mulets et bêtes de somme paîtront par les prés. » Voici que commencent le ressentiment et la querelle dont moururent par suite tant de chevaliers. Vous allez entendre ce que Charles réclamait à Girart.

45. Charles vient de la forêt d’Ardenne où il a chassé. Il avait en sa compagnie cent comtes tous jeunes, chacun menant enchaîné veautre[45] ou lévrier ; ils portent des alérions[46] à la penne vigoureuse. Suit le reste de la mesnie que le roi conduit. Jusqu’à Roussillon, il ne tira pas sa rêne. Ils se logent devant les murs, sur le sable, faisant courir leurs chevaux par la campagne ; les bêtes de somme paissent par la plaine, c’est la première étrenne de la guerre. Elle durera longtemps. Au temps où elle commença, la lune était en son plein.

46. Charles est envieux plus qu’aucun homme. Vous ne vîtes onques roi si orgueilleux. Ils se logent sous Roussillon, dans les prés herbus, et font tendre soixante deux[47] tentes, chacune est surmontée d’une pomme d’or resplendissante, les chevaux, au piquet, paissent l’herbe couverte de rosée. Le roi vit avec convoitise le château, et, jurant le nom de Dieu glorieux : « Si j’étais là-haut, » dit-il, « comme je suis ici-bas, Girart ne serait pas un comte puissant ! » Il y avait là un jeune damoiseau qui lui répondit un mot vif : « À moins, sire, d’y employer la trahison, votre tête noire deviendra rousse avant que vous lui ayez enlevé de terre un plein gant. Je sais Girart si habile à la guerre, qu’il se soucie de vos attaques comme d’un tronçon de lance. »

47. Quand Charles Martel entendit qu’il ne pourrait avoir le château que par trahison, il appela un de ses damoiseaux, Bernart, le fils de Pons de Tabarie[48] : « Bernard » dit-il, « va de ma part auprès de Girart, et invite le moi à me rendre la seigneurie du château, je lui en laisserai la donzelia[49]. Et s’il n’y consent pas, s’il me refuse, avant quarante jours, je lui montrerai une ost où il y aura cent mille chevaliers de Lombardie[50], sans compter les Grecs, les Romains et ceux d’Hongrie, les Écossais, les Anglais, guidés par Amailes[51] de Ranchopie dont le père a été tué par Milon sous Quinquenie[52]. Là où la terre leur manquera, ils sauteront. Jamais par eux ne fut assaillie une cité dont les remparts aient pu les arrêter. Et quand ils auront mis Girart en mon pouvoir, que je cesse d’être roi si je ne le fais pendre ! » Le damoisel monte à cheval et se met en route. Charles fit un acte d’orgueil et de fanfaronade, quand il envoya un tel message. C’est le commencement d’une conduite orgueilleuse et folle dont on n’est pas près de voir la fin.

48. Par dehors, à la grande porte de Roussillon, à droite, quand on entre, il y a un perron. Tout autour règne une galerie dont les piliers et les colonnettes[53], et même les doubleaux [54] sont incrustés de sardoines ; les voûtes[55] sont de pur laiton. Là Girart gorge son faucon[56] ; autour de lui, un millier d’hommes de sa mesnie, vêtus de hoquetons bordés d’orfrois et de jupons de soie vermeille. Voici qu’entre Bernart le fils de Pons : il salua en homme bien appris : « Dieu protège le comte Girart, le puissant baron ! — Ami, » répond Girart, « Dieu te protége ! Vous me semblez un messager de la part de Charles. — Si Dieu m’aide, je le suis en effet. Je vais te dire de quoi je te semons : c’est de lui rendre le donjon et l’habitation ; et si vous dites non, vous ne verrez point passer la fête des Rogations sans que mon seigneur vous ait montré tant de riches barons, et là dehors, par ces prés, tant de pavillons, bleus, vermeils, jaunes, variés comme la queue du paon, qu’on n’aura jamais vu tant d’enseignes couvrir la campagne, ni tant de riches barons assemblés pour combattre. — Ami, » dit Girart, « laissez cela. Que le roi ne me cherche point querelle, mais qu’il prenne le mien comme le sien. » Alors sa mesnie entière s’écrie d’une voix : « Il ne faut point avoir affaire à un homme insensé ; car s’il peut te tirer d’ici par trahison, ou il te fera pendre comme larron, ou il te tiendra toute ta vie en prison. Jamais on ne vit roi si cruel : il a consenti à la mort des fils d’Yon[57].... »

49. Girart entend le messager à la parole hautaine. Il s’est levé et à parlé : « Bernart, tu t’en iras à la tente de Charles, et tu lui demanderas pourquoi il me cherche querelle ? Car je tiens en aleu tout mon duché. Je n’irai pas à sa cour de tout l’été. Je ne me sens pas assez dépourvu de sens pour lui rendre aussi folement le château. Que mon âme n’aille point à Dieu, si d’abord mille hommes n’ont eu leur jugement en champ de bataille, si maint franc chevalier n’est renversé à terre ! Les champs seront humides de sang, et jamais roi n’aura été si courroucé.

50. — Que me direz-vous de ceci ? » reprend Bernart ; « le roi mandera tous ceux de Metz, les Français, les Anglais[58] et ceux d’Aix-la-Chapelle. Quand vous verrez cent mille guerriers d’élite, vous n’aurez si fort mur qui ne soit abattu ; si nombreux que vous soyez dessus il vous faudra descendre. — Bernart, » dit Girart, « entendez-moi : par le baptême auquel vous avez foi, je méprise vos menaces. Avant qu’il y ait dix hommes dans le fossé, vous en verrez tant mourir, et des meilleurs, qu’il n’y aura pas un prêtre pour chacun. Si vous venez, je serais bien étonné de ne vous point voir hébergés ici morts ou vaincus. — Et qu’en savez-vous ? » reprend Bernart. « Si vous persistez dans votre orgueil, dans votre tort, dans votre manque de foi, le roi sera bien faible et bien pacifique, si vous ne rétractez point cette parole.

51. — Que me direz-vous de ceci ? » dit Bernart ; « je sais Charles si habile à la guerre, si dur et si plein de ressources, qu’il mandera ses hommes depuis la mer jusqu’en bas[59]. Alors cent mille preux guerriers fondront sur vous : vous n’aurez si fort mur qui ne s’écroule ; si nombreux que vous soyez en haut, il vous faudra descendre. Mais faites une chose qui est grandement de votre intérêt : recevez céans l’empereur avec vous, livrez-lui ces clochers, ces murs, ces tours.... » Alors parla Fouque en preux damoiseau : « Bernart, j’en prends à témoin le Dieu le glorieux, Charles Martel a de si grands torts envers nous que s’il entre céans avec plus de deux hommes, vous verrez de bons heaumes brunis souillés de terre, et maint franc chevalier étendu sanglant sur ce perron. Jamais roi n’aura été si courroucé !

52. — Bernart, » dit Girart, « pourquoi me dis-tu cela ? Je connais bien le roi et ses mauvaises intentions : s’il était dans cette tour, à l’endroit le plus sûr, il verrait mon château comme il est construit, comme il est cimenté depuis la base, il verrait mes étangs dans les bois fleuris, il verrait mes damoiseaux que j’ai élevés ; je craindrais qu’il me portât envie, et je demeurerais sot et ébahi.

53. « Je te dirai plus encore, Bernart, » dit Girart, « quand il verrait ma salle resplendissante, toute de pierres de taille habilement appareillées, et l’escarboucle étincelante qui fait qu’à minuit on se croirait à midi[60], je craindrais que Charles le convoitât. Mais il me tuerait avant que je le lui abandonne. Il m’assiégera, comme tu dis, mais il ne me prendra pas tant que je vivrai. Grand tort me fait le roi quand il m’attaque sous un prétexte aussi fou. »

54. Au dernier mot, Girart dit sa pensée : « Roussillon a toujours été l’aleu de mon père. Notre empereur[61] me l’a ainsi octroyé avec tout le reste de ma terre jusqu’à Saint-Faire : jamais le fils de ma mère ne lui en fera service ! Le château est fort, le mur en pierres de taille ; je ne le tiens pas de lui, et je ne lui manque pas de foi. Il ne saurait me retirer aucun de mes chevaliers. J’ai quatre vaillants neveux tous frères : le moindre d’entre eux est capable d’aller le honnir, si je le veux, à Laon, sa résidence.

55. « Bernart, » dit Girart, « maintenant va-t’en, et dis au roi qu’il agit très mal, car, de la Loire jusqu’ici, je tiens tout le pays en aleu. Je n’irai point à son jugement tant que je vivrai ; et puisse Dieu ne me point laisser voir le mois de mai, si avant ce temps je ne commence telle entreprise où je pourrai bien perdre du sang, plutôt que de rendre le château ou plein la main de ma terre ! — C’est bien, » dit Bernart, et il s’en retourne.

56. Bernart s’en retourne et se rend droit à la tente du roi. Et Charles lui demande en le voyant : « Dis-moi, Bernart, qu’as-tu entendu ? Malheur à toi si tu mens ! — Que Roussillon est véritablement un aleu : son père n’a jamais servi personne, et il ne vous servira pas non plus. » — À ces mots, Charles Martel se courrouça : de douleur et de rage, il devint tout noir. Il a mandé ses clercs, écrit ses brefs ; de France, d’Auvergne[62], de Berry, il réunit plus de barons qu’on en vit jamais pour marcher sur Girart le comte, le hardi guerrier. Ils tinrent le siége tout un été. Un matin, au point du jour, ils assaillirent Roussillon. Mais Girart ne s’oublia pas, et pas un de ses hommes ne lui fit défaut. Ils sortirent quatre cents, armés de hauberts et de heaumes, et aux grandes barrières[63] ils tuèrent tant de leurs adversaires que des ruisseaux de sang coulèrent par le camp, et si Charles avec les siens l’attaqua, cette première fois il n’eut pas à s’en féliciter.

57. Girart leur a tué maint franc damoiseau ; il rapporte son gonfanon rouge de sang, qui lui coule le long de la hampe jusqu’au pied[64]. Tous ses hommes en sont émerveillés. Il regarda à droite par les champs : il n’y a chevalier qui ait sur la tête autant de cheveux qu’il vit reluire de heaumes au soleil. Il entra au château, sous un tilleul ; fermant après lui toutes les portes, et réunit en conseil ses meilleurs amis : « Écoutez-moi, Armant de Monbresel[65] : Boson, Fouque et Seguin sont mes fidèles : ils vont parcourir ma terre, rassemblant mes amis. Si Charles me guerroie, je ne m’estimerai pas un grillon, si je ne le pousse l’épée à la main de telle sorte que son heaume aura de la peine à lui garantir la tête ; et si Dieu veut que je me rencontre face à face avec lui en bataille, jamais roi n’aura éprouvé douleur comparable à la sienne ! »

58. Les trois messagers s’apprêtent : Il ne veulent pour rien au monde, faillir à leur droit seigneur et ne pensent qu’à servir Girart à son gré. Ils sortirent par une petite porte, sans être vus de Charles, ni des siens, et vont chercher du secours. Mais, avant de le revoir, Girart aura lieu de soupirer. Il eut une idée folle : ce fut de faire occuper les murs par ses bourgeois. Il les pria de veiller comme s’il y allait de leur vie. « Et si Charles vient vous assaillir, jetez pierres et roches, avec telle violence que vous les faciez reculer loin en arrière. » Ils se soucient bien de ses recommandations ! Dieu les maudisse ! Ils les oublièrent dès qu’il se fut éloigné : qui a gentille femme va jouer avec, et qui n’en a pas, va trouver sa mie. Tous par le château, vont se coucher, vous n’auriez entendu parler ni sonner mot, ni sentinelle jouer de la flûte, ni cor retentir. On n’aura pas de peine désormais à les honnir. Le garçon se leva, celui qui devait les trahir et faire entrer Charles et les siens.

59. Girart fit une autre chose qui lui porta malheur. Il envoya à la tente du roi don Fouchier le maréchal[66]. Fouchier fit un tel enchantement qu’il ne reste plus ni pavillon ni tref[67], ni pomme d’or cuit d’Arabie ou de cristal[68]. Puis il vint sous le Mont Laçois[69], dans la plaine. Là paissent cent mulets et cent chevaux. Il les emmène tous, les fait charger de butin, passe sous Roussillon au premier chant du coq, et entre à Escarpion[70] par la grande porte. La vaisselle d’or qu’il y mit en sûreté, je ne saurais en évaluer seulement le poids. Girart cependant reçut un terrible échec, car il perdit Roussillon, le château souverain, par Richier de Sordane son sénéchal.

60. Ah Dieu ! qu’il est mal récompensé le bon guerrier qui de fils de vilain fait chevalier, et puis son sénéchal et son conseiller[71] ! comme fit le comte Girart de ce Richier, à qui il donna femme et grande terre ; puis celui-ci vendit Roussillon à Charles le fier. Dieu ! pourquoi fallut-il que le comte ne le sût point la veille ! il y aurait eu à la porte un meilleur portier.

61. Girart avait un ami, son homme de confiance (c’était bien mal employer ses soins), à qui il donna femme et fief. Ce garçon résolut un soir, étant couché, de trahir son seigneur pendant son sommeil ; il se chaussa et se vêtit sans tarder, vint au lit du comte, prit les clés, ouvrit précipitamment la porte, et vint courant à la tente de Charles. Arrivé à la porte, « Dites-moi votre pensée : celui qui vous rendrait Roussillon, en serait-il récompensé ? aurait-il en France aucun fief ? » Et Charles répondit aussitôt : « À sa volonté, ou Ravenne, ou Bénévent ; je lui laisse le choix ; et il ne l’aura pas si pauvrement qu’il n’en ait, s’il peut longuement tenir la terre, mille chevaliers sous ses ordres. — À cette condition, je me donne à toi et te rend le château, » Charles, tout le premier, s’apprête, ses hommes s’arment également, et avant que l’aube eût paru, ils occupaient les approches de Roussillon, et le garçon leur rendait les clés de la porte. Je ne sais ce que deviendra Girart : si Dieu ne le conseille, il est perdu.

62. Charles prit Roussillon sans qu’il y eût porte brisée, pierrière ni palissade dressée, ni donné coup de bâton ou de hache, sans qu’aucun chevalier ait reçu horion ni blessure (?). Les bourgeois firent cette nuit une folle garde. Ce fut eux qui y perdirent le plus ; toute la male honte retomba sur eux. Ah ! Girart, riche comte, que t’ont-t’ils fait là !

63. Le comte Girart reposait dans une tour ; il n’y avait avec lui que trois comtors[72]. Ceux-ci s’étaient endormis au frais. Le comte se réveilla au bruit ; il entend le tumulte et la rumeur que font au dehors damoiseaux et vavasseurs, étrangers et hommes de la ville, grands et petits, qui appellent Girart leur droit seigneur : il revêt son haubert et met son heaume le plus fort ; il prend son écu et sa meilleure lance, et court où il savait qu’était son cheval. Déjà quatre vauriens l’entraînaient ; à chacun il fait voler la tête, puis il monte vitement et s’enfuit plein de tristesse par une petite porte, en appelant le roi traître parjure. Dieu ! quelle affliction pour un comte de perdre sa terre !

64. La nuit était ténébreuse lorsque les hommes de Charles entrèrent par le mur. Ils occupèrent vigoureusement les rues, et parmi eux il n’en était pas un qui ne complotât ou ne jurât la mort de Girart. Le comte s’enfuit, malgré tout, par une petite porte peinte d’azur. Son cheval l’emporte d’une telle allure que je ne crois pas qu’aucune bête meilleure paisse l’herbe. Il jura par saint Martin le bon tafur[73], qu’il aimait mieux se battre que de fuir ; « dussé-je en mourir comme un parjure, je tuerai le roi, tôt ou tard, et jamais on n’aura vu guerre durer si longtemps. »

65. Il y avait à Roussillon une tour de pierre cimentée dont l’appareil était de pierre alamandine[74] ; le porche, en dehors, avait été fait par les Sarrazins ; elle était munie d’un toit (?), le sol en était vert comme sabine[75]. C’est là que vont tous ceux qui veulent riche butin, ou couverture de martre, de gris ou d’hermine, coupe d’argent ou d’or : tel en a un setier, tel une émine. Les garçons, les gens de rien eurent plus de richesses qu’il n’y en a dans le trésor de Milon d’Aigline[76]. L’avoir de Girart est ainsi mis au pillage. Qui trouve sa parente ou sa cousine[77], lui fait violence sur place. Le comte s’enfuit la tête baissée, et Charles commence une guerre qui sera de longue durée.

66. Or s’en va Girart au galop, sur Ramont[78], un cheval si bon qu’en tout le monde on n’en trouverait pas un qui pût le vaincre à la course. Il gravit Saint-Flor[79], un pui arrondi, et passa sous..... [80] auprès d’une fontaine ; il entend la noise que les Royaux font dans son château, et les rires dans sa tour, et il sait bien pourquoi : c’est son trésor qu’on emporte ; il pousse des gémissements de douleur, des rugissements de colère, et dans son cœur il pense comment il pourra faire honte au roi. Il vint sous Roussillon, auprès du pont ; là il trouva Manecier le fils Raimon, avec lui deux fils de comtes : il les jeta morts dans le fossé profond. On poussa des cris par le château... et Girart se met aussitôt en route, jurant Dieu et saint Simon que s’il ne réussit pas à écraser Charles par les armes, au moins lui fera-t-il plus de mal qu’homme du monde.

67. Jamais vous ne vîtes chasse pareille ! Voici d’abord venir Renier, un fidèle de Charles : il se met à menacer Girart aussitôt qu’il le voit, lui criant : « Sire vaincu, vous avez perdu la capitale de votre terre ; c’est aujourd’hui que vous ferez au roi un salut douloureux ! » Girart l’entend, et si cette parole lui fut cuisante, il le fit bien voir. Il fit tourner vivement son cheval et alla le férir sur l’écu de telle sorte qu’il le lui a brisé et fendu ; il lui fausse et découd le haubert et l’abat mort sur le pré herbu. « On ne vous entend plus faire le fanfaron, maintenant ! » lui dit-il ; « voilà ce qu’on gagne à m’attaquer, puisse Dieu me secourir ! »

68. Charles avait un damoiseau... au cœur fier et plein de rage qui frappa Girart au passage et lui perça son haubert ; et Girart à son tour le frappa si bien qu’il lui trancha le cœur dans la poitrine. Il l’abatit mort, puis lui dit : « Nous voilà quittes ! » et il prit le cheval par la bride.

69. Girart s’en va avec une grave blessure ; le sang lui coule à travers le haubert. Il ne s’en soucie guère : il a pris les chevaux[81] comme si de rien n’était, et dit une fière parole : « J’en prendrai encore ! Malheur à qui acceptera une trêve avant d’avoir encore tâté de la guerre ! »

70. Girart s’en va vers Avignon, sans vouloir s’arrêter à Dijon. Il y fut sept jours après avoir quitté Roussillon. Voici que vient au devant de lui le comte Boson, qui arrivait en hâte le secourir avec mille bons chevaliers. Lorsqu’il vit Girart blessé, il en fut tout dolent, mais quand il vit que la blessure pouvait se guérir, il ne s’en soucia pas plus que d’un bouton ; puis il lui demanda des nouvelles de Roussillon. — « L’autre soir Charles me l’a enlevé par trahison, grâce à un traître de ma maison. — Je m’en moque », dit Boson, « puisse Dieu me venir en aide ! Dès que Dieu vous a fait échapper à sa prison, je ne fais pas plus de cas de votre perte que d’un denier[82]. Vous avez trois cents châteaux en son royaume[83], trente cités seigneuriales y compris Avignon : faisons lui une telle guerre qu’il ait besoin, pour s’en tirer, de ses éperons. Faisons la guerre à ce roi, le mauvais félon ! — Voilà un conseil que j’approuve », dit Girart.

71. Voici Seguin le vicomte, de vers Béziers[84], il vint d’au-delà de Narbonne et....[85] ; avec lui furent deux mille damoiseaux vaillants qui ne sont pas chiches de montrer leurs armes. Devant eux ne dure acier ni fer. Les chevaux qu’ils montent sont....[86], courants et emportés plus que des cerfs. Ces hommes là feront à Girart grande joie : ils lui rendront Roussillon, si fort soit-il, et le roi en sera dolent, triste et sombre.

72. Fouque entre en Avignon du côté des jardins (?). Quand il descendit de cheval il n’avait pas l’air d’un garçon. Avec lui étaient dix mille Escobarts[87] preux, hardis, vaillants, nourris dans la montagne qui ferme la Lombardie, et qui s’étend depuis la Provence, du Pont du Gard (?)[88], jusqu’en Allemagne, en Beauregard[89], à l’endroit où Montbeliart forme la limite. Le marquis Amadieu[90], Pons et Ricart étaient leurs seigneurs, et Fouque était le quatrième. Girart est leur cousin germain ; c’est pourquoi ils arrivent au secours de tant de côtés. Fouque les conduira, et sans tarder Charles ne s’en retournera pas sans courir de grands dangers.

73. Girart est en Avignon sur le Rhône, en une chambre voûtée peinte en brun[91] ; les chapitaux sont de rouge sardoine, les piliers et les colonnes de liais ; les pierres d’angle (?) et les bases[92] sont de marbre bien entaillé à l’œuvre de Salomon[93]. Sur un feutre ouvré de Capadoine[94] gît le comte Girart ayant près de lui un moine : il n’y a tel médecin jusqu’en Babylone. Là entre Fouque et avec lui Coine, le marquis Amadieu, don Antoine. Girart va leur faire connaître son projet. Son ennemi même porterait témoignage que jamais comte n’eut meilleur conseiller (?).

74. La chambre est obscure ; tous gardent le silence, personne n’oserait parler. Les fenêtres sont closes et arrêtent le jour ; les rideaux bordés d’orfrois sont tendus, mais les pierres précieuses répandent plus de clarté que ne ferait un cierge[95]. Girart, étendu blessé sur un lit, pense à la guerre qu’il veut faire à Charles. Là entrent sept comtes et un marquis. Fouque parla le premier, comme il convenait : « Comte, voici ta mesnie qui vient à toi. » Girart en fut si heureux qu’il se dressa, et croyez bien qu’il n’oublia pas d’en baiser un seul[96]. Puis, les ayant fait asseoir autour de soi : « Vous êtes mes amis, mes hommes, mes parents en qui j’ai confiance. J’ai perdu Roussillon, par grande trahison : Charles me l’a, enlevé l’autre nuit, l’impudent ! Maintenant, que chacun se dispose à la guerre ! Où il trouvera son ennemi, qu’il le combatte ! Qu’il le fasse montrer au doigt mort ou vaincu ! Nous irons à Roussillon faire tournoi. Ma blessure, je m’en soucie comme d’un champignon ! »

75. Girart prit don Fouque et don Boson et Seguin, le vicomte de Besançon ; il les tira à part en un coin : « Vous êtes mes amis et mes barons ; faites dire à ceux qui sont là dehors qu’ils campent dans les prés sous Avignon. Mais qu’ils ne dressent ni trefs ni pavillons : qu’ils attachent leurs chevaux comme chez eux. Faites crier dans la ville par un garçon qu’on leur fasse au dehors de grandes livraisons de pain, de vin, d’avoine ; de l’herbe ils en trouveront par la campagne. » Puis il appela don Fouchier le maréchal. « Cousin, vous m’en irez à Garignon ; dites au comte Gilbert qu’il se donne garde du côté de la forêt de Montargon : quand il verra s’élever une fumée, qu’il envoie une troupe à Roussillon : cent chevaliers avec une bannière qui frapperont de toutes leurs forces à la porte en criant que Charles est un traître félon[97]. Puis, tournez vers Escarpion[98]. Ils vous suivront au galop ; nous viendrons par derrière, par la rive (de la Seine ?), et nous prendrons des leurs autant qu’il nous plaira. » C’est ainsi que Girart leur expose son plan.

76. Fouchier monte à cheval et se met en route. Jamais il n’y eut si parfait larron, ni tel espion. Il a plus volé de richesses que Pavie[99] n’en possède ; et pourtant, à un homme de sa naissance cela ne convenait guère, car il n’y a meilleur comte jusqu’en Hongrie, mais il ne pouvait se tenir de faire le larron. Il emmena sept chevaliers avec lui ; au cinquième jour il fut à Garignon, et ce qu’il pria Gilbert de faire fut fait sans délai. Écoutez maintenant la prouesse de Girart. Ne croyez pas que sa blessure lui fasse rien ; il se ceint et se lie d’une bande de soie, se chausse et se vêt comme il avait accoutumé ; il monte sur un mulet de Bulgarie qui à l’amble allait plus vite qu’un cheval au galop. Vingt-cinq mille hommes le suivent, guidés par Fouque.

77. Girart chevauche comme pour une courte expédition. Il n’a point convoqué son host, ni envoyé au loin ses messagers, et pourtant sa chevauchée ne comptait pas moins de vingt-cinq mille hommes bien armés. À Lyon, ils traversent le Rhône, et à Macon, la Saône. Ils campèrent la nuit dans la prairie jusqu’au lendemain à l’ajournée ; ils passent Chalon pendant le jour, logent à Montaigu[100], par la campagne, et prennent le conroi[101] au milieu de la route. De là à Dijon, il n’y eut rêne tirée[102]. Ils se logent hors des murs, près de la brèche[103], et donnent aux chevaux de l’herbe et de l’avoine. Guillaume d’Autun et sa troupe exercée gardent les passages du bois, ne laissant passer âme qui vive, de peur que Charles soit informé[104]. Avant que le roi ni sa mesnie sachent ce qui se prépare, sa gent aura subi un rude échec.

78. Pendant le jour, ils se reposent : ils pansent les chevaux et vont dormir jusqu’à tant que la nuit vienne avec la fraîcheur. Alors Fouque les conduit selon sa volonté. On ne tira pas les rênes jusqu’à la Seine. Ils mettent pied à terre sous Châtillon, dans le bois, pour dormir jusqu’à l’aube. Alors ils font allumer un feu à Montargon. Gilbert de Senesgart reconnut le signal ; il encourage sa mesnie : « Armez-vous, chevaliers ; nous allons livrer assaut à Roussillon. Nous donnerons à Charles des nouvelles de Girart, et je pense lui faire telle chose dont il aura lieu de s’affliger. » Ils n’étaient pas plus de cent ceux qui allèrent s’apprêter ; ils sortent par une petite porte.

79. Gilbert guida les siens par une vallée ; ils n’étaient pas plus de cent cavaliers. Ils vont livrer assaut à Roussillon. Gilbert frappe de sa lance à la grande porte, et appelle Charles traître et mauvais, envieux et déloyal. Charles fut rempli de colère, toutefois il s’écria à haute voix : « Armez-vous, chevaliers ! » Lui-même, tout le premier, saute sur son cheval, prend son écu et sa lance, sans vouloir rien de plus[105]. Ils sortent ensemble par la porte ; ils n’étaient que dix mille royaux. Le roi galoppait en avant, criant : « Gilbert ! Que sert de fuir ? » Charles le frappa, mais sans l’atteindre grièvement. Girart cependant vient par la rive de la Seine ; ils sont vingt-cinq mille qui se jettent sur les traces du roi et l’atteignent sous Belfau[106]. Là furent frappés tant de coups mortels, que le roi éprouva un échec comme il n’en avait jamais éprouvé.

80. Sous Belfau ils les[107] atteignent, en une plaine. Là Girart et ses hommes poussèrent leur cri. Au premier engagement il n’y eut lance qui ne fût brisée. Le comte leur montrera de quoi il est capable. À l’épée les deux partis se poussent vigoureusement. Le roi vit sa perte, qui fut si grande ; il cria aux siens : « Cessons la lutte. Gilbert nous a pris en traître ! » Et il se mit en retraite près d’un marais. Mais Gilbert tourna sur lui près de la montagne et courut l’attaquer dans la plaine.

81. Fouque vint, le premier, par une petite plaine, sur un cheval rapide, à la crinière fauve, le visage coloré par l’ardeur de la lutte. Il va frapper Bernart de Rochemaure ; du coup, il lui perce l’écu, lui rompt le haubert, en arrache les clous, et retire son enseigne bleue toute rouge de sang. Girart eut lieu de se louer de cette journée, tandis qu’en ce jour l’enseigne de Charles Martel fut enrouée[108].

82. Charles vient au secours des siens par la plaine ; il a pris le heaume et le haubert d’un soudoyer et poussa son cri... « Frappez-les, chevaliers... » Là vous auriez vu donner tant de bons coups, que tels mille tombèrent par le pré, dont pas un n’avait le cœur ni la tête intacts, ni n’était en état de distinguer la clarté d’avec l’obscurité. Aucun de ceux-là ne revit plus sa demeure.

83. Charles voit que les hommes de Girart ont le dessus. Il aperçut Fouque le comte qui s’avançait, portant une enseigne toute sanglante : il leur avait tué Bernart le fils Armant. Le roi vit Boson qui rangeait les siens, le marquis Amadieu, chevauchant après eux. Alors Charles n’eut pas envie de chanter : « Frappez sur eux, chevaliers, je vous le commande : nos enfants n’y perdront de leur terre, ni un demi pied, ni plein la main, ni plein un gant ! » Et les siens, à ces mots, s’élancent pleins de fureur, et la lutte[109] s’étend.

84. Du côté de Charles, il ne fut pas question de former les lignes, mais chacun joue de l’éperon et se porte en avant le plus qu’il peut. Voici au premier rang Charles et Hugues de Broyes[110], Galeran de Senlis et Godefroi. Le roi fut bien aise de les voir autour de lui. Mais une autre chose le met en grand effroi : c’est qu’il voit venir Fouque, le long d’une aunaie. Il déploya son enseigne, pour la faire flotter au vent ; les pans et les plis en étaient pleins de sang. Avec lui vinrent trois ou quatre comtes, Pons, Ricart et Coine et les Desertois[111]. Chacun cria son enseigne, et là où ils se heurtèrent il y eut grand fracas. Il n’y a si bon écu qui ne se brise, raide lance qui ne vole en éclats ou ne se courbe. La maille du haubert ne valut pas plus qu’un morceau de cuir. Fouque se mesure avec Arbert[112], Girart avec le roi. Voici Arbert renversé du cheval noir, et Girart abattu de Ramon près d’un..... Mais à leurs secours, il y eut un tel tumulte, que celui qui fut frappé et ne tomba pas, eut certes la protection de Dieu et de saint Remi. Fouque fit prisonnier Arbert sous les yeux du roi. Trois mille restèrent morts sur le champ de bataille ; Girart fit beaucoup de prisonniers. C’est pour son malheur que Charles se laissa entraîner à l’orgueil, qu’il crut un traître, un trompeur, pour s’emparer de Roussillon par des moyens déloyaux.

85. Girart le comte est à pied dans un guéret : il fallait que Charles fut bon chevalier pour l’avoir abattu ; il lui eût fait pis, s’il lui était venu du secours. Là vous auriez vu tant de beaux coups, de çà et de là tant d’écus brisés, tant de vassaux blessés dont le sang s’échappe à flots ! Girart eut gain de cause ; de ceux de Charles il en resta tant sur le champ de bataille qu’il ne s’en échappa pas un millier. Le comte aura de quoi payer ses hommes.

86. Amadieu et Antelme, celui de Verdun, le comte Boson et Guillaume d’Autun, entrent dans la bataille précipitamment. Du choc des épées, ils firent jaillir du feu sans fumée, répandirent le sang..., couchèrent sur la terre tant de corps privés d’âme, dont aucun ne vint puis à la rescousse du roi Charles. Le roi eût mieux aimé être à Mont-Laon.

87. Au temps où la rose se couvre de feuilles et de fleurs[113] fut faite cette bataille sous Fierenause[114]. La mesnie de Girart du roi ne se repose point : Charles bat en retraite avec une troupe en désordre, et Girart reste maître du champ de bataille.

88. Onques vous ne vîtes un combat l’on ait si bien frappé : vous auriez vu tant de bons vassaux étendus morts, tant de têtes séparées du tronc à coup d’épée ? Le gonfanon du roi fut abattu, mis en pièces au fort de la mêlée, Arbert le comte de Troyes fut pris ; Charles a perdu mille barons faits prisonniers, sans compter les morts. Charles voit que les siens ont cessé de crier son enseigne ; il se retire au loin en arrière, sur Pui-aigu. Gace[115] et le comte Joffroi[116] sont venus l’y rejoindre et lui crient : « Fuis d’ici ! de dix mille hommes il ne te reste pas sept cents écus. Point de salut du côté de Roussillon ; ils nous ont enlevé les passages et les voies, les bois, les entrées, les terrains bas. — Suis-je donc perdu ? » dit Charles. — « Non, sire, si tu es habile. Va à Saint-Remi[117], sous l’église voûtée, et là mande tes hommes, appelle-les à ton aide. » Là-dessus le roi s’en va, plein de dépit ; Gace et le comte Joffroi l’accompagnent.

89. Or, s’en va le roi sur Carbonel[118], avec Gace et le comte Joffroi, sous la ramée. Cependant Girart et les siens font le massacre[119]. Ils ont gardé entre les vivants, deux cent quatre vingts hommes possesseurs de châteaux, qu’ils ont mis à part. Puis Girart dit aux siens une parole qui leur plut : « Puisque Dieu et saint Michel nous ont accordé la victoire sur Charles Martel, nous ne devons plus désormais continuer la chasse. Retournons ensemble au château [de Roussillon]. Don Richier de Sordane[120] en a la garde, à qui le roi a donné la terre d’outre Verdel[121]. — Je m’embarrasse peu de ce misérable[122] », dit Fouque, « je lui mettrai au cou un tel carcan qu’il donnera à faire au gibet de Montsorel ! » Il place l’écu devant lui, en chanteau[123] ; ils vont ensemble, comme un vol d’étourneaux[124], jusqu’à Roussillon, sous l’orme. Girart s’écria : « Nouveau siège ! mais je ne veux pas qu’on descelle une seule pierre du mur ! » Là sont descendus [de cheval] mille jeunes guerriers qui se mettent à trancher les barrières et le fléau[125], mais ils ne trouvent personne qui du dedans leur résiste ; chacun s’en va fuyant en bateau[126], ils sont venus se réfugier auprès de Charles Martel.

90. Girart fit une chose dont je me réjouis. Il a gagné la bataille, repris son château : chevalier ni personne ne le lui défend. Fouque descend vers la rivière, ayant bien sept cents combattants à sa suite, tous hommes preux et vaillants de sa mesnie. Ils ne rencontrent pas un des hommes de Charles sans l’étendre mort. Le traître[127] s’en allait, cherchant à s’échapper. Fouque le rencontra à la descente d’une colline, comme il arrivait à une pêcherie de la Seine. Le batelier qui menait le mécréant, et que celui-ci avait battu et fait sanglant, quand il reconnut Fouque, eut le cœur joyeux : il vira de bord à dessein, et heurta le bateau contre terre si violemment qu’il le rompit[128]. Et Fouque, à cette vue, accourut au galop ; il ne laisse pas au traître le temps de parler ni de le défendre, mais il le saisit furieusement par les cheveux, et le tenant au long de son cheval, il le mène en haut au vent[129], et le conduit à un gibet élevé. Là il branlera à tout jamais. Voilà vengeance prise du traître qui a causé la mort de tant jeunes hommes !

91. Si Charles fit trahison, c’est lui qui la but. Il fut pour cela poursuivi par une plaine, et ne s’arrêta pas jusqu’à Troyes. Girart et les siens, cependant, prennent le butin. Il en donna à ses hommes autant qu’il le devait, de telle sorte que depuis lors aucun d’eux ne lui manqua au moment critique. Le roi s’en est allé à Saint-Remi ; là il manda ses hommes, avec qui il délibéra. Fouque et don Bégon pensèrent rétablir la paix entre Girart et Charles, comme cela devait être, mais Boson d’Escarpion le premier rompit la trêve : il suscita une querelle quand il en eut l’occasion, et tua Thierri le duc, par rancune. Le meurtre de ce baron fit naître un deuil d’où sortirent des maux infinis, jusqu’à ce qu’enfin Girart fut dépouillé de sa terre[130].

92. Jamais vous ne vîtes roi aussi dépité que l’était Charles, parce qu’il avait été mis en fuite et vaincu. On lui a pris le comte Arbert de Troyes ; il a perdu mille barons sans compter les morts. Charles jura Dieu et sa puissance que s’il pouvait prendre Girart..., avant que la nouvelle en fût allée loin, il l’aurait fait pendre. Vingt jours ne se passeront pas qu’il n’ait rassemblé cent mille boucliers sous Orléans la cité, dans la prairie herbue.

93. Charles manda ses hommes de nombreuses parts. Cependant, le comte Girart était à Roussillon avec le marquis Amadieu, Pons et Ricart, quand leur vint un messager des Bruns-Essarts. C’était un bon chevalier, preux et vaillant. Girart, aussitôt qu’il l’aperçut, alla, sans tarder, lui parler, lui quatrième. Les nouvelles qu’il apprend le mettent en souci.

94. Girart cessa l’entretien, et dit à tous : « Seigneurs, apprenez les nouvelles dans les termes mêmes [où je les ai reçues]. Le roi assemble son ost à Claradoz[131], dans la prairie sous Orléans, le long de la Loire, dans le bois d’Agoz. Il a juré la croix sainte que s’il ne me dépossède pas de ma terre, il n’est plus un preux. Il veut venir sur nous, le félon couard ! il tranchera nos vignes et nos arbres ; il effondrera nos murs et nos viviers, il ouvrira nos conduits d’eau ! J’ai plus d’hommes que lui et de plus hardis. Si je ne les mets pas tous à rançon, que je soie un misérable ! Je veux que l’argent [nous] vienne comme l’eau au ruisseau. De la guerre de Charles, je m’en soucie comme d’une noix. »

95. Fouque entend ce discours, il dit sa pensée ; pour donner bon conseil, il ne se fit point attendre. « Girart, il agit mal le riche homme qui fait paraître de tels sentiments : Charles est votre sire, le droit empereur. Vous tenez cent mille hommes de sa terre ; il n’y a pas de duc, juste ni pécheur, qui en ait de meilleurs. S’il vous a fait une indignité, contre tout droit, et s’il vous a enlevé Roussillon par trahison, vous l’avez recouvré, et non point comme un larron, mais de façon à vous faire honneur. Pour tout cela, je ne veux pas que [maintenant] vous vous donniez tort. Envoyez un messager à Charles, à sa résidence, à Reims ou à Soissons ou à Saint-Faire[132], pour que le roi vous fasse connaître son cœur et sa pensée, si, sans plus de retard, il prendra votre droit[133], et s’il le dédaigne, par saint Sicaire[134] ! dès lors je t’aiderai, moi et mes frères. Fol est Charles Martel, notre empereur, s’il vous pense rogner votre terre. »

96. Don Amadieu se leva ; le plus grand chevalier était petit à côté de lui ; « Girart, crois-en ton neveu Fouque, car si Charles passe de ce côté avec les siens, il dévastera la terre et les fiefs d’autrui. » Et Girart répondit : « Que Dieu me damne si le roi reçoit de moi chartre ou bref ! Là n’iront de ma part messager ni courrier, que d’abord j’aie combattu avec lui et avec les siens. Je le rendrai recréant tout vif, le païen[135], et cinq cent mille hommes videront les étriers. Et si je ne tiens pas ma parole, je ne suis qu’un juif[136] ! »

97. Don Boson donna un conseil de jeune homme. Il se tourna plein de colère vers Girart : « Sire, n’écoutez pas ces donneurs d’avis qui ont des terres franches et ne songent qu’à mettre leurs richesses en lieu sûr. Si vous les croyez, vous serez déshonoré. Mais ne fussions-nous que vous et moi, avec nos hommes, nous combattrons Charles par les plaines herbues jusqu’à la défaite du roi envieux. » Girart sourit et baissa les yeux : « Beau neveu, dit-il, vous êtes preux ; votre ardeur juvénile serait bonne, si vous aviez la sagesse. »

98. Landri, qui tint Nevers[137], parla à haute voix et posément : « Boson, tu nous as dit une bien folle parole.... Tu as l’outrecuidance, diable incarné[138], de dire qu’avec les gens que tu as ici tu combattras Charles Martel ! Et si Girart te croit, il est rasé de sa terre. Mais qu’il fasse en tout cela selon ce que je vais dire : qu’il lui envoie promptement un message à Reims ou à Soissons, ou à Beauvais. Girart, s’il veut ton droit, tu le lui feras ; s’il le dédaigne, par saint Thomas, mande alors tes hommes, tous ceux que tu pourras réunir ; si Charles cherche bataille, qu’il ne te trouve pas sans force ; s’il ravage ta terre, tu iras au-devant de lui, et si tu ne la lui défends, que le feu te brûle ! — Ce conseil « , dit Girart, « je le tiens pour bon, et puisqu’il a été mis en avant, je ne le mettrai point arrière. »

99. « Un conseil », dit Girart, « j’en suis un fort bon : si le roi ne veut prendre mon droit et me refuse, j’enverrai auprès de mon père le duc Drogon qui tient le Roussillonais et Roussillon[139], Besalu et Girone jusqu’à Auson[140], Bergadan [141] et la Cerdagne et Montcardon, Purgele[142] et Ribagorza[143] et Barcelone. Il y a longtemps qu’il n’a eu guerre, sinon avec les païens. Ces félons, il les a tous conquis par force. De Majorque, d’Afrique, de chez les Esclavons[144], on lui apporte le tribut en sa maison. Le comte est à Besaude[145] en sa demeure ; il se fait servir de la viande et du poisson[146] ; ceux qui gardent sa terre sont cent mille ; c’est un chevalier excellent. Drogon le duc tiendra le gonfanon avant que je perde la Bourgogne, dont je suis né. Par deçà, je manderai mon oncle, le comte Odilon, qui tient toute la Provence jusqu’à Toulon[147], Arles et Forcalquier et Sisteron, Embrun, Gap et Rame[148] et Briançon. De là viendront cent mille hommes avec le vieux Guigue. Et si vous approuvez mes paroles, rassemblons nos forces. » Plusieurs des barons de la cour répondent : « Ce conseil vaut mieux que celui de Boson. »

100. Girart prit don Fouque par son manteau, et le tira à part près d’une grille : « Neveu, écoutez la parole que je vais vous dire : Nous ne trouverons pas chez le roi de bonne foi à notre égard. — Je m’en afflige, » dit Fouque, « par saint Marcel, et pourtant je m’en irai vers le roi Martel ; je lui présenterai ton droit avec cet anneau : je n’y porterai lettre, bref ni sceau. Nous serons pour servir d’ôtages cent jeunes hommes. Si nous avons un ennemi qui se dresse contre nous, qui défasse l’accord et le combatte, nous reviendrons par la grande route, nous garnirons contre le roi de nombreux châteaux, abandonnant les vieux, faisant choix des plus nouveaux ; il ne les aura pas conquis à la Saint-Michel ! Puis nous lui ferons une guerre dure et sanglante, dont maint riche homme aura la coiffe trouée. Je crois que de bons chevaliers seront jetés bas de leurs chevaux, ou sur le dos ou sur le ventre.

101. — Neveu », dit Girart, « oyez chose certaine. Nous avons là pour ennemi Thierri d’Ascane : il est natif de Lorraine la Thierrienne[149]. Mon père lui enleva le duché de Braine [150] ; par suite, il vécut sept ans dans les bois, sous Comejane[151], équarrissant des bois de charpente, quand un jour Louis[152] l’en tira ; il lui donna avec sa terre sa sœur germaine. De la mort de nos pères le vieux se vante : il dit que, s’il peut les rencontrer en plein champ, ils ne trouveront refuge en bois ni en garenne. — Cela », dit Fouque, « je le tiens pour fanfaronade ; les menaces, j’en fais autant de cas que d’une noisette. »

102. Fouque quitte le conseil et rentre chez lui. Cent barons de sa terre le suivirent, tous vicomtes, comtors, puissants seigneurs. Il les tire à part sous la voûte d’une fenêtre. « Seigneurs francs chevaliers, je n’ai qu’une chose à vous dire : c’est que je suis envoyé en message à la cour royale. Je veux que vous entendiez [tout ce qui s’y dira] le bien comme le mal. Que chacun emmène deux écuyers, sans plus, qui ne porteront ni malles, ni lit ni caisses (?). Les bons chevaux seront menés en dextre ; on portera le haubert blanc jaseran[153], le heaume orné de cristal[154], la vieille épée [à la poignée] d’or, le bon écu, la lance acérée bien fourbie, le penon de cendal[155]. Quiconque portera un vieux clavain[156], même comme poitrail[157], il ne tiendra plus de ma terre ni maison ni casal. Le roi est à Orléans avec ses seigneurs. Sous la ville il rassemble son ost en la prairie ; [ce sera une] ost grande, complète, générale. Seigneurs, soyons à cheval au premier chant du coq. Mardi nous prendrons nos logis à Bourges. »

103. Fouque fut compris ; on se conforma à ses ordres quant à l’équippement. Sur ces entrefaites, un damoiseau vient à lui : « Sire, la table est servie, pour vous et pour vos fidèles. » .... Ils entrèrent dans la salle que fit Teüs[158], elle était entièrement peinte en mosaïque[159] jusqu’aux voûtes. Un vieillard en cheveux blancs leur fit donner l’eau. Quelle admirable richesse leur fut montrée ! jamais jeune homme n’avait rien vu de tel. C’étaient des hanaps, des vases en or battu, des bassins, des aiguières grandes et petites ; [il y avait là] quatre cents damoiseaux éveillés, qui allèrent au trésorier appelé Auruz[160] ; chacun reçut un vase précieux. Ils ne furent pas lents et nonchalants à servir. Il y avait là mille chevaliers portant l’écu. Le repas fini et le soir venu, ils allèrent se coucher, déchaussés et nus. Ils se lèvent à minuit[161], par le clair de lune. Ils étaient les cent barons dont j’ai fait mention, vicomtes et comtors, puissants et renommés. Ils entendront le message lorsqu’il sera présenté, et sauront si l’accord est conclu ou rompu. Il n’y aura là mauvaise langue, si perverse soit-elle, qui, lorsque Fouque parlera, ne soit réduite au silence.

104. Or s’en va don Fouque avec ses barons. Ils sont cent chevaliers vêtus de bliauts[162] de paile et de ciglaton[163] ; leurs pelisses étaient de vair, de gris et d’hermine ; ils portent des peaux traînantes de martre et des boutons d’or. Cette nuit ils logèrent à Avalon, et de là se rendirent à Nevers quand il fit jour ; au troisième jour ils furent à Bourges [164] avec Aimenon[165], qui leur prépara une gracieuse hospitalité dans sa maison. Quand ils eurent mangé suffisamment, les lits furent bons : ils reposèrent jusqu’à ce que le soleil parut au ciel. Les damoiseaux sont chaussés et vêtus ; ils font mettre aux chevaux les freins et les selles aux arçons d’or ; ils entendent messe et matines à Saint-Simon, puis le comte Aimon les conduisit. Jusqu’au pont d’Orléans, ils l’eurent pour guide.

105. Aimon a guidé Fouque et les siens jusqu’au pont de la cité d’Orléans. Ils descendent le long de la Loire en un pré. Alors Fouque, s’adressant à Aimon de Montismat[166], le seigneur de Bourges et de la contrée : « Don, quand vous serez dans la cité, faites connaître au roi mes intentions : nous sommes entrés ici sous votre sauvegarde ; nous sommes messagers de Girart et ses chasés[167]. Nous lui ferons droit s’il y consent. Prévenez Belfadieu[168], le juif, qu’il fasse préparer mes logis au Bourg l’Abbé[169] ; qu’il dispose mon palais de sorte qu’il n’y manque rien, car si je le savais cela irait mal. — C’est bien, » répondit Aimon. Il entra dans la ville, les autres restèrent ; et Fouque parla aux siens : « Oyez, francs chevaliers, ce que j’ai pensé. Ne répondons au roi aucune parole outrecuidante : point de mots hautains, point de menaces ; mais tenons-nous bien d’accord, afin que, lorsque nous serons de retour, on ne dise point que nous ayons été fous ni sots ; car on tient pour hors du sens le chevalier qui combat avec la langue. » Laissons maintenant Fouque, le chevalier de renom, et parlons d’Aimon, le vaillant guerrier.

106. Aimon entre au palais, et paraît devant le roi qui parlait avec Thierri et avec Joffroi. Il y avait Richier[170] de Dreux et Hugues de Broyes, Galeran de Senlis et Godefroi. Ils parlaient de ce comte, Arbert de Troyes, que Girart avait pris peu de jours avant dans le combat sanglant avec mille barons, sans compter les morts. Aimon entre, salue, et dit au roi : « Seigneur, voici Fouque qui vient à vous, sous ma sauvegarde. Il vous fera droit, s’en remettant à votre merci. » Et Charles répondit : « J’ai peine à le croire. » Il le baisa et le fit asseoir près de soi. Aimon regarde par le palais : près d’un endroit ombragé il voit Belfadieu, le juif, qui change de couleur, et se tenait immobile : entendant menacer Girart, il s’était effrayé. Aimon l’appela, lui faisant signe du doigt : « Va-moi au Bourg l’Abbé préparer des logis[171] — car Fouque viendra ce soir, — comme pour cent chevaliers, pas plus, sans compter les écuyers et les domestiques. » Et le juif en jure sa loi que de sa vie hospitalité plus agréable n’aura été préparée. Le juif descend avec Andrefroi ; il va trouver l’abbé de Saint-Eloi, tandis qu’Aimon reste à parler au roi.

107. Andefroi et Aimon et Aimeri étaient trois frères, neveux de Thierri et comtes de haute naissance, riches et puissants. Aimon était comte de Bourges, comme je vous le dis, Andrefroi tint Mantes et tout ......[172] et Aimeri Noyon et ......[173], et Thierri la Lorraine jusqu’à ....[174]. Il a pour femme la sœur du roi Louis[175], et avant elle il en avait eu trois ; de la quatrième il a deux fils, les plus beaux qu’on ait vus. On le regarde en France comme l’homme le plus âgé, et c’est pourquoi on ne fait état d’aucun conseil au prix du sien, et, à la cour, on estime les autres moins qu’un ver de terre (?)...

108. Il y avait auprès de Charles environ cent riches barons : c’était la fleur du conseil de France, sans compter les simples chevaliers et la jeunesse. Ces derniers, Charles les renvoie du palais, et commande au portier de tenir la porte fermée sous peine d’avoir les yeux arrachés. Puis il ouvre la séance. « Que celui qui sait juger le droit commence. » Le premier, qui parla, ce fut le duc d’Ascance[176]. « Don roi », dit Thierri, « c’est vous qui avez commencé la querelle, quand vous avez pris Roussillon par votre orgueil : il n’y eut écu troué ni lance brisée : un gars de vilaine apparence vous le livra, qui maintenant pend et balance sur le pui de Montsorel. C’est bien fait si Girart en a pris vengeance, et Dieu vous l’a montré, lorsqu’ensuite vous avez livré bataille à Charles. »

109. Isembart de Riom[177] se leva de sa place. Il était père de Beton, frère de Genenc[178] : « Sire duc, je ne vous enlève point la parole, [mais] si Girart tient Roussillon de Charles, en refusant de relever son fief de lui il a eu tort. — Isembart, » dit Thierri, « ici je vous avertis : cette parole me semble......[179]. Charles tout le premier est venu sur lui, amenant au siège tant de combattants ; plus de cent mille, si je ne mens point ; ses veautres[180], ses lévriers, ses...[181], ses ours, et ses broons[182], le tout par mauvaise intention ; il lui a enlevé de Roussillon la tour et la roche. Girart a fait ce qui était juste : il a vaincu le roi en bataille. Désormais riche homme ne doit pas se fier à un serf[183]. Si grand bien qu’il lui fasse, il en sera trahi. »

110. Don Enguerrant parla debout, doucement, avec calme et sans détour : « En ma foi, sire roi, je ne sais rien vous dire, sinon qu’après que vous avez jeté Girart en bas de la montagne, s’il a réussi à y remonter, on ne peut l’en blâmer. Or, considérez comme il se comporte en comte franc et loyal : il vous envoie Fouque, son riche captal, le meilleur chevalier et le plus loyal qu’il y ait en France, en Auvergne, en Poitou. Sous le ciel il n’y a, les armes à la main, plus vaillant guerrier, car il est bon à pied et à cheval. Pour donner un riche conseil, on ne connaît pas son pareil. Sire, faites-lui bon accueil, sans rancune. Ses logis sont déjà pris au Bourg ; là descendra le comte à son hôtel, puis il viendra vers nous au perron gris, devant votre chapelle de Saint Marcel. Qu’il ne vous trouve point trop dur à recevoir les otages ! » De colère le roi ferma les yeux : « Seigneurs, moi et Girart sommes donc égaux ? Je passerais la mer dans un navire ; je serais sept ans ermite en une forêt, avant que vous me mettiez sous ses pieds[184] ! »

111. Laissons le conseil que le roi n’accueille pas. Ses barons lui retracent le grand orgueil [qu’il a montré] quand il prit de Roussillon le donjon élevé. De la colère qu’éprouve le roi, ses yeux se ferment : « Seigneurs, or, écoutez ce que je veux dire : de la perte que j’ai subie j’éprouve une vive douleur. Voyez-vous par ces prés cette forêt de lances, ces hauberts, ces lances ? Avec tout cela, je ferai à Girart deuil et tourment. Ne croyez pas que je lui laisse sa terre ! Je ne laisserai subsister ville sur sol ni arbre fruitier que je ne déracine, de sorte que branches et feuilles s’en dessècheront. » Et Thierri répondit : « Roi, Dieu t’affole ! »

112. Ce dit le duc Thierri : « Mal nous est pris quand Charles, par ruse, nous demande conseil. Malheur à qui le conseillera de tout ce mois ! Ce n’est pas droit que je veuille du bien à Girart : son père [Drogon] et son oncle, le comte Odilon, m’enlevèrent jadis ma terre et mon pays ; sept ans, j’ai été proscrit, vivant dans les bois épais, travaillant de mes mains pour vivre, quand le roi Charles m’en tira par sa merci. Il me rendit mon duché tout entier et me donna sa sœur ; avant elle j’avais déjà eu trois femmes ; de celle-ci, j’ai deux fils, charmants enfants[185] ; mais, pour nul ennemi que j’aie, je ne dois être félon ni hésitant envers le droit, car quiconque fausse le droit est un traître indigne et la cour où il est tombe en interdit. C’est pour toi, Martel, que je le dis, qui repousses le droit, qui écoutes et regardes et ne vois rien, non plus que les Juifs ne voyaient le Messie qu’ils crucifièrent ! »

113. Le conseil des barons se sépara. Le duc Thierri d’Ascane sortit le premier, plein de colère et maudissant Charles ; il descendit par le pont voûté[186]. Galeran de Senlis prit le premier la parole : « Allons au devant de Fouque, faisons lui accueil. — J’y suis tout disposé[187] », dirent Aimon et don David, et Andefroi de Noion tout dispos. « Attendons Aimeri sous Cauiz[188] ; nous serons vingt barons choisis. » Belfadieu s’est mis en route tout le premier, avec lui les quatre fils de dame Beatrix, une dame veuve qui avait eu deux maris. De chacun elle eut deux fils qu’elle nourrit, l’un s’appelait Pons, l’autre Artaut, le troisième Félix, le quatrième Saloine de Mont-Escliz[189]. Vous ne vîtes jamais si gracieux, si bien appris. Ils passent le pont de Loire aux arceaux voûtés, et vont à don Fouque, dans les prés fleuris. Le comte vit les enfants, il leur fit bon accueil : « Vous resterez avec moi, le cœur me le dit, mais je vous vois encore trop jeunes pour prendre les armes. Mettez-vous à mon service : vous grandirez et vous serez pourvus d’armes et de bons chevaux bien dressés ? » Les enfants s’inclinèrent : « Sire, nous serons vos hommes liges. » Belfadieu le juif prit Fouque à part sous un aune : « Sire, votre hôtel est prêt, et partout tendu de pailes et de tapis. L’abbé est tout joyeux de votre venue. — Ce n’est pas un hypocrite », dit Fouque, « ni un fou ni un avare cachant ses trésors ; je lui croîtrai son fief du bourg de Saint-Félix : mille hommes lui en feront service lige, et s’il y a guerre, comme on le dit, le bourg ne sera pas dévasté ni ruiné, mais, à cause de l’abbé, il sera épargné. — Vous êtes plein de sens, » répondit le juif.

114. Il y avait à Orléans, dans la garenne, un palais avec des bancs de pierre de taille, les unes vertes[190], les autres grises[191]. Là prirent place le duc Thierri, Enguerant, Gace le vicomte de Dreux, Galeran, et Helluin[192] de Boulogne à qui appartenait Wissant[193], le Ponthieu, le Vimeu, le Brabant[194]. Il y avait là des Bavarois et des Allemands, l’un parle tiois[195], l’autre roman. Vingt d’entre eux sont partis, montés sur des mulets amblants ; ils passent le pont de Loire...., et vont à don Fouque dans les prés de Sans[196]. Le comte les vit venir, il se leva et les baisa tous les vingt sans nulle fierté. S’il en est un qui soit malveillant pour l’autre, il ne le laisse pas voir.

115. Les comtes mirent pied à terre dans les prés. Il y avait là Enguerrant et le comte Joffroi, Aimon et Aimeri et Andefroi ; les autres damoiseaux étaient des barons tiois. « Seigneurs », dit Fouque, « pourquoi cette armée que je vois assemblée par ces prés, par les collines, par les plaines, par les bois ? Sur qui veut marcher le roi Charles ? — Sur le comte Girart, » dit Andefroi, « il lui enlèvera la Bourgogne, comme il en a le droit. — Par mon chef ! » dit Fouque, « non ! il ne sera pas dit que par sa mauvaise foi il aura dépouillé le comte ! Je connais assez Girart le puissant marquis pour dire que, si le roi marche sur lui deux mois ou trois, les Lorrains frapperont de l’épée, comme aussi les Bourguignons, les Désertois[197], les Bigots[198], les Provençaux, les Rouergats, les Basques, les Gascons, les Bordelais. Mille barons seront couchés et morts, sans parler de ceux dont on ne fera pas le compte[199] ? Il y aura bien en tout deux cent mille[200] hommes réunis. Maintenant parlons au roi sérieusement. Nous lui ferons droit en tout, mais rien de plus. » Sur ces paroles ils montent sur les palefrois et rentrent par le pont à Orléans.

116. Au moûtier Saint-Eloi il y avait un palais d’antique fondation, que Fouque avait reçu en héritage de ses parents. Fouque y avait mille chevaliers chasés. Le comte entre au moûtier où il fit sa prière, puis il monta en la salle par les degrés ; on n’y voyait mur ni pierre, ni bois, ni latte (?), mais seulement des courtines de soie et ..........[201] entourées des plus beaux pailes que vous puissiez voir. Le jour vient à travers les vitraux. Les tables sont servies, on donne l’eau[202]. Aucun met délicat ne manqua au repas. Fouque fut très-aimé ; avec lui sont les barons que je vous ai nommés, ce sont les conseillers les plus estimés de Charles. Lorsqu’ils eurent mangé, le soleil était bas sur l’horizon ; ils firent enlever les nappes et se levèrent de table. Désormais le message sera exposé, considéré, délibéré. Ce n’est pas chacun qui dira son avis. L’abbé fit faire les lits par le palais, lits blancs et douillets : les voilà couchés. Ils restèrent au lit jusqu’au soleil levé, ils se lèvent, s’habillent, se chaussent ; ils entendent la messe et les matines que leur dit Daumas. C’est aujourd’hui que le message sera présenté au roi, que, de la part de Girart, le droit sera offert à Charles.

117. Les comtes sont sortis du moûtier et vont à Sainte-Croix[203] pour y prier. Charles était au perron[204] où il a coutume de s’asseoir ; autour de lui, les barons de ce pays (?) À ce moment voici venir Fouque et Manecier, Enguerrant et Pons de Belvezer ; ils rappelleront [au roi] l’accord[205] et le débat : « Sire, voici Fouque arrivé d’hier soir. — Oui, » reprit le comte, « pour demander merci de la part de Girart, mon oncle, en qui je mets mon espoir. Sire, ne veuillez point lui faire la guerre : tel par prudence ne s’est pas déclaré qui l’aidera de tout son pouvoir. Roi, ne nous manifestez pas votre colère, car si vous faites périr les hommes dont vous êtes seigneur. Dieu vous abandonnera. Vous avez excité la guerre : arrêtez-la ; retenez Girart [pour votre homme] et ses possessions. Ne croyez point les flatteurs désireux de vous plaire, car un baron doit se garder d’exciter une si grave querelle.

118. — Si Dieu m’aide, don Fouque, vous parlez bien ! J’agirai comme il convient. Si Girart tient Roussillon en aleu, ainsi peut-il faire de la Bourgogne .....[206] Je lui enlèverai mille marcs[207] de sa terre ; il n’aura si fort château que je n’abatte, haute tour que je ne brise ou mette en pièces. — Le premier parla don Begon, le fils Bazen : Don roi, trop de menaces n’excitent que le mépris. Avant tout, Girart se propose de vous mettre un frein avec lequel il vous tiendra plus aisément qu’un poulain. Certes, le comte ne perdra ni four ni moulin, ni herbage de sa terre, ni fourrage ni foin ; et, si vous voulez la guerre, vous l’aurez, et bataille rangée ; car je vous promets que maint riche baron en sera blessé par la poitrine, tellement que le cœur sera mis à nu et qu’il succombera. Dieu me maudisse, s’il n’est pas vrai que tu ne crois d’autre conseil que le tien !

119. — Sire, » dit don Fouque, « voici le droit, de la part de Girart mon oncle, sans injustice. S’il vous a fait tort sans raison, nous vous en ferons droit ici même. Nous serons à titre d’otages, par la foi que je vous dois, cent barons de naissance, damoiseaux choisis. Roussillon est un aleu, j’en conviens, mais outre Seine, le long du courant, en la forêt de Montargon[208], vous avez pour un mois droit de chasse et de gîte, quatorze jours l’été, quinze l’hiver ; pendant les quatorze jours, Girart vous doit le conroi[209] ; on l’apporte par Seine en bateau, là où se dressent ces pins et ces lauriers, où vous vous déportez et vous ébattez. Girard y possède quatre châteaux : Garenne, Châtillon et Montalois[210] ; le quatrième est Senesgart, qui les domine tous. Et si tout cela n’est pas comme je vous l’ai dit, j’en ferai la preuve et la défense[211]. Si j’ai tort, je ne veux pas qu’on en fasse accord[212]. » À ces mots, il tendit son gant plié[213].

120. « Seigneur, [reprit-il,] prenez ce gant que je vous tends : de la part de Girart, mon oncle, je vous offre droit. S’il vous a fait tort à son escient, il vous en fera droit à votre discrétion. Nous serons comme otages cent chevaliers, dont pas un ne mentirait pour or ni pour argent. — Malheur sur moi, » dit le roi, « si je prends ce gant, jusqu’à ce que j’aie forcé par les armes Girart à se taire ! — Ce ne sera pas tant qu’il vivra, » répond Fouque ; mais d’abord, faites-lui droit tout le premier. Celui qu’on accuse de félonie, s’il ne se défend, n’est pas digne de tenir terre ni apanage. Vous l’avez fait parjurer, lui et les siens : c’étaient des comtes, des ducs, des hommes sages, et le pape lui-même qui tient Rome. À Constantinople, on l’a entendu, ils jurèrent que vous prendriez en mariage la fille du riche empereur, et que Girart prendrait sa sœur. Les siens le jurèrent pour lui. Ils s’en revenaient joyeux lorsque vous vîntes à leur rencontre à Bénévent[214]. Celui-là est vraiment traître à ses propres yeux qui laisse sa femme et prend celle d’autrui, comme tu as fait de la tienne, roi mécréant, en enlevant à Girart celle qui l’aimait. Vous n’avez pas de calomniateur à la langue affilée, que je ne sois prêt à rendre mort ou recréant[215] s’il ose se présenter pour votre champion ! — Malheur sur moi, » dit le roi, « si maintenant j’accepte le défi ! Il viendra, un temps où vous aurez assez de douleur, quand sur le champ de bataille seront étendus cent mille de vos plus vaillants hommes. — Sais-je, » dit Fouque, « si le roi dit la vérité ? Nous attendrons un mois entier. »

121. Alors parla don Fouque ; il était tout près du roi : « Écoutez, francs chevaliers ! La guerre de Girart ne sera pas un jeu. Il ne s’agira pas d’enlever des vaches ni des bœufs : le comte ne prendra cité qu’il ne la brûle, ni si bon chevalier qu’il ne le pende ; jamais on n’aura vu terre aussi dévastée par la guerre ; et moi, par qui cette guerre est déclarée, j’en éprouve une vive douleur.

122. — Par mon chef ! » dit le roi, « de cela je n’ai soin. Fouque, je me soucie de vos menaces comme d’un coing. Tout chevalier que j’aurai pris, je le honnirai, je lui couperai le nez ou les oreilles ; le pied ou le bras, si c’est un sergent[216] ou un marchand. Si nous nous rencontrons en bataille, nous verrons comment se comporteront Français et Bourguignons, et qui frappe le mieux de l’épée et attaque le plus en face. — Et nous », répond Fouque, « nous aurons des chevaux gascons[217] pour suivre de près et fuir au loin ! »

123. Le marquis Fouchier[218] s’avança : il était cousin germain de Girart, fils d’Estais[219] ; nul pays ne nourrit meilleur chevalier, nul meilleur vassal ne brisa sa lance. Il avait le corps élancé, délié et vif. Il dira une parole dont le roi s’irritera : « Par Dieu ! Charles Martel, c’est mal à toi de jeter le trouble par tout le monde. Mais je crois que Girart t’abaissera par les armes à tout jamais, et moi, que je sois un lâche[220] si je ne te le fais payer ! Je conduirai mille chevaliers, tous vaillants guerriers, et je te pousserai de telle façon jusqu’à Aix, qu’il n’y aura si fort château que je n’assaille. De tes domaines, je compte bien engraisser les miens. » Le roi l’entend, le sang lui monte au visage. Il les ferait tous pendre, quand Evroïn, le seigneur de Cambrai, prit la parole avec Enguerran, Thierri et Pons de Clais : « Roi, tu es mort, si en ta cour tu fais félonie : si tu te charges d’une telle lâcheté, tu n’as si riche baron qui dès lors ne t’abandonne ! »

124. Evroïn de Cambrai prend la parole. Il donnerait bon conseil, le comte palatin, si on voulait l’en croire. « Messager, vous n’êtes pas fin devin dans les affaires de la guerre. Quand deux seigneurs souverains sont voisins, l’un comte, l’autre roi, ils sont plus âpres à la guerre que des chiens à la poursuite du sanglier. Si nous unissions nos forces pour faire la guerre aux Sarrazins, je crois qu’on en aurait bientôt fini avec eux[221]. »

125. En l’entendant, Charles se renfrogna, « Voici, » dit-il, « que don Evroïn nous a fait un sermon comme le vieux prédicateur de Saint-Denis, qui prêche son peuple et le convertit ; mais nous ne quitterons pas le vair ni le gris, les blancs hauberts ni les heaumes brunis, jusqu’à tant que j’aie par guerre écrasé Girart qui m’a pris ou tué mes hommes ! — Ah ! roi, » répond Fouque, « c’est toi qui as fait tout le mal, mais avant que tes menaces se soient vérifiées, tu auras plus perdu ou plus conquis.

126. « Sire, nous allons partir : nous n’emporterons avec nous ni accord, ni droit, ni amour. Nous conterons ce que nous avons entendu ici ; nous le redirons à Girart en sa cour plénière. Vous avez assemblé votre armée, nous manderons la nôtre. Dans les plaines de Vaubeton[222] nous nous verrons, dans la campagne où coule la rivière d’Arsen[223]. Si nous y sommes les premiers, nous la passerons. » — Charles répondit : « Qu’il soit convenu que le vaincu passera la mer et s’exilera[224]. — Soit ! » répond Fouque, et maintenant, Aimon, guidez-nous, puisque vous nous avez amenés.

127. — Je guiderai bien volontiers, » dit Aimon, « mais mon cœur est triste et courroucé pour cet empereur qui est si fier. Sire roi, pour la dernière fois, recevez les otages de ces chevaliers ! — Non certes, » dit Charles, « mais ce mois de mai et juin tout entier passeront, et je serai sur la terre de Girart. C’est moi qui ferai sa moisson : je trancherai ses vignes et ses vergers, et je verrai la mesnie qu’aura Fouchier : il peut, [dit-il,] mener contre moi mille chevaliers[225], et sa terre n’a pas mille pas ! Mais il se repentira d’avoir eu telle pensée, le larron ! s’il se laisse prendre, je le ferai pendre plus haut qu’un clocher ! — Ah ! roi, » répond Fouque, « tu parles légèrement ! Tu as dans le cœur de mauvais desseins ; la bataille aura lieu, puisque tu la veux, mais prends garde que Fouchier te rencontre en champ de bataille ! Il a des instincts cruels et sanguinaires. Il n’y a homme plus entendu en aucun métier, ni épervier plus habile à prendre la caille[226] que lui n’est exercé au métier des armes. Il tiendra contre vous mille chevaliers. Pour nourrir ses hommes, il ne fait pas de distributions de viande ; son sénéchal ne vous donne pas quatre pains ni son bouteiller deux pleins hanaps de vin, mais on remet la monnaie aux pourvoyeurs, et ce n’est rien de moins que du pur argent[227]. Il sait se faire sa part dans les trésors des barons, de ceux qu’il sait mauvais et usuriers ; il n’y a fermeture ni clous d’acier qui puissent les garantir, car il sait plus de magie (?) qu’un magicien (?). Ce n’est pas lui qui ferait tort à aucun voyageur, bourgeois, vilain ou marchand, mais là où il sait qu’il y a un baron cupide ayant quatre ou cinq châteaux, c’est l’avoir dont il se montre large et généreux. Il a sur vous l’avantage de posséder un pan de la Lorraine, du côté de Montbéliart, sur Causiers[228]. Il en aura en aide bien sept mille hommes. » Là dessus ils quittent la place, descendent rapidement par les escaliers jusqu’au perron[229], où les attendent leurs écuyers qui ont amené les armes et les destriers. Fouque s’est renforcé de mille chevaliers, et Fouchier de quatre cents damoiseaux légers, pris les uns et les autres comme soudoyers, à la cour [du roi]. C’est Fouchier qui recommencera la guerre.

128. Entre le mur et le palais, sur une terrasse, il y a des perrons cimentés avec art, ornés d’une décoration d’animaux [230] figurés en mosaïque avec un or resplendissant. Le pavement était de marbre[231]. Au milieu il y avait un pin qui protégeait contre la chaleur. Là soufflait un air doux qui embaumait plus qu’encens ni piment[232]. D’une pente sort une fontaine ; il y avait un cerf (?) d’or [de la bouche ?] duquel jaillissait l’eau. L’entrée de ce lieu est interdite aux hommes de basse condition. C’est là que Charles Martel tint son parlement avec son conseil principal, tout secrètement. Don Fouque lui a dit ce qu’il pensait, puis est parti avec les siens sans qu’il y ait eu congé donné ni demandé. Il se rend à Saint-Eloi où l’attendent plus de sept cents des barons de la terre. L’abbé Joffroi prit le premier la parole : « Que feras-tu de tes hommes[233] ? il faut y pourvoir. Partiront-ils ou resteront-ils ici ? — J’y ai pourvu au mieux que j’ai su », dit Fouque. « Je ne veux pas qu’ils perdent honneur ni chasement[234], mais que ceux qui ne possèdent ni terre ni tenure, aillent trouver Fouchier, mon parent, qui fera riche jusqu’au plus pauvre d’entre eux. » Sur le champ plus de quatre cents lui prêtent serment, dont pas un ne lui fit défaut, pour or ni pour argent, puis chacun va s’armer. Aimon le comte les guida jusqu’à ce qu’ils fussent en sûreté.

129. Aimon les a guidés hier, ainsi fera-t-il aujourd’hui : il eut sous sa sauvegarde Fouque et Fouchier et cinq cents chevaliers ; ils traversent le pont de Loire....[235] Ils laissent de côté la vallée et le Pui Monlui, et, lorsqu’ils arrivèrent au gué de Saint-Ambrui[236], Fouque regarda amont....[237] ; il vit une enseigne blanche dans le bois...[238], trois petits gonfanons et [il entendit] un grand cliquetis [d’armes] : ce sont mille chevaliers qui marchent à la suite de Milon d’Alui. Fouchier eut envie de se mesurer avec eux.

130. Fouchier dit à don Fouque et à Aimon de Bel-Aïr : « Je viens de voir cinq gonfanons sortir d’un bois. Il y a derrière mille chevaliers, selon mon estime : c’est un puissant vassal du roi qui va le servir. Si vous vouliez me le permettre, j’essaierais de vous les déconfire. — C’est une grande folie que je vous entends dire, » répond Aimon ; « vous êtes sous ma sauvegarde pour votre protection, et je ne dois pas non plus faillir à Charles, mon seigneur. Si vous êtes cinq cents, ils sont un millier d’hommes tels qu’il n’y en a pas en toute France de meilleurs : deux chevaliers peuvent bien venir à bout d’un seul, le prendre et le tuer s’il veut se défendre. » — « J’en ai tel dépit », dit Fouque, que j’en soupire ! » Fouchier ne put supporter cette honte : il s’éloigna avec les siens et se rendit à son château, à Mont-Espir[239], qui est à l’extrémité de la Bourgogne sur le pui de Mir. Il ne craint duc ni comte à l’attaque ; de là il guerroiera contre Charles. Fouque se rend à Bel-Aïr, un château où Aimon le fait servir.

131. Fouque arrive à la nuit à Bel-Aïr ; personne ne se refuse à le servir. Les hanaps remplis tenaient un muid. Les lits ne furent ni pauvres ni vides ; les couettes[240] étaient de paile[241]. Ils reposèrent jusqu’au moment où le soleil parut sur la montagne ; ils se chaussèrent et se vêtirent comme damoiseaux bien appris ; ils font mettre les freins et les selles piquées d’or cuit. Ils chevauchent ensemble le long d’un bois[242] en suivant le cours d’eau qui descend du pui de Buic. Fouque et les siens s’en vont ainsi à Roussillon.

132. Voici Fouque arrivé à Roussillon : il descendit à l’orme en dehors auprès du perron. Cent chevaliers accourent à l’envi, prenant sa rêne, son étrier, son bon cheval. Le comte entre au moûtier, fait sa prière, puis, s’éloignant des autres, va trouver Girart qui conversait avec Amadieu et Boson. Ceux-ci se levèrent et lui souhaitèrent la bienvenue. Mais Girart se hâte de parler : « Neveu, avons-nous bon accord du roi Charles ? — Par mon chef ! » dit Fouque, a pour cela, non ! Je lui ai offert le droit de ta part, en sa demeure ; il n’en veut rien prendre, il le méprise. Mais je lui ai reproché la trahison par laquelle il a fait parjurer tant de riches barons[243]. Je crois bien que cet été il fera la moisson sur vos terres[244] : vous n’avez bois ni vigne qu’il ne coupe, ni fossé, ni motte, ni vaste donjon dont il ne convertisse en charbon les charpentes les plus élevées. Mande tes amis et tes hommes, semons-les de t’aider dans ta guerre contre Charles qui veut te déshériter sous un prétexte. Je lui ai juré la bataille en Vaubeton, et lui et ses barons m’en ont engagé leur foi, et l’ont acceptée avec cette condition que le vaincu prendra le bourdon et passera la mer. — Je le trouve bon », dit Girart, « par Dieu du ciel ! Sous peu de jours j’aurai tant de compagnons qu’ils seront cinq cent mille dans la plaine, et, s’il veut la bataille, je la lui donnerai ! »

133. Les barons du château, quand ils ont entendu que don Fouque est venu, sont arrivés. Et je vous dirai quels ils étaient, si je ne les oublie pas : c’étaient Bernart, Gilbert, Boson, et Elin et Oudin, tout dispos, Artaut, Grimau d’Oitran[245], hommes choisis. Ils ont fait de Landri de Nevers leur guide. Ils furent dix barons de telle puissance que le plus pauvre d’entre eux avait à lui cinq cents chevaliers. Le comte entra en la chambre, se plaça sur un tapis, et leur parla avec décision.

134. « Seigneurs, de tous les partis à prendre, je n’en veux qu’un : c’est que chacun mande [ses hommes] par sa terre, sans rechigner. Charles va fondre sur nous : nous n’avons bois ni vigne qu’il ne coupe, fossé ni motte qu’il ne détruise. » Le premier qui parla ce fut Guillaume d’Autun : « Mande tes amis et tes hommes partout où tu en as. — J’ai envoyé un messager à mon père, à Besalu, qui convoquera tous ceux de Val de Dun, le Bergadan [246], la Cerdagne et Montcardon[247], Purgele[248], et Ribagorza et Barcelone. De ce côté-ci [des Pyrénées], j’ai appelé mon oncle, don Odilon qui tient toute la Provence jusqu’à Toulon[249], Arles, Forcalquier et Embrun, les vallées de la Maurienne et d’Anseün[250]. Trois lundis ne seront pas écoulés que cinq cent mille hommes seront assemblés. Charles de Mont-Laon[251] aura bataille. »

135. « Par la foi que je vous dois », dit Girart, « je savais bien que je n’aurais de la part du roi ni accord, ni droit, ni bienveillance. Cest pourquoi j’ai choisi cinquante messagers. J’ai fait prévenir mes amis, comme je devais le faire ; j’ai mandé mes hommes, les appelant, au nom de la foi jurée, à m’aider dans ma guerre contre le roi qui veut me déshériter contre tout droit. Même à Montbéliart j’ai envoyé Joffroi, Hugue[252] mon chambellan et Amanfroi, pour qu’Auchier[253] et le comte Guinart viennent à moi, avec tous les marquis de la vallée de Cabrars[254], aussi loin que s’étend la montagne couverte de neige. Ce sont de bons chevaliers de toute manière ; nous aurons deux cent mille hommes et plus, je crois. Charles de Saint-Remi[255] en aura bataille ». Et Fouque répondit : « Dieu le veuille ! Que celui-là soit un lâche qui reculera, et moi que je sois un couard prouvé si j’entends à aucune négociation, dès l’instant que je n’ai pu trouver merci auprès de Charles ! »

136. — « J’y ai perdu », dit Fouque, « je le sais bien, mille chevaliers chasés[256] que j’ai dans la terre de Charles], et, si nous obtenons un accord, je les recouvrerai, mais toutefois, je ne manquerai pas à Girart, tant que je vivrai. — Beau neveu, » dit Girart, « je ferai la guerre, mais tu ne perdras pas là-bas autant que je te rendrai ici : je te donnerai un pan de mon duché ». Et Fouque répondit : « Je ne l’accepterai pas. Ce n’est pas un ami, mais un homme mauvais, celui qui prent, comme un usurier, terre, château ou maison à son seigneur, mais il doit l’aider fidèlement avec les siens[257]. Une fois la paix faite, s’il prend le prix de ses services, je ne saurais l’en blâmer. » Tandis que Girart parle, voici venir Elinei : « Sire, je viens de Gascogne où j’étais allé. Je vous amène Senebrun de Saint-Ambroise [258], avec vingt mille Gascons, selon mon estime. Les Navarrais et les Basques et ceux d’Agenais sont vingt mille aussi... Chacun porte trois dards et un épieu. Je les ai menés au bois de Vaubeton. — J’y consens », dit Girart, « et je l’ordonne. Charles de Saint-Remi en aura bataille. »

137. — Tandis que Girart parle des Escuariens[259] qui portent quatre dards en leurs mains [260] et sont plus rapides que cerf en la plaine, voici un autre messager qui n’est pas un homme de rien, mais un chevalier vaillant, preux et sûr : Girart [dit-il], votre père vient avec les Catalans ; ils sont plus de cent mille par ces plaines. — Par Dieu ! » dit Girart, « je suis sauvé : mon armée reçoit des renforts des pays les plus éloignés. Raimon, mène-les-moi dans Sivrans [261], lieu noble, fort et antique ; il ne leur manquera ni viande, ni vin, ni pain. Charles en aura bataille à bref terme. »

138. Tandis que Girart s’occupe des logements, voici venir Rigaut[262] qui tint Argence[263] : « Girart, j’ai à vous annoncer une nouvelle qui vous fera plaisir : voici votre oncle Odilon amenant avec lui la Provence. Ils sont soixante mille, n’en doutez pas, chacun portant haubert, heaume et connaissances[264]. Ils jurent le Dieu incarné qu’ils ne laisseront en France cette.....[265]. — Par Dieu ! » dit Girart, « voilà qui me plaît ! Quand le roi a dédaigné mon droit, et traité avec mépris mon neveu, il a fait une faute. Dieu veuille que je l’en voie repentir ! »

139. Ce qu’il vint à Girart de secours, on ne le saurait dire, ni les messagers qu’il lui plut d’envoyer, ni l’étendue de la terre qu’il avait à gouverner. De la frontière d’Allemagne jusqu’aux ports[266] d’Espagne et de Cize[267] il ne reste chevalier...[268] Auchier et le comte Guinart vinrent au conseil, avec eux plus de vingt mille Allemands. Les Roussillonais vinrent aussi, disposés à vaincre, et Girart les accueillit tout joyeux et remercia Dieu et saint Basile[269]. Voilà des gens qui en la bataille feront un grand massacre.

140. La guerre de Girart ne fut pas entreprise après qu’on eut consulté le sort[270] : d’Allemagne jusqu’aux golfes de Provence, du port de Mont-Joux[271] jusqu’à celui d’Aspe[272], arrivent les barons ; pas un ne retourne en arrière. Mais si grand est l’effort de Charles, qu’on tenterait vainement de le savoir et de le dire ; ils sont en Orlenois, par les plaines et les champs cultivés ; ils passent le Berri et le val de Borz[273]. Charles ne les laissera pas longtemps, en repos : il marche sur Girart, à droit ou à raison ; il chevauche vers Vaubeton, où il y eut tant de morts, qu’on en fit une montagne plus élevée que n’est Niort[274].

141. Vastes sont les plaines de Vaubeton : elles s’étendent bien sur quatre lieues tout d’une traite, sans mauvais passage, marais, bois, ni herbage : seule, la rivière d’Arsen[275] les divise. Charles Martel chevauche jusqu’à Avalon, croyant prendre le château, mais il n’en fut rien. En un pui est Fouchier le marquis, avec lui mille vaillants chevaliers ; il crut pouvoir faire du butin sur l’ost [de Charles], mais il n’en fut rien, car le roi et ses barons en furent informés. Le roi mande à ceux qui étaient restés à l’ost, qu’aucun chevalier ne se mette à la poursuite de Fouchier[276]. Là-dessus Fouchier s’en va vers Roussillon. Il rencontra Drogon et Odilon, le premier était père de Girart, l’autre de Fouque ; puis Guillaume[277] et Rainaut qui tenait Mâcon. Ils entrent par l’une des extrémités dans Vaubeton. Là vous eussiez vu dresser tant de gonfanons, tant d’enseignes variées et tant de penons, que l’espace qu’ils occupent a plus de sept lieues. Vous eussiez dit, en les voyant en plaine, que jamais en ce monde il n’y eût tant d’hommes assemblés.

142. Ce fut un lundi, à l’aube du jour, au temps où les près fleurissent, où les bois se couvrent de feuilles. Charles fait sonner à la fois trente cors d’ivoire, pour faire connaître aux barons qu’il pense à livrer une bataille rangée. L’ost se rassemble et se met en marche. Les vagues de la mer sont moins pressées que les enseignes que vous eussiez vu flotter au vent. Charles les dirige vers Vaubeton, où se livra la bataille forte et amère : celui qui y tomba ne put se relever, ni plus jamais revenir à sa demeure.

143. La bataille fut forte et fière, comme vous entendrez : vous pouvez le demander aux prêtres et aux clercs qui en perdirent leurs dîmes légitimes. Du côté de Charles, furent le comte Joffroi[278], Aimon, Aimeri et Andefroi[279], et Helluin de Boulogne[280] et le fort Chapois[281], vingt mille Bavarois et Allemands[282] dont l’oriflamme était portée par le duc Godefroi. Les Aquitains formèrent cette fois l’avant-garde. Le duc Gui de Poitiers, guerrier choisi, à la tête de vingt mille Aquitains [283] qui lui sont fidèles, fut fait le chef (?) de l’avant-garde de Charles. Celle de Girart était formée par vingt mille Desertains du Pui de Trez[284] ; parmi eux, pas un couart ni un lâche. Là où les avant-gardes se rencontrèrent, la mêlée fut telle qu’on n’en verra jamais de plus grande.

144. Le duc Gui de Poitiers ne recule pas. Suivi de vingt mille Aquitains, sans plus, armés de hauberts et de heaumes luisants, il ne cherche pas à éviter l’avant-garde de Girart. Je vous dirai d’abord qui la commandait. C’étaient Pons, Ricart[285], Coine[286], Joan Chatuis[287] et le marquis Amadieu de Val de Clus[288]. Chacun commande à quatre mille hommes montés[289]..... Je serai bien étonné s’il n’y a pas lance brisée.

145. Le marquis Amadieu était seigneur de Turin, Mont-Jarnes [290], Mont-Joux[291] et le chemin, Aoste, Suse, Mont Cenis[292]. Il avait, le palatin, sept comtes avec lui. Il était cousin germain de Girart et son allié. Il était grand et beau de corps, et encore fort jeune. Il montait un bai à longs crins ; la lame de son épée était ancienne, sur son écu était représentée une couleuvre. Il vit l’enseigne de Charles par une saussaie ; il sortit du rang et s’écria : « Y a-t-il un vassal [293] qui soit prêt à se mesurer contre un autre ? » Le duc Gui de Poitiers était là tout près ; il avait de si bonnes armes, le poitevin, qu’on n’en aurait pas fait le compte en deux jours. Le cheval qu’il montait n’était pas un roncin[294]. Il s’élance hors du rang plus vite qu’un faucon de montagne. Ils se précipitent l’un contre l’autre par la plaine, ils se frappent sur les écus neufs de Beauvais[295] : cuir, bois, colle, vermillon, sont tranchés. De part et d’autre, les hauberts doubles sont faussés ; ils se portent les lances dans...[296] ; et se renversent mutuellement sur la route. Vous eussiez vu mille jeunes guerriers galoper à la rescousse.

146. Là où les deux marquis joutèrent, l’écu ne leur valut pas un gland, ni le haubert un bliaut[297]... L’un pousse sa lance à travers l’autre jusqu’auprès du gant[298]. Leur vie est finie ; c’est l’affaire de quiconque les a aimés de les retirer de la mêlée. Viennent à la rescousse ceux que la chanson va vous faire connaître. Pons frappa Arluin[299], Gilbert[300] Armant, Coine frappa Gérome[301], Rogier[302] Deitrant[303], Ricart Aelart, Garin, Guintrant, Jehan Freelent, Arpin Berlant puissant marquis de Mons et de Brabant. De tous ceux-là il n’en resta pas deux debout. Leurs compagnies chevauchent, sans qu’un seul homme reste en arrière : ils chargent au galop, la lance baissée, et là où ils se rencontrèrent, il y eut grand fracas. Vous auriez vu trouer les écus, les pans des hauberts, les côtés, les flancs, les poitrines. Les lances brisées, on tire les épées avec lesquelles on fend les heaumes flamboyants. Le sang et la cervelle se répandent à terre. Il y en a tant d’abattus à la renverse ou sur le côté, que vingt mille chevaux de prix vont sans cavaliers, traînant leurs rênes entre leurs pieds. Il n’y a là personne pour les prendre ou les demander. Charles voit que son avant-garde diminue, Girart que la sienne subit de fortes pertes. Ils ont, l’un et l’autre, tant perdu qu’ils n’ont pas lieu de se vanter.

147. Charles a douze échelles[304] et Girart dix, chacune de vingt mille combattants ; ceux qui sont légèrement armés vont les premiers, comme vous savez. Hoël[305], à la tête des Bretons, forme son échelle auprès d’un fossé. Du côté de Girart sont les Gascons. Senebrun, de Bordeaux, vassal choisi, leur crie : « Gascons, chargez ! C’est pour votre seigneur que vous combattez : vous serez sauvés si vous y restez[306]. » Et Hoël dit aux siens : « Frappez ! ce sera lâcheté si vous êtes repoussés ; » et ils répondent : « Vous dites bien. » Les Bretons crient Malo ! les Gascons Biez[307] ! À l’abaisser des lances tous se taisent : ils se frappent par les écus qu’ils mettent en pièces ; le bruit des lances qui se brisaient semblait une tempête. « Ah Dieu ! » dit Girart, « tiens-moi en paix ! Je ferais de bon cœur droit au roi. » Et Charles dit aux siens : « Levez les mains, invoquez et répétez les noms de Dieu[308], qu’il nous donne de vaincre l’orgueil de nos ennemis. Nous sommes plus nombreux qu’eux, et nous les vaincrons bien si vous voulez. »

148. Les Bretons et les Gascons sont face à face. Leurs lignes se joignent sans broncher. Vous auriez vu tant d’écus, tant de lances se briser, tant de guerriers tomber de cheval ! C’est au moment où on tira l’épée qu’il y eut un tumulte : on fend hauberts et heaumes. Plus de sept mille restèrent sur le champ de bataille. Maint chevaux de prix s’enfuirent, qui ne furent jamais recouvrés par leurs maîtres. Les Bretons et les Gascons, je le dis avec confiance, n’auront reproche en nul lieu en France.

149. Les Bigots et les Provençaux vinrent ensemble. Ils sont du côté de Girart, sur deux lignes. Du côté de Charles, sont les Normands et les Picards[309], tous vaillants et nobles guerriers. Les lignes se joignent, sans qu’un seul recule. Vous verriez trouer écus et jaserans[310], et tant de têtes tomber avec le heaume. Plus de dix mille restèrent...[311], par les puis, les plaines, les...[312]. Charles en fut dolent, le roi de Reims ; Girart, s’assombrit et soupira. Il pria Dieu qui nous racheta, disant : « Sire, en ce jour aide-moi, que je ne perde rien ! »

150. Voici parmi la mêlée le vieux Drogon, le père de Girart, l’oncle de Fouque. Il montait un cheval bai...[313] et avait revêtu un haubert sorti de la forge d’Espandragon[314], que jamais arme n’avait faussé ; son heaume...[315] lacé étincelait d’or et de pierreries. Il avait ceint l’épée de Marmion[316], et portait écu et lance à gonfanon. Il vint à petits sauts par le champ ; à le voir retenir doucement son cheval on reconnaissait un baron. Il cria au roi : « Je ne refuse aucun chevalier ! » Voici le duc Thierri devant Charles : « Sire roi, connaissez-vous ce bourguignon ? — Non, » dit le roi. — « C’est Drogon, le vieux de Roussillon, le père de Girart, l’oncle de Fouque : jadis il m’enleva ma terre, et sept ans j’ai été proscrit dans les bois[317] ; tenez-moi pour couart et lâche, puisqu’il me demande bataille, si je ne la lui donne ! — Je vous le permets, » répond Charles, vous n’avez que trop tardé à vous venger. Je veux voir cette bataille sans remise. »

151. Voici le duc Thierri sorti du rang, piqué des paroles du roi : il était monté sur un cheval almoravide, et avait son corps couvert de bonnes armes ; il vint à petits sauts par le pré fleuri, suivi de ses hommes. Thierri s’écrie : « Allons, vieux hibou moisi[318] ! vous avez donc renoncé à la chevalerie, qu’on vous voit enfoui parmi les vôtres ? » Et Drogon répondit : « Me voilà tout prêt ; je n’aime pas ceux qui me menacent (?). » Il pique le cheval qui bondit. Voilà les deux chevaux près l’un de l’autre. Ils se férirent de telle manière que leurs écus sont brisés et les haubercs faussés et défaits. Voilà Drogon du coup mort et fini[319], avec une aune de la lance de frêne dans le corps, la pointe et le gonfanon sortant de l’autre côté. Thierri se détourna heureusement : il eut son écu et son hauberc cousus ensemble par la lance de Drogon, mais Dieu le protégea, et il ne fut pas touché en chair. Drogon se retire vers les siens qui sont désolés, et voici Thierri hors de la rivière et dans la plaine[320]. Leurs échelles se joignent avec tant d’ardeur que vous eussiez vu trouer les écus, ouvrir les poitrines, couper les têtes armées du heaume, abattre pieds, poings, oreilles. La claire eau de l’Arsen en était couverte, et devint rouge du sang des morts. Les hommes de Drogon avaient bien disposé leur attaque. Si leur seigneur n’était mort, ils étaient sauvés ! Thierri se voit perdu : de vingt mille hommes, il ne lui en reste pas mille.

152. Manceaux, Angevins et Tourangeaux[321] étaient auprès de Charles au nombre de vingt mille. Les blancs hauberts vêtus, les heaumes lacés, la tête baissée, ils marchent disposés au combat, ardents comme des veautres tenus en laisse. Le comte Joffroi leur seigneur les guide. Ils traversent les gués de l’Arsen ; après eux passe Charles avec ses barons. Girart, tout entier au deuil de son père, n’en sait encore rien, lorsque Fouque lui parle en homme sensé : « Par Dieu ! Girart, laissez le deuil, puisque le duc est absous et communié : quand ce sera possible, vous le vengerez ! » Alors, il monte à cheval, et, s’appuyant sur une lance neuve, il se tourne vers les siens, et leur dit : « Faites paix ! Seigneurs francs chevaliers, écoutez-moi. Quand vous serez dans la mêlée, frappez, tuez, renversez tout, jusqu’à ce que vous ayez traversé les rangs ennemis, et alors retournez tous ensemble sur eux : Prouesse vaut mieux que lâcheté ! » Et ses hommes répondent : « Qu’avez-vous à nous prêcher ! Mais allons les attaquer de toutes parts. » Alors la bataille devint acharnée.

153. Boson, Fouque et Seguin et les plus vaillants furent plus de vingt mille à la charge. Vous auriez vu briller tant d’or et tant d’argent, étinceller tant d’acier et de vernis[322] et tant de lances aiguisées ornées d’une flamme[323], tant de damoiseaux habiles à l’attaque ! Ensuite[324] sont venus d’autres combattants[325], Pons, Ricart, Coine, les guerriers. Girart chevauche avec ardeur ; Odilon, son oncle, le suivait à courte distance. Dans cette arrière-garde ils étaient, je vous le garantis, soixante mille combattants, qui savent pousser à fond une attaque. Chacun, voyant son ennemi, lui court sus et le porte à terre. Girart chevauche avec fureur contre Charles Martel l’empereur. Charles vient à lui fièrement. Voilà une première rencontre qui sera douloureuse.

154. Là où les armées se rencontrèrent il y avait une belle plaine ; on n’y voyait ni fossé, ni barrière, ni bois, ni ramée. Les Angevins marchent les premiers avec les Manceaux, le comte Joffroi d’Angers et les Tourangeaux. Girart a vingt mille hommes en un corps. Il n’y en a parmi eux un seul trop vieux ni imberbe[326]. Boson, Fouque et Seguin en tiennent la tête, les uns crient Valée[327] ! les autres Rossel[328] ! le plus grand nombre poussent le cri de Charles Martel. Tout ainsi que le faucon fait sa pointe quand il se jette sur l’oiseau, tout de même les jouvenceaux se précipitent les uns sur les autres. Il n’y a si fort écu qui ne soit brisé, ou fendu ou percé ou écorné, roide lance de frêne qui ne se rompe, ni si fort haubert qui ne soit décloué. Vous verriez tant de douleurs nouvelles, tant de cuisses tomber avec le trumeau, tant de pieds, de poings, tant de coudes ! Il est resté plus d’hommes sur le champ de bataille, qu’il n’y en a de vivants ou de morts dans Bordeaux. Celui qui se retira de ce massacre, eut Dieu et saint Gabriel pour protecteurs.

155. Bien frappèrent les Manceaux, les Angevins, les Tourangeaux, les Flamands de Baudouin[329]. Les hommes de Girart ne le leur cèdent en rien : Boson, Fouchier, Fouque, Seguin conduisent leurs enseignes à travers le bois de frêne. Le bois dont je vous parle est un bois où les frênes avaient pour fleurs des pointes d’acier, des enseignes de cendé et d’aucassin[330], des gonfanons ornés d’orfrois et fraîchement teints en pourpre, dont tant de nobles vassaux reçurent le coup fatal. Girart eut la rage au cœur : il mit pied à terre sous un pin, et ficha son enseigne près d’un bloc de marbre ; c’était une ruine antique du temps du vieux Douvin[331], qui eut jadis un château construit sur la rivière et entouré d’eau. Louis[332] le détruisit un jour quand il le déposséda de cette terre[333]. Girart monte sur la ruine du grant Douvin : dans sa colère il maudit le roi Charles : « Ah ! roi, Dieu te confonde, cœur de mâtin ! »

156. Excités par Girart, ses hommes résistèrent de pied ferme sans qu’aucun d’eux reculât. Écoutez ! Voici l’arrière-garde des Provençaux qui passent auprès de Girart par un pré : ils sont soixante mille, tous à cheval. Don Odilon les conduit, le riche captal, en la mêlée qui fut forte et fière. De lances et d’épées ils frappent des coups mortels, tellement que les hommes de Charles ont reculé de plus d’une portée de flèche. Thierri dit à Charles : « Nous ne sommes plus de force égale : Donnez-moi trente mille hommes des plus solides. Par eux le bien triomphera du mal. » Et le roi lui donne les Bavarois et les Tiois : on ne saurait trouver plus ardents au combat. Thierri, duc royal, porta l’enseigne. Tous ensemble s’avancèrent, le long d’un vallon. C’est aujourd’hui que les braves se feront connaître.

157. Les Désertains font par le champ un grand massacre ; ils vont par la mêlée comme un tourbillon. Don Odilon vint chevauchant par un chaume. Jamais vous ne vîtes vieillard savoir aussi bien se retourner et porter des coups. Boson, Fouque et Seguin furent ses fils ; ils sont venus devant lui, les trois damoiseaux, vêtus de hauberts noirs comme du charbon[334] : Odilon jure Dieu et saint Ostril[335] que s’il trouvait un lâche parmi eux, il le ferait moine en un moûtier. Tandis qu’il les exhorte, sans qu’aucun dise mot, voici venir Thierri de Mont-Causil[336] avec les Bavarois et les Allemands[337]. Ils courent les frapper, et les nôtres[338] courent sur eux. Il n’y a écu de tremble ni de tilleul, bleu, jaune, vert, gris ni vermeil, que les grosses lances de frêne ne mettent en pièces, haubert qui ne soit rougi du sang qui s’échappe à flots du corps des vaillants guerriers. Mais c’est quand on tira l’épée que le péril devint grand : on tranche les hauberts, les heaumes têtes et chevelures, yeux et bouches, nez et sourcis, pieds, poings, oreilles[339]. Homme couard et lâche n’y voudrait être pour toute la richesse qu’il y ait jusqu’à Gazil[340].

158. Odilon vint chevauchant par un chaume. Vous ne vîtes oncques vieillart si remuant, ni si ardent à faire chevalerie. Devant lui il vit venir un fort tiois appelé Arluin de Val-Landesc[341] ; il était sénéchal du roi, à la plus haute table ; je m’étonne d’où il a pu avoir une telle dignité. Don Odilon le frappe sur l’écu : le haubert ne lui valut pas un....[342] pour empêcher la lance avec le gonfanon de passer d’outre en outre. Il fut abattu à la renverse du bai maure, et se laissa tomber de telle façon que cent chevaux lui passèrent sur le corps (?). Jamais je n’ouï parler d’une lutte aussi acharnée, de tant de combats corps à corps livrés en un champ. De tant d’hommes tombés aucun ne se releva plus.

159. Fouchier vint éperonnant sur Facebelle, un cheval rapide de Compostelle. Il avait revêtu un haubert étincelant qui pesait moins qu’une gonelle ; le guerrier qui l’a sur le dos ne craint pas d’affronter la mort. Fouchier vint chevauchant par le pré (?)[343], cherchant l’occasion d’un exploit chevaleresque. Et s’il la demande, il l’aura belle. Voici au devant de lui Rotrou, le seigneur de Nivelle[344] : il frappe Fouchier sur la targe aux rayons d’or, la lui fend et en enlève un côté, mais le haubert est si fort qu’il ne rompt point. Fouchier le frappe à l’estomac, lui perce le cœur sous la mamelle et le jette à bas de sa selle. Puis il crie aux siens : « Frappez ! qu’aucun des hommes du roi ne nous échappe ! »

160. Baudouin le flamand voit comme Fouchier leur a abattu Rotrou, le vaillant comte ; il court férir Conon, guerrier lombard né dans le désert de Brun-Essart ; il lui donna sur l’écu un tel coup qu’il en enleva un quartier et que la lance passa d’outre en outre. Il l’abattit mort du cheval gris. Ah Dieu ! quelle perte pour Girart ! Voici qu’alors arrive Fouque, mais il est venu trop tard ; pourtant il le vengera.

161. Fouque vint en galopant à la rescousse ; il ne poursuivit pas Baudouin, qui se déroba, n’ayant pas honte de fuir. Il frappa Helluin de Boulogne, et lui porta un tel coup sur la targe cerclée d’or qu’il lui faussa le blanc haubert et le jeta mort de son cheval gris. Les hommes de Cologne chevauchent en bataille, Charles vient avec ses Saxons, ceux de Trémoigne[345]. Ceux-là feront une lutte acharnée.

162[346]. Odilon vint à Girart pour l’animer : « Par ma foi, cher neveu, tu as un cœur bien timide ! C’est Charles, que je vois descendre de la montagne ! Fouque et les siens veulent l’attendre ; mais, si nous n’allons à son secours, nous serons battus. » Et Girart répondit : « Merci, cher sire ; je considérais le lieu où je veux les prendre. Ils ne se formeront plus en ligne, car je vais en finir avec eux. » Il descendit du perron[347], prit ses armes, sonna un cor d’ivoire pour avertir les siens, et chevaucha devant tous avec l’air d’un guerrier qui va au combat.

163. Or chevauche Girart avec ses amis, avec des compagnies venues de pays éloignés. Ils ne portent en bataille ni vair ni gris, mais des bliauts foncés et festonnés, et par dessus du fer et de l’acier qui reluit, de l’azur et du vernis qui resplendit[348]. C’est Girart, Fouque, Boson, toujours prêt, Pons, Ricart, Coine et Otoïs. Ils sont quatre cent mille, le bref[349] le dit, endurcis et ardents au combat, la tête inclinée sous le heaume. Ils attendent que Charles les attaque, et ainsi fera-t-il avant peu, ils le savent bien. Du haut d’une colline, près d’une brèche, descend Charles Martel de Saint-Denis, avec lui les Bavarois, les Saxons, les Letis[350], les Allemands, les Lorrains, vaillants. Thierri, duc marquis, portait leur enseigne. Il les conduit par la campagne fleurie, et tel était leur nombre que l’homme le plus habile n’aurait su l’estimer. À l’abaisser des lances, il n’y eut pas un mot de prononcé, mais onques depuis lors il n’y eut tel deuil.

164. Là où les deux lignes se rencontrèrent, pas un ne retint frein ni étriers, et on frappa pour de bon. Fouque et le comte Girart étaient au premier rang, avec eux les Allemands et les Désertois, ceux de Montbéliart et de Vaubenc, Renier et Oudin les fils d’Ardenc. C’est maintenant que frappent Provençaux, Viennois, Navarrais, Aragonais....[351], et de l’autre part Bavarois, Saxons, ceux de Cologne, Normands, Français, Flamands ; ils frappent devant eux comme ils se trouvent ; l’écu ne vaut pas pour celui qui le porte une pelure d’oignon (?), car celui qui échappe à l’un est repris par l’autre. Là meurent par l’épée tant de vaillants combattants, tant de nobles guerriers ! là tombèrent tant d’hommes dont pas un ne se releva, ni jamais ne se relèvera jusqu’au jour du jugement pour lequel je me prépare !

165. La bataille fut forte et fière, comme vous l’entendez. Les compagnies se précipitent les unes sur les autres et se massacrent ; puis elles commencent à se lasser et à mourir, les las se reposent, les frais entrent dans la lutte. Girart leur crie d’attaquer, et Charles encourage les siens.... Hé Dieu ! ils sont destinés à rester sur le terrain ! De terres étrangères ils sont venus mourir.

166. La bataille de Vaubeton avait été prédite cent ans d’avance en un vieil écrit[352]. La cinquième partie des hommes y reçut martyre sans jugement[353]. Contre chaque captal il y a un baron : voici le duc Thierri contre Odilon, et don Seguin le fils de celui-ci contre Aimon, contre Auchier Aimeri, le seigneur de Noion, contre le comte Guinart, le brabançon qui était duc de Bavière. On aurait plus tôt fait d’aller à Rome, au pré de Néron[354], que de compter seulement les barons. C’est entre eux une lutte à mort.

167. Odilon voit Thierri qui a tué son frère (Drogon)[355] : il ne remet pas sa vengeance, il se tourne de son côté et d’un coup de lance le jette à bas du cheval gris ; puis il crie son enseigne : « Dunort ! Dunort ! cherchez maintenant qui vous emporte ! »

168. La bataille dont vous venez d’entendre le récit eut lieu pendant les plus longs jours de mai, et dura jusqu’au coucher du soleil. Voici Thierri remonté sur son cheval noir ; il va frapper Odilon avec une telle force, qu’il lui perce l’écu et la cuirasse[356]. Le fer [de la cuirasse] ne peut résister à l’acier, et le bois de la lance ressortit de l’autre côté. Jeté à bas de son cheval noir, Odilon ne vécut que cinq jours. Les siens piquent des deux pour l’aller secourir, mais par la volonté de Dieu un orage éclata, fort, fier, horrible et redoutable. Charles vit son enseigne brûler et Girart la sienne tomber en charbon. À la vue de ces signes que Dieu leur manifeste, ils arrêtent le combat.

169. La nuit est venue, le jour est fini, le ciel est sombre et rembruni. Dieu leur montra un miracle qui fut un avertissement[357]. Des flammes descendirent du ciel entr’ouvert : le gonfanon de Girart en fut tout brûlé, et aussi celui de Charles qui était orné d’or[358]. La chair tremblait aux plus hardis et la terre s’agitait sous leurs pieds. « C’est la fin du monde ! » se disait-on l’un à l’autre. Le comte Girart fut saisi de frayeur, et Charles, au milieu des siens, était tout troublé. Les deux armées se séparent, et dès lors il ne fut plus question de se battre. Toute la nuit on resta [de part et d’autre] le haubert vêtu. Quand le jour parut, au contentement de tous, vous auriez vu la terre jonchée d’écus bombés, de blancs hauberts, de heaumes ornés d’or resplendissant, de cristaux et d’améthistes, un tel enchevêtrement de lances avec les gonfanons ! Le champ de bataille était couvert et sanglant des guerriers morts étendus par les prés fleuris. Boson, Fouque, Girart reformèrent leurs compagnies, lorsqu’il fit jour.

170[359]. L’un des premiers parla[360], plein de colère, David, frère de Helluin qui tenait le Ponthieu ; il était comte de Valençon [361] et de Vautriz[362] : « Ha ! roi séparé de Dieu, comme tu es plein de malédiction ! Par ton orgueil tu nous a réduits à l’état de serfs, et toi-même tu t’es ruiné et tu nous as trahis. Girart le comte n’est pas encore en fuite : avant qu’il soit vaincu et déconfit, plus de monde encore périra, j’en suis assuré. Vous avez laissé tant des vôtres sur le champ de bataille que jamais le deuil de leur perte ne s’effacera. J’y ai perdu mon frère[363] et mes deux fils : les voilà morts sous Cauiz[364] ; et, pour ma part, j’ai dans le corps deux pointes dont aucun médecin ne saurait me guérir. Et pourtant, si je ne craignais d’être raillé, je serais d’avis qu’on demandât un accord au nom de l’âme des barons qui ont succombé. » Au conseil proposé par lui, cent des meilleurs barons furent réunis.

171. Le premier qui prit la parole fut Galeran de Senlis : Roi, puisque c’est toi qui es cause de tant de douleurs, de pertes, de lamentations, crois en tes barons, tes amis jurés : qu’un accord soit fait avec le comte [Girart]. » Et Charles jura par la Mère de Dieu, qu’il aimerait mieux être enterré que de demander un accord qui serait sa honte, « Car si Girart me refusait par rancune, alors je serais honni et avili. — Sire, si Girart refuse comme tu dis, c’est de son côté que sera le tort et que le droit aura été mis en oubli. Tu auras accompli notre désir ; dès lors nous t’aiderons de bon cœur et celui qui mourra pour toi n’aura pas succombé pour une mauvaise cause[365]. » La démarche fut adoptée et le messager choisi : ce fut Tibert de Vaubeton, le vieillard gris, qui parlait bien et sagement. Il avait jugé selon le droit en mille causes, sans avoir été contredit ni démenti une seule fois. C’est lui qui fournira le message. Mais, quoi qu’il advienne de l’accord, Vaubeton ne demeure pas moins couvert de morts, et cent mille dames sont veuves de leurs maris.

172. Tibert mena avec lui Garnier de Blaye, cousin germain de Girart et fils d’Araive[366], mais il était homme lige de Charles pour le fief de son aïeul. Monté sur un cheval gascon, il passa par-dessus les corps de mille damoiseaux frappés par l’épée, et parla à Girart en homme sage.

173. Girart était debout, triste et soucieux, quand il vit devant lui les deux messagers. Garnier parla le premier en preux damoiseau : « Girart, fais droit et prends-nous[367]. » Et le comte répondit plein de colère : « Je vous en jure le Père glorieux, que si un autre que vous m’était venu apporter ce message, je lui aurais fait couper pied ou poing. Il m’a tué mon père, ce roi...[368], et maintenant il me propose un un accord si désavantageux[369], sur le champ même où j’ai éprouvé une telle perte ! Mais avant [que j’y consente], l’un de nous s’en retournera plein de honte ! »

174. Or parle Tibert après Garnier, en baron qui cherche la paix ; il s’abstient de toute parole orgueilleuse ou blessante : « Girart, prends conseil avec les tiens. Je vois ici Fouque, ton conseiller, Landri et Henri et don Auchier. Hé ! francs chevaliers, inspirez -lui de bons sentiments envers le roi, car si le tort reste de votre côté, à nous l’avantage ! — Il faut prendre conseil, » dit Landri. « Là-bas sur la rive, au pied d’un arbre, gît blessé depuis hier le comte Odilon. Onques ne vis-je baron si entendu, si sage, si preux, si bon guerrier. Comte, va lui demander conseil, et ce qu’il te dira fais-le volontiers. »

175. Girart va demander conseil à Odilon : avec soi il mena Gilbert et don Fouque, Landri et Henri et don Guigue. En bas, sur la rive, en un champ, gît Odilon sur un paile de ciclaton ; il prie qu’on lui donne l’ordre de saint Benoît[370], lorsque viennent ses fils et les barons, et Girart qui s’agenouille et lui dit : « Oncle, je te requiers conseil, donne-le-moi bon, et tel qu’il ne m’apporte point honte ni déshonneur. Charles me propose accord et pardon : il m’a envoyé Tibert de Vaubeton, et mon cousin Garnier le fils Aimon. — Beau neveu, j’en rends grâces à Dieu : c’est une bonne parole, et sans reproche puisque Charles en a eu la première pensée. Accorde-toi de bonne grâce, sans débat. — Moi ! comment aimerais-je un roi aussi félon, quand il a pour conseiller Thierri qui m’a tué mon père, le duc Drogon, et toi aussi ! Jamais je ne ferai hommage à Charles de rien qui soit mien, sinon qu’il me fasse de bonnes conditions et chasse Thierri de son royaume ! — Je ne te ferai pas un long sermon, » dit Odilon, « si tu veux suivre mon conseil, tu ne seras pas blâmé ni accusé de trahison envers ton seigneur lige ; et après ma mort, crois mon fils Fouque, qui ne te donnera que de bons conseils.

176. — Je ne croirai conseil que l’on me die, si d’abord Charles ne chasse Thierri et les siens ; si ensuite il ne me fait droit de sa trahison quand, à tort, il a pris et saisi ma terre, tué mon père, détruit mes gens. S’il ne me fait un tel accord, jamais il ne sera mon seigneur ni moi son homme !

177. — Neveu, » répond Odilon attristé, « tu as peu de sens et fol jugement. Depuis que Dieu mis en croix reçut le martyre, on n’a point vu si grand malheur arriver par un homme, ni journée si meurtrière. Tu en as [sur la conscience] un péché plus grand que je ne saurais le dire, qu’on ne pourrait le conter, que clerc ne saurait l’écrire. Tu ne peux nier ni escondire[371] que tu sois l’homme lige de Charles ni qu’il soit ton seigneur. Tu ne peux donc le défaire en bataille sans forfaire ton fief. Maintenant vous ne m’entendrez plus parler de ce sujet. Je désire l’ordre de saint Benoît et de saint Basile ; pensez-y. » Girart l’entend, de douleur il soupire.

178. — Seigneurs », dit Girart, « je ne sais que faire. Comment m’accorder avec le roi de France, qui m’a enlevé ma terre et tué mon père ? » Gale de Niort répondit le premier : « Que Charles fasse droit le premier, lui qui a le tort de son côté, d’après le jugement du comte de Montfort ou d’un autre baron qui ne soit pas partial envers lui[372]. S’il refuse, c’est qu’il dédaigne ton amitié. »

179. Alors se leva et parla Landri : « Gale, ce que vous dites semble folie. Tous les sages de Rome et de Carthage, les sept juges...[373] ne pourraient juger le droit[374] pour de telles pertes. Jusqu’à la mer, il n’y a baron chevalier d’aucune famille qui n’ait perdu quelqu’un des siens. Mais puisque Dieu nous mit dans l’esprit l’idée d’un accord (?) la faisant apparaître par des signes visibles[375], puisque Charles te demande ton amitié par ses messagers, gardons-nous de répondre une parole hautaine, dure, outrageante. Girart est devenu son homme lige, je fus présent à l’hommage, quand il prit de lui en fief sa terre héréditaire. Il reçut alors amitié et seigneurie[376]. Que maintenant le comte rentre dans son hommage, que le roi lui rende toute sa terre dans les conditions qui furent réglées lors du mariage[377]. — Voilà bien parlé, » dirent les sages, « c’est un homme de grand sens et de courage. »

180. Girart entend qu’il est blâmé par ses barons, et voit que son oncle est irrité. Il se place debout auprès de lui : « Oncle, merci pour Dieu ; ne vous irritez pas. Je ferai vraiment cet accord, puisque vous le voulez. — C’est bien, » dit le comte ; « or garantissez-moi que vous ne vous dédirez pas de votre promesse. Boson, Fouque et Seguin, avancez ; jurez-moi cette promesse ; faites entrer dans le serment Gilbert de Senesgart et aussi Bernart mon plus jeune fils. Gardez-le moi bien et entretenez-le. Chers fils, observez toujours mesure et sens ; aimez votre seigneur, portez-lui foi ; ainsi vous ne perdrez de votre vie aucun de vos biens. Allez, comte, mandez au roi que vous lui rendrez tout ce que vous avez à lui ; accordez-vous avec lui, servez-le ; ce sera votre profit, votre prouesse, votre prix. »

181. Girart quitte le conseil, plein de dépit. Voici les messagers qui, d’un autre côté, viennent à lui. « Sire, vous manderez à Charles ce que bon vous semblera. — Je ferai vraiment accord, puisqu’on me le conseille, mais je vous jure Dieu et ses bontés, que je ne serai pas son fidèle, ni lui mon ami, si avant tout le duc n’est mis en dehors de l’accord, de façon qu’il n’ait[378] plus aucun lien d’amitié avec lui !

182. « Le roi et ses Français ont eu un grand tort, à Orléans, quand j’y envoyai des messagers[379]. On ne m’a accordé ni droit ni loi[380]. Sans que je lui aie refusé de faire droit, ni fait aucun tort, il a occupé ma terre et mon pays, tué mon père, saisi mon fief. Mais puisque mon oncle Odilon le désire, et que les barons de mon pays l’approuvent, je ferai vraiment un accord, pourvu que le duc [Thierri] n’y soit pas compris. » Les messagers retiennent cette parole et s’en vont là où était le roi, ayant autour de lui ses barons et ses marquis. Thierri d’Ascane s’y trouvait, tout blessé qu’il était. Il est, entre tous, le plus sage et le plus courtois, et, quand il parle, on l’écoute avec respect. Les messagers descendent là, et Charles les interroge : « Dites ce qu’il en est ? »

183. « Sire, » dit Tibert, parlant comme un homme attristé, « sans qu’il t’eût fait tort ni refusé le droit, tu as occupé sa terre ; tu lui as tué son père à grand péché, blessé à mort Odilon, son oncle ; toutefois, pour l’amour de Jésus qui fait partie de la Trinité, qui nous a fait paraître des signes éclatants, pour se conformer aux conseils de ses barons, il consentirait à ce que tous les torts fussent pardonnés. Là dessus tous[381] étaient d’accord, mais, par une dernière parole, il a ajouté une dure condition, jurant Dieu de majesté qu’il ne sera jamais ton fidèle ni ton privé, si avant tout le duc [Thierri] n’est excepté de l’accord, de façon qu’il n’ait plus amitié avec toi.

184. — Par mon chef ! » dit le roi, « pour rien au monde, je ne voudrais avoir commis une telle injustice, que le duc ait guerre sans moi ! » Et Thierri répondit : « Sire, merci ! Ne plaise à Dieu, le grand roi, que jamais personne fasse guerre à cause de moi ! Il y a cent ans que je suis né, et plus je crois[382] ; j’ai le poil blanc comme neige. Chassé de France à grand tort, j’ai traversé un bras de mer, et sept ans je suis resté en exil à Mont-Caucei[383]. J’y retournerai, avec la permission du roi, lui laissant mes trois fils, Aimon, Aimeri et Andefroi. Quand Girart sera réconcilié avec le roi, mes amis et seigneurs, priez-le pour moi, car je veux me mettre entièrement à sa merci. »

185. À ces mots, Charles éprouva une grande douleur : Mes comtes, mes fidèles et mes comtors[384], évêques, abbés, docteurs, qui avez à me défendre, moi et mon royaume, par la foi, par l’amour que vous me devez, donnez aujourd’hui à votre seigneur un conseil qui le sauve du déshonneur. Je ne faillirai pas au duc, à aucun jour ; je ne voudrais pas le faire à l’égard du moindre de ceux qui ont combattu avec moi. » Et le duc répondit avec une grande douceur : « Ne plaise à Dieu, au Rédempteur que pour moi nos hommes soient en lutte avec les leurs. Avant que le duc [Girart] fît la guerre à l’empereur, ses ancêtres me voulaient grand mal, et maintenant ses fils, je le vois, m’en veulent plus encore. »

186. Galeran de Senlis tout le premier parla au roi avec sagesse : « Charles, je sais que Dieu veut l’accord ; tu as vu que pendant la bataille il l’a fait paraître, lorsqu’il a dirigé sur nous le feu ardent. Tant de barons sont restés [dans la bataille] morts et sanglants que la France ne s’en relèvera pas de ton vivant. Mais fais au duc des conditions convenables, car celui qui à tort guerroie longuement, y trouve rarement son bénéfice et souvent sa perte. Ce qu’il obtient, il l’achète cher et le vend de même. Pour une fois qu’il monte, il descend deux. Rendez donc au comte son chasement. — Faites, » dit Charles, « à votre volonté, mais ce me sera une grande douleur si Girart ne lui pardonne son ressentiment[385]. »

187. Le roi voulut chercher un autre arrangement ; il s’efforça d’accorder le duc et le comte, mais Girart n’y voulut aucunement consentir, non plus que Boson d’Escarpion, ni Seguin. Le duc prit congé et se mit en route. Là vous auriez vu tant de barons pleurer pour lui ! Il me faut maintenant parler bref. Évêques et pairs, à force de parlementer, réussirent à faire désarmer les compagnies et à décider Girart à se mettre aux pieds du roi. Ils l’amenèrent à jurer son hommage, à renoncer à toute rancune, à donner le baiser de paix [à Charles]. Ils firent pardonner la rancune des morts[386], mettre en liberté les vivants qui étaient prisonniers. On réunit les évêques et les abbés et on leur confie la garde du champ de bataille, le soin d’enfouir les morts, de guérir les blessés. Il reste là tant de francs barons étendus morts, que la douleur s’étend au loin. Leurs amis auront assez à pleurer et dames et damoiselles à se lamenter.

188. Jamais je n’ouïs parler de plus forte bataille, car il n’y en eut telle depuis que Dieu s’incarna. Fouque et Girart y perdent chacun son père. Maintenant nous n’avons pas à parler des morts : à Dieu les âmes, au suaire les corps ! Quant la guerre finit, Girart fit faire de moutiers je ne sais combien, qu’il remplit de moines et de reliques. Girart retourne chez lui, à Roussillon ; Fouque et ses frères s’en vont en Provence ; Charles le roi revient en France.

189. De Drogon il ne resta d’autres fils que Girart, d’Odilon, plusieurs et de vaillants : ce furent Boson et Seguin ; Fouque et Bernart, et don Gilbert, le comte de Senesgart. Et si Thierri s’en va [en exil] à cause d’eux, et pour [assurer] la paix, voulant la fin de la guerre, il ne doit pas être appelé félon ni couard. On pria tant les comtes[387], des deux côtés, que Girart lui assigna un terme de cinq ans. Par suite [de cette convention] le comte fut plus tard appelé traître : et pourtant il agit sans détour ni ruse, mais Boson d’Escarpion se conduisit comme un chien[388], ainsi que don Seguin son frère, lui et Fouchier.

190. Gilbert tint Senesgart et Montargon, et Seguin le comté de Besançon, et don Boson la terre[389] d’Escarpion, et Bernart le comté de Tarascon[390], et Fouque le duché de Barcelone, Aoste et Suse et Avignon : le tout venait de la terre du vieux Drogon[391], et Girart de Roussillon en était le seigneur suzerain. Mais païens et Esclavons lui en ont enlevé plus de quatre journées tout environ. Lorsqu’ils ouïrent la douleur et la rumeur de la lutte qui eut lieu à Vaubeton, où moururent comtes et barons, ils passèrent les ports [des Pyrénées] sans obstacle, et vinrent jusqu’à la Gironde tout d’une traite. Pour demander du secours sont venus quatre Gascons : deux vont à Girart et à Fouque, les autres deux en France au roi Charles. Le roi est à Paris, en son donjon, en un palais qui fut au roi Francion[392]. Là il demande conseil au sujet du roi frison qui lui a déclaré la guerre[393], ainsi que les Saxons. Les messagers descendent tous au perron ; ils entrent là où Charles se tient, et lui disent des nouvelles qui ne lui plaisent guère.

191. Le premier parla un comte, don Anséis : « Ah ! Charles Martel, comme tu as mal fait lorsque, en Vaubeton, tu as livré bataille et tué Drogon, ton baron. Tu as cru gagner en puissance, et tu t’es affaibli ! Nous avons perdu les marches que le duc [Drogon] avait conquises[394] : d’un côté, te sont venus les Almoravides, et, de l’autre, te font la guerre Saxons et Frisons. Si Girart ne te vient en aide, tu es pris. » Et le roi, de tristesse devint sombre.

192. Ensuite par la Ernaut[395], qui tint Girone : « Sire roi, votre amour ne m’est pas profitable. Là-bas, du côté de l’Espagne, tu m’as placé en bordure : je suis assailli par les païens du monde entier. Je ne puis voler en France, je ne suis pas une hirondelle, et je n’ose sauter en la mer : elle est trop profonde. Que Jésus confonde tout votre secours ! Je ferai hommage à Girart, par Dieu du monde ! » Et le roi ne trouve rien à lui répondre.

193. Anséis de Narbonne[396] parla en baron : « Sire roi, aucun de nous ne te devrait aimer. Croyez-vous que mal agir vous fasse aimer ? Nous ne sommes pas des Anglais d’outre-mer[397] ! Quand tu alas en Espagne à la tête de ton armée, où je portai ton enseigne pour guider, tu m’as laissé dans le pire lieu que tu as pu trouver, à Narbonne, me chargeant de te la garder. Là m’assaillent les païens d’outre-mer : ils m’ont fait clore et terrasser mes portes[398]. Vous n’auriez pas été assez preux, assez fort guerrier pour venir de France me secourir. Je me tiendrai avec Girart, si Dieu me protège ! » Et le roi fut si affligé qu’il ne sut que faire, mais il demande son cheval et monte.

194. Là-dessus, Charles est monté pour porter secours. Jamais un roi n’eut si grande valeur. Il envoya ses messagers tout à l’entour, et manda ses barons et ses vavasseurs. En quatre jours, il en eut quinze mille, qui se joignirent à lui à Tours. Il envoya pour Girart en ce besoin. Ce fut orgueil, félonie et malveillance que sans lui il commença la grande bataille, et pourtant Girart en eut l’honneur.

195. Ce fut dans les brillants et longs jours de mai, à la belle saison, que Charles livra bataille près de la Gironde aux païens d’Esclaudie[399], une gent blonde ; il y avait aussi des Africains, noirs comme l’hirondelle. Seguran de Syrie, à qui est Mappemonde[400], conduit cette gent que Dieu confonde ! De ces païens mauvais il y a un tel nombre que Charles n’y voudrait pas être pour le monde entier. Il ne trouve personne qui réponde au cri de son enseigne, quand le comte Girart débouche de Vaupréonde, portant lance acérée et targe ronde. Sa première échelle et la seconde abordent ensemble l’ennemi. Alors la bataille fut si acharnée, que l’eau est rouge du sang qui coule vers la mer[401].

196. Jamais vous ne vîtes roi aussi désolé, quand Girart le comte aborda l’ennemi. Jamais je ne vis baron si preux, si dur, ni si grande prouesse de comte. Tout le jour ils se battent jusqu’à la brune. À la nuit tombante[402], les Turcs sont vaincus, les païens et les Africains du roi Seguran, et aucun n’échappa sinon par la fuite.

197. La bataille est gagnée et la lutte terminée et Girart est revenu du combat, avec lui mille chevaliers de ses privés, qui ont perdu leurs lances, et ébréché leurs épées ; ils les portent nues, ensanglantées ; elles ne rentreront au fourreau qu’après avoir été lavées, fourbies avec un linge et essuyées. Par le conseil de Fouque, qui est plein de sagesse, le butin entier fut présenté à Charles, et celui-ci dit : « Comte Girart, prenez le tout, et le distribuez à ceux de vos hommes que vous aimez le mieux. Par vous, comte, je serai estimé, respecté, craint et redouté, et, à moins que vous ayez du ressentiment pour moi, je vous aimerai plus qu’homme au monde. — Et moi de même, » dit Girart, « s’il vous plaît. » Leur amitié n’eût jamais été rompue, sans Boson d’Escarpion, qui les a divisés. Ce fut son malheur et son péché, car par suite il en mourut, et Girart le comte fut deshérité, son château détruit et ruiné.

198. Si grande était l’amitié de Girart et du roi, que celui-ci l’emmena avec lui en France à Saint-Remi. Il lui dit tous ses secrets, tant il l’aime et se fie à lui. Désormais Girart peut faire en France le tort et le droit. Il n’y a si puissant homme, dès qu’il s’élève contre lui, qui n’ait forfait sa terre et son pays : on la donne à Girart le riche marquis. Le comte fait à son gré justice de tous,

199[403]. Le comte et le roi sont si bien ensemble qu’il n’y a baron en France ni en Vermandois, en Berry ni en Auvergne ni en Forez, s’il a commis tort ou déloyauté envers Charles, qui n’ait forfait sa terre et son pays. On la rend à Girart le riche marquis. Ainsi dura bien leur entente soixante mois, sans que Girart fît au roi rien qui lui pesât ; bien au contraire il se battit pour lui contre trois païens, et lui soumit de vive force Raimbaut le frison[404]. Le terme est arrivé qu’il a imposé à Thierri[405] et Charles lui demanda merci pour son duc. Et Girart lui pardonne tout ce qu’il a forfait. Alors, sans retard, fut mandé Thierri à Saint-Denis en France ; Girart y fut. Ce fut un malheur pour le duc, d’être retourné en son pays, il en mourut par un véritable meurtre ; et ce fut félonie et déloyauté.

200. Charles manda sa cour, et elle fut grande : composée de barons lorrains, allemands, tiois, de français, de normands. Thierri d’Ascane, revenu de l’exil[406], y était, le sage, le droiturier, le vieillard aux cheveux gris, qui jamais n’avait prononcé un jugement injuste, à son escient, ni reçu de loyer la valeur d’une paire de gants. Il était accompagné de ses deux enfants : Girart les prit pour ses hommes et ses recommandés. Ce jour-là Boson les occit en traître. Ainsi recommença l’inimitié et la lutte et la guerre mortelle pires qu’avant.

201. Le duc est revenu du lointain exil, du sommet de la montagne de Mont-Causil[407]. Charles manda sa cour à Méravil [408]. Boson et Seguin et leurs damoiseaux s’y rendent : si les pères ont eu guerre, les fils l’auront à leur tour. Boson coupa la tête à Thierri, et par là recommença la guerre. Mille hommes en moururent en une plaine, et dix charretées de lances en furent brisées en une mêlée, et Charles en fut poursuivi à travers un champ : sans le château de Roussillon, il était mort[409].

202. Vous avez ouï la guerre de Charles et de Girart de Roussillon, comment Boson d’Escarpion la causa en donnant asile au marquis Fouchier qui enleva les chevaux de Charles[410], sous Montargon, quand le roi était au siège de Roussillon ; vous avez entendu celle de Thierri le duc, le riche baron, de la bataille de Vaubeton où il tua Drogon et Odilon, l’un père de Girart, l’autre de Fouque ; ses enfans[411] furent bons chevaliers, et tels [d’entre eux] qui étaient [au temps de la bataille de Vaubeton] de jeunes hommes, ont grandi et sont maintenant chevaliers. À un lundi de Pâques, ils rencontrent Thierri à la cour du roi Charles : pourquoi mentirais-je ? ils le tuèrent.

203. Ce fut à unes Pâques, ce m’est avis, que Charles tint cour plénière à Paris. Thierri, le duc d’Ascane, y fut occis. Boson d’Escarpion lui mit sa lance dans le corps, vengeant ainsi son père et son oncle. Ainsi recommença la guerre qui, depuis ce jour, ne put être terminée par un accord.

204. Ce fut un lundi, le premier jour de la semaine. Charles tint sa cour, grande et puissante, à Paris, en sa salle qui est vaste et ancienne. Après avoir mangé, le roi fait la sieste. Les damoiseaux vont jouter à la quintaine, aval, sous la cité, auprès de la source. Entre eux s’éleva une dispute, ils tuèrent Thierri, le duc d’Ascane : Don Boson d’Escarpion, qui tint Jordane[412], lui enfonça sa lance par les entrailles, lui et tels soixante autres desquels aucun ne s’en vante. Le duc ne vécut pas jusqu’au lendemain au jour ; mais ensuite Hugues de Monbrisane le vengea, par le conseil de Gautier, le fort, de Brane[413]. Cette vengeance ne fut point accomplie d’une façon honteuse, mais en champ de bataille, où vous auriez vu plus de mille hommes par la plaine frappés au cœur ou à la tête.

205. Sous Paris, en un champ, une quintaine fut établie par trahison. C’est Boson et Seguin de Besançon qui la firent. Les fils de Thierri, tout jeunes gens, y vont, l’un portant une badine, l’autre un javelot. Ils se rendent vers la mesnie que Dieu puisse maudire ! Boson enleva à chacun la tête sous le menton. Pour cela recommença une guerre qui ne fut point terminée par un accord, jusqu’à tant que Boson d’Escarpion fut tué, Charles pourchassé par une plaine, et Girart expulsé de sa terre, obligé, par la suite, de porter du charbon dans les bois.

206. Les fils de Thierri portent là des badines pelées[414] ; la mesnie de Boson des targes roées ; sous leurs gonelles ils ont des broignes safrées[415]. Ils dressèrent leurs embûches à Saint-Germain [416]. Là ils leur ont coupé la tête, et pour cela recommencent les guerres si acharnées, que cent mille hommes sortirent de leurs pays[417], et seulement des chefs il y eut cinq cents charretées, par suite de quoi la contrée est dévastée et réduite en désert.

207. Les fils de Thierri portent là des bliauts froncés, ceux de la mesnie de Boson ont revêtu sous leurs gonelles des hauberts forts et à triple maille. Ceux qu’ils vont prendre en trahison se rendent à la mesnie. Boson coupa à chacun d’eux la tête, puis, le parjure, il tua sans risque leur père, le duc Thierri d’Ascane.

208. Charles entre en sa chambre pour se reposer ; le duc Thierri d’Ascane s’en alla. Il ne savait mot de la mêlée, lorsqu’il l’entendit, ni de ses jeunes fils qu’il aimait tant. Il y courut pour les séparer. Boson et Seguin qui le cherchaient le rencontrent : ils baissent leurs lances et le frappent. Vous eussiez entendu le bruit du fer qui grince et s’ébrèche en passant au travers du corps de Thierri. La vie du baron ne put durer, et, sans qu’aucun des siens pût lui venir en aide, l’âme lui partit du corps.

209. Charles ouït la mêlée et sortit au cri. Il demanda son haubert et le revêtit. Sur son chemin, il trouva le duc mort. Avant qu’il fût arrivé, Boson et les siens s’étaient enfuis. Voici Girart revenu à Roussillon. Charles le rend responsable [du meurtre] : il dit que Girart a été de connivence : s’il ne s’en escondit[418] pas par bataille[419], avant un mois accompli, il (Charles) aura saisi le fief que Girart tient de lui. Pour commencer, il prend celui de Fouque et l’occupe (?). Ne croyez pas que Girart s’oublie : loin de là, il fera guerre au roi, dit-il.

210. Ils ont tué Thierri le duc, le riche baron, et le bruit se répand en France que c’est Boson et les siens qui l’ont tué à la cour du roi. Boson s’en est allé à Escarpion. Il avait là deux châteaux près de Montargon. Il confia l’un à Seguin, l’autre à Fouque. Quand Charles l’apprit, il ne fut pas content. Ainsi recommença la guerre et la lutte.

211. Ils ont tué Thierri le duc, le seigneur d’Ascane ; Don Boson d’Escarpion lui a mis sa lance [par le corps], prenant vengeance pour son père et pour son oncle. C’est pour cela que Charles, par la suite, faillit être pris, et que Girart dut quitter son pays[420]. La haine dura vingt ans sans qu’il (Girart) osât se montrer dans le royaume de France, jusqu’à ce que les jeunes gens furent devenus chenus et que Hugues eut tué Boson[421].

212. Comme le père de Hugues était frère de Thierri, Boson et Hugues furent ennemis acharnés. Ils se rencontrèrent en bataille, comme je vous dis, et là où ils se reconnurent, pas un ne recula (?) : ils coururent se frapper avec telle violence que celui qui tomba resta sur le terrain. Ainsi Hugues vengea son oncle comme son ami.

213. Aimon, Aimeri et Andefroi étaient neveux de Thierri : ils avaient été élevés chez lui[422]. C’est lui qui les avait armés et équipés. Il[423] alla crier merci au roi Charles : « Sire, laisse moi mener ta mesnie avec moi. J’aurai demain vengé mon oncle, je crois. » Et Charles lui répond : « J’y consens. » Ce fut une parole funeste.

214. « Un messager m’est venu d’Avalon, [m’annonçant] que ce soir Girart se dirigera du côté de Dijon [et doit passer par Roussillon[424]]. Je mettrai mon embuscade a Clarençon[425]. Que Boson entre à Escarpion, que Seguin s’en aille vers Besançon, que Fouchier s’en retourne vers Montargon [ou que Girart entre à Roussillon], sur le premier de tous[426] que Dieu m’abandonnera, je prendrai la vengeance de mon oncle. » Et Charles répondit : « Je te le permets. » Ce fut la parole qui fit tout le mal.

215. Aimon, Aimeri et Andefroi montent aussitôt avec la mesnie du roi. Ils furent quatre cents, tous français, embusqués dans les bois épais d’Escarpion. Ils mirent pied à terre en dessous du chemin et y restèrent toute la nuit jusqu’au jour. Mais Girart n’y passa point ni personne envoyée par lui, ni Boson d’Escarpion, ni aucun des siens. Les hommes de l’embuscade remontèrent à cheval sans avoir rien fait. Girart l’apprit, et j’ose dire qu’il en fut irrité. « Le roi », dit-il, « me jette hors de sa fidélité[427], lorsque, sans m’avoir défié, il m’a dressé une embuscade ! »

216. La nuit se leva le marquis Fouchier ; avec lui il mena douze[428] valets. Il les fait vêtir de peaux, comme des garçons, et se rend à Paris. La nuit venue, ils montèrent dans la salle [du palais du roi] par les escaliers, pénétrèrent en la chambre[429] voûtée, sous le toit, et enlevèrent à Charles de grandes richesses. Ils emportent trois cents hanaps de l’œuvre du roi Salomon[430] et le heaume et la broigne de Meiron[431] que le roi Alexandre prit aux Turcions[432]. La nouvelle en fut contée à Charles, le matin comme il venait de faire ses oraisons. Et Charles jura par le Dieu du ciel qu’il détruirait les lâches, les misérables, et que Girart nommément et ses brigands, s’il ne lui rend son avoir et les voleurs, perdrait Val-Nuble[433] et Besançon.

217. Charles revient de prier avant le lever du soleil ; après avoir ouï la messe à Saint-Marcel[434], il est rentré dans sa chambre voûtée qui est ornée de marbre jaune, blanc et vermeil. C’est là que le roi est entré avec ses fidèles, à qui il demande conseil au sujet de Girart.

218. Le roi entre en sa chambre qui est telle qu’on n’en vit jamais. Elle est voûtée et toute revêtue de précieux métal, et décorée symétriquement de mosaïques. Merveilleux en sont les vitraux qui luisent plus que l’étoile du matin. Le pavement en est de marbre taillé[435]. Là est entré le roi avec ses vassaux, comtes, vicomtes, évêques et riches seigneurs, parmi eux le vicomte de Limoges, Giraut, fils d’Audoïn et neveu de Foucaut, guerrier vaillant, preux, fort et hardi, qui sait donner conseil bon et loyal en homme élevé en cour royale[436]. Le roi parla de ce qui lui tenait le plus à cœur, prenant conseil au sujet de Girart à qui il en veut.

219. Charles manda tous les chefs de sa nation. Ils vinrent à lui au nombre de cent, et se tinrent en sa chambre, sur le pavement. Le roi leur dit à tous ensemble : « Seigneurs, qui sait et entend le droit, me donne conseil sincèrement, le mieux qu’il pourra. En cette cour on m’a fait cette honte qu’on m’a tué Thierri le duc, un mien parent ; on m’a enlevé mon or cuit et mon argent. J’en rends Girart responsable. Je dis qu’il l’a comploté, qu’il l’a voulu. S’il ne s’en défend par bataille, il ne s’écoulera pas un mois que je n’aie saisi le fief qu’il tient de moi[437] ! » Quand il a parlé, les barons répondent doucement, et quiconque a un conseil à donner le donne sans tarder.

220. Le premier qui prit la parole fut un comte, don Emoïs : « Sire roi, pourquoi mentirais-je ? Boson d’Escarpion a tué Thierri ; mais, si Girart n’en a rien su, n’a pas été de connivence, s’il peut, comme un homme sage, s’en escondire, il ne doit pas perdre une aune de sa terre. — Par mon chef, » dit Charles, « puissé-je l’entendre parler ainsi ! Je ne lui demande rien de plus que de se défendre, mais il ne le pourrait faire, pour tout Paris ! — Alors, » reprend l’autre, « je n’ai plus rien à ajouter, et je m’en tiens à ce que j’ai dit.

221. — Conseillez-moi, barons, pour l’amour de Dieu. Il s’agit de Girart qui m’a trompé, de Girart qui naguère avait pour moi tant d’affection. Comme je ne me défiais pas de lui, il m’a fait cette honte, ce déshonneur, de tuer Thierri d’Ascane, le meilleur de mes fidèles, à qui moi et mes frères avions donné notre[438] sœur. C’est pour cela que je vous demande conseil, seigneurs. Puisqu’il est un traître prouvé, je ne lui laisserai pas un château, pas une tour ; il ne lui restera pas, si je puis, une maison de sa terre !

222. « Je vous en prie tous qui êtes ici présents, pour Dieu ! qui sait conseil me le donne, au sujet de Girart, ce comte de Roussillon, qui, le jour où il avait mangé en ma maison, prémédita la mort de mon baron, la trahison à laquelle succomba le duc Thierri, tué en ma cour par les mains de Boson. Il n’y a en ma cour chevalier, brave ou lâche, bon ou mauvais, que je ne prouve mauvais et félon s’il me donne un démenti ! »

223. Le premier à prendre la parole fut Arman de Beaumoncel [439] : il parla en jeune homme irréfléchi : « Sire, je ne m’étonne pas si Girart vous trompe. Son père et son aïeul furent toujours félons[440]. Mais mandez votre gent jusqu’à Clarmel[441], de Guiterne en France jusqu’à Creil, et qu’ils chevauchent tous ensemble. S’ils rencontrent un château en plaine, qu’ils l’attaquent incontinent. Amenons là tant de jeunes damoiseaux que le champ en devienne rouge de sang. Et qui trouvera Girart, ne perde pas de temps, mais lui coupe la tête, au-dessous des cheveux ! Puis, qu’ils aillent loger à Mont-Espel[442], qu’ils lui enlèvent Roussillon et Saint-Maurel. Tu ne feras pas la paix, si tu veux m’en croire, jusqu’à ce que tu l’aies écrasé, lui et Amel[443].

224. — Je sais bien ce qu’il y a de mieux à faire[444], » dit Charles. « Je ne sais quel sera le [dernier] jour de moi ni de Girart, mais voici que mai viendra après le temps de Pâques, que l’herbe aura poussé au-dessus des fleurs ; alors nous verrons ce que sauront faire ces vantards pour prouver leur vaillance, la mesnie de Girart aux chevaux rapides et bons coureurs. Moi, j’ai telle confiance en Dieu le roi des cieux, que si nous nous rencontrons en plaine, les nôtres et les leurs, c’est eux qui trembleront devant la mort. »,

225. Alon de Vaubeton, le fils de Tibert, fut présent au conseil. Il se leva, car c’était un chevalier qui parlait bien et savait donner bon conseil à qui voulait l’en croire : « S’il est vrai que Girart a mené ici Boson, ça été pour lui une douleur que Boson eût tué Thierri. Il n’en sut rien, il ne l’a pas voulu, ni conseillé. Depuis ce méfait, il ne lui a pas donné asile. Girart doit-il donc périr parce que Boson a péché ? » Et le roi, à ces mots, s’irrita. « La rogne dans la barbe[445] de qui pense ainsi et juge de la sorte sans savoir ! Girart tient mon avoir qu’il m’a enlevé. C’est lui qui a envoyé le larron qui l’a emporté ; de chez lui est venu le larron et c’est près de lui qu’il est retourné[446]. » Là-dessus la cour, jugea que Girart avait tort, et Alon de Vaubeton ne dit plus mot.

226. Le vicomte de Saint-Martial[447] parla ensuite, comme il convient à un riche baron, Dieu le protège ! « Ah ! sire roi de France, traite cette affaire avec justice (?). Retiens à toi ton baron, ton vassal naturel, s’il veut te faire droit pour la perte qu’il t’a causée. Renonce à l’amende et prend l’équivalent du dommage[448]. Si Dieu te prête vie (?) mieux te vaudra le service de ton vassal que ne feraient quatre chevaux chargés d’or cuit. — Maudit soit, » dit Charles, « quiconque prend son parti, le fils de putain, le parjure, le fils de coureuse ! Girart ne m’échappera pas, s’il ne tient qu’à moi ! »

227. Gace, vicomte de Dreux[449], prit la parole : « Sire, je te dirai un peu de ma pensée. Un homme qui sait juger le droit ne doit pas mentir. Tu ne peux pas provoquer ni attaquer ton homme lige, qui ne demande qu’à te servir ; mais mande-le à ta cour ; qu’il vienne à toi. Si Girart peut se justifier, s’escondire, il ne doit pas être - exterminé ; tu ne dois pas l’éloigner de toi en te donnant tort. »

228. Gace, vicomte de Dreux, se leva en pied : il affirma et fit valoir son opinion, car c’était un chevalier qui savait bien parler, qui donnait bon conseil à qui voulait l’en croire. Il appuya l’avis d’Alon[450] : « S’il est vrai que Girart a amené ici Boson, le meurtre de Thierri par celui-ci l’a rempli de douleur. Il ne l’a voulu, ni conseillé, ni su. Le crime accompli, il n’a pas donné asile au meurtrier. Girart ne doit pas être exterminé parce que Boson est criminel. » Le roi entend ces paroles avec colère. « Eh bien ! Gace, que direz-vous de ceci ? Girart a mon avoir qu’il m’a enlevé, c’est lui qui a envoyé le larron[451] qui l’a emporté ; c’est de lui que le larron est parti, et à lui qu’il est revenu. Mais, par le Christ, il m’en rendra raison ! — C’est là, » dit Gace, « une dure parole : il a de tout temps été coutume en cette terre d’aller chercher conseil où on sait en trouver[452], de prendre l’avoir là où il est, pour le porter là où il n’était pas. Un homme qui sait juger le droit et qui garde le silence est comme l’or épuré qu’on tient renfermé[453]. Si vous imputez à Girart un tort qu’il n’a pas eu, et s’il peut s’escondire par bataille contre quiconque la lui demande, vous n’avez aucun droit de lui faire la guerre, à ce comte, ni de lui enlever un mas de sa terre. »

229. Là, en la chambre, furent Enguerrant, qui tenait Abbeville, Esnarrans[454], Engilbert, Erans, le comte Guinant, Isembert de Braine et le duc Otrant. Charles s’emporta comme un allemand[455], au sujet de Girart dont il ne pouvait faire sa volonté, « Ah ! roi, pourquoi t’emporter ? » dit Galeran. « Ce n’est pas droit que tu fasses procès à ce comte ; Odilon, à qui était Mont-Bran[456], a été tué par Thierri d’Ascane, puis vengé par ses enfants : mais, si Girart n’en a rien su d’avance, s’il peut s’en escondire à ton gré, vous ne devez pas lui faire guerre ni peine, ni lui enlever de terre pour la valeur de ce gant. »

230. Garin d’Escarabele[457], le père d’Evrart, s’exprima dignement, s’il parla le dernier : « Sire, mande à Gui de Mont-Ascart[458] de faire dire à Fouque, à Bernart et à Gilbert le comte de Senesgart qu’ils nous amènent, à eux trois, le comte Girart. Et si Girart peut te faire droit au jugement de Richart[459], de Galeran ton comte, ou de Foucart, d’Alon, d’Acelin et de Brochart, tu ne dois pas, te mettant dans ton tort, vouloir la perte de Girart, ni l’éloigner de vous en aucune façon. Vous y risqueriez beaucoup, roi, et y perdriez. »

231. Charles, grâce à Dieu, se rangea à leur avis. Il fit venir ses clercs, écrire ses brefs ; il envoya ses messagers et ses courriers, et manda Guillaume, comte de Poitiers[460], Richart de Comborn[461], Fouque d’Angers[462], leur ordonnant de venir à sa cour. Il veut avoir l’avis de tous les siens au sujet de Girart.

232, Ils vinrent tous, ceux qu’il avait mandés, Fouque, le comte Guillaume et Joffroi[463]. Alors fut de nouveau repris le conseil. Dans la chambre voûtée et encourtinée de pailes de Phrygie, au chef du dais, est assis en un fauteuil le roi Charles, demandant conseil au sujet de Boson. Le premier parla Bernart de Leonais[464] : « Sire, envoyez pour Girart, qu’il vienne à vous ; qu’il amène Boson pour faire droit. S’il ne le veut faire, n’en ayez point de souci, mais mandez votre gent sur le champ, assiégez Vaucouleurs sans retard ; qu’il n’y reste tour ni mur construit à la chaux. Si nous pouvons prendre Boson le marquis, faites de lui telle justice qu’il sera jugé. » Charles répondit : « Sire, merci. »

233. « Conseillez-moi, seigneurs, qui j’y enverrai : le vicomte Gace ou Joffroi, ou, si vous le préférez, Pierre de Mont-Rabei ? » Charles fit venir Pierre devant lui : « Sire, il faut que j’envoie un messager à Roussillon. Vous me direz à Girart qu’il vienne me trouver, amenant Boson pour faire droit ; et, s’il s’y refuse, me faussant foi, le mois de mai ne se passera pas sans que je lui fasse voir tel ost des miens, qu’il ne lui restera vigne que je ne lui arrache, ni fontaine ni pont que je ne lui détruise. Il peut compter sur une chose[465] : c’est que jamais comte n’eut telle guerre contre un roi. »

234. Ensuite parla don Aimon de Vaugruage, père de Carbonel de Mont-Brisage : « Sire, ne mandez pas à Girart de telles menaces : envoyez un message pacifique, portant qu’il vienne vous faire droit à votre résidence, comme firent les hommes de son lignage. Et s’il consent à vous livrer de bons otages, vous ne perdrez pas votre hommage du comte, non plus qu’il ne perdra votre seigneurie. Si, par sa folie, il s’y refuse, mandez votre gent, votre grant baronnage. Vous n’aurez pas un denier à dépenser pour guides : je saurai bien vous mener par tout le voyage. Et vous, occupez sa terre, plaine et bois, n’en sortez pas, quoi qu’il arrive, jusqu’à tant que du tort qu’il vous a fait, il vous ait donné bon gage. Celui qui sera chargé de ce message ne doit pas être un homme léger : il n’y faut ni couardise, ni lâcheté, mais prouesse, valeur et courage. »

235. Après parla Tibert de Vaubeton[466] : c’était un excellent chevalier. Il portait le bouclier depuis plus de cent ans, et c’était un proche parent du roi Charles : « Il y a une chose, sire roi, qui ne me plaît pas : c’est qu’il y ait querelle entre toi et Girart, et que tu inculpes à tort ton baron avant de savoir de qui vient la faute. Mais crois en plutôt Aimon et ce que te conseillent tes barons. Envoie dire au comte, à Roussillon, qu’il vienne te faire droit en ta maison, comme son lignage le fit au tien. Qu’il amène comme otages le comte Fouque, Boson et Seguin de Besançon et cent chevaliers de valeur. S’il ne le veut faire, s’il dit non, rejette tout conseil qu’on pourra te donner, jusqu’à tant que tu le tiennes en ta prison. » Charles entendit ces paroles avec contentement : il appela à lui Pierre, le fils du sage Gautier, le frère d’Alon, ces deux derniers étaient fils de Tibert de Vaubeton. « Pierre, tu iras, de ma part, à Roussillon pour conter à Girart ce que tu viens d’entendre. — Je partirai, « répondit brièvement Pierre, « demain à l’aube. »

236. Voici Pierre de retour à son hôtel. Pendant cette nuit, on l’a fait reposer, on l’a rasé, tondu et bien baigné. Avant le lever du jour, il était bien vêtu et chaussé. Il était habillé à la mode de France, de telle manière que, quand je vous l’aurai dit et conté, vous penserez que ce n’était pas un pauvre homme.

237. Il mit des braies et une chemise de toile : jamais vous ne vîtes si fine étoffe qui, auprès de celle-là, ne vous parût vile, et ses bas[467] étaient du même fil.

238. Il mit des chausses d’un paile africain, des souliers vermeils ornés par devant d’une fleur ; il chaussa des houseaux de cordouan et des éperons d’argent doré. Je ne crains pas de me tromper en disant qu’en la cour de Girart où ces éperons iront, on ne verra personne mieux équipée.

239. Il vêtit un pelisson d’hermine tout neuf, dans lequel étaient entaillés des animaux en marbre[468]. Il agrafa un manteau phrygien[469] de zibeline dont la doublure était d’un paile neuf teint en pourpre [avec une belle bordure.....[470]]. Il avait un anneau et des boutons d’or fin ; [ainsi vêtu à guise de palatin[471]], il alla de bon matin prier au moutier ; il entendit la messe que dit l’abbé, puis sortit [et se plaça] sous un pin.

240. Pierre sortit du moutier après avoir prié et entendu la messe du bon abbé. Voici Gautier son père, le sage vieillard, qui le prit par la main, et, le conduisant sur un perron de marbre bien entaillé[472], le conseilla en homme sage.

241. Gautier de Mont-Rabei, père de Pierre, est venu à la cour avec Nevelon, un comte de France qui tenait Soissons, et, quand il entendit parler du message que Pierre devait porter à Roussillon, il prit par la main son fils, l’amena tranquillement à un perron, et lui adressa avec douceur les conseils qu’il convient de faire entendre à un jeune homme qui va traiter avec un comte plein de fierté. S’il se conduit selon les avis de son père, il ne sera pas regardé comme un homme médiocre, ni fou ni écervelé. « J’ai la barbe et les moustaches chenues ; jamais en cour je n’ai éprouvé d’affront pour parole que j’aie dite ; c’est pourquoi je te conseille, beau fils, et te parle ainsi :

242. « Beau fils, » dit Gautier, « vous irez à Roussillon. Vous y porterez le message de Charles, et je vous recommande bien de le faire en telle manière que vous n’ayez blâme, quand vous vous retirerez. Le comte est fier et plein de mauvais instincts ; fils, puisse Dieu et sainte Foi vous aider ! Pour rien qu’il vous dise, gardez-vous de vous emporter, car ce ne sont pas les paroles qu’il vous dira qui feront que vous vaudrez moins. — Pour cela, » dit Pierre, inutile de me conseiller, car je m’exprimerai si bien, si j’en ai le loisir, si je ne suis pas tué par Boson ou par Mainfroi [473], par Seguin le comte ou par Joffroi, que jamais vous n’entendrez [parler de] message mieux accompli. »

243. Ayant ainsi reçu les instructions de son père Gautier et les ayant écoutées en homme sage et considéré, il n’est point merveille que Charles l’ait choisi entre tous, le sachant preux, sage, capable de bien parler. Sept fois il s’est battu en combat judiciaire, sans qu’une seule fois, les serments jurés, son adversaire n’ait été contraint à quitter le pré, mort ou vaincu. Tous les hommes d’un évêché mis ensemble ne réussiraient pas en un mois à le faire renoncer à son droit (?), à moins de le tenir prisonnier et lié. Aussi Charles l’a-t-il choisi entre tous, le sachant preux, sage et prisé, orateur expérimenté et habile : « Pierre, [lui dit-il] tu me feras cette ambassade ; tu diras, avec mesure, à Girart qu’il me vienne faire droit en ma capitale, que je serai toujours disposé à accomplir ses désirs, que notre amitié ne sera jamais plus rompue. Que s’il ne veut le faire, s’il me refuse, il ne verra pas se passer le mois de mai sans que je lui aie montré tant de heaumes fourbis lacés, tant de bons chevaliers chaussés de fer[474], qu’il ne trouvera refuge en château ni en cité, car je l’en ferai sortir de force. — Par Dieu, » répond Pierre, « je saurai bien le lui dire.

244. « Car, » dit-il, « par la loi à laquelle obéissent les hommes de bien, s’il plaît à Dieu, à saint Pierre et à saint Paul, je ne m’estimerais pas un loriot, si en la cour [de Girart] je ne fais entendre à tous, sages et fous, et au comte Girart tout le premier, pour peu qu’il le veuille, qu’il se soustrait, le tort étant sien, à Charles le roi. Et après cela, s’il me tient pour un homme vain ou insensé, je m’en soucierai, de lui ou de tout autre[475], comme d’un rossignol[476]. »

245. Voici Pierre bien disposé à accomplir de son plein gré le message. Il n’a pas l’air d’un homme de pauvre condition ; son savoir montre assez entre quelles gens il a vécu. Il ménera un mulet amblant, et conduira en dextre un cheval rapide. Il portera un équipement si riche que vous pourriez bien parcourir le royaume pendant une année avant d’en avoir trouvé un si bon. Béni soit Olivier qui le lui a donné, car il en aurait pu avoir tout l’or d’une cité ! Pierre monta en une chambre, et vous allez entendre de quelles armes on l’arma.

246. Aussitôt on le fit monter en une chambre, et là on l’arma comme un chevalier. On le revêtit du haubert fort et léger que Charles rapporte de Mont-Gangier[477]. Il était fait d’argent et de fin or cuit, la moitié était à échecs, l’autre à quartiers[478] ; il avait été fait en Inde... ; c’est là que deux ouvriers en hauberts le fabriquèrent avec art. Deux marchands l’apportèrent en France [et le donnèrent à Charles dans Rivier[479]]. Il ne pesait pas plus qu’un seul garnement, mais il était à l’épreuve des carreaux d’arbalète. [Pierre laça ensuite un heaume d’acier fin[480]], et ceignit l’épée[481] qui appartient à Didier[482] ; jamais vous ne vîtes arme d’aussi bon service. Il mit à son col une targe de...[483] ; la boucle[484] et les clous depuis la pointe[485] étaient d’or cuit d’Arabie merveilleusement brillant. Il avait la lance de Bérengier [à laquelle était fixé un gonfanon grand et traînant[486]]. Il n’enmena avec lui aucun autre compagnon que son neveu Acelin, le fils d’Aschier. C’est celui-ci qui mènera son bon destrier, un cheval à la robe claire et tachetée, de Balaguer[487]. Il n’y avait pas en France un coursier qu’on estimât, au prix de lui, un sommier[488] ; son frein était tel qu’on n’eût pu souhaiter meilleur [489] : onques vous ne vîtes si bon ni si léger. Les arçons de sa selle et les étriers étaient ornés de pierreries et d’or pur... Pierre eut cet équipement d’Olivier qui n’aurait pu, par tout l’empire, en faire un meilleur emploi.

247. Il avait un bon cheval, un mulet, un équippement qui en valait plus de cent d’autres. Il entra en la salle où il y avait grande affluence : des barons de la terre on y comptait plus de sept cents. On jugeait un procès entre un évêque et un comte ; le roi était assis en un fauteuil de pur argent, et Pierre s’était agenouillé avec déférence : « Veuillez [dit-il] me faire savoir vos intentions : que manderez-vous au comte ? — Volontiers, » dit Charles, « attends un peu ; prête toute ton attention à ce que je te dirai, car celui-là est un mauvais messager, qui rapporte mal les paroles qu’on lui dit. »

248. « Pierre, vous me direz au comte Girart qu’il vienne me faire droit selon mon gré[490], à Reims, ou à Saint-Médard de Soissons, se soumettant au jugement du comte Richart, de Gace de Dreux ou de Brochart. Qu’il amène avec lui Seguin et don Bernart, et Fouchier le maréchal qui est plein d’artifices. Personne ne les peut mieux guider en mon nom en toute sécurité que tu ne peux le faire, si tu le veux. »

249. « Tu me diras au comte que je lui mande de venir faire droit à mon gré. Il y a trop longtemps qu’il se comporte mal envers moi, et cela commence à me peser. Emploie-toi activement pour moi en cette affaire. — Je suis tout prêt, » dit Pierre, et je pars, donnez-moi congé. »

250. Pierre ayant fini de s’entretenir avec le roi, prend congé de lui et des autres barons. Il sortit de la salle, descendit les degrés, échangea quelques mots avec son père, le baisa, et partit avec un air riant. Le père le recommanda de bon gré à Dieu le rédempteur tout-puissant. Des chevaliers jusqu’au nombre de cent montèrent à cheval, voulant l’accompagner, mais il le leur défendit, jurant qu’aucun ne le suivrait seulement un arpent. Ceux-ci se retirent un peu mortifiés, et Pierre, piquant son mulet, poursuit sa route,

251. Pierre suit le grand chemin, décidé à n’en pas dévier d’une ligne pour ennemi qu’il puisse rencontrer. De ses journées je ne vous ferai pas le compte. Il entra à Roussillon par le premier pont, et descendit à la voûte sous le clocher. Cent chevaliers accoururent pour recevoir ses armes. Il confia son épée à son écuyer, et entra au moûtier pour prier.

252. Pierre fit dans le moûtier une brève prière, mais ce qu’il dit était bon. Il prie sainte Marie et Dieu du ciel de ne lui laisser dire aucune parole qui puisse le faire passer pour un homme téméraire ou léger, ni que Girart puisse prendre pour une insulte. Puis il se signe et sort. Son compagnon l’attendait à la porte. Il reprit son épée, la remit au fourreau et traversa la place au petit pas. Là il rencontra le comte Etienne, Robert, Guillaume, Aimenon[491], Ranoul, Thibaut, Ace, et comme ceux-ci s’apprêtaient à l’interpeller, Girart, qui parlait à Doitran, à Fouque et à Boson, le comte d’Escarpion, les laissa tous en voyant Pierre, et, se levant, lui adressa la parole [lui demandant des nouvelles du roi Charles, s’il l’a laissé à Paris ou à Soissons[492]].

253. Girart se leva, quand il vit Pierre ; il le prit par le poing, le fit asseoir près de lui, et lui demanda quand il avait quitté Charles, et s’il en avait des nouvelles, maudissant quiconque ne lui en dirait pas la vérité. — « C’est à Paris que je l’ai laissé, » répond Pierre. « Il te fait dire par moi que c’est toi qui as comploté le meurtre du duc Thierri d’Ascane. Celui, quel qu’il soit, qui a pris part au complot ou l’a laissé faire, ou a porté la main sur le duc, si tu ne le bannis pas de sa terre, le roi te fera la guerre. » Girart, lorsqu’il entendit ces paroles, fut affligé. Il se tourna vers Fouque avec un sourire feint.

254. « Pierre, as-tu d’autres nouvelles de la part du roi ? — Celles que je sais, je ne les dois pas cacher. Mon seigneur, te mande, et je te le répète, que tu ailles lui faire droit en sa merci, à Soissons, ou à Reims à Saint-Remi. Mène avec toi, de tes meilleurs hommes. Et ne doutez pas qu’il vous jugera comme on doit juger un comte tel que vous. — Si j’y vais ! » reprit Girart[493].

255. — Girart, Charles vous mande ceci : que vous lui alliez faire droit à sa résidence [à Paris ou à Chartres[494] ou à Soissons[495]], comme tes ancêtres l’ont fait aux siens[496]. Menez avec vous le comte Boson, Seguin le vicomte de Besançon, menez y le marquis Fouchier, et, à titre d’ôtages, le comte Fouque et cent bons chevaliers. N’y manquez pas, sous aucun prétexte : là seront ses hommes et ses barons, qui entendront ta cause et jugeront si tu as droit ou non. Et ne redoutez aucune insulte, ni de la part de mon seigneur aucune trahison ! Il n’y songerait pas, au nom de Dieu du ciel, quand on lui donnerait autant d’or cuit, autant de mangons[497] qu’on en pourrait mettre en ce donjon. — Pierre, va loger chez Aimenon[498] : au matin, quand le soleil paraîtra au firmament, je te dirai si j’irai, oui ou non. »

256. Pierre va loger la nuit chez Aimenon, un homme sage, aimable et instruit dans la loi, qui lui donna ce soir-là bien dix huit sortes de mets [des châtaignes cuites en braise et d’autres fruits[499]], du piment, du vin, des gaufres et du biscuit, [et, par dessus tout cela, d’un fort vin cuit[499]].

257. Pierre va loger chez Aimenon, un homme qui entend l’hospitalité. On met à l’étable son cheval et son mulet, on serre son haubert et son heaume. Les tables servies, on alla manger. Aimenon fit servir de la viande de chevreuil et de sanglier, de la volaille, du poisson de mer, et fit boire à son hôte du piment et du bon vin clair. Pierre était tout las d’avoir chevauché : on fit les lits, ils allèrent se coucher, et Aimenon amena à son hôte une fille pour le tâtonner[500]. Cette nuit Pierre resta au lit jusqu’au grand jour. Alors il se vêtit et chaussa, puis il se rendit au moûtier pour ouïr la messe. Girart, de son côté, convoqua ses barons.

258. Girart est à Roussillon sur Seine, en une chambre voûtée aux murs cimentés. Il a mandé les barons de ce pays : il n’y a bon chevalier qui ne vienne à lui : « Seigneurs, qui sait conseil ait garde de le cacher : Que dois-je faire à l’égard de Charles, mon seigneur, qui de ma terre ne veut pas laisser subsister trace ? » Guillaume d’Autun ne voulut pas celer sa pensée : « Fais droit à ton seigneur dans la mesure convenable, à Reims, à Soissons ou à Compiègne ; et si, par son orgueil, il ne le daigne prendre, fais de sa guerre autant de cas que d’une châtaigne, et prie Dieu de te venir en aide, et il le fera sans qu’il t’en coûte rien. »

259. Girart était dans sa chambre pour prendre conseil ; il fit entrer ses hommes les meilleurs, puis il se prit à les conjurer[501] : « Mes amis, mes hommes, et vous mes pairs, me saurez-vous donner conseil sur ceci ? Charles le roi me mande de lui aller faire droit à sa résidence, à Reims ou à Soissons, menant avec moi mes meilleurs hommes, comme garantie du droit[502], si je ne puis m’acquitter. — Vous n’en ferez rien, » dit Boson, « si vous en croyez le conseil que je vous donne, ne vous fiant à la sauvegarde d’aucun bachelier[503] ; car hier soir m’est venu un message, arrivant du conseil tenu à Mont-Guinar. Charles, le roi de France, veut vous trahir. Il y est poussé par Armant de Bisclar[504], Ace d’Avignon, Gui de Beuclar, pour venger la mort du duc Thierri que Charles avait si cher : jamais homme n’eut pour un autre telle affection. — Par mon chef, » s’écria Girart, « je m’en garderai bien. Malheur à qui voudra s’y rendre jusqu’à ce qu’il vienne, comme guide, un comte, un vicomte, un riche baron ou un évêque[505] ! »

260. — Ha ! Boson, » dit Fouque, « c’est une parole malheureuse ! Si Dieu et la sainte foi vous sont en aide, ne chargez pas Charles d’une telle honte. Il ne formerait pas un tel projet pour autant de terre que vous en ayez jamais pu avoir. Gardez-vous de conseiller à Girart votre seigneur de ne point se rendre cette fois à la cour de Charles. Si Girart va à la cour, allez-y aussi ; s’il y faut ôtage, soyez-le ; s’il est besoin d’argent, fournissez-le ; car, si Girart perd, vous perdrez aussi, et s’il pleure, vous ne rirez pas. »

261. « Le meilleur conseil que je sache je vous le dirai en vérité, » dit Fouque. « Le roi tiendra sa cour à cette mi-mai[506], et ses meilleurs barons y seront, je le sais. Puisque Charles nous y mande, allons-y. Si Girart y va, je l’y suivrai ; s’il faut un ôtage, je le serai ; s’il est besoin d’argent, je le fournirai, car, si Girart perd, je perdrai aussi, et, s’il pleure, je ne rirai pas. « 

262. Gilbert de Senesgart, fils d’Odilon, frère du comte Boson, de Fouque, de Bernart, de Seguin de Besançon, cousin germain de Girart et neveu de Drogon, prit la parole, et vous entendrez comme il sut bien exprimer sa pensée : « Par Dieu ! frère Boson, écoute-moi, je t’en conjure par le Seigneur qui réside au ciel, ne donne pas à Girart le conseil de s’abstenir d’aller faire droit à Charles son seigneur. Les autres[507] y verraient une insulte, et le lui imputeraient à trahison ; mais qu’il lui aille faire droit, puisque Charles l’en semond ; que le roi le retienne comme son homme, car, entre tous ceux de son royaume, Girart est le meilleur baron. Si alors le roi refuse, s’il dit non, s’il exerce des vexations contre nous, je te[508] viendrai en aide, moi, sans rien prendre du tien. J’entretiendrai chez toi mille chevaliers sans te demander la valeur d’un mangon[509]. » Girart dit : « Je suis prêt à aller faire droit. » Mais Boson s’avança et soutint l’avis contraire.

263. Boson se leva et parla ainsi : « Écoute, Gilbert de Senesgart ; donne à ton seigneur Girart de meilleurs conseils, à regard de Charles, le roi de France, ce chien, de Hugues, duc d’Aquitaine[510] et de Bérart, qui veulent le perdre, lui et Guinart[511]. Si le comte y va, ce ne sera pas sans risques. »

264. Gilbert, ayant entendu ces paroles, s’assit. Bernart se leva et dit sa pensée : « Par Dieu, sire Boson, je dirai la vérité et donnerai bon conseil à qui voudra le croire. Il n’est en ce jour homme si puissant que Girart ne le soit plus encore ; car, s’il mande ses hommes, comme il le peut, je ne crois pas que personne ose l’attendre en bataille ou maintenir une ost sur sa terre. Et pourtant, si on voulait en croire mon conseil, demain soir on se mettrait en route pour la cour, car ainsi la guerre pourrait être empêchée si complètement que jamais plus vous n’en ouïriez parler. »

265. Le comte Landri, celui qui tenait Nevers, était présent au conseil. Il se leva et parla à Girart en homme sage : « Pourquoi voulez-vous faire une folie ? — Moi, laquelle ? » dit Girart. « Dites-le-moi. — Volontiers, puisque vous le voulez. Quand vous demandez conseil à vos meilleurs hommes, vous ne savez plus, lorsque vous les quittez, prendre une résolution, ni démêler, dans ce que vous entendez, le sage conseil. Je vous dirai votre fait, Girart, et, si vous vous irritez, je m’en soucie comme d’un œuf, car ce que j’en dis, c’est pour votre bien. Vous ne maintenez ni droit, ni loi, ni justice. Quiconque se plaint à vous est reçu avec des railleries ; c’est là ce qu’il y a en vous de pis. Mais, par le Dieu qui vous fait vivre[512], si vous ne déposez l’orgueil, la hauteur, l’injustice, la mauvaise foi qui sont en vous ; si vous ne faites entrer en votre cœur la pensée de Dieu, qui, tandis que vous vivez, vous tient en honneur ; si vous ne servez pas mieux Charles, votre seigneur, vous perdrez vos grandes possessions : de cent mille hommes il ne vous en restera pas dix, de votre grande terre, pas une cité ni une ville. — Par mon chef ! » dit Fouque, « vous dites vrai ; et si vous avez dit une parole fausse, maudite soit-elle !

266. « Il est une chose », dit Fouque, « qui m’afflige beaucoup : vous êtes là à écouter, et vous ne comprenez rien. Tu traites Charles de mécréant, tu sais, dis-tu, qu’il veut te trahir. Alors mande tes hommes et tes parents, donne-leur des châteaux, des fiefs, des hauberts, des chevaux, des équippements ; mais ne laisse pas pour cela de lui offrir le droit. Si, par sa folie, il ne le veut prendre, que celui qui te fera défaut soit considéré comme lâche, et toi comme un sot et un poltron si tu ne le lui fais payer cher ; car, si Dieu t’aide, et si le droit est avec toi, ni Charles ni les siens ne te pourront vaincre. »

267. Boson entendit ces paroles avec peine. Il se leva et prit la parole : « Fouque, ne parlez point ainsi : ce n’est pas là un conseil digne, et il ne convient pas que mon seigneur s’y conforme. Mon avis serait, si Charles voulait venir près d’ici, que nous allassions nous expliquer librement avec lui. J’irais disculper mon seigneur, et je ne crois pas qu’il y ait chevalier qui ose, pour son droit[513], frapper mon écu[514]. — Nous pouvons nous en tenir à cet avis, » dit Girart. Le conseil était donné, il ne restait plus qu’à le mettre à exécution. On plaça les mets sur les tables et on alla manger.

268. Après avoir mangé, Girart et les siens allèrent sur l’esplanade, devant la salle pour se divertir. Qui savait chanson ou fable se mit à la dire, tandis que les chevaliers s’asseyaient et écoutaient. Girart et les siens s’amusèrent jusqu’à ce que la fraîcheur de la nuit se fit sentir. Le comte demanda le vin et alla dormir. Le lendemain, au point du jour, il se leva. Ses damoiseaux l’aidèrent à se vêtir. Il alla ouïr la messe au moûtier, puis, ayant fait venir à lui le messager, il lui fit connaître sa réponse à Charles :

269. « Pierre, tu t’en iras à ton seigneur, à Charles, roi de France et empereur ; tu lui diras, de ma part, en l’amour de Dieu, qu’il m’est pénible de voir qu’il n’a pas pour moi l’estime qu’avaient pour mon père ses devanciers. C’est moi qui devrais guider son ost de France, porter en bataille son oriflamme, donner dans sa chambre les conseils les plus autorisés. Mais tout cela m’a été enlevé par ses traîtres, les vilains, les lâches, les trompeurs, de sorte que je suis retranché de son amitié. Je suis prêt à soutenir par bataille contre le plus vaillant, contre celui qui se fait en cette affaire le conseiller de Charles et me fait passer à ses yeux pour un trompeur, que lorsque Boson a tué Thierri, son ennemi[515], il ne m’en a dit mot, ni moi à lui ; que je ne lui ai donné retraite ni en château ni en tour ; qu’il n’y a donc motif pour que je soie forfait[516] envers mon seigneur, ni pour qu’il m’enlève un mas de ma terre. »

270. « Si Dieu m’aide, » dit Pierre, « tu plaisantes quand tu dis n’avoir envers le roi aucun tort pour lequel il puisse mettre ta terre en forfait ! Puisque vous l’affirmez si fort, allons au plaid que le roi de France tiendra à cette mi-mai ; là seront ses comtes et ses officiers[517] qui jugeront le droit. Faites cela ! — Malheur sur moi ! » dit Girart, « si j’y vais, si je m’équippe pour une pareille affaire ! Tu sais bien que le roi m’a dressé un guet-apens. Mais avant cela, il y aura encore mille écus brisés, sept cents damoiseaux seront désarçonnés et jetés à terre, les épées frapperont des milliers de coups contre lesquels les heaumes et les charmes[518] seront impuissants à protéger les têtes. J’ai à me venger des torts que m’a faits Charles !

271. « Pierre, je t’en prends à témoin : Charles n’a pas eu d’affaire que je ne me sois mis en selle, que le premier, je ne me sois rendu à son appel, courant à l’assaut des villes et des châteaux. Cette chair, cette peau, y ont été blessées de coups de lances, d’épée, de carreaux. Si j’y ai éprouvé des pertes, mon seigneur en a eu profit. Et voilà qu’il me mande une nouvelle exigence : que je ne revendique (?) pas le fief qui fut celui de mon père[519] ! Le me voyant tenir depuis si longtemps, le roi veut me plumer comme le faucon fait d’un oiseau. Mais il n’aura pas vu la fête Saint-Michel, que je lui ferai voir une troupe d’hommes armés qui ravageront sa terre comme le loup une bergerie. Don Pierre, vous me direz à Charles Martel que jamais il n’a ôté de son manteau un tel morceau de fourrure (?)[520] c’est pour son malheur qu’il a eu une telle idée, le félon ; puisqu’il ose m’attaquer, à mon tour je le défie ! »

272. « Girart, que réclamez-vous au roi Charles ? — Moi ! la mort de mon oncle Odilon, celle de mon père, le duc Drogon, tous deux tués par le duc Thierri en Vaubeton. Il nous jette hors de sa fidélité[521], moi et Boson ; sans motif, il occupe notre terre : s’il ne me fait pas un accord qui soit bon, porte-lui notre défi. »

273. Pierre, entendant ces mots, fit un pas en avant. Il lui parut qu’il y avait là de l’orgueil, de la colère, de la rancune, de la haine, de la malice, de la folie : « Oses-tu bien mander un tel défi à ton seigneur ; le charger d’un tel grief ? C’est lui qui a voulu qu’accord et mutuel pardon eussent lieu. La paix avait été faite en Vaubeton. Par la mort de Thierri, le duc d’Ascane, que votre cousin Boson tua de sa lance, vous avez recommencé la guerre. Le plus gros de la perte sera pour vous, et vous finirez par faire droit au roi point par point. »

274[522]. — Je vais te dire une chose, Pierre de Mont-Rabei, tandis que je te vois ici. Charles me fait grand tort et grande injustice en me mandant de venir faire droit à Soissons, ou à Reims, à Saint-Remi. Avant qu’il ait mis la main sur ma terre, il y a une chose dont il peut être sûr[523], c’est qu’il n’est pas près d’obtenir droit de moi, si d’abord il ne me tient prisonnier à sa discrétion. — Tant pis ! » dit Pierre.

275. Pierre, entendant ces mots, se sentit le cœur irrité. Il avait la prestance d’un empereur, le regard d’un léopard. Il parla comme fit le comte Bernart, celui qui fut élevé par le duc[524] Berart : « Je vous dirai une chose, Girart : ne faites pas comme fit le vieux Foucart, un comte félon de Saint-Médard, qui trompa trois seigneurs et encore un quatrième, mais ce dernier lui donna enfin sa récompense en lui enlevant sa terre. Je vois ici Auchier et don Guinart, Armant le duc de Frise, et le comte Acart[525] ; il n’y a parmi eux si preux ni si vaillant, que je ne sois prêt à combattre avec lui. On n’a pas le droit de qualifier le roi de trompeur. Il ne saurait en aucune manière rien machiner qui pût mettre un homme se rendant à sa cour dans le cas de se garder de lui. »

276. Don Boson, lorsqu’il entendit ces mots, fut saisi de colère. Il ne put supporter d’entendre Pierre parler ainsi. Il jura le nom de Dieu, le glorieux, que Girart et sa mesnie étaient des lâches, si Pierre, cet orgueilleux, s’en retournait librement. Pierre répondit avec douceur, comme bon guerrier sage et expérimenté : « Que dites-vous, sire comte ? Calmez-vous ! il ne convient pas qu’un si puissant comte ait tête légère et sens d’enfant. Par le seigneur Dieu qui règne au dessus de nous, je me soucie de vous et de votre orgueil comme d’un bout de bois. Si nous étions tous deux dans les prés, là-bas, vous brûlant de vous battre, pourvu que nous fussions seuls, jamais vous n’auriez été secoué comme vous le seriez. » Sans Fouque, Boson allait se jeter sur lui.

277. Boson, à ces mots, devint furieux. La colère lui fit pousser un soupir. Il se leva de la place où il était assis, et voulut se précipiter sur Pierre, mais Fouque, son frère, courut l’arrêter. Soit orgueil, soit colère, peu s’en fallut qu’il ne fît une grande folie.

278. Pierre, irrité à son tour, lui dit : « Sire comte, vous m’avez fait voir de quoi vous êtes capable ; peu s’en est fallu que vous ne m’ayez frappé, mais Dieu et le comte Fouque m’ont protégé. Tu as outragé le roi Charles, et fait plus de honte encore à ton seigneur, quand ainsi, sous ses yeux, tu m’as assailli. Mais n’allez pas croire que le roi l’oublie ! Vous ne verrez pas le mois s’écouler sans qu’il conduise sur vous cent mille hommes. »

279. Boson s’irrita et dit à Pierre : « Don Pierre, si vous n’étiez pas envoyé en ambassade auprès de mon seigneur, et si Fouque, mon frère, ne m’avait retenu, je vous aurais donné un tel coup par le visage, que les yeux vous seraient sortis de la tête. Que ton seigneur et toi soyez bien certains de ceci. Le temps où les prés fleurissent ne se passera pas sans que nombre de bons chevaliers soient occis, tués ou pris du premier coup par mes armes. » Pierre le regarda et se mit à rire : « Que savez-vous, don comte, si vous en sortirez vivant, s’il sera alors question de vous ? Mont-Amele[526], bâti en pierre grise sur la roche, n’est pas si haut perché qu’on ne puisse faire tomber la peinture et le vernis [des boucliers]. Des plus forts chevaliers de la garnison, des plus preux, des plus renommés que vous aurez, le sang coulera, jaillissant à travers les hauberts, et je me proclamerai mauvais et indigne si cela n’a pas lieu avant la fin de l’été. »

280. Don Boson d’Escarpion se leva ; la colère le fit parler. On a la tête pelée, quand on n’a plus mal aux dents[527]. C’est pour toi, Girart, que je dis cela, pour toi que le roi tient pour fou. Car il t’a trouvé si faible, si mou, qu’il t’a tué ton père, et t’enlève ta terre. Qu’il te souvienne de la parole que dit mon grand-père, quand il tua Elmon le fils de Turol[528]. Laisse-moi pendre ce messager... ou lui donner de mon épée par le cou, et tenez-moi pour mauvais si je ne lui enlève pas la tête. — Vous parlez toujours en fou, » dit Pierre.

281. « Ce que vous dites, » dit Pierre, « je ne veux pas y faire attention[529], car vous parlez comme un enfant. Vos conseils sont par trop d’un jeune homme. Un chevalier accompli doit être plein de sens ; il ne doit pas faire service à son seigneur lige de paroles vaines[530]. Vous n’êtes pas si haut que mon seigneur[531] ne puisse, s’il le veut, vous faire descendre bien bas. Vous ne m’entendrez plus, désormais, disputer avec vous. « 

282. De l’autre part, se tenait le vicomte Seguin, qui parla à Pierre en homme sage : « Pierre, vous...[532] Onques chevalier ni messager que le roi nous ait envoyé ne nous dit rien de tel. Ce sera grande merveille si tu t’échappes vivant. Et, si tu y réussis, prends bien garde à toi ! L’été ne sera pas fini que nous serons à Orléans ou à Paris ; et nous bloquerons la porte pendant trois jours, jusqu’à ce que nous ayons saccagé les vergers, comblé les sources et...[533]. Je ne vêtirai pas fourrure de gris jusqu’à ce que le roi se batte, à moins qu’il se dérobe. »

283. Pierre parla bien et franchement : « Seguin, cette parole que je vous entends dire doit être mûrement considérée par le comte Girart. Le comte qui, à tort, dans un moment de colère, engage une guerre contre son seigneur lige, fait (qu’il y réfléchisse !) une action mauvaise et félonne, orgueilleux des forces qu’il peut rassembler. Mais, quand il voit un plus fort venir sur lui, trancher ses vignes, déraciner ses arbres, dévaster sa terre, en faire un désert, quand il voit enlever ses châteaux d’assaut, enfoncer ses murs, combler ses puits[534], prendre ou tuer sa bonne mesnie ; le conseil sur lequel il s’est reposé commence à lui manquer, et ses barons se dispersent et s’éloignent. Quand il n’a plus rien à donner ni à recevoir, alors il ne peut plus faire la guerre ni résister plus longtemps, et, pour un riche homme, c’est grande honte que de se rendre (?). Pensez à ce que vous m’entendez dire, Séguin, maintenant que vous êtes au moment de prendre une décision. »

284. Fouque avait le cœur affligé, triste et gros. Il s’est levé d’un banc où il était assis : « Seigneurs francs chevaliers, je vous le déclare, je tiens Charles pour un juif[535], d’avoir agi avec autant de légèreté à l’égard de mon seigneur. Sans lui avoir d’abord envoyé lettre ni bref, il a saisi sa terre et pris mon fief. » Les barons répondent : « Il a agi avec trop de légèreté, et il le paiera cher, par Dieu ! avant que passe la saint Remi[536]. »

285. Pierre parle en homme de grande valeur ; il ne semble ni fou, ni sot, ni trompeur : « Fouque, laisse la colère et la rancune ; qu’il te souvienne de Dieu le Rédempteur ! Homme qui s’irrite outre mesure est mauvais ; mais donne à Girart un meilleur conseil, afin qu’il fasse la paix avec Charles l’empereur. Qui n’observe pas la fidélité envers son seigneur perd ses droits sur son fief et sur sa terre, et, s’il vient en cour, il y est honni. »

286. Le comte Girart les entend se quereller ; il leur commande aussitôt de se taire : « Fouque, cessez désormais ce débat ; il est vilain de faire ainsi des menaces de guerre. On verra bien, lorsqu’on en sera à la chevauchée, qui fera le mieux, qui sera le plus dur à la peine. Et toi, Pierre, ainsi puisse Dieu t’aider ! pas un mot de plus, mais prépare-toi à partir sur-le-champ.

287. — Girart, vous n’avez rien de plus à mander à Charles ? — Si fait : s’il y consent, je lui propose un plaid général, aval dans la vallée, sous Saint-Vidal. Je lui ferai tout droit, si je lui ai fait tort, et que mon seigneur agisse de même à mon égard. — Tout ce que vous dites, » reprend Pierre, « ne vaut pas un œuf. Que mon seigneur soit maudit de saint Martial s’il ne vous enlève une cité d’ici à Noël ! et, je ne le priserais pas un berger[537], s’il ne vous donne pas l’assaut jusqu’à la palissade. » Là-dessus il allait monter à cheval, quand Fouque lui dit : « Arrêtez ! nous allons parler d’autre chose. »

288. Gilbert de Senesgart et Fouque son frère, et Girart, leur cousin, qui était le plus puissant d’entre eux, se sont tous trois appuyés à un mur. Fouque parla le premier : « Par Dieu ! cousin Girart, tu n’agis pas bien (?), mais fais connaître à ton seigneur ta pensée ; dis-lui que tu lui feras droit comme fit ton père, à condition qu’il te donne un sauf-conduit jusqu’à sa résidence[538]. S’il se refuse à le donner, c’est qu’il ne t’aime guère. Ainsi, tu peux bien te disculper envers lui. »

289. Fouque interpella Pierre en présence de Bernart : « Pierre, dites au roi, de notre part, que nous lui ferons droit pour don Girart, mais que, sans retard, il nous fasse conduire en toute sécurité[539].

290. — Par Dieu ! » répond Pierre, « voilà une convention que je n’admets pas. Le roi trouvera que c’est grand orgueil de demander un sauf-conduit, quand je m’offre à vous conduire[540]. Girart n’a rien à redouter s’il se met en route avec moi, ni lui ni quiconque prendra place dans la résidence du roi. Ceux qui donnent à Girart un tel conseil font preuve de folie, et moi plus encore quand je les écoute. » À ces mots, il franchit le seuil, monta à cheval et se dirigea vers un bois.

291. Pierre quitta Girart avec colère ; il avait bien accompli son message, à son jugement. Il se rend à Saint-Denis où le roi l’attend. Charles a entendu la messe à Saint-Vincent. Pierre descend à l’ombre, au dehors.

292. Charles entend les matines : le jour luit clair. L’archevêque Hervieu dit la messe. Après l’avoir entendue, il sort et s’asseoit sur un fauteuil. Autour de lui prennent place les barons du pays, et il n’y en a aucun qui ne soit bien vêtu, qui n’ait peaux de martre ou robe de gris : « Seigneurs, écoutez-moi, » leur dit Charles ; « cette nuit je n’ai pas dormi un moment, à cause du meilleur chevalier que j’aie connu, Pierre de Mont-Rabei, que j’ai envoyé là-bas. Mais, par saint Pierre, si Girart fait tant que le frapper, malheur à lui si ses yeux rencontrent mon visage ! » Alors répond Gautier de Mont-Cenis, le père de Pierre[541] : « Je voudrais que Girart lui donnât un tel coup que le sang jaillit, que j’eusse à combattre avec lui, que je le prisse et le misse en votre prison où vous le tiendriez quatorze jours[542]. — Je le sais, « dit le roi, « je n’ai pas été avisé, mais alors il n’était pas mon ennemi et Drogon était maître de la Bourgogne. Si jamais je le tenais, je serais en sécurité[543]. — Il sera trop tard quand vous le tiendrez, » dit Gautier. À ce moment, Pierre descend de cheval, et, en le voyant, Charles fut tout joyeux.

293. « Pierre, savez-vous des nouvelles de Girart ? — Oui, comme d’un félon et d’un chien[544] : maudit soit-il de saint Médard[545], » a-t-il dit, « s’il ne met pas à feu la moitié de la France, s’il ne prend pas sa part de ce qu’il y a de mieux ! — Il en a menti, le couard, » dit Charles, « car, si je l’y trouve, par saint Léonard, jamais en aucun lieu il n’aura couru tel danger ! »[546]

294. Dans la chambre il y a un comte, don Manecier, qui se prit à conseiller le roi : « Sire, faites taire tout ce monde, calmez le bruit et le tumulte, faites asseoir ici Pierre ; et toi, Pierre, puisse Dieu t’aider ! dis-nous la vérité. Il ne faut pas que tu dises des mensonges par malveillance. — Je n’en ferai pas, » dit Pierre, « aussi vrai que Dieu me laisse entrer dans ce moûtier ! »

295.[547] Pierre prit place auprès du roi en un fauteuil ; autour de lui les chevaliers sont assis par terre, sur la jonchée[548]. Or écoutez les nouvelles, qui veut les ouïr ! Quand ils entendent qu’on aura la guerre, aucun ne s’afflige, et ce que Pierre leur dit ne leur semble pas folie.

296. Or, écoutez les nouvelles que Pierre dit : « Seigneurs, ce fut un jeudi que j’accomplis mon message. J’avais garni mon corps de bonnes armes, je menais un bon coursier, et je montais un bon mulet dur à la fatigue. Mon écuyer était preux et.....[549]. J’entrai à Roussillon par le pont voûté et descendis à l’orme[550], sous la vigne. J’entrai dans le moûtier[551] que vous fîtes[552], je priai sainte Marie, mère de Dieu de me protéger contre la tromperie ou l’insulte. Girart parlait à ses fidèles[553]. Là étaient Fouque, Doitran le vaillant (?)[554]. Je fus aussitôt admis dans leur conversation. Girart demanda des nouvelles..... « Pierre, puissent Dieu et saint Félix te venir en aide ! Quelles nouvelles m’apportes-tu de Charles, le roi de France ? » Et je lui répondis vivement d’aller à la cour, en tel appareil qu’il n’y fût pas méprisé ni avili, comme son lignage avait accoutumé de le faire de tout temps, et que je le prendrais volontiers sous ma sauvegarde[555].

297. « Écoutez les nouvelles que je dis. Ce sont les propres paroles que je prononçai : « Girart, Charles vous mande, je ne vous trompe pas, de vous rendre à sa cour sans faute ; emmenez Boson le comte, sous ma sauvegarde, le marquis Fouchier, comte de Brieire[556]. Le roi vous fera réparation de tout le dommage que vous pourrez avoir souffert. — Par mon chef ! » dit Girart, « je n’irai pas jusqu’à tant que je lui aie fait payer cher le mal qu’il m’a fait. Pierre, va prendre logis, car il va faire nuit ; le sénéchal pourvoira à ta nourriture. Le matin, lève-toi ; je ferai de même, et tu entendras ce que j’ai à te dire, le message que je manderai au roi Charles. — Vous viendrez avec moi, » dit Aimenon, « je vous conduirai, et, pour l’amour du roi Charles, je te hébergerai. »

298. « — Aimenon, » dit Girart, « donne lui le logement. — Ainsi ferai-je, » reprit celui-ci, « et richement. Je n’ai droit en mon fief si pour cela je le perds ! » Le soleil va se coucher vers Balenberc[557] ; la nuit fut orageuse et sombre, et Aimon me conduisit par la prairie et m’offrit abondance de mets délicats.

299. « Pour l’amour de vous, autant que je puis croire, pour le bien que tes parents et toi lui avez fait, et que tu lui feras encore, Aimenon me reçut aussi bien que je pouvais le désirer. Puis il me coucha en un lit d’or et d’argent et me donna une fille si bien que, sans mentir, jamais vous ne vîtes plus gentille. Au point du jour, j’étais levé et chaussé ; je me rendis en hâte au moutier, j’entendis la messe et me rendis au conseil du comte, et maintenant je saurai vous faire part de ses intentions[558].

300. « Quand j’eus ouï la messe, à la grâce de Dieu, je sortis du moûtier, tout dispos. Je trouvai Girart entre les siens et je dis une parole bien simple : « Comte, ne sois pas irrité, sombre, rancuneux, comme un sarrazin ou un félon juif[559]. Fais accord avec Charles, puisse Dieu t’aider ! Tu auras par droit tes terres et tous tes fiefs. — Pierre, mon seigneur me traite trop mal ! C’est lui qui me perd, par sa faute, se conduisant comme un juif. Il me le paiera, avant que vienne la neige et que soit passée la saint Remi.

301. « Pierre, le roi me traite si mal que, de propos délibéré, il me jette hors de sa fidélité[560]. C’est moi qui devrais guider son ost et porter en bataille les premiers coups[561], donner en sa chambre des conseils autorisés, comme firent mes ancêtres. Mais ses soudoyers m’ont enlevé ce privilège, les serfs flatteurs, les lâches, de sorte que je ne puis trouver en lui bienveillance. Je suis prêt à prouver par la bataille, et que personne ne repousse mon offre ! que je n’ai pas été de connivence dans le meurtre de Thierri, que Boson ne m’a rien dit, soit en allant à la cour, soit en la quittant, qui puisse entraîner pour moi forfaiture, ni autoriser le roi à m’enlever mon chasement[562].

302. « Vous l’humiliez, dit-il, vous l’insultez outre mesure ; vous le jetez d’emblée hors de votre fidélité. Sans qu’il eût aucun tort envers vous, vous lui avez fait dresser des embûches par Andefroi[563]. Il ne viendra pas à ta cour ni à ton plaid, jusqu’à ce qu’il t’ait fait payer le mal que tu lui as fait. S’effraie qui voudra : lui, il ne redoute rien.

303. « En un mot, » dit Pierre, « Girart gardera sa rancune (puisse Dieu protéger ses neveux et ses hommes !) jusqu’à ce qu’il t’ait vaincu, toi et tous les tiens. Puis il emportera d’Orléans la sainte croix[564]. — En cela il ment comme un misérable, » interrompit Charles, « car, si je le trouve logé dans les prés sous la ville, jamais homme n’aura eu si mauvais neveux[565].

304. — J’ai pleinement accompli mon message, ce me semble. J’ai vu Auchier, Guinart, don Armant, Seguin, Boson, et don Guintrant. Quand j’eus dit mon message, je vis, à la mine du comte qu’il ne t’aimait guère ; tant s’en fallait qu’il allait à l’encontre de ce que je disais. Je prononçai alors une parole qui le blessa comme si on lui avait cinglé le nez d’une badine. Je lui dis : « Comte, si vous faites guerre, je crois qu’il vous en ira mal : avant un an vous l’aurez payé. » Et j’offris alors la bataille[566] pour prouver, si Girart l’acceptait, que le tort, la tromperie, la trahison[567] seraient de son côté. Je ne refusais aucun chevalier, ni Bourguignon, ni Bavarois, ni Allemand, et je ne trouvai personne qui acceptât le défi. Mais Boson d’Escarpion se leva, le visage fier et irrité ; il ferma son poing droit et tira son gant, et, sans Fouque, il m’eût frappé. Mais je lui dis, dans ma colère, telle chose qui le fit passer aux yeux de tous pour fou et pour enfant[568].

305. « Tu le jettes hors de ta fidélité (dit Girart), et tu lui fais tort ; tu lui as tué son père et son oncle ; tu lui as enlevé Lengroine, la cité et le port[569]. Prépare-toi de ton mieux à la guerre : lui il est tout prêt.

306. « En présence de tous, je dis à Girart qu’il ne devait pas accuser le roi Charles avant de s’être présenté à ta cour avec ses barons, et de s’être expliqué avec toi par l’intermédiaire de tes hommes[570], car tu n’es coupable ni de félonie ni d’insulte envers Girart, les siens ni Boson[571]. Je voulus le prouver par bataille, chez lui, ne refusant aucun chevalier, Allemand, Bavarois ni Bourguignon ; mais je ne trouvai personne qui soufflât mot. C’est alors que Boson entra en fureur, et il m’eût frappé sur le lieu, sans que personne s’y opposât, quand Dieu envoya là le comte Fouque. J’exposai pourtant mon message et répétai tes paroles[572] : que Girart vienne te faire droit à ta résidence, amenant Fouchier et Boson et Seguin, le vicomte de Besançon. Et Girart me répondit « non » sur tous les points. Il demande raison de la mort de son oncle, le comte Odilon, de son père, le duc Drogon, qui périrent par toi en Vaubeton, et, si tu n’en fais pas amende, toi et les tiens, de sa part je t’apporte un défi. »

307. Charles, quand il s’entendit défier, éprouva une telle mortification, une telle amertume, qu’il ne put trouver une parole pour répondre à Pierre. Il se tourna d’un autre côté pour se remettre : « Damoiseaux de ma mesnie, aimez-vous mutuellement. Qui voudra m’aider dans cette guerre n’aura pas faute de mon avoir. » Les chevaliers se prirent à se réjouir, à s’exciter les uns les autres et à se vanter à qui mieux mieux. Cela parut bon à Charles de les entendre gaber. Le jour déclinait. Ce n’était plus l’heure de discuter. On demanda l’eau[573] et on se mit à table, et, le moment venu, on alla se coucher pour pouvoir se lever matin. Cette nuit, Charles resta couché jusqu’au jour. La messe ouïe, il fit dire à chacun de s’aller armer et de monter à cheval. On fit seller les bons chevaux ; on n’oublia pas les hauberts ni les heaumes. Même le roi fit lacer son enseigne, et, prenant la conduite de ses hommes, il se mit à chevaucher sur Girart. Il veut, sans plus tarder, lui porter un rude coup.

308.[574] Charles voit comment son messager est revenu, que là[575] droit ne lui sera ni fait ni reconnu, qu’aucun présent ne lui a été envoyé ni promis. Il a mandé et convoqué ses hommes, mais il ne les a pas attendus tous : il en avait bien trois mille, armés de l’écu. Avant que le jour fût levé, que le soleil brillât, il les avait amenés sous Mont-Amele. Jamais château ne fut mieux attaqué, ni mieux défendu par ceux du dedans. Grande est la puissance de Charles, et par vive force il les a tous pris. Il s’est établi au sommet du donjon le plus élevé.

309. Le roi Charles ne fut pas long à se préparer. Il n’a avec lui ni ses hommes ni ses marquis[576] ; de ses barons il n’a que ceux de son conseil. Il ne s’attendait pas à rencontrer de la résistance de la part de Girart, qui n’a pas été averti et n’a pas reçu de message. Charles n’a pas plus de trois mille Français, mais jamais roi n’eut hommes mieux armés. Ils portaient des broignées safrées[577], une paire de dards[578] ; quelques-uns avaient d’anciens hauberts viennois[579], des lances, des gonfanons, des écus de Blois, de grands chevaux coursiers d’Espagne. C’est avec ces troupes que Charles est entré dans Mont-Amele. Il voulait porter un rude coup à Girart, et il a réussi.

310. Le roi Charles, accompagné de Henri[580], est parti en guerre. C’est le comte Auberi[581] qui les guide sur la terre de Girart. Ils lui ont enlevé Mont-Amele qu’il avait tenu longtemps, de bons et riches châteaux. Ils ont occupé les bourgs, assailli (?) les murs. Ce sera une douleur pour Girart, Boson et Seguin ; il adviendra mal à tel qui ne le cherchait pas. Fouque et Landri en seront ruinés sans l’avoir mérité.

311. Quatre jours ils y séjournèrent[582], après l’avoir pris, sans que personne de l’armée manquât de rien, quoi qu’ils demandassent dont ils eussent besoin. Au cinquième jour, Girart en fut informé par un messager ; au neuvième, le comte et le roi se rencontrèrent en bataille.

312. Charles a couché quatre jours sur la terre de Girart, à Mont-Amele qu’il lui a enlevé. Au cinquième jour, Girart apprend par un messager que Mont-Amele est perdu pour lui, que Charles, le roi de France, le lui a enlevé. Le voilà irrité à ce point qui ne parlait à personne, jusqu’à tant qu’il vit venir Fouque, son ami : « Fouque, conseille-moi, puisse Dieu t’aider, au sujet de Charles qui me tient pour un lâche. Il m’a enlevé le pui aigu de Mont-Amele, et croit m’avoir ruiné ; mais ce n’est pas encore fait, je crois. Je voudrais avoir perdu mon fief pendant sept ans, pour que nous nous soyons battus avec lui, et l’ayons vaincu ! »

313. Girart se tenait à Orivent[583], un château qu’il tenait de Charles en chasement. Le château est de force à se défendre : les bons sergents y étaient au nombre de plus de mille, les chevaliers montés[584] plus de sept cents. Les bourgeois sont riches et bien pourvus de chevaux, de mulets, d’or et d’argent. Girart était à l’ombre, dehors, à l’air, parlant à ses hommes. Il tenait les plaids avec ses barons. Sur ces entrefaites, arrive le messager qui l’informe de la prise de Mont-Amele par le roi. Voilà Girart si plein de douleur qu’il ne pouvait dire un mot à personne, jusqu’à ce qu’il vît Fouque en qui il a confiance : « Fouque, puisse Dieu t’aider ! donne-moi conseil au sujet de Charles qui me tient pour un lâche. Il m’a enlevé Mont-Amele, puis il a juré qu’il ne s’en irait pas d’un mois, sans avoir combattu. Mais je te jure par Jésus le tout-puissant que si Allemands et Désertains[585] ne me font pas défaut, il ne s’en ira pas sans bataille, pourvu qu’il m’attende huit jours ! « 

314. Écoutez la parole de Fouque : « Quel conseil peut-on te donner ? Tu crois plutôt le mauvais que le bon ! Adresse-toi à mon frère, le comte Boson, à Seguin, le vicomte de Besançon, qui t’ont conseillé[586] selon leur sentiment, à Roussillon, dans la chambre voûtée[587]. Pour moi, je ne donnerai jamais conseil d’homme félon ; jamais je ne serai d’avis que tu fasses la guerre au roi Charles, car tu es son homme lige, de sa maison ; tu n’as chasement de personne, sinon de lui. Mais fais-lui droit, puisqu’il te cite, à Paris, à Reims ou à Soissons, si Dieu te garde de toute insulte, de toute accusation de trahison. Demande-lui un délai de quarante[588] jours, par un comte ou un vicomte bon et loyal, ou par un puissant archevêque de sa maison[589]. Quand tu lui auras fait son droit, demande lui le tien. S’il ne veut le faire, s’il te refuse, s’il te cherche querelle, alors je t’aiderai avec tes barons. Mais qui fait guerre à tort, par Dieu du ciel, est l’artisan de sa perte, non de son bien[589].

315. « Certes, je ne donnerai pas conseil, le sachant, qui fasse de toi un fou, un félon, un traître ! Mais va trouver Auchier de Saint-Macaire[590], c’est un chevalier franc et de bonne race ; mandez au roi que vous irez lui faire droit, où il voudra mais qu’il se retire en France, et donnez comme otages moi et mon frère. — Fouque, » dit Seguin, « vous ne l’aimez guère, quand vous lui conseillez un arrangement honteux. Il vaudrait mieux qu’il eût perdu la cité de Caire[591] et mille marcs de la terre que tint son père, avant que le roi passât Rancaire[592] sans bataille. »

316. Girart entend Seguin, et ses foles paroles lui plurent : Que Dieu me maudisse, don Fouque, » dit-il. « quand je suivrai votre conseil ! Puisque le roi s’est avancé jusque-là avec ses vauriens, Normands, Français, Bretons, afin de me ruiner, tenez-moi pour aussi lâche qu’un renard[593], dès qu’il demande bataille, si je ne la lui donne ! » Fouque, quand il l’entendit parler ainsi, fut si affligé que depuis il ne lui donna plus aucun conseil, bon ni mauvais.

317. Aussitôt le comte Girart convoqua de toute part ses hommes pour la guerre. À lui vinrent Auchier et le comte Guinart[594], qui tenait en Allemagne Montbeliard[595], amena dix mille hommes vaillants, entre lesquels il n’y avait ni un couard ni un lâche. Ne croyez pas que le comte[596] perde le temps : il livrera bataille à Charles le premier mardi.

318. Quand Girart vit que Charles le provoquait ainsi, qu’il occupait par force sa terre et son pays, qu’il avait pris et pillé son meilleur château, il choisit trente messagers preux et courtois, montés sur de forts mulets amblants d’Espagne. Il les envoya partout où il savait avoir de bons amis. Il appela ceux du Querci, de l’Agenais, du Toulousain, de Barcelone, du Rouergue, les Basques, les Gascons, les Bordelais. Aucun [des messagers] ne s’arrêta avant les ports d’Espagne[597]. Navarrais[598] et Basques viennent serrés[599]. Même le roi d’Aragon envoya ses hommes. Ils sont plus de soixante mille. Les préparatifs de la bataille sont faits. Mais ce fut, de la part du comte Girart, une mauvaise entreprise, car il a tort envers Charles, c’est chose jugée.

319. Voyant que Charles lui faisait une telle guerre, qu’il était venu sur lui avec sa couronne[600], qu’il avait envahi ses meilleures terres, Girart envoya des messagers à Aimeri, duc de Narbonne[601] ; à Gilbert de Tarragone, le gendre de celui-ci [602] ; à Raimon Berengier de Barcelone[603] ; à Bertran le comte[604] de Carcassone ; à Guinant le comte de Balone[605], à Jocel de Verdona[606], le guerrier. Ils étaient parents de Girart. Par leur intermédiaire, le comte parlementa avec le roi[607], mais ils ne réussirent pas à lui arracher une bonne parole qui annonçât l’intention d’évacuer la terre de Girart. Le mardi suivant l’heure de none ne se sera pas écoulée que Charles aura bataille, s’il s’y prête.

320[608]. Ce fut en été, au mois d’avril. Les deux partis ennemis se rencontrèrent sous Mont-Amele. Entre Girart et Charles grande fut la haine, dont moururent en ce jour tant de bons chevaliers, et tant de belles dames perdirent leurs maris. C’est d’une fière bataille que je vous parle, dont France et Allemagne furent dépeuplées. Moûtiers, églises et crucifix en furent brûlés. Avec Charles s’assemblèrent tous ses amis. Les guerriers vêtus de fer furent bien au nombre de dix mille. Il n’y en avait aucun qui ne fût animé du désir de faire en champ de bataille le plus de mal possible à son ennemi. Mais c’est du côté de Girart que se trouvaient les plus hardis ; c’était sa mesnie, ceux qu’il avait nourris. Charles mit pied à terre en une lande ; il n’oublia pas Dieu : oncques pécheur ne pria avec tant de ferveur : « Ah ! Seigneur Dieu de gloire, » disait-il, « c’est vous que j’en prie, faites par votre merci que je sorte avec honneur de cette journée ! »

Girart, non plus, ne perdit pas la tête. Il appela Boson, Aimeri, ........[609], Gilbert et Gui : « Seigneurs, je vous ai toujours nourris. Je vous ai tous enrichis de mon bien. Jusqu’ici je n’ai pas eu à m’en repentir. Vous avez pris pour moi maint palais dont je vous ai distribué les richesses, si bien que je ne possède plus rien au monde, sinon ce que j’ai sur moi. Si aujourd’hui Charles me vainc, savez-vous ce que je dis ? c’est qu’il me faudra m’en aller pauvre et mendiant. Et quand j’aurai tout abandonné au roi, vous en serez appauvris et affaiblis. Ha ! Fouque, sire cousin, c’est à vous que je le dis. Vous m’avez rendu de grands services, dont je vous ai peu récompensé. Si, en ce jour, vous m’abandonnez, je suis perdu[610] et je vous haïrai à tout jamais, soyez-en certain. C’est au grand besoin qu’on reconnaît un ami[611]. » Fouque le regarda et lui dit avec un sourire : « Nous vous avons bien ouï, sire duc. Si vous m’aviez cru, les choses se seraient passées autrement : vous et le roi seriez amis. Mais maintenant ce n’est pas pour vous que je suis ici, mais pour moi qui me tiendrais pour honni, si dans la bataille je ne montrais ce que je sais faire. Certes, ce ne sera pas ici la place des buveurs qui aiment à se chauffer devant la cheminée[612]. Qu’ils marchent en avant, et à qui fera le mieux ! »

321. Les batailles[613] chevauchent à travers les prés, sombres, têtes basses, les heaumes lacés. Charles Martel était un roi puissant, Girart un duc de grande famille, et ils étaient acharnés l’un contre l’autre. Fouque était en ligne parmi les combattants vêtus du haubert, et montait un cheval rapide, fougueux et bien dressé. Il était richement armé ; il avait les éperons d’or aux pieds, et de solides chausses de fer. Le haubert qu’il avait sur le dos était fort et serré, les pans et la ventaille en étaient ornés d’or ; il était plus blanc qu’argent épuré, et jamais aucune arme n’avait pu le fausser. Il avait une épée longue et grande au pommeau doré. Le heaume qu’il portait sur la tête avait coûté cher et brillait par-dessus de tous les heaumes de l’armée. Il avait un écu écartelé d’or et d’azur, une lance roide, forte et au fer acéré. Bayart (son cheval) fait de grand sauts par les champs labourés, et s’est porté en avant de toute l’armée, plus loin qu’un arc ne lancerait un javelot. Le roi s’arrêta quand il vit Fouque. Il s’appuya sur un comte d’Auvergne et dit aux Français : « Seigneurs, voyez le meilleur chevalier qui jamais ait existé ; je vous dirai qui il est, si vous m’écoutez. On l’appelle Fouque, le cousin[614] de Girart. Il est natif d’Allemagne où il est seigneur. Écoutez quelles sont ses qualités. Attribuez-lui toutes celles du monde, en ôtant les mauvaises, car il n’en existe aucune de telle en lui, mais il est preux, courtois, distingué, franc, bon, habile parleur. Il connaît la chasse au bois et au marais, il sait les échecs, les tables, les dés. Jamais sa bourse n’a été fermée à personne, mais il donne à qui lui demande : tous, les bons comme les mauvais, y ont part ; jamais il n’a été lent à faire un acte de libéralité. Il est plein de piété envers Dieu ; car, depuis qu’il est au monde, il n’a jamais été dans une cour où il ait été accompli ou proposé aucune injustice, sans en avoir été peiné, s’il ne pouvait l’empêcher ; et jamais il n’a été renvoyé d’un jugement sans s’être battu en champ clos. Il déteste la guerre et aime la paix, mais, quand il a le heaume lacé, l’écu au col, l’épée au côté, alors il est fier, furieux, emporté, superbe, sans merci, sans pitié, et c’est quand la foule des hommes armés le presse, qu’il se montre le plus solide et le plus vaillant[615]. On ne lui ferait pas perdre un pied de terrain, et il n’y a homme au monde qui osât lui tenir tête. Il est à la fois la reine, le roc et le roi[616]. Tous, puissants et faibles, trouvent appui en lui. Il a toujours aimé les vaillants chevaliers et honoré les pauvres comme les riches, estimant chacun selon sa valeur. Sachez que cette guerre l’afflige très fort, qu’il a eu pour cela avec Girart maintes disputes, maintes querelles, mais il n’a pu l’en détourner. Cependant il est toujours, au besoin, venu à son secours. Et ce n’est pas par moi qu’il sera blâmé : quiconque abandonne son ami, est méprisé en toute bonne cour. Je ne finirais pas aujourd’hui, si je voulais vous conter tout ce qu’il y a de bon en lui. Et, par ce Seigneur en qui vous croyez, il est mon ennemi et je le hais très fort, mais j’aimerais mieux être Fouque, avec ses qualités, que le seigneur reconnu de quatre royaumes ! — Sire, » disent les Français, « vous le louez beaucoup ; car, s’il a toutes les qualités que vous dites, jamais il n’y eut chevalier meilleur. — Il les a, » dit le roi, « et plus encore. »

322. Ce fut au neuvième jour, au lever du soleil : leurs avant-gardes se rencontrèrent, et, aussitôt que les hommes se furent reconnus, ils mirent pied à terre et s’armèrent en hâte[617]. N’allez pas croire qu’aucun d’eux se dérobe au moment de la lutte ! Vous auriez vu se rompre tant de lances et tant d’écus, tant de hauberts faussés et décousus, tant de francs chevaliers étendus morts ! L’avant-garde de Girart a eu le dessus.

323. Ce fut au neuvième jour, au lever du soleil, aval par la plaine sous Verduneis[618]. Les Bourguignons se battent contre les Français. Charles le roi disposa habilement ses échelles. En première ligne, il place ses Herupois[619], ceux d’entre Loire et Seine, guerriers d’élite. Là étaient les hommes de Chartres et de Blois, armés de lances au fer tranchant. Arbert, un comte de Troyes[620], les guide. Les Manceaux, les Berruyers, les Bretons[621] combattent dans la seconde échelle. Dans la troisième sont les Poitevins et les Aquitains[622] ; dans la quatrième, les Normands et les Flamands, les Picards[623] et ceux de Vermandois. Dans la dernière et la plus forte fut Charles le roi avec ceux de Paris et d’Orléans, de Soissons, de Reims et de Champagne. Un duc Joffroi[624] portait leur enseigne. Cependant Girart chevauche, montant dans la perfection, avec lui Hugues et Ertaut de Forez, Guigue et Henri de Vienne, Guillaume et Rainaut de Mâcon ; Boson, Fouque et Seguin[625] viennent ensuite. Ils s’avancent en rangs serrés, portant droites les enseignes garnies d’orfrois. Qui maintenant, au moment du combat, demanderait qu’on fît la paix, serait à bon droit tué ou jeté en prison.

324. Le comte Girart chevauche au premier rang. Il portait un haubert jaseran[626], un heaume écartelé. Le safre[627] resplendit au loin à cause de la pureté de l’or. Il avait ceint l’épée que lui donna Didier[628] : on ne la paierait pas avec un empire. Il portait un écu neuf écartelé. Son gonfanon était blanc, large et traînant. Son cheval était un bai rapide à la course. Il vint se placer au-devant de son ost, comme un bon guerrier. Il rencontra un damoiseau appelé Ratier[629] : c’était un des porte-gonfanon de Charles. Girart, le voyant, l’attaqua vivement, lui entama l’écu et le haubert et le jeta mort en un sentier. Là vous auriez vu combattre les bons chevaliers et les masses se heurter les unes contre les autres. Tel n’était pour rien dans cette guerre qui, dans la bataille, éprouva grand dommage.

325. Du côté de Girart sont ses Lorrains, les Allemands et les Desertois. Avec eux s’avança Rainier[630], le fils d’Ardenc. C’était un bon et vaillant guerrier. Il avait un heaume de Bavière, un haubert double ; il portait un écu et une lance de Monbilenc[631] et montait un cheval rapide et hennissant. Il avait ceint l’épée du roi Genenc[632] : onques vous ne vîtes épée qui si bien taille et tranche. Les Manceaux, les Angevins, les Herupois étaient avec Charles dans les rangs opposés. Rainier cria son enseigne : Durenc ! Durenc ! et Hugues de Poitiers : No genc ! no genc ![633] Il se lance contre Rainier qui venait sur lui, et lui porte par la poitrine, à travers le haubert, un tel coup qu’il lui tranche tout le côté gauche et le jette à la renverse en un chemin tournant[634], à une longueur de lance de sa selle.

326. Quand Rainier fut à terre, couvert de souillure (?), ayant une blessure par la poitrine qui le fait souffrir jusqu’au cœur, il déchira son bliaut, se banda bien, puis remonta sur son cheval vigoureux. Et quand il fut en selle, les rênes en main, il tira son épée d’Orléans[635], et celui qu’il frappe en plein sur le heaume, il le pourfend jusqu’à la poitrine. Il se comporte de telle façon par la mêlée, que ceux à qui il en veut n’ont qu’à se bien tenir.

327. Boson, Fouque et Seguin viennent par derrière, avec don Fouchier à cheval sur Baiart......[636] Ils sont soixante mille, tous en armes[637] ; ils vont au pas, les lances droites. Du côté opposé vint le roi et le comte Foras[638]. Tous d’une voix ils crient leur enseigne. Ils vont se frapper, comme vous allez l’entendre, car, depuis le temps de Cleophas[639] qui fut en la bataille de Val Troas[640], vous ne vîtes gent aussi enragée (?), aussi acharnée à frapper, à tuer.....[641] Mille sont déjà abattus et sans mouvement, ayant perdu poing ou pied, bouche ou nez. Celui qui combattit dans cette mêlée et n’y resta pas, fut spécialement protégé de Dieu et de saint Thomas[642].

328. Voici, d’un côté, Boson et Fouque, Fouchier le marquis faisait le troisième ; de l’autre, Andefroi et don Aimon. Ils firent du comte Hugues[643] leur porte-enseigne. Andefroi dit : « J’aperçois un mauvais larron qui, avec Boson, m’a tué mon oncle. Tenez-moi pour aussi lâche qu’un renard[644], si[645], dans cette mêlée, je n’ai affaire à lui ! » Et il donne de l’éperon à son cheval.

329. Andefroi s’écria : « Viens ici, Fouchier ; tu m’as fait tort et dommage, lorsque, l’autre jour, tu m’as tué mon oncle Thierri[646]. Certes, j’aurai du regret si je ne t’en récompense pas, si je ne te frappe pas de cette mienne épée un tel coup, que je te pourfendrai jusqu’à la ceinture. — Vous en avez menti, glouton, vantard, et je prouverai que vous n’êtes qu’un menteur. » Ils éperonnent leurs chevaux et se jettent l’un sur l’autre. Fouchier ne manqua pas son coup : il lui fendit l’écu sous l’appui[647]. Andefroi s’irrita et le frappa si violemment qu’il lui faussa la broigne au pan doublé ; tous deux s’abattent sur le sable, et à ce coup mille chevaliers entrent en lutte.

330. Tous deux s’abattent en un pré ; voici les compagnies qui s’abordent ; vous verriez tant d’écus brisés, tant de lances mises en pièces, tant de hauberts troués, de broignes faussées, tant de coups d’épée, tant de têtes couvertes du heaume séparées du tronc ! On en aurait pu enlever quinze charretées. Girart eut le dessous en mainte rencontre et perdit ainsi les barons de ses contrées.

331. Jamais on n’ouït parler de plus forte bataille : le roi lui-même y fut frappé. Celui qui le frappa était sorti de l’armée royale. Il s’appelait David ; il était fils du Vieux Gérôme. Il avait quitté le roi par suite d’une guerre[648], comme faidit, et s’était réfugié auprès de Girart qui lui donna de grands dons à sa discrétion. C’est celui-là qui attaqua vivement le roi, le frappant sur l’écu orné de fleurs d’or de telle sorte que la lance au fer bruni passa au travers. Puis il retourna vers Girart, par un chaume, et, le prenant avec force par le frein : « Comte, pourquoi restez-vous tout ébahi ? le champ de bataille est si couvert de vos hommes, qu’il n’en reste plus mille[649] de ton pays ; si tu te laisses prendre, tu es perdu ! — Ami, » dit Girart, « pourquoi me dis-tu cela ? Je te jure, par la sainte mère de Dieu, que j’aimerais mieux être mort et enterré que de laisser dire à ce mauvais roi que j’ai fui ! Retournons à la charge : je suis tout prêt. » Alors la lutte reprit de plus belle.

332. Voici par le champ Pierre, le fils de Gautier ; il portait les armes qu’il avait reçues d’Olivier[650]. Il était bien décidé, si lui et Boson se trouvaient face à face, à se battre de bon cœur avec lui. Il rencontra Seguin, l’un de ses ennemis ; il lui souvint d’un mot que celui-ci lui avait dit à Roussillon, sous l’olivier, lorsqu’il fut envoyé par le roi comme messager[651] ; il dit qu’on le tiendra pour un homme vaillant en paroles, pour un vantard, un faiseur d’embarras, s’il ne va le frapper sur l’écu noir : ils éperonnent et se lancent l’un sur l’autre.

333. Ils ont l’un pour l’autre haine et rancune, chacun d’eux prenant parti pour son seigneur ; ils éperonnent, et partent tous deux au galop. Seguin frappa si haut, par dessus la fleur[652]. [qu’il lui fit dans l’écu une ouverture large comme le poing[653]], et lui faussa le plus fort pan du haubert, lui entamant trois côtes. Pierre le frappa à son tour de telle force que jamais d’aucun homme Seguin ne reçut un tel coup.

334. Pierre piqua le cheval, qui fit un grand effort, et alla frapper Seguin. Il ne le manqua pas, mais lui troua l’écu sous l’appui et lui trancha le haubert aux mailles menues. Au milieu de la poitrine il lui fit une telle fenêtre que le sang jaillit par devant et par derrière. Après cela vous n’auriez pas donné de sa vie une gousse d’ail.

335. Gace, le vicomte de Dreux, se porte en avant. Là où il voit la mêlée la plus épaisse, il pénètre comme un coin. Il va frapper Auchier de Mont Saint-Proin[654]. Celui-ci se mit en défense et lui fendit l’écu au dessus du poing, et lui défit tout le pan du haubert. Gace, à son tour, le refrappa sous le visage : le haubert[655], si fort qu’il fût, céda. Gace lui passa lance et enseigne par le cou et l’abattit mort loin de son cheval. Dans la mêlée, il n’y a Allemand, Saxon ni Bourguignon qui frappe mieux que lui.

336. Voici par le champ Alon, le fils d’Ansel. Il portait un haubert jaseran qui se rejoignait au chapeau ; il avait lacé le heaume de Raimon Borel[656] et ceint l’épée de Milon d’Urgel. Il était armé de la lance et son écu neuf venait de Bordeaux. Il chevauchait un jeune cheval couleur de fer, et son gonfanon était brodé d’or. Il vint tout d’un trait par le chaume, poussant le cri de Charles Martel. Voici de l’autre part Giraut de Mont-Revel. Quand il entendit le cri de Charles Martel, il en fut irrité. Ils vont se défier l’un l’autre et l’un des deux videra les arçons.

337. Giraut était un chevalier preux et vaillant. On ne pouvait imaginer un homme mieux bâti. Il était homme du comte Girart et son parent. Ce lui fut pénible d’entendre crier l’enseigne de Charles. Il se jeta sur Alon, qui, se sentant frappé, le frappe à son tour, lui fausse la broigne de Saint-Maixent, et le jette mort à terre, sur la face, devant Doitran[657] de Saint-Laurent, sous les yeux d’un homme qui sut en prendre vengeance.

338. Doitran pique des deux et frappe Alon par la poitrine, sur le haubert, à travers le hoqueton. Il lui mit dans le corps la lance avec le gonfanon et l’abattit mort sur le sable, sous les yeux du comte Hugues, un homme qui sut en prendre vengeance.

339. Voici par la mêlée Hugues et vous allez entendre ce qu’il fit : sur un pelisson neuf d’hermine il avait revêtu un haubert blanc et à fines mailles (?)[658], et lacé un heaume à vergeures d’or fin. Il avait ceint l’épée de Genon d’Aiglin et portait un écu et une lance de Saint-Domin. Il montait un cheval bai, à la crinière fauve. La mort du comte Alon, qui était de son lignage, lui causa une vive douleur. J’ose dire qu’il ne manqua pas Doitran.

340. Hugues frappa Doitran sur son écu, lui brisa son haubert, lui mit dans le corps la lance au fer aigu et l’abattit mort sur le champ herbu. Lorsque les compagnies se rencontrèrent, vous auriez vu tant de lances, tant d’écus brisés, tant de chevaliers étendus à terre qui demeurent insensibles, si fort qu’on les remue. Charles a bien fait payer à Girart la douleur que lui a causée la mort du duc Thierri d’Ascane.

341. Charles accourut au galop. Il frappa un damoiseau franc des pays tiois (?), en haut, sur le sommet de son heaume : il lui trancha le cuir chevelu, le crâne, la poitrine, le corps, tout ce qu’il atteignit. Il en fit deux moitiés et le mit à bas, lui et son cheval, auprès d’un genêt. Ainsi chassait, ce jour-là, le roi dans la forêt de ses ennemis.

342. Cette bataille eut lieu un mardi. En ce jour, les Navarais et les Basques lancèrent leurs dards[659] ; il n’y a si fort haubert qui ne soit mis en pièces ; les Français frappent sur les heaumes....[660], le sang et la cervelle se répandent à terre. Ce n’est pas là la place d’un homme couard...

343. Ce fut aux plus longs jours, à l’entrée de l’été, un mardi ; le soleil brillait de tout son éclat. Les armées se heurtèrent et ce fut péché. On ne cesse de frapper et de tuer. Vous verriez mille hommes étendus sur la face ou sur le côté, qui ont perdu pied ou poing ou ont la tête tranchée, et tant de gonfanons rouges couverts de sang, enfoncés dans le corps de chevaliers, et des milliers de chevaux si serrés qu’il n’y a [entre eux], aucun homme qui étende la main ou bras, car là nul ne peut vivre, sinon par miracle. Girart vint par la mêlée, plein de fureur ; il a tué ou blessé vingt hommes. Son visage est altéré ; plein de rage, il met pied à terre, enfonce son enseigne en un pré, et crie aux siens : « Chargez, frappez, tuez, tranchez ; et, si vous êtes poursuivis, repliez-vous sur moi, car, sachez-le, d’ici je ne bougerai que je ne sois prisonnier, ou tué, ou victorieux. Charles sera roi ou déchu[661] » Puis il dit à Fouque : « Restez avec moi ! » Et Fouque répondit sagement, en chevalier courtois et sensé qu’il était : « De tout temps tu as été léger, cruel, emporté, et ç’a été un grand malheur pour le monde que le jour où tu es né. Ce n’a pas été un don, mais une grande perte. Par toi a été abaissée la sainte chrétienté. Homme cruel, ne vois-tu pas comme tes hommes sont réduits ! Il y en a plus de sept mille tant morts que blessés, et pourtant nous les avons bien repoussés, et Charles a perdu assez des siens. Mais le roi est ton seigneur, une grande puissance. C’est au milieu de sa terre qu’il nous a trouvés ; les renforts lui viennent de tous côtés ; il n’a qu’une lieue à faire pour être à l’abri. Maintenant il n’y a pas de honte pour vous à battre en retraite. Vous seigneurs, francs chevaliers, donnez-lui le même conseil. Si vous avez parent ou frère [qui soit blessé], enlevez-le, et emportez-le au petit pas. Je ferai l’arrière-garde avec don Daumatz, Boson, Gilbert, Garin d’Aix ; et, si vous subissez aucune perte, rendez m’en responsable. » Girart quitta la mêlée, contraint et forcé ; dès ce moment il ne fut pas poursuivi seulement un pied de terrain. Personne n’osa lui dire qu’il y eût eu, de sa part, faiblesse ni lâcheté, mais toutefois Charles et les siens restèrent maîtres du champ de bataille.

344. Charles resta maître du champ de bataille. Il vit tant de damoiseaux étendus sous leur ventaille, tant de hauberts saffrés aux mailles sanglantes. Aux vivants il donnera, dit-il, assez de quoi vivre ; quant aux morts, il ne sait penser chose dont ils aient besoin, sinon pour chacun un cercueil, et à celui qui le taillera[662], il donnera cent sous. Un abbé breton de Cornouailles[663] dit alors : « Je ne demande pas à Dieu de me donner le relief d’une autre table[664] ! » Et le roi le lui donna en fief, et en bailla son gant.

345. « Que les évêques, les abbés, nos docteurs, fassent un cimetière en l’honneur de Dieu. Tous ceux qui sont morts ici, les nôtres et les leurs, sont tombés les uns contre les autres, pour leur seigneur[665]. » Tous les principaux [de l’armée de Charles] l’ont octroyé ainsi. L’abbé donna pour cela mille marcs à son prieur, sans compter ce qu’eurent les tailleurs de pierre pour leur loyer, puis il continua à leur faire ce même service tant qu’ils furent ensemble à la guerre.

346. Girart s’en est allé ; Charles resta et passa la nuit sur le champ de bataille. Le lendemain il se mit en route tout droit vers Reims, la cité. Le roi dit aux siens : « Quiconque aura ici de la richesse, de l’or d’Espagne, cheval arabe ou castillan, il faudra, je m’en vante, que tout cela passe par ma main[666]. Qui aura bonne tête et cœur hardi ne trouvera en moi rien d’un vilain, mais l’homme le plus disposé à donner. »

347. Tandis que le roi procède ainsi aux dons, voici venir devant lui le comte Aimon : « Seigneur, apprenez qui vous avez parmi vos prisonniers : Senebrun de Bordeaux, le fils d’Yon[667], Gillaume le Tosanz[668], lui et Eble. — Par mon chef, » dit le roi, « j’en suis charmé. Ce sont mes ennemis les plus cruels. D’ici peu ils en auront telle récompense que jamais plus aucun d’eux ne chaussera l’éperon. — Sire, vous ne le pouvez sans déloyauté. Nous vous conterons comment la chose est arrivée. Comme ils retournaient en leur pays, nous leur dressâmes une embuscade à Clarenton[669], avec nos hommes de Bourges et de Bourbon[670], et, lorsqu’ils entrèrent sur le territoire gascon, nous les prîmes par derrière en un champ ; aucun ne nous échappa, pas même les valets, sinon Senebrun et trois barons[671]. Nous les poursuivîmes jusque dans Corneillon[672]. Giraut[673] leur donna asile dans sa maison, et ne consentit à nous les rendre qu’à la condition qu’ils n’y perdraient que leur rançon, et nous lui en avons donné notre parole. — Je leur donnerai, » dit Charles, « un tel breuvage, que le plus fort d’entre eux dira qu’il en a assez. » Là-dessus il monta à cheval ; puis il convoqua ses hommes pour un conseil sous Albion[674].

348. Charles traita longuement avec les Gascons. À force de dons et d’habileté, il les corrompit si bien avec son argent que tous lui rendirent leurs châteaux. Charles les fit occuper solidement. Girart en fut informé par messager, cinq jours après. Le comte était à Beauvoir, sous Roussillon ; il fit asseoir auprès de lui Gilbert, Fouque, Bernart, Boson, Manecier. ils étaient noircis par l’usage du harnais, car ils revenaient de Saint-Sever, château du roi qu’ils avaient brûlé. Ils parlaient de la guerre, lorsqu’arrive le message qui leur apportait la nouvelle véritable que Charles enlève à Girart toute la Gascogne, que les barons de ce pays sont tous à sa discrétion. « Alors nous nous battrons, » dit Boson. « Vous en aurez tout loisir, » dit Fouque. « Vous y avez tant gagné l’autre soir, que vous ou Girart pouvez bien voir qu’exciter une guerre à tort n’est pas un jeu. »

349. Ensuite parla le comte Bernart. C’était un jeune homme grand et gaillard : « Frères, si vous me croyez, vous et Girart, Charles ne repassera pas le pont du Gard[675], ni la terre où gît saint Léonard[676], sans que nous ayons fait en France un grand abattis de châteaux. — Eh ! qu’importe, » dit Fouque, « si vous lui en brûlez quelqu’un, dès qu’il nous enlève les meilleurs des nôtres ! De çà, de côté de la Provence, des dangers se préparent pour nous. Il y a tant de gens cupides, prêts à tout faire pour de l’argent, — et Charles leur en envoie par ses bateaux (?), — qu’il ne nous est pas resté de nos meilleurs hommes le quart. — Par Dieu ! » dit Gilbert de Senesgart, « ce chien de roi ne sera pas mis à bas, sinon par coup de lance, d’épée ou de dard. Il importerait assez peu comment il serait frappé, pourvu qu’un escobart[677] le tuât, comme mourut le roi César[678]. — Je l’occirai sans retard, » dit Foucart[679]. — « Il n’est rien qui me tarde autant, » dit Boson.

350. Fouque, entendant ces paroles, s’irrita : « Vous avez, à vous trois, dit une grande folie. Jamais je n’aimerai quiconque me proposera une action déshonorante. — Je ne le veux pas, » dit Girart, « je n’y consens pas ; mais il est naturel que le fou dise des folies[680], et qu’il en résulte de la honte pour qui croit son conseil. Beau cousin[681] Fouque, pour Dieu, conseillez-moi. — De conseil, » dit Fouque, je n’en vois pas. Je sais le roi Charles si violent que c’est en vain que son ennemi s’abaisserait devant lui, et celui qui se laisse vaincre par lui n’a pas de merci à attendre. Et pourtant il y aurait lieu de traiter. Celui qu’on accuse en cour de trahison ne doit pas vivre avec une telle accusation qui le ferait montrer au doigt, lui et ses héritiers.

351. « Quand je t’ai donné conseil, tu n’as pas voulu me croire[682]. Qui ne sait pas se garder de loin, ne jouit pas de près[683]. Je sais le roi Charles si monté contre vous qu’il n’accepterait pas une convention qu’on lui proposerait. Et pourtant, il serait bon qu’on lui envoyât un preux chevalier, si on en trouvait un, qui sût vous défendre de l’accusation de trahison.

352. « Priez don Begon [de se charger du message], car je ne sais chevalier meilleur ni même aussi bon. Il est du meilleur lignage. Pour vous suivre, il a abandonné son fief au roi Charles. Je le récompenserai en lui donnant Valbrune et vous Dijon. — Que Dieu me maudisse, » dit Begon [à Girart], « si je prends rien de la terre de Fouque ni de la tienne ! Je ferai le message. Toi cependant chevauche derrière moi avec tes barons ; et, si le roi refuse le droit, avant qu’il soit sorti de ta terre, faisons-le lui payer. Si on t’accuse de trahison, je te défendrai, et Fouque aussi, et les autres, mais non pas Fouchier et Boson [et Seguin, le vicomte de Besançon[684]]. Pour ceux-ci, je soutiendrai que tu ne leur as pas donné asile en tour ni en donjon jusqu’à ce que Charles eût permis à Aimon, à son cousin Andefroi et à Hugues de te dresser une embuscade sous Avalon[685]. J’y fus, je le vis et je le blâmai. Personne n’osera monter à cheval pour soutenir contre moi que le roi n’a pas commis cette indignité avant de t’envoyer Pierre. — Cousin, » dit Girart, « c’est bien parlé. » Le conseil fut bref et on y fit peu de discours. Begon monta à cheval, sans autre compagnon que son écuyer, pour porter son écu[686].

Cependant Girart envoie des messagers dans tous les sens, pour faire venir les Lorrains et les Bourguignons. Ils passent à Nevers et à Chalon[687] et s’assemblent dans les prés de Val-Mucon[688]. Les Gascons ont fait la paix avec Charles. Il ne séjourna guère en leur pays. Il traverse la Gironde et la Dordogne...[689], et fait tendre sur la rive son pavillon. Le roi, étendu sur un paile de ciclaton, regardait passer ses jeunes damoiseaux, causant avec Tibert de Vaubeton, avec le comte Gace et Hugues[690], lorsque Begon mit pied à terre, leur apportant le message de Girart et de Fouque.

353. Là où Begon descendit, sept des plus distingués [parmi les hommes de Charles] vinrent recevoir son mulet. Il entra dans le pavillon, entre les deux pans relevés. C’était un chevalier grand et bien bâti, adroit aux armes et sachant parler. Charles l’interpella, ôtant son gant : « Je vous rends votre fief et quatre fois autant de ma meilleure terre, sans tarder. Tu as ici tant de tes meilleurs parents que tu ne dois craindre aucun dommage[691].

354. — Sire, les paroles que je vous apporte sont de pure conciliation, sans rien d’inconvenant. Ce que je propose, c’est que votre baron ne vous fasse pas de mal, et que vous ne lui fassiez point tort. — N’essayez pas, Begon, de me réconcilier en aucune manière avec Girart, jusqu’à ce que les plus forts [de mes adversaires] soient abattus. Je n’aimerai Girart que mort.

355. — Sire, quel avantage retirerez-vous de l’avoir tué ? Tout au contraire, ce vous sera une grande honte de perdre par votre faute un comte de sa valeur. Le comte est preux et puissant, vous le savez, et peut vous faire plus service que ne font les dix meilleurs de vos hommes.

356. — Don Begon, sa grande valeur n’est que de la malice, et sa puissance n’est que dommage et misère. Il m’a tué ou blessé cent mille hommes, il a ravagé et dévasté mon royaume. Il y a tels cent mille hommes de ses chasés[692] à qui il a fait de grands outrages, alors qu’il était en paix ; je suis maintenant leur seigneur ; je leur donne largement, et je les tiendrai[693] tous en honneur, s’il plaît à Dieu. — C’est là tort et grand péché, » reprit Begon, car le comte n’a commis envers vous aucune faute pour laquelle il ait forfait son héritage.

357. — Eh bien ! Begon, que me diras tu de ceci ? Ici Girart s’est mis dans le cas de Judas, quand, après avoir mangé et bu avec moi, dans mon hanap, le même jour il a tué Thierri, comme un satan ! Je le lui ferai payer cher, tu le verras. Et déjà je l’ai un peu tondu et rasé sans eau : je l’ai mis en arrière de deux cent mille hommes, car en Gascogne il ne lui reste plus château ni maison. »

358. Don Begon s’avança pour mieux répondre : « Sire, avant de le mettre en demeure de vous faire droit, vous avez saisi son fief, brûlé ses cités, ruiné ses châteaux. Mais vous n’arriverez pas de sitôt à l’abattre au point de le voir mat et réduit à se cacher, car jamais vous n’aurez vu homme si dur à tondre !

359. — Ils n’auront pas la chair ni le corps si durs, lui ni Boson ni Fouchier, les trois satans, que je ne leur fasse dommage, si je puis, en récompense de leur inimitié. On disait que nous étions parents : oui, bien sûr, dans la lignée d’Adam ! Si j’en pouvais tenir un en mes liens, je ferais bien voir comme je les aime ! Leur pesant d’or cuit, fussent-ils d’airain, ne les sauverait pas.

360. — Sire, ne faites pas cela, » répond Begon. « Le comte Girart est prêt à vous faire droit. Prenez-le[694], s’il vous plaît, tandis qu’il vous en prie. — Après m’avoir trahi et renié, » dit Charles, « c’est alors qu’il dit qu’il me fera droit et m’offre son gant plié[695] ! Pour rien au monde je ne lui donnerais une demi-journée de trêve, et je ne lui laisserai pas une lieue de terre ! — Il y aura à faire, » dit Begon pour les moines et les médecins ! »

361. Ensuite parla Gautier de Saint-Remi : « Je vous dirai une chose, don Begon, » dit-il : « depuis que Girart est en guerre, il n’a rien gagné ; l’autre jour, il a fait une bataille qu’il ne devait pas faire : il s’est battu contre le roi, en une plaine, luttant ce jour-là autant qu’il a pu ; il y a eu son écu troué, sa lance brisée. Dieu me garde d’un gain pareil à celui que le comte et sa mesnie ont fait en cette rencontre !

362. — Et vous, » répondit Begon, « qu’avez-vous donc gagné ? Vous ne fîtes pas, ce jour-là, une longue poursuite[696] ; vous cessâtes bientôt de frapper, et, sans avoir de butin la valeur d’un jonc.....[697], vous vous en revîntes irrités et la tête basse. »

363. Ensuite parla Andefroi qui tenait Mantes[698] : « Vous y avez laissé ce jour-là soixante mille morts, et votre olifant a corné bien bas la trahison de Girart, si souvent renouvelée. Dieu confonde le vase pousse une telle plante[699] ! — Si nous pleurons, » reprit Begon, « qui donc en chante ? Qu’il se montre, celui qui s’en vante ! »

364. Begon ouït Andefroi s’emporter au point de traiter Girart de vieille écorce, de vase plein de vigne sauvage[700] : « Vous n’avez, » dit-il, « château si haut situé que le comte ne puisse effondrer après trois jours de siège. Celui qu’il frappe, il le porte à terre ou du moins y brise sa lance. Si le roi l’éloigne de lui, jamais il n’aura enlevé à son manteau une telle pièce.

365. « Girart n’est ni cruel, ni léger, ni traître, ni lâche, mais hardi, loyal, dur comme du buis. Avant qu’il eût poil de moustache ni barbe, il avait conquis la terre de.....[701]. Jamais il n’y eut homme si puissant qu’il n’ait pu le réduire. Si vous voulez bataille, je le connais tel qu’avant peu vous verrez un craquement de lances qui vous laissera comme enseignes des manchots et des borgnes. — La bataille sera à moi.....[702] Je serai revêtu d’armes blanches ; se déguise qui voudra !

366. « Je vous ai trouvé, don Begon, très vaillant sur le champ de bataille ; maintenant j’éprouverai Girart, si je le trouve à ma portée. C’est par lui qu’à Paris fut établi le jeu, que dans la quintaine fut placé l’écu[703], que fut tué le duc de Thierri, dont ce fut grande perte. À Seguin il faut un long cercueil, à Boson un pareil, et au larron Fouchier une bière neuve. Personne ne saurait m’empêcher de les pendre. Depuis que je suis sorti de France où j’étais retourné (?) ils m’ont fait en ma terre assez d’incendies[704]. Je vous en jure Dieu, et le saint jeudi où il s’humilia entre les siens, ou bien il ne me laissera ni fief ni aleu, ou il ne lui restera ni vilain ni bœuf. Que Girart me face droit : je ne lui demande rien de plus[705], ou sinon je ne lui laisse pas la valeur d’un œuf.

367. — Seigneur, Girart mon seigneur vous fera droit ; vous le prendrez de lui comme vous le dites. — Oui bien, s’il me livre la personne de Boson, et puis je lui prouverai qu’il est mon traître[706]. Je l’ai prouvé l’autre jour, dans le premier conseil[707], et il n’a pu se disculper ni s’escondire[708] d’être l’auteur du meurtre indigne de Thierri, qu’il fit, comme un félon, tuer en trahison. » Don Begon s’irrita quand il entendit ces paroles.

368. « Sire, vous ne cessez de traiter Girart de traître. Eh bien ! que celui-là s’avance qui l’en accuse ! Si je ne puis l’en sauver et l’en défendre, alors le comte sera traître prouvé, et faites moi pendre. » À ces mots, il présenta au roi son gant plié[709]. Mais il n’y avait si vaillant qui l’osât prendre, lorsqu’ils virent Pierre descendre au pavillon [royal] : « Seigneur, entendez bien cette parole : si Begon est grand je ne le suis pas moins, et, s’il demande bataille, je suis prêt à la lui donner.

369. — Tu feras sagement, » dit Begon, « de bien comprendre l’affaire, et tu seras fou si tu entreprends la bataille à tort. Je suis prêt à soutenir en combattant, avec mon bon cheval et mes armes, ou, si on le décide ainsi, à pied, comme un sergent, que lorsque Thierri fut abattu mort et sanglant sur le pré, Girart n’a ni préparé ni approuvé le meurtre, et qu’il n’y a eu, à cet égard, aucun complot. — Don Begon, » s’écrie Charles, « tu mens ! Girart s’est réjoui de la mort de Thierri ; il l’a complotée et voulue ; il s’est sauvé de ma cour comme un mécréant, sans prendre congé, ni lui ni les siens. Puis, aussitôt après, il a protégé mes malfaiteurs et leur a donné asile à Saint-Florent[710], château qui lui appartient en propre. C’est là que s’en est allé Fouchier avec mon argent[711]. J’ai envoyé Pierre à Girart, tu l’as vu, et Girart s’est moqué de mes plaintes. — Ceci est vrai, » dit Pierre ; « roi, tu as dit la pure vérité, j’en ferai la preuve[712] contre Girart, si tu maintiens ton dire. — La question, » dit Begon, « est autre. Écoutez bien l’affaire du commencement à la fin, portez un jugement équitable : si je suis vaincu et récréant, que le roi et toi soient réputés félons, si tu ne me pends ! — Tu ne seras ni victorieux ni vaincu, avant que le comte soit vaincu et reconnaisse sa faute : avec le temps le plus lent y arrivera. Là où des milliers d’hommes se heurteront, tu pourras avoir bataille, pour peu que tu attendes.

370. — Sire, » dit Begon, « il est mal, de la part d’un roi, de faire tort à son baron, de ne pas lui faire droit. Girart n’est pas venu à la cour et je vais dire pourquoi : c’est que tu ne peux escondire, ni personne pour toi, que ce ne soit avec ta permission qu’Andefroi, Aimon et Aimeri, que je vois ici, lui dressèrent une embuscade sous Mont-Elei[713]. Pour cela, personne ne me proposera la bataille. J’y fus, je le vis et te blâmai. Et pourtant le comte vous demande de lui rendre, par votre merci, son fief, que vous acceptiez le droit. — Begon, » dit le roi, « ôte-toi de ma présence. Je ne me fie ni à Girart ni à ses messagers, et je lui mande par toi de ne plus m’en envoyer, car, par saint Remi ! je le ferais pendre. »

371. Begon voit que Charles refuse, qu’il n’aime ni Girart ni les siens. Il répondit trois mots irrités : « Roi vous avez mal agi, lorsque vous lui avez, de propos délibéré, fait dresser une embuscade, sans d’abord l’avoir défié, quand ensuite vous avez saisi son fief avant de l’avoir cité au plaid. » Charles fut saisi de colère et, jurant par Dieu le tout puissant : « Si vous n’aviez pas ici de si puissants parents, » dit-il, « vous vous repentiriez d’avoir laissé sortir cette parole de votre bouche ! Celui là n’est pas mon ami, qui t’approuve. » Arbert et ses damoiseaux accourent et le jettent de force hors de la tente. Ils le font par amitié pour lui. Begon monte à cheval, prend ses armes, et Arbert le conduisit comme son parent.

372. Après avoir quitté le comte Arbert, Begon passa la nuit dans un désert, sous le toit d’un saint ermite. De là il se rendit auprès de Girart, son seigneur. Et le comte lui demanda : « Que t’ont-ils proposé ? — J’ai trouvé Charles farouche et malveillant. Il ne te laissera plus de terre, il a trop souffert par toi. — Avant cela, » dit Girart, « il aura la tête fendue. Il n’a pas conquis là bas[714] autant qu’il perd de ce côté. Moi et les miens lui avons fait un ample désert. D’ici jusqu’à la Lorraine, à Saint-Lambert[715], franc ni serf ne peuvent se montrer hors des murs[716]. » Là-dessus voici venir Fouque et don Gilbert.

373. Boson, Fouque et Gilbert se rendent au conseil et demandent : « Que dit le farouche Charles ? — Il dit qu’il ne sera pas notre ami ni nous les siens, si tu ne lui rends Roussillon par la courroie[717]. — Avant cela, » dit Girart, « il aura le chef rouge[718] ! — Jamais vous n’avez vu roi si hautain. Vous seriez à ses pieds qu’il ne daignerait même pas vous faire un signe des yeux. Pour un peu, il m’eût pris aux cheveux, quand Arbert et ses damoiseaux me prirent sous leur conduite. Je passai la nuit sous un tilleul[719], chez un saint ermite, veillant toute la nuit. Je ne sais d’autre parti à prendre sinon que chacun se prépare, car le roi couchera ce soir sous Mont-Morel[720]. Samedi, au point du jour, il sera à Civaux[721].

374. « Au moment où nous nous quittâmes, il me fit une figure irritée, quand je lui reprochai le guet-apens. Je voulus prouver mon dire par la bataille, que tu ne l’avais pas trahi, mais il me répondit une chose douloureuse : il m’a fait savoir, en tirant vanité devant tous, que les meilleurs de tes hommes vont à lui pour les grands outrages que tu leur as faits.

375. « Croyez-vous qu’il ne souffre pas, le chevalier qui se voit lésé[722], traité injustement par son seigneur, qu’il n’en arrive pas à lui vouloir du mal, à lui souhaiter la mort ? C’est pour cela que vous perdez la terre jusqu’à Dunort[723]. Depuis la cité d’Avenches[724] jusqu’au port de Cluse[725], il ne vous laissera, dit il, personne sur qui compter. Vous n’avez château qu’il prise un jardin. Il vous fera faidit ; il l’a ainsi trouvé en consultant les sorts[726].

376. — Par mon chef ! » dit Fouque, « je ne sais que trop. Si Girart se voit trahi par les siens, c’est qu’ils l’ont trouvé dur et obstiné. Il se plaît à les outrager, à leur prendre leur fief. Dès que je fais tort à mon homme, que je lui refuse le droit, par cela même j’ai forfait le fìef[727] [et offensé] Dieu. » Girart soupira ; ces paroles lui furent pénibles, et il se tourna d’un autre côté sur son étrier[728].

377. « Fouque, » ce dit Girart, « je ne sais dire qu’une chose ; j’en prends Dieu à témoin, et vous soyez-en garants, avec tous mes chefs, que jamais je ne ferai tort à aucun de mes hommes. — Si vous aviez ainsi parlé, il y eut sept[729] ans à Noël dernier, les tiens ne crieraient pas aujourd’hui : Royaux[730] ! », Puis, éperonnant son cheval, il se dirigea vers ses hommes et leur dit : « Seigneurs, préparez-vous pour la bataille. Le comte Girart vous mande une loyale parole. Vous n’êtes pas des Gascons ni des Provençaux, mais des barons Bourguignons, vassaux de son pays.

378. « Le comte Girart vous mande à tous, seigneurs, que jamais il ne fera tort ni déshonneur à comte, à demaine[731], ni à vavasseur, et moi je me porte garant de sa parole envers le dernier d’entre vous. » Et les comtes et les comtors[732] lui répondent : « S’il n’avait pas agi avec malice et légèreté, Charles ne lui aurait enlevé ni château ni tour. Mais nous ne sommes pas des Provençaux[733], traîtres envers lui ; il n’a pas à se défier de nous. » Alors Girart chevauche plein d’ardeur ; la nuit il s’hébergea sous Hauteflor. Au jour suivant, le roi en fut informé par messagers.

379. Les Gascons ont demandé congé à Charles ; les Poitevins et les Bretons sont aussi partis, et toutefois il ne fut pas tellement abandonné qu’il n’eût encore trente mille guerriers. Là-dessus voici le messager qui lui apporte des nouvelles de Girart. Le roi mande ses hommes et leur dit [ce qu’il vient d’apprendre]. Il fait rappeler tous ceux qui sont partis, et notamment le duc de Poitiers pour qu’il les guide.

380. Deux comtes sont sortis de l’ost du roi. L’un s’appelait Henri, l’autre Auberi ; leur sœur était la femme du duc Thierri[734] ; les fils de celui-ci, tués par Boson, étaient leurs neveux. Ils montèrent à l’observatoire et virent comment Girart distribuait ses troupes, comment il formait ses échelles. Charles sortait du camp avec ses fidèles quand vint à lui le comte Henri. « Sire, Girart chevauche, je l’ai vu. Nous avons, je vous l’affirme, plus de gens qu’eux. » Et Charles dit aux siens : « Mes amis, celui qui a tendu son tref n’aura pas un piquet à arracher ; cette nuit nous dormirons en sécurité. »

381. Le roi donna à ses barons l’ordre qu’aucun tref[735] ni pavillon ne fût baissé, que les licous ne fussent pas ôtés, ni les piquets arrachés. « Soyez en sécurité comme chez vous, car j’ai fait mander hier par deux hommes le duc de Poitiers et les siens. Guihomart[736] et Salomon[737] viendront aussi avec les Normands et les Bretons. » À ce moment ils voient arriver les Bourguignons, dont les gonfanons se montrent sur les postes avancés ; en tête sont Begon et Bardon, Fouchier, Agenois de Chalon. Les Français courent aux armes par les champs, abandonnant manteaux et pelissons, et montent sur les chevaux bais ou gascons. Au moment où on forma les échelles, ce fut à qui des barons porterait les premiers coups[738]. Aimon, Aimeri et Aimenon[739] conduisirent la charge, avec mille bons guerriers. Le jour était calme et chaud, et le ciel était pur. Ils s’aperçurent de loin, car la vallée était longue. Ces chevaliers renommés disaient des prières. Là où les premiers rangs s’abordèrent, il y eut grand fracas de lances et d’écus, et le champ fut bientôt jonché de tronçons.

382. La bataille commence en quatre endroits. L’échelle qu’attaquèrent Gilbert et Girart était guidée par le vicomte Gace, Hugues[740] et Berart[741] ; l’autre, contre laquelle vinrent Agenois, Begon et Foucart[742], avait à sa tête Gautier[743] et Pierre, son fils, le vaillant. Contre celle d’Auberi[744] viennent Auchier et Guinart[745] ; contre celle de Charles, Boson et Bernart. Là ne furent dédaignés ni Gascon ni Lombard, ni serf, s’il y en avait, ni bâtard[746].

383. La bataille commença le long de la rivière, au port. On n’y observa aucune mesure[747], on ne consulta ni augure ni sort[748]. Droit et tort furent confondus. Ne croyez pas que personne se retienne de frapper : on cherche par tous les moyens à se donner la mort. Ceux qui conservèrent le champ de bataille, les plus forts, n’y gagnèrent pas de quoi se consoler de leurs pertes, car il n’en est aucun parmi eux qui ait été assez épargné pour n’avoir pas lieu de s’affliger.

384. Le port a nom Civaux, sur la Vienne[749] ; la rivière était tranquille, le terrain uni. Le soleil était chaud : c’était au mois de mai, à midi. Là vous auriez vu tant de damoiseaux mettant tous leurs efforts à frapper et à tuer. Vous en verriez mille étendus pâles, dont le plus âgé n’avait pas trente ans et était sans un poil blanc. C’est là qu’on réveilla le souvenir de la quintaine où moururent les deux fils de de Thierri, le duc d’Ascane. Ainsi la haine s’envenime et le mal s’accroît.

385. Voici par le champ Begon de Val Olei, qui appelle Pierre de Mont-Rabei. Et Pierre lui répond : « Je vous vois bien. » Ils piquent des deux et se frappent. Il n’y a si fort écu qui ne se brise ; les quatre côtés des hauberts sont faussés. Ils s’abattent l’un et l’autre en un chaume, et si Begon mourut, le roi en fut content. Pierre, à la suite de cette rencontre, garda le lit pendant cinq ans, ne pouvant ni monter à cheval ni rendre la justice.

386. Quand Gautier vit tomber son fils Pierre, il ne faut pas s’étonner si en son cœur il en fut affligé. Il frappe Begon à terre[750], sous le nombril, de sorte que la lance pénétra dans le sol. Agenois et Fouchier arrivent au galop : ils frappent Gautier, lui fendent l’écu vermeil, et l’abattent mort si bien qu’oncques il ne bougea.

387. Par là sont passés sept cents[751] guerriers chasés et habitants de Mont-Rabei ; ils trouvent Pierre blessé et Gautier, leur seigneur naturel, leur porte-enseigne, mort. Ils l’enlèvent de la mêlée, tristes et sombres, puis ils y rentrent, irrités et farouches. Ils tuèrent beaucoup des gens de Fouchier, mais à la fin ils le payèrent cher, car il n’y en eut pas vingt qui échappassent sains et entiers.

388. Fouque était un guerrier prudent et vaillant. Il examina la bataille, jugea la position, et, laissant le flanc gauche, il dirige ses hommes vers la troupe royale (?) et attaque sur le flanc droit. Ils font un bruit de tempête. Là vous auriez vu tant de damoiseaux de franche naissance tomber à bas du cheval, et tant de têtes se séparer de leurs bustes, sans qu’aucun d’eux fût assisté d’un prêtre ! Tant de noblesse resta sur le champ de bataille que les salles sont désertes quand vient une fête.

389. Henri vint criant : « Vauluc ! Vauluc ! » Celui qu’il frappe de sa lance ne remue plus. Il appelle Girart traître ! malheureux ! « C’est pour votre malheur que vous avez vu la mort du duc Thierri ! » Fouque courut le frapper, quand il le reconnut. Il lui trancha le haubert, la poitrine, le buste et l’abattit mort à terre : « Désormais vous laisserez tranquille le duc Girart ! »

390. Cette bataille eut lieu un samedi, à Civaux, le long de la Vienne, en un pré. Là vous auriez vu tant de damoiseaux, la bouche ouverte, tant de barons étendus morts [sur la route. Ce fut un jour de malheur, celui où fut résolue et commencée cette guerre maudite de Dieu. France et Bourgogne en furent dépeuplées. Ah ! Dieu, quel deuil pour les mesnies de Charles et de Girart, qui s’étaient engagées par serment à combattre jusqu’à la mort. Ils étaient animés, mais leur ardeur ne venait pas de Dieu, à faire grand carnage[752]] par la plaine herbue. Tant de sang fut répandu par les champs couverts de rosée que l’eau de la Vienne en était sanglante pendant une lieue.

391. Cette bataille eut lieu un jour d’été et dura jusqu’à la nuit, telle était leur fureur. Landri[753] et Auberi se sont rencontrés, frappés, renversés, blessés à mort. Si je nommais tous ceux qui ont jouté, si je contais comment chacun s’est battu, je ne serais pas arrivé demain à la moitié de mon récit. Boson, Fouque, Bernart font un grant abattis. Ils n’avaient à leur suite que sept mille combattants, et cependant ils ont chassé du champ de bataille Charles qui avait dix mille hommes ; mais, avant qu’ils les eussent fait reculer d’une portée de trait, la moitié d’entre eux était couchée sur le sol et les rangs de ceux de Fouque étaient bien éclaircis. Alors Charles eut peur et son cœur se remplit de dépit. Contraint par la nécessité[754], il appela, en sonnant du cor, trois mille Allemands qu’il avait placés en réserve. Ceux-ci arrivent en rangs serrés ; ils trouvent les combattants [des deux partis] tout mêlés, et les rangs confondus ; chargeant en masse, ils les ont troués et deux fois les ont traversés.

392. Les Allemands s’avancent, chantant leur Kyrie[755]. Fouchier et Agenois vont les férir. Ils n’étaient pas plus de trois cent trente-trois, mais jamais pareil nombre ne fit si bien, car ils passèrent à travers dix-sept cents hommes, et à la charge en retour l’ennemi avait disparu. Girart eut toujours à se louer de cette affaire.

393. Agenois vient chevauchant sur Anderoc[756], un cheval de prix originaire du Maroc. On ne vit jamais chevalier qui sache aussi bien se battre. Il ne touche personne qu’il ne l’abatte mort ; son gonfanon jaune en était devenu rouge. Lorsqu’il tomba, ce fut pour ses péchés[757]. Il n’y eut, parmi ceux de Charles, homme qui, l’ayant vu, ne courût sur lui. Son haubert ne lui valut un morceau de drap. Il reçut tant de coups qu’il tomba pour ne plus se relever.

394. Fouchier voit les siens rompus, Agenois mourir des coups qu’il avait reçus, et venir Andefroi qui lui adresse des injures : « Par Dieu, Fouchier, je ne vous estime ni ne vous redoute, et je convaincrai Girart de trahison ! » Et il lui répond : « Vous en avez menti, gredin ! Je suis homme de Girart, le preux comte, et je me tiens pour lâche de te laisser tant parler. »

395. Fouchier frappe Andefroi sur le blanc haubert, et le lui rendit rouge de sang ; il lui perça le cœur, le foie, le flanc, il l’abattit la face contre terre, et lui dit : « Cherchez un prêtre pour vous panser. Vous ne l’avez pas vu comploter la trahison dont vous parlez. J’en défends le franc comte Girart. »

396. Aimon et Aimeri vinrent au galop, et ils virent comment Fouchier avait tué leur frère. Ils se désolent, chacun disant : « Malheureux que je suis ! Ha ! frère Andefroi, ami cher ; si celui qui vous a tué s’en retourne en vie, puissent Dieu et saint Denis ne jamais nous venir en aide ! Aimeri frappe Fouchier sur l’écu noir et lui passe par le corps la lance avec l’enseigne, tandis que Aimon, le frappant de l’épée par le visage, lui fend la tête et l’abat mort dans un sillon. Ce fut un deuil et une perte que la mort du preux marquis. Meilleur vassal ni plus fécond en ressources ne resta sur ce champ de bataille.

397. Ha ! comte Girart, puissant baron, quel ami tu perds ! Boson et Bernart trouvent Fouchier gisant à terre, et auprès de lui Landri, le seigneur de Nevers. « Frère Boson, » dit Bernart, « attaque-les ! » Ils courent frapper Aimeri sur son écu foncé : l’écu ni le haubert ne lui servirent de rien ; ils le percent de leurs lances, dont les fers ressortent de l’autre côté, traversant la peau, la chair et les nerfs, et l’abattent mort dans la plaine. Boson dit alors un mot cruel : « Je te donne la récompense que tu mérites : ce n’est pas ton serf qui la recevra pour toi ! »

398. Quand Boson et Bernart l’eurent ainsi frappé, survinrent Fouque et le comte Achart[758], et Gilbert le comte de Senesgart, et, du côté du roi, le duc Bérart[759], Gace, vicomte de Dreux, et Uielart. Les troupes [royales] se dispersent à l’arrivée des dernières échelles[760]. Je ne crois pas que le quart se soit échappé sans blessures. Le dépit et la honte étaient pour Charles : son enseigne et son étendard ont été renversés, son étendard, son dragon[761] et son tref où étaient peints des léopards ; les hommes de Girart les lui abattent comme un bois qu’on essarte. Mais voici qu’arrive au galop l’évêque Brocart[762], un maudit clerc, plein de malice, qui était parent du roi, son frère bâtard. Il crie au roi : « Où vas-tu, couard ? Regarde vers la cité de Poitiers : tu verras venir des chevaliers et des chevaux de toutes couleurs. Girart est vaincu, le félon traître qui t’a tué tes hommes, incendié tes châteaux ! » Boson l’ouït et dit : « Tu en as menti, garçon[763] ! » Là-dessus surviennent par un essart les hommes de Charles, le duc Gui de Poitiers et Guihomart, le vicomte Richart, baron de Normandie[764]. Girart a trop tardé : là où il se rencontre avec les Escobarts[765], il y perdit nombre de Bourguignons et de Lombards. Dieu ! quel seigneur y perdit Montbéliard[766] ! car là périrent Auchier et le comte Guinart, Armant, le duc de Frise, et le comte Achart[767]. Le comte Bernart y fut blessé à mort. Toutefois, il reçut la confession, le vaillant comte, et vécut du samedi[768] au mardi.

399. Le roi s’en allait dépité, derrière les siens, quand vint au galop l’évêque Gras[769], qui lui crie : « Roi, écoute : un grand secours t’est venu ; tu vas le voir ! » Mais Boson va le frapper sur la tête : aussi loin que vous pourriez lancer un roi d’échecs, il lui fait voler le chef coupé au ras du buste : puis il l’invita à chanter son sæcula sæculorum. À ce moment, ceux de Charles affluent en hâte, et bientôt vous auriez vu un millier d’hommes étendus, les vêtements ensanglantés, qui réclament le corpus Domini, et sept mille sont demeurés sur le champ de bataille, à qui il ne faut plus rien que la terre ou un tombeau. Et Girart se désole : « Pécheur, malheureux ! qu’as-tu fait[770] de tes barons que tu as amenés ? Par saint Thomas, j’aime mieux être enterré avec eux que dans l’enceinte du moutier Saint-Pierre[771]. » Et Fouque lui dit : « Méchant diable, tu y resteras aussi, si tu ne t’enfuis, et que le feu brûle quiconque y restera pour toi ! »

400. Avant que Gascons, Poitevins, Normands, Manceaux, Angevins fussent arrivés, le jour avait tellement baissé, qu’ils ne savaient plus reconnaître qui était l’ennemi ; aussi mit-on fin au combat. Girart et ses cousins battirent en retraite et Charles coucha sur le champ de bataille jusqu’au lendemain matin. Ce jour même lui arrivèrent trois cents bêtes de sommes chargées d’argent tel que des esterlins : c’est le tribut qui lui vient d’outre-mer. Charles dit alors : « Prenez, mes amis. Girart n’eut jamais si mauvais voisin : je lui ai enlevé la Gascogne, le Querci, l’Auvergne, le Périgord[772], le Limousin, et vers l’Allemagne, jusqu’au Rhin. Cette fois il a perdu Bernart, l’autre jour c’était Seguin[773]. Boson le traître a un peu la tête basse. »

401. Girart a reçu un grave dommage. Il pleure Guinart et le comte Auchier, Armant, duc de Frise, et Berengier[774], [Begon qui, peu avant, avait accompli le message[775]], Landri de Nevers, son conseiller[776], et par dessus tous, Bernart et Fouchier[777]. « Par Dieu ! » s’écrie Boson, « je ne veux pas pleurer. Nous avons tous été élevés et dressés pour une telle fin. Pas un de nous n’a eu pour père un chevalier qui soit mort en maison ni en chambre, mais en grande bataille, par l’acier froid, et je ne veux pas porter le reproche [d’avoir fini autrement]. Mais ce qui me fait supporter plus aisément ma perte, c’est qu’il y a plus de morts de leur côté que du nôtre. »

402. Or s’en va Girart, mais la mesnie qu’il avait coutume de conduire avec lui est bien réduite. On mit le comte Bernart à Charroux, en une pauvre église, sous le seuil, où plus tard furent placés la couronne et un clou de Dieu[778]. Vous eussiez vu là mille chevaliers ayant au cou l’écu vermeil ou bleu, aucun ne l’ayant entier. Les mieux portants sont malades....[779]. De part et d’autre, on est si dolent du mal éprouvé que, si le comte se plaint, le roi n’a pas à se louer.

403. Si Girart et les siens s’en vont pleurant, les barons de Charles restent dolents, car leurs amis ont péri dans la bataille. Le roi n’y eût rien gagné, n’était la terre qu’il prend à coup sûr en donnant de l’argent. Quiconque a bon château le rend au roi, et, quand Girart se présente, on le repousse. Tous ses hommes l’abandonnent, sauf les Bourguignons, ses parents.

404. Girart va parcourant châteaux et cités ; on ne l’y laisse entrer ni avec peu de monde ni avec beaucoup. Charles leur a tant promis et donné que tous se sont livrés à lui. Quand le comte se voit ainsi dépouillé par le roi, il demande conseil à Fouque. Et Fouque se pourpense comment il pourra lui calmer la colère et la haine.

405. « Sire, » répond Fouque, « ne vous en souciez. Depuis que Senebrun et ses captals[780] ont été pris, je n’ai plus confiance en Gascon ni en Provençal. Et pourtant, j’irai dans leur pays avec mes guerriers. Si je puis entrer dans Avignon, au dedans de la porte, j’espère, d’ici à Noël, avoir conquis Carcassonne, Béziers, Nîmes et Gênes (?)[781]. » Les deux comtes se quittèrent à Saint-Martial[782].

406. Les deux barons se quittent à Saint-Martial. Le comte Girart se dirige vers Roussillon, menant avec lui Gilbert et Boson. Mille chevaliers suivent Fouque. Avant qu’il fût arrivé en Provence, il rencontra des messagers venant d’Avignon où ils ont laissé la gent de Charles. Les bourgeois lui ont rendu par trahison la cité, le bourg et le donjon pour sa fière justice[783] et pour ses dons. Fouque, lorsqu’il rapprit, en fut dolent. Les Bourguignons firent aussitôt demi-tour et chevauchèrent jusqu’à Bourbon[784]. Avant le lever du soleil, Fouque mit la cité en feu. De là il se rendit à Nevers, puis à Dijon, où il apprit des nouvelles qui n’étaient pas faites pour lui plaire.

407. L’évéque d’Autun, qui revenait d’un concile tenu à Mont-Laon, dit à Fouque que le roi a enlevé Dun et Verdun[785], pris Vaucouleurs par trahison et Montbrun[786] par force. Girart se rendit en hâte de ce côté, emmenant autant de monde qu’il put.

408. Fouque ouït les nouvelles. Il monta aussitôt à cheval, avec lui mille chevaliers de mesnie. Il avait à cœur d’aider le comte Girart et de faire payer au roi sa douleur, son dépit et sa honte.

409. Girart est profondément affligé de perdre ainsi sa terre. Il pensait venger sa perte, mais il ne fit que l’accroître. Il combattit avant l’arrivée de Fouque, mais il n’était pas assez fort pour se maintenir sur le champ de bataille. Le comte fut vaincu : son enseigne fut muette[787]. Il dit qu’il ne se sait plus de terre pour laquelle il puisse la tenir[788], puisque Dieu l’a abandonné. Charles campe sur le champ de bataille, ne daignant pas se mouvoir[789] ; il y fait tendre ses trefs et allumer des feux. Mal lui prit de cette bravade[790]. Avant qu’il ait pu ceindre l’épée, il aura du dépit. Ne croyez pas que Fouque se calme avant qu’il ait fait passer sur eux sa douleur et son dépit.

410. Le comte Fouque chevauche plein de colère ; Gui de Ravenne le fait savoir à Girart ; à cette nouvelle, celui-ci tira les rênes. Lorsqu’il vit Fouque venir par la plaine, la joie lui fit oublier sa douleur. Cette nuit, personne ne prit de nourriture, ni cheval, si précieux fût-il, un grain d’avoine. Ils sont accoutumés à endurer la peine. Quand le comte vit paraître l’aube du jour, il leur[791] montra comment, la nuit, il avait recouvré le souffle.

411. En mai, les jours sont longs, courtes les nuits. Les hommes de Charles étaient fatigués de porter leurs armes : qui était fatigué et affaibli dormit de bon cœur. Il y en eut mille qui gisaient par les prés, non pas sur une hauteur.

412. Fouque se jette sur eux à la pointe du jour. Il en trouve mille, étendus, désarmés par les prés, qui, surpris à l’improviste, n’ont pas le temps de s’armer. Boson et Gilbert les tuent tous. Le roi n’avait que quatre cents hommes armés. À leur tête, il charge avec fureur, quand il reconnaît Fouque avec sa nombreuse troupe et voit briller sous les enseignes tant de heaumes. Il se sentit pris d’épouvante. Il n’y a aucun des siens qui ne tienne son cheval pour lent ; le roi lui-même voudrait le sien plus rapide. Il n’arrêta pas jusqu’à tant qu’il fût dans le château[792]. Une fois là, les murs le protègent. Cependant, Girart est dehors qui ramasse le butin.

413. Le comte Girart s’en retourne avec ses neveux. Comme il revenait de la poursuite, il rencontra cent [des royaux] qui se tenaient à une croix, et qui, tous d’une voix, criaient merci. Le comte et son neveu Boson les tuèrent tous. Il n’était pas possible que Dieu n’entrât pas en courroux contre lui ; et dès lors la guerre tourna au désavantage de Girart[793].

414. Il y avait un moutier dans la plaine, sous Vaucouleurs, avec un abbé, des prieurs et des moines. Mille chevaliers s’y réfugièrent. Girart les y brûla sous les yeux de Charles l’empereur, faisant grand tort envers Dieu et envers son seigneur. Fouque ne put s’empêcher d’en pleurer : « Que deviendrons-nous, » dit-il, « pécheurs que nous sommes ? Qui ne porte foi au Rédempteur ne peut vivre longtemps sans déshonneur. »

415. Girart a pris du butin tant qu’il a voulu. Il se rend à Roussillon, son séjour habituel. Il est plein de joie tandis que le roi est dans la douleur. Il ne laisse [vivant] bon chevalier jusqu’à Baiol[794], ni trésor en moutier ni sous voûte, ni châsse ni encensier, ni croix ni vase sacré : tout ce qu’il enlève, il le donne à ses chevaliers. Il fait une guerre si cruelle qu’il ne met pas la main sur un homme qu’il ne le tue, le pende ou le mutile.

416. Pendant cinq ans ils ont ainsi tenu la campagne sans jamais se rencontrer en champ de bataille. Souvent le roi se met à sa poursuite avec de grandes forces, et ne lui laisse ni bourg, ni village, ni cimetière. Mais Girart a encore tant d’amis que le roi n’arrivera pas aisément à le prendre, s’il ne réussit à le bloquer en un château

417. Charles voit qu’il ne peut plus arriver à rencontrer Girart en champ de bataille, comme autrefois. Il manda tous ses hommes jusqu’à la mer. Il ne resta chevalier ni riche baron, ni bourgeois ni sergent qui puisse marcher. Tous se rendent à Roussillon pour l’assiéger. Ils bâtissent des logements, dressent des trefs, déracinent les arbres, tranchent les vignes[795]. Girart et les siens, Fouque, Gilbert de Senesgart, revêtent leurs armes et font des sorties contre l’ost. Et Charles est déterminé à résister jusqu’à ce qu’il voie l’orgueil [de ses ennemis] croître ou baisser.

418. Le roi mit le siège[796] en mai, et y resta jusqu’à la Saint-Remi[797]. Il ne laisse en France aucun avoir quelconque, ni rente en sa terre, ni cens ni tonlieu[798] qu’il ne fasse venir au siège, jurant par notre Seigneur et saint André qu’il ne se retirerait pas de l’été ni de l’hiver avant d’avoir réduit Roussillon en son pouvoir. Là dedans il y avait un portier mauvais et endurci, faux chrétien et plus félon qu’un juif. Il avait en garde l’une des portes : c’était son fief. Une fois encore[799] ils l’ont livrée, lui et les siens. Il fit dire au roi par un émissaire déguisé en pèlerin, qu’il pouvait par lui avoir bientôt la porte. Ainsi il trahit son seigneur et perdit Dieu[800].

419. L’épouse de Girart avait pour femme de chambre une vieille femme pleine de méchanceté qui prit les clefs de la porte et les donna au portier, son mari.

420. Le traître était sournois, rusé et fermé. La nuit était sombre : nulle clarté n’y brillait. Il sortit du château par une ouverture et vint au roi, lui disant : « Je ne vous trompe pas : je vous apporte la clef de l’huis de la tour. » Charles, à ces mots, se met en mesure : il prit le comte d’Angers[801] et celui de Clus ; l’un avait mille chevaliers et l’autre plus. Écoutez comme le gredin les guida. Ils cheminèrent si doucement qu’il ne se fit aucun bruit ; personne ne parlait à son voisin, il n’y avait ni chuchottement ni toux, jusqu’à ce qu’on fût au haut de la tour.

421. Quand ils sont dans la tour, ils crient : « Trahis ! » tandis que d’autres appellent le roi en allumant un feu. Girart qui dormait se réveilla : il vit la clarté du feu et ouït le cri ; il s’arma et monta à cheval. Ils n’étaient que quatre ensemble. Girart vint à la porte, l’ouvrit et vit au dehors tant de heaumes brunis ! Il put sortir grâce à la connivence du duc Milon[802].

422. Une fois dans l’intérieur, les brigands se livrent au pillage et au rapt ; ils ne laissent coupe d’or ni bon henap, ni paile ni étoffe rouée[803]. Le duc Milon prit le portier à part sous un sapin : « Tous tes parents furent traîtres, » lui dit-il, et il lui tranche la tête, en disant : « Corrigez-vous de ce vilain défaut ! »

423. À minuit, avant l’heure où chante le coq, fut livré le fort château de Roussillon. Les écuyers vont fouillant cryptes et cachettes ; il ne reste croix ni châsse robe, ni froc, ni bon paile roué ni drap vieux ou neuf. Ils mirent le feu au bourg couvert en roseaux. Des lardiers et des greniers à blé la flamme s’élève jaune et bleuâtre (?) ; la charpente des clochers brûle et les cloches tombent[804]. Le puissant comte Boson était couché en son hôtel ; il fit fermer sur lui les portes, et s’arma à l’intérieur avec cent des siens. Quand il fut en selle sur son bon cheval, il ne refuse le combat avec personne. Onques ne fut chevalier plus solidement bâti.

424. Le feu, le vent, la clameur produisent un tel vacarme que jamais on n’ouït pareil. Écuyers et sergents, race vile et rapace, ne laissent à piller ni autel ni crypte. Don Boson va les frapper dans le tas. Qui il atteint est un homme fini. Il vit la maisnie du roi entrer tout entière, et là il fit un acte plein d’audace et de témérité.

425. Le comte Girart sort par une porte, affligé de n’avoir point emporté avec lui sa femme. Don Boson laisse à l’autre porte du château tant d’ennemis morts ! Les vilains vont criant tous : « La hart[805] ! » Don Boson court les frapper, son enseigne roulée [autour de la hampe], et ne croyez pas qu’il se retire avant d’avoir vu paraître en force la mesnie du roi.

426. Don Boson courut les frapper aussitôt qu’il les reconnut : il ne frappe chevalier qu’il ne lui fracasse la tête et le....[806] jusqu’à la barbe. Il en a laissé morts vingt....[807]. Les maisons et les soliers[808] font entendre des craquements tels que jamais on ne vit incendie si violent. Si Boson reste là plus longtemps, ce sera folie. Son épée brisée, sa lance rompue, il se retira, les vêtements couverts de sang et tout souillés.

427. Don Boson vit entrer la mesnie du roi, massacrer les siens, occuper les remparts et les soliers, incendier les maisons du bourg. Il entendit les cris des dames ; il vit la femme de Girart descendre d’un escalier. Si vous l’aviez entendue se plaindre à Dieu ! Elle s’écriait à haute voix : « Girart, cher sire, jamais je ne vous verrai ceindre l’épée ! » Et Boson, l’entendant, fut ému : il courut prendre la dame et la plaça devant lui.

428. Anglais et Bretons, une gent mauvaise, vont pillant, criant et faisant grand tapage[809]. Ils ne laissent à prendre palefroi, ni mule, ni caisse. Don Boson prit la comtesse sur l’escalier ; avec le peu qui lui reste de sa mesnie il descend, sort par la poterne sous la grande salle et passe la Seine au gué de Bale[810].

429. Vous avez ouï comme le roi prit Roussillon, comment le portier livra la place et reçut sa récompense sur le lieu même, car il eut la tête tranchée de la main de Milon. Ainsi doit on traiter un félon endurci. Girart le comte s’en va au galop, les pieds nus, en langes[811], sans chausses, ayant revêtu son haubert sans hoqueton[812]. Il n’avait avec lui que trois compagnons[813]. En arrivant au bois, sous Montargon, il rencontra Gilbert et Fouque. Il fut content de les voir : « Quel désastre ! » leur dit-il ; « je veux retourner en arrière vers l’ost de Charles, car Français et Frisons emmènent ma femme. » Et Gilbert répondit : « Sire, n’en faites rien. Ne plaise à Dieu, le roi du ciel, que vous vous mettiez en un tel danger. » Comme ils parlaient ainsi, Girart regarda vers droite par la campagne : il vit venir sa femme et don Boson qui la tenait devant lui, sur l’arçon de la selle. Il avait un tronçon de lance à travers son écu, la banderolle pendant au dehors, et son cheval gascon en avait un autre par la tête[814]. Il avait bien l’air d’un chevalier qui sort de la mêlée. « Vous m’avez fait, » dit Girart, « un bon service. Puisse Dieu me donner de vous en récompenser ! »

430. Gilbert de Senesgart parla le premier : il était vaillant aux armes et bon guerrier. « Sire, puisque tu as éprouvé un si grand désastre, allons-nous en tout droit à Dijon. Le château est très fort, avec ses murs et ses terre-plains. Mandez Bourguignons et Bavarois, formez une troupe de soudoyers. Donnez tout : or, deniers, hanaps, vases, chandeliers ; et, si Charles se présente avec ses forces, nous nous soucierons de son attaque comme d’un denier faux. — Vous êtes, » dit Girart, « bon conseiller. » Ils chevauchèrent toute la nuit. Ils entrent à Dijon par le pontet crient à la porte : « Ouvrez ! portier. » Celui-ci les reconnut et s’empressa d’ouvrir.

431. Girart arriva à Dijon au jour : il descendit au perron, auprès du rempart, et entra au moutier Notre-Dame. Il demanda à Dieu de lui conserver la vie jusqu’à ce qu’il se fût vengé de Charles. La prière finie, la messe ouïe, il sortit du moutier, joignit sa mesnie et leur parla ; il n’avait pas envie de leur faire une mine riante.

432. Où il trouva sa mesnie, il leur dit : « J’ai perdu Roussillon, l’antique château : hier soir, à minuit, Charles s’en est emparé. Il ne l’eût pas eu, s’il n’avait usé de trahison. Présentement je viens à vous, en ce pays. » Ils lui répondent tous, sans qu’un seul hésitât : « Sire, honni soit qui vous faillira ! Charles croit vous tenir, mais la Saint-Denis[815] se passera, et sept cents chevaliers auront eu la tête coupée, vos cheveux de noirs seront devenus blancs, avant que vous soyez par lui chassé de votre terre. » Girart leur répond : « Seigneurs, merci : c’est au besoin qu’on reconnaît l’ami[816]. Le roi Charles, malgré sa puissance, aura à se repentir d’être entré dans Roussillon. Ceux qui y resteront y seront assiégés : ils ne verront pas la Saint-Denis que la misère leur fera paraître le temps long ! » Charles quitte Roussillon pour se rendre à Paris, et Girart fit comme il avait dit.

433. Ce fut à l’issue du temps de Pâques, à l’entrée de mai. Charles était à Paris, en son palais : il avait convoqué sa cour et tenait ses plaids. Ses barons l’interrogent et il leur expose l’état de ses affaires. « Je leur ai pris Roussillon, qui m’a été rendu par trahison. Lundi a été pour moi un jour heureux, un mauvais jour pour Girart. Je connais les embûches (?) du comte : désormais son orgueil est abaissé.

434. — Maintenant Français et Bourguignons savent que Girart est coupable de la trahison dont est mort Thierri, qu’il a incité Fouchier et Boson à la commettre[817]. Je lui en rends de mon mieux la récompense. Il a perdu Roussillon et Avignon. Les Goths[818] et les Gascons l’ont abandonné. Si je vis et si mes hommes me restent fidèles, je ne lui laisserai de terre la longueur d’un bâton. » Le roi, en parlant ainsi, se sentait plein de joie.

435. « La trahison de Girart est débattue à nouveau. Il ne peut s’en défendre, quand on l’en accuse. Nous avons pour cela combattu en champ de bataille sous Mont-Amele : je l’ai chassé du champ, lui et les siens[819]. Je l’ai ensuite rencontré à Civaux, près Bordeaux[820]. Là Girart a mal placé son mereau[821].

436. « Nous avons combattu en champ de bataille à Civaux, là Girart a perdu Fouchier, son maréchal[822]. Là je prouvai sa félonie et sa déloyauté. Ce jour-là il apprécia ses éperons et son cheval. » À ce moment lui arriva un messager : « Sire, à Roussillon on est logé à mauvaise enseigne ; dès le premier mois, le sénéchal manque de tout.

437. « Sire, Roussillon a de mauvais voisins : Girart a son cousin à Senesgart, qui bloque l’entrée et intercepte les chemins. Il ne peut entrer ni marchand ni paysan. Le pain, le vin, l’avoine, leur manquent. — Je ne veux pas, » répond Charles, « être ainsi abaissé. » Il descendit et monta à cheval au bas de l’escalier de marbre. Avec lui partirent Garin d’Escarabele[823], Gace le vicomte de Dreux et Baudouin[824]. Le roi ne s’arrêta pas jusqu’à Orléans ; là il demande conseil à ses amis.

438. Charles prend conseil avec ses fidèles : il munira Roussillon de toutes parts ; grand sera l’avoir qui y sera mené. Belfadieu le juif[825] fut appelé. En cela le roi fit un grand péché, car Dieu n’aime pas les Juifs ni leur compagnie. Partant Charles fut abaissé, vaincu en bataille et poursuivi, ainsi que vous allez l’entendre.

439. En la cité d’Orléans, il y avait un juif qui était fils de Benjamin, fils d’Abel, qui donnait chaque année à Fouque, pour son fief[826], quinze muids de froment...., autant de vin, trois cerfs de saison à la Saint-Mathieu[827], quinze vaches grasses à la Saint-André[828]. Il assista au conseil dans la chambre du roi, et, une fois dehors, il écrivit une lettre en hébreu et l’envoya à Fouque par un courrier : « Qu’il fasse savoir au comte Girart que Charles et les siens vont ravitailler Roussillon. Ce sera pour la Saint-Remi : ils seront quinze mille, tant à pied qu’à cheval. » Fouque, apprenant cette nouvelle, loua Dieu : « Je tiendrai encore l’étrier au roi Charles mon seigneur[829] ! »

440. Fouque va conter la nouvelle au comte Girart qui mande aussitôt Boson, Berart, Gautier, le vieillard de Mont-Escart[830]. Boson lui amène une troupe vaillante : mille chevaliers le heaume en tête, tous ses hommes. Le messager est parti à temps pour que Charles ne puisse s’en retourner sans grand danger.

441. Girart a donné ses ordres au messager : il a mandé tous ses hommes à la fois. Partout où il a de bons amis, il les envoie chercher. Il en eut quatre mille avant de se mettre en marche. Avant l’aube du jour, il les a embusqués en un bois fermé[831]. Le roi, cependant, part pour ravitailler Roussillon. En tête vont les chars conduits par les bourgeois[832]. Le roi suivait avec ses marquis, quand Girart leur apparut, sortant d’un bois épais. Le roi vit alors qu’il était trahi.

442. Girart a mis ses hommes en embuscade. Lui-même, seul, à pied, est sorti [du bois] pour observer. Le roi se dirige vers Roussillon. En tête viennent les chars et les.....[833], les bêtes de somme et les caisses avec les...[834]. Le roi suivait avec des hommes choisis. Girart se tourne vers les siens et crie : « Sortez ! » Puis il ajoute : « Par ici ! frappez, tuez, faites des prisonniers ! Qui veut de l’avoir en prenne à sa volonté ! Il ne tient qu’à vous d’être à tout jamais à l’abri de la pauvreté. » Ce jour-là, Girart se releva.

443. Charles voit ses hommes éperdus, et Fouque qui amène les siens. « Je suis trahi, » s’écrie-t-il, « et je ne sais par qui. — Nous avons encore, » dit Hugues[835], « plus de monde que Girart : il n’y a qu’à combattre ou à fuir ; je n’y sais autre conseil. » Et, tandis qu’il parle, tous deux s’arment.

444. Tandis que le roi s’arme, sept cents hommes s’ébranlent, revêtus de leurs hauberts blancs comme argent, couverts de leurs bons écus, le heaume luisant en tête, montés sur des chevaux de prix, excellents coursiers. Aubert les conduit, un parent du roi. C’est le roi qui l’envoie, et il en fut dolent[836]. Voici une bataille qui se prépare, s’il est qui la commence. Quand la mêlée se sépara, Fouque en eut double garant[837].

445. Fouque avait le teint bronzé, les cheveux blonds. Jamais je n’ouï parler d’un tel chevalier. Son heaume et son haubert avaient été faits par un forgeron si habile qu’il n’y a pas à craindre qu’une maille en tombe[838]. Il avait ceint l’épée de Gren[839] de Madaur. Il portail un écu d’azur à la boucle d’or, et tenait une lance de....[840] d’un château de Bigorre situé sur le Gaur[841]. Il chevauchait un cheval balzan, de robe claire. Il entra en la bataille avec sa troupe et lutta contre Arbert, le clerc, de Vilemaur.

446. Le clerc vit Fouque sortir du rang. Il piqua des deux et courut le frapper ; il lui fit craquer sa lance sur le haubert, mais il ne put le prendre assez en plein pour le jeter à terre. Ne croyez pas que Fouque ait bougé sur sa selle.

447. Fouque frappa le clerc sur son....[842]. Il lui brisa son bouclier en haut, au-dessus de la boucle ; si fort que fût son haubert, il le lui trancha et troua, et lui fit au côté gauche une telle ouverture (?) qu’il l’abattit sans mouvement.

448. Charles se rendait à Roussillon, avec sa mesnie privée. Il n’avait pas convoqué son ost, et pourtant sa chevauchée n’était pas si petite, car une fois que ses hommes se furent reconnus et mis en ligne, voyant le petit nombre de ceux de Girart, ils les chargèrent à fond. Il y eut bientôt à terre une charretée de tronçons de lances. Girart s’enfuyait, le gonfanon plié, la lance baissée, quand Boson d’Escarpion accourut sur le terrain, avec mille chevaliers de sa mesnie. On poussa le cri Mareston ! Mareston[843] ! L’enseigne de Girart reprit le dessus et celle de Charles fut fort abaissée. Vous auriez vu maint bon guerrier étendu mort sur la place.

449. Le fils de Drogon[844] s’en allait battu : personne ne répondait au cri de son enseigne[845] : il portait baissé son gonfanon, dont les franges étaient ensanglantées ; il avait tourné les rênes vers Dijon, quand voici venir le comte Boson, avec lui mille chevaliers d’Escarpion. Il cria l’enseigne de Mareston, et dit au comte Girart : « Frappez ferme ! » Le comte reprit courage : plein de joie, il cria aux siens : « Chargez, barons ! Malheur sur le roi et les siens, Normands, Français et Bretons ! »

450. Don Boson d’Escarpion vint par le champ. Il était largement fourché[846], mince de taille : on ne peut souhaiter plus beau chevalier. Son heaume et son haubert étaient d’une éclatante blancheur ; il avait ceint une épée vieille et bien tranchante ; l’écu suspendu à son col était d’os d’éléphant[847], tel que jamais vous ne vîtes si fort et si léger. Il chevauchait un coursier gris et avait fixé à sa lance une oriflamme. Il poussait le cri Mareston ! Mareston ! et allait élevant[848] l’enseigne de Girart, abaissant celle de Charles, et renversant maints bons chevaliers. Il demandait Hugues le duc de Broyes ; celui-ci, l’ayant entendu, sortit des rangs, et ils se frappèrent avec une telle violence qu’ils se trouèrent les hauberts et les....[849]. Ils s’enfoncent mutuellement de leurs lances près du gant[850]. Ni l’un ni l’autre ne reste en selle. Maintenant ils ont besoin qu’on les étende [sur un lit].

451[851]. Voici par la mêlée Eliazar. Je ne sais si vous avez jamais entendu parler de lui[852]? Il était comte de Ponthieu (?) et tenait Belclar[853] ; c’était l’un des conseillers du roi. Il aperçut dans la mêlée Landri de Mont-Guinar[854] : piquant des deux, il va le frapper sur son haubert safré[855], le lui fausse, et lui passe par le corps sa lance aiguisée, avec l’enseigne rouge, et l’abat mort du cheval. En voilà un dont on n’aura plus à se garder !

452. Voici par la mêlée Garin d’Escarabele[856]. Il conduit habilement la mesnie du roi, et frappe comme le fléau sur celle de Girart, mais il a reçu une telle blessure[857] que ses entrailles gisent sur le col de son cheval[858]. Le roi en a grande douleur : il l’appelle à lui :

453. « Garin, franc chevalier, cela va mal pour vous. En quel état vous avez le ventre !....[859] qui m’a enlevé tel comte, Dieu le lui fasse payer ! » Garin entend cette parole, mais il n’y fait pas attention ; il éperonne son cheval et va frapper Pons de Mont-Armant : il lui tendit l’écu, lui déchira le haubert, et le jeta mort à terre, de sa lance. Puis il dit : « Sire, voilà un coup qui paiera pour ma blessure ! »

454. Voici par le champ Tibert de Vaubeton. C’était un excellent chevalier, apparenté à Charles. Il demande, par la bataille, le comte Fouque. Et celui-ci, quand il l’entend, se présente aussitôt. Ils se frappent si violemment qu’ils se trouent boucliers et hauberts. Ils se renversent l’un l’autre sur la place, mais Fouque se releva et Tibert non.

455. Là où les Français s’alignèrent contre les Bourguignons, il y eut douleur, massacre et rage. Vous auriez vu tant de lances rompues sur les boucliers, tant d’épées rompues brisées près des arçons, tant de damoiseaux morts, frappés à travers leurs hoquetons, ou la gorge tranchée sous le menton ! Là fut pris le convoi destiné au ravitaillement de Roussillon. Charles Martel s’enfuit par les champs, ayant à ses trousses deux cents gonfanons : vous auriez dit un chevreuil poursuivi par les chiens. Ce jour-là Charles n’eût pas donné ses éperons pour Orléans, pour Chartres ni pour Soissons, ni pour cent mille marcs de mangons[860]. Ce qu’il lui fallait, c’était un bon cheval et Roussillon[861].

456. Le soir, Charles s’enfuit à Roussillon. Girart et les siens couchèrent sur le champ de bataille. Il eut désormais assez à donner et à garder. Il peut être assuré de ne plus manquer de rien, pourvu qu’il fasse bonne justice et soit de bonne foi.

457. Le roi Charles s’enfuit à Roussillon ; Girart garde le champ de bataille avec les siens. Il assemble ses meilleurs hommes et leur demande conseil : « Seigneurs, conseillez-moi, au nom de la foi que vous me devez. Comment agirai-je maintenant à l’égard de Charles, mon seigneur ; comment dois-je me comporter envers lui ? » Fouque, qui est sage, répondit le premier : « Sire, prenez un messager qui soit preux et courtois ; demandez merci au roi. Vous lui rendrez tout ce que vous lui avez pris ; de plus, nous lui donnerons le meilleur de ce que nous possédons, pour que la rancune et la guerre prennent fin. S’il refuse, vous vous en soucierez peu, car je ne vous abandonnerai pas, quoi qu’il arrive. »

458. Girart suivit le meilleur conseil, celui que lui donnèrent ses hommes. Il ne voulut pas envoyer à Charles un homme de haut rang : il savait quelle rancune la guerre avait fait naître, mais il envoya au moutier Saint-Sauveur et fit venir le prieur : « Moine, vous irez trouver mon seigneur, le roi Charles-Martel, l’empereur, et demandez-lui humblement de me rendre sa confiance et son amitié. » Le moine s’empresse d’accomplir le message : jamais, jusqu’à ce moment, il n’avait une peur comme celle qu’il éprouva.

459. Charles était à Roussillon, sous un orme ; vous l’auriez vu se tenir debout, dépité, triste, morne. Voici que se présente à lui le moine, suivi d’un serviteur : il prononce sa bénédiction......[862].

460. Mais le roi n’est pas en train de parler : il se borne à lui demander son nom : — « Sire, j’ai nom frère Bourmon. C’est Girart, votre homme qui m’a envoyé vers vous. — Comment as-tu osé venir !

461. — Sire, Girart m’envoie de loin à vous. Il viendra vous faire droit d’une façon complète, selon la décision de vos hommes et de vos barons, pourvu que vous le fassiez juger...[863] — Son droit, » dit Girart, « je ne m’en soucie guère : je lui enlèverai Valerne[864] et Mont-Saint-Proin[865] ; je ne lui laisserai pas une poignée de terre, et vous, qui avez accompli ce message, je me demande quel traitement honteux je vais vous infliger. » Et le moine, quand entend ces paroles, voudrait être loin.

462. « Ce n’est pas par sa force que Girart m’a battu, car, si je n’avais été surpris, il était pris ou tué : aucun lieu de refuge, si fort qu’il fût, ne l’eût sauvé, bourg, cité, ni château, non plus qu’un simple verger. Mais c’est vous, sire moine, qui paierez pour lui. J’ai l’idée de vous faire couper les génitoires[866] ! » Et le moine, quand il entend ces mots, voudrait bien s’en aller.

463. Le moine voit que Charles se fâche, il entend ses menaces et craint qu’on lui coupe ses génitoires. Après cela il ne serait guère avancé si Charles en faisait pénitence. Aussi parla-t-il en homme plein de sagesse. Il lui demande, de par Dieu, congé et licence de se retirer. « Je voudrais, » dit-il, « revenir à mon obédience[867] ! » Et le roi réfléchit qu’il n’est pas de son intérêt de le faire mutiler : « Moine, dites à Girart, et gardez-vous de mentir ! qu’il n’aura pas la paix avec moi jusqu’à ce que je l’aie brisé et vaincu par la guerre. Mon père l’a entretenu dès son enfance jusqu’à tant qu’il ait pu nourrir mille hommes de ses revenus. Je croyais qu’il resterait avec moi, quand il m’a fait la guerre. Pour l’en punir, je lui enlèverai sa terre jusqu’en Ardenne[868]. Girart ne fera plus séjour de ce côté-ci de Roussillon, en dehors de la Provence.

464. « Moine, je te jure, par Jésus du ciel, que si je tenais Girart de Roussillon, je le ferais pendre comme un larron par les pires goujats de ma maison. « Et le moine, entendant ces mots, ne dit pas non, mais il voudrait être loin de Charles.

465. « Moine, comment avez-vous osé venir à moi ? Vous auriez mieux fait de rester dans votre moutier à dire la messe, ou dans votre cloître à lire vos livres, à prier pour les morts, à servir Dieu, que de m’apporter le message de Girart. Si ce n’était la crainte de Dieu et de la mort éternelle[869], j’aurais envie de vous faire enlever les génitoires. » Et le moine, s’entendant parler de la sorte, ne sut que dire, mais il prit son serviteur par la main et se mit en route ; et, s’étant mis en selle au perron, il partit sans se retourner.

466. Voilà le moine de Saint-Judas[870] parti. Il descendit par l’escalier en courant, monta à cheval au perron et s’avança rapidement le long de la rivière. Le serviteur le suivait à distance. Le moine ne lui dit pas un seule fois : « Pourquoi es-tu si en arrière ? » Il ne s’arrêta pas jusqu’à ce qu’il fût auprès de Girart. Le comte lui demanda ce qu’il avait fait : « Ne me pressez pas ! » dit le moine, « car je suis trop las. Je vais d’abord entrer au moutier pour sonner la cloche, puis je dirai un Te Deum, et une prière à saint Thomas[871] pour le remercier de m’avoir sauvé des mains de Charles-Martel, qui, pour un peu, nous eût dépouillé de nos génitoires. Vous vous arrangerez comme vous pourrez avec lui, mais, pour sûr, vous ne m’aurez jamais plus pour messager !

467. — Mais d’abord dites-moi, sire moine, comment vous avez quitté Charles. — À Roussillon, j’ai été, sire, fort mal reçu. Je lui dis que son avoir serait bientôt rassemblé et que tu le lui enverrais par tes hommes[872]. Lui, cependant, se montra furieux contre moi : il dit que vous vîntes tout jeune à son père et fûtes nourri par lui mieux qu’on ne le fût jamais ; que lui-même, le fils, vous adouba. Lorsque vous fûtes parvenu à la plénitude de vos forces, et qu’il s’attendait à être servi par vous, vous avez été le premier à lui faire du mal. Il ne fera point accord avec vous jusqu’à ce qu’il vous ait ruiné de fond en comble et réduit à vous exiler outre-mer[873].

468. — Seigneurs, » dit Girart, « il m’est douloureux de me voir enlever si vite ma terre. Le roi ne dira pas que je l’aie trahi, puisque je propose de m’engager à réparer le dommage que je lui ai causé depuis que je suis chevalier. Mais il aura moissonné et rentré le blé qu’il sème en son champ, et avril et mai seront passés avant que j’aie conclu avec lui trêve ou accord !

469. « Moine, sais-tu d’autres nouvelles du roi Charles ? — De mauvaises, oui, » dit le moine. « Je l’ai entendu jurer par Jésus du ciel que, s’il peut vous prendre, vous ou don Boson, il vous ferait pendre comme larrons [par le pire garçon de sa maison[874]], » Girart sourit sous sa moustache : « Puisqu’une démarche comme celle que nous avons faite auprès de lui ne le satisfait pas, mes barons et mes hommes ont leurs chevaux et le butin ; avec tout cela nous nous rendrons à Dijon. »

470. Il se rend à Dijon, lui et ses compagnons. Oton lui offrit une large hospitalité. Les sénéchaux, et les bouteillers ne sont pas regardants : on sert largement paons et grues ; les écuyers reçoivent de grandes soldes. La nuit on fait le guet sur le rempart jusqu’au moment où sonnent les cloches. Les chevaliers allèrent entendre la messe ; puis Girart sortit, s’assit sous un laurier, et, ayant mandé son conseiller Fouque, il se fit apporter de l’or et des deniers, et amener des mulets, des palefrois, des destriers, pour payer les soudoyers. On demanda des hôtes pour les logements, et qui n’en put trouver se mit à la recherche d’un charpentier[875], et Girart leur jura qu’il ferait à Charles guerre et dommage...[876]

471. Charles fut à Roussillon ; on ne vit jamais roi aussi irrité. Il manda à ses Français de se rendre tous auprès de lui. Girart en fut informé la nuit suivante. Il rassemble des soudoyers, leur faisant savoir qu’ils seraient bien payés en argent et en or[877]. Il y aura encore bataille, je pense.

472. Girart fit faire cent lettres, les scella et manda des chevaliers par toute la terre. À qui voulut de l’argent, Girart en donna. Il y en eut bientôt quatre mille qui se dirigèrent vers Dijon. Girart et ses neveux commencent une guerre dont un jour ils seront tous dolents[878].

473. Le comte Girart convoqua tous ses barons. Il envoya ses messagers pour les Bourguignons jusqu’aux montagnes[879] ; pour les Bavarois et les Allemands jusqu’en Saxe. Partout où il savait un bon guerrier, il le fit appeler, lui faisant des promesses et de riches dons. Vous auriez vu sous Dijon, dans les champs, un si grand nombre de refs de couleur, de pavillons, d’enseignes, de fanions. Girart entra en sa chambre, en un lieu secret, et là il prit un avis qui ne lui fut pas profitable.

474. Boson prit séance au commencement du conseil. Il avait revêtu un manteau de gris neuf, orné de pourpre ; il était grêle par les flancs, gros de la poitrine. Il a encore le teint pâle et jauni par l’effet de sa blessure[880]. Ce n’était pas un couard, mais un homme hardi : son goût pour la guerre était toujours nouveau. « Charles nous tient trop, » dit-il, « pour mous. Il occupe en paix Roussillon, et pourtant il faut qu’il ait peur, pour s’y tenir enfermé. Sans ma blessure, je lui fourrerais ma lance jusqu’aux clous[881] ! Et s’il ose livrer bataille, il y aura bientôt perdu ou gagné grand honneur[882]. »

475. Après lui parla le comte Fouque : « On a de la peine à sortir d’une guerre quand on y est entré légèrement. Comment pourrons-nous triompher de Charles par les armes ! Le meilleur avis que je sache, c’est que chacun se tienne prêt à l’attendre et à se défendre s’il nous vient assaillir. Que tous, grands et petits, se préparent à lui faire face. On pourrait faire prisonnier tel de ses barons pour lequel Charles mon seigneur serait disposé à traiter. »

476. Ensuite parla Gilbert : « Votre conseil est le meilleur, selon moi. Nous avons déjà trop perdu à combattre[883]. Nous avons assez de châteaux et d’argent pour tenir la campagne encore un an. Mais Charles a mandé son arrière-ban ; il marchera contre nous avec fureur. Les bois sont semés d’obstacles, les passages difficiles. Il perdra beaucoup de monde avant de se mettre au retour. — Pour moi, » dit Boson, « je ne prendrais rançon de personne, dût le prisonnier m’offrir son pesant d’or. Girart a une mesnie bonne et nombreuse de soudoyers bavarois et allemands, qui ne demandent qu’à se battre. N’envoyez pas en avant ni hommes de pied ni éclaireurs, mais chevauchons dès ce soir, au coucher du soleil, et soyons en face d’eux au point du jour. Si nous pouvons chasser Charles du champ de bataille, je ne donnerais plus un gant de sa guerre. Il sera ruiné lui et ses enfants. »

477. Girart goûta fort ce discours. Les paroles de Boson lui rendirent le courage. « Seigneurs, » dit-il, « je ne puis continuer la guerre plus longtemps, car je n’ai plus rien à donner ni à recevoir[884]. J’ai perdu les barons qui me devaient le service militaire. J’aime mieux en finir d’un coup que de languir dans une longue anxiété. — Faites en, » dit Fouque, « comme il vous plaira. » Et là-dessus ils s’en vont.

478. C’est sur cet avis qu’ils se séparèrent. On suivit le conseil de Boson qui, en une autre occasion, leur avait été d’un grand secours. Girart monta sur le cheval balzan aux longs crins. Il se rendit dans les prés sous Dijon, où les barons avaient planté leurs tentes. Il leur adresse à tous force remercîments et les prie, au nom de Dieu, de ne pas bouger jusqu’au soir. Alors ils se mettent en marche, passent sous le couvert du bois, et, au point du jour, arrivent sous Pui-Aigu ; ils descendirent de cheval dans la plaine sous Châtillon. Dieu veille sur eux ! Car il y aura encore bien des écus neufs de brisés.

479. Ils descendent, au point du jour, sous Châtillon. En la cour de Girart, il y avait un vavasseur né du meilleur lignage de France. Il avait été pris à la bataille sous Vaucouleurs, où Girart vainquit l’empereur Charles[885]. Le comte n’avait exigé de lui aucune autre rançon que son service. Pour l’en récompenser, celui-ci appela cette nuit même un damoiseau, fils de sa sœur : « Neveu, » lui dit-il, « va dire à Charles l’empereur, sous Roussillon, où il tient rassemblé le gros de son armée, que Girart a convoqué son ost et lui livrera bataille demain au jour ; que Charles fasse bien garder son oriflamme, de peur qu’on la lui enlève par surprise. » Le damoiseau, plein de joie, court où on l’envoie.

480. Le damoiseau monte à cheval et part au galop. Il ne s’arrêta pais qu’il fût devant le roi. Il le trouve sous Roussillon, tenant un conseil pour établir un accord entre les Gascons et le duc d’Aiglent[886]. Charles parlait lorsque le messager, descendant de cheval, le prit à part, au vu de tous, et lui dit : « Je suis, à la cour de Girart, le serviteur d’un de vos parents qui vous fait savoir par moi secrètement que le comte a mandé toute sa gent. Il a avec lui de nombreux soudoyers à qui il donne de l’argent. Sachez pour certain que j’en arrive. Girart vous livrera bataille aujourd’hui même. » Cette nouvelle fut désagréable à Charles. Pourtant il prit une mine riante. « J’espère bien, » dit-il, « lui faire payer le mauvais sang qu’il me fait faire ! »

481. Charles leva les yeux vers le ciel pour implorer Dieu : « Seigneur, » dit-il, « fais qu’aujourd’hui je me venge ! » Puis : « Dis-moi, combien sont-ils de chevaliers ? Peux-tu en estimer le nombre ? — Je n’ai pu les voir tous ni m’en faire une idée, mais seulement de soudoyers achetés il y en a quatre mille ; je les ai vu compter. Depuis hier matin à l’aube, Girart n’en a pas fini de leur donner de l’argent. Il a donné ordre à sa mesnie et se revêtir d’armes vermeilles. Je l’ai entendu hier, lui et Boson, se vanter[887]. Ils comptent bien d’ici peu vous chasser au loin. — Dieu me soit en aide ! » dit Charles. « Si je ne puis le dépouiller de sa terre, je renonce pour toujours à porter la couronne. » Il manda sa mesnie pour lui adresser des exhortations, Pierre[888], Aimon[889] et Aimar[890], qui l’avaient quitté la veille au soir. Il envoya un chevalier convoquer ses barons au conseil.

482. Charles manda ses hommes pour prendre conseil : « Seigneurs, écoutez-moi, et qu’on ne dorme pas[891]. Maudit soit le trésor qui luira à mes yeux, si mes fidèles hommes n’y ont part ! Je vous dirai comment Girart se réveille. Il a perdu Roussillon, ce qui lui est douloureux. Ce messager m’apporte une nouvelle étonnante : Girart a fait armer sa gent d’armes vermeilles. » Après parla Hugues, le duc de Broyes[892] : « Sire, ne faites pas ici la sourde oreille, mais faites armer votre gent ; tenez-vous prêt.

483. — Seigneurs, » leur dit Charles, « je vous le dis, à vous que j’ai aimés et nourris. Aidez-moi, à venger mon ami, le duc Thierri[893], le noble chevalier. Si, dans la bataille prochaine, je puis chasser du champ mon ennemi, je ne laisserai pas un seul été, de lui enlever des châteaux. » Tous l’assurent qu’ils lui viendront en aide. Jamais vous ne vîtes un roi d’une amitié aussi sûre, qui eût autant d’attachement pour un guerrier vaillant. On le vit bien ce jour-là, à la façon dont on frappa en la bataille[894]. Le comte Girart fit une sottise quand, après cela, il chevaucha contre Charles.

484. Quand la nuit fut passée et que le jour parut, le comte Girart, qui avait l’expérience de la guerre, forma trois échelles de chevaliers, quatre de sergents et de bourgeois[895]. Ils abandonnent les bois et chevauchent par la plaine, serrés comme les gouttes de pluie, les grêlons ou la neige ; les lances se touchent. Quand Charles les vit, il en fut tout ému. Il s’adressa à ses barons et à ses marquis : « Qui s’est vanté de porter les premiers coups[896] ? — Sire, ce sera moi, dit Oton le champenois. — Grand merci, » reprit Charles ; « si je puis me tirer d’ici, j’accroîtrai votre fief, si je suis encore roi portant couronne. »

485. Girart était entendu à la guerre et animé d’un vif ressentiment. Il dit à Boson, qui n’était pas homme à reculer : « Vous prendrez l’avant-garde avec les Lorrains. Je manœuvrerai, de mon côté, avec ma troupe. » Boson monte à cheval, l’épée ceinte. Avec lui étaient cinq cents hommes avec des enseignes[897], armés de hauberts saffrés[898] et d’écus peints. Le roi de Reims[899] en envoya autant de son côté[900] sous la conduite de Pons de Braine. Je voudrais bien que Charles eût moins de monde. Aujourd’hui, puissant comte Girart, tu auras lieu, je crois de t’affliger !

486. Ce fut au mois de mai, au matin ; le jour était clair. Le vent soufflait doucement du côté du sud, faisant flotter les bannières. Les lignes de bataille se rapprochent sur un terrain uni. Là ne fut envoyé comme messager aucun chrétien, ni moine ni chanoine ni chapelain. Ce sera un grand deuil, de quelque côté que la victoire tourne.

487. La bataille commence avec acharnement. Voici, parmi les premiers, Pons, comte de Braine, gonfanonnier de Hugues[901], dont il conduit les troupes. Il cria que Girart et sa race étaient traîtres : « En ce jour on vous enlèvera vos terres, et à Charles sa peine ! » Boson court le frapper, et pour l’étrenne il l’abattit de son cheval à la distance d’une pleine longueur de lance. Pons le frappe à son tour, lui fait perdre l’équilibre et l’abat à terre, lui et son cheval. Boson se relève, les guides à la main ; d’un coup d’épée, il pourfend Pons jusqu’en l’échine : « Vous n’insulterez plus Girart, et ce n’est pas par vous qu’il perdra terre ni fief. »

488. Le jour était clair et beau, point orageux ; la terre unie, sans obstacles. Voici Girart qui s’avance devant tous par le champ de bataille. Il était irrité contre Charles, et avait le cœur fier. Son visage[902] et son cou étaient noircis par le haubert ; il en portait un qui était fort et double. Son heaume était vergé d’or fin ; l’épée qu’il avait ceinte était d’acier bruni. Il portait une lance aiguisée dont il savait se servir. Il chevauchait un cheval clair, balzan et noir[903] ; il avait l’enfourchure large[904], et avait bien l’air d’un riche comte et d’un fort guerrier. Il sortit d’entre les siens, à la distance d’un trait d’arc, et alla frapper un comte Berengier. Il lui trancha l’écu sous l’appui[905]. Le fer (de l’écu) ne put résister à l’acier (de la lance) : il l’abattit mort à terre. Là se heurtent Bourguignons et Berruyers[906], chasés[907] et étrangers et soudoyers ; là vous auriez vu briser tant de lances, porter tant de coups d’estoc et de taille, et tant de chevaux privés de leurs cavaliers ! Boson eut l’honneur d’avoir porté les premiers coups dans cette bataille[908].

489. Voici par la bataille le comte Fouque. Il est irrité contre Charles et le fait bien voir. Il a abattu trois de ses adversaires et tué Oton ; puis il frappe le preux Gace de Dreux. Il n’y a pas de haubert qui tienne contre sa lance : il la lui met dans le corps avec le gonfanon et l’abat mort loin de la selle. Gace laissa tomber de son poing son enseigne au dragon. À ce moment, les gens du roi Charles fléchirent. Ceux de Girart les chassent du champ, et ils les auraient vaincus complètement, quand surgirent vers la droite le vieil Aimon, Pierre de Mont-Rabei et le comte Hugues[909], avec une compagnie vaillante. Ils s’écrient : « Tenez bon, barons ! Maudit soit[910] qui fuira devant un Bourguignon ! » L’arrivée de ce secours remplit Charles de joie et Girart et Boson de tristesse.

490. Au moment où le roi fut ainsi secouru par ses fidèles, il ne savait absolument plus quel parti prendre. Il lui sembla que Dieu se réveillait en sa faveur. Voici au premier rang Pierre de Mont-Rabei. Onques vous ne vîtes chevalier si bien armé. Il portait un écu blanc et rouge. Le premier qu’il frappa fut Gautier Maureil[911]. Il lui porta un tel coup à la poitrine, sur l’os fourché, que sa lance en vola en éclats Là vous auriez vu jouter tant de francs damoiseaux ! il n’est si bon chevalier qui ne trouve son pair. Les épées tranchent les têtes, et par le champ sont étendus de nombreux damoiseaux dont les heaumes brillent au soleil.

491. Là où les deux armées se rencontrèrent, il n’y eut guère de lance qui ne se brisât. Voici par le champ Pierre de Mont-Rabei, avec lui cent trente-trois[912] chevaliers ; chacun était couvert de riches armes. Là où il vit Girart, il le montra au doigt : « Voyez ici un comte plein d’orgueil qui, s’il l’avait voulu, serait dans les meilleurs termes avec notre roi, mais il ne trouve pas en son cœur la force de s’abaisser ni de servir un autre que lui-même. » Girart vint au galop par le chaume ; il frappe Gui de Mont-Secret, et l’abat mort devant Pierre. Pierre le frappe à son tour et lui fait entrer dans le corps sa lance au fer froid. Cette fois le comte Girart a fait une folie.

492. Voici chevauchant Eble de Bordeaux, c’était le sénéchal de Girart : il appelle Pierre de Mont-Rabei par son nom. Celui-ci ne se dérobe pas, mais se détache de la compagnie qu’il guide. Eble le frappa en la poitrine, lui tranchant et déchirant le haubert, et lui fit un trou dans le flanc, sous l’aisselle. Pierre tira son épée à la lame verte[913] et lui donna un tel coup sur le heaume qu’il le fit chanceler et lui en enleva un morceau le long de la joue, lui coupant les cheveux au ras de la tête. Vous auriez vu là tant de damoiseaux désarçonnés ! Il y en avait un millier d’abattus en un vallon, belle jeunesse dont la perte répandit au loin le deuil. Dieu ! que cette bataille fit pleurer de damoiselles et de jeunes dames veuves !

493. Merianz[914] un breton roman[915], accourut au galop. Il n’avait pas l’air d’un jeune varlet, et cependant personne ne voulait rompre une lance avec lui. Il était étroitement chaussé....[916]. Il va férir Fouque de Mont-Folet et le renverse mort tout près d’un petit ruisseau. Vers ce moment, le roi chassait Girart du champ de bataille.

494. Ce fut au mois de mai que cette bataille eut lieu entre Charles et le comte Girart dans la plaine, sous Roussillon, par les guérets. Dieu ! que de bons vassaux y sont couchés morts ou blessés ! Du côté de Girart sont les douleurs et les peines cuisantes. Et quand le comte vit que tout allait mal pour lui, quand il vit les Français avoir le dessus, et le roi avec eux, quand il se vit blessé, perdant son sang[917], tandis que les siens fuyaient de çà et de là, il se tint pour perdu. Fouque le prit par le frein et l’entraîna plein de douleur, disant à Gilbert et à Boson : « Tirez-vous par ici ! » Si le comte est affligé, le roi est dans la joie.

495. Or s’en va Girart au galop, avec Gilbert, Boson, Fouque, fuyant par une route en plaine. Ils se seraient dégagés sans obstacle, ces barons, quand voici au-devant d’eux le comte Hugues, Pierre de Mont-Rabei et le vieil Aimon. Hugues atteignit le comte Boson : il le frappa à découvert, sous le bouclier et lui mit dans le corps sa lance avec la banderolle. En même temps ses compagnons le frappèrent et Boson fut jeté mort sur le sable[918]. Gilbert et Fouque prirent vengeance de leur frère, et tuèrent sur la place le comte Hugues. Les gens du roi Charles survinrent en grand nombre et les enveloppèrent de toutes parts. Ils tuèrent Gilbert et prirent Fouque. Tous le voulaient tuer, hormis Pierre qui l’emmena au roi pour le protéger. Girart s’échappa à force d’éperon. Dieu ! comme est grande la foule qui se précipite à sa poursuite ! Ils lui ont coupé la route de Dijon ; mais, pendant la nuit, il s’est réfugié à Besançon.

Cependant le roi descendit dans le pré, sous Roussillon. Là on lui présenta tant de riches prisonniers ! Il jura Dieu le roi, du ciel, que le lendemain il ferait pendre Fouque à Montargon. « Par mon chef ! » dit Pierre, « vous n’en ferez rien. Quand vous avez pris en bataille un si riche baron, comment pouvez-vous menacer de le pendre comme un larron ? Mais, si vous ne voulez recevoir sa rançon, vous pouvez bien le faire mettre en votre prison. — Par mon chef ! » dit Charles, « c’est ce que je veux faire, et jamais plus il ne chassera l’éperon ! »

496. Girart s’en va tout seul ; ses bons parents sont restés sur le champ de bataille. La douleur qu’il a au cœur se répand dans tout son être, et souvent il s’évanouit sur le cou de son cheval. Au point du jour, il arriva à Besançon.

Cependant Charles descend sur le pré, sous Roussillon. Maint riche prisonnier lui fut présenté. Il appela Artaut[919], et lui dit doucement : « Tu es vicomte de Dijon ; va, rends-le moi : je te donnerai tant d’or et d’argent que tous ceux de tes amis qui sont pauvres deviendront riches ; et, si je n’en suis pas en possession sur le champ, que je sois un lâche si je ne te pends ! — Il me faut accomplir votre volonté, » dit Artaut. Hugues d’Orivent[920] prit la parole : « Seigneur, prenez-en des otages, sans délai. » Et le roi en prit de bons et leur fit prêter serment. Artaut monte aussitôt à cheval et s’en va au galop, suivi de cinq cents des bourgeois de Dijon à qui le roi rendit la liberté par la même convention. Charles chevaucha après eux, et ils lui rendirent sans délai le château. Entre ceux qui entrèrent les premiers à Dijon se trouvait un damoiseau, parent de Girart. Il demanda la comtesse et se mit à sa recherche. Il la trouva en oraison dans un moutier, priant Dieu le tout puissant de protéger Girart et les siens. Le bon damoiseau la prend par le bras : « Comtesse, sortez d’ici, et bien vite : ce château est rendu ; le roi le prend. Vos partisans ont été vaincus en bataille ; Girart a pu s’échapper je ne sais comment ; hier soir il s’est enfui à Besançon. » Quand la dame l’entend, elle tombe évanouie.

497. La dame s’évanouit sur le marbre noir. Voici qu’entre dans le château le vicomte Artaut, autour de lui les bourgeois, les bons et les mauvais, chacun portant sa hache ou sa cognée, ou lance ou guisarme ou un arc à main ; ils s’emparent de la tour et du rempart. La dame ouït le bruit et le tumulte, elle apprend la trahison, et ce lui fut un crève-cœur. Elle appela Hugonet, Fouque et Airaut[921] : « Que chacun selle son cheval, et sortons de la ville par ce portail. Laissons la garenne, jetons-nous dans le bois. Allons tout droit jusqu’à Besançon ; pourvu que je puisse avoir Girart, je ne demande rien plus. »

498. La dame ouït la noise et les cris de douleur que font les bourgeoises pour leurs maris. Elle entend maudire Girart[922], et s’écrie : « Lasse ! malheureuse ! Sire, mon conseil n’a pas été écouté ! » Elle ne fait emporter ni étoffes de soie, ni vêtements, ni tapis. Avec trois damoiseaux elle s’en va, sans autre suite. Ils l’escortèrent jusqu’à Besançon.

499. À la nuit, elle entra dans Besançon. Dans une chambre voûtée de l’abbé Hugues, là elle trouva couché Girart de Roussillon. Elle lui baisa la bouche et la face en pleurant, et lui demanda s’il était sans blessure. Il répondit : « Non, car j’ai été légèrement atteint sous le hoqueton. Je me suis battu avec Charles en champ de bataille. J’y ai perdu Girart et Boson, qui sont tués, et on me dit que le roi tient Fouque prisonnier. Je les ai laissés derrière moi, comme un félon, comme un couart dont la lâcheté est prouvée[923]. Je souffre d’être vivant, quand je devrais être mort. — Sire, » dit la comtesse, « laissez cela, inspirez-vous de la raison. Dieu vous a tiré des mains de Charles, mais vous n’avez plus d’ami en ce royaume qui vous aide dans la guerre ni qui vous puisse rien donner. Par dessus tout, je redoute la trahison. Allons en Hongrie, au roi Oton dont le père fut frère germain de mon père[924]. » Et Girart répondit : « J’y suis tout prêt. » Là-dessus, voici un messager qui lui annonce que Charles et les siens chevauchent.

500. Le messager entre dans la salle : il était natif de Dijon, fils de Freelent ; il vint pleurant de douleur et s’essuyant les yeux : « Sire, Charles chevauche avec sa nombreuse armée. Je l’ai entendu faire le serment qu’il n’acceptera pas de rançon, s’il vous prend. — Cela va bien mal pour moi, » dit Girart, « car je n’ai chevaliers ni sergents avec qui je puisse défendre château ni terre. — Sire », dit la comtesse, « vous perdez du temps, au lieu de vous mettre en sûreté ! » Aussitôt il se lève et prend congé.

501. Le comte est monté et a pris congé : ils ne furent que sept de ce pays ; sa femme fut la huitième, et [la neuvième fut] Engoïs[925]. Jamais damoiselle ne se comporta plus honorablement : pour son seigneur, elle abandonna sa terre et ses amis. Désormais Girart s’en va, comme un banni, et la douleur fut grande, quand il partit, et lui-même, en son cœur, était tout éperdu. Toute la nuit ils chevauchèrent jusqu’au jour. Cependant le roi vint à Besançon et l’occupa.

502. Girart s’en va, n’ayant pas de terre une poignée. Le roi se soucie de lui comme d’une pomme. Mais qui se montre trop orgueilleux est abandonné de Dieu[926]. Toute la nuit ils chevauchèrent la tête baissée, personne ne songea à se déshabiller. Ils arrivèrent devant une rivière, au gué de Groin. Là nos sept Bourguignons rencontrent dix Lorrains. Ne croyez pas qu’ils demeurent inactifs : les lances voleront en éclats.

503. Girart les a vus le premier à ce gué : il s’est tourné vers les siens et leur a dit : « Seigneurs, voici des ennemis séparés de l’armée. Jamais nous ne les trouverons aussi peu nombreux ; je vous en prie, chargeons-les ! — Vous parlez bien, » disent les Bourguignons. Ils laissèrent les dames[927] sous un chêne, et se sont avancés, couverts de l’écu. Vous pourrez entendre le récit de cette affaire depuis le commencement. Jamais attaque ne fut menée plus vaillamment.

504. Lorrains et Bourguignons se sont reconnus : ils ne s’adressent ni parole, ni salut, mais là où ils se rencontrèrent, ils se sont frappés. Girart se mesure avec Hugues de Valchenu : il lui donne un tel coup de lance, qu’il l’étend mort sur le pré herbu. Ses compagnons, de leur côté, ont si bien fait, qu’ils ont tué cinq des Lorrains, et abattu quatre, et parmi ceux-ci il n’en est pas un qui ne soit blessé ou n’ait eu des cheveux coupés au ras de la tête.

505. Lorsque les Bourguignons, pleins de fureur, se mesurèrent avec les Lorrains, il y avait parmi eux un nommé Séguin, homme de Girart, qui, d’un coup d’épée, fit voler la tête à Aimar[928]. Les Lorrains tournèrent le dos, et les Bourguignons les poursuivirent l’épée dans les reins, en tuèrent cinq et en prirent quatre.

506. La poursuite dura jusqu’à une colline. Guinemar fuyait par une vallée ; il trouva vingt hommes de l’armée royale ; à leur tête se trouvait un comte Giraut, frère de Hugues, du champ mortel[929]. Giraut lui crie : « Arrêtez, et donnez-nous des nouvelles. — Sire, nous avons rencontré Girart et ses hommes : nous allâmes sur eux, et eux sur nous. Personne des nôtres n’a échappé, ni bon ni mauvais, sinon moi, qui m’en suis venu par un sentier. Votre frère gît mort en un pré. » Giraut crie : « À cheval ! » et les voilà armés sous un hêtre Guinemart les guide à la trace. Si Girart eut onques douleur, il s’en prépare une pour lui comme jamais homme vivant n’en éprouva.

507. Girart fut bien imprudent, quand il descendit de son cheval près d’une vigne. Il se préparait à manger une galette, et donnait l’eau dans un heaume, faute d’autre vase, lorsque, regardant vers un tertre, il vit venir Giraut, furieux de la mort de son frère abattu dans la plaine. « Seigneurs, » dit Girart, « mange qui voudra, mais tâchons de nous défendre de notre mieux. Moi, je ne tiens pas à vivre plus longtemps, puisque Dieu ne le veut pas. »

508. Girart les vit de tout près venir pleins de fureur ; ils étaient vingt chevaliers, chacun ayant fief, château, marché, foire ou tonlieu. Giraut les devançait tous d’une portée d’arc, et lui cria : « Sire païen[930], vous m’avez tué mon frère, je le sais ; mais je crois que nous allons vous donner, pour monter à cheval, un coup de main tel que jamais ni vous ni les vôtres n’avez eu le pareil. » Et Girart répondit : « C’est à la volonté de Dieu. » Le comte monte par l’étrier et se précipite sur Giraut avec les siens. Dur engagement, qui finira dans la douleur.

509. Les sept s’alignent contre les vingt ; la partie n’est pas égale. Girart joute contre Beron[931] et lui donna un tel coup qu’il le jeta mort sur le terrain. Et qu’importe s’il l’a tué ! Girart eut le dessous. Ils n’échappèrent que deux à cheval ; sa femme faisait la troisième qui se réfugia en l’église de Saint-Nicolas. Girart s’enfuit dans la forêt d’Ardenne ; là ils demeurèrent jusqu’à la nuit.

510. Girart est en Ardenne le soir ; il n’y a chose au monde dont il puisse tirer avantage. Il vit son cheval[932] blessé, perdant l’haleine. Il le prit par la rêne du frein doré, sortit du bois, vint au moutier. [Son compagnon était blessé et respirait à peine[933]]. Girart trouva un ermite bon chrétien qui lui fit un bon feu et un lit de foin, et y coucha le blessé. Le comte lui vit la poitrine pleine de sang et lui demanda s’il pensait en revenir. — « Non, pour rien au monde. Jamais je ne verrai homme de mon pays. » Girart fut saisi de douleur.

511. Girart est sorti du bois ; il vint au moutier. Il attacha les chevaux à un laurier et demanda des nouvelles de sa femme. Elle sortit de l’église un psautier à la main ; avec elle était Engoïs, nièce de Rainier[934] ; on ne trouverait meilleure personne en aucune terre. Girart demanda si en ce lieu il y avait un prêtre. Et l’ermite répond : « Pas même un clerc. Il y a plus de six ans que je garde une damoiselle recluse, fille de Beron, nièce de Didier, lui fournissant les vêtements et les vivres dont elle a besoin[935]. » Toutefois, on confessa le chevalier blessé, et bientôt l’âme partit de son corps. Girart en fit grande douleur ; il s’arrachait les cheveux et se frappait des poings. Il n’y avait là ni chandelle ni encensier, mais seulement la croix, le feu, le brasier. La nuit vinrent des larrons qui enlevèrent à Girart ses armes et son destrier[936]. Voilà une douleur qui s’ajoute aux autres.

512. Quand la nuit fut passée, que le jour eut paru, vous pouvez croire, chevaliers, que ce fut une grande douleur pour le comte, d’avoir perdu ses armes et les chevaux, Engoïs resta là à la garde de Dieu. Plus tard, le comte Bertran la prit pour femme[937]. Celui qui montre trop d’orgueil, je ne l’estime pas un gant. C’est pour Girart que je vous dis cela, qui, pour avoir été trop orgueilleux, fut ensuite ruiné pendant vingt-deux ans. Mais ensuite, sa fin fut telle, dit la chanson, que jamais homme ne fit meilleure.

513. Quand la nuit fut passée et que le jour commença, Girart vit qu’il avait tout perdu ; il ne savait que faire, il s’écriait : « Malheureux pécheur ! » L’ermite lui dit : « Calmez-vous, frère. Priez Dieu et sa mère de vous aider, de vous conseiller. Il le peut bien. Voyez-vous ce chemin qui mène à Rancaire[938] ? Vous traverserez un bois de chêne[939] de la forêt d’Ardenne, et vous ne tarderez pas à rencontrer un ermite, qui est si vieux, si blanchi, qu’il en est tout courbé. — Par Dieu ! dit la dame, j’y veux aller ; il nous conseillera ce que nous pourrons faire. »

514. L’ermite les conseilla sagement, et, en homme charitable, il leur donna à souper du cidre de sa façon et du pain d’avoine ; puis il les mit dans la voie et les conduisit à travers une clairière de la forêt d’Ardenne. Vers midi, ils arrivèrent à l’ermitage ; là, ils trouvèrent le saint homme qui souffre pour Dieu. Il ne portait point de vêtements tissés, mais une peau de chèvre, avec des haillons de laine[940] sur l’échine ; il était prosterné à terre, les genoux et les coudes nus, et priait Marie Madeleine de lui inspirer des prières salutaires.

515. Le saint homme, lorsqu’il eut fait sa prière, se tourna vers Girart de Roussillon et s’avança appuyé sur un bâton : « D’où êtes-vous, ami ? de quel pays ? — Sire, » dit Girart, « de celui de Charles. Mon père et mon aïeul firent hommage à son père. Il me rendit Bourgogne et Avignon[941]. S’il se montra bienveillant pour moi, maintenant il est plein de rancune[942]. C’est à cause d’une dispute qui eut lieu dans sa maison et où Boson tua Thierri. De là est venu tout le mal. Charles m’a accusé du meurtre, bien que je n’y fusse pour rien. Il m’a fait une rude guerre. Je lui ai donné une telle chasse qu’il n’eût pas échangé ses éperons contre Paris[943]. En récompense, il m’a enlevé ma terre, si bien que je vais en Hongrie, auprès du roi Oton. C’est pour cette pauvre dame que je souffre. Des larrons m’ont enlevé cette nuit mes chevaux, et maintenant il nous faut aller à pied. Par Dieu ! donnez-moi conseil. » L’ermite répond : « Vous l’aurez bon, mais d’abord, cette nuit, prenez logement ici. »

516. Les voilà logés et installés jusqu’au lendemain au lever du soleil. Alors le vieillard chenu lui imposa une pénitence et lui donna des conseils propres à assurer son salut, s’il veut les suivre. Mais Girart s’arrachait les cheveux et jurait Dieu et sa puissance que jamais il ne se laisserait raser ni couper les cheveux jusqu’à tant qu’il eût recouvré sa terre et fût redevenu duc de Bourgogne. Dieu ! combien longtemps il fallut observer ce serment ! Pendant vingt-deux ans le comte fut dépossédé.

517. Quand la nuit fut passée, au lever du jour, le saint homme lui dit de bonnes paroles : « Ami, avez-vous droite croyance ? — Sire, je mets mon espérance en Dieu. — Renoncez-vous envers tous à la vengeance ? — Sire, oui, hormis le roi de France. — Ami, ne lui avez-vous jamais fait de mal ? — Sire, oui, par sottise et par jeunesse. — Donc, repentez vous, de bon cœur. — Sire, jamais je ne prendrai pénitence jusqu’à ce que je lui aie fait voir la mort de près. Si jamais je puis porter écu et lance, je trouverai moyen de prendre vengeance de lui. — Grand péché, » dit l’ermite, « s’est emparé de toi.

518. — Brave homme, comment penses-tu arriver jamais à te venger ! Quand tu étais homme puissant, Charles t’a vaincu, c’est toi-même qui le dis. — Sire, » dit Girart, « je ne veux vous rien cacher. Si je puis parvenir jusqu’au roi Oton, recouvrer des armes et un cheval, j’essaierai de revenir en France, chevauchant nuit et jour. Lorsque Charles ira chasser dans les grands parcs, je sais bien les endroits où il tire à l’arc ; là je pense me venger de sa personne détestée. — C’est le péché, » dit l’ermite, « qui te fait parler. »

519. Quand l’ermite l’ouït, il s’irrita. C’était un homme lettré, qui avait beaucoup lu. « Brave homme, je sais qui t’a fait tomber si bas : c’est l’orgueil de ces démons cornus qui furent précipités du ciel. Dans le ciel, c’étaient des anges de grande puissance, l’orgueil les a fait devenir diables. Tu étais un comte de grande valeur, et maintenant péché et orgueil t’ont si abattu que tu ne possèdes que les vêtements que tu portes. Tu viens de m’avouer que si tu peux jamais avoir cheval, lance et écu, tu occiras ton seigneur en bois épais. C’est le péché, c’est le diable qui te trompe. J’ai peur qu’il te tue en telle disposition. C’est alors qu’il te possédera tout entier ! » Quand la dame entend parler le saint vieillard, elle se jette à ses pieds et les lui baise. Elle pleura longtemps, immobile. « Sire, pour Dieu, grâce pour ce malheureux ! » Et l’ermite la relève et lui dit[944] : « Je ne sais rien vous dire de plus : Dieu vous soit en aide ! car vous avez perdu ce monde-ci et l’autre !

520. « Brave homme, » dit l’ermite, « comment n’es-tu pas épouvanté ? En ta jeunesse tu as fait tant de folies ; tu en as employé toute la fleur à mal faire, et maintenant tu veux encore tuer ton seigneur direct ! Mais alors tu ne trouveras plus clerc, ni saint homme, ni évêque, ni pape, ni docteur, qui consente jamais à te donner pénitence ! La théologie et les auteurs nous montrent dans la loi du Rédempteur quelle justice on doit faire d’un traître. On doit l’écarteler avec des chevaux, le brûler sur le bûcher, et là où sa cendre tombe[945], il ne croît plus d’herbe, et le labour reste inutile ; les arbres, la verdure y dépérissent. » À ces mots, la dame ne peut s’empêcher de pleurer : Girart, pourquoi faites-vous si grande folie. Pardonnez[946] toute rancune envers tout homme, et particulièrement envers Charles, votre roi empereur. — Dame, je le fais pour l’amour de Dieu. » Et l’ermite répond : « J’en rends grâces à Dieu, et, de sa part, je me déclare ton témoin. Et si tu le fais de bon cœur et sans reserve, tu recouvreras un jour vassaux, terre et honneur. »

521. Girart a consenti à tout ce que l’ermite a voulu. Le saint homme en rit de joie. Il lui interdit l’usage du cheval et des armes, jusqu’à un terme fixé, alors qu’il aura fait pénitence pour tous ses péchés ; et il lui donne part, tant qu’il vivra en ses bonnes œuvres[947]. En partant, Girart pleura, et l’ermite les signa, les bénit et leur enseigna la route par la forêt antique. Avant qu’ils en fussent sortis, ils rencontrèrent des marchands. Girart leur demanda d’où ils étaient : « Sire, de Paris, et nous venons de Bavière et de Hongrie. — Quelles nouvelles du roi Oton[948] en ce païs ? » Ils répondirent : « Sire, il est mort ; Charles, le roi de France, a envoyé des messagers au sujet de Girart le duc, s’il arrivait dans ces parages. « Et la dame, à ces mots, s’épouvanta : Girart est mort, je l’ai vu mettre en terre. — Dieu en soit loué ! » répondent les marchands, « car il faisait toujours la guerre et par lui nous avons souffert bien des maux ! » Et Girart, entendant parler ainsi, se rembrunit, et, s’il avait eu son épée, il en aurait frappé l’un d’eux. Béni soit le saint homme qui lui interdit les armes ! Les marchands le racontèrent en France, la France de Louis[949], et Charles en fut rempli de joie.

522. Les marchands contèrent en France, chez eux, que Girart était mort tout nouvellement. Le roi en eut grande joie, et aussi tous les ennemis de Girart, grands et petits, mais non pas ces nobles hommes du temps ancien ; ceux-là eurent grande affliction, à cause de sa valeur, et la reine s’affligea plus que personne, pensant que le comte n’avait pas d’héritier qui pût, après sa mort, tenir un pied de sa terre. Laissons à parler du roi et de sa joie, et revenons à Girart qui était plongé dans la douleur.

523. Lorsqu’il se sépara des marchands, il entra en de mauvais sentiers où il rencontra beaucoup de passages difficiles et d’obstacles, de ronces, d’épines et d’églantiers. Il descendit en un val profond et noir et trouva, au bord d’une rivière, deux petits moutiers et un saint ermite nommé Garnier qui les hébergea de bon cœur. Il ne leur donna point de mets délicats, point de pluviers, mais du pain d’orge pétri avec de la cendre[950], et de l’eau de source. La nuit, Girart et sa femme dormirent jusqu’au lendemain, où il se remit en marche.

524. Or s’en va Girart au lever du soleil, par un étroit sentier, le long d’un chaume. Il trouva une source sous un tilleul et s’y coucha à l’ombre, à cause du soleil. Il voulut s’endormir, car il avait sommeil ; mais ne croyez pas qu’il dorme beaucoup, le comte : loin de là, il verse des larmes, se tire les cheveux, dit qu’il aimerait mieux être mort en champ de bataille, que le roi et ses fidèles l’eussent tué ; et sa femme lui dit : « Ne dis point cela, mais prions Dieu qu’il nous conseille. »

525. De là il se hébergea en une habitation où les fils et le père avaient péri par sa guerre. Là vous eussiez entendu fille et mère proférer des malédictions, [et traiter Girart comme un larron[951]] ! Sans sa femme, il n’aurait pu supporter longtemps la vie : elle est sage, courtoise et bonne ; un prédicateur ne parle pas mieux : « Sire, laisse les regrets, éloigne-les de toi. De tout temps tu as été orgueilleux, guerroyeur, batailleur et acharné pour tes intérêts. Tu as tué plus d’hommes que tu ne saurais le dire, et appauvri leurs héritiers et toute leur famille. Voilà que Dieu en prend justice, le vrai justicier. Souviens toi du prud’homme du bois de chênes[952] qui t’a donné pour pénitence de souffrir le mal. Si tu la veux faire, un jour tu recouvreras ton fief ! »

526. Et de là il se hébergea à Porz Cairaz[953], d’où partent les chemins de sept comtés. Là ils apprennent des nouvelles véritables : un messager y est passé la veille. Charles en a envoyé dans tous les sens : Qui trouvera Girart, s’il le lui amène, il en recevra sept fois le poids en or et en argent. « Sire, » dit la comtesse, « croyez-moi : évitons les châteaux et les cités, les chevaliers, les hommes puissants, car la félonie est grande, et aussi la cupidité. Cher sire, votre nom, changez-le. » Et il lui répondit : « Comme il vous plaira. » Sur-le champ il s’appela Jocel Maunaz[954]. Il se logea chez un richard au cœur dur, qui avait une femme plus dure encore. Là lui prit une maladie telle que de quarante jours il ne se leva point, jusqu’à la nuit de Noël, où Dieu naquit. Alors [le maître] le fit jeter hors de sa maison, dans la voûte d’un cellier, sous le degré[955]. C’est là que la comtesse eut douloureux soulas.

527. Girart gît sous la voûte : il n’a point de serviteur, sinon sa femme qui le sert avec douceur. Alors voici un valet[956] qui vient à elle, véritablement envoyé par Dieu : il lui apporte un drap et l’étend devant elle : « Dame, pour l’amour de Dieu tout puissant qui naquit en telle nuit à Bethléem, taillez-moi dans ce drap un vêtement. — Volontiers, » dit-elle. Aussitôt elle le prend et sur-le-champ se mit à tailler et à coudre. À l’hôtesse le contèrent les serviteurs : « Cette vagabonde coût très bien. » Elle lui envoya le vêtement d’un de ses parents, et lui manda de le coudre tôt et vite. Elle répond au messager, avec humilité : « Ami, j’en cous un à un plus riche ; ensuite je prendrai le sien, s’il veut bien attendre. » Le serviteur rapporta ces paroles : l’hôtesse s’en vint par l’escalier en courant, furieuse comme un démon, et les jeta hors de son habitation.

528. Jamais vous ne vîtes si mauvaise femme, comme elle les a fait jeter dehors dans la fange. Le comte n’a force, ni chair, ni sang[957]. La comtesse le prit par les flancs. Elle était faible et épuisée : tous deux tombèrent dans la fange. Un prud’homme les regarda, un homme au cœur franc : il fit ôter un banc d’auprès de son feu, et lui fit faire un lit mollet et blanc ; puis il lui donna venaison et poisson d’étang.

529. Quand ils furent tombés tous deux dans la boue, là se pâma la dame de douleur qu’elle eut. Le prud’homme le regarda, Dieu le voulut ainsi, et le fit relever et apporter tout froid et inerte. Il lui fit faire près de son feu un lit, puis lui donna chair sauvage et poisson de lac, et le garda jusqu’à ce qu’il l’eût guéri.

530. Girart se regarda, étendu qu’il était : il n’avait que les os, la peau et les nerfs. « Hé Dieu ! » dit-il, « tu te montres si dur envers moi ! Les œuvres que j’ai faites, tu me les fais payer bien sévèrement. Fouque l’avait bien dit, et aussi Landri de Nevers[958] ! Bernart, Fouchier, Séguin, Boson et Gilbert, que je suis misérable de vous avoir survécu ! » Et sa bonne femme lui essuie la tête ; « Cher sire, laisse en repos la terre que tu pers, car, si tu prends en gré le mal, tu en mériteras une meilleure. » Puis elle lui récite trois versets des psaumes de David, et lui parle de Job qui fut serviteur de Dieu, et le sermon où saint Rigobert dit....[959] Car ce fut un miracle grand et évident que Dieu fit pour ce comte qui fut si farouche. S’il n’eût été proscrit et si abandonné, jamais il n’aurait renoncé au mal et ne se fût converti.

531. Si on vous contait tous les embarras, la faim, la soif, les peines, ainsi que dit l’écrit qui est au moutier ! Vingt-deux ans fut ainsi le fort guerrier, n’ayant pas de sa terre quatre deniers, car il était en Allemagne, d’où fut Lohier[960]. Un jour, étant entré en un bois grand et profond, il entendit un bruit de charpentiers, et suivit tant la voix, par les fourrés, qu’il trouva à un feu deux charbonniers. L’un était grand et laid, coloré et noir, et avait nom Garin Brun ; l’autre Rainier : c’était un petit, un railleur. Il s’adressa à Girart, et lui dit tout d’abord : « Ami, dites, d’où êtes-vous ? faites-vous pénitence ? Portez ce charbon ; devenez portefaix, et vous aurez votre juste part du gain. » Et Girart répondit : « Sire, volontiers[961]. »

532. Girart et ces deux-là firent trois compagnons. Chacun a pris son faix, et le comte le sien. Ils sortirent du bois par la plaine campagne et s’en vinrent à Aurillac sous Troilon[962]. Chacun vend son charbon sept deniers. Girart vit le gain, et ce lui sembla bon ? ses compagnons n’eurent pas un billon de plus que lui. Puisse maintenant Dieu lui donner un logis où il soit bien !

533. Dans les rues d’Aurillac, dans la plus haute, en une maison petite et reculée est logé Girart chez la saunière, une veuve faisant l’aumône. Ils en firent leur servante. Girart connaissait bien la grande route de la forêt d’Ardenne ; il était fort et vigoureux [et portait plus lourd fardeau qu’une bête de somme[963]], et souvent parcourait la rue où il demeurait. Là, par la suite, fut couturière la comtesse, et jamais vous ne vîtes [femme] si active de ses doigts. Il n’y a si riche dame qui ne la demande, qui ne lui apporte de l’ouvrage. Et les damoiseaux et gent légère parlent à ses oreilles et par derrière : « Regardez la beauté de la charbonnière : n’était le charbon de ce vilain (son mari) qui la rend noire, il n’y aurait si gentille dame en toute Bavière[964]. Hé ! dame sage et gentille et bonne ouvrière, pourquoi as-tu pris pour mari un faiseur de charbon ? » Elle répond, en femme bien apprise et qui savait parler sagement et dissimuler : « Sire, merci pour Dieu et pour saint Pierre. Il m’a trouvé orpheline, petite bergère, et m’a prise pour femme ; Dieu l’en récompense ! et puis m’a fait apprendre l’état de couturière. Je ne sais où on chercherait un meilleur homme que lui. On n’en trouverait point en ce pays jusqu’à la mer[965]. » Il n’y a si félon, de mauvaise engeance, qu’avec ses douces paroles elle n’arrive à conquérir.

534. Le gain du charbon vint à souhait : les deux compagnons le font, Girart le porte et le vend. Vingt-deux ans il vécut ainsi jusqu’à un jour de carême prenant. Vassal qui doit quintaine[966] la rend ce jour-là. Ce fut le tour du comte Gontelme et du duc d’Aiglent[967]. Girart l’alla voir avec tout le monde ; il était à l’écart des autres, couché entre les bras de sa femme qui le tient cher. La dame vit les vassaux jouter ; et il lui souvint de longtemps, de la vie de Girart[968], qui avait coutume, lui aussi, de prendre part aux joutes. Elle eut telle douleur que pour un peu le cœur lui eût fendu. Les larmes lui coulent des yeux et tombent sur la barbe de Girart. Le comte se releva et dit sa pensée : « Dame, je sais maintenant qu’en ton cœur tu as du regret d’être avec moi. Va-t-en en France, dame, dès maintenant : je te jurerai sur les saints que jamais plus tu ne me verras, ni toi ni tes parents[969]. — J’entends là, » dit la dame, « des paroles d’enfant. Sire, pourquoi parlez-vous si méchamment ? Ne plaise à Dieu le tout puissant que je vous abandonne en mon vivant ! Certes, je sauterais plutôt en feu ardent ! » Et le comte la baisa sur-le-champ.

535. « Sire, si mon conseil était entendu, nous retournerions en France, où vous fûtes élevé[970]. Voilà vingt-deux ans que vous en êtes sorti, et vous êtes rompu et brisé par la peine. Si vous pouvez trouver l’impératrice, à qui vous fûtes jadis engagé[971], Charles son mari ne sera pas assez félon pour qu’elle ne trouve le moyen de ménager un accord qui vous sauvera. » Et Girart répondit : « C’est bien dit. J’irai là ; je suis prêt ».

536. Le comte Girart se décida promptement : pour rien au monde, il n’eût manqué de se lever de bon matin. Il a ouï la messe à Saint-André et a prié le saint et le seigneur Dieu : « Roi du ciel, inspire à mon seigneur de me pardonner sa colère, lui et les siens, afin qu’il me rende mes terres et mon fief. » Puis il se mit en chemin : il le fit avec peine. Le jeudi de la Cène, sous l’apparence d’un pèlerin, il entra à Orléans et se logea chez l’hôte Hervieu.

537. Hervieu l’hôtelier était un homme âgé. Il s’adressa à Girart et lui dit doucement : « D’où êtes-vous, ami, de quel pays ? Allez à la cour... et priez la reine de vous vêtir. — Par Dieu ! » dit Girart, « je n’en suis pas appris. — Sire, » dit la comtesse, « soyez avisé, et ne vous troublez pas, doux cher ami, mais trouvez moyen de lui parler. » Là est allé le comte, bien malgré lui. Girart s’assit parmi les autres pèlerins. À ce moment, voici Aïmar, clerc de Paris ; et quand il vit Girart, il lui fit un sourire affecté : « Voyez-vous ce truand à la tête grise ? En voilà un qui pourrait bien gagner de quoi subvenir à ses besoins ! » Alors Girart eut peur d’être reconnu, et ne se sentit point sûr de s’en aller vivant. Le clerc s’approcha de lui, et le prenant par le poing : « Sire vilain vagabond, que venez-vous chercher ici ? Si la pensée de Dieu ne me retenait, je vous frapperais. » Et il le fit lever et sortir du rang. Girart fut bien content lorsqu’il l’eut lâché, et vint à la comtesse et lui dit : « Péché nous a menés en ce pays.

538. — Sire, » dit la comtesse, « sais-tu ce que j’ai à te dire ? Pour Dieu, ne te trouble pas ainsi, car j’ai un bon conseil à te donner : demain sera le vendredi que l’on consacre à Dieu[972] ; cette nuit la reine va en visite au moutier, et, quand elle y sera, vas-y ; baille-lui cet anneau que je te remettrai : elle te l’a donné de cœur sincère, avec son amour, en présence de Gervais, du gonfalonier de France et de Bertolais[973]. Sire, tu me le baillas ; je le gardai : en aucun besoin où je me soie trouvée, je ne m’en suis défait. » Et Girart répondit : « Je le sais bien ; puisque vous le voulez, j’irai. »

539. Le jour est passé et le soir venu ; la nuit est à son milieu, et l’obscurité s’est épaissie. Alors il y eut un grand bruit et un grand mouvement de moines, de chanoines, de simples clercs. La reine s’en va pieds-nus au moutier. Girart se leva et vint là. Auprès d’un autel faiblement éclairé, sous une arcade, il la trouva priant. Il se glissa tout près d’elle, et ne demeura point muet : « Dame, pour l’amour de Dieu qui fait miracles, et pour l’amour des saints que vous avez requis, et pour l’amour de Girart qui te fut engagé, dame, je te crie merci pour que tu me viennes en aide ! » La reine lui dit : « Brave homme barbu, que savez-vous de Girart ? qu’est-il devenu ?

540. — Dame, pour tous les saints que vous priez et pour l’amour de Dieu que vous adorez, et par cette vierge dont, il naquit, si vous voyiez ici le comte Girart, dites-moi, reine, qu’en feriez-vous ? » La reine répond : « Brave barbu, vous faites grand péché en me conjurant[974]. Je voudrais avoir donné trente cités pour que le comte fût vivant et eût paix et toute la terre dont il a été dépouillé. » Alors Girart se rapprocha d’elle et lui bailla l’anneau, et dit : « Voyez ! je suis ce Girart dont vous parlez ! » Et, quand elle tint l’anneau, elle le reconnut bien. Il n’y eut Vendredi-Saint qui tînt : sur le lieu Girart fut sept fois baisé. Elle appela Aïmar, clerc lettré : « Cet homme est de mon pays, et sa famille est alliée à la mienne. Cherchez-moi Bienassis, amenez-le-moi. » Et le clerc répondit : « Volontiers. » Il y alla et la reine fit éloigner ses damoiselles.

541. Elle prit Girart par le col et le baisa souvent, car elle l’aimait, et le tira en un coin, sous l’arcade, et lui demanda tout ce qu’elle voulait ouïr ; et, pendant qu’il contait, elle avait grande douleur,

542. « Sire, où est ma sœur ? — Dame, là dehors en l’hôtel d’Hervieu, l’aubergiste. Jamais on ne vit dame de sa valeur : de mille vies je n’aurais pas la moindre, mais elle m’a sauvé par sa douceur, par son bon conseil, par son amour ; c’est elle qui m’a fait venir ici, malgré mes craintes. — Sire, ne vous troublez pas, car j’ai pour moi la fleur du conseil de la cour de l’empereur. Je leur ai tant donné de richesses et d’argent, que les meilleurs d’entre eux me sont tous dévoués. Et ne cherchez pas d’autre protection, si je ne réussis pas à vous secourir en ce besoin, car je fais de mon seigneur ce que je veux. » Elle appela le chantre Bienassis, du moutier Sainte-Croix : « Logez ce pèlerin, lui et sa femme. Il est de mon pays, je m’intéresse à lui. Nos parents sont du même lignage. Et faites cela si secrètement qu’au dehors les mauvais plaisants n’en sachent rien, ni chevalier, ni sergent mauvaise langue. — Volontiers, » répond-il, et, plein de joie, il se hâte de conduire Girart dans sa meilleure chambre. La reine y entra pour voir sa sœur, tandis que son escorte restait au dehors. Je ne vous conterai pas la douleur, les pleurs, les paroles qu’il y eut entre eux : la reine ne s’éloigna qu’au jour.

543. Ce fut le jour du vendredi saint. La reine appelle l’évêque Augis : « Sire, pour Dieu, priez le roi et ses amis de faire grâce à ces malheureux qu’il a déshérités et réduits à la misère, qu’il pardonne toute rancune à ses ennemis, à tous ceux, morts et vivants, à qui il en veut. » L’évêque fait à sa volonté et parla à Charles en homme habile. Avant d’adorer le bois de la croix où Dieu fut crucifié, le roi lui octroya toutes ses demandes, et accorda le pardon qui lui était demandé. La reine envoya dire chez Bienassis que Girart peut changer ses larmes en rires joyeux, car un jour sa terre lui sera rendue.

544. Le lendemain fut le samedi, veille de Pâques : le roi était baigné, tondu et rasé. La reine avait revêtu des pailes de soie tels que jamais on n’en vit meilleurs, soit rouges, soit foncés. Elle s’approcha du roi et doucement elle lui dit : « Sire, écoutez un songe qui ne se vérifiera pas. Cette nuit, avant le jour, il m’a semblé voir le comte Girart venir par une route, entrer ici dedans par cette porte, et jurer sur les saints, comme homme loyal, que jamais, tant qu’il vivrait, il ne vous viendrait par lui trouble ni mal. Ta salle était tendue de dossiers[975] neufs, de pailes, de tapis, de housses, et il était le puissant sénéchal de ta cour. — Hé Dieu ! » dit le roi, « que ne l’est-il ! Je voudrais qu’il fût vivant et sain et sauf. Et pourtant il m’a fait une mortelle guerre, et m’a causé, à moi et aux miens, mille douleurs poignantes !

545. — Sire, » dit la reine, « accordez-moi un don : c’est que j’envoie savoir s’il est vivant ou non. Car, l’autre jour, j’ai entendu dire au vieux Droon[976] qu’il était encore vivant dans le royaume d’Oton. Roi, laisse le venir en ta maison, et, pour Dieu et pour moi, pardonne-lui, et il te servira à éperon[977] ; car il est ton homme, le meilleur de ton royaume. » Et elle s’agenouilla et, lui prenant le pied, le lui baisa. Le roi la relève, contrarié ; il ne lui dit pas non, mais lui accorde sa demande, pensant bien que Girart avait péri sous Roussillon, là où il fut blessé à la poitrine[978]. Mais le lendemain, l’accord étant fait, il regretta bien ce qu’il avait fait.

546. Le lendemain, on célébra la Pâque. Le roi ouït la messe à Sainte-Croix. Quand il eut porté couronne et fut sorti de l’église, on demanda l’eau[979] et on s’assit à table. Et quand on eut mangé, midi étant passé, on étendit par la salle des tapis neufs et dessus on plaça deux fauteuils d’or massif. Charles, le roi de France, s’assit en l’un et fit asseoir la reine en l’autre. Les comtes et les marquis, mandés par lui, étaient présents. Le roi se leva et s’adressa à tous : « Le comte Girart, qui a été banni, vous avez tous bien ouï dire qu’il est mort. Pardonnez-lui, tous ceux d’entre vous à qui il a fait tort : son âme s’en trouvera mieux en paradis. » Tous lui ont octroyé sa demande, excepté le comte Aïmar et Henri que Girart avait défaits en bataille, tuant leur frère et faisant Henri manchot de la main droite[980]. Celui-ci pardonna à contre-cœur. La reine lui baisa la bouche et le visage. Elle appela Aïmar, celui de Paris[981] : « Prenez un vêtement de toile, du vair et du gris, et courez chez Bienassis, habillez le pèlerin et sa femme et amenez-le-moi ici. » Il obéit, et amena Girart au palais par l’escalier de marbre noir, et le fit asseoir sur les degrés de la salle, auprès du dais[982]. Sa barbe avait cru et blanchi, et lui séait très bien sur la fourrure de gris. Il ne pensait pas que personne pût le reconnaître, mais le roi le reconnut aussitôt à son large visage. De colère il devint tout noir ; il maudit, au nom de Dieu, le pardon qu’il lui avait accordé et traita la reine d’enjôleuse.

547. Quand le roi vit Girart, il fut pris de colère ; il appela Otoer et Bertelais, le comte Aïmar et don Estais[983]. Il les emmène à un bout de son palais : « Seigneurs, c’est bien Girart, ce félon mauvais. Sur moi s’est abattu ce coquin puant ; mais je ne crois pas qu’il s’engraisse longtemps en ma cour, car demain je le ferai pendre à Montgelais. » La reine fit signe au comte Bertelais, qui accourut aussitôt, puis, prenant le roi par la main, elle l’attira à elle : « Ah ! sire roi de France, ami, que fais-tu ? Girart vient se livrer à vous, voilà le fait. Maintenant, roi, tu peux le faire pendre, le mettre à mort. Pourtant, il est prêt à jurer sur saint Gervais et à donner mille otages qui resteront en ta cour que jamais il ne vous faillira, pour rien au monde. Je serai son garant, avec Estais et tous les chevaliers d’ici à Aix. » Par ces paroles, elle lui casse le bec, et le roi lui concède tout ce qu’elle demande, et plus encore.

548. « Sire, » dit la reine, « puisque vous lui avez pardonné toute colère, tout ressentiment, rendez-lui une terre en plaine, une ville sans forteresse. Puis il n’y aura personne en France qui ose lui mettre le siège, à qui je ne fasse couper la tête ; et, si je ne le fais, tenez-moi pour une mauvaise femme ! » Et le roi répondit : « Je le veux bien. » Et sur-le-champ le roi lui rend la terre en plaine par un rameau [984].

549. Le comte reçut du roi son fief par le rameau ; il s’inclina profondément jusqu’à ses pieds ; le roi fut assez bon pour le relever : « Seigneur, » dit Girart, « Fouque et les siens et tous les Juifs de cette cité (Orléans) dépendent de mon fief[985]. Si vous gardez le fief, j’en prendrai mon parti, mais rendez-moi Fouque, pour l’amour de Dieu. — Par mon chef ! » dit le roi, « pas si facilement. » À ce moment, des nouvelles arrivent par un courrier, et on lit les paroles que contient la lettre.

550[986]. Voici les nouvelles que contient la lettre : « Elinant, Golgas, Guinguenez, Jaguz[987], Enissanz, Agenez, et le sire de Bretagne avec eux six, vous ont enlevé le mont Saint-Michel, et feront pis encore si vous ne fortifiez le port.....[988] » Là-dessus le roi monte à cheval et sort.

551. Le roi s’en alla le long de la Loire, sur la grève, ayant avec lui ses comtes et ses barons. Les deux fils d’Andefroi, les trois fils d’Aimon, les quatre d’Aimeri, qui tenait Noyon[989], et en dernier lieu Bernart, qui s’était joint à eux, excitent le roi contre le duc : « Ah roi ! quelle indignité tu fais ! Les Bourguignons ont tué nos pères, et voilà tu retiens Girart pour ton homme et lui fais pardon ! — C’est la reine, seigneurs, qui me l’a fait faire ; mais il n’est pas mon homme et ne l’a pas été depuis qu’il m’a tué de mes gens. » Le premier parla Oudin[990], qui tint Medon et trois cités le long de la mer et Port-Andon : « Votre nièce la rousse au talon contrait, la fille de Thierri, le riche baron, elle qui vous demanda Fouque, parce que les frères de celui-ci avaient tué Thierri en trahison[991], nous crûmes qu’elle se vengerait sur lui ; mais loin de là, elle en est devenue amoureuse à ce point qu’elle s’est enfuie avec lui à Oridon, en une tour bien haute, au sommet d’une colline située dans la forêt d’Ardenne sur l’Argençon[992]. Elle lui a fait des chaînes d’argent, non pas de laiton, et depuis l’a gardé en une prison où il est plus à son aise qu’un poisson dans l’eau, et elle préfère vivre avec lui[993] qu’épouser le riche comte d’Alsace[994] ou celui de Bretagne à qui vous l’avez donnée par notre entremise, et qui, à cause d’elle, nous fait maintenant la guerre[995]. Mandez-lui de vous le rendre, et, si elle dit non, nous lui donnerons l’assaut de toutes parts, car, si elle restait avec ce félon, ce serait dommage et honte pour le royaume. » Et Charles répondit : « Je vous les abandonne, mais je ne veux pas trahir Girart tant qu’il sera en ma cour et en ma demeure. Mais, une fois parti, celui qui lui fera payer ses torts, je lui pardonne. » Là se trouvait Bertran de Val-Olec, fils de Begon[996] cousin germain de Girart et de Fouque ; il n’y avait mieux emparenté dans le royaume, et son père avait été le meilleur chevalier qui fût. Les paroles qu’il entendit ne lui firent pas plaisir ; il s’éloigna sans bruit et se rendit en la chambre où était Girart et lui rapporta là ce qu’il avait entendu.

552. Il ne laissa dans la chambre que quatre personnes, lui compris[997]. Il prit à part la reine et Girart : « Tous les ennemis de Girart se mettent ensemble, et le roi écoute les plus malveillants d’entre eux. Si vous ne prenez conseil, si vous n’agissez prudemment, ils chercheront querelle à Aupais à cause du duc Fouque, et l’assiègeront avant qu’il soit peu. » La reine répond : « Puisse Dieu les[998] en garder et me donner les moyens de les protéger ! »

553. Girart eut grand’peur lorsqu’il entendit ces paroles, et la comtesse se mit à pleurer. La reine les réconforte par de bonnes paroles : « Ne vous effrayez pas, sœur, pour l’amour de Dieu. Quand le roi vous eut enlevé votre fief, il m’a donné l’oscle[999] de ma sœur : Dijon et Roussillon, le château et la tour, Châtillon, Montargon, Vaucouleurs. Je les ai si bien gardés qu’ils sont pleins de richesses. Là, du moins, vous ne rencontrerez aucun opposant. Puis je vous donnerai un cheval si vif, qu’il n’y a meilleur ni outremer, ni en deçà. En outre, j’ai avec moi un chasseur qui a été élevé chez vos parents. Il vous guidera à la brume. Moi, je vous suivrai le matin, au point du jour, menant avec moi Bertran et ma sœur. » Elle manda aussitôt le chasseur, qui s’empressa d’accourir avec les quatre fils qu’il avait eus de son épouse.

554. La reine demanda au vieux Droon[1000] s’il savait aller par les bois à Roussillon. « Oui, » répondit-il, « je puis aller la nuit jusqu’à Dijon. — Or, guidez-moi ce comte : vous en serez récompensé. — D’abord je serai son homme, et aussi ces quatre jeunes gens, qui sont mes quatre fils, vaillants chevaliers. » Le comte reçut leur hommage et leur promit des dons, car, par la suite, il fit du plus pauvre un riche baron. « Ne perdons pas de temps en paroles, » dit Droon. On fit vêtir à Girart gonelle et chaperon, on lui fit venir Bauçan, le cheval arabe, et le comte y monta, dehors au perron, et plaça un javelot derrière l’arçon : « Maintenant, allez à la grâce de Dieu ! [dit la reine] : le roi demande de la venaison fraîche, mais celle qu’il veut n’est pas de saison. » Ils s’en vont par la cité au galop, et, quand ils furent dans le bois, vers Saint-Fagon[1001], ils chevauchèrent toute la nuit jusqu’au jour, et passèrent l’Yonne au gué de Salon[1002]. Droon prit du pain, du vin, de l’avoine à Tonon[1003], et, auprès d’une fontaine, près d’une ruine, il fit manger les hommes et les chevaux, et fit dormir un peu ceux qui en eurent envie. De là, ils sont allés à Roussillon.

555. Dans le bois, sous Roussillon, en un verger, le comte est descendu de son destrier : « Que ferons-nous là, mes compagnons ? [dit Girart.] Attendrai-je Bertran et ma femme, ou enverrai-je dans la ville un messager pour connaître les dispositions des habitants ? Car j’ai vif désir de secourir Fouque. — C’est là ce qu’il vous faut faire[1004], » dit Droon. « J’irai, emmenant avec moi mon fils Auchier qui vous annoncera ce qui se passe. »

556. Droon entra à cheval dans le château. Il trouva mille des habitants en rondes et en danses[1005], trois mille sur le grand chemin et trois cents chevaliers prenant joyeusement leurs ébats sur une esplanade[1006]. Quand ils virent Droon, ils s’interrompirent : « Dis-nous des nouvelles de la cour royale, si tu en sais. — Volontiers, j’en sais de Girart, le bon et loyal comte. — Tu te moques de nous, et c’est mal. — Mais c’est pure vérité, par saint Martial ! » Et il fait lire la lettre par Begon Bigal. Et cette lettre envoie à tous le salut de la part de Girart le duc, le puissant guerrier à qui le roi a rendu son fief principal. Et la reine mande au sénéchal[1007] que ceux du donjon descendent et préparent des logements à Girart. Ce fut alors une joie telle qu’on n’en vit jamais.

557. Quand ils entendirent parler de leur seigneur, il n’y eut si dur qui pour lui ne pleurât : « Sire, quand le verrons-nous ? Dis-nous le jour. — Vienne au-devant qui l’aime ! il vient là dehors. Et vous, chanoines et clercs de Saint-Sauveur[1008], faites procession en son honneur. Vous, chevaliers, venez avec moi ! » Ils sont sortis à sa suite...[1009], et tout d’abord son fils[1010] court à Girart et lui conte quelle joie on fait pour l’amour de lui. Le comte monte à cheval et court à leur rencontre. Tous veulent le baiser, demaines[1011], vavasseurs, bourgeois, sergents grands et petits. Il n’y a pauvre ni riche qui ne rende grâces à Dieu.

558. Girart baise d’abord ceux qui étaient à cheval, les plus dévoués, les brillants damoiseaux qui ont fait toute leur croissance ; puis il mit pied à terre entre les petites gens. Et, quand il les eut tous baisés et reconnus, il fut reçu par la procession et fit son offrande aux reliques. Puis, étant sorti des voûtes de l’église, il adressa à tous ses remercîments et ses saluts. Et ils lui répondent : « Sire, soyez le bienvenu, car vous nous avez sauvés et délivrés tous. Ceux qui vous avaient trahi, qui avaient excité la colère de Charles contre vous, nous les avons vaincus et tués. Vous n’avez plus à craindre d’être jamais conquis par personne.

559. — Bonne gent, » dit Girart, « hommes incomparables, vous m’avez toujours servi en barons. Je n’aurais pas été conquis par le roi Charles, sans la trahison de Richier[1012]. Je vous demande maintenant un service à titre de faveur. C’est d’envoyer en hâte à Dijon pour que viennent les chevaliers et les gens de pied ; aussi ceux de Montargon et de Châtillon. Et vous, mes amis de Roussillon, aidez-moi dans l’entreprise pour laquelle je semons mes hommes. Il s’agit d’un besoin, pressant : de délivrer de prison mon cousin[1013] Fouque. » Et tous répondent d’une voix : « Vous ne trouverez personne qui vous dise non. »

Cependant Oudin et les siens ont semons leurs hommes pour aller mettre le siège à Oridon : il a envoyé à Mantes et à Noyon[1014]. Des deux parts[1015] on a rivalisé d’activité ; la bonne reine s’est mise à faire des largesses. Les Bourguignons sont dans la joie à cause de Girart. Il sont bien heureux de ce que Dieu le leur a rendu.

560. Avant que le roi eût fini de délibérer avec les siens, la reine faisait envoyer de son argent, de l’or vermeil à tous les vaillants damoiseaux qu’elle connaissait. Donner, voilà ses tours et ses créneaux ! Jamais sur d’aussi beaux yeux cils ne se sont abaissés, jamais cheveux n’ont couvert si belle tête[1016]. Elle prie chacun de se tenir prêt à partir au point du jour, et commande à Bertran de l’éveiller de bon matin : « Nous verrons bien, » dit-elle, « qui seront nos fidèles. »

561. Il y avait auprès du roi neuf comtes, fils de trois frères qui étaient neveux de Thierri. Ils vinrent au roi et lui dirent : « Sire, voici que Bertran veut vous faire la guerre. Il a l’air de vouloir se séparer de vous comme fit son père[1017], car il raccole à votre cour tout ce qu’il en peut tirer à lui. Il n’y reste plus un chevalier de haut rang. » La reine répond : « Il ne les gardera pas longtemps, car je mènerai ma sœur en la terre qui lui fut donnée en douaire[1018]. — Par saint Hilaire, » reprit Oudin, « si elle prend mon ennemi sous sa sauvegarde, je lutterai contre elle, de toutes mes forces. — Ne dites pas cela, frère ! » répondit la reine. Alors Pépin, son fils aîné, prit la parole ; c’était un damoiseau de quinze ans, de bonne mine, sage, courtois, plein de libéralité : « Celui qui veut faire honte à ma dame, à ma mère, n’a qu’à se tenir en garde contre moi, lui et sa demeure ! » L’empereur, l’entendant ainsi parler, garde le silence.

562. Au roi sont venus comtes et comtors. Avant que Girart rentre en sa terre, ils lui feront, disent-ils, voir la mort de près. Mais, grâce à Dieu, grâce à Bertran et au veneur, grâce à la reine qui sut choisir la fleur [des chevaliers]...[1019] Bertran fut bon chevalier, je n’en sais pas de meilleur ; il avait vingt-cinq neveux, de grande valeur, tous fils de frère ou de sœur, aucun n’était d’un degré plus éloigné ; il avait aussi deux cents chevaliers, riches vavasseurs, tous de sa mesnie, bons combattants. Quand il entendit les nouvelles, il accourut avec eux : « Que réclamez-vous à Girart, seigneurs ? Vous croyez l’avoir trouvé comme un berger[1020] ! Le roi l’a reçu pour son homme, et, ce jour-là même, avec le roi vous complotez sa mort, vous les plus hauts de la cour ! C’est chose malséante, quand on est en conseil avec un empereur, de lui donner un avis qui cause son déshonneur. Français et Bourguignons ne s’aiment pas. Mais si les Bourguignons ont tué vos pères, vous avez tué les leurs. Vous ne devez pas ranimer une si vieille querelle. — Bertran, » dit la reine, « pas de colère ! Puisque le roi et le plus grand nombre des siens y sont opposés, ne prenez pas Girart sous votre conduite. Mais je rendrai à ma sœur son douaire, et, si le comte y vient pacifiquement, elle l’hébergera, comme celui qui est son mari, et moi je la guiderai demain au jour, menant avec moi mon fils aîné. — Par mon chef ! » dit le roi, « pas même le cadet ! — Et j’emmènerai Bertran, qui m’est dévoué, qui, par ton congé, tient de moi son fief. » De colère le roi changea de couleur, mais il se tut, ne voulant pas découvrir ses mauvais desseins.

563. Oudin prit le roi à part, loin des autres. Il s’adressa à ses cousins et ses amis : « Ce Français métis, demi-bourguignon[1021], nous montre ici l’orgueil d’Antoine[1022]. Roi, la reine sait si bien vous oindre par ses paroles, que vous voilà tout retourné. C’est un don trop grand que du Rhin au Groing[1023]. On voit bien qu’il ne tient guère à sa terre, celui qui laisse sortir de sa main un fief pareil.

564[1024]. — J’ai fait une sottise, » dit le roi, « cela peut arriver : c’était après le vin, non pas à jeun. Je ne veux pas perdre cent ni mille pour un ; mais je trouve bon que vous en vouliez à Fouque. J’enverrai à Aupais Berart Brun, pour qu’elle m’envoie Fouque à Aix[1025] ou à Laon. Et, si elle refuse, je donne à chacun le droit de lui abattre son château, de lui enfoncer et démolir sa tour et ses remparts. » Tous ensemble le remercient.

565. La reine se leva au point du jour ; elle et sa sœur montent sur des palefrois, elles sortent d’Orléans suivies de cinq cents chevaliers dont le pire était vassal courtois, et qu’elle avait su s’attacher[1026]. Traversant les embûches préparées contre Girart, ils sortent du bois et de l’Orlenois. La reine prit logement [pour la nuit] en Herupois[1027], et dit à Bertran de vouloir bien chevaucher la nuit, car il y a presse : « Portez à Aupais ce bref, soyez mon messager. Je lui donnerai Fouque que je lui ai promis. Pour lui, l’orgueil des Français[1028] me veut grand mal, et aussi pour toute ma terre, par la foi divine ! Mais je ne veux pas qu’elle tombe entre les mains d’Oudin ni du roi. Et dites-moi à Girart de n’y pas aller. J’y ai envoyé, en cas de besoin. Qu’il n’y ait personne qui ne prenne les armes, sauf les clercs, les moines et les bourgeois âgés. » Bertran s’inclina en remerciant et partit au galop. Il trouva Roussillon bien gardé par cinq cents chevaliers aux heaumes tout frais, et par dix mille sergents ou bourgeois, tous empressés à faire tout ce que Girart leur demande.

566. Bertran s’entretient avec Girart et dit à Droon : « Portez cette lettre à Aupais et à Fouque ; qu’ils fassent tout ce qui s’y trouve marqué. J’irai après vous à Oridon ; avec moi viendront mes compagnons, et les hommes de ce fief, ceux aussi de Dijon. Faites conduire Baudouin et le comte Odon, deux lieues en plaine dans le bois d’Arton[1029], et de là aux barrières près de l’Argenson[1030]. Dans le bois resteront tous les gens de pied. — J’irai, » dit Girart, « non pas vous. — La reine vous mande de n’en rien faire présentement, pour ne pas fournir un grief au roi ; elle prend tout sur elle. » Tout étant ainsi réglé, [Bertran partit au galop[1031]], Bertelais de Brian[1032] se rendit auprès de Gui, le fils de Fouchier, le riche larron, et Droon alla, à force d’éperons, à Oridon ; mais le messager de Charles[1033] y fut le premier.

567. Le messager de Charles dit à Aupais : « Charles, ton oncle[1034], te mande de te rendre auprès de lui à Aix : il te donnera pour mari le duc d’Alsace, ou celui des Bretons, qui est preux et aimable, qui lui a déclaré la guerre à cause de toi[1035]. Ainsi la paix sera faite. Et toi, de ton côté, rends-lui Fouque. — Que je sois maudite, si je vous le rends ! » dit Aupais. — Le roi te fera guerre et tourment ; avant que le soleil se couche, il te mettra le siège ; et, quand tu verras ravager tes vergers et tes clôtures, tu ne penseras pas à embrasser Fouque. — Messager, va-t’en, c’est trop m’insulter ! » Et Berart Brun s’en va plein de colère ; il monte à cheval, part au galop et va faire son rapport à Oudin.

568. Le messager du roi était sorti, quand celui de Girart entra. Aupais, qui était en haut, le vit descendre de cheval. Derrière lui, à distance elle vit venir Bertran. De peur le cœur lui trembla dans la poitrine[1036]. Elle fait fermer les portes, et prend les clés. « Eh bien ! qu’allez-vous faire, Fouque, cher seigneur ? je vois déjà les enseignes occuper les hauteurs ! — Je n’y sais pas d’autre remède que de me défendre, en homme qui n’a d’autre choix que de se faire tuer ou d’être pris. » Il fait couper ses chaînes[1037], prend un écu, revêt le haubert, ceint l’épée. Il n’y avait guerrier qui sût mieux faire face à un adversaire. « J’aime mieux mourir, » dit-il, « que me laisser prendre vif !

569. — Fouque, voyez-vous que d’enseignes flottent au vent ? Je crains que ma dame[1038] me manque de foi. Fouque, j’ai fait en vous mauvaise attente ; j’y ai perdu mon temps et ma jeunesse. Pour vous, mes hommes ont été si fort indisposés contre moi, que je n’ai reçu de mon fief ni avoir ni rente. Je n’ai pas de vassaux pour vous défendre, et je vous verrai mourir, malheureuse et affligée ! » Au moment où elle se désolait ainsi, Droon crie à la porte : « Laissez-moi entrer, la belle ; je vous apporte des saluts qui vous réjouiront le cœur ! »

570. Quand elle entendit Droon qu’elle connaissait, elle courut lui ouvrir la porte, et, le prenant par le poing : « Droon, quelles nouvelles ? qui sont ces gens ? — C’est la mesnie Girart qui vient pour toi, envoyée par la reine qui vous attend. — Où est-elle ? — À Roussillon. Tiens ce bref que je te présente de sa part. » De joie elle l’embrassa, en prenant le bref. « Dis-tu vrai, au sujet de Girart, sur ton salut ? — Oui certes, puisse Dieu tout puissant me protéger ! » Elle vient, toute joyeuse, à Fouque : « Fouque, je vous apporte des nouvelles qui vous plairont, de la part de Girart le duc, votre parent. — C’est mal, damoiselle, de vous moquer ainsi. »

571. Fouque l’entend ; il se fâche : « C’est grand péché, damoiselle, de vous moquer ainsi de moi. Le comte Girart est mort ; je ne le verrai plus. » Pour toute réponse, elle lui remit la lettre scellée ; il l’ouvrit, et, quand il l’eut regardée, son visage s’épanouit. « Ce bref dit de bonnes paroles, s’il est véridique[1039]. — Sire, c’est un grand avantage qui te vient, et à moi une grande joie. La reine chevauche, tandis que tu reposes. Elle cherche à faire la paix entre Girart et le roi. À Roussillon, où elle est, elle te donnera à moi, si tu vas la trouver. Mais, avant de sortir d’ici, tu me jureras par saint Gervais de me prendre pour femme. — Je te le promets, damoiselle, et je t’en donne ma foi avec un baiser. » À ce moment, arrive Bertran, montant les escaliers, avec lui cent chevaliers de sa mesnie, et Fouque, en les voyant, fut plus heureux qu’il n’avait jamais été en sa vie.

572. Bertran demanda : « Est-ce qu’il y a querelle entre vous ? — [Non, » dit Fouque, tranquillement[1040]], « mais elle me demande un serment. — Sire, si elle en demande un, fais-lui-en cent. » Elle entra dans sa chapelle, en prit les reliques, et, sur un évangéliaire à la reliure d’or resplendissant, il lui a juré tout ce qu’elle a voulu. Elle embrassa Bertran et dit en riant : « Je vais prendre mari bien pauvrement ; je ne porte avec moi ni or, ni argent, ni paile, ni velours, ni pourpre, ni ornement. » Et Bertran répond courtoisement : « Mais vous apportez votre grande beauté, votre personne gracieuse ; et c’est donner un grand trésor que de rendre Fouque. Maintenant partons vite ; pas de lenteurs. Un message est venu en hâte m’annoncer que tous tes parents chevauchent pour te nuire. » Alors damoiselles et sergents se mirent à pleurer. « Et nous, que ferons-nous, chétifs, malheureux ? » Fouque, quand il les entendit, fut saisi de pitié : « Je vous octroie, » dit-il, « ce château en chasement[1041], et, si vous le perdez, je vous en rendrai un meilleur. Venez à moi tous avec confiance, car je ne vous abandonnerai pas, tant que je vive. » Bertran prend Aupais par le bras, la fait descendre et la met en selle sur un cheval amblant, bon coursier. Puis il prit Cabauchan[1042] par le frein, et l’offrit à Fouque, en disant : « De la part de Girart le duc, je vous présente ce cheval, le meilleur, le plus rapide que j’aie jamais vu. » Fouque saute en selle sans toucher à l’étrier, et les assistants se disent : « Voilà un homme qui a eu des geôliers à sa convenance ; ses membres ne se sont pas raidis dans la prison. »

573. Cabauchan était un cheval gris de fer et bai, moitié arabe et moitié mauresque (?). Il n’y a si bon cheval de Rome à Aix, et le cavalier est si bon, qu’il ne lui manque aucune qualité. Le matin était clair et beau, c’était en mai ; les oiseaux chantaient, Fouque vit Aupais, il n’avait plus de soucis ; d’allégresse et de joie, il prit un temps de galop. « Je vois trois gonfanons, » dit Bertelais. « Vite, francs chevaliers, en avant ! » Fouque dit à Bertran : « Qu’en dis-tu ? — Nous avons » [répond Bertran] « [cent[1043]] chevaliers pour soutenir la lutte ; vous ne vîtes meilleurs pour l’attaque, et il y en a autant d’embusqués dans le bois de Clais, et dix mille piétons[1044] et plus, je crois ; le passage est dur et le bois est grand ; s’ils y passent après nous, c’est pour nous une bonne affaire, et, pour eux, s’il plaît à Dieu, dépit et affliction. »

574. Contre les trois chevaliers ils en envoyèrent sept, qui, ayant l’avantage du nombre, leur enlevèrent leur position. De là ils virent le reste de la troupe [ennemie] s’armer dans le bois épais. Ils galopèrent vers Fouque et lui dirent : « Ils sont deux fois plus nombreux que nous, à ce qu’il semble. » Bertran dit à Fouque : « Partez tout d’abord, et menez la damoiselle jusqu’au bois[1045] ; parlez à ceux de Dijon, remerciez ceux de Roussillon, qui sont tous chevaliers ou bourgeois. Votre vue les remplira de joie, et ils s’en comporteront mieux s’il y a bataille. Je sais d’avance que ces Français nous mépriseront et que leurs riches chevaliers de cour[1046] nous donneront la chasse, et pourtant leurs chevaux ne sont guère frais, car ils ont fourni une longue course, depuis Orléans. Faites attention que l’aguet ne sorte pas du bois épais jusqu’à ce que mon cor se soit fait deux fois entendre. Dites-leur de ne pas tuer tous les prisonniers, car de riches prisonniers font avoir de meilleures conditions de paix. » Fouque passe le bois et le marais, et traverse la plaine jusqu’au bois où était l’aguet. Là il remet Aupais en garde à Droon et à Joffroi.

575. C’est dans une forêt de hêtres couverts de feuilles nouvelles que l’aguet des damoiseaux avait été placé. Jamais homme ne fut reçu avec autant de joie que Fouque, quand il arriva parmi eux : « Ah ! sire comte, comment as-tu vécu dans le long emprisonnement dont te voilà sorti ? — Grâce à Dieu et à Aupais, à qui je suis engagé, je n’y ai rien perdu de mes forces ; mais prenez tous vos armes et vos écus et que chacun se montre vassal d’élite. Il nous arrive une occasion de butin qui fera riches les plus pauvres. Oudin et les siens nous ont tant poursuivis qu’ils passent les gués et les marais de l’Argenson. — Sire, est-ce possible ? — Je les ai vus. Gardez qu’il n’y ait cri ni tumulte avant d’avoir entendu deux appels de cor. Sortez alors et frappez des fers aigus, et gardez-vous de tuer les prisonniers ; car les prisonniers sont précieux pour sortir heureusement d’une guerre. »

576. Fouque vint aux gens de pied[1047] : il leur donne de sages avis, leur adresse des remercîments, des saluts, des paroles gracieuses : « Francs hommes bien nés, bons et vaillants, puisqu’une telle compagnie est venue ici pour moi, puisse Dieu me donner d’agir pour votre avantage ! » Et tous sont dans l’allégresse à cause de lui : « Sire comte, qui t’amène ? — Aupais, ma mie, qui m’a tiré de prison, qui a protégé mes jours. — Et où est-elle ? — En ce bois, sous la chênaie. On me fait grand honneur en la complimentant. Mais Oudin nous poursuit, avec la troupe qu’il a rassemblée, et gardez-vous de faire du bruit ni de vous montrer, jusqu’à ce que vous ayez entendu le son d’un cor. Alors sortez et emparez-vous du grand butin qu’Oudin — qu’il en soit remercié ! — nous apporte ici. »

577. Après leur avoir ainsi parlé, après qu’ils l’eurent tous ensemble assuré qu’il peut compter sur eux dans la bataille, Fouque est sorti du bois avec les quatre fils de Droon, preux et loyaux chevaliers, et ils se dirigent vers la rivière par un vallon. Sur l’autre rive, ils virent les troupes royales. Il y avait là, sur un coteau, mille chevaliers, Bertran vint au devant d’eux, sur la route ; et Fouque lui mande par le sénéchal qu’il fait grand tort en les empêchant de passer : c’est lui enlever tout le profit de cette journée[1048]. « Je n’attendais que votre arrivée, » répond Bertran.

578. Bertran occupe le passage avec ses neveux. Il cria à Oudin. « Retourne-t-en, comte Oudin, tu feras sagement ; et, si tu passes le gué, ce sera pour ton malheur, car nous avons un aguet sous bois. — Je fais de vous autant de cas que d’une noix, » répond Oudin, « je vous déconfirai et vous ferai tous prisonniers. »

579. — Oudin, » reprend Bertran, « montre-toi conciliant. Si Fouque prend Aupais, il s’engage envers vous à lui donner en oscle quinze cités, et en outre la Provence, Arles, Vienne et Valence. — Je ne consens, » reprit Oudin, « à aucune convention, que d’abord je ne vous aie pris et complètement défaits. Maudit soit le chevalier qui passe son temps en disputes ! » Là-dessus il pique des deux et saute dans l’Argenson. Bertran s’éloigne et la poursuite commence.

580. Oudin passa le premier avec ses fidèles, et tous les autres après, jusqu’au dernier, Bertran leur abandonnant le gué sans combat. Oudin a abattu un châtelain ; à leur première attaque, ils ont jeté à terre trente hommes. Oudin cria à Bertran : « Vous êtes sans force. En ce jour, vous serez lièvres et nous serons les chiens. On vous fera la chasse aujourd’hui et demain, si vous ne rendez Fouque et la coquine[1049]. Où sont vos intrépides guerriers ? » À ce moment, Fouque parut, monté sur Cabauchan : « Vous allez les voir, » dit-il, « et tout de suite.

581. — Bertran, qui est celui-là ? (dit Fouque.) — Sire, c’est Oudin, le plus vaillant et le plus puissant de nos cousins. — Puisqu’il me tient de si près, » dit Fouque, « il ne faut plus qu’il se sépare de moi, ou je ne suis pas celui qu’Aupais nomme son ami. Maintenant, cousin Bertran, sonnez du cor ! » Et Bertran sonna avec une telle force, que le bruit fit retentir la montagne et le bois feuillu où étaient embusqués cinq cents jeunes gens. Ceux-ci se précipitent à l’envi, et grand fut le bruit des écus et des lances à la hampe de frêne, aux gonfanons rouges, blancs ou pourpres. Ils occupent la plaine et les chemins. Maintenant le chien deviendra lièvre, et le lièvre chien. De leur côté les gens de pied sortent du bois de saules[1050], conduits par le comte Odon et par Baudouin[1051]. Ils sauront faire éprouver des pertes à leurs ennemis.

582. Fouque était habile et exercé à la guerre, et réputé pour savoir conduire une charge. Il montait un cheval grand, fort et fougueux, et il avait un cœur intrépide et ardent. Il frappe Oudin à qui il en voulait. Il lui porta un tel coup sur l’écu, sous le bras, qu’il lui brisa le bras droit[1052]. Puis il en porte à terre trois autres, et, revenant vivement vers Oudin, il le fait relever de l’endroit où il gisait. La charge continue sur les autres. Bertelais prit Aimon, Bertran prit Daumas, celui à qui étaient Noyon et Montclaré. On ne se forma point en bataille et la poursuite ne cessa pas. Ceux qui échappèrent trouvèrent leur salut dans la fuite. Ils ont pris quatre comtes, non pas des comtes palatins[1053], et cinq cents chevaliers des plus prisés. Les autres échappèrent grâce aux bois et aux haies, abandonnant leurs armes et leurs chevaux, qu’on n’eut que la peine de prendre tout sellés. Maintenant les vainqueurs peuvent aller sûrement, sans craindre les menaces.

583. Bertelais dit à Fouque : « Je vous demande une faveur, dont tout votre monde a grand besoin : vous prendrez vos logements chez moi, vous et vos hommes, sergents, bourgeois, chevaliers. — Est-ce que vous avez prévenu ? » (dit Fouque.) — « Oui, depuis hier. Cette nuit, le fils de Fouchier[1054] les hébergea et leur donna hospitalité pleine et entière. Les prisonniers furent placés sous sa garde, et sa femme s’occupa d’Aupais. Le lendemain, il leur fait de nouveau servir à dîner, et, protégés par une arrière-garde, ils allèrent sans encombre à Roussillon.

584. Avant que Fouque entrât dans Roussillon, Girart vint à sa rencontre par un champ. Il baisa en premier lieu Aupais, puis Fouque. « Sire » (dit-elle), « je le[1055] vous rends en don, pour que vous me le donniez à pair et à compagnon. — Par mon chef ! » dit Girart, « cela me plaît ainsi. Et vous[1056], qu’en pensez-vous ? » Et Fouque s’empressa de répondre : « Je me donne et me livre tout entier à elle. » On fit demander à la reine par Droon où il lui plairait que fussent conduits les prisonniers, en tour, en château ou en donjon. La reine répondit de n’en rien faire, mais de laisser les bourgeois garder chacun son prisonnier jusqu’à tant qu’on se fût entendu sur la rançon. Entre temps, Fouque descend en dehors de Roussillon, sur le perron.

585. On descendit au perron sous un laurier. Sur le perron était placé un taureau d’airain fondu. Fouque reçut Aupais, sa bien-aimée, d’entre les arçons dorés et travaillés à jour[1057]. La reine survint avec sa sœur. Toutes deux baisèrent Aupais à la blonde chevelure. Ils se rendirent en une chambre peinte d’azur et d’or et s’assirent à la fenêtre, vers le jour[1058]. Là ils parlent des prisonniers et de leur valeur et d’Oudin le riche, qui possédait un grand trésor.

586. Dans la chambre étaient réunis Fouque, Girart, Bertran, Bertelais, la reine et sa sœur Berte, et Aupais : il n’y avait personne autre. Girart dit à Fouque : « Que fais-tu des prisonniers ? » Et Fouque répondit : « Ce qu’il plaira à Madame, qui t’a sauvé la vie et à moi aussi. » Bertelais parla, tandis que Bertran se taisait[1059]... « Oudin lui donnera ses dix charges d’or, et les autres[1060] donneront autant ou plus ». Girart, de la joie qu’il eut, devint tout riant : « Tu es fils de Fouchier[1061], neveu d’Estais[1062]. Fouchier était mon cousin germain, tu tiens de lui. Et moi, que je sois tenu pour lâche, si, pour crainte de guerre, je renonce à tout cet avoir ! » Peu s’en fallut que la reine s’irritât : « Nous avons eu la guerre, mais maintenant c’est la paix qu’il nous faut, ou sinon je ne reverrai plus jamais Paris ni Aix.

587. — Votre idée ne vaut rien, » dit Fouque[1063]. « Ce serait mettre Madame en une si fausse situation qu’il ne resterait ici comte ni comtor, ni chevalier de prix, ni vavasseur. » Et Girart répondit, plein de douceur : « Puissé-je perdre le sens et les forces le jour où je tiendrai contre elle château ni tour ! » Bertran dit : « Le meilleur avis[1064], sauf l’approbation de Madame et la vôtre, c’est que vous ayez de bonnes et solides garanties[1065]. Si les nôtres et eux peuvent arriver à un accord et faire la paix avec le roi empereur, dès lors il n’est plus besoin d’otages. Et si la paix ne peut être faite, nommez le jour où ils[1066] devront retourner en prison dans cette tour. »

588. La reine dit : « Bertran, vous dites bien. Et si on ne fait pas la paix, au moins conclura-t-on une longue trêve[1067]. Grand amour peut croître en sept ans....[1068]. Ma sœur, s’il plaît à Dieu, aura des enfants. Vous[1069] saisirez la grande terre qui vous est réservée[1070], vous regagnerez Bourguignons et Allemands. Fouque, de son côté, ne sera pas privé de sa terre ; mon fils sera un chevalier vaillant et estimé, et fera, s’il plaît à Dieu, ce que je désirerai. — Et nous, » reprend Fouque, « nous ferons ce qu’il commandera. Il sera empereur de Rome[1071], et dès lors personne ne lui fera opposition. » Il en fut par suite comme il dit. « Seigneurs, allez manger, » vient-on dire de la part des cuisiniers et du maître échanson,

589. Le lendemain, dans le moutier furent mandés les prisonniers, les chevaliers, les bourgeois. Girart fit de Bertran son porte-parole : « Le duc[1072] est bien moins désireux d’argent que de l’amour de son seigneur. Il vous demande, à vous qui êtes ses fidèles et ses conseillers[1073], de rétablir la paix, entre lui et l’empereur. De rançon, il ne vous réclame pas un denier. Il consent à vous rendre la liberté sous la garantie de la reine jusqu’au moment où Fouque aura pris sa femme. Le duc a bon et droit conseil, et n’a envers vous aucun mauvais sentiment. »

590. Ce fut pendant la nuit que ces pourparlers eurent lieu. Le lendemain la reine prit par la main Aupais, et, s’adressant à Oudin, cousin germain de celle ci, elle lui dit : « Va ! donne ta cousine à ce jeune homme[1074]. — Je ne me mêle pas de cela, » dit-il. « Je ne suis pour rien dans cette affaire depuis le commencement jusqu’à la fin. Il y a longtemps qu’elle a fait de lui son châtelain, et qu’il lui a donné des leçons ! » Fouque dit à voix basse au chapelain de lui apporter les reliques, là dehors sur la place. Et celui-ci les lui apporte sur un...[1075]

591. Fouque étendit alors ses mains sur les reliques, en disant : « Puisse Dieu le tout-puissant, et ces saints dont les reliques sont ici visibles, et tous les autres qui servent Dieu, me venir en aide, comme il est vrai que je n’ai jamais touché Aupais au point qu’elle en puisse avoir honte, elle ni ses parents, et que je ne lui ai jamais rien fait d’inconvenant ! » La reine dit : « Tu as bien parlé. Ce sera moi qui te la donnerai. Prends-moi pour répondant. — Dame, mille remercîments ; je la prends de vos mains. » Là le comte l’épousa aux yeux de tous, par la remise de son corps[1076], d’un anneau, d’or et d’argent[1077]. Il lui donna en oscle[1078] tout son chasement et tous les acquets qu’il ferait en son vivant. Ce jour il adouba cent chevaliers[1079], donnant à chacun destrier et armes. Puis il leur fit dresser, dans les prés qui bordent l’Arsen[1080], une quintaine formée d’un écu neuf et d’un haubert fort et luisant. Les jeunes damoiseaux y courent, et les autres personnes vont les regarder.

592. Oudin assistait au jeu de la quintaine. Il dit une parole orgueilleuse : « Celui qui a arrangé cette affaire se prépare un grand malheur. Le roi est maître de tous les châteaux et de toutes les cités jusqu’à Mauguio[1081]. » Et Girart répondit : « Est-ce que je cherche à les lui enlever ? Mais je suis prêt à faire à tous égards sa volonté. » La reine entendit ces paroles ; elle s’approcha d’eux : « Oudin, laissez cette querelle ; je le veux. Dès que je verrai mon seigneur le roi, je serai avec lui aussi bien que jamais et l’affaire prendra une autre tournure. Je vous permets de vous moquer de moi, si je ne réussis pas. »

593. Girart vit qu’on commençait à se quereller : il en eut le cœur affligé. La foule se portait vers la quintaine. Cent jeunes gens y ont frappé ; les uns ont atteint le but, les autres l’ont manqué, mais aucun n’a seulement faussé une maille du haubert. Le comte demande un épieu : Droon le lui présente ; c’était un épieu qu’avait porté Arthur de Cornouailles qui jadis fit une bataille[1082] en Bourgogne. Le comte éperonna son cheval, pour le faire sortir du rang ; il frappa sur l’écu et en enleva un tel morceau qu’une caille aurait volé au travers, puis il rompit et trancha l’écu sous la ventaille. Il n’est chevalier qui le vaille ni qui ait jamais pu soutenir la lutte contre lui.

594. Le comte frappa si fortement que du coup il brisa l’une des attaches et arracha l’autre, tout en tenant son épée d’une main si ferme qu’il l’en retira. Et ses hommes disaient : « Quelle poigne ! Quand il fait la guerre, ce n’est pas pour prendre des brebis ou des vaches[1083], mais il est acharné contre ses ennemis. Il leur a tiré du corps bien du sang. C’est un grand malheur qu’il ait été livré par le traître Richier[1084]. Mais ses amis l’ont vengé de telle sorte qu’il n’a plus à redouter ni portier ni guette. »

595. Le comte attirait tous les regards entre ses hommes. Il était bien vêtu et ajusté et chaussé. Il avait l’enfourchure large[1085]. Il était, entre ses privés et les étrangers, si beau, si bien tenu, si plein d’élégance, qu’on eût dit un faucon mué entre de petits oiseaux. Voici Raimon[1086] qui met pied à terre et lui amène deux clercs puissants et lettrés. Ceux-ci lui présentent une grande somme d’argent. Le comte les reconnut et les baisa. Eux lui apprennent des nouvelles de maints lieux. Il en devint tout fier et tout joyeux, et, se tournant vers les siens, il leur dit : « Je ne veux plus supporter qu’on me dispute mon fief. J’en ferai bien le service, s’il plaît au roi. » Et, se tournant vers Fouque : « Écoutez ceci : qu’il choisisse à son gré la paix ou la guerre ! » Et Fouque lui répond : « Soyez prudent ! »

596. Raimon, le fils de Guigue[1087], parla le premier : « Sire, je viens de Vienne et d’Avignon. Lorsque les Bourguignons apprirent de vos nouvelles, comment Dieu vous avait fait rentrer à Roussillon, ils attaquèrent les Français qui gardaient le château[1088] au nom de Charles. Aucun de ceux-ci n’aurait pu leur échapper, lorsque je les en ramenai, non sans grand peine. De même pour Lyon et pour Mâcon. Andicas, votre oncle, avec Bedelon a conduit les gardiens de Besançon. » Girart sourit et dit à Fouque : « Je voudrais qu’Oudin eût été là pour Charles.

597. — Sire, » dit Andicas, « nous voici venus, nous qui t’avons tant désiré et cherché ! Jamais tu n’as vu gent si affligée que la tienne de t’avoir ainsi perdu. Nous t’apportons un présent considérable et de gracieux saluts : vingt mille marcs d’argent blanc. » [ Et Girart, plein de joie, répondit[1089]] : « Dame[1090], vous les prendrez, puisse Dieu me venir en aide ! Je n’en retiendrai pas un seul, tant je suis heureux que Dieu vous ait protégée, et que par vous Fouque m’ait été conservé. Désormais rien ne pourra nous nuire. »

598. Là-dessus on crie l’eau et on va se laver les mains. Il y eut grande abondance de mets délicats à boire et à manger. Fouque fit donner mille sous à chaque bon jongleur, et cent aux plus médiocres. Le soir, Girart se retirait, lorsqu’il vit monter[1091] une damoiselle accompagnée d’une suite peu nombreuse, mais de bonne apparence. Il demanda qui elle était. Lorsqu’il l’entendit nommer, il mit pied à terre, la prit à bras le corps et la descendit des arçons du mulet gris. Il la mena dans sa chambre et dit en entrant : « Voyez, comtesse[1092], Engoïs, celle que vous aimiez ! » Et la comtesse, toute joyeuse, court la baiser. « Puisse Dieu m’aider, sire, vous devez bien l’aimer aussi, car pour nous elle s’est laissé dépouiller de son héritage. Pensez maintenant à lui donner bon conseil. »

599. Jamais le duc Girart ne fut ingrat, jamais il ne laissa homme qui l’aima et le servit sans le récompenser selon son mérite, « Dame reine, écoutez ce qu’a fait cette damoiselle. Elle est fille de feu Auchier de Montbéliard, qui fut tué en combattant pour moi à Civaux[1093]. Elle vint avec nous. lorsque je fus faidit, abandonnant son comté et son pays. Elle nous accompagna jusqu’auprès d’un ermite, aux soins de qui je la laissai[1094]. Bertran, franc chevalier, prends Engoïs : je te donnerai la terre que tenait Seguin[1095] et de grandes rentes de Sallons (?)[1096], de Salins (?)[1097], de Mont Joux[1098], de Genevois[1099], de Mont-Cenis. — Sire duc, grand merci ; vous parlez bien. » Il reçut le fief, et prit la damoiselle.

600. La reine appela le comte Girart et, d’autre part, fit signe à Fouque : « Il m’est venu ce soir, tard, un messager. Quand le roi eut entendu le rapport de Berart Brun, comment trois comtes et Oudin avaient été faits prisonniers[1100], il fut si irrité que peu s’en fallut que la colère ne l’étouffât, et manda des chevaliers de tous côtés. Les prisonniers feront de moi leur Léonard[1101], car j’enlèverai à chacun de vous sa part[1102], mais je vous laisserai Oudin, que je sais être un mauvais chien, de peur qu’il enjôle le roi par sa malice. — Dame. » répond Fouque, « à votre discrétion ; nous ne vous dirons pas autre chose, puisse Dieu nous sauver ! »

601. Le soir même tout fut arrangé, et le matin on rassembla tous les prisonniers sous un pin. On les livra[1103] à Bertran le jeune homme : « Vous jurerez à ce comte palatin, à Girart et à Fouque, son cousin, d’observer chacun la trêve, la paix, ou l’accord, que vous vous efforcerez d’obtenir de Charles et de Pépin. Si nous ne réussissons pas à obtenir du roi un accord, vous reviendrez vous constituer prisonniers en ce lieu, dans cette enceinte de murs à la chaux, sous la garde du comte Odon et de Baudouin[1104] et de bourgeois qui sont fort ses amis. » Ils le jurèrent ainsi, demandèrent des chevaux, et se mirent en route[1105].

602. Oudin manda au roi par messager de le tirer de prison et de peine : il aime mieux voir son trésor aller au roi qu’à ses ennemis[1106]. Fouque demande où sont les gardiens royaux[1107] : « Vous vous en retournerez sans aucun obstacle : les murs et les plates-formes[1108] vous seront livrés. Châteaux et tours, je vous rends tout. » Et ceux-ci répondent : « Sire, il n’y a pas lieu : les Bourguignons sont félons et cruels : nous n’avons sergent ni arbalétrier dont ils n’aient fait un manchot ou une jambe de bois[1109]. Si j’y retourne (dit chacun d’eux) pour l’amour de mon seigneur ou pour loyer, que je puisse ne jamais revoir ma femme ni mes enfants ! » Girart dit tout bas : « Je n’y tiens pas non plus ! »

603. La reine se mit en selle et partit. Tels pleurèrent quand elle s’éloigna. Elle ne voulut pas que le duc (Girart) la conduisît loin. « Faites (dit-elle) ce que je vous écrirai. — Dame, ce sera fait à la lettre. » Le roi était à Troyes qui convoquait son ost[1110] ; il réunissait une armée nombreuse de chevaliers et de gens de pied, pour marcher, disait-il, contre le duc Girart. La reine n’arriva qu’à la tombée de la nuit. Elle entra dans la salle avec ses fidèles. Le roi, en la voyant, baissa la tête, et lui fit mauvaise mine. Elle rit. Elle entra seule dans sa chambre, ôta ses vêtements et en mit de plus beaux.

604. Elle ôta sa robe et en mit une plus belle, d’une fine pourpre toute parfumée. Elle avait la peau blanche, le teint clair. Elle était belle comme une rose en fleur[1111]. Elle alla se placer en face de l’empereur. « Dame (dit l’empereur), vous m’avez fait tomber bien bas. — Puisse Dieu m’aider ! sire, je vous ai fait monter : j’ai marié la fille de ta sœur[1112]. Les châteaux et les tours de la Bourgogne sont à toi ; toutefois tes gardiens n’ont pas voulu y retourner. Tous les seigneurs du pays, comtes, demaines, vavasseurs, sont en ta main. — Pourquoi laissez-vous de côté Oudin, le meilleur chevalier de ma cour ? — C’était le moindre (reprend la reine) ! » En lui tenant tête, elle lui fait peur : « Mandez-moi demain (dit-elle) l’évêque de Saint-Sauveur, et cherchez à faire avec le duc un accord honorable, selon que jugeront vos conseillers[1113]. »

605. Le lendemain ils sont venus au palais du roi. Charles les appela sans les baiser[1114], et, ayant fait asseoir auprès de lui Daumas, qui lui conta l’événement, il dit : « Jamais je n’ai ouï parler de tant de gens pris à la fois. Vous avez été pris au piège comme des petits oiseaux. » Et Daumas, attestant saint Gervais, lui répondit : « Bertran l’avait dit à Oudin[1115], que leur aguet était dans la forêt d’Argon[1116], dans les bois de frêne. Mais Oudin voulut faire le vaillant, et chargea. Alors la troupe de Roussillon se mit en mouvement. Nos adversaires se trouvèrent alors les plus forts et nous les plus faibles. Fouque abattit Oudin, lui cassant le bras[1117]. Il est resté prisonnier entre leurs mains ; ainsi l’a voulu Aupais[1118]. De sa prison, il te mande par nous qu’il est prêt à te donner son trésor, si tu le tires de là. — Je veux bien le trésor (dit le roi), mais non la paix. Ils[1119] se sont trop pressés de me faire guerre et tourment. Je ne serai pas content si je laisse à Girart sa terre. »

606. L’évêque dit au roi de sages paroles : « Sire, vous devez désormais vous abstenir de guerre. Vous avez réduit en cendres dix mille moutiers, dont moines et prêtres ont dû s’enfuir. Mais, si tu veux retenir les comtes comme tes hommes, ils te serviront fidèlement, pour avoir la paix. » Et la reine dit : « Je vous assure en vérité que je les ferai venir à la discrétion du roi, et qu’ils le serviront, s’il le veut bien, avec toutes leurs forces. » La paix eût été conclue le jour même, lorsque telles gens survinrent qui l’empêchèrent.

607. Ceux-là entrèrent dans le palais, qui avaient été mandés. Avec eux sont venus trente malheureux, sergents ou arbalétriers, tout défigurés : chacun avait le pied ou le poing tranché, le chef tondu en façon de fol[1120], ou l’œil crevé[1121]. Ils arrivent dans cet état devant le roi, et lui disent : « Sire, c’est pour ton service que nous avons été ainsi mutilés. — Et qui vous a si laidement marqués ? — Celui qui nous a beaucoup enlevé[1122] et peu donné. Quand ils surent le retour de Girart, qu’ils eurent des nouvelles véritables de lui et de Fouque, châteaux et fertés[1123] nous furent de peu de secours. » Le roi baissa la tête, pensif, et resta longtemps silencieux. L’évêque parla en homme sage : « Roi, il ne fait pas bon de te parler, lorsque tu es irrité, car tu n’es plus maître de toi, et il ne te souvient de rien qui soit agréable à Dieu. Prends conseil de toi-même. Si tu faisais la paix, tu te croirais honni, mais il n’y a rien de déshonorant à accepter une trêve, car si ceux qui l’auront jurée retournent dans leur pays, les comtes[1124] verront leur richesse et leur puissance s’accroître de la valeur de cent mille marcs d’or épuré[1125]. — Eh bien ! » dit le roi, « faites à votre volonté, de façon à ce qu’Oudin et les siens soient délivrés. » Les trêves furent prises pour sept ans, et garanties par des engagements, des serments, et des otages. La reine fit en secret écrire des brefs qu’elle envoya à Girart par un abbé. Le comte se conforma en tout à sa volonté ; puis chacun rentra en ses terres. Ils furent reçus en grande pompe ; de bons chevaux et de l’argent leur furent présentés, et ils distribuèrent aussitôt ce qu’ils venaient de recevoir.

608. Pendant ces sept années de trêve, Fouque eut quatre enfants, et Girart en eut deux, dont il ne jouit pas, car l’un mourut petit, et l’autre fut tué[1126]. Le premier enfant de Fouque eut nom Thierri[1127]. La reine demanda au père de le lui envoyer[1128], et pria le roi de le tenir sur les fonts. Il le fit avant qu’on lui eût dit de qui il était le fils, de quel pays il venait.

609. Quand l’enfant fut baptisé, la reine prit avec elle ses meilleurs amis ; c’étaient les hommes les meilleurs et les plus prisés de la cour ; parmi eux les évêques et les abbés ; et vint avec eux crier merci au roi pour son filleul déshérité, lui demandant de rendre à l’enfant le duché d’Ascane duquel sont mouvants tous les comtés de L’Ardenne, « car il est fils de ta nièce, à qui il a été conseillé de te l’envoyer pour recouvrer son héritage. — Reine, » répond le roi, « que de fois vous m’avez enjôlé ! — Bien au contraire, » disent les évêques et les hommes sages, « elle cherche ton honneur et fait une bonne action. Elle travaille à maintenir la paix en ton royaume ; et, tandis que tu as dépouillé la sainte Église, elle a rendu et restitué ce qu’elle a pu. » On a tant prié le roi qu’il céda.

610. Il rendit sa terre à l’enfant par un besant. Ce sera pour le temps où l’enfant sera en état de tenir la terre. À ce moment, un messager vint en secret à la reine, et lui dit tout bas, à cause du roi qu’elle cajole, que sa sœur vient d’avoir un fils, très bel enfant. Elle fit bien paraître que jamais elle n’avait eu joie si grande, car elle donna au messager son pesant d’or, et dit en secret la nouvelle à son fils : « Grâces en soient rendues à Charles et à Dieu tout d’abord ! » dit-elle, « la cour du roi s’accroît aujourd’hui de trente mille boucliers ou de plus encore, en commande[1129]. »

611. Oudin ne put s’empêcher de parler. « Nous en trouverons assez des boucliers, si le roi le veut. Tout ce que dit Madame, le roi l’accepte, et c’est ainsi qu’il m’enlève, contre tout droit, la terre de mon oncle[1130]. — Vous parlez toujours follement, » dit Pépin[1131], « le roi n’a fait que rendre à son filleul la terre qui lui appartenait du chef de sa mère, et de son aïeul. Le père ne vous a pas traité trop doucement[1132] : un an vous en avez porté le bras en écharpe[1133]. Madame a maintenant ce qu’elle désirait, car sa sœur a un fils ; s’en afflige qui voudra ! ma mère aime cet enfant et moi aussi. »

612. Jamais vous ne vîtes reine de telle valeur, ni comtesse qui vaille sa sœur, qui ait autant d’amour pour Dieu, pour les pauvres, pour son mari. Notre Seigneur lui fit ce grand honneur de lui donner la meilleure de ses saintes, celle à qui, pendant sa vie terrestre, il témoigna le plus d’amour. Un jour, au temps de Pâques, il[1134] envoya trois moines et un prieur, qu’il guida par une vision. Ceux ci passèrent la mer, à grand effroi, et des terres païennes transportèrent le corps saint à Vezelai, au sommet de la montagne, et là fondèrent un moutier en son honneur[1135].

613. Et quand il leur eut donné cette Marie, la sainte Madeleine, son amie, ils[1136] firent en sorte qu’elle fût dignement servie. La comtesse a pour elle tant d’amour et de dévotion que, de son vivant, Dieu fit de grands miracles. Un des serviteurs de Girart rêva de grandes richesses, mais le comte se refusa à l’en croire, jusqu’à tant que lui-même eût, en dormant, la même vision, au mois de mai, un jeudi comme il faisait la sieste de midi ; il y avait quinze cent mille marcs d’or, et tant d’argent qu’on n’en savait pas le compte. Tous les chevaliers de Girart en devinrent riches et opulents[1137].

614. Le comte Girart trouva cette fortune[1138] si merveilleusement grande qu’il n’y eut jamais pareille. Il la tira de terre en plein jour, non pas au clair de la lune, des vieilles arènes, sous Autun[1139]. Il la garda entière, sans en rien distraire, jusqu’à tant qu’il l’eût amenée à Roussillon, sur la hauteur. Puis il en fit le départ, d’accord avec la commune. Il n’y a si bon chevalier d’Espagne à Rune[1140] qui n’en ait sa part sans qu’il y eût aucune lésinerie.

615. C’était un trésor amassé par les Sarrasins[1141]. La comtesse le sut et en fit bonne part aux pauvres. Girart distribua les deniers au boisseau. Il envoya vingt mille marcs d’or à la reine. Elle en donna à un millier de personnes, dont chacune la remercie en s’inclinant, et le roi en eut la moitié. Fouque, de son côté, ne lui donna pas le produit d’une bête de somme.

616. Fouque fit présent au roi de cent chevaux dont aucun n’était issu d’une bête de somme. Puis on réunit un parlement ; on voulait faire un accord, mais Oudin et ses parents l’empêchèrent avec ceux qui en voulaient au duc[1142]. Girart manda auprès de lui Pépin : la reine le lui envoya, avec le consentement du roi, et il l’emmena à Rome, avec une suite nombreuse, et là on fit au jeune prince un couronnement tel que jamais empereur n’eut le pareil. Les Romains le retinrent, s’engageant à le regarder comme leur seigneur, et il garde la terre et la défend.

617. Par le conseil d’Andicas et de Bedelon[1143], il fut mandé à Girart et à Fouque d’amener le pape en France, pour faire la paix entre eux et Charles. Le pape ne se fit pas prier, car il était parent de Girart, par Drogon[1144]. Charles se laissa persuader par son exhortation, mais Oudin n’y voulut point entendre, non plus que les parents et les barons de Thierri qui repoussent tout accord. Aucun homme de cette famille ne voulut s’y prêter. Le roi prit alors un bon[1145] parti : il manda, à titre de devoir exceptionnel[1146], ses hommes pour faire la guerre au bourguignon[1147]. Alors se mirent en mouvement Français, Bretons, Normands, Flamands, Brabançons. La reine envoya aussitôt à Roussillon, pour avertir Girart d’avoir à se tenir prêt, comme c’est raison. Par droit, par amour, par ses libéralités, le duc réunit trente mille combattants[1148], sans parler de Fouque qui lui amena vingt mille[1149] hommes vaillants. Dans la rivière[1150], en aval, sous Châtillon[1151], par l’esplanade et par les prés de Roussillon sont tendus les trefs et les pavillons. Le comte leur fait de larges distributions d’argent et de deniers, tandis que les piétons amènent en sûreté les marchandises[1152].

618. Le comte sortit pour haranguer ses barons. Lorsqu’il les eut baisés et remerciés, lorsqu’ils lui eurent fait toutes les promesses qu’il désirait, il monta, plein d’allégresse, au château. Il s’est appuyé sur la fenêtre de la grande salle ; il regarda au dessous de lui, par les prés ; il vit tant de pavillons, et tant de trefs tendus, tant de francs chevaliers qui y avaient leurs logements ! Les armes brillaient et répandaient un vif éclat, les gonfanons déployés ondoyaient au vent. « Ah ! » s’écria-t-il, « vallée de Roussillon, si longue et si large ! où j’ai vu tant de chevaliers armés qui sont morts, auxquels leurs fils ont succédé, belle vallée, comme je vous vois aujourd’hui brillante ! De tout autre trésor, je ne donnerais pas un michelat[1153]. Dieu ! pourquoi un riche homme voudrait-il vivre à l’écart, loger en son cœur la mesquinerie ! Il faudrait avoir le cœur bien bas pour consentir à se séparer d’un tel baronnage ! Ce n’est pas de mon gré que je m’en séparerai, maintenant que je l’ai recouvré. Peu s’en fallait que les faux tonsurés ne m’eussent assoté par leur prédication[1154] ! » À ce moment, il vit venir à lui son fils qu’il aimait tendrement[1155] : il était blond, et portait un bliaut neuf de soie. Il n’avait encore que cinq ans. On ne vit jamais plus bel enfant de son âge. C’était tout le portrait de son père. Girart le prit entre ses bras et le baisa. Ah Dieu ! pourquoi le perdit-il, quel crime ce fut !

619. Le comte Girart se tenait en sa salle. Il portait son petit enfant entre ses bras, et jura Dieu et ses vertus que jamais à nul jour l’enfant ne serait déshérité. « Et celui qui augure qu’il sera moine, est un homme mauvais. J’aime les chevaliers et les ai toujours aimés, et si longtemps que je vive, c’est par leurs conseils que j’agirai. Je donnerai volontiers, car j’ai de quoi. Pendant trop longtemps je me suis humilié, mais désormais on ne me verra plus faire des avances à mon ennemi ; au contraire, j’écraserai les misérables outrecuidants. » Ces paroles furent relevées et répétées par les preux chevaliers, les damoiseaux de prix. Il se réjouissait en voyant son fils, mais il ne savait pas le malheur qui l’attendait.

620. Il y avait là un baron, Gui de Risnel[1156], que Girart tenait pour le plus fidèle de ses hommes. Il était son serf[1157] et son sénéchal pour maints châteaux. Les paroles de Girart ne lui firent pas plaisir : il eut peur de voir la guerre recommencer, et le duc se révolter follement contre le roi[1158]. Il promit à l’enfant un oiseau d’or, le prit entre ses bras sous son manteau, le porta dans un verger sous un arbre, lui étendit le col comme à un agneau, et lui trancha la gorge avec un couteau. Il le jeta, une fois mort, dans le puits de pierre, monta à cheval et partit au galop. Une fois sorti, il s’arrêta sous un ormeau, et, levant les yeux au ciel, il s’écria : « Ah ! traître et félon que je suis ! Je suis pire que Caïn, le meurtrier d’Abel. Pour l’enfant, je livrerai mon corps à la mort. » Il descendit à la grande salle sous le donjon, et trouva le duc dans la chambre, près d’une cheminée. Il lui tendit l’épée par le pommeau en lui contant de quelle façon il avait tué de ses mains le franc damoisel.

621. Le jour s’en allait, c’était le soir, et le lendemain le comte devait se mettre en marche avec l’ost. Gui lui tend l’épée par la poignée : « Comte, fais de moi justice à ton plaisir. J’aime mieux mourir, pendu ou brûlé, que de te voir recommencer cette guerre. » Le comte est désespéré : « Fuis d’ici, traître, je ne puis plus te voir ! » Il appelle son chambellan don Manacier : « Fais sortir et taire tout le monde. » La comtesse entre pour se coucher. Elle vit le duc triste et sombre, et commença à soupçonner quelque malheur : « Sire, tu n’es pas ainsi d’ordinaire. — Dame, promets-moi une chose. — Tout ce que tu veux, mais dis-moi la vérité. — Ne laisse pas paraître ta douleur pour ton fils : il est couché mort dans le puits de pierre ; fais le retirer et porter au moutier ! » La comtesse ne put supporter cette nouvelle ; elle s’évanouit. Le comte la releva, la fit asseoir : « Dame, cesse de t’affliger. Puisque Dieu n’a pas voulu laisser vivre notre fils, faisons de lui (Dieu), s’il lui plaît, notre héritier. Mieux vaut lui donner que garder à notre profit. — Dieu t’en donne le pouvoir et le loisir ! » répond la dame.

622. Sur ces entrefaites, Fouque a mis pied à terre devant le château, ayant laissé l’ost dans les plaines herbues. Il vient tout privéement chez le duc, entre dans la chambre et voit Girart et sa femme. « Sire, qu’avez-vous ? êtes-vous affligé ? — Beau neveu, oui, comme homme dolent et brisé. » Et il lui conta le malheur qui lui était arrivé. Fouque se signa, plein de douleur : « Si ce malheur est su au dehors, c’est une grande joie pour tous tes ennemis. Tu as toujours su te bien comporter dans tes revers, et, maintenant que tu as les cheveux blancs, tu dois mieux faire encore. De la reine t’est venue une lettre. Nous entendrons ce qu’elle dit et nous chercherons comment l’accord pourra se faire. » Il le prend par le bras, et le mène dehors. Girart baisa sa femme, muet de douleur.

623. « Girart, » dit la comtesse, « cher doux ami, pour Dieu laissez là toute votre douleur. Tu as tant perdu de puissants amis et de neveux, que jamais homme n’en a perdu autant ni de si vaillants. Je prierai Dieu d’entendre ma voix, et de faire que tu aies paix du roi et de tous les siens. » Sur ces paroles, le comte s’éloigna. Elle fit tirer son fils du puits et le fit porter au moutier par des clercs avec la croix. On le plaça sous le pavement du chœur.

624. Les comtes descendirent du château et entrèrent dans la tente de Fouque. Là ils trouvèrent le messager qui les a salués et leur a donné la lettre de la reine, et Fouque en donna lecture à Girart : « Selon ce que dit cette lettre, tes ennemis ont mandé et assemblé une troupe nombreuse : on l’évalue à vingt mille chevaliers. Demain ils seront tous réunis à Troyes. Maintenant, mande à la reine ce que tu veux faire. » Le pape, qui était sage, dit : « Fais en sorte que les plus irrités contre nous aient les torts de leur côté. — Je vous dirai, » dit Girart, « ce que j’ai pensé : c’est de fonder trois[1159] abbayes, dotées de mes alleus héréditaires. — Et moi, » dit Fouque, « j’en fonderai sept[1160] de mes biens patrimoniaux. » Ils l’ont ainsi écrit et scellé, et firent au messager, lorsqu’il prit congé, un présent, dont il les remercia et leur sut gré. Au matin, on sonna les grêles[1161] par l’ost. Ils chevauchent en armes, avec un grand convoi de vivres, et prennent leurs logements par les prés sous Islei[1162]. Les royaux étaient à Troyes, hors de la cité, ayant établi leur camp le long de la Seine. Sept mille d’entre eux sont sortis, sans le congé du roi, pleins d’orgueil, de vantardise, d’outrecuidance. Ils vont assaillir l’ost de Girart et en ont tué ou blessé je ne sais combien. Mais ceux de l’ost sont tout excités et irrités ; ils montent à cheval et chargent avec énergie. Force passe droit et paît le pré[1163]. Les hommes de Girart reçoivent de tels renforts qu’ils l’emportent sur les royaux, et les refoulent dans la cité. Le roi en était sorti, très contrarié de ce qu’on eût commencé l’attaque sans ses ordres. Il avait le haubert vêtu, le heaume lacé. [Il était monté sur un cheval bien caparaçonné[1164].] Il crut maintenir ses hommes, mais ils le dépassèrent[1165] ; Bavarois et Allemands le rencontrèrent, lui tuèrent son cheval, le jetèrent bas. Si Fouque n’était survenu, c’en était fait de lui.

625. Fouque est venu là à force d’éperons ; mille chevaliers le suivent par le champ. Il mit pied à terre auprès de Charles et lui présenta Bauçan, le cheval de Barcelone ; le roi mit le pied à l’étrier et prit l’arçon. Fouque lui tint l’étrier et la courroie, et l’emmena en sûreté[1166]. Girart fit amener son pavillon et les troupes de pied qui escortent le convoi de vivres.

626. Cet ost eut lieu en septembre. Ce fut la dernière que le comte assembla. Ce n’est pas celle là qui eût volé des croix[1167] ! Le duc a ordonné qu’il ne soit causé au roi aucun dommage, sinon l’herbe que brouteront les chevaux ; ils mènent avec eux abondance des vivres, du vin clair et du moût. Le roi fut pris, secouru par Fouque. Puisse Charles n’éprouver jamais plus une telle peur !

627. Les gens de pied viennent, armés d’arcs et de flèches, et conduisant le convoi sur des charrettes. Ils vont sonnant leurs cors et leurs trompettes[1168]. « Bertelais, » dit Girart, « suivez[1169] le bord de l’eau. — Sire, ils veulent tous que vous les dégagiez de l’obligation de vous servir, si vous ne déposez pas le roi (?), si vous ne le déshéritez pas, lui et ses félons. À l’intérieur[1170] les gens souffrent de la famine ; que tu ne sois plus un preux si tu ne les en fais sortir ! — Hommes loyaux et vaillants, » dit Girart, « soyez bénis de Dieu ! »

628. La justice est un tempérament bien nécessaire à la légèreté d’esprit. Par le méfait d’une folle jeunesse, il y eut bien des morts, des blessés, couverts de sang, et jusqu’à sept cents prisonniers. Les hommes de Girart prennent logement dans le camp royal. « Quoi qu’il en soit des autres, » dit Girart, « moi je suis content, car je vois actuellement mes ennemis abaissés. La valeur abat l’orgueil, comme la pluie fait tomber le vent. Maintenant que nous les tenons enfermés comme des bêtes de somme, je me tiendrai pour satisfait de tout arrangement que nous ferons avec eux. »

629. Le comte voit ses troupes, dont le nombre va croissant, entrer[1171] de façon à se dissimuler. « Je me tiendrai, » dit-il, « en cette plaine ; Bertelais sera, avec les gens de pied, par ce marécage, et par ici, sur la droite, seront nos Tiois. » Sur ces entrefaites, Fouque arrive par les champs couvert de chaume et descend à pied du brun cheval maure. Il prit Girart à part, craignant qu’il fit quelque folie.

630. Fouque appela Bertran, qui est bon, et, s’adressant à Girart : « Sire, » lui dit-il, « que veux-tu faire ? — Tirer de là dedans mes félons ennemis. Ils ne cessaient de faire bruit de leur guerre, aujourd’hui les remparts de leur orgueil sont à bas. Garde-toi d’être leur refuge, car Dieu est équitable et ses jugements sont droits. » Et Fouque lui dit : « N’en faites rien, frère. Le roi est notre seigneur et mon compère[1172], et la reine est pour nous une mère. Si vous avez pour elle de la reconnaissance, il est droit que vous le fassiez voir. » Girart se prit à lui rappeler Boson, guerrier comme il n’en sera jamais[1173]. « Et vous aussi, vous êtes vaillant, mais vous êtes trop sermonneur. De cette nuit je ne bougerai pas, dût-on m’arracher une dent, et, demain matin, je ferai à votre gré et me soumettrai à toutes les volontés de notre empereur. — Laisse le, » dit Bertran[1174], « faire comme il l’entend. » Ce lui fut un grand soulagement de voir Girart se calmer.

631. « Délivrez cependant les prisonniers[1175]. — Demain matin, » dit Girart, « ils seront renvoyés. — J’en ai un, » dit Bertran, « Hugues de Blois[1176] ; je ne crois pas qu’il y ait nulle part meilleur Français. C’est le plus courtois des conseillers du roi. » On le mande ; il vient, et Fouque lui dit : « Sire Hugues, soyez notre messager, et je vous donnerai aussitôt ce cheval maure. Dites au roi que, pour Dieu, il n’ait pas trop de rancune. Nous lui rendrons tous ses hommes, et pour chacun des morts nous lui donnerons trois des nôtres[1177]. Pour tous les torts que nous lui avons faits, nous nous mettrons, s’il le veut bien, en sa merci. De votre côté, mettez y ceux que vous jugerez les meilleurs[1178]. » Hugues se rendit auprès du roi, et lui délivra exactement le message, [ajoutant] « Ta gent a montré trop d’outrecuidance. Ç’a été un acte de folie, d’aller attaquer Girart. De là est venu le désastre. Jamais les comtes[1179] n’ont rien vu qui leur ait été si douloureux. Je vous le dis en mon nom, puisse Dieu me venir en aide ! un comte qui rend un roi, doit bien trouver merci[1180]. »

632. Le roi répondit : « Tu m’insultes ! Si, bien qu’assiégé, je capitule[1181], que jamais Jésus n’ait merci de moi ! Girart me croit réduit à l’impuissance parce que je ne me défiais pas de ce guet-apens[1182]. Maintenant il lui faut essayer d’une autre ruse. » Hugues proclama ce qui avait été résolu : on fait faire silence par l’ost[1183], qui, le matin (suivant), se replie en arrière sur sa terre, dans les prés, sous Islei[1184], le château ruiné. Tous les prisonniers furent délivrés à qui qu’ils appartinssent. Aucun d’eux ne subit de perte dont on ne le dédommageât.

633. Le matin au jour, le pape vint aux tentes, ayant quitté Sens la veille au soir. Il prit Charles à part et lui dit : « Roi, garde-toi de suivre des conseils belliqueux, superbes, outrecuidants, dédaigneux, il ne faut point ici de flatteurs. Je te conjure, au nom du Rédempteur, de me dire ton intention secrète. Le duc[1185] ne pouvait te faire un plus grand honneur qu’en faisant couronner empereur ton fils Pépin. » Et le roi répondit : « Pour l’amour de Dieu, je te croirai comme mon guide. Mais le plus grand nombre ici ne désire pas la paix. — Et nous prierons Dieu d’agir. » Le pape manda au duc de venir à son seigneur, comme celui qui cherche paix et amour, et à Fouque de se montrer digne de lui-même. Fouque donna le meilleur conseil qu’il sût. Le roi se dirigea vers les prés par lesquels la Seine coule. Là furent mandés les comtes et les comtors[1186], les princes, les demaines[1187] des pays les plus éloignés. Les bons vavasseurs n’y furent pas oubliés. L’évêque du moutier Saint-Sauveur a fait un échafaud élevé pour le pape. Lorsque celui ci y fut monté, on s’empressa autour de lui, et il fut tenu pour sage orateur. Il parla d’une voix haute et forte : « Écoutez-moi, » dit-il, « grands et petits. Nous sommes les pasteurs légitimes de sainte Église, puisque Dieu a fait de saint Pierre son vicaire[1188]. Mais cette guerre l’a toute troublée. Des hommes de sang, mauvais et pillards, ont brûlé les églises ; moines et prieurs s’en sont enfuis, et l’ordre de Dieu a été traité avec indignité. De grandes souffrances ont été infligées aux pauvres gens ; la fleur de la chrétienté a péri. Les riches villes ont été abaissées, et le menu peuple est dans les larmes. Il m’appartient de vous conseiller. De par Dieu notre créateur, je vous enjoins, par la sainte pénitence qui assure votre salut, en donnant le remède au pécheur, renoncez à la guerre, aux vieilles rancunes, à l’orgueil, à la dureté ; chassez de vos cœurs l’envie et la cruauté et amenez-les à la paix et à la douceur. Faites briller la clarté à la place des ténèbres, ce sera profit pour vous, honneur pour Dieu, avantage pour vos ancêtres[1189]. Quiconque meurt en vieille rancune est en grand danger de perdre son âme. » Il y en eut de tels qui le tinrent pour un vil sermonneur. C’étaient des hommes qui jamais n’aimèrent paix ni le délassement de la chasse à l’oiseau, ou qui ont laissé tant de gages entre les mains de leurs répondants[1190], que jamais ils ne les pourront acquitter. Le pape sentit bien d’où venaient les railleries. Il se tourna de ce côté et dit : « Vous êtes venus ici pour la guerre et le désordre, et les comtes pour paix et pour amour : ils n’en sont pas moins riches et larges donneurs. Que les vantards, les damoiseaux présomptueux ne fassent pas trop d’embarras, car je m’assure en Dieu qu’aujourd’hui on verra orgueil abattu et sainte humilité triompher, toute resplendissante de blancheur. Contre elle vous n’aurez château ni tour qui tiennent.

634. « À vous tous mandent le comte Girart et Fouque qu’ils donneront vingt chariots chargés de leur avoir pour réparer les moutiers qui ont été brûlés, et avec des terres allodiales qu’ils ont en toute franchise, ils feront vingt abbayes selon notre conseil, pour le salut des pères que vous avez aimés et qui ont péri par le glaive. C’est là un accord auquel doivent se prêter les plus obstinés.

635. « Je vous ferai un bref sermon sur la Vérité. Je vous dirai ce que fait Dieu, en sa majesté : il abaisse orgueil et soutient l’humilité. » À ce moment, on vit les comtes venir par le pré : ils formaient une colonne de mille hommes de profondeur sur cent de front[1191], barons, comtes, comtors, riches chasés[1192]. Ils viennent à pied et déchaux. Quand ils furent près de l’assemblée, ils s’arrêtèrent. Girart et Fouque, les premiers, la tête basse, sont allés au roi. Girart lui rend son épée, par le pommeau doré, puis il se prosterne à ses pieds. Les francs nobles barons furent émus de pitié, et les félons orgueilleux de colère. Et pourtant il n’y en eut pas un assez osé pour dire une parole hautaine ou démesurée. Le roi releva Girart et le baisa, puis après Fouque qu’il savait sage. Ils lui font hommage et feauté, et le roi leur rend leurs fiefs à titre de biens héréditaires. Puis, tous deux, ils s’humilièrent devant les fils de Thierri d’Ascane, et, de bonne foi, ils se mettent à leurs ordres et leur font tous les hommages que ceux-ci voulurent. Le pape leur a imposé tout cela à titre de pénitence ; il a commandé que tous lèvent les mains, en signe de paix et d’accord. Ensuite il a frappé d’interdit et séparé de Dieu quiconque recommencerait la querelle.

636. Le pape s’exprima en homme loyal : « Roi, si tu le veux, tu peux encore arriver au salut. Charles Martel, ton aïeul, fit de grands maux, et toi, en ta jeunesse, tu as fait de même : ce nom fut faux[1193]. Présentement ton nom doit être Charles le Chauve. Maintenant que tu es riche en barons et entouré d’amis[1194], aime Dieu et la paix, et demeure en repos. » Le roi fut sage : il suivit les conseils du pape et fit faire je ne sais combien de moutiers royaux[1195].

637. Les jeunes guerriers dirent alors : « La guerre est finie, il n’y aura plus guet-apens, plus de chevaliers frappés, d’écus brisés, et ceux qui ont été à la peine seront méprisés, tandis que les ducs[1196] seront aimés pour avoir fait la paix. — Que personne ne se décourage pour cela, » dit Fouque ; « je leur donnerai de bon gré vivres et vêtements, si même je ne leur donne davantage. »

638. Fouque parla à Girart et à Charles : « Maintenant, voyez à ce que chacun de vous, comtes, demaines, riches barons, donne aux pauvres chevaliers de quoi assurer leur subsistance. Amènez-les à la montre[1197] ainsi qu’il a été établi dans le pays[1198] pour défendre la terre, lorsqu’il en sera semons. Et s’il y a de riches avares au cœur félon, à qui l’entretien[1199] et les dons coûtent trop, qu’on leur enlève la terre et qu’on la donne aux vaillants[1200], car trésor mis en réserve ne vaut pas un charbon. »

639. Charles tint le conseil de Fouque pour bon : « Je vous le dis à tous, riches barons, préférez les chevaliers à l’or et à l’argent et tenez en chacun selon le chasement que vous aurez de moi : qui vingt, qui cent, qui plus, qui moins, selon ce que vous tiendrez[1201]. Qui ne pourra en supporter la dépense, je lui viendrai en aide, et de bon gré lui donnerai souvent du mien. Et amenez-les tous à la montre, chacun[1202] ayant cheval et équipement, afin que les païens ne nous trouvent pas au dépourvu, car un royaume qui ne sait se défendre est perdu. Et qui se montrera négligent, je lui enlèverai son fief, par jugement, et le donnerai, d’accord avec mes fidèles, à un plus vaillant. » Les comtes approuvèrent cet arrangement et le garantirent par des engagements et des serments. Alors l’ost se dispersa. Le roi retint auprès de lui les comtes, et, après la réunion, les mena à Reims où la reine les attendait qui les reçut avec allégresse. Le roi rendit à Fouque, pour son fils, le duché d’Ascane, qui lui revenait légitimement[1203]. Ils voulurent faire à Girart de grands présents, mais le duc ne voulut rien accepter, sinon faucon volant ou chien courant. Quant à la comtesse, elle sert dignement Dieu qui pour elle fait des miracles visibles[1204].

640. Quand Girart fut allé en France, la comtesse fit trêve à sa douleur : pour l’âme de son fils[1205], elle se mit à donner largement de son avoir. Puis, pleine d’espérance, elle se rendit à Vezelai. Elle fonda un moutier en l’honneur de sainte Madeleine en qui elle se fiait, et l’enrichit le plus qu’elle put.

641. Lorsque la comtesse fut venue à Vezelai, la pauvre gent du royaume s’y rendit, à cause des grandes charités qu’elle accomplit afin que Dieu protège son époux, où qu’il soit. Et celui[1206] qui connaît la pureté de son cœur lui montra par des signes apparents qu’elle n’avait pas à se décourager de l’aimer et de le servir, car il lui en savait gré.

642. Cette dame était l’ennemie de tout homme qui, par cupidité, rend un faux jugement. Elle ne chevauchait pas en cachette, mais, un mois d’avance, elle faisait connaître son intention, de sorte que les pauvres gens venaient se placer sur son chemin. Et elle levait souvent ses yeux vers Dieu, le priant de lui tenir compte des aumônes qu’elle leur faisait. Elle descendit à Vezelai. La nuit, en son sommeil, elle songea qu’elle voyait un diable en forme de serpent qui lui voulait faire boire de son venin, comme si c’eût été du piment[1207], quand la puissance céleste vint l’en défendre. Le lendemain, elle conta ce songe au moine Garcen.

613. « Moine, écoutez mon songe ; d’où peut-il venir ? J’ai vu un diable sous la forme d’une couleuvre qui cherchait à me faire périr par son mauvais venin, voulant me faire boire dans un vase de cuivre[1208], lorsque du ciel il commença à pleuvoir de la manne. Aussitôt le serpent s’enfuit sous un chêne. — Dame, c’est qu’il est affligé de l’œuvre sainte que tu as entreprise, et du grand bien que tu fais aux pauvres. Dieu te protège, qui peut lier et délier ! »

644. Après avoir donné la charité aux malheureux, du pain, de la viande, de la venaison, des deniers, elle se rend à la construction. Elle se tient à l’ombre d’un laurier, avec elle Garcen et Aibeline. Elle vit un pèlerin qui ne cessait de travailler, portant de la pierre, du mortier, de l’eau dans des baquets. « Où loge ce pèlerin, dame Aibeline[1209] ? Je le vois constamment à matines ou à la messe, puis toute la journée il travaille de grand cœur. — Dame, en une vieille maison branlante, car il ne veut pas loger dans ma maison de pierre. Il est avec une boiteuse très misérable, qu’il entretient avec son gain. Il n’a ni draps, ni lit, mais simplement son esclavine ; et il ne parlerait pas actuellement à la reine, jusqu’à tant que l’heure soit arrivée où le travail cesse. »

645. La comtesse le mande au moment où il quitte l’ouvrage, et, quand elle le voit venir, elle se lève, le tire à part, et lui dit sa pensée : « Sire, puisque tu aimes Dieu et qu’il t’aime aussi, je te dirai ce que j’ai résolu de faire. Je veux porter avec toi, aux fondements, de l’eau, des pierres, du sable, peu ou prou. Je te donnerai, si tu veux, de l’or et de l’argent. — Dame, je ne veux rien recevoir. — Sire, fais le[1210] pour Dieu le grand et pour sa Madeleine que tu aimes tant. — Eh bien ! pour l’amour d’elle, je ferai ce que tu me demandes. Mais dis-moi à quelle heure, comment et quand ? — Demain, à minuit, avant le chant du coq. Je mènerai mon chapelain, un vieillard aux cheveux gris. »

646. Ils firent ainsi qu’il était convenu. Ils montent le sable du bas[1211] où il se trouve, le portant en sac avec une perche[1212]. Ils avaient déjà fait ce métier pendant près d’un mois, quand vint un messager envoyé par Girart pour annoncer à la comtesse qu’il n’a qu’à se louer de l’accord ; que le roi, plein d’affection pour lui, l’emmène en France. La comtesse en rend grâces à Dieu.

647. Ce messager avait nom Ataïn ; il était, à titre héréditaire, chambellan du duc. La nuit, il coucha dans la chambre[1213] avec deux de ses cousins, nommés l’un Baudouin, l’autre Crépin. La comtesse se leva pendant la nuit. Ataïn prit le cierge qui était à sa portée, et descendit devant elle par les degrés de marbre. Là étaient le chapelain et le pèlerin. « Allez-vous en, bel ami[1214], et dormez tranquillement jusqu’au matin, car je ne veux pas que personne me sache ici. » Le gars[1215] s’en retourna, de mauvaise humeur, la tête basse. Il appela Crépin et Baudouin, et leur conta avec malveillance comment chaque nuit un homme emmenait en secret la comtesse, et ils s’imaginèrent ce qui n’était pas.

648. La comtesse, ayant assez travaillé, entendit les matines, puis alla dormir sous ses rideaux. Ataïn fut là de service et s’acquitta de ses fonctions. Quand il vit la dame couchée, étendue dans le lit, n’ayant que sa chemise de fine toile — elle avait une figure agréable, un teint délicat, et la peau blanche comme fleur d’épine[1216], — il lui mit, le gars, la main sur la poitrine, et commençait déjà à lui manier le corps et les seins, et à la baiser sur la bouche, quand elle l’égratigna. « Il vous en coûtera cher (dit-elle), garçon de cuisine ! — C’était pour jouer, dame pèlerine. Le pèlerin dort plus loin, couché sur le dos ». Elle appela Garcen et Aibeline, leur disant : « Débarrassez-moi de cette brute qui m’énerve. »

649. L’impudent gars répondit alors : « Je ne sais pourquoi, à cause de Madame, je feindrais : je vaux mieux que le pèlerin avec qui elle va. Pourquoi sort-elle à une telle heure ? Voilà ce que je voudrais savoir. — Vil gars, est-ce que j’ai à vous en rendre compte ? Si tu en dis un mot de plus, je te ferai pendre. » Et le garçon descend les degrés, va à son hôtel ceindre son épée, monte à cheval et court faire au duc Girart des rapports pour lesquels il eût mérité la pendaison, car c’est la perversité et le mensonge qui l’inspirent.

650. Il rencontra le duc qui rentrait ; il le prit à part et lui conta pour vérité un grand mensonge. Le comte l’ouït ; il en fut fort affligé. Pour un peu, il se serait emporté contre le messager. « Si c’est un mensonge que tu me dis, que Dieu te protège ! » dit-il, « car je suis bien étonné qu’elle ait conçu une telle pensée !

651 — Sire, elle a jeté son dévolu sur un pèlerin. La nuit, elle sort avec lui quand le monde dort, en bas du château, où sont les jardins. — Je ne veux pas que mon serviteur m’apporte des nouvelles qui, à l’examen, se trouvent fausses. — Si je ne puis prouver mon dire, alors j’ai tort et je consens à mourir dans les tourments. » Lorsque le comte entendit ces paroles, il en fut si affligé, que jamais aucune nouvelle ne l’avait déconcerté à ce point. Il ne mangea de la journée et la nuit ne put dormir.

652. Girart se leva le matin, sans perdre de temps. Tandis qu’il chevauchait, il disait entre ses dents : « Ah ! comtesse amie, belle personne, intelligente, courtoise et sage, simple, affectueuse, douce, bien élevée, en quelles peines s’est passée ta jeunesse. À cause de moi, tu as vécu longtemps en grande pauvreté, et jamais tu ne m’as rappelé ta riche parenté, mais tu m’as conseillé et servi loyalement. C’est ton intelligence qui m’a tiré de la misère, ta sagesse qui m’a rendu mon rang. Et, si jamais tu as pu concevoir une idée pareille, où avais-tu l’esprit ? Que Dieu maudisse ces gens qui brouillent ceux qui s’aiment. Tu[1217] en auras les yeux arrachés, ou tu seras pendu ! » Andicas, qui était homme sage, lui dit : « Sire, d’où vous vient ce tourment ? Vous avez la figure noire comme de l’encre[1218]. Appelez Bedelon et vos parents, qui vous conseilleront, si vous le voulez bien. — Sire, que vous dirais-je ? J’ai de la peine[1219].

653. — Sire comte, » dit Bedelon, « je ne veux pas vous cacher la vérité : vous avez trop le sens d’un jeune homme et le cœur léger, quand vous vous en fiez à un gars au sujet de votre femme. Je vous dirai ce qu’elle m’a conté l’autre jour. Lorsque le roi fonda le moutier Sainte-Sophie, il interdit au peuple de son empire et de Constantinople de contribuer à la dépense, ne fût-ce que pour un denier[1220]. Mais une pauvre femme en eut le désir. Avec le pauvre gain qu’elle se procurait légitimement par son métier, en cousant, en filant, elle achetait de l’herbe pour donner à manger aux bêtes de somme[1221], tandis qu’elles se reposaient à l’ombre. La nuit, tandis que tout le monde dormait, elle apportait en un vase de l’eau pour mettre sur le mortier. Quand le moutier fut bâti avec ses clochers, le roi, qui y avait mis des sommes immenses, demanda à Dieu le véridique quelle récompense il en aurait. Et Dieu lui fit savoir par messager que la pauvre femme aurait meilleure récompense que le roi, malgré tout l’or qu’il avait dépensé, et c’est à cela que Madame a eu égard[1222].

654. « J’ai vu le moutier Sainte-Sophie, et je ne crois pas qu’il y ait jamais eu, et que jamais il y ait le pareil[1223]. C’est un nom divin qu’on invoque[1224]. » Ce discours fini, le comte se sentit envie de dormir. Il mit pied à terre et dormit sur l’herbe. Pendant son sommeil, il eut un songe. S’étant éveillé, il monta sur son palefroi et dit : « En route !

655. « Avancez, mes deux amis[1225], » dit-il, « je vous conterai le songe que je viens d’avoir. Je voyais la comtesse sous un pin ; ses vêtements étaient blancs comme parchemin, et plus couverts de fleurs qu’une aubépine. Elle tenait un calice d’or épuré avec lequel elle me faisait boire de ce saint vin que Dieu fit avec de l’eau aux noces d’Architeclin[1226]. — Sire, c’est bon signe, je te le prédis ; par elle il te viendra une grande joie que Dieu te destine[1227]. » Ils lui font manger, près d’une saussaie, un peu de pâté de poisson et de poulet ; puis Girart fit venir le messager.

656. Le comte Girart appela Ataïn. « Dis-moi, comment iras-tu, de quel côté ? — Sire, tu ne mèneras pas plus de trois compagnons. Fais aller ta gent du côté de Senesgart. » Girart fit ainsi ; il mit pied à terre en un défrichement jusqu’à la tombée de la nuit. Ils descendent sous le château, en un jardin ; ils attachent leurs chevaux à distance les uns des autres. Ce gars est riche aujourd’hui de mille marcs ; demain, il n’aura plus rien.

657. Le gars les conduisit jusqu’à la maison[1228] sans qu’ils fussent découverts, car il n’y avait pas de sentinelle. Il les fit mettre à couvert sous une voûte, jusqu’au moment où vint la comtesse avec le clerc Gui[1229]. Le pèlerin tenait le sac et le bâton. Ils les suivirent de loin. Enfin, la comtesse s’arrêta, en un champ, tandis qu’ils restaient cachés derrière un buisson. Une lueur plus vive que celle d’une torche descend du ciel sur la comtesse. Girart vit le pèlerin qui emplissait de sable le sac qu’elle lui tendait agenouillée. Girart le vit ; il en fut heureux. Il appela Andicas et Bedelon : « Seigneurs, il faudrait avoir le cœur mauvais et félon pour croire ce que peut dire sur ma femme un fou ou un gars. — Comte, tu peux bien voir se vérifier ta vision. Puisse Dieu te confondre, et ce sera justice, si jamais tu chausses éperon pour la guerre ! — Je m’en garderai bien, » dit-il, « Dieu me pardonne ! » Et le gars s’enfuit ; il aime mieux se réfugier dans les bois que dans sa maison.

658. Girart se tenait, lui quatrième, dans sa cachette. Une lueur descendit du ciel, par la volonté divine, au grand ébahissement du comte et des siens. Il vit Berte, sa femme, qui tenait le sac, l’autre y mettait le sablon qu’il tirait du sol, et le chapelain Gui.....[1230] Girart, à cette vue, fut transporté de joie : « Pèlerin, » dit-il, « vous ne serez pas battu pour cela ; au contraire, je compte bien vous donner bonne récompense. »

659. Le sablon était pesant et grand le sac. Le pèlerin le tenait contre lui et marchait derrière ; la comtesse allait devant, à petits pas. Du pied droit, elle marcha sur sa robe et tomba en avant à terre. Cependant la perche [qui supportait le sac] resta droite. « Mauvais homme, relève-la, » dit Andicas[1231], Girart y courut, disant : « Misérable que je suis ! Comtesse amie, comme ton cœur est pur ! Comme le mien est mauvais, félon, diabolique ! Tu t’es abîmé le visage et le front ! — Non, sire. Dieu merci ! Et toi, comment es-tu ici ? — Amie, » dit Girart, « tu le sauras bientôt[1232]. »

660. « Pèlerin, laisse-moi porter, car c’est mon affaire ; je veux en ceci tenir compagnie à ma dame, et être de moitié avec elle au gain. Je vous donnerai tout ce qui vous sera nécessaire, vivres en abondance, deniers, vêtements, bain. — Oui, sire, » dit-il, « si je reste avec vous ; mais je préfère servir celui[1233] de qui nul n’a lieu de se plaindre. » Le comte prit la perche, qui était neuve et de chêne[1234], et la comtesse, marchant la première, ne lâche pas son bout et se montre vaillante[1235] jusqu’à ce qu’ils soient arrivés au moutier où les cloches sonnent.

661. Girart vit cette lumière resplendissante, il vit que la perche se tenait toute droite, sans incliner ni peu ni prou. Il se sentit alors le cœur rempli de piété et d’humilité. Il soutenait la perche par derrière, elle par devant, jusqu’à ce qu’ils furent entrés au moutier. Les clercs chantèrent entre eux[1236] un chant d’actions de grâces pour ce grand miracle. Le comte ouït le service au point du jour.

662. Le comte ouït un court service le matin. Il entra, avec ses privés, en une chambre voûtée, blanche comme neige : « Comtesse, » dit le comte, « tu appartiens véritablement à Dieu : il fait pour toi de grands miracles, à ce que je vois. — Sire, non pas pour moi, mais pour le pèlerin et pour la Madeleine.....[1237] pour qui Dieu ressuscita le juif[1238]. — Je manderai, » dit-il, « Barthélemi, l’évêque d’Autun, et André, pour mettre par écrit les miracles [qui viennent d’avoir lieu]. — À Dieu ne plaise ! » répondit la comtesse ; « on verrait venir ici une trop grande foule. Je ne veux pas qu’il y soit employé d’autre argent que le vôtre et le mien, et en purs alleus, non pas en fiefs[1239]. »

663. — Comtesse, je te dirai comment je suis venu. Ataïn me conta que vous aviez un amant. — Oui, Dieu merci, j’en ai un : je l’ai tant cherché ! — Je le veux ainsi, » dit Girart, « si Dieu m’aide ; cela me fait bien au cœur de vous avoir vu travailler tous deux, d’avoir assisté à ce miracle que Dieu a fait pour vous par grande grâce. Jamais plus je ne porterai bouclier pour la guerre. Faites venir ce misérable garçon. — Sire, » dit Andicas, « il est perdu, car je l’ai vu s’enfuir par les bois ramus. — Amenez-moi donc le pèlerin aux cheveux blancs. Il semble bien sage et avisé, puisqu’il ne s’est pas dérangé de faire le service de Dieu. »

664. Le moine Garcen s’adressa à la comtesse : « Dame, vous pouvez maintenant voir la vérification de votre songe[1240]. Jamais on n’en vit aucun s’expliquer mieux. Le diable, c’est le gars plein de fausseté qui voulait vous brouiller avec le duc et vous causer de la honte, et il se sauve comme faisait le diable[1241] — Don, priez au pèlerin de venir à nous, car il aime Dieu de cœur et....[1242] »

665. Le pèlerin entra. Il était de haute taille ; il avait la barbe longue, la tête grise. « Pèlerin, » dit le comte, « avancez. Pour l’amour de ma dame, que vous aimez, je vous donnerai cinq cents besants de mon or. » Le pèlerin répondit : « Il ne m’en faut pas tant. Que seulement Dieu me donne de quoi manger dans ma pénitence, et la récompense dans la terre de vie, car il est juste dispensateur. » Girart examina ses traits avec attention : « Pèlerin, » lui dit-il, « j’hésite sur votre compte. « Puis il ajouta aussitôt : Tu es Guintrant[1243], le comte allemand, mon parent, mon homme, habile à parler le tiois et le roman, bon et vaillant chevalier. Pour moi, tu t’es battu je ne sais combien de fois, et tu as ravagé bien des terres de Charles. — J’en suis maintenant pénitent et gémissant. — Pourquoi n’es-tu pas retourné dans ta terre depuis vingt ans ? »

666. Girart baisa Guintrant et lui fit mille caresses. Il dit à Hugues et à Guilemer : « Cherchez lui des vêtements de vair et de gris. » Puis il s’interrogea sur sa vie : « Où as-tu été ? — Sire, outre mer. J’allai au saint Sépulcre. À notre retour, un mécréant me prit qui me fit mener, avec mille autres captifs, à la peine, pour porter de la pierre à la construction de châteaux et de remparts. J’y suis resté plus de quinze ans, sans pouvoir m’échapper, quand Dieu me livra les reliques de sa Madeleine.

667. « Celui qui fit sortir Jonas du ventre de la baleine, me choisit pour délivrer sa Madeleine[1244]. C’est pour cela que je suis son serf et travaille pour elle. Dieu t’a accordé une marque particulière de bienveillance[1245], lorsqu’il a daigné lui fixer sa demeure sur ta terre. — Et je la servirai » car elle nous protège, et je compte vous concéder encore un bénéfice ; mais parle-nous du pays d’où Dieu t’amène.

668. — Sire, ce serait un long conte, et qui vous ennuierait. Où que j’aie été, me voici revenu. — Vous ne me quitterez plus désormais, cousin. Je vous donnerai le fief du Pui, et Dombes et Bellei jusqu’à Mont-Joux[1246]. — Ne plaise à Dieu que jamais j’ambitionne aucune terre, sinon celle qu’occupera mon cercueil ! » Maintenant Girart et les siens servent Dieu de tout cœur. S’il a pris la sainte, c’est pour qu’elle leur soit favorable, à eux qui expient leurs péchés en versant des larmes abondantes[1247].

669. Le comte dit, tout souriant : « Apportez des vêtements pour ce mien parent. » Ceux à qui il donna cet ordre obéirent promptement. Ils lui[1248] présentent du cendé[1249], des étoffes de lin[1250], une pelisse et un bon et précieux manteau. Mais il repousse tout cela, n’en voulant rien prendre. Le comte alors jura par son serment qu’il lui fallait s’en revêtir : « Cousin, » dit-il, « faites, au nom de Dieu, ce que je désire. Je n’ai plus d’amis, de bons parents qui me sachent bien conseiller, sinon Bertran et Fouque à qui la pauvre gent s’adresse pour obtenir droit et justice. Or, ma terre est si grande, s’étend si loin, qu’ils ne peuvent souvent venir à moi. Et vous n’êtes plus un jeune homme, capable de tirer vanité de son vêtement. D’ailleurs, je vous prends à témoin saint Barthélemi qui, en riches vêtements[1251], servit Dieu honorablement. » Le pèlerin finit par se laisser faire.

670. D’abord on le fait baigner, tondre et raser, on lui ôte ses habits et on lui met les neufs. Alors il eut bien l’air d’un baron. Girart, plein de joie, le fit asseoir près de lui : « Que chacun, » dit-il, « me donne son avis ; je vais vous faire part de mes projets. De la terre que je tiens, je veux qu’il en revienne à Dieu une part suffisante pour que cinq cents pauvres[1252] et mille confrères en puissent vivre. — Sire, » dit Andicas, « ce n’est pas beaucoup, eu égard à la grande guerre dont tu as la faute, qui a fait sortir de leur pays cent mille hommes. Ton père, de son côté, n’en a pas fait périr un moindre nombre. Mais, puisque Dieu, plein d’affection pour toi, te fait savoir[1253] qu’il veut te prendre avec lui, toi et ta femme, rends-toi, ta personne et ta terre, à lui et à sa mère ; ne garde plus ni cité ni mur en pierre de taille. — Sire, notre empereur n’y consentirait pas, car il perdrait le service qui lui est dû. »

671. Ensuite il[1254] demanda à Bedelon : « Et vous, que me conseillez-vous au sujet de cet avis ? — Sire, si vous le voulez suivre, je le tiens pour bon, puisque Dieu t’a donné des signes si visibles [de sa volonté[1255]], et qu’il t’en a manifesté un autre à Vaubeton, alors qu’il t’a brûlé et réduit en charbon ton enseigne[1256]. À cause du tort que tu as eu envers Charles, il ne t’a laissé de ta terre ni tour ni donjon. Maintenant que Dieu te l’a rendue, fais-lui en don. — Cousin Guintrant, je vous en semons : donnez-moi un bon conseil. — Sire, par le commandement de Dieu, David a dit : Beati qui custodiunt judicium et faciunt justitiam in omni tempore[1257]. Droite justice vaut bonne prière. — Eh bien ! je la laisserai[1258] à Fouque. Je ne sais homme plus capable de tenir grande terre. Jamais les traîtres félons, les faux menteurs, les mauvais larrons n’ont eu la paix avec lui. Pour les chevaliers, il n’y a pas un compagnon pareil, qui les chérisse autant et leur fasse tant de présents. Il a quatre fils qui sont d’aimables jeunes gens. Quand le roi tiendra sa cour, sans qu’il soit besoin de les convoquer, l’un portera l’épée, l’autre le bâton, le troisième lui chaussera l’éperon, et le quatrième portera son gonfanon en bataille. Les Bretons tiendront le droit de porter les premiers coups[1259] de moi et de mon père le duc Drogon, ainsi que tous les offices domestiques, car tels sont les fiefs de Roussillon. »

672. Le comte les quitta et vint trouver son épouse : « Dame, je vais m’entretenir avec vous, en l’amour de Dieu, car vos conseils m’ont toujours été profitables, et m’ont fait recouvrer puissance et honneur. — Sire, si je vous ai été d’aucun secours, j’en rends grâces à Dieu. Mais vous, que lui donnerez-vous de votre terre ? — Tous mes alleus francs que je tiens de mes ancêtres, et de plus celui qui appartint à Boson le combattant, le meilleur chevalier qu’on ait vu, qu’on puisse voir jamais. Rappelez-vous comme il vous arracha au feu, lorsque Charles prit Roussillon par trahison[1260]. Pour lui prieront de nombreux moines. Je fonderai treize[1261] moutiers ; en chacun il y aura un abbé ou un prieur. Dans la vallée de Roussillon, où coule la Seine, là sera enseveli notre fils[1262] et nous auprès. Cités, villages, forêts, châteaux, tours, chevaliers, bourgeois, vavasseurs, laboureurs, religieux occupés à la prière[1263], tous auront besoin d’un protecteur. Je leur donnerai Fouque[1264] : je ne sais meilleur. Aidé de la puissance du roi empereur, il abaissera l’orgueil. Maintenant les chevaliers entrent en un long repos ; ce sera un temps propice pour les chiens, les autours, les faucons, les fauconiers, les veneurs[1265]. Et que feront alors les damoiseaux audacieux, toujours prêts à chevaucher ? Ceux qui voudront prouver leurs forces et leur valeur, qu’ils aillent guerroyer les païens, car la guerre a trop duré entre nous[1266]. Comme le dit la loi du Rédempteur, Notre-Seigneur laisse monter le pécheur aussi haut que le mont Liban, puis il descend aussi vite qu’un oiseau du ciel[1267].

673. « Voici que mon lignage et moi nous sommes arrivés à notre fin ; il ne reste plus que Fouque qui aime de cœur Dieu et la paix. Il a quatre fils, jeunes blondins, de la nièce de Charles, fille de sa sœur[1268]. Pour rien au monde, ils ne se sépareront du roi. C’est à eux, quoi qu’il arrive que reviendra ma terre.

674. « Guintrant et Bedelon et Andicas, prenez chacun mille mas de mes alleus, je fournirai l’argent et prendrai les mesures. Vous, vous ferez moutiers, tours et clochers. — Sire, tu iras devant, nous te suivrons, et nous ferons tout ce que tu voudras. Il n’y a plus place ici pour orgueil ni pour vanité. »

Les œuvres sont commencées, les guerres sont finies. La chanson est finie ; j’en suis tout las. Si tu la tiens à haut prix, toi qui la diras[1269], tu en pourras avoir bonne paie, en argent et en vêtements. Disons maintenant Tu autem Domine[1270].



(Ce qui suit ne se trouve que dans le ms. de Paris.)


675. Voici finis le livre et la chanson de Charles et de Girart, les puissants barons, et de Fouque et de Boson, les brabançons[1271]. Les coups qu’on se porta furent si durs et si douloureux que, de part et d’autre, on en resta éclopé. À la fin, Charles triompha de Girart et des siens. Par suite, celui-ci vécut vingt-deux ans par les champs, ramassant le charbon dans la douleur et dans les pleurs[1272]. Puis il recouvra son duché, par la foi que je vous dois, et vécut en homme bon et religieux. Il bâtit de nombreux monastères. L’abbaye de Vezelai est un des principaux. Girart et Berte, la bonne dame, firent faire plus de quatre cents églises et les dotèrent toutes richement, en châteaux, en villages, en riches maisons. Dans toutes, ils placèrent des clercs, abbés ou prieurs. Aussi loin que s’étend la Bourgogne, où est Dijon, il y a bien peu d’églises qui n’aient pas été fondées par eux. Sainte Église fait pour eux deux de grands biens, de grandes aumônes, de grands pardons, et c’est justice, car ils l’ont enrichie[1273].

676. Si Girart fit dans les premiers temps beaucoup de mal, il l’amenda largement à la fin. Il accomplit une grande pénitence en un moutier bon et riche qu’il fit bâtir lui-même. Il y mit cent damoiselles et y fit un bâtiment pour les moines[1274]. Les clercs n’y font que prier Dieu pour lui et pour dame Berte, son épouse. Il leur assigna mille marcs de rente, rien de moins. Celui-là peut s’en convaincre qui voudra y aller voir. Tout homme qui aime Dieu et Jésus-Christ doit bien aimer dame Berte, la duchesse, car elle a fait et fait encore tant de bien. Prions Dieu tous ensemble qu’elle en soit récompensée, la bonne chère dame, la meilleure qui ait jamais été et puisse être.

677. À Vezelai l’abbaye sont ensevelis le duc et la duchesse, selon ce qu’on rapporte. Oyez tous la chanson, joyeux ou affligés, les joyeux pour que les prouesses qu’ils auront entendues les rendent plus aptes à toute prouesse, les affligés pour qu’ils en parlent de science plus certaine et se gardent de faire la guerre et de causer des désastres ; pour les uns et pour les autres, ce sera profit. En cette chanson est tout écrit comme on peut faire la guerre et vivre en paix[1275].

678. Sept cents ans s’étaient écoulés depuis la naissance de Dieu lorsque cette guerre et l’ambassade[1276] furent faites, ainsi qu’il est prouvé par beaucoup de témoignages. Cette guerre dura bien soixante ans ou plus[1277]. Que Jésus ait pitié, s’il plaît, des morts[1278] !...



  1. Sur l’usage de joncher de fleurs les appartements on peut voir mon édition de Flamenca, p. 288.
  2. Du Cange, dans la septième de ses dissertations sur l’histoire de saint Louis, définit la quintaine « une espèce de bust posé sur un poteau où il tourne sur un pivot, en telle sorte que celui qui avec la lance n’adresse pas au milieu de la poitrine, mais aux extrémitez le fait tourner ; et comme il (le buste) tient dans la main droite un baston ou une épée, et de la gauche un bouclier, il en frappe celui qui a mal porté son coup. » Diez. Etymologisches Wœrterbuch, I, quintana, n’enregistre ce mot que pour dire que l’étymologie n’en a pas encore été trouvée. L’article du Dictionnaire du mobilier, de Viollet le Duc (II, 406), est superficiel et sans précision. On trouvera dans Strutt, The Sports an Pastimes of the People of England, l. III, ch. i (éd. W. Hone, 1834, p. 113 et suiv.), un long article sur la quintaine, avec diverses représentations tirées de mss. du xive siècle.
  3. Mot à mot : « les pailes et les ciclatons (deux sortes d’étoffes de soie sur lesquelles on a beaucoup écrit) sont si épais, qu’on ne voit mur, pierre, bois ni charbon » ; charbon semble n’intervenir ici que pour la rime ; cependant il paraît, d’après le vers 4011 du poëme de la croisade albigeoise, que le charbon était employé dans la construction.
  4. Drogon et Odilon sont respectivement pères de Girart et de Fouque. « Donner terre » est un équivalent approximatif de casar, anc. fr. chaser ; voy. les exemples cités par Du Cange, au mot chaseati, sous casati.
  5. C’est la tradition des premiers temps du moyen âge, alors que Rome reconnaissait la suzeraineté de l’empereur de Constantinople. Plus loin on verra Charles se faire couronner à Rome que l’empereur byzantin lui a donnée. La tradition généralement acceptée dans l’épopée française est que Rome appartient à Charlemagne ou à ses successeurs. Ainsi dans le Couronnement de Louis, v. 880 ss. :

    Par droit est Rome nostre empereor Karle,
    Tote Romaine de si que en Arabe,

    S. Pere en est et li ponz et li arches,
    Et l’apostoiles qui desoz lui le garde.

    Et plus loin v. 2505-6 ;

    Par droit est Rome Karlon de S. Denis,
    Et après lui la tendra Looys.

  6. Il n’est point contraire aux données historiques que l’empereur de Constantinople ait demandé aux puissances de l’Occident du secours contre les Sarrazins, s’il est vrai qu’Alexis Comnène lit une démarche en ce sens, lors du concile tenu à Plaisance en 1095 ; voy. J.-C. Robertson, History of the Christian Church, éd. 1875, IV, 383 n. d. On pourrait aussi invoquer la lettre d’Alexis à Robert de Flandre (1092) pour exciter les chrétiens d’Occident à la croisade, si elle n’était apocryphe ; voy. Riant, Exuviæ sacræ Constantinopolitanæ, I, ccij.
  7. Ms. Jur e Mongeu. La seconde de ces deux montagnes, très-fréquemment nommée dans l’ancienne poésie française (voy par ex. Ogier. 221, 262, 273, 284, 3083, 3374, etc.) est le Mons Jovis des documents latins, le Grand Saint-Bernard, voy. Desjardins, Géographie de la Gaule romaine, I, 70. Jur ne peut être que le Jura qui se trouve en effet avant le Saint-Bernard quand on vient de France.
  8. Vouterne, serait-ce Volterra ? mais il s’agit plutôt d’un nom de pays. Il y a dans Rolant, 199, 931, 1291, un Valterne qu’on identifie avec Valtierra en Navarre (voy. L. Gautier, note sur le v. 199 de ce poëme), et qui, en tout cas, doit être cherché en Espagne ; mais ici il ne peut s’agir que d’un pays d’Italie.
  9. C’est-à-dire, peut-être, « à qui il donne des abbayes. »
  10. Le texte est ici corrompu et le sens obscur. L’empereur de C. P. fait probablement allusion aux victoires qu’il a de son côté remportées sur les Sarrazins, voy. § 9,
  11. Comme beaucoup d’anciens poëmes, celui-ci mêle dans les discours les tu et les vous. J’ai conservé dans ma traduction cette particularité.
  12. Par ces mots le pape veut dire tout simplement qu’il se porte garant de l’acceptation de Girart.
  13. Du xe siècle au xiiie environ, on trouve le nom de Longobard (Longobardus, anc. fr. Longuebart) appliqué aux habitants de l’Italie méridionale ou de la Sicile ; voir les textes que j’ai rassemblés à cet égard dans une note de ma traduction du poëme de la croisade albigeoise, p. 67-8. Il est assez naturel qu’un italien du sud ait été choisi pour guide à C. P. Le sud de l’Italie, où il y avait de nombreuses colonies grecques, qui actuellement ne sont pas entièrement éteintes, a été au moyen âge en rapports constants avec Byzance.
  14. On lit de même dans Flamenca, v. 402 et suiv., que le seigneur Archimbaut, avait rassemblé à Bourbon, à l’occasion d’une fête, tant d’épices qu’il en put faire brûler un plein chaudron à chacun des carrefours de la ville.
  15. Ç’a été au moyen âge et depuis les derniers temps de l’antiquité, une superstition très-répandue que de croire à la possibilité d’exciter des tempêtes par des artifices empruntés à la magie. On appelait ceux à qui on attribuait ce pouvoir : tempestarii, immissores tempestatum. voy. Du Cange au mot tempestarii. Les merveilles dont il est question paraissent être un souvenir de ces jeux de l’Hippodrome de Constantinople sur lesquels on a des témoignages qui se rapprochent des faits indiqués dans ce passage de Girart de Roussillon. Voy. Torfæus, Historiæ rerum Norvegicarum, iii, 468 (Hafniæ, 1711) et surtout P. Riant, Expéditions et pélerinages des Scandinaves en Terre Sainte, p. 199-200. — Des récits analogues se rencontrent ailleurs. Ainsi, dans les Enfances Guillaume, autrement dit le Département des Enfants Aimeri, Orable, fiancée contre son gré au sarrazin Tiébaut, profite du banquet de noces pour bafouer son époux par ce qu’elle appelle « les jeux d’Orange. » Il y a là une scène d’enchantements qui n’est pas sans analogie avec les jeux des nécromanciens de l’empereur bysantin. Voy. Guillaume d’Orange, chansons de geste publ. p. Jonckbloet, II, 18.
  16. Le paile est une étoffe de soie.
  17. Candiu, dans le ms. paraît devoir être corrigé en caudiu, pour caldiu. Dans le roman d’Alexandre (éd. Michelant. p. 8, v. 27) il est dit qu’Aristote enseignait à son royal élève :

    Griu, ebriu e caldiu et latin ensement.

  18. Voir plus loin, p. 17, n. 4.
  19. Si Griu e Begoïl. Je n’entends pas Begoïl. Est-ce une forme corrompue de Bogomile ? La secte des Bogomiles était surtout répandue en Thrace ; voy. entre autres C. Schmidt, Histoire et doctrine de la secte des Cathares, I, 12-3, t. II, 57-62 ; J.-C. Robertson, History of the Christian Church, V, 289-90.
  20. Constantinople se glorifiait de posséder les reliques de plusieurs apôtres : notamment le corps entier de saint Paul et le chef de saint Jean-Baptiste ; voy. Du Cange, Constant. Christ., I, IV, v. Le chef de saint Jean fut, après la croisade de 1204, transporté à Amiens, voy. Riant, Exuviæ sacræ Constantinopolitanæ, I, clxvij. II, 97. L’abbaye de Saint-Jean-d’Angély se glorifiait de posséder la même relique : « Caput Baptistæ Dominici cum Constantinopolitani habere se dicant, Angeriacenses monachi idem se habere testantur », Guibert de Nogent, de Pignoribus sanctorum, I, iii, éd. d’Achery, p. 336 i a.
  21. « Qui guarde les vertus e lis lo briu » ; à la tirade suivante « e lis l’estoire ». Ce sont deux variantes d’une même expression qui peut s’entendre en deux sens. Il se peut qu’elle ne désigne rien de plus que l’épithète « lisant » qui, dans l’ancienne littérature française, est si fréquemment le qualificatif des clercs, cf. legendiers dans le poëme de la croisade albigeoise, au vocabulaire de mon édition ; mais un sens plus spécial est possible : « Les églises de l’Orient », dit M. Riant, possédaient toutes des inventaires de leurs trésors respectifs. Ces inventaires se nommaient Βρέϐια ; un certain nombre sont parvenus jusqu’à nous ; » Exuviæ, I, cc. C’est le latin breve au sens d’inventaire, voy. Du Cange, brevis i.
  22. Sans doute du monastère de Saint-George, d’où le nom de Bras Saint-George donné au Bosphore, voy. Du Cange, C. P. christiana, p. 124-5.
  23. On sait que la mandragore passait pour avoir des vertus très-diverses ; voy. par ex. Du Cange, mandragora, et Le Roux de Lincy Le livre des légendes (1836), p. 135.
  24. Los Deu fillols, les saints, les reliques.
  25. Les immenses richesses de Constantinople étaient célèbres dans tout l’Occident et n’ont pas peu contribué à faire dévier vers l’empire grec la croisade de 1204. Les historiens occidentaux des croisades racontent avec admiration les traits de largesse des empereurs grecs, voy. par ex. Albert d’Aix II, xviii, xix, Ernoul, éd. de Mas Latrie, p. 59. L’imagination populaire arrivait à peine à dépasser la réalité, voy. dans la Knytlinga saga la scène de l’arrivée de Sigurd à Constantinople, Riant, Scandinaves en Terre-Sainte, p. 197, et les étonnants récits de l’ancien poëme français connu sous le titre de Voyage de Charlemagne à Jérusalem.
  26. La note personnelle, très-rare dans les chansons de gestes françaises, est assez fréquente dans Gir. de Roussillon. Ce passage et quelques autres semblent indiquer que le poète avait été à Constantinople et qu’il parle de visu.
  27. Ici et plus bas, le texte porte aurion ; alérion, terme qui s’est conservé dans la langue du blason, est une autre forme du même mot. Un exemple de Jean de Salisbury, cité par Du Cange (alario), donne l’idée que l’alerion était une grande espèce d’aigle. Mais le dernier éditeur de Du Cange a déjà remarqué que ce passage de J. de Salisbury paraissait corrompu. M. Littré le croit correct, et de ce qu’alérion est un mot dont l’existence est d’ailleurs prouvée, il conclut qu’alario doit être conservé dans le texte cité. La conclusion n’est pas rigoureuse. J’ajoute que si le texte de J. de Salisbury devait être accepté, la définition qui en résulte serait bien embarrassante, car l’alerion, en blason, n’est nullement un grand aigle, mais au contraire un petit aigle. En outre, on voit ici, et on verra mieux encore au § 45, que l’alerion était un oiseau de chasse, par conséquent une sorte de faucon bien plutôt qu’une sorte d’aigle. Je ne dériverais pas ce nom de aquilario, proposé par M. Littré, mais plutôt de ala, alaris, alario, ce qui désignerait un oiseau particulièrement remarquable par son vol ; et cette explication est en accord avec ce que les textes nous disent de l’aurion ou alérion, voy. notamment ci-dessous le § 45.
  28. Comtor, « qualité après celle de vicomte. » Raynouard, Lex. rom. II, 453 ; cf. Du Cange, comitores, et de Gaujal, Études historiques sur le Rouergue (1858), III, 311-31. Ce titre parait n’avoir existé que dans le midi de la France.
  29. L’avoir désigne toujours la richesse immobilière, par opposition aux biens fonds ; voy., par ex., plus bas le § 41.
  30. Il faut supposer qu’en disant ces mots, le roi présente en effet un gage matériel, qui doit rester comme le témoignage de son engagement.
  31. Sens douteux. Le passage est corrompu : j’entends que l’archevêque rédigea l’acte de l’accord dont il va être question.
  32. Girart est appelé tantôt duc, tantôt comte ; mais cette dernière qualification est la plus fréquente.
  33. C’est la chasse à l’oiseau.
  34. « Ma dame », c’est celle que Girart devait épouser.
  35. Tros, c’est peut-être Trévoux.
  36. Faute de tente, on s’installait sous des abris de feuillage. Voy. Flamenca, p. 269, note 2.
  37. Ici commence le ms. de Paris.
  38. L’oscle est la donation faite avant le mariage, par l’époux à l’épouse « interveniente osculo ». Cod. Theod., éd. Ritter. III. v, 5, cf. Du Cange, IV, 742 c. L’anneau remis par la reine à Girart avait fait partie du don de noces. Il devient ici à la fois un signe d’investiture et un gage d’amour comme dans maints textes du moyen âge. Ainsi dans le lai de l’Ombre (Michel, Lais inédits, p. 62) :

    Retenez moi par .j. joiel
    Ou par çainture ou par anel.

    Et dans Amadas (v. 1262-5) :

    .j. anel oste de sou doi,
    Ou sien le mist et dist : « Amis,
    Par cest anel d’or vous saisis
    De m’amour tous jours loiaument. »

  39. E pur cheval ; c’est-à-dire un cheval de guerre, non pas un palefroi.
  40. Mon conrei ; c’est une variété du droit de gîte ou de procuration ; voy. Du Cange au mot conredium. Dans les anciens textes, conroi est l’hospitalité offerte à titre gracieux ; voir, par exemple, Aye d’Avignon, v. 2386 et 2439. Un homme que sab gent conrear (Gir. de Rouss., éd. Hofm., v. 3466) est un homme qui reçoit bien ses hôtes. C’est à tort que Raynouard fait deux mots distincts de conrei et de conre (Lex. rom., II, 48-9).
  41. Drogon, et Odilon, le père et l’oncle de Girart ; cette inimitié, dont la cause n’est nulle part expliquée, est dans le poëme l’objet de fréquentes allusions.
  42. Girart et les siens.
  43. Girart ; le sens n’est pas très-assuré ; le vers manque dans P.
  44. On a vu plus haut que Charles, en quittant Girart, s’était rendu à Cologne.
  45. C’est le terme de l’ancien français ; ital. veltro, sorte de grand chien de chasse.
  46. Voir § 21 et la note.
  47. « Deux » est là pour la rime.
  48. Nom qui ne peut être qu’un souvenir des croisades ; voy., sur les princes de Tabarie et de Galilée, les Familles d’Outre-mer, de Du Cange, p. 443 (dans les Documents inédits).
  49. C’est à-dire la jouissance avec le titre de « donzel », en français « damoisel ». Le titre de damoiseau était attaché à certaines seigneuries ; voy. le P. Daniel, Histoire de la milice françoise, I, 130 (l. III, ch. vi.)
  50. On sait que ce nom désigne très-souvent au moyen âge toute l’Italie.
  51. Sic dans Oxf. ; Aracles, dans P. (v. 139), est peut-être préférable. Au temps où a été rédigé le poëme, le nom d’Eracle était bien connu.
  52. Allusion à un récit qui d’ailleurs nous est complètement inconnu.
  53. Li pirar e l’estelon, Oxf., lhi pilar e li stilo, P. (v. 154). Raynouard, Lex. rom., V, 179 traduit stilo par « les péristyles », ce qui est évidemment erroné. Je crois qu’il s’agit des bases des piliers, des stylobates, et je rattache ce mot par l’intermédiaire du bas-latin (voy. Du Cange, stillus), au grec στύλος. Cette interprétation, qui reste conjecturale, convient assez au v. 555 du ms. de Paris (ci-après § 73) où sont mentionnées li estel, à côté des piliers et des colonnes.
  54. Mot à mot « les chevrons », ce qui ne peut trouver son application ici. Ce mot termine le vers, et peut avoir été appelé par la rime.
  55. Mot à mot « les cryptes et les voûtes. »
  56. Cf. la mort de Garin, éd. du Méril, p. 124 ;

    Fromondin trove sor le pont torneïs,
    Desor son poin ot un espervier mis,
    Gorge li fait d’une aile de pocin.

  57. Eion Oxf., Yo P. (v. 183). Allusion fort obscure à un récit, d’ailleurs inconnu, où se trouve mêlé le roi Yon, peut-être cet Yon de Gascogne que nous connaissons par divers poëmes, Renaut de Montauban, par exemple, Aiol, Girart de Vienne, et qui a récemment été identifié avec le duc d’Aquitaine Eudo, voy. Longnon, Revue des Questions historiques, 1er janv. 1879, p. 185 et suiv. Voici l’une des façons dont on pourrait traduire le texte, probablement corrompu dans les deux mss., qui est remplacé ci-dessus par des points : « ... des fils d’Yon qui ne purent obtenir un accord à Dueon (sic Oxf., Dijon : Doro dans P.), passèrent la mer pour se rendre auprès du roi Oton ; ne pouvant rien faire de plus à celui-ci, il l’empêcha de leur donner asile dans Avalon. »
  58. Selon P. (v. 202) : les Normands et les Français.
  59. Depuis le Nord jusqu’à la limite méridionale de ses possessions.
  60. C’était une croyance généralement répandue que l’escarboucle possédait par elle-même un pouvoir éclairant. Ainsi, le palais qui est décrit à la fin de la célèbre lettre du Prêtre Jean était illuminé par des escarboucles : « Nec foramina nec fenestre sunt in palatio, quia satis videmus intus ex claritate carbunculorum et aliorum lapidum », édit. Zarnke, dans les comptes-rendus de la Société royale de Saxe. 1877, p. 153. Cf. encore Floire et Blancheflor, édit. Du Méril, p. 24.
  61. Charles Martel lui-même, voy. § 33.
  62. D’Allemagne, selon P. (v. 289).
  63. Il s’agit probablement de retranchements du camp de Charles.
  64. Il portail sans doute la lance appuyée sur le pied.
  65. Ou « de Mon Espel », dans P. Ce personnage qui ne reparait plus dans la suite, a probablement été inventé pour le besoin de la rime.
  66. Ce personnage, qui est ici représenté comme un enchanteur, comme Maugis dans Renaut de Montauban, est peut-être à rapprocher du Folcers lo laire qui figure au v. 1251 des fragments d’Aigar et Maurin, publiés récemment par M. Scheler.
  67. Sorte de tente. Il faut conserver ce mot.
  68. Les boules qui surmontaient les tentes.
  69. Mont Lascon, Oxf., Mon Leo dans P. (v. 351). Le mont Laçois, connu maintenant sous le nom de montagne de Vix (Vix est un village voisin), est situé entre Pothières et Châtillon-sur-Seine. Il tirait son nom de l’ancienne ville de Latisco, détruit à l’époque des invasions barbares. Sur les limites du pagus Latiscensis, voy. d’Arbois de Jubainville, Bibliothèque de l’école des Chartes, 4e série, IV, 349-54.
  70. Ici et plus loin (§ 75) Carpion dans Oxf., mais Escarpion au § 91, Escorpio, dans P. (v. 356) ; ce lieu, d’où Boson, l’un des cousins de Girart, tirait son surnom, a résisté à toutes mes recherches.
  71. Cette défiance à l’égard des vilains est constante au moyen âge et se manifeste dans des écrits de nature très-différente, et même dans des compositions (par exemple Baudouin de Sebourg), qui se distinguent par une grande liberté d’idées. Dans le Couronnement de Louis, Charlemagne, conseillant son fils, lui dit (édit. Jonckbloet, v. 206-10) :

    Et autre chose te veill, fiz, accointier
    Que, se tu veus, il t’aura grant mestier :
    Que de vilain ne faces conseillier.
    Fill à prevost ne de fill a voier :
    Il boiseroient à petit por loier.

    Dans le Roman d’Alexandre, Aristote donne des conseils, tout semblables à son royal élève (voy. édit. Michelant, p. 8, v. 35, et p. 251, v. 4 et suiv.) On lit dans Cleomadès (édit. Van Hasselt, v. 161-4) :

    Li haus homs moult folement œuvre
    Qui grant conseil vilain descuevre,
    Car qui par vilain veut ouvrer
    De s’onnour bien doit meserrer.

    Dans Baudouin de Sebourg. (I, 120, v. 759) :

    Qui d’un serf fait signour il a malvais loier.

    Adam de la Halle (éd. Coussemaker, p. 45) dit de même :

    Car qui de serf fait signour
    Ses anemis mouteplie.

    La même idée a été exprimée avec concision en latin : « Non exaltabis servum », est l’un des conseils qu’un chevalier français, sur le point de mourir, donne à son fils, selon Gautier Mape, De nugis curialium, p. 106.

  72. Voy. p. 11, n. 1.
  73. Tafur, ce mot est ici bien détourné de son acception primitive et même de l’acception dérivée qu’il recevait au moyen âge. C’est un mot qui est sûrement d’origine arabe bien qu’il y ait doute sur l’étymologie (voy. Diez, Etymologisches Wœrterbuch, I, tafuro). Il apparaît pour la première fois dans les Gesta Dei per Francos de Guibert de Nogent. Cet historien nous apprend qu’un chevalier normand s’étant mis à la tête d’une troupe de gens sans aveu qui faisaient partie de la première croisade, fut dès lors appelé « le roi Tafur ». Guibert donne de ce surnom l’explication que voici : « Tafur autem apud Gentiles dicuntur quos nos, ut minus litteraliter loquar, Trudennes (= truands) vocamus. » (VII, xxiii de l’édition des Historiens occidentaux des croisades ; VII, xx des éditions de d’Achery et de Bongars.) Le « roi Tafur », qui paraît être une sorte de roi des ribauds, figure à la cour de Charlemagne dans Huon de Bordeaux, v. 38. Tafur est employé dans le sens de ribaud, truant, dans maints textes, voy. par ex. Alexandre, éd. Michelant, p. 167. v. 17 et p. 467, v. 24 (l’éditeur lit à tort cafur), la chanson des Albigeois, vv. 863 et 1590, Aspremont, dans Bekker, Ferabras, p. lxv, v. 1180, Rambaut d’Orange, dans Mahn, Gedichte der Troubadours, nos 626-7, couplet 6 ; pour d’autres exemples, en français et en provençal, voy. Gachet, Glossaire du Chevalier au cygne, et Raynouard, Lexique roman, V, 294. Ici, Tafur paraît signifier « guerrier », et ce que ce nom comporte de défavorable est corrigé par l’épithète « bon ».
  74. Du Cange, sous alamandinæ, a plusieurs exemples d’alamandina ou de gemma alamandina ou alavandina qu’il interprète, d’après d’anciens glossaires, par pierre précieuse venant d’Alabanda, en Asie mineure (Carie). Alabandicus « genus marmoris », également dans Du Cange, est sans doute une autre forme du même mot.
  75. Sorte de genevrier.
  76. Aigline peut bien être une forme arrangée en vue de la rime. Milon d’Aiglent est mentionné dans le fragment de Maurin, publié par M. Scheler, v. 96, dans Gui de Nanteuil, v. 1213, etc. ; Milon d’Aiglant ou d’Anglé, selon la rime, paraît dans Renaut de Montauban, éd. Michelant, p. 45. v. 17, p. 146, v. 25, etc.
  77. Il faut entendre même ou fût-ce sa parente...
  78. Ce cheval sera nommé de nouveau au § 84.
  79. Leçon de P. (v. 457) ; raus et flors (roseaux et fleurs) dans Oxford. Il n’y a pas de colline qui porte actuellement le nom de Saint-Flour ou aucun nom approchant dans les environs de la montagne de Vix, où était bâti le château de Roussillon.
  80. La leçon d’Oxf., soz un ni, cache probablement un nom de lieu ; la leçon de Paris, escotet sot si (v. 458), paraît refaite.
  81. Des chevaliers qu’il vient d’abattre ; il pouvait y en avoir trois ou quatre.
  82. P. moissato (v. 520), un denier de Moissac ? moisserun, Oxf., m’est encore plus obscur.
  83. Le royaume de Charles.
  84. Beers dans Oxf., ce pourrait être le Béarn ; « au-delà de Narbonne » qui vient ensuite, s’expliquerait mieux dans cette hypothèse. Ce Séguin est le Séguin de Besançon mentionné §§ 43 et 57, et qui paraîtra fréquemment par la suite.
  85. De lamers Oxf., et da nivers (ou vivers) P. (v. 528), me sont également obscurs. Viviers, et surtout Nevers, ne sauraient convenir ici.
  86. De vaumers Oxf., tan evers P. (V. 352) ?
  87. Nation que je n’ai jamais vu figurer en aucun autre texte ; peut-être y a-t-il ici un souvenir des Ascoparts ou Azoparts, qui figurent dans plusieurs anciens poëmes ? voy. Romania, VII, 440, note 5.
  88. Oxf. des pons des jarz, P. dels poinh desartz (v. 542), la leçon serait donc corrompue de part et d’autre.
  89. Ou Belesgart P. (v. 543), lieu que je ne saurais déterminer.
  90. Le même personnage est appelé plus loin, § 145, « le marquis Amadieu del val de Cluis » (de Clus, P. v. 1806) et « le marquis Amadieu à qui fut Turin » (P. 1809). Le nom d’Amadieu (Amédée) a été porté dès le xie siècle par plusieurs comtes de Maurienne et de Savoie. L’auteur de Renaut de Montauban, peut-être par une réminiscence de Gir. de Roussillon, fait paraître « Amadex » à côté de Girart et de Fouque ; voy. éd. Michelant, p. 36, v. 10, p. 37, v. 3, 37.
  91. A lioine, peut-être cette expression signifie-t-elle que des lions étaient peints sur les murs, mais dans un exemple qui, à la vérité, n’est que du xvie siècle (Du Cange, leonatus), on voit « color castaneus » ayant pour synonyme « leonatus ».
  92. Cf. ci-dessus, p. 22, n. 2.
  93. A l’obre de Salemoine. Je conserve l’expression devenue proverbiale en ancien français, et qui exprime la perfection du travail. On en trouvera de nombreux exemples dans Depping et Fr. Michel, Véland le Forgeron (Paris, 1833, in-8), p. 80-1.
  94. Probablement Cappadoce, altéré en vue de la rime. Dans Rolant, v. 1571, Capadoce figure dans une laisse féminine en o ouvert, comme ici.
  95. Cf. § 53.
  96. L’usage de baiser les amis qu’on recevait est constaté par un grand nombre de textes ; voy. Huon de Bordeaux, v. 345 ; Flamenca, v. 7273, etc. Cet usage se conservait encore au xvie siècle en Angleterre, et était pratiqué par les deux sexes ; Erasme le constate avec une satisfaction non dissimulée dans une de ses lettres, éd. de Bâle, 1558, p. 223, cf. la préface de M. Furnivall, à la nouvelle édition de Harrison. Description of England (New Shakespere Society), p. lxj.
  97. C’est une forme de défi.
  98. Dans P. (v. 608), Scorpio (en d’autres passages Escorpio, voy. § 59). Je ne puis identifier les diverses localités mentionnées dans ce passage, bien qu’elles ne paraissent pas imaginaires.
  99. « Por tout l’or de Pavie », Raoul de Cambrai, p. 168, etc. Pavie au moyen âge est surtout célèbre par ses heaumes ; voy. Fr. Michel, Guerre de Navarre, p. 535.
  100. P.-ê. le château de Montaigu, dont les ruines existent encore sur le territoire de Touches, à 12 kil. N. O. de Châlon.
  101. Voy. p. 19, n. 1.
  102. C’est-à-dire « on ne s’arrêta point. »
  103. Lonc la taillade ?
  104. Cela est notable : il est rare qu’on voie, dans les récits du moyen âge, une troupe prendre soin de cacher ses mouvements.
  105. Probablement sans prendre le temps de revêtir le haubert.
  106. Lieu que je ne puis déterminer.
  107. Le roi et les siens.
  108. C. à d., si je comprends bien, le cri de guerre du roi ne se fit pas longtemps entendre. Le cri et l’enseigne sont, comme on sait, très-fréquemment associés.
  109. Dois Oxf. que je n’entends pas ; reis P. (v. 725) n’a pas de sens ici. P.-ê. doils ?
  110. Broyes était au moyen âge une baronnie relevant du comté de Champagne. Dans la maison de Broyes, dont l’histoire a été écrite par Du Chesne, le nom de Hugues paraît avoir été héréditaire. Ce personnage et les deux qui suivent paraissent encore ensemble plus loin, § 106.
  111. Desertei (rime), Desertes, v. 1282 (rime). Desertan 2068, Desertenc v. 2173, 4380 (rime), mêmes leçons dans O. et P., Desertanz del Pui de Trez, 1796, sont autant de variantes d’un nom qui désigne assurément les habitants d’une contrée déserte : du Berry peut-être (il faudrait trouver dans cette région le Pui de Trez) qui paraît avoir porté le nom de « Terre déserte ». On lit dans Lancelot du Lac : « Li rois [Bans] avoit .j. sien voisin qui marchissoit a lui par devers Berri, qui lors estoit apellée la Terre deserte. Icil voisins avoit a nom Claudas, et estoit sires de Beorges (Bourges) et del païs tot environ... La terre de son regne estoit apelée deserte porce que tote fu adesertée par Uter Pandragon » (Bibl, nat., fr. 844, fol. 184 b). Il se peut qu’en effet le Berri ait porté ce nom ; toutefois il n’est pas impossible qu’il y ait là un essai d’étymologie populaire du nom Berri ; on sait qu’en ancien fr. berrie désigne une plaine déserte, voy. Du Cange, beria, Raynouard, Lex. rom., II, 213, berja (lisez beria). Il semble toutefois difficile que le Berry ait été tenu de Girart.
  112. Arbert de Troyes, comme on va le voir. Ici il est appelé Albert, mais plus loin Arbert. Ce n’est pas un personnage inventé. Deux Herberts, comtes de Champagne, ayant aussi porté le titre de comtes de Troyes, figurent dans l’histoire au xe siècle ; voy. d’Arbois de Jubainville, Hist. des ducs et des comtes de Champagne, I, 75 et suiv., 158, note 1, etc.
  113. Au printemps.
  114. Peiranausa, P.
  115. Gace de Dreux, qui reparaîtra plus loin.
  116. Joffroi d’Angers (cf. v. 2015). Quatre comtes d’Angers ont porté ce nom aux xe et xie siècles. « Gefreiz d’Anjou » paraît dans la Chanson de Rolant, 106, 2883, etc. ; « Jofroi l’Angevin » est père de Gaidon, dans ce poëme consacré à ce dernier personnage.
  117. Saint-Remi de Reims.
  118. Son cheval.
  119. Le massacre des blessés ou des prisonniers, après la victoire.
  120. Voy. §§ 60, 61.
  121. D’otra Vezel, P.
  122. Fradel (P. v. 809, cf. v. 8132) est vraisemblablement analogue pour le sens au fr. frarin, l’un et l’autre étant également dérivés de frater.
  123. Je conserve cette expression du moyen âge, qui naturellement n’a pas de correspondant en français moderne, puisque l’idée même n’existe plus, les boucliers étant hors d’usage ; « en chanteau » exprime la même chose, avec plus de précision, que « devant soi », c’est-à-dire, comme l’explique avec raison Gachet (Glossaire du Chevalier au Cygne, cantiel), la surface extérieure du bouclier, le chanteau ou cantel (le même mot s’employait pour désigner le dos de la main), faisant face à l’ennemi.
  124. On sait que les étourneaux vivent en bandes qui se plaisent à tourbillonner en l’air :

    E come gli stornei ne portan l’ali,
    Nel freddo tempo, a schiera larga e piena.

    (Inferno, v. 40-1.)
  125. La barre de bois ou de fer qui tient fermée les deux ventaux d’une porte.
  126. Roussillon était sur une hauteur, à quelque distance de la Seine ; on verra plus loin le traître Richier chercher à fuir en bateau.
  127. Richier de Sordane, qui avait livré Roussillon à Charles.
  128. La scène est contée d’une façon concise et par suite obscure ; sans doute Richier était monté dans le bateau et allait s’échapper en passant le fleuve, lorsque le marinier manœuvra de façon à se rapprocher de la rive qu’il venait de quitter.
  129. Sur la colline.
  130. C’est l’annonce des évènements qui seront contés dans la suite du poëme.
  131. Claradoz veut dire « clair ruisseau » ; est-ce le Loiret ?
  132. Lieu que nous avons déjà vu mentionné au § 54 où P. a Sant Fraire ; ici P. porte o a Belcaire (v. 903), ce qui n’est pas admissible.
  133. Prendre le droit de quelqu’un, expression qui revient à diverses reprises, c’est accepter de lui une composition amiable.
  134. Sicarius ou Sicharius est le nom d’un saint du Périgord (Bolland., 2 mai). Par suite, le nom de saint Sicaire, anciennement Sant Sicari, est porté par plusieurs lieux de la Dordogne (voir le Dictionnaire topographique de ce département par M. de Gourgues). Un autre Sicarius fut évêque de Lyon, et fut également canonisé (Bolland., 26 mars). C’est plus probablement ce dernier qui est invoqué ici. Remarquons que la forme Sicaire, ici assurée par la rime, est plutôt française que provençale.
  135. Li chenelieus Oxf, ; lo canineus P. (v. 919) ; ce mot, employé ici et au v. 6416 comme injure, désigne, dans Rolant et dans plusieurs de nos anciens poëmes, un peuple païen. C’est le latin Chananœus ; voir sur ce nom une petite dissertation dans la Romania, VII, 441-4.
  136. Formule d’imprécation qui, au rapport de Guill. de Puylaurens, était d’un usage ordinaire dans le Midi : « Unde, sicut dicitur mallem esse judæus, sic dicebatur mallem esse capellanus..... » (Recueil des Histor. de France, XIX, 194.)
  137. Landri, comte de Nevers, est un personnage historique. Il fut mêlé à plusieurs guerres féodales à la fin du xe siècle et au commencement du xie. Il mourut vers 1028 ; voy. Art. de vérif. les dates, II, 558, d’Arbois de Jubainville, Hist. des comtes de Champagne, I, 220, 237-8, 322.
  138. Vis satanaz, expression qui correspond au vif diable, si fréquent dans les anciens poëmes français.
  139. Il y a ici un souvenir de l’ancien Ruscino, qui aurait été détruit vers 858 par les Normands ou par les Sarrazins, selon D. Vaissète, I, 560 (voir la note de l’édition Privat, I, 1081). On ne trouve plus de trace de cette ancienne ville dans les documents historiques après 816, selon M. Alart, Société des Pyrénées orientales, XII, 109.
  140. Tres qu’en Auson Oxf. ; tro en Anco P. (v. 957) ; D. Manuel Milà y Fontanals, qui a étudié ces désignations géographiques d’après l’édition de M. Fr. Michel (ms. de Paris) dans ses Trovadores en España, p. 51 (Barcelonne, 1861, in-8o), conjecture qu’il s’agit de Tarragone (Terraco), mais, dans nos anciens poëmes, la forme de ce mot est toujours féminine, comme encore maintenant ; en outre, la leçon d’Oxf. exclut absolument cette explication. Serait-ce Vic d’Osona (Ausonensis vicus) ?
  141. Identification assez douteuse que j’emprunte à D. Manuel Milà (l. l.). Le texte porte Vergedaigne, dénomination qui revient encore au v. 1656, § 134.
  142. Purgele Oxf., Purgela P. (v. 959) ; même leçon au v. 1657. On ne peut donc songer à Urgel, qui se présente assez naturellement, ni à Puycerda, proposé par D. Manuel Milà.
  143. Rubicaire dans P., mais Ribecorce dans Oxf. ; c’est le comté de Ribagorza, sur les confins de l’Aragon et de la Catalogne.
  144. E d’Escalo P., Ascalon ne peut figurer ici, tout au plus Escalona en Espagne ; e l’Esclavon Oxf., n’est pas non plus très-satisfaisant.
  145. Besaude Oxf., Belsoude P. (v. 964). Est-ce Besalu ?
  146. Leçon de P., « du vin et de la boisson », Oxf.
  147. Jusqu’à Chalon, selon P. (v. 971).
  148. Rame est l’ancienne Rama, station des Alpes Cottiennes entre Embrun et Briançon, que mentionnent l’Itinéraire d’Antonin, l’Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem (mutatio Ramae) et les vases Apollinaires ; voy. E. Desjardins, Géographie de la Gaule d’après la Table de Peutinger, 1869, p. 424-5. « Rame était située « dans une petite plaine à la droite de la Durance, entre la Roche et Chancella..... L’empereur Frédéric Ier donna aux comtes d’Albon, en 1152, une mine d’argent à Rame. Saint Pelade, natif et archevêque d’Embrun, y consacra, dès le vie siècle, une église sous le titre de saint Laurens martyr, où il déposa des reliques de ce grand saint. Rame faisait alors une paroisse ; mais les débordements de la Durance, qui emportèrent insensiblement le terroir de cette ville, obligèrent les habitants à aller se fixer ailleurs ; en 1444, le nombre de ceux qui y restaient était déjà si petit que le pape Eugène IV unit la paroisse de Rame à celle de la Roche ». [Albert] Histoire idéographique, naturelle, ecclésiastique et civile du diocèse d’Embrun, 1783, I, 163-4.
  149. Lohereine la tieriane ; est-ce par allusion aux Thierris qui furent rois d’Austrasie ? ou simplement parce que le Thierri dont il est ici question était, comme on le verra plus loin, duc de Lorraine ? Ce Thierri est peut-être un souvenir du duc de la Haute-Lorraine du même nom qui lutta contre Lothaire lors du siège de Verdun (984) et qui eut plus tard (1023) des démêlés avec Eudes Ier comte de Champagne. Thierri d’Ardenne (peut-être le même que le Thierri d’Argone de Rolant), est mentionné dans plusieurs chansons de geste françaises, par exemple dans Renaut de Montauban, dans Gaidon, dans Fierabras. Ce dernier poëme contient un passage qui doit être cité ici, parce qu’il y est fait allusion à un récit plus ou moins légendaire selon lequel Thierri aurait vécu dans la forêt d’Ardenne de la vie des bannis. Il paraît probable que c’est à ce même récit que va faire allusion Girart. Voici le passage de Fierabras. Dans une tour assiégée par les Sarazins sont enfermés plusieurs Français :

    S’i est li quens Berars qui mout nous a grevés
    Et Tieris l’ardenois o le grenon mellé,
    .I. viellart, .j. cenu de mout grant cruauté
    Qui plus a de .m. hommes mordris et estranlés
    En la forest d’Ardane ou il a conversé.

    (v. 3702-6.)

    Je ne saurais déterminer le lieu « d’Ascane », ailleurs, pour la rime, « d’Ascanse » (v. 1141, 3646), d’où notre Thierri tire son surnom.

  150. Brane Oxf., Barbana P. (v. 998).
  151. Cormarana P. (v. 999).
  152. Le roi Louis, qui est mentionné plus loin, v. 5107, à l’occasion du même fait, et encore au v. 6617, cette fois comme actuellement vivant ; c’était donc, pour l’auteur de la chanson, non un ancêtre du roi Charles Martel, mais un contemporain de celui-ci.
  153. Ce mot, qui doit être conservé puisqu’il n’a pas de correspondant en français moderne, désigne probablement une cotte de maille algérienne, voy. Diez, Etym. Wœrt. I, ghiazzerino, Littré, jaseran. D’autres étymologies ont été proposées ; voy. Revue critique, 1868, II, 407.
  154. D’une boule de cristal, au sommet.
  155. Étoffe de soie.
  156. Clavel ; le clavel ou clavain désigne ordinairement une sorte de pèlerine de mailles qui s’attachait au haubert. Voy. ma traduction de la Chanson de la croisade albigeoise, p. 229, note 1.
  157. Armure qui protégeait le poitrail des chevaux ; voy. l’ouvrage précité, p. 212, note 4, et 324, note 3.
  158. Queütz P. (v.1032) qui n’est pas moins étrange que Teüs.
  159. A musec (v. 1033), c’est l’opus musivum ou mosaicum ; on disait musivo pingere, voy. Du Cange, IV, 588 c.
  160. Nom corrompue ? Le vers manque dans P.
  161. Au premier chant du coq, ainsi qu’on a vu au § précédent.
  162. Vêtement de dessus, sorte de tunique par dessus laquelle on revêtait la pelisse ou haubert.
  163. Diverses étoffes de soie. Voy Fr. Michel, Recherches sur les étoffes de soie, I, 234.
  164. Il est évident que cette route n’est pas la plus directe pour aller d’Avalon à Orléans.
  165. Appelé plus bas « Aimon ».
  166. De Montegat, P. (v. 1067).
  167. Ceux à qui il a concédé des fiefs. C’est un mot de l’ancien français qu’il vaut mieux conserver que remplacer par une périphrase.
  168. Belfadu Oxf. ; plus loin, dans le même ms. (§§ 106, 113), Baufadus, Baufadu, mais dans P. Belfadieus, Belfadieu (v. 1074, 1106, 1231).
  169. El borc l’abat Oxf. ; e la ciptat P. ; mais au v. 1109 les deux textes portent borc l’abat. On verra plus loin (§ 116) que Fouque possédait à Orléans un palais situé dans les dépendances d’une abbaye, le moûtier Saint-Éloi. Le juif Belfadieu en avait la garde (voir § 113). Le rôle que ce personnage joue dans ce poëme est digne de remarque. Il est présenté comme un homme important et considéré. On verra par la suite que les juifs d’Orléans étaient sous la sauvegarde de Fouque.
  170. Gaces P. (v. 1094), leçon peut-être préférable, cf. §§ 88-9.
  171. Faire un conrei, cf. p. 19, note 1.
  172. E tot Meuslic Oxf. (plutôt que Menslic que porte l’édition) ; le vers manque dans P.
  173. Montestic Oxf. ; le vers manque dans P.
  174. Sorric Oxf. ; Sortic P. (v. 1142.)
  175. Je ne sais qui peut être ce roi Louis dont il a déjà été question un peu plus haut (v. 1000) et auquel il est fait de nouveau allusion au v. 6617. On verra un peu plus loin Thierri racontant lui-même les faits dont il s’agit ici, dire qu’il a épousé la sœur de Charles, non de Louis.
  176. Ailleurs Ascane ; ici Ascance à cause de la rime.
  177. De Rion P. (v. 1146) ; d’Aunon Oxf. Le même que l’Isembert du § 36 ? Ici aussi il y a Isembert dans P.
  178. D’après P. (v. 1150) : « frère de Beton, père de Genenc. »
  179. Semble molt de belenc ; les deux mss. sont d’accord, il n’est donc pas légitime de corriger le texte, ce qu’a fait M. Hofmann, qui imprime d’edelenc, correction mauvaise à tous égards. Mais que veut dire belenc, qui ne peut avoir, comme dans la vie de Sainte Enimie, le sens de « rocher » ? (Diez, Etym. Wœrt. II, c. au mot benc.)
  180. Voy. p. 20, note 2.
  181. Pudenc Oxf., pradenc P. (v. 1159), chien pour la chasse en plaine (prat) ?
  182. Leos P. (v. 1160), ce qui paraît une correction arbitraire. Le broon, brohon, broion est fréquemment nommé dans nos anciens poëmes et désigne certainement un jeune ours. Dans Rolant, Charlemagne songe qu’il tient un brohon enchaîné, et voilà que des ours viennent le lui réclamer, disant : « Nostre parent devons estre a sucurs » (v. 2562) Il est donc légitime de rapprocher le broon d’un passage de Grégoire de Tours (Vitæ Patrum, ch. xii ; éd. Ruinart, p. 211) rappelé par Du Cange (s. v. bracco) où il est dit, à propos du nom propre Bracchio « quod [nomen] in eorum lingua interpretatur ursi catulus. » Le contexte montre que « eorum lingua » désigne ici la langue des Arvernes. Ce nom serait donc d’origine celtique. On trouvera dans la Zeitschrift f. romanische Philologie, II, 172-3, de nombreux exemples du mot broon. Sainte-Palaye, ayant en vue ce passage de Gir. de Rouss., a supposé (Mém. sur l’anc. chevalerie, éd. Nodier, II, 251) que les animaux sauvages que Charles emmenait avec lui faisaient partie de son équipage de chasse : il est plus probable qu’ils étaient destinés à l’amusement du roi et de sa cour.
  183. Je traduis d’après P. mai hui sirvenc (v. 1164) ; le sens de mestiz sebenc Oxf. m’échappe. Ces derniers mots font allusion à la trahison de Richier de Sordane ; voir plus haut, §§ 59-61.
  184. Je traduis d’après Oxf. : Que vos ja me metez en escabau, vers où, si je comprends bien, se trouve la même figure que dans ce verset : Donec ponam inimicos tuos scabellum pedum tuorum (Act. ii, 35) ; la leçon de P. (v. 1188) est moins nette : Que ja vos mi metatz ab lui cabau ; ce qui semble vouloir dire : « Que vous me mettiez chef (cabau captal) avec lui », c’est-à-dire « de pair avec lui », ou encore, en rapportant cabau à lui, « avec lui pour chef », c’est-à-dire au-dessous de lui.
  185. Voir ci dessus, § 101.
  186. Voltiz, construit à voûte, sur arcades.
  187. Ou, d’après Oxf., « me voici monté à cheval ».
  188. Sic Oxf. ; P. (v. 1229) Sanh Litz.
  189. Nom fabriqué ou déformé en vue de la rime.
  190. Sic dans les deux mss.
  191. Blaus, couleur qu’il n’est pas aisé de déterminer.
  192. Ce personnage qui reparaîtra au v. 1791, est certainement Herluinus, comte de Ponthieu, sur lequel on peut voir Art de vér. les dates, II, 751, Louandre, Histoire d’Abbeville et du Ponthieu, I, 93, 102. C’est de lui qu’il est question dans ce vers de Raoul de Cambrai (éd. Le Glay, p. 146) :

    En Pontiu va Heluïs au vis fier.

  193. Wissant (Guitsanc Oxf, Lauzans P.), est un village situé près du Cap Gris-Nez, entre Boulogne et Calais, qu’on a cherché à identifier avec le Portus Itius de César, opinion maintenant abandonnée (voy. E. Desjardins, Géographie de la Gaule romaine, I, 348-57). Du Cange, partisan de cette identification, a du moins prouvé que, du vie siècle jusqu’à l’occupation de Calais par les Anglais, Wissant fut un lieu d’embarquement fréquent pour ceux qui du nord de la France voulaient se rendre en Angleterre ; voy. sa xxviiie dissertation sur l’histoire de saint Louis. Wissant était employé proverbialement pour désigner l’une des extrémités de la France, s’il faut, comme il est probable, reconnaître ce lieu dans le Huiscent de Gui de Bourgogne (p. 3) :

    Des Huiscent sor la mer de ci que a Saint Gile.

  194. On a vu cependant au § 6 que le Brabant avait été octroyé à Girart par Charles.
  195. Bas-allemand.
  196. Sic Oxf. et P. Je ne sais ce que c’est.
  197. Voy. p. 40, note 1.
  198. Caseneuve, qui a eu entre les mains un ms. de Gir. de Rouss., celui qui appartient maintenant à la Bibliothèque nationale, a remarqué sur ce passage, dans ses notes sur le Dict. étym. de Ménage, 1724, I, 194, au mot bigot, qu’ici Bigot est un nom de peuple ; il l’entend « des peuples du Bas-Languedoc qui étoient anciennement appelés Gots et Wisigots, de sorte qu’il y a apparence que bigot est un nom formé par contraction de Wisigots, et qu’il a été depuis appliqué aux hypocrites : d’autant que les Wisigots étant hérétiques arriens, n’étoient religieux qu’en apparence. Quoi qu’il en soit, le dernier vers de ce roman [il s’agit du v. 1896 du ms. de Paris : Bigot e Proensal vengon essems] témoignent que c’étoient deux peuples voisins, » M. Fr. Michel accepte cette étymologie et voit encore les Goths dans le nom de cagot (ca goth, chien goth). Hist. des Races maudites, I, 355-60. M. Littré (Dict., au mot bigot) paraît disposé à l’accepter. Il y a cependant deux difficultés phonétiques : le changement de w en b et la perte de l’s. Mais, de toute façon, il faut reconnaître avec Caseneuve que Bigot désigne ici un peuple de la Gaule méridionale, et il ne paraît pas douteux qu’il convient d’attribuer le même sens au même mot dans le passage bien connu de Wace (cité notamment par du Cange, s. vo bigothi) où on voit les Français donner aux Normands, avec une intention injurieuse, le surnom de bigots (éd. Pluquet, II, 71) ; l’explication de ce surnom par by God, n’a aucune valeur, quoique Diez (Etym. Wœrt. II c) semble l’accepter.
  199. Les gens de pied, les sergents.
  200. D’après P. (v. 1287). Sept cent mille, Oxf., me paraît une exagération de copiste.
  201. Ellui buschatz Oxf., e esbuschatz P. (v. 1299).
  202. Pour se laver les mains, avant le repas.
  203. L’église cathédrale d’Orléans, fondée au ive siècle par saint Euverte ; voy. Le Maire, Histoire de l’Église et Diocèse d’Orléans, 1648, in-fol., p. 28. On a vu plus haut, § 94, le roi Charles, séjournant à Orléans, jurer par la sainte croix.
  204. Un banc de pierre ; perron désigne, au moyen âge, toute construction massive en pierre
  205. Accord non conclu, mais seulement projeté.
  206. Qu’el a demen Oxf., que a de men P. (v. 1340), « qu’il a (qu’il tient) de moi », conviendrait au sens, mais men pour me est bien douteux.
  207. D’après Oxf. ; marc est pris au sens du bas-latin marcata,

    une terre produisant un marc de revenu. P. mas, c’est-à-dire mansus.

  208. Montargeich, à cause de la rime.
  209. Voir, pour ce mot, la note 1 de la page 19. On voit par ce qui suit que le conroi, dans ce passage ci, désigne particulièrement la nourriture due à Charles et à sa suite.
  210. Garane e Casteleon e Montaleich Oxf., Quarena e Castelo e Montaleh P. (v. 1371). Il est probable que Casteleon ou Castelo est Châtillon-sur-Seine, mais je ne saurais déterminer les deux autres noms. La finale eich du ms. d’Oxford, eh du ms. de Paris, répond au français oi ; c’est pourquoi j’ai traduit Montalois. Peut-être est-ce une corruption du Mont-Laçois, lieu sur lequel voy. p. 27, note 4.
  211. C’est-à-dire : je le prouverai par le duel
  212. Il s’engage, s’il est vaincu, à subir les conséquences de sa défaite, et repousse d’avance toute idée de composition.
  213. D’autres témoignages constatent l’usage de présenter plié l’objet qui constituait le gage, notamment le gant, ainsi dans Rolant, v. 2677 : « Si l’en dunez cest guant ad or pleiet », c. a d. donnez lui plié ce gant orné d’or. Voy. encore Du Cange, plicare vadia, V, 309, et vadium plicare, VI, 719 a, Bulletin de la Société de l’Histoire de Paris, III (1876), 129-30, Raoul de Cambrai, p. 212, v. 4.
  214. Voy. ci-dessus §§ 17, 24.
  215. Recréant est celui qui rétracte ses paroles, qui s’avoue vaincu.
  216. Sirvent, on appelait ainsi les soudoyers de classe inférieure, ceux qui servaient à pied.
  217. On sait combien est fréquente, dans l’ancienne poésie française, la qualification de gascon appliquée aux chevaux ; voy. les exemples réunis par M. F. Michel, Hist. de la guerre de Navarre, p. 507, note 3.
  218. Le même qu’on a vu paraître aux §§ 59 73, 76.
  219. P. (v. 1432) « neveu d’Eutais ».
  220. Mot à mot « un renard (vulpis). Traiter quelqu’un de gourpil, c’était lui faire la plus grave injure. Voy. Du Cange au mot vulpecula.
  221. La même pensée faisait dire à Peire Vidal : « C’est mal aux quatre rois d’Espagne de ne vouloir pas avoir paix entre eux... Si seulement ils voulaient tourner leur guerre contre la gent qui n’a pas notre croyance, jusqu’à tant que l’Espagne fût toute entière d’une même foi ! » (Plus quel paubres.)
  222. Je n’ai pas réussi à trouver de texte purement historique sur ce Vaubeton est assigné rendez-vous pour la bataille entre Charles et Girart. Ce n’était sans doute pas un lieu imaginaire : on a vu plus haut ce nom de lieu employé comme surnom (Tibert de Vaubeton, § 36). D’après la légende latine Vaubeton aurait été situé entre Vezelai et Pierre-Perthuis (arr. d’Avallon) : « Rex.... denunciat ei (Girardo) bellum cum omni sua virtute, in valle videlicet Betun, que sita est inter monten Verzeliacum et castrum quod Petra Pertosa nuncupatur » (§ 137, Romania, VII, 202).
  223. La détermination géographique de ce cours d’eau dépend naturellement de la détermination de Vaubeton. Si au sujet de ce lieu on admet les données de la légende latine citée à la note précédente, le seul cours d’eau auquel on puisse penser est la Cure, petite rivière qui passe à Pierre-Perthuis et se jette dans l’Yonne un peu avant Auxerre. Cette identification a été faite par l’auteur de la légende latine, qui prétend qu’à cause de la douleur de cœur (dolore cordis) éprouvée par les amis de ceux qui périrent dans la bataille, la rivière appelée jusque-là Arsis, prit le nom de Core. Cette bizarre étymologie mise de côté, le fait même du changement de nom n’est peut-être pas en lui-même inadmissible, bien que je ne voie aucune raison de le supposer.
  224. Cf. Ogier, v. 8754-7 :

    Ains passerai outre la mer a nage,
    Au Saint Sepulcre ferai pelerinage,
    Que vostre bon de tot en tot ne fache.

    On a une infinité de témoignages qui constatent ce genre d’engagement ; voy. Raoul de Cambrai, p. 65 (Outre la mer les en ferai nagier), Renaut de Montauban, éd. Michelant, p, 235-6, 288, etc. On sait que l’exil outre-mer, c’est-à-dire en Terre-Sainte, était l’une des pénitences imposées par l’Église dans les cas graves ; voy. L. Lalanne, Des Pèlerinages en Terre-Sainte avant les Croisades (Bibl. de l’École des Chartes, 2, II, 12-4).

  225. Voy. § 123.
  226. Comparaison courante ; ainsi Peire Vital (Dogoman senher) :

    C’aqui mezeis cant home lor me mentau,
    Mi temon plus que caillas esparvier.

    Et Bertran de Born (Mieg sirventes) :

    Anz vol guerra mais que qualha esparviers.

  227. Payer en espèces monayées quand on pouvait payer en nature, c’était, pour le xe siècle surtout, la marque d’une richesse exceptionnelle. Ce passage est inintelligible dans P. où les vers 1509 et 1512 sont corrompus.
  228. P. Chasiers (v. 1524).
  229. Perron est au moyen âge un terme assez vague qui désigne toute construction massive en pierre.
  230. Ob art de bestiaire Oxf., a obra bestiaria P. (v. 1536). Il y a abondance de textes et de monuments qui constatent l’emploi de représentations d’animaux dans la décoration. Ainsi dans Floire et Blancheflor, 1re version, edit. Du Méril, p. 23 :

    N’a sous ciel beste ne oisel
    Ne soit assis en cel tombel,
    Ne serpent qu’on sache nomer,
    Ne poisson d’iaue ne de mer.

    Cf. la 2e version, ibid., p. 167.

  231. D’après P. (v. 1538) ; la leçon d’Oxf., de clarematre vitre m’est obscure.
  232. Ne pas perdre de vue que le piment est une boisson épicée et sans doute parfumée.
  233. Les hommes qui dépendaient de son fief d’Orléans, voy. § 116.
  234. Je conserve les expressions du texte sans pouvoir déterminer le sens précis de chacune d’elles, sans même pouvoir affirmer que l’auteur ait entendu désigner par honneur et par chasement deux sortes de bénéfices. L’un et l’autre en effet sont concédés à titre viager, du moins à l’origine. La différence est que le casamentum est toujours une concession de terre, tandis que l’honor est une concession quelconque, celle d’une dignité par exemple.
  235. Oxf. lan peregui. P. lonc le regui (v. 1566).
  236. Ambrui pour la rime, comme plus haut (v. 1564) Folcui pour Folchier. Il se peut que ce soit Saint-Ambroix, cant. de Charost, arr. de Bourges, village situé sur l’Arnon, affluent du Cher. On a vu plus haut, § 104, qu’à l’aller Fouque était passé par Bourges.
  237. Oxf. per plan sarcui, P. pel pla savui (v. 1560).
  238. Oxf. deiui, P. de lui (v. 1569) ; p.-ê. pour dejus ?
  239. Nom qui figure encore dans les Enfances Ogier, v. 1506.
  240. « Les rideaux », selon P. (v. 1600).
  241. Étoffe de soie (maintenant poële, avec un sens plus restreint).
  242. D’après P. (v. 1604) : je n’entends pas, Oxf. dolonc biuic.
  243. Voy. § 120.
  244. Cf. § 127.
  245. Guinans d’Oltran P. (v 1640).
  246. Vergedaigne, cf., p. 48, n. 1.
  247. Molgradun P. (v. 1656).
  248. Cf. p. 48, n. 2.
  249. Tonun Oxf., Diiun P. (v. 1659) ; il y a Tolon dans Oxf., § 98, (ci-dessus, p. 48, n. 7).
  250. Auceün P. (v. 1661). Ce semble être la forme masculine du nom d’Anseüne sur lequel nous avons divers témoignages, voy. Romania, IV, 191.
  251. Laon. Ce surnom, si fréquent dans certaines chansons de geste, est ici exceptionnel. Cependant le roi est représenté au v. 5383, comme séjournant à Laon ; cf. aussi § 86.
  252. Ugon Oxf., Bego P. (v. 1673).
  253. Aucers Oxf., Augiers P. (v. 1674), mais plus loin (v. 1736) Auchiers.
  254. Chambrai P. (v. 1675).
  255. On a vu que Reims et Saint-Remi étaient l’un des séjours favoris de Charles (§§ 1, 88, 91, 95, 98}.
  256. Cf. § 116.
  257. C’est le même sentiment qui, dans le Charroi de Nîmes, conduit Guillaume à refuser l’offre que lui fait le roi Louis d’un quartier du domaine royal.
  258. Le même qui est nommé plus loin (§ 147) Senebrun de Bordeaux. Il existe sur ce personnage une légende latine que M. Rabanis a publiée d’après trois mss. des archives municipales de Bordeaux, à la suite de sa Notice sur Florimont, sire de Lesparre (Bordeaux, 1843, p. 102-14). Ce sont trois copies (elles ont en général les mêmes fautes) d’un même original. La même légende a été rééditée d’après l’une de ces copies dans le t. I des Archives municipales de Bordeaux. (Le Livre des Bouillons, Bordeaux. 1867, in-4), p. 474-83. D’après ce récit, Vespasien donne pour femme à son second fils, nommé Senebrun, Galienne, fille de l’empereur Titus. Ce Senebrun est roi de Bordeaux, il a sept enfants entre lesquels il partage son royaume. Longtemps après, à une époque indéterminée, un autre Senebrun, descendant du fils de Vespasien, se rend au Saint Sépulcre, où il se signale par ses exploits contre les Sarrazins. Fait prisonnier, il est envoyé au Soudan. Celui-ci le fait combattre, par manière de passe-temps, avec l’un de ses plus redoutables guerriers nommé Eneas. Senebrun sort vainqueur de la lutte. Là-dessus, la fille du Soudan, Fenice, devient amoureuse de lui et songe à le délivrer. Le Soudan, qui voudrait amener Senebrun à renier la foi chrétienne, ne trouve rien de mieux que de charger sa fille de ce soin. Naturellement les deux jeunes gens s’engagent à la première entrevue, et, profitant d’une absence du Soudan, ils s’enfuient à Damiette (? dans le texte Danatham). Là ils se marient, Fenice ayant, au préalable, reçu le baptême et changé son nom pour celui de Marie ; puis ils partent pour Acre (Athon dans le texte, lisez Accon) d’où ils se rendent à Bordeaux en passant par Marseille. Senebrun trouve en arrivant que ses frères se sont partagé sa terre, d’où une guerre bientôt suivie d’un arrangement. Les deux époux ont un fils, Gaufridus, qui fut évêque de Bordeaux. La légende se termine par le récit de miracles et de fondations pieuses, notamment de la fondation de l’église de Souillac en Médoc.

    M. Rabanis dit, à la p. 6 de la Notice précitée, que cette légende fut « sans aucun doute imaginée et répandue par la naïve ignorance de nos aïeux à l’époque de la plus grande splendeur de la maison de Lesparre, au temps de Senebrun IV et de Florimont son fils, et par conséquent entre les années 1324 et 1394. » Puis, p. 101, il lui paraît que « d’après le style et les idées elle peut être rapportée au xve siècle. » Cela fait supposer que les mss. (sur lesquels M. Rabanis ne s’explique pas autrement) ne sont que du xve siècle. J’en connais un du xive dans la bibliothèque du comte d’Ashburnham. On y lit à l’explicit cette note qui ne manque pas d’intérêt :

    « Hanc ystoriam invenit magister Vitalis de Sancto Severo, canonicus Sancti Severini Burdegalensis, gallice scriptam in cronicis ecclesie Viennensis, quam transcripsit et per ipsum transcriptam postmodum invenit eam magister Ar. de Listrac, in abbacia S. Dominici Exiliensis, Burgensis dyocesis (S. Dominique de Silos, dioc. de Burgos), in principio cujusdam libri phisice. »

    Je n’ai aucun renseignement sur Vidal de Saint-Sever ni sur Arnaut de Listrac (il y a deux Listrac dans la Gironde). Quant à la rédaction latine de la légende de Senebrun, elle peut fort bien n’être pas antérieure au xive siècle, mais les chroniques françaises de l’Église de Vienne dont il est fait mention dans la note précitée (et sur lesquelles d’ailleurs je ne sais rien) sont vraisemblablement plus anciennes. En outre, il me paraît que ces chroniques elles-mêmes ont dû emprunter leur récit à un ancien poëme, à une chanson de geste perdue, qui ne peut guère avoir été composée plus tard que la première moitié du xiiie siècle. Cette jeune fille Sarrazine qui s’éprend d’un chevalier chrétien est un type commun à une quantité de chansons de gestes. C’est l’Esclarmonde d’Huon de Bordeaux, la Floripes de Fierabras, la Maugalie de Floovant. D’ailleurs on voit par le passage de Girart de Roussillon qui a donné lieu à cette note que Senebrun n’était pas inconnu à notre ancienne épopée.

  259. D’Escharans Oxf., dels Esquartans P. (v. 1708). Mon interprétation n’est pas très-sûre : 1° parce qu’on n’a aucun exemple aussi ancien, à beaucoup près, du nom escuarien ; 2° parce que escharans pourrait être identifié avec scarani, dérivé de scara, mais ce mot ne paraît se rencontrer qu’en Italie et à une époque peu ancienne (voy. Du Cange) et avec le sens de brigands. Ici ce qui est dit des Escharans convient parfaitement aux Navarrais et aux Basques mentionnés plus haut.
  260. Plus loin encore (P. v. 4568) le dard est représenté comme étant l’arme principale des Basques. Giraut le Cambrien, décrivant les armes des Irlandais, dit qu’ils portent une courte lance et deux javelots, « in quibus et Basclensium morem sunt imitati », Topographia Hibernica, iii, 10 (collection du Maître des Rôles, V, 151). L’agilité des Basques est constatée dès l’antiquité, voy. Bladé, Étude sur l’origine des Basques, p. 227.
  261. Sic Oxf., Surras P. (v. 1717).
  262. G. P. (v. 11722).
  263. Vengence Oxf., Vergensa P. (v. 1722). La terre d’Argence, nom que je substitue à ces deux formes pour moi inintelligibles, était sur la rive droite du Rhône, en face Tarascon et Arles.
  264. Signes distinctifs placés sur l’écu ; c’est la première forme des armoiries. Cette expression se trouve déjà dans Rolant, v. 3090.
  265. Este pience Oxf., le vers manque dans P.
  266. Les passages des Pyrénées.
  267. Sire Oxf. et P. ; sans doute la vallée de Cize, « vallée qui comprend la commune de Saint-Jean-Pied-de-Port en entier et la commune de Suhescun, » P. Raymond, Dict. topogr, des Basses-Pyrénées. Ce sont les ports de Sizre, mentionnés dans Rolant (vv. 383, 719 2939), voy. P. Raymond, Revue de Gascogne, X (1869), 365 ; G. Paris, Revue critique, 1869, II, 173, Gautier, Chanson de Rolant, édition classique (1875), p. 418.
  268. De grant ausire Oxf. et P. (v. 1735).
  269. Ce saint est amené ici par la rime.
  270. Ne mut per sorz Oxf., no moc per sort P. (1742). Je ne me rends pas bien compte de ce que peut être une guerre mogude per sort, et par conséquent je ne suis pas assuré du sens que j’ai adopté.
  271. Voy. p. 4, n. 1.
  272. La vallée d’Aspe, Basses-Pyrénées, l’un des passages les plus fréquentés au moyen âge entre la France et l’Espagne. On lit dans Aiol (v. 9563) :

    Guerpissent les pors d’Apes, si tienent ceus de Sire.

  273. Val de Borz Oxf., le vers manque dans P. Ce ne peut être Bourges, appelé Beorges (Oxf.) aux §§ 104, 105.
  274. Niort est là pour la rime ; si c’est bien du chef-lieu des Deux-Sèvres qu’il s’agit. Cette ville n’est point sur une hauteur, non plus que Niort, Aude, cant. de Belcaire.
  275. Arsanz Oxf. (mais Arsem, en rime, § 126), Arcen P. (v. 1756).
  276. La tentative de Fouchier et les mesures prises à l’encontre par le roi ne sont pas contées clairement. L’auteur veut dire, ce semble, que Fouchier, profitant de l’absence de Charles qui s’était dirigé vers Avalon dans l’espoir de s’en emparer par surprise, fit une attaque feinte sur le camp ennemi, afin de provoquer une sortie de la part de ceux qui le gardaient, de les entraîner à sa suite tandis qu’une troupe apostée aurait pillé le camp laissé sans défense. C’est pourquoi Charles donne des ordres pour interdire toute sortie.
  277. Guillaume d’Autun ? Cf. §§ 77, 86.
  278. Joifroi d’Angers, cf. p. 41, n. 4.
  279. Voy. § 107.
  280. Voy. p. 59, n. 3.
  281. Capez Oxf., Capes P. (v. 1791), dans une rime en eze répond généralement en français oi.
  282. « Allemands » est pris en son sens propre (Alemanni), les populations germaniques de la Suisse et de la Souabe.
  283. « Aquitains » n’est pas très-sûr. Ici et au § suivant il y a dans Oxf. Agiant, dans P. (vv. 1790 et 1801) Gaines. Gui de Poitiers qui les conduit pourrait bien avoir été introduit ici par souvenir de Gui-Joifroi, duc de Guienne et comte de Poitiers de 1058 à 1087.
  284. Trez Oxf., Tres P. (v. 1796) serait probablement en français Trois ; voir sur les Desertois ou Desertains p. 40, n. 1.
  285. Déjà mentionnés ensemble aux §§ 72 et 93.
  286. Déjà mentionné au § 73.
  287. Joans quartus P. (v. 1805).
  288. Cf. p. 34, n. 5.
  289. Par conséquent en tout vingt mille cavaliers, nombre égal à celui de leurs adversaires.
  290. Monjarnes Oxf., il y a par erreur dans P. Moncenis (v. 1810), lieu qui reparaît à sa vraie place, au vers suivant. « Mont Jarnes » serait-il le mont Genèvre, par où on passe de Briançon dans la vallée de la Dora Riparia ?
  291. Le Grand Saint-Bernard, cf. p. 4, n. 1.
  292. Monz Senins Oxf., Moncianis P. (v. 1811). La plus ancienne mention du Mont Cenis est du viiie siècle, voy. E. Desjardins, Géographie de la Gaule Romaine, I, 82, n. 5.
  293. Au sens ancien, guerrier.
  294. Cheval de trait.
  295. P. molt voluntis, v. 1827, mauvaise leçon. Il est souvent question des écus « biauvoisins » dans les chansons de geste ; voy. Aliscans, éd. Guessard, v. 5156 ; Auberi, éd. Tobler, p. 177 ; Saxons, I, iii.
  296. Per les seïns Oxf., saïs P. (v. 1829) ; est-ce saginum ?
  297. Escharamant Oxf., escariman P. (v. 1834). Le sens de ce mot, qui se rencontre souvent en anc. fr., principalement sous la seconde de ces deux formes comme épithète de bliaut ou de paile, ne m’est pas connu.
  298. Ils se percent de part en part, de telle sorte que la main gantée qui tenait la lance se trouve tout près du corps de l’adversaire.
  299. Arlion P. (v. 1841), c’est peut-être le Helluin qui paraît déjà aux §§ 114 et 143, ou est-ce l’Arluin du § 158 ?
  300. Gibers Oxf., mais c’est probablement Gilbert de Senesgart, voy. §§ 75-6, 78-9.
  301. Giroine ou Girome Oxf.
  302. D’après P. (v. 1842), Oxf. Roge. Dans cette série de noms, réunis deux à deux, il faut sous-entendre « frappe » après le premier nom de chaque couple. Cela est plus clair dans le texte où les sujets sont pourvus de l’s qui marque le nominatif.
  303. Doltran P. (v. 1842).
  304. Corps de troupes formé en bataille.
  305. Hoël de Nantes figure dans le Pseudo-Turpin, dans Ogier (v. 5934, 6509, etc.), dans Gaidon, v. 1237, etc.). Il y a au xe siècle un comte de Nantes ainsi appelé, et au xie un duc de Bretagne.
  306. C’est l’extension de l’idée régnante au moyen âge que les croisés mourant pour le service de Dieu étaient infailliblement sauvés.
  307. Breton crident Maslou Oxf. (crido en aut P. est la correction d’un copiste qui ne comprenait pas). Ce cri des Bretons est mentionné dans la dissertation de Du Cange sur le Cri d’armes (Du Cange Henschel, t. VII, Dissertations, p. 51 a). C’est Saint-Malo, cf. Ogier, v. 12694 :

    Et Saint-Malo (escrie) hautement Salemons.

    Et dans Aspremont (ms. Barrois, Ashburnham Place, fol, 129 v°) :

    La ont Breton lor enseigne escriée :
    C’est S. Merloz de Bretaigne la lée.

    Cf. encore Rou, 7845 (où Pluquet a imprimé Maslon au lieu de Maslou) ; Saxons, I, 195, Beuve de Commerci, éd. Scheler, v. 3775, etc.

    Quant au cri des Gascons, je ne l’entends point.

  308. Les noms, allusion à des prières contenant l’énumération des divers noms que Dieu reçoit dans les livres sacrés. L’une de ces pièces, contenant « les 72 noms de Dieu, comme on les dit en hébreu, en latin et en grec », est mentionnée dans Flamenca, v. 2286-90 ; cf. la note de mon édition, p. 316-7 ; voir aussi Revue des sociétés savantes, 2, III (1860), 660-1, et la longue pièce des cent noms de Dieu, par Ramon Lull (édit. Rosello. p. 201).
  309. Poerens Oxf., Pohorenxs P. (v. 1898). L’accord des deux mss. empêche de corriger Loerens. Il s’agit vraisemblablement de ceux du pays de Poix, en anc. fr. Pohiers, nom remplacé depuis le xive siècle environ par celui de Picards, dont l’étymologie reste encore douteuse. Voy. Du Cange Poheri, et, avec précaution, Gachet, Gloss. du chevalier au Cygne, Phohier.
  310. Voy. p. 51, n. 1.
  311. Oxf. per uns uslens, que je n’entends pas ; P. (v. 1904) mort e sanglens, leçon claire, mais qui a tout l’air d’une correction de copiste.
  312. Per rodens ?
  313. Oxf. Godemucon, P. (v. 1911) qu’ac de Muco.
  314. Ce nom, qui fait penser à l’Uter Pandragon des chroniques galloises, est peut-être corrompu. Le vers manque dans P.
  315. De baraton ?
  316. Marbio P. (v. 1917.)
  317. Voy. ci-dessus §§ 101 et 112.
  318. Oxf. veil chaumesit, P. (v. 1938) vilh cau musit. Une interprétation toute différente de ce passage, mais évidemment fautive, a été donnée par M. Bartsch, voy. Romania, IV, 131. M. Chabaneau (Rev. des langues romanes, VIII, 228, prend chau ou cau pour caput, « tête blanche », mais cau, de caput, serait une forme bien exceptionnelle dans ce texte.
  319. Pas tout à fait mort, car on va le voir s’en retourner avec ses hommes.
  320. Il avait, paraît-il, traversé la rivière d’Arsen, après son combat singulier avec Drogon.
  321. Toloignaz Oxf., plus loin, § 155, Toloignac, P (v. 1966) Toronjatz.
  322. Le vernis des boucliers.
  323. M. à m. d’une fleur d’or, aurieflor.
  324. En apres P. (1999), je n’entends pas E non prenc Oxf.
  325. À traduire littéralement, nous aurions ici des « combattants » (feridor) et, au début du §, des « hommes qui commencent l’attaque » (comensador). Mais il ne faut pas chercher un sens précis dans des expressions appelées par la rime.
  326. Barbustel (P. v. 2017), ainsi traduit Raynouard, Lex. rom., II, 185.
  327. Valée ou Valie est le cri bien connu des Angevins : voy. Du Cange, dissertation xi (à la suite du Glossarium, éd. Didot, VII, ii, 52 a, ; cf. Rou, v. 4666, Gaidon, v. 2692, 2939, 4983, le troubadour Marcabrun, dans l’Archiv de Herrig, LI, 32 b, etc. C’est un nom de lieu, comme tous les cris d’armes : Valeia, dans les Chroniques des comtes d’Anjou, édit. de la Soc. de l’Hist. de France, pp. 88, 91. Dans Renaut de Montauban, édit. Michelant, p. 142, le duc Gefroi d’Angers a parmi ses troupes « cinq cens archiers de Valie ». M. C. Port veut bien m’écrire à ce sujet « que la Vallée, comme on disait autrefois, ou Vallée de Beaufort, comme on dit aujourd’hui, comprend tout le val de la rive droite de la Loire, depuis les confins de la Touraine jusqu’aux Ponts-de-Cé. C’est un pays, non pas « voisin », comme le dit Du Cange (loc. cit.), mais à peu près de tout temps dépendant du comté d’Anjou. »
  328. Ce cri m’est inconnu.
  329. Six comtes de Flandre ont porté ce nom du ixe au xie siècle.
  330. De cendaz e d’aucassin, Oxf. ; le vers manque dans P. ; le cendat, en français cendé, est une étoffe de soie, voy. Du Cange, cendalum, cendatum, Diez, Wœrt., I, zendalo. L’aucassin était aussi une étoffe de soie : alchaz est cité par Du Cange d’après une ancienne charte écrite en Espagne, et expliqué par l’arabe khazz, « sericum grossius. » C’est proprement la soie écrue.
  331. Un perrun d’anti tans del viel elfin, Oxf., la leçon de P. est visiblement corrompue ; plus loin Girart puie au perrun le grant douuin Oxf., ... lo gran devi P. (v. 2047). Le viel elfin du premier vers et le grant douuin du second désignent vraissemblablement le même personnage, mais je n’oserais dire qu’il s’agisse, comme le suppose M. Chabaneau (Revue des langues romanes, VIII, 229) d’un dauphin : ce mot, en tant que titre féodal, n’apparaît pas avant 1140 (voy. Du Cange, delphinus) et l’origine en est incertaine. L’allusion que renferme ce passage m’est tout à fait obscure.
  332. Celui de qui il est question aux §§ 101 et 107 ?
  333. D’iquel aisin Oxf. ; aisin peut signifier « ainsi », mais je ne sais si ce ne serait pas un dérivé de agicis, aicis, qui paraît avoir été dans le midi l’équivalent de vicaria, voy. Du Cange, aiacis.
  334. Cum de faizil, Oxf. (e de fesil P. 2075 est corrompu) ; c’est sans doute le même mot que le fr. fraisil, résidu de forge, dont l’origine n’est pas connue, car fractilhum, proposé par M. Littré, est inadmissible, comme l’a dit avec raison M. Scheler. Du reste, l’r est sans doute d’introduction récente, car faisi, fesi existe dans divers patois du Nord et même dans des textes anciens. Voy. Du Cange, fasilia ; Hécart, Dict. rouchi, fasi.
  335. Saint Austregesil, archevêque de Bourges (viie siècle). Ce nom vient ici pour la rime.
  336. Ce surnom doit venir d’une terre éloignée possédée par Thierri, ou peut-être qu’il avait simplement habitée. Plus loin, § 201 (P. v. 2702), nous le verrons revenir de Mont-Causil où il avait passé un temps d’exil. C’est sans doute le même lieu que le Moncausei où une première fois il s’était réfugié (ci-après § 184).
  337. Les mêmes qui viennent d’être appelés « Tiois ».
  338. « Les nôtres » ce sont les hommes de Girart.
  339. Il y a plusieurs énumérations de ce genre dans le poême de la croisade albigeoise.
  340. Est-ce Gaza, modifié pour la rime ? tro a Caumil P. (v. 2093).
  341. Arlio de Valendesc P. (v. 2098).
  342. Beresc Oxf., varesc P. (v. 2102), « chaume », selon Raynouard, Lex. rom., III, 423, d’après cet unique exemple, explication sans valeur.
  343. Verzele Oxf., varela P, (v. 2115), cf. Du Cange, verceillum.
  344. Rotrieu que tenc Niela P. (v. 2118.)
  345. Nom qui reparaît dans plusieurs chansons de geste ; c’est Dortmund, en Westphalie.
  346. Laisse qui manque dans P.
  347. Voy. § 155.
  348. Le fer et l’acier des hauberts, l’azur et le vernis des boucliers.
  349. La chronique, l’histoire.
  350. Les Leutiz, ou Lutiz qui figurent dans Rolant, v. 3205, dans Gormont, v. 444, et ailleurs ; ce sont les Wilzes, habitants des bords de l’Oder ; voy. G. Paris, Romania, II, 331-2.
  351. E li Rossenc Oxf., Rochenc P (v. 2177.)
  352. Interprétation aventurée ; les deux mss. sont d’accord et le mot à mot serait : « Avant que fut faite la bataille de Vaubeton, elle avait été prêchée (ou plutôt, selon P., il avait été prêché) cent ans dans le vieux sermon. » Qu’est-ce que cela veut dire ?
  353. Jutgamen no P. (v. 2201) ; la leçon d’Oxf., qui substitue fon à no, ne me paraît pas donner un sens bien clair ; p.-ê. « ce fut un jugement », c.-à-d. une bataille considérée comme jugement de Dieu ?
  354. Le Berlant du § 146 ?
  355. Voy. § 151.
  356. Le texte (el cuir d’azer) n’est pas très clair, azer ne peut ici signifier « acier » ; il s’agit sans doute d’une broigne, cuirasse en cuir, revêtue d’écaillés de fer imbriquées.
  357. Ici commence le ms. de Londres (L.).
  358. Cette description, où on peut reconnaître les effets exagérés du phénomène connu sous le nom de feu Saint-Elme, fait penser au songe de Charlemagne, dans Rolant, vv., 2532 et suiv. :

    Carles guardat amunt envers le ciel,
    Veit les tuneires e les venz e les giels,
    E les orez, les merveillus tempiers,
    E fous e flambe i est apareilliez,
    Isnelement sur tute sa gent chiet,
    Ardent ces hanstes de fraisne et de pumier,
    E cil escut jesqu’as bucles d’ormier.....

  359. Les §§ 169, 170 et 171 ne forment par la rime, qu’une seule tirade, que je coupe en trois, me conformant aux divisions marquées dans les mss. par l’emploi de grandes capitales.
  360. Dans l’armée de Charles.
  361. Il y a un lieu du nom de Valençon, dans le Pas-de-Calais, com. de Preures, arr. de Montreuil-sur-mer.
  362. Voltriz P. (v. 2261).
  363. Helluin de Ponthieu, voy. § 161.
  364. Leçon d’O. L. ; ce nom paraît déjà au § 113 ; P. (v. 2270) causitz.
  365. Non er peritz ; il y a là une idée religieuse : perir indique la mort de l’âme, voy. Du Cange peritio ; mourir pour une bonne cause était assimilé au martyre ; voy. p. 83, n. 3.
  366. Plus loin, § 175, « Garnier le fils d’Aimon ».
  367. À titre d’ôtages.
  368. Reis de soudoz Oxf., reis de sotos L., rei dissopdos P. (v. 2314), je ne sais ce que cela veut dire.
  369. Remarquons pourtant que les messagers de Charles n’ont indiqué aucune condition.
  370. On sait combien était fréquent l’usage de revêtir l’habit monastique au moment de la mort. Sainte-Palaye a recueilli à cet égard divers témoignages dans ses Mémoires sur l’ancienne chevalerie, note 12 de la cinquième partie (édit. Nodier, I, 385-6).
  371. Terme juridique, sans équivalent dans la langue actuelle, qui signifie se justifier d’une accusation par l’une des preuves judiciaires en usage, Escondire a été vers le xve siècle corrompu, par suite d’une fausse étymologie en « éconduire », et a pris peu à peu, depuis lors, le sens de « conduire au-dehors » indiqué par l’étymologie qu’on lui supposait.
  372. Qui nel deport, cf. Du Cange deportare 1.
  373. Ne li set jugeor del ren deufrage Oxf., vers passé dans L. et dans P.
  374. Le texte (P. 2395) varie selon les mss., mais je pense être dans le sens. Juger le droit (cf. p. 45, n. 3), c’est prononcer la compensation, l’indemnité due pour un méfait. L’orateur veut dire que pour un désastre aussi grand, il n’y a pas de compensation possible.
  375. La tempête qui interrompit la bataille.
  376. C’est-à-dire, si j’entends bien, il entra alors dans l’amitié et dans la seigneurie de Charles.
  377. Ce passage et plusieurs autres (par ex. les paroles de l’oncle de Girart, § 177) sont en contradiction avec ce qui est dit au commencement du poëme des conditions obtenues par Girart lorsqu’il consentit à faire avec le roi l’échange de leurs fiancées respectives, voy. §§ 31 et 33.
  378. Le texte permet de traduire « que je n’aie », la première et la troisième personne étant identiques au singulier du subjonctif présent, mais le sens est déterminé par la fin du § 183.
  379. §§ 117 et suiv.
  380. Ne dreiz ne leis ; le second de ces deux termes s’emploie souvent, de même que le premier, au sens d’amende, compensation, voy. Du Cange, lex, IV, 89 c.
  381. Tous les conseillers de Girart.
  382. Il faut se souvenir qu’au moyen âge il est rare qu’on sache exactement son âge.
  383. Cf. p. 90, n. 3.
  384. Voy. p. 11, n. 1.
  385. Son ressentiment à lui Girart ; j’emploie « pardonner » dans le sens ancien, « faire grâce de ».
  386. Feide, voy. faida dans Du Cange ; c’est le sentiment d’inimitié que fait naître dans une famille le meurtre d’un de ses membres. Si la faida n’est pas pardonnée, c’est-à-dire si ceux chez qui elle est née n’y renoncent pas, soit spontanément, soit à la suite d’un accord, d’un plaid (placitum), des représailles pourront être exercées et la guerre se perpétuera. C’est la vendetta corse.
  387. Girart et ses cousins.
  388. Gaignarz, rattaché à tort par Raynouard, Lex. rom., III, 449, à gazanh, et conséquemment entendu au sens de « pillard ». L’opinion de M. Scheler qui rattache ce mot à gaignon, mâtin, chien de garde, est au moins très probable (Bueves de Commarchis, note sur le v. 3529).
  389. Ici et plus bas je traduis onor par « terre ». C’est le terme le plus vague et, par conséquent, celui qui rend le mieux l’expression du texte.
  390. Terascon Oxf., Tarascon L., Tarasco P. Ces formes excluent Tarragone. Il ne peut être question de Tarascon-sur-Rhône qui n’a jamais été le chef-lieu d’un comté ni même d’une seigneurie, non plus que Tarascon-sur-Ariège.
  391. Il semble qu’ici le nom de Drogon ait été, par une erreur commune à nos trois mss., substituée celui d’Odilon. En effet, c’est d’Odilon leur père et non de Drogon leur oncle, que Gilbert, Séguin, Bernart et Fouque avaient dû hériter. En outre, les terres nommées ici appartiennent (sauf Barcelone dont la mention est à la vérité inexplicable) à la région des Alpes, tandis que les possessions de Drogon étaient en Espagne ; voy. §§ 99, 134, 137.
  392. Personnage fabuleux duquel, selon la légende de l’origine troyenne des Francs, ceux-ci auraient tiré leur nom ; voir Frédégaire, dans Ruinart, Gregorii Turon. opera, pp. 549, 705.
  393. Raimbaut, roi de Frise : voir ci-après § 199. Il est le héros de traditions qui ne nous sont parvenues que fort incomplètes, voy. G. Paris, Hist. poétique de Charlemagne, p. 293.
  394. Cf. § 99.
  395. D’après P (v. 2591) ; Tenarz, Oxf. et L., ne me rappelle rien. Ernaut de Girone, au contraire, est un personnage épique qui figure comme héros principal dans un poëme latin dont un notable fragment, mis en prose, nous a été conservé : le fragment de la Haye ; voy. G. Paris, Hist. poét. de Charlem., p. 84. Le même personnage est mentionné par occasions en diverses chansons de geste, par ex. dans Aliscans, éd. Guessard et de Montaiglon, vv. 2140, 4135, 4933, dans Gaufrei, v. 114, etc. ; voy. aussi mes Recherches sur l’épopée française, p. 24 et 25 (ou Bibl. de l’École des chartes, 6, III, 62). La leçon Ernaut étant adoptée, il devient nécessaire de traduire le Gironde du texte par Girone, et non, comme plus haut, § 190 par Gironde.
  396. Anséis est, comme Ernaut, un personnage épique (voir mes Recherches, p. 25, note 2), mais, d’après la chanson qui porte son nom, c’est l’Espagne, et non Narbonne, qui lui est confiée par Charlemagne. Le discours qui est ici placé dans la bouche d’Anséis conviendrait donc mieux à Aimeri de Narbonne, héros bien connu des chansons françaises de Guillaume au court nez. La leçon Anseïs (qui manque au ms. P. où on lit simplement Ducs de Narbona, v. 2599), semble la répétition du nom du comte Anséis que nous venons de voir parler le premier dans le conseil de Charles. Je suis donc porté à croire, contrairement à ce que j’ai dit dans mes Recherches (l. l.), qu’on peut corriger « Aimeri de Narbonne », quoique plus loin (ms. de Paris v. 4193 et 4222) Aimeri figure au nombre des vassaux de Girart, et non, comme ici, parmi ceux de Charles.
  397. C’est-à-dire : nous ne sommes pas, comme les Anglais, protégés par la mer contre les Sarrazins.
  398. En cas de siège, on obstruait les portes par des terrassements, voy. Du Cange terratus. Cette opération fut faite en 1202 par les habitants de Mirebeau, assiégés par le roi Jean-sans-Terre, Bouquet, XVIII, 95) ; en 1340 par ceux de Tournai qu’assiégeait Édouard III, voy. Froissart, éd. Luce, II, 232.
  399. L’Esclaudie est mentionnée, d’une façon fort peu précise, dans Ogier, v. 12020, et dans la Prise de Rome, v. 76 (Romaina, II, 7). Dans ce dernier texte il est dit de Laban, père de Fierabras :

    L’Arabie tient tote desque la Rouge mer,
    Et Aufrike et Europe, Esclaudie sa pier.

    Est-ce le pays des Esclaus ou Esclavons (cf. § 190) ? l’épithète « blonde » serait en faveur de cette interprétation. L’Esclaudie est souvent nommée dans un poëme moins ancien, le Chevalier au cygne, éd. Reiffenberg, vv. 9425, 10054, 11690, 14621, etc. Dans le même poëme est indiqué un fleuve d’Esclaudie qui serait voisin d’Ascalon, vv. 21764, 33234. Un fabuleux roi d’Esclaudie est mentionné dans le Bastart de Bouillon, v. 3043,

  400. Fist la pennunde Oxf., est évidemment corrompu ; fist Mapemonde L., n’est pas clair ; je suis P. (v. 2626) cui er Mapmonda, leçon qui n’est pas non plus bien satisfaisante.
  401. C’est d’après P. (v. 2635) l’eau de la Gironde.
  402. D’après P. (v. 2641) ; « à l’aube apparaissante » Oxf. L.
  403. Cette laisse et la précédente, l’une en ei et l’autre en eis, devaient originairement n’en former qu’une.
  404. Rabeu le freis Oxf., Robrieu lo fres Paris, manque dans le ms. de Londres. L’identification que je propose, Rambaut de Frise (voyez ci-dessus, p. 106, note 1), est conjecturale.
  405. Le terme de cinq ans dont il a été parlé plus haut, § 189.
  406. Cf. § 112.
  407. Cf. plus haut, § 184.
  408. Merevil Oxf. L., Meravil Paris ; je ne sais quel est ce lieu : je ne trouve rien qui s’en rapproche dans la liste des palatia regia de Du Cange. P.-ê, est-ce un nom commun, « à merveille », une cour merveilleusement nombreuse ?
  409. Ceci fait allusion à un fait de guerre qui sera conté plus loin (P. V. 5841 et suiv.).
  410. Cf. ci-dessus § 59. Toutefois, dans ce passage, il est simplement conté que Fouchier, ayant enlevé à Charles des chevaux et divers objets précieux, mit son butin en sûreté à Escarpion, le château de Boson ; mais il n’est nullement dit que cette circonstance ait été la cause de la guerre, qui était déjà commencée avant cet épisode. Le poète dit seulement que ce fut là une action qui porta malheur à Girart.
  411. Les enfants de Thierri, cf. §§ 112 et 200.
  412. Leçon de L. et de P. (v. 2744) ; Cordane Oxf. ; je ne saurais identifier ce nom.
  413. C’est ce que nous verrons plus loin (P. v. 6302). Le nom de « Monbrisane » semble mis ici pour la rime, car il ne reparaît pas dans le récit de la mort de Boson. Il n’est pas question, non plus, dans ce récit de Gautier de Brane (de Braine ?).
  414. Verges peladas ; c’est un symbole de paix, de même que les verges blanches citées par Du Cange sous virga.
  415. Colorées en bleu avec du safre (oxide de cobalt).
  416. Saint-Germain-des-Prés.
  417. Appelés par le service militaire.
  418. Voy. p. 99, n. 1.
  419. Le combat judiciaire.
  420. Événements déjà annoncés au § 206.
  421. Cf. § 204.
  422. Cf. § 107.
  423. L’un des trois neveux de Thierri ; on ne dit pas lequel. P. (vv. 2830-2) a corrigé cette négligence en mettant les verbes au pluriel, ce qui l’entraîne à un changement arbitraire à la rime du v. 2831.
  424. Ici et deux lignes plus loin, ce qui est entre [ ] ne se trouve que dans P. (vv. 2837, 2842.)
  425. Valanço P. (v. 2838.)
  426. Des trois, selon Oxf. et L. qui ne mentionnent ici que Boson, Seguin et Fouchier.
  427. Au sens du droit féodal. Ceux-là sont dans la fidélité du roi qui lui ont prêté le serment de foi, qui, en retour, lie la partie qui le reçoit.
  428. 200 selon P. (v. 2860).
  429. La chambre à coucher de Charles.
  430. Cf. p. 35, n. 2.
  431. Nerios dans P. (v. 2869) ; le passage manque dans L.
  432. Je ne vois, dans les divers poëmes d’Alexandre, rien à quoi puisse s’appliquer cette allusion.
  433. Leçon de P. (v. 2877) ; Vaurubes Oxf., Valnubes L. Je ne sais quel est ce lieu.
  434. Saint-Maureil Oxf.
  435. Taillat d’avau Oxf. et P. (v. 2890). Je ne saisis pas le sens précis de d’avau.
  436. On voit figurer en divers actes, de 970 à 988, un vicomte de Limoges qui porte ce nom, mais dont les relations de parenté, à la vérité assez peu assurées, ne paraissent pas avoir été celles qui sont ici indiquées ; on sait seulement que son père s’appelait Hildegarius (= Audegier) ; voy. R. de Lasteyrie, Étude sur les comtes et vicomtes de Limoges (Paris, 1874), p. 80 (où le passage de G. de Rouss. est cité), et le même, dans le Bulletin de la Société scientifique de Brive, II (1880), 50.
  437. Cf. § 209.
  438. P. (2932) : « à qui j’avais donné ma sœur. » Le vers manque dans L.
  439. Beaumoncel est un nom de lieu qui existe dans le Calvados, Eure et la Sarthe.
  440. C’est la première fois que cette accusation fut portée contre Drogon, le père de Girart. Quant à l’aïeul de celui-ci, nous ne le connaissons pas.
  441. Carmel L., Calmeilh P. (v. 2960), lieu que je ne puis identifier.
  442. Le même que le Mont-Espir du § 130.
  443. Aimel L., « lui et sa gent », ce qui détruit la rime, P. (v. 2963).
  444. Mot à mot « je sais bien la fleur de cela ».
  445. Postel’en la barbe, imprécation, fréquente chez les troubadours, voy. Raynouard, Lex. rom. IV, 673a.
  446. Cf. § 216.
  447. Saint-Martial de Limoges ? En ce cas, ce serait le vicomte de Limoges qui paraît au § 218.
  448. La leçon assurée par Oxf. et P. (v. 2996), le vers étant omis dans L., est E laisse estar lo doble, pren le catau ; j’entends doble au sens d’amende, voy. Du Cange, dupla. Catau est pris dans le sens juridique ancien « debitae pecuniae caput », Du Cange.
  449. Un « Gacelins de Droies » figure dans la chanson des Saxons, I, 62.
  450. Cf. § 225.
  451. Fouchier, voy. § 216.
  452. Cela paraît vouloir dire qu’on se dédommage comme on peut.
  453. Ici je suis P. (vv. 3030-1) ; c’est l’idée de la lumière mise sous le boisseau. La leçon d’Oxf. n’est pas satisfaisante et ces deux vers manquent dans L.
  454. Sic Oxf. et P. (v. 3036) ; les Vaus de rans dans L.
  455. « Patience d’allemand » est, dans un vieux dicton, au nombre des choses « qui ne valent pas un bouton ». Le Roux de Lincy, Livre des Proverbes, d’après le ms. Bibl. nat. fr. 19531.
  456. Molbrans P. (v. 3044). Ce nom paraît fabuleux. Il existe dans le ms. 247 de la Faculté de médecine de Montpellier une courte chanson de geste dont le héros est Vivien l’Aumacor de Mont-Bran.
  457. Carabela P. (v. 3052), Danz Garins de Cable L.
  458. Mont-Agart L., Mont Essart P. (v. 3054).
  459. Le comte Richart du § 248, distinct probablement du vicomte Richart qui paraît au § 231 ?
  460. Le premier comte de Poitiers qui ait porté le nom de Guillaume est Guillaume Tête d’Étoupe, ✝ 963.
  461. Comborn, localité maintenant disparue, était au xiie siècle l’une des quatre vicomtes du Limousin (Limoges, Ventadour, Comborn et Turenne). Mais le nom de Richart ne figure pas dans la liste des seigneurs de Comborn.
  462. Trois comtes d’Anjou ont porté le nom de Fouque au xe siècle.
  463. Sans doute Joffroi d’Angers, cf. §§ 88 et 154. Dans P. (v. 3070), au lieu de ces trois noms, il y a : « Ricart et le duc Gui de Guienne ».
  464. L. Looneis, Laonnais ?
  465. M. à m. « nouer en sa courroie ». Cette locution qui reparaît au § 274 semble se rapporter à l’usage de faire un nœud à une lanière attachée à une charte pour attester les stipulations contenues dans cette charte et en conserver la mémoire. Le nœud fait à la courroie est mentionné dans un grand nombre d’actes du xie siècle et du xiie, qui appartiennent en général à la région du sud-ouest. Voy. Du Cange, corrigia 2, et nodator. et Archives de la Gironde, V, nos 57, 60, etc.
  466. Rainier P. (v. 3117) L. porte Tiebert et non Tiebaut, comme a lu à tort M. Fr. Michel (p. 312).
  467. Cauçon Oxf., chauçon L. Dans P. (v. 3154), le vers est tout différent.
  468. Ben entaillat a bestes de marmorin. Cela paraît signifier que sur le fond du pelisson étaient fixés des morceaux de marbre sculptés en forme d’animaux.
  469. Cette appellation, et de même au § 282, se rapporte à la nature de l’œuvre, non à la provenance du vêtement.
  470. D’un ufarin P. (v. 3160) ; le vers manque dans Oxf. et L. P.-ê. devrait-on corriger ostarin, couleur produite par un mollusque, mais cependant distincte de la pourpre ; voy. Du Méril, Glossaire de Floire et Blanchefior.
  471. Vers qui manque dans Oxf et L.
  472. Avec des dessins en mosaïque.
  473. Non douteux, Mafreiz Oxf. Folchiers P. (v. 3203), leçon que la rime rend inadmissible. Le vers manque dans L.
  474. Leçon de P. (v. 3229) ; Oxf. et L. « chaussés de neuf ».
  475. M. à m., dans Oxf. (le vers manque dans L. P.), « de quiconque s’assiée en fauteuil ».
  476. Cet oiseau, comme plus haut le loriot, est appelé par la rime.
  477. Monganger Oxf., Mont Caubier P. (v. 3267), Mont Disdier L, — Oxf. ajoute ce vers que je n’entends pas : Ja est co clareus qui fu seiner.
  478. « La moitié » est assuré par l’accord d’Oxf. et de P. ; il y a dans L. « la ventaille ». Je traduis littéralement sans être très sûr du sens. Ce haubert était-il échiqueté d’un côté, et de l’autre divisé par quartiers, comme un écu ?
  479. Vers qui se trouve dans P. seulement. Rivier, nom douteux puisqu’il n’a d’autre autorité qu’un ms. où les noms propres sont souvent corrompus, est un lieu mentionné par plusieurs chansons de geste. Il y a un Achart de Riviers dans Garin (Mort de Garin, éd. Du Méril, p. 191), un Bernart de Rivier dans Aie d’Avignon, v. 92. Dans le même poëme (vv. 297 et 821) paraît un Girart de Rivier, ou Riviers, seigneur de Huy, de Namur, de Dinan et d’Erezée (?). Nous trouvons Morant de Riviers dans Gaidon (v. 4839). Le val de Riviers est mentionné dans le Charroi de Nîmes, v. 343. Enfin, dans Amis et Amiles (vv. 1868, 2031, 2051, 2686), Riviers est une cité située sur le bord de la mer.
  480. Encore un vers qui ne se trouve que dans P.
  481. Belan Oxf., le nom de l’épée ?
  482. Le roi des Lombards ?
  483. Qu’es de durmer Oxf., dedins mier P. (v. 3267) ; qui fu d’ormier L. est une leçon refaite par le copiste.
  484. C’est, comme on sait, le renflement placé au centre de l’écu, du côté extérieur.
  485. De l’apoier Oxf., des lo polchier P. (v. 3268), où des est bon ; m. à m., je crois, à partir de l’endroit où on appuyait l’écu : c’est donc la pointe ; la targe était un grand bouclier que dans les sièges on appuyait, que même on enfonçait en terre.
  486. Dans P. seul (v. 3271).
  487. Ville de Catalogne dont il est souvent question dans les chansons de geste.
  488. Bête de somme.
  489. Ce qui suit est omis dans L. Je traduis en partie d’après P., la leçon de l’Oxf. étant pour moi peu intelligible.
  490. La leçon a mon esgart ne paraît assurée pas la concordance de L. et de P. (v. 3298) ; a Mont Ascart Oxf, peut bien toutefois être en soi un nom de lieu réel, car nous l’avons déjà rencontré au § 230.
  491. Aiennon Oxf. et Aenmon L. me semblent dériver d’une mauvaise leçon qui se serait trouvée dans l’original commun à ces deux mss. ; Aimeno P. (v. 3347), que j’adopte, doit être le personnage qui sera mentionné aux §§ 255-7.
  492. Ce qui est entre [ ] ne se trouve que dans P. (vv. 3353-4).
  493. P. (v. 3378) ajoute : « Qui demande merci à un mauvais seigneur est bien en peine ».
  494. Chastres, P. (v. 3381.) À la rigueur, ce pourrait être Châtres maintenant Arpajon.
  495. Dans P. seulement.
  496. Cf. § 235.
  497. Un certain poids d’or que du Cange, sous manca et mancusa, identifie avec le marc. D’après un texte français, cité sous mancusa, le mangon aurait valu deux besans.
  498. Aimes au cas sujet (P. vv. 3401, 3913, 3915, 3916, 3925). N’est pas à confondre avec Aimon seigneur de Bourges (aussi appelé Aimenon, § 104, P. v. 1055) l’hôte de Fouque lors de son ambassade auprès de Charles.
  499. a et b Dans P. seul. (vv. 3402 et 3404).
  500. Divers témoignages que l’on trouvera réunis presque tous dans un article de la Romania, IV, 394-3, constatent qu’il était usuel au moyen âge de se faire « tâtonner » ou gratter en vue de provoquer le sommeil. C’était, paraît-il, l’un des devoirs de l’hospitalité de pourvoir à ce que l’hôte fût ainsi endormi confortablement. Ainsi dans Aiol une jeune fille assiste au coucher du héros du poëme, borde son lit, et

    Douchement le tastone por endormir.
    (Édit. de la Société des anciens textes français, v. 2158.)

    Cette opération, bien que le soin en fût confié aux femmes, n’était pas considérée comme compromettante pour celles qui l’exerçaient. Du moins voit-on des dames au-dessus de tout soupçon « tâtonner » leur hôte pour les faire dormir. Mais on conçoit pourtant que parfois des conséquences autres que celles qu’on avait en vue aient pu se produire, et en fait un poète satirique des premières années du xiiie siècle reproche à certains ecclésiastiques d’avoir la nuit auprès d’eux des jeunes filles « qui les tastunent » (Romania, IV, 391, v. 125). Ici même nous verrons le messager de Charles rendant compte au roi de son message, se louer de son hôte qui lui a donné la plus belle fille qu’on ait jamais vue (ci-après, § 299, P. vv. 3927-8).

  501. C’est-à-dire les sommer de lui dire leur pensée, en invoquant le nom de Dieu ou des saints, de façon à leur rendre toute dissimulation impossible.
  502. De l’amende.
  503. Allusion à Pierre, le messager de Charles.
  504. Bisquar, P (v. 3447).
  505. Les derniers mots, depuis « jusqu’à... » sont traduits d’après P. (vv. 3451-2). Ce même membre de phrase est placé dans Oxf. à la fin du discours de Boson auquel il se relie assez mal. Il offre d’ailleurs dans ce ms. des leçons douteuses. Il manque dans L.
  506. « A Aix, en mai » L., modification d’un copiste qui avait lu d’autres chansons de geste, car Aix ne figure pas dans notre poëme au nombre des résidences habituelles de Charles ; voy. §§ 1, 95, 98, 190, 203, 248, 253, 254, 255, 291, etc.
  507. Les barons de la cour de Charles.
  508. Il s’adresse maintenant à Girart.
  509. Voy. p. 131 n. 4.
  510. Ou « de Guyenne, » d’Agiane Oxf. L, de Guiane P, (v. 3502). Je ne vois pas de Hugues dans la série des ducs d’Aquitaine, ce qui pourrait conduire à adopter la leçon de P., Gui au lieu d’Ugon des deux autres mss. Gui d’Aquitaine serait le même que le Gui de Poitiers du § 143.
  511. Lui e Guinart Oxf. lui en gignart L., ab mala art P. (v. 3503), probablement le comte Guinart des §§ 135 et 166.
  512. Ou peut-être « en vue de qui vous vivez », per pouvant signifier « par » ou « pour » ; cf. dans le poëme de Boëce per cui vivre esperam, v. 3.
  513. « Pour son droit » pourrait s’entendre du droit de Charles, dont ce chevalier se constituerait le champion.
  514. C'.-à-d. combattre contre moi. Il se pourrait qu’il y eût ici une allusion à une ancienne forme de défi : il est souvent question dans les romans d’un bouclier suspendu à un arbre comme une provocation permanente, et celui qui avait l’audace de le frapper voyait apparaître un chevalier armé, tout prêt au combat.
  515. M. à m. « son malfaiteur », celui qui lui avait fait du mal.
  516. C’est-à-dire « pour que j’aie forfait ma terre ».
  517. Abbaich Oxf., abait L., abah P. (v. 3605). Ces formes, et d’ailleurs les rimes qui répondent en général à une finale latine act’, rendent bien douteuse l’étymologie abbatem ; aussi Diez a-t-il proposé (Etym. Wœrt. II c, abait), toutefois avec doute, le bas latin ambactus, all. ambaht, qui répond pour le sens à minister ou ministerialis, voy. Du Cange. C’est dans ce sens que j’emploie « officier » ; « fonctionnaire » serait un peu moderne.
  518. La construction de la phrase, dans Oxf. et P. (v. 3611) amène à faire de caraich, carait, carah, une sorte de synonyme de cap qui précède ; toutefois il est difficile de faire de ce mot un dérivé de cara, fr. « chiere ». Je suppose que c’est une forme apparentée à character.
  519. Ces paroles ne semblent pas, de prime abord, répondre à la demande de Charles telle qu’elle est formulée par le messager. Toutefois elles y répondent indirectement, Girart veut dire que la terre qu’il tient de son père est franche et ne peut, par conséquent, être forfaite. La même prétention a déjà été exprimée plus d’une fois.
  520. C’est-à-dire. « jamais il ne se sera fait un tort aussi grand.
  521. Cf. p. 115, n. 1.
  522. Tirade omise dans L.
  523. Mot à mot « qu’il peut nouer en sa courroie », comme au § 232.
  524. D’après P. (v. 3663) ; « le roi » Oxf. ; le vers manque dans L. Il est fait ici allusion à des personnages qui me sont inconnus.
  525. Anchart P. (v. 3671).
  526. Lieu fortifié appartenant à Girart et dont il sera question plus loin encore (§§ 308-12). Je ne réussis pas à le retrouver dans la nomenclature moderne.
  527. Peil pelant es cauz cui dans lui dol Oxf. ; Pel a pelan e sanc cui dens no dol P. (v. 3731) ; le vers manque dans L. Je traduis comme s’il y avait Peil a pelant el cap ou el suc, et j’entends que quand on n’a plus mal aux dents (c’est-à-dire quand on n’a plus de dents), on est bien près de devenir chauve. L’idée serait que Girart se montre faible, sans énergie. C’est très conjectural.
  528. Allusion à un récit inconnu. Elmon Oxf. et L., Raimon dans P. J’ai traduit maiol par « mon grand père », mais ce peut être un nom propre.
  529. Sai ben entendre P. (v. 3741) est assez plat ; ne quen sendre Oxf., n’a ni sens ni mesure ; L. n’a pas ce vers ; je corrige ne quer entendre.
  530. D’après P. La leçon d’Oxf. et de L. me paraît corrompue.
  531. Le roi.
  532. Oxf. molt vos il faz ere do bis ; les derniers mots, pour moi inexplicables, sont confirmés par P. (v. 3751) molt i fazetz era do bis.
  533. Els potz saziz, de P. (v. 3760), est clair, mais mauvais, la vraie leçon doit se cacher sous le texte d’Oxf., e fors sosis.
  534. Ici s’ouvre dans L. une lacune, causée par l’enlèvement d’un feuillet (60 vers).
  535. Judeu est ici pour la rime.
  536. 1er octobre.
  537. Au moyen âge, les bergers sont le type de la simplicité.
  538. C’est l’idée déjà exprimée par Girart, à la fin du § 259.
  539. Ici cesse la lacune de L.
  540. Cf. § 235.
  541. Le Gautier de Mont-Rabei du § 241.
  542. Ce chiffre n’est là que pour la mesure et la rime.
  543. Il me semble impossible d’entendre autrement ce passage pour lequel les mss. ne présentent aucune variante importante. Cependant on voit que la réponse de Charles s’applique mal aux paroles de Gautier. Faut-il supposer que la fin du discours de celui-ci manque dans tous nos mss. ?
  544. Gaignart, cf. p. 105, n. 1.
  545. Pour la rime, bien entendu.
  546. Ici, dans Oxf. et L (p. 332), une laisse dont la place véritable est plus loin, la laisse 308.
  547. Tirade de cinq vers qui manque à L. P. C’est un simple appel de jongleur que, à cause de son insignifiance même, deux copistes indépendants l’un de l’autre ont fort bien pu avoir l’idée de supprimer.
  548. Sur l’usage de s’asseoir à terre sur le sol ou le plancher couvert de joncs, voir mon édition de Flamenca, p. 288, n. 3.
  549. Mal trachic Oxf., mal traitiz L. P. (v. 3888). Traitiz signifie ordinairement allongé, en parlant des doigts ou du nez ; je ne sais pas ce que ce mot veut dire ici.
  550. On sait qu’autrefois l’orme formait la décoration la plus ordinaire des places publiques, d’où la locution : « Attendez-moi sous l’orme ». Voy. sur ce point la dissertation de M. Fr. Michel, dans les Mémoires lus à la Sorbonne, section d’archéologie, année 1867, p. 168 et suiv.
  551. Cf. §§ 251-2.
  552. Que vos bastic, Oxf. et L., le vers manque dans P. Je ne vois pas le moyen de traduire autrement, à moins de supposer que sous vos se cache quelque nom propre.
  553. M. à m. « à ses nourris ».
  554. Voy. la fin du § 252.
  555. Cf. §§ 254-5.
  556. Brie Oxf., Bieire L., Boera P. (v. 3907). Est ce Bruyères en Vosges ? Cela est douteux parce qu’on ne voit pas que ce lieu ait jamais été le chef-lieu d’un comté ; mais c’est, en tout cas, un lieu qu’il faut chercher dans l’est, où étaient les possessions du marquis Fouchier ; voy. p. 69.
  557. Sic Oxf. ; c’est peut-être un nom de lieu inventé pour la rime ; vas bon alberc. P. (v. 3918) est une correction de copiste. Le vers manque dans L.
  558. Cf., § 257.
  559. Caninieus P. (v. 3939) ; cf. p. 46, n. 2.
  560. Cf. § 272.
  561. Au moyen âge, ces batailles s’engageaient presque toujours par des combats singuliers entre les principaux personnages des deux armées (voy. ici même, § 145. C’était un honneur très recherché que d’être autorisé à engager ainsi l’action.
  562. Cf. § 269.
  563. Je ne vois pas que Girart ait fait valoir ce grief en présence de l’envoyé du roi ; mais, antérieurement, il avait manifesté son indignation de la conduite de Charles en cette circonstance. Voy. la fin du § 215.
  564. Le texte, tel que nous l’avons, ne porte nulle part que Girart ait proféré cette menace.
  565. D’après P. (v. 3976), Oxf. est corrompu et la leçon de L. est visiblement refaite.
  566. Le duel judiciaire.
  567. En ce qui concerne le meurtre de Thierri, ce que dit plus clairement P. (v. 3990).
  568. Cf. §§ 275-8.
  569. Il n’est nullement question, dans le texte que nous avons, de l’enlèvement de cette cité, qui m’est inconnue. La leçon de P. (v. 4002), Mongronh, m’est également obscure. L. passe le vers.
  570. Ce que Pierre veut dire est expliqué plus loin au § 314.
  571. Cf., § 270.
  572. Notons que c’est avant l’altercation avec Boson que prend place, dans le poëme, l’exposé des conditions que Pierre est chargé de transmettre ; voy. § 255.
  573. Cf. p. 61, n. 4.
  574. Laisse déplacée dans Oxf. et L., voy. ci-dessus, p. 146, note 5. On conçoit qu’une laisse dont le seul objet est de récapituler les faits, qui, par conséquent, interrompt de toute façon la narration sans rien apprendre de nouveau, ait pu aisément être transportée hors de sa vraie place.
  575. Chez Girart.
  576. Ses hommes en général, l’ensemble de ceux qu’il avait droit de convoquer ; ses marquis, c’est-à-dire les feudataires qui tenaient ses marches, et qui, à cause de la distance, n’avaient pas eu le temps de rejoindre.
  577. Cf. p. 112, n. 4, et plus loin, p. 164, n. 2.
  578. Fort douteux ; c’est le sens qui résulte de la leçon de mon ms. de darz pareis ; je n’entends ni delsz dal pares Oxf., ni des apareis L ; quant à la leçon de P. (v. 4069), de lor gran pris, il est visible qu’elle est le fruit de l’imagination d’un copiste.
  579. L’acier viennois est déjà mentionné dans Rolant, v. 997.
  580. Il s’agit probablement de Henri, l’un des hommes du roi, qui reparaîtra plus loin (P. vv. 5053, 5148, 7008). Ce n’est pas, au moins dans la rédaction que nous avons, un personnage bien important. Il est à croire que c’est le besoin de la rime qui l’a introduit ici.
  581. Peut-être celui qu’on voit plus loin périr dans un combat (P. V. 5172).
  582. À Mont-Amele.
  583. En Acorevent Oxf., leçon évidemment corrompue, en Laurivent ( = l’aurivent), II, a Oirevent L, en Orien P. (v. 4096). Ce lieu est évidemment le même que l’Olivant que l’auteur du roman français de Girart de Roussillon mentionne en ces termes (éd. Mignard, p. 191) :

    Va s’en li dus Girars tout droit en Olivant,
    Semur fut puis nommés, non pas a son vivant.

    Et plus loin (p. 228) :

    Il (Girart) funda Avalon et Saint Jean d’Olivant
    Qui Semur fut nommés, non pas a son vivant.

    Ces deux passages sont reproduits à leurs places respectives, dans la version en prose de Jean Wauquelin (ch. cxxix et cliv) ; mais je ne saurais dire d’où l’auteur du roman en vers a tiré cette identification d’« Olivant » et de Semur, ni la mention d’une fondation d’abbaye dans cette même ville. Ce n’est pas de la vie latine de Girart de Roussillon, ou du moins du texte qui nous en est parvenu.

  584. Montés est la traduction fort aventurée de a coite ou a cocha, donné par tous les mss. (P. v. 4101).
  585. Voy. p. 40, n. 1.
  586. Il faudrait pouvoir dire, comme le texte, fors conseillé, c’est-à-dire mal conseillé.
  587. Cf. §§ 259, 263.
  588. Soixante, selon P. (v. 4136.)
  589. a et b Cf. § 306.
  590. Anchier cel de Marsaire P. (v. 4147). Ce doit être l’Auchier des §§ 166, 304, 317 ; l’Auchier, renommé par sa loyauté, du § 30.
  591. Raire P. (v. 4153).
  592. Leçon de P. (v. 4153) ; Oxf. senz caire, ce qui n’offre guère de sens ; L. Que K. la trespast u sanz contraire, leçon refaite, où la rappelle Caire mentionné précédemment. J’adopte la leçon de P., parce que Rancaire est un nom de lieu qui figure ailleurs dans le poëme (P. v. 6475, même leçon dans Oxf. et sans doute dans L. s’il n’y avait dans ce ms. une lacune à cet endroit).
  593. On a déjà vu plus haut le renard symboliser la lâcheté, p. 66, n. 1. Il y a ici deux vers (P. vv. 4163-4) dont le premier, bien que nécessaire au sens, est omis par Oxf. et L, mais qui se retrouvent identiquement les mêmes précédemment, au § 150 (P. vv. 1929-30), et dont le premier reparaîtra plus loin (P. v. 4429). Ce vers. Tenetz mi per revit a volpilho, a été bien expliqué par Diez, Kritischer anhang zum Etym. Wœrt., 1859, p. 25. Revit (reveiz Oxf. pour proatz de P. v. 1682) est le français revois, sur lequel voy. Scheler, Berte au grand pied, p. 157-9.
  594. Ce nom n’est conservé que dans Oxf., mais cela suffit. Le comte Guinart paraît ordinairement en compagnie d’Auchier (§§ 135, 166, 275, 304).
  595. La principauté de Montbéliard, quoique n’ayant été unie à la France qu’en 1796, a toujours été de langue française.
  596. Girart.
  597. Les passages des Pyrénées.
  598. « Castillans » P. (v. 4184).
  599. Ici s’ouvre dans L. (entre les feuillets 30 et 31) une lacune correspondant aux vers 4185-4429 de P., et qui se forme au § 328.
  600. Cela veut dire probablement, avec son train royal, à la tête de troupes considérables.
  601. Le premier Aimeri qui ait été vicomte de Narbonne occupa la vicomté de 1080 à 1105. Aimeri II fut vicomte de 1105 à 1134. Mais ces personnages sont trop récents pour que l’auteur ou même le remanieur ait eu en vue aucun d’eux. C’est la même difficulté que pour l’Aimeri du Pèlerinage de Charlemagne, voy. G. Paris, Romania, IX, 40-3.
  602. Son gendre Oxf., son oncle P. (v. 4194), où son peut se rapporter aussi bien à Girart qu’à Aimeric. Ce Gilbert est différent du Gilbert de Senesgart, le cousin germain de Girart.
  603. Le premier comte de Barcelone qui ait porté ce nom est Ramon Berenguer I, le Vieux, 1035-76 (Art de vér. les dates, II, 293).
  604. Au lieu de lo comte, leçon de P. (v. 4196, il y a dans Oxf. lo leicluent, ce que je n’entends pas.
  605. Guintran lo savi de Babilona, P. (v. 4197). Je suis la leçon d’Oxf., sachant toutefois que Balone est fautif, d’autant plus que le vers est trop court d’une syllabe, mais le Babilone de P., est inadmissible. Ce Guinant ne peut être, en tout cas, le comte Guinant du § 229, qui est au nombre des vassaux de Charles. Il se peut que Guintran soit la bonne leçon, cf. p. 304.
  606. Je préfère ici la leçon de P. (v. 4198) à celle d’Oxf., ques avers done, qui est une pure cheville.
  607. Il me semble difficile d’entendre autrement le vers Per toz aiquesz lo cons lo reis (corr. rei d’après P.) razone, mais toutefois je ne me dissimule pas que c’est admettre, de la part de Girart, une démarche conciliante que le § 317 est bien loin d’annoncer »
  608. Cette laisse et la suivante manquaient originairement dans Oxf., soit que le copiste de ce ms. les ait omises, soit qu’il ne les ait pas trouvées dans la leçon qu’il transcrivait. Plus tard elles ont été ajoutées sur deux feuillets qu’on a insérés après le feuillet 86 et qui, par suite, portent les nos 87 et 88. Placés comme ils sont, ces deux feuillets coupent en deux la laisse 325. Si on les avait placés après le folio 85, ils auraient coupé la laisse 322, et se seraient ainsi trouvés plus près de leur véritable place. Mais l’erreur n’est pas accidentelle ; celui qui a fait cette addition a voulu qu’elle se plaçât entre les tirades 323 et 324, ce qu’il a indiqué en écrivant le premier des vers ajoutés, au haut du fol. 86 v°, au-dessus de la tirade 324. L’écriture de ces deux feuillets est italienne, comme celle de tout le ms., mais d’une époque beaucoup plus récente, de la fin du xive siècle, ce semble. Ce qui est notable c’est que, dans ces deux feuillets additionnels, l’ordre des deux tirades est interverti : 321 vient avant 320, particularité qui s’observe aussi dans le fragment de Passy (II). C’est la leçon de ce fragment que je suis de préférence pour ces deux tirades. Cette leçon est apparentée de très près à celle d’Oxf., mais plus correcte.
  609. Il y a ici dans Oxf. et II un vers, Aimon et Andefrei Gilbert et Gui, qui manque dans P. Les deux premiers de ces noms ne peuvent guère être que ceux de deux neveux de Thierri (voy. §§ 107 et 213), qui étant ennemis déclarés de Girart ne peuvent figurer ici. Je suppose donc qu’ils ont été introduits par erreur, amenés par le nom d’Aimeri qui précède, nom qui sans doute désigne ici Aimeri de Narbonne (voy. § 319), mais qui est aussi celui d’un neveu de Thierri.
  610. Je traduis ici un vers, nécessaire au sens, qui ne se trouve que dans mon fragment : Se vos hui me failliez, vez me honi.
  611. Proverbe bien connu dont les exemples abondent au moyen âge ; voy. Le Roux de Lincy, Livre des proverbes, II, 282, 485 ; cf., pour le provençal. Bartsch, Denkmæler, p. 12, v. 3-4 ; p. 33, v. 23.
  612. Les gaite-vi, frag. de Passy (gardeni, pour garde-vi, dans Oxf.) mot à mot, ceux qui guettent le vin, rappellent les fainéants que le troubadour Marcabrun flétrit en plus d’une de ses pièces, qu’il appelle corna-vi, bufa-tizo, etc. Voy. Romania, VI, 122, n. 4.
  613. Au sens de troupe rangée en bataille.
  614. Il y a dans les mss. neps (neveu).
  615. P. (v. 4299) : Adonc es orgolhos i afermatz, mais mieux dans Passy : Donques es plus segurs e plus menbraz. Le vers manque dans Oxf.
  616. Métaphore empruntée au jeu d’échecs.
  617. Le heaume était trop pesant pour être porté hors des cas de nécessité. Or, comme il était d’usage de le fixer au haubert par un lacet, on descendait de cheval pour faire plus à l’aise cette opération.
  618. Peut-être Verdonnet, cant. de Laignes, arr. de Châtillon-sur-Seine.
  619. Le pays des Herupois, la Herupe, paraît avoir compris, au xiie siècle, toute la région qui s’étendait de la Loire à la Seine, à l’ouest de Paris et d’Orléans, l’ancienne Neustrie ; voy. Fauchet, Œuvres, 1610, fol. 541, Longnon, Mémoires de la Société de l’Histoire de Paris, I, 8-12.
  620. Voy. p. 40, n. 2.
  621. Oxf. Mans el e Beruer e Aucores. Ce dernier mot désigne probablement le contingent d’Auxerre, mais je préfère Bretoneis de P. (v. 4345) ; voir la note suivante. Peut-être faudrait-il aussi préférer aux Berruyers les Angevins de P., qui figurent assez ordinairement en compagnie des Manceaux ; voy. §§ 152, 155, 323.
  622. J’adopte la leçon Guianes de P. (v. 4347) : Bretones d’Oxf. n’est pas à sa place, si on admet que les Bretons sont dans la seconde échelle, et d’autre part, il est naturel d’associer les Aquitains aux Poitevins. On a vu plus haut (§ 143) les Aquitains conduits par Gui de Poitiers.
  623. Poherenc, cf. p. 84, n. 2.
  624. Serait-ce le comte Joffroi des §§ 88, 89, 115 ; etc. (probablement Joffroi d’Angers) ?
  625. « Henri et don Guigue » paraissent déjà au § 173.
  626. Voy. p. 51, n. 1.
  627. Le safre désigne bien encore maintenant (voy. Littré) l’oxyde de cobalt, comme il a été dit ci-dessus, p. 112, n. 3, substance qui sert à produire une couleur bleue ; mais ici on ne voit pas comment le safre, si c’est une couleur, pourrait être influencé par la pureté de l’or. Le safre doit désigner ici, et en beaucoup d’autres endroits, le brillant produit par un vernissage pour lequel on employait une substance appelée « safre », et qui n’était pas nécessairement l’oxyde de cobalt. En effet, safre désigne « dans la basse Provence un sablon quartzeux, et dans la haute la terre glaise ou argile qu’on emploie comme mortier ». Chabrand et de Rochas d’Aiglun, Patois des Alpes Cottiennes, p. 184 ; cf. Littré, Dictionnaire, Supplément, p. 304, safre 3. Mais d’autre part, et c’est probablement là qu’est la vraie explication, en esp. zafre est un oxyde de bismuth donnant une coloration jaune, et on a rapproché ce mot de l’arabe sofra, couleur jaune, voy. à la suite du supplément de M. Littré, le Dict. étym. des mots d’origine orientale, sous safre. Il serait donc possible que le safre désignât dans nos anciens poëmes une couleur jaune ou dorée.
  628. Nous l’avons déjà vue, cette épée, au côté de Pierre de Mont-Rabei, § 246.
  629. Garnier, P. (v. 4370).
  630. Ici Rames Oxf., mais plus bas Rainier ; c’est le même qui figure au § 164, où, me conformant à la graphie donnée par Oxf. à cet endroit, j’ai écrit Renier.
  631. Sic Oxf. et P. (v. 4384).
  632. Ce nom, qui a son utilité dans les rimes en enc, figure déjà au § 109, mais s’appliquant à un autre personnage.
  633. Je ne suis pas en état d’expliquer ce cri de guerre ni le précédent.
  634. C’est ainsi que Raynouard, V, 60, traduit roden (P. v. 4396)
  635. Douteux : P. (v. 4403) d’Orlem, Oxf. d’Arle, où la dernière lettre, qui ne peut guère être qu’un n, manque, le bord extérieur du feuillet étant déchiré.
  636. Oxf. Baiart que (q barré) fas. Le vers manque dans P.
  637. Ab armas dans les deux mss., mais la rime ?
  638. Folras P. (v. 4411).
  639. D’après P. (v. 4414), Oxf. Cleopas. Ce nom semble emprunté à quelque tradition antique.
  640. « Du vieux Troas », selon P. (v. 4415). Je n’ai pas réussi à trouver d’où a été tiré ce nom.
  641. Je n’entends pas ne sis lavas Oxf. ; la leçon de P. (v. 4417) n’es mia gas est visiblement refaite.
  642. Ce saint n’a été choisi que pour la rime.
  643. Leur parent, voy. § 212.
  644. Cf. ci-dessus la p. 156, n. 4.
  645. Ici se ferme la lacune de L. ; voir ci-dessus, p. 157, n. 6.
  646. Ceci est en contradiction avec le récit du meurtre de Thierri, tel qu’il a été fait plus haut dans une série de tirades consécutives (§§ 200-8). On ne voit pas que Fouchier ait pris part à cet acte de trahison.
  647. L’endroit où on appuyait le bouclier ? soz la poger (l’apoger ?) Oxf., le pogier L ; la leçon de P. (v. 4442) lo polchier est corrompue ; cf. plus haut, p. 128, n. 3, et plus loin, § 334 l’apogail Oxf.. lo pogalh P. (v. 4501), le pogail, L.
  648. D’une guerre privée.
  649. « Cent, » selon Oxf. ; le vers manque dans L.
  650. Cet Olivier, de qui Pierre de Mont-Rabei tenait ses armes, a déjà été mentionné aux §§ 245 et 246.
  651. Ci-dessus §§ 282-3.
  652. Qui ornait le centre du bouclier.
  653. Vers qui n’est que dans P. (v. 4494).
  654. Mont Saint-Droin L., le vers manque dans P.
  655. Le haubert couvrait le cou et une partie du visage.
  656. Un Raimon Borel fut comte de Barcelone de 992 à 1018 ; voy. l’Art de vér. les dates, II, 292 ; P. de Bofarull, Condes de Barcelona vindicados, I, 197.
  657. Doltrans P. (v. 4533-5). Sans doute le Doitran qui figure au § 252, parmi les hommes de la mesnie de Girart.
  658. Teoïn Oxf., tenoï P. (v. 4542). Enterin L. (non pas osterin comme dans l’édition) est une correction de copiste.
  659. Cf. p. 77, note 1.
  660. Le vers est complété par cette cheville que fest (que fit) Ginarz Oxf., Gimarz ou Gunarz L., Gaigartz P. (v. 4570). Ce fabricant de heaumes ne m’est pas connu d’ailleurs.
  661. Le texte, et par suite le sens, est douteux. Oxf. ajoute : « et j’aurai ma terre quitte et en paix. »
  662. C’étaient donc des cercueils de pierre.
  663. L’évêché de Cornouailles en Bretagne, chef-lieu Quimper.
  664. M. à m. « Que Dieu ne me donne pas relief d’une autre serviette (toaille) ». Je suppose qu’il y a ici une allusion à l’usage d’accorder à celui qui avait servi à table, en certaines grandes occasions, le relief de la table. Dans Huon de Bordeaux, vv, 256-68, le relief du duc Seguin, pour servir à la table de Charlemagne à Pâques, à la Pentecôte et à Noël, est estimé à trois mille livres. Le relief consistait ordinairement en pièces de vaisselle, particulièrement en un hanap, voir l’extrait des Assises de Jérusalem cité dans Du Cange sous grasala. Les témoignages abondent sur ce point. Lors de la consécration de l’évêque d’Angers, Guillaume le Maire (1291), un seigneur s’empara, en vertu d’un droit traditionnel, des bassins d’argent et des serviettes dont l’évêque s’était servi pour se laver les mains au moment du repas. (Mélanges historiques [2esérie], II, 256, dans les Documents inédits.) Cela rappelle et explique le « relief de touaille »dont il est ici question.
  665. Ces paroles doivent être placées dans la bouche de l’abbé breton.
  666. C.-à-d. qu’il le tienne de moi.
  667. Voy. p. 75, note 2.
  668. Faute pour Tolsanz, Toulousain ? P. (v. 4033) cosen, la leçon de Hofmann, cosin, est une mauvaise correction. — Guillaume n’est pas sûr.
  669. Lieu apparemment propre aux embuscades, puisqu’il est mentionné dans les mêmes circonstances au § 214, où je l’ai appelé, d’après L., Clarençon, Ici encore L. porte Clarencon, mais Clarenton est assuré par l’accord d’Oxf. et de P. (v. 4661).
  670. Bourbon l’Archambaut ?
  671. « Senebrun et Corbaron » P. (v. 4666).
  672. Corbero P. (v. 4667).
  673. Girarz L. (p. 350), Aimes P. (v. 4668).
  674. Arlio P. (v. 4675).
  675. Interprétation non moins douteuse qu’au § 72. Oxf. lo pont desgarz, L. le pont de Gart, P. (v. 4699) los ponts dels gartz.
  676. Corbigny, abbaye bénédictine (diocèse d’Autun), fondée, en 864, en l’honneur de saint Léonard ; voy. Gall. Christ., IV, 475. S. Léonard était décédé à Vendœuvre (Sarthe), et son corps fut transféré à Corbigny vers 877 (AA. SS., oct. VII, 47 a).
  677. Voy p. 34, n. 2.
  678. Cesart L., Censart Oxf. ; le vers manque dans P. Je pense que c’est une allusion au meurtre de César.
  679. Le marquis Fouchier, pour la rime, comme plus loin § 382.
  680. « Pour ce est li fous qu’il face la folie », Le Roux de Lincy, Livre des Proverbes, I, 243.
  681. Encore ici « neveu » au lieu de cousin, comme p. 161.
  682. Voy. ci-dessus §§ 260, 261, 266.
  683. Qui de loinz garde de près s’esjoïst.
    Ce dist li vilains.

    (Le Roux de Lincy, Livre des proverbes, II, 465 ; cf. p. 388 : Qui de longe providet de prope gaudet).

  684. Vers qui n’est que dans P. (v. 4748), Boson et Seguin sont coupables du meurtre de Thierri et de ses fils (voy. §§ 201 et suiv.) ; quant à Fouchier, il a joué un vilain tour à Charles, sans provocation (§ 216).
  685. Cf. §§ 213-5. Hugues n’est pas mentionné parmi ceux qui prirent part à cette tentative.
  686. On sait que telle était la fonction primitive de l’écuyer, comme du reste l’étymologie l’indique.
  687. Ils passent la Loire à Nevers ; et la Saône à Châlon.
  688. Ou Muçon ; Val Muso P. (v. 4765).
  689. Oxf. Girunde lo traverse naus e nodon, L. (p. 353) Gironde a traverseie o ben (non pas bon) noon, P. (v. 4768) Gironda lor traversa nac e dordon. Ces leçons paraissent diversement corrompues.
  690. Le vicomte de Dreux, déjà mainte fois mentionné.
  691. Cf. le commencement de la tirade précédente.
  692. Voir p. 53, n. 2 et 70 n. 4.
  693. Tenir un vassal, au sens féodal, être son suzerain.
  694. Le droit.
  695. Voy. p. 64, n. 3,
  696. Ici s’ouvre dans L. (p. 355) une lacune de plus de 1700 vers (=P. 4852-6570).
  697. Ici, dans Oxf., deux vers dont le premier peut se traduire ainsi : « Si nous n’avons pas fait de cercueils plombés », mais le second, probablement corrompu, est pour moi inintelligible : Mais vos ne meses un en vas nentrunc. Il doit y avoir une allusion aux cercueils faits par ordre de Charles, §§ 344-5 ; trunc, tronc d’arbre creusé, serait synonime de vas.
  698. Cf. § 107.
  699. Le vase, c’est Girart ; la plante, c’est la trahison.
  700. Écorce, vigne sauvage, sont appelées ici par la rime (uche) qui ne fournit qu’un très petit nombre de mots et, par suite, amène l’auteur à des associations d’idées singulières.
  701. Des mar el fois Oxf., de mar au fois P. (v. 4874) de la mer jusqu’à Foix ?
  702. Le sens du second hémistiche e tuit li trois Oxf., e toh lhi trois P. (v. 4878), m’échappe complètement.
  703. Sur lequel les chevaliers essayaient leur adresse, voy. p. 1, n. 2.
  704. Voy. § 348.
  705. Le texte paraît pas susceptible d’une autre interprétation, et pourtant ces paroles du roi sont en contradiction avec celles du § 360.
  706. Par cette expression Charles veut dire à la fois que Girart a commis envers lui un acte de trahison, et que cet acte est prouvé de telle sorte, qu’en droit, sinon en fait, Girart appartient à Charles, qui a droit d’en prendre la vengeance qu’il lui plaira.
  707. Celui où fut décidé l’envoi de Pierre de Mont-Rabei.
  708. Voy. p. 99, n. 1.
  709. Voy. p. 64, n. 3.
  710. C’est la première fois que paraît dans le poëme ce nom de lieu. Le grief même que le roi fait ici valoir contre Girart n’a jamais été ainsi formulé. On a vu au contraire, § 228, l’un des hommes du roi poser en fait, sans être contredit, que Girart n’avait pas donné asile au meurtrier de Thierri.
  711. Ici le roi fait allusion, non plus au meurtre de Thierri, mais au vol commis par Fouchier (voy. § 216). Déjà, § 228, le roi a accusé Girart d’avoir donné asile à Fouchier, quoique le récit n’en dise rien.
  712. Par le duel.
  713. Mont-Erbei P. (v. 4950). Aucun de ces deux noms n’est mentionné à l’endroit où il est parlé de cette embuscade, § 215.
  714. En Gascogne, voir § 352.
  715. Saint-Lambert de Liège ?
  716. Sont obligés de rester enfermés dans les lieux fortifiés.
  717. Oxf. correil, P. (v. 4991) torrel, qui n’a pas de sens.
  718. De sang.
  719. Tilleul (teil) n’est ici, bien entendu, que pour la rime.
  720. Oxf. Mont Moureil, P. (v. 4999) Mont Aurel.
  721. En Sival dans les deux mss. ; voir plus loin, p. 189, n, 3. Il s’agit donc d’une bataille aramie, c.-à-d. dont le lieu et la date sont convenus d’avance, comme la bataille de Vaubeton (voy. § 126), mais il est singulier que ce rendez-vous n’ait pas été indiqué dans la scène qui précède.
  722. Voir § 356.
  723. Nous avons déjà vu ce nom mentionné au § 167 comme étant le cri de guerre d’Odilon, l’oncle de Girart. Ce doit être un lieu situé entre le Rhône et les Alpes, limites entre lesquelles s’étendaient les possessions d’Odilon (voir la fin du § 99).
  724. Ancien Aventicus ou Aventica, maintenant Wiffisbourg, canton de Vaud ; voy. Longnon, Géogr. de la Gaule au vie siècle, p. 224.
  725. A Clausa al port Oxf., la leçon de P. (v. 5012) entro al port, est corrompue. Il y a dans les Alpes de nombreux passages appelés Cluse ou La Cluse. Remarquons que les menaces du roi sont loin d’avoir eu cette précision.
  726. Sur les différentes manières de consulter les sorts au moyen âge, voy. Du Cange, Sortes sanctorum. M. Roquain, dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, XLI (1880) 465-74, et M. Chabaneau, Revue des langues romanes, 3e série, IV, 167-78, ont publié deux textes, l’un latin, intitulé sortes apostolorum, l’autre provençal, qui contiennent des réponses, généralement assez vagues, aux questions de ceux qui cherchaient à connaître l’avenir, M. Chabaneau a rassemblé, p. 161, note, plusieurs textes empruntés aux auteurs latins du moyen âge et à la littérature provençale sur l’usage de consulter les sorts. Cette liste pourrait être notablement augmentée. Pierre de Vaux-Cernai raconte que Simon de Montfort avait consulté les sorts, un ouvrant au hasard le psautier, avant de se rendre à la croisade contre les Albigeois (fin du chap. xvii). Dans Flamenca (vv. p. 2300), Guillaume de Nevers interroge l’avenir de la même manière lorsqu’il se prépare à séduire l’épouse d’Archambaut. Dans Girart de Roussillon, l’usage de consulter les sorts est si bien admis que lorsqu’une guerre est entreprise sans qu’on l’ait fait, l’auteur a soin de le mentionner ; voy. §§ 140 et 383.
  727. Il faut entendre « l’hommage ».
  728. On verra au § suivant que le conseil se tenait à cheval en présence des troupes.
  729. Cinq, selon P. (v. 2028). Je ne vois pas à quel événement il est fait ici allusion.
  730. Le cri de guerre des troupes royales en tout pays, voy. le texte de Mathieu Paris, cité dans Du Cange, V, 560 b. Un érudit a jadis réuni de ce cri de guerre plusieurs exemples, sans paraître se rendre compte de ce qu’il signifiait ; voy. Jahrbuch f. roman, u. engl. Literatur, II, 120.
  731. Je conserve l’expression de l’ancien français, qui, naturellement, ne peut trouver d’équivalent en français moderne. Le demaine est un terme assez vague qui désigne l’homme libre dépendant directement du seigneur, dominius.
  732. Voy. p. 11, n. 1.
  733. Ce sont pourtant les Gascons, non les Provençaux, qui (ci-dessus, § 332) ont fait défection.
  734. On a vu au § 107 que Thierri avait eu quatre femmes, dont la dernière était sœur d’un roi Louis, de même au § 101 ; au § 112, cette quatrième femme est sœur de Charles-Martel ; ici il est question d’une sœur des comtes Henri et Auberi. La femme désignée dans le présent §, comme celle désignée aux §§ 107 et 112, est mère des enfants tués par Boson. Il y a donc contradiction entre ces divers passages.
  735. Sorte de tente.
  736. Guinars P. (v. 5066), ce qui fausse le vers ; au § 398, le même ms. (v. 5268) porte Guinarmartz ;. Le nom de Guihomart, conservé par Oxf., est un souvenir du chef breton Wihomarchus qui lutta contre Louis le pieux (Einhardi Annales, ad ann. 822 et 825 ; cf. A. de Courson, Cartul. de Redon, p. xxiii).
  737. Salomon de Bretagne figure parmi les vassaux de Charlemagne en plusieurs chansons de geste. Voy. les témoignages rassemblés par M. Joüon à la table de son édition du roman d’Aquin, sous ce nom.
  738. Voy. p. 149, n. 4.
  739. L’Aimenon, hôte de Pierre de Montrabei (§§ 155-8), ou Aimon de Bourges appelé quelquefois, Aimenon ; cf. p. 131, n. 5.
  740. Celui qui figure déjà en compagnie de Gace, au § 352, probablement le comte Hugues des §§ 328, 338-40.
  741. Bernart P. (v. 5086) ; de même au § 398.
  742. Pour Fouchier, comme au § 349.
  743. De Mont-Rabei.
  744. Le comte Auberi du § 310.
  745. Voy. p. 157, n. 1.
  746. Cela veut dire que la mêlée fut si générale que les combattants n’avaient pas le loisir de choisir leurs adversaires et devaient accepter même les moins dignes. Les Gascons et les Lombards (par cette désignation on entend les Italiens) ne passaient pas, au moyen âge, pour être très loyaux ni très vaillants. Voir, pour les Lombards, les textes réunis par M. Fr. Michel, Guerre de Navarre, p. 484, et par M. Tobler, Zeitschrift für romanische Philologie, III, 100-1 ; pour les Gascons, voir ci-dessus, § 877.
  747. Cela veut dire, je suppose, que l’on se battit avec acharnement, sans tenir compte des usages généralement observés dans les combats.
  748. Cf. p. 183, n. 4.
  749. Sivaus Oxf., Sivax P. (v. 5100) ; Sival au cas régime, §§ 375 et 390. C’est, selon M. Longnon (Géographie de la Gaule au vie siècle, p. 577), Civaux, Vienne, arr. de Montmorillon, canton de Lussac, village situé, en effet, sur la Vienne, et près duquel existent de nombreux sarcophages de pierre où l’imagination populaire voyait la trace d’une bataille sanglante. Civaux est à 27 kil. environ du S.-E. de Poitiers. On verra au § 398 que le lieu de la bataille n’était pas éloigné de cette ville.
  750. Bégon était tombé de cheval en même temps que Pierre.
  751. « Deux siens guerriers » P. v. 5129.
  752. Ce qui est entre [] manque dans Oxf. (P. vv. 5159-67).
  753. Landri de Nevers.
  754. Comme Rolant à Roncevaux.
  755. Du Cange, sous Kyrie eleison, et dans sa onzième dissertation (du cry d’armes), éd. Henschel, p. 47 b, cite des textes qui établissent l’usage de chanter le Κύριε ἐλέησον au commencement du combat. La plupart de ces textes se rapportent à l’ancienne histoire d’Allemagne.
  756. Branderoc P. (v. 5199).
  757. Il tomba, non qu’il fut mauvais chevalier, mais en punition de ses péchés.
  758. D’après P. (v. 5247) ; dans Oxf. Girarz. C’est le comte Achart dont la mort est rapportée à la fin de ce §.
  759. Bernart, P. (v. 5249), comme au § 382.
  760. De Girart, je suppose. Le vers est obscur.
  761. Enseigne où était peint cet animal fabuleux ; voy. Du Cange, draco.
  762. Boscartz, P. (v. 5257).
  763. Dans le sens ancien, serviteur du rang le plus infime.
  764. D’après P. (v. 5269), je n’entends pas la leçon d’Oxf. E Aurei de Bretaigne.
  765. Oxf. « leurs Escobarts » ; ce qui conduirait à entendre escobart comme un nom commun, désignant une sorte de troupe, et non plus comme nom ethnique. Le passage où on a vu, ci-dessus § 72, figurer les Escobarts, peut s’accommoder de l’une ou de l’autre de ces deux interprétations.
  766. Le comte Guinart, qui va être nommé, et qui figure au § 317 comme seigneur de Montbéliart.
  767. Agartz, P. (v. 5274). Il paraît, au § 275, en compagnie des mêmes personnages. Il est alors appelé Acart dans Oxf., Anchart dans P. (v. 3671).
  768. On a vu, § 390, que la bataille avait eu lieu un samedi.
  769. Gras est-il un adjectif ? Cet évêque n’est pas différent de l’évêque Brocart du § précédent.
  770. Il se parle à lui-même, selon l’usage des gens du Midi.
  771. À Rome.
  772. D’après P. (v. 5309) ; Oxf. « le Poitou et l’Auvergne « , ce qui est absurde.
  773. Tué par Pierre de Mont-Rabei, § 334.
  774. C’est la première fois qu’il est question de ce personnage qui ne doit pas être confondu avec le Berengier du § 246.
  775. Seulement dans P. (v. 5317).
  776. Voy. § 391.
  777. Voy. § 396.
  778. L’abbaye de Charroux, fondée à la fin du viiie siècle (Gall. Christ., II, 1277-8), passait pour avoir reçu, lors de sa fondation, un morceau du bois de la Croix et un fragment de la couronne d’épines, sans parler du reste ; voy. le Tabularium Carrofense, dans Besly, Hist. des comtes de Poictou, p. 151. D’après une autre tradition un des clous du crucifiement aurait été placé à Charroux par Charles le Chauve. Fauchet, Œuvres, 1610, fol. 563 v°, cite ces deux vers du roman perdu de Doon de Nanteuil :

    Par la foi que je doi la couronne et le clou
    Que dans Challes li chaux aporta a Charrou.

  779. Oxf. e mel san rou ; P. (v. 5336) e mes en rou.
  780. Voy. § 347.
  781. Oxf. Nens et Genval ; P. (laissé en blanc par M. Hofmann, v. 5362, mais lu par M. Fr. Michel, p. 160), Ties e Geval.
  782. Ce nom n’est peut-être ici que pour la rime. Il y a, du reste, un grand nombre de lieux ainsi nommés dans l’Ouest.
  783. C.-à-d. par crainte d’un traitement impitoyable.
  784. Sans doute Bourbon-l’Archambaut.
  785. Dun et Verdun-sur-Meuse.
  786. Sans doute Vaucouleurs, Meuse, mais Montbrun ?
  787. L’enseigne est à la fois le drapeau et le cri de guerre.
  788. L’enseigne et le cri de guerre étaient liés à la possession d’une terre. Le cri était le nom même de cette terre.
  789. Pour poursuivre Girart.
  790. La bravade consiste à avoir dressé les tentes, au lieu de rester sous les armes.
  791. À l’armée royale.
  792. Vaucouleurs ; cela résulte du § 414.
  793. Cet épisode a été mentionné, sans indication de source et comme historique, par M. Ch. de Beaurepaire, dans son Essai sur l’asile religieux, dans la Bibl. de l’Éc. des Ch., 3, V, 164-5.
  794. Sic Oxf. et P. (v. 5452) ; est-ce Bayeux modifié pour la rime ?
  795. C’est la façon ordinaire de conduire la guerre au moyen âge ; voy. la Chanson de la Croisade albigeoise, vv. 1890, 5691, etc.
  796. Apleu, subst. formé sur applicare, dans le sens de « camper » ; voy. Du Cange, applicare, et Gloss. med. et inf. grœcitatis ἀπληκεύειν et ἄπληκτα.
  797. 1er octobre.
  798. Droit d’octroi.
  799. Allusion à la trahison par laquelle une première fois Roussillon avait été livré à Charles ; voy. §§ 60 et suiv.
  800. Sur l’expression « perdre Dieu », c’est-à-dire l’espoir de la vie éternelle, voy. la Chanson de la croisade albigeoise, I, note sur le v. 3473 ; cf. B. de Ventadour En cossirier, coupl. 4 (Ged. d. Troub., n° 115).
  801. Le comte Jofroi d’Angers, voy. p. 41, n. 4, et cf. § 154 ; mais le suivant m’est inconnu. Ce ne peut être Amadieu de Val de Clus ( § 144), qui est tué au § 146.
  802. Le Milon d’Alui du § 129 ? ou est ce le duc Milon d’Aiglent sur lequel voy. plus loin, p. 221, n. 1 ? C’est en tout cas, un des hommes, de Charles, bien qu’on le voie, au § suivant, châtier la trahison du portier.
  803. Étoffe ornée de dessins en forme de roue ; voy. le vocab. de Daurel et Beton, sous rodat.
  804. Cf. ces vers de Raoul de Cambrai dans le récit de l’incendie d’Origni :

    Ardent les sales ; si fondent li planchier,
    Li vin espandent, s’en flotent li celier :
    Li bacon ardent, si chieent li lardier,
    Li sains fait le grant feu engreignier :
    Fiert soi es tors et el maistre cloichier ;
    Les covertures covint jus trebuchier.
    Entre deus murs ot si grant charbonier,
    Itant com puet uns hom d’un arc gitier,
    Ne puet nus hom vers le feu aprochier.

  805. Je ne sais comment traduire autrement le vers Li vilan vant cridant tuit la rodorte, de même P. (v. 5543) ; mais j’ignore le sens de ce cri. Est-ce un nom de lieu tel que la Redorta de Beaucaire, sur laquelle voy. mon édition de la Chanson de la Croisade albigeoise, II, 213, n. 2 ?
  806. Lo catais Oxf., manque dans P.
  807. Que mois que lois, cheville qui paraît vouloir dire « tant épuisés (?) qu’éborgnés ».
  808. Étage d’une maison, et, par extension, maison ayant au moins un étage au-dessus du rez-de-chaussée.
  809. Cornant lor gale, voy. Du Cange, galare.
  810. D’Elbala (del Bala ?) P. (v. 5572).
  811. Vêtements de laine.
  812. On passait d’ordinaire le haubert par-dessus le hoqueton, sorte de vêtement rembourré.
  813. Voy. § 421.
  814. Dans le roman français de Joufroi, on voit de même un cheval continuer à courir ayant dans la tête, près des oreilles, un tronçon de lance « en cui pendoit uns penonceaus (v. 3021). De telles merveilles ne se voient que dans les romans de chevalerie.
  815. 9 octobre.
  816. Proverbe très fréquent au moyen âge ; voy. Le Roux de Lincy, Le livre des proverbes, II, 231-2, et 485.
  817. Le roi semble considérer la défaite de Girart comme un jugement de Dieu.
  818. « Les Limousins » P. (v. 5650), mauvaise leçon qui fausse le vers. — Les Goths sont ici probablement les mêmes que les Bigots mentionnés aux §§ 115 et 149, Gothi, à une époque où les anciens Goths étaient fondus dans la population romane, désignait les habitants de ce qui fut plus tard le Languedoc. Un texte cité par Du Cange (s. v. Goti) les place « in provincia Montis Pessulani ». Au temps de la première croisade, on les distingue des Auvergnats et des Gascons (Raimon d’Aiguille, ch. v ; Fouchier de Chartres, vi, dans les Histor. occid. des Croisades, III, 244 d et 327 e).
  819. Voy. §§ 320-345.
  820. Voy. p. 189, n. 3.
  821. C’est-à-dire « mal joué », allusion au jeu de marelle ; cf. Bodel, Saxons, I, 177 : Cele nuit ont en Rune mestraite la marele.
  822. Voy. § 396.
  823. Déjà mentionné au § 230.
  824. Bauduoin le Flamand, voy. §§ 155 et 160.
  825. Voy. p. 53, n. 3.
  826. On a vu, §§ 105, 106, 113, que Belfadieu appartenait à Fouque.
  827. 21 septembre.
  828. 30 novembre.
  829. Tenir l’étrier à quelqu’un, c’est faire envers lui acte d’humilité, c’est en quelque sorte un hommage ; voy. Du Cange, strepa. Fouque veut dire (si le texte est correct, car Oxf. et P. ne s’accordent pas) qu’il espère, à la suite du succès qu’il prévoit, réussir à faire sa paix avec le roi. Telle est, en effet, l’intention qu’il exprimera plus loin. § 457.
  830. De Mont-Esgart, selon P. (v. 5704). Nous avons vu, au § 230, un Gui de Mont-Ascart qui paraît avoir été l’un des hommes de Charles.
  831. Entouré de palissades ou de fossés.
  832. Bourgeois pour la rime ; ordinairement on réquisitionnait des vilains pour accompagner les convois.
  833. Oxf. dumez, P. (v. 5723) somes.
  834. Oxf. o les garmez ; l. (v. 5724) e los saumes.
  835. Hugues de Broyes, voy. le § 450.
  836. Faut-il entendre que cet Aubert périt dans le combat ? En ce cas il y aurait peut-être lieu de l’identifier avec le clerc Arbert dont il est question ci-après.
  837. Cela veut dire qu’il abattit deux de ses adversaires ; voy. §§ 447 et 454.
  838. Une maille du haubert.
  839. D’après P, (v. 5749) ; ce nom est omis dans Oxf. où le vers est, par suite, trop court.
  840. Il faut un nom de personne qui doit se trouver, plus ou moins corrompu, dans la leçon d’Oxf. de vin maur ; la leçon de P. (v. 5751) de sicamaur que Raynouard (Lex. rom., V, 225) rend par « sycomore » est pour plusieurs motifs inadmissible.
  841. Gaur Oxf., Maur P. (v. 5752). C’est l’une des rivières appelées Gave (Gabarus). Le forme Gaur, désignant le Gave de Pau, se trouve dans le cartulaire de S. Jean de Sorde, éd. Raymond (1873), p. 30.
  842. Esgoc Oxf., osgoc P. (v. 5761).
  843. Morestom P. (v. 5778).
  844. Girart.
  845. Cf. § 195.
  846. C’est un trait qu’on n’omet guère au moyen âge quand on veut décrire un homme solidement bâti ; nous le verrons reparaître dans le portrait de Girart, au § 488. La furcheüre ad asez grant li ber, est-il dit de Baligant dans Rolant, v. 3157 ; et de même l’Alexandre d’Alberic de Besançon a Lo cors d’aval ben enforcad ; cf. Tobler, dans la Germania, II, 442.
  847. Les écus sont ordinairement de bois et de fer, et recouverts de cuir ; parfois ils sont faits d’os de poisson de mer (Blancandin, vv. 1199-1200 ; Alexandre, version décasyllabique, v. 374, « poisson » désignant ici quelque grand cétacé ; enfin, il est fait mention exceptionnellement d’écus en os d’éléphant, c.-à-d. en ivoire ; c’étaient les plus précieux (Blancandin, vv. 258, 4109 ; Alexandre, éd. Michelant, 40, 29, etc.).
  848. Au figuré.
  849. Auuant ; p.-ê. un dérivé d’alvea, alva, partie de la selle.
  850. À la hauteur de la main droite, qui tenait la lance serrée au corps.
  851. Cette courte tirade manque dans P.
  852. Non ; c’est la première fois qu’il paraît dans le poëme.
  853. Lieu inconnu dans le Ponthieu.
  854. Nom de lieu qui paraît déjà au § 259, mais non pas comme surnom.
  855. Voy. p. 164, n. 3.
  856. Paraît déjà au § 230.
  857. Le texte ajoute « sous l’aisselle », mais c’est là une cheville qu’on ne peut traduire, car il en résulte un sens qui s’accorde trop mal avec ce qui suit.
  858. Trait fréquent au moyen âge dans les descriptions de bataille :

    Car les lances roides et fors
    Lor metent trés parmi le[s] cors
    Si qu’es arçons, devant les seles,
    Lor font espandre les boieles.

    (Guillaume de Palerne, 2601-4 ; cf. 2067-8.)
  859. Ici un vers, manquant dans P., que je n’entends pas : L’escot e les romeses la vunt roment.
  860. Voy. p. 131, n. 4.
  861. Pour lui servir de refuge.
  862. Dist benedicite e fait son torn. Le benedicite (voy. Du Cange à ce mot) est la formule de salutation du moine abordant un supérieur, mais j’ignore le sens des derniers mots du vers ; e pres son dorn, P. (v. 5881) n’est pas plus clair.
  863. Avenadoin Oxf., avenaldonh P. (v. 5890) ; y a-t-il là un nom propre, « a .... le seigneur » ?
  864. Valence. P. (v. 5892).
  865. Oxf. Sein Proin, P. (v. 5892) Sompronh. Ce nom de lieu s’est déjà rencontré comme surnom au § 335.
  866. Ce genre de supplice est fréquent dans l’ancien moyen âge, en dehors même du cas d’adultère ; voy. Du Cange, castratione, extesticulare ; cf. Guib. de Nogent, Gesta Dei per Francos, II, 14.
  867. C’est le nom qu’on donnait à des maisons situées dans la dépendance des monastères et occupées par des moines ; voy. Du Cange, IV, 667 b.
  868. Argena Oxf., Ardensa P. (v. 5918) ; je suppose que le mot a été modifié en vue de la rime ; le vers suivant indique qu’il s’agit d’un pays situé au nord de Roussillon.
  869. E per perir, il s’agit de la mort de l’âme. Voy. p. 97, n. 1.
  870. Sic dans les deux mss.
  871. La rime est en as.
  872. C’est, en effet, ce que Fouque a conseillé de faire ; voy, § 457.
  873. Cf. p. 67, n. 3.
  874. Dans P. seul (v. 5979).
  875. Pour construire un abri temporaire.
  876. Le dernier vers de la tirade qui manque dans P., est, pour moi, inintelligible.
  877. Cf. p. 69, n. 1.
  878. D’après P. (v. 6007) ; Oxf. : « dont tel homme puissant fut un jour dolent. »
  879. Le Jura, les Alpes.
  880. Voy. § 450.
  881. Les clous qui fixent l’enseigne.
  882. Locution usuelle ; ainsi dans Alexandre, éd. Michelant, 424, 35-6 : Se demande bataille... Jou i avai bientost gaegnié ou perdu.
  883. À combattre en rase campagne, je suppose. Gilbert conseille une guerre défensive, comme Fouque.
  884. Mot à mot « ni à tenir ». Il veut dire qu’ayant perdu la plus grande partie de ses terres, il n’a plus de revenu.
  885. Ci-dessus, §§ 412-414.
  886. « Gascons » est fourni par P. (v. 6099) ; il y a dans Oxf. Cacon. Peut-être faut-il, en combinant les deux leçons, lire Gacon, Gace de Dreux. Le duc d’Aiglent peut bien être le duc Milon d’Aiglent, appelé dans notre poëme Milon d’Aigline (§ 65) sur lequel plusieurs témoignages ont été cités ci-dessus, page 33, note 3. À ces témoignages on en pourrait ajouter plusieurs autres, ceux-ci, par exemple, que fournit le poëme de Fouque de Candie :

    De vesteüre i met tant pour sa gent,
    Ne l’esligast li dus Miles d’Aiglent
    (Musée Brit. Old. roy. 20. D. XI, fol. 262 r° c.)
    Plus li feras doner or et argent
    C’onques n’en ot li dux Miles d’Aiglent.
    (Ibid., fol. 263 v° a)
    Enz el batel sailli Miles d’Aiglent.
    (Ibid., fol. 265 r° c.)

    Milon d’Aiglent figure encore dans Mainet (Romania, IV, 309) dans Ogier, édit. Barrois, v. 9960.

  887. C’était, au moyen âge, l’usage des chevaliers de se vanter, le soir, après boire, de leurs futurs exploits. Qu’on se rappelle la scène des gabs dans le Voyage de Charlemagne à Jérusalem, et ci-dessus un passage du § 307. Le même usage est constaté dans les romans chevaleresques de l’Italie ; voir les textes cités par M. Vitali dans sa préface du Cantare di Madonna Elena imperatrice (Livorno, 1880, per nozze), pp. 17-8. Ces bravades ont été souvent tournées en ridicule par les contemporains ; voir les textes cités par M. Tobler dans sa dissertation sur le proverbe : « Plus a paroles en plein pot de vin qu’en un mui de cervoise », Zeitschrift für romanische Philologie, IV, 80.
  888. Pierre de Mont-Rabei. On a vu, au § 385, qu’une blessure l’avait mis hors de combat pendant cinq ans ; mais, depuis lors, cinq années se sont écoulées ; voy. § 416.
  889. L’un des neveux de Thierri, voy. §§ 107, 213 ; l’un de ses fils, selon le § 184.
  890. Personnage qui n’a pas encore été mentionné.
  891. Le conseil avait lieu la nuit.
  892. Voy. ci-dessus, p. 39, n. 3.
  893. D’après P. (v. 6143). Dans Oxf., il y a seulement « mes amis, aidez-moi à me venger ».
  894. L’auteur contraste le caractère de Charles avec celui de Girart tel qu’il est dépeint aux §§ 374-7.
  895. C’est-à-dire de fantassins.
  896. Voy. p. 149, note 4.
  897. Entreseins, ce ne sont pas des enseignes au sens de « bannière », mais des signes distinctifs, tels que des armoiries.
  898. Voy. p. 164, n. 3.
  899. Pour la rime.
  900. On a déjà vu plus haut qu’on s’efforçait, de part et d’autre, au début de la bataille, de mettre en présence des forces égales ; voy. § 143.
  901. Hugues de Broye ? Il y a dans P. (v. 6179-80) : « .... Hugues de Braine, avec lui Pons de Bretagne qui conduit sa troupe ».
  902. Charn de P. (v. 6196) vaut peut-être mieux que caire d’Oxf. Cependant, le haubert s’attachait au heaume, et ainsi touchait au bas du visage.
  903. Il m’est difficile de concevoir comment un cheval peut être à la fois clair (saur) et noir.
  904. Voy. ci-dessus, § 450.
  905. Voy. pp. 128, n. 3. et 167, n. 1.
  906. Les Bourguignons sont naturellement du parti de Girart, les Berruyers sont avec Charles ; voy. § 56.
  907. Le sens propre de chasés (casat) ressort ici de l’opposition à « étrangers et soudoyers » plus nettement que dans les passages (pp. 53, n. 2, et 70. n. 4) où nous avons déjà rencontré le même mot : Les chasés sont ceux qui ont obtenu une concession, à titre viager, sur les terres de leur seigneur ; voy. Brussel, Traité des fiefs, III, viii, et Guérard, Cartul. de Saint-Père, prolég., p. xxxii, n. 1.
  908. Cf. p. 149, n. 4.
  909. Celui des §§ 328, 339-40, 382.
  910. M. à m. « qu’il ait du mal à la face et dans la moustache... » ; cf. p. 119. n. 1.
  911. D’après P. (v. 6238) ; Oxf. Nameil.
  912. Ce chiffre est appelé par la rime.
  913. Sic dans les deux mss.
  914. Quonis dans P. (v. 6278). Merian est bien un nom breton : voy. Cartul. de Redon, pièce 371 ; la chanson d’Aquin, vv. 60, 750 ; le Brut de Geoffroi de Monmouth, III, xix, celui de Wace, v. 3739, etc.
  915. Uns romanz bret ne peut guère se traduire autrement ; la leçon de P. (v. 6278), .j. molt pro bet (corr. b[r]et) semble refaite.
  916. Il y a ici quatre vers, qui manquent dans P. et dont le sens m’est trop obscur pour que je tente de les traduire.
  917. Voy. la fin du § 491.
  918. C’est la vengeance du meurtre de Thierri que nous avons vu annoncer plus haut, §§ 204, 211, 212.
  919. L’un des prisonniers ; p.-ê. le personnage du même nom que nous avons déjà vu paraître entre les hommes de Girart (§§ 22, 133), mais c’est la première fois qu’il est fait mention de la qualité de vicomte de Dijon qui va lui être attribuée.
  920. Mairevent, dans Oxf., forme assez peu vraisemblable ; Orien P. (v. 6346), que j’identifie avec l’Orien ou Orivent du § 313 ; voy. p. 154, n. 1.
  921. Sans doute des damoiseaux attachés à sa personne ; voir le § suivant.
  922. Ici manque un feuillet dans P. La lacune s’étend jusqu’au § 505.
  923. Même expression que plus haut, § 316, voir la note.
  924. Aucun prince de Hongrie n’a jamais porté le nom d’Oton. Il doit y avoir ici quelque vague souvenir de l’un des Otons qui se sont succédé sur le trône impérial d’Allemagne de 936 à 1002. Du roi Oton de Hongrie ici mentionné, M. G. Hofmann a rapproché le roi Oton qui dans Jourdain de Blaie (v, 12, voir la note) est le beau-père de Girart de Blaie.
  925. Engoïs est la forme donnée par Oxf. au § 511 et confirmée par L. au § 599 ; ailleurs Oxf. a Eniois (= Enjoïs). P. a toujours Enoïs. — Elle était fille d’Auchier de Montbéliard.
  926. Même pensée plus loin, § 512.
  927. Berthe et Engoïs.
  928. Il n’est pas sûr que ce soit celui du § 481, car un comte Aimar paraît encore aux §§ 546-7. — Ici se termine la lacune de P.
  929. C’est-à-dire qui a été tué en bataille ; c’est le Hugues de Valchenu du § 504.
  930. Don chaneleu ; voy., sur cette dénomination injurieuse, ci-dessus, p. 46, n. 2.
  931. Beton, dans P. (v. 6425).
  932. « Son vassal » dans Oxf., mais la leçon de P. (v. 6434) s’accorde mieux avec ce qui suit.
  933. Vers restitué d’après P. (v. 6437).
  934. Celui qui paraît aux §§ 164, 325, 326.
  935. Cette phrase, qui manque dans P., s’accommode assez mal avec ce qui précède et ce qui suit.
  936. Et sans doute en même temps les chevaux de ses trois compagnons ; il y a auferans au pluriel, au § suivant.
  937. Voy. plus loin, §§ 598-9.
  938. Lieu que je ne sais déterminer ; voy. p. 156, n. 3.
  939. Traduction fort douteuse ; il est possible que Caire soit un nom de lieu, comme au § 315. P. (v. 6476) de traire.
  940. On sait que porter la laine, à l’exclusion de la toile, « aller en langes », comme on disait autrefois, était un acte de pénitence ; on peut voir, à cet égard, les témoignages rassemblés dans une note de l’édition partielle de l’Historia ecclesiastica de Bède par Mayor et Lumby (Cambridge, 1878), p. 347.
  941. Ce récit est bien écourté, et, sans l’accord des deux mss., on croirait qu’il y a quelque lacune.
  942. Le texte identique des deux mss. donne : « S’il eut bon cœur envers moi, et moi je l’eus, (ou je l’ai) mauvais »  ; ce qui ne s’accorde pas avec ce qui suit ; je corrige er l’a felon au lieu de e eu felon.
  943. Cf § 455.
  944. Ici cesse la lacune de L., dont le commencement a été indiqué ci dessus, p. 179, n. 3.
  945. L’écartellement est, au moyen âge et jusqu’aux temps modernes, puisque Ravaillac fut écartelé, le châtiment réservé à la trahison et au crime de lèse-majesté. Ainsi est puni Ganelon dans Rolant ; voir aussi les exemples cités par Du Cange sous quarteratio. Dans Renaut de Montauban (édit. Michelant, p. 73), le traître Hervieu de Lausane est écartelé à chevaux, puis brûlé, et ses cendres sont jetées au vent. Cette pénalité, toute barbare, n’est en aucune façon d’origine ecclésiastique. Le supplice de l’écartellement avec quatre chevaux est représenté avec une grande netteté dans une miniature du ms. de la Bodleienne Bodley 264 (xive s.), fol. 42 v°.
  946. Dans le sens de « renoncez à ».
  947. Mot à mot : « Il l’admet en son bienfait. » « Benefactum, societas monachica qua quis particeps fit orationum et bonorum operum monasterii », Du Cange.
  948. Le nom du roi Oton ne se trouve dans aucun de nos mss., qui sont tous corrompus à cet endroit, mais la bonne leçon peut être rétablie à l’aide du roman français ; voir mon Recueil d’anciens textes, p. 60.
  949. Ce Louis doit être le roi dont il est question ci-dessus, §§ 101, 107, 155, comme appartenant à une génération antérieure. Si on adoptait la leçon de P. (v. 6617) : « Ceux-ci le dirent en France au roi Louis », il faudrait considérer le roi comme actuellement vivant, ce qui serait difficile à concilier avec les données générales du poëme. Je suis la leçon d’Oxf., et je pense que la France de Louis est la France centrale et occidentale, par opposition à la France orientale, celle de Lothaire. La leçon de L., lo rei de Sant Denis, est sans valeur.
  950. Mot à mot, avec de la lessive, c’est-à-dire avec de l’eau mêlée de cendres. C’est ce qu’a bien compris l’auteur du roman de Girart de Roussillon, composé au xive siècle :

    La nuit les aubergea et leur donna pain d’orge,
    Pestri de fort lessai pour esdoucir la gorge.

    (Édit. Mignard, p. 101.)

    C’était un genre de mortification dont on a d’autres exemples. On lit dans Du Cange, sous lexuium (lisez lexivum), ce passage extrait de la vie d’un ancien anachorète : « De pilis camelorum induebatur et tunica, utebatur pane duro lexuio « (l. lexivo) composito. »

  951. Vers qui ne se trouve que dans P. (v. 6653).
  952. Ou « de Caire », voir § 513.
  953. C’est la leçon d’Oxford, P. a ortz dauraz, et L portz miraz.
  954. M. à m. « mal né » ; c’est la leçon de P. (v. 6680) ; Oxf. mauiaz, L. maniaz, David Aubert (fol. 469) « Josse le mauvais ».
  955. C’est toujours « sous le degré », c’est-à-dire sous l’escalier de la maison, que nous voyons les malheureux venir s’abriter, comme aussi ceux que l’esprit de pénitence conduisait à choisir la vie la plus misérable ; voir, par exemple, la vie de saint Alexis. Le comte Simon de Crépi mourut ainsi « pauper, jacens sub gradu ». (Et. de Bourbon, éd. Lecoy, p. 67).
  956. Valet, dans le sens moderne, homme qui loue ses services. La bonne leçon paraît être celle d’Oxf., un gahel, que j’identifie avec le bas latin gadalis (voy. Du Cange) ; l’anc. fr. jaal (voy. Romania, II, 240, note) qui désigne une personne, homme ou femme, qui sert pour de l’argent, par suite une personne de bas étage. Si on adoptait (ce que j’ai fait dans mon Recueil d’anciens textes, p. 64, v. 520) la leçon de L. Migael, faudrait entendre l’archange saint Michel, ce qui s’accorderait assez bien avec l’idée exprimée au vers suivant, que cet être, quel qu’il fût, était envoyé par Dieu ; mais l’entrée en scène d’un personnage aussi important eût sans doute été annoncée plus explicitement.
  957. Cf. Guiraut de Borneil (Quan la brun’aura s’eslucha) :

    « Ab ma volontat paurucha.
    No m’ai laissât carn ni sanc ».

  958. Fouque et Landri ont toujours donné à Girart des conseils pleins de sagesse et de modération ; voy., par exemple, §§ 179, 265 6.
  959. Il y a évidemment une lacune ici ; malheureusement ce passage manque dans P. ; il ne se trouve que dans Oxf. et L., qui dérivent d’un même ms. dans lequel apparemment cette lacune existait déjà. La vie de saint Rigobert, archevêque de Reims, chassé de son siège par Charles Martel et passant en bonnes œuvres le temps de son exil, pouvait être citée avec à-propos comme exemple à Girart de Roussillon. Voy. les Bollandistes, 4 janvier ; Gall. christ., IX, 24-7 ; Histoire littéraire, V, 675.
  960. Probablement l’empereur Lothaire, le fils aîné de Louis le Pieux.
  961. Simon de Crepi en Valois, s’étant retiré du monde et voulant accomplir une rude pénitence, se fit charbonnier, comme Girart de Roussillon :

    Dedenz une forest en essil s’en foï,
    La devint charboniers, itel ordre choisi.

    (Bibl. nat. fr. 25405, fol. 109.)

    Selon Etienne de Bourbon, c’est à Rome, ou plutôt aux environs, que Simon se serait fait charbonnier : « Romam venit ubi factus est carbonarius et secretum suum cuidam cardinali, cui confessus est, et statum suum revelavit. Cum autem post plures annos semel Urbem, intrasset ad vendendum carbonnes et in domum dicti cardinalis confessoris sui carbones deportasset, arreptus ibi infirmitate post suscepta sacramenta omnia, pauper, jacens sub gradu, ad Dominum migravit » (Et. de Bourbon, éd. Lecoy, p. 67).

  962. Où chercher Aurillac et Troilon ( Torilon Oxf.) ? Ce ne peut être en Auvergne : on a vu au § précédent que la scène se passe en Allemagne, ou du moins dans la France orientale. Il y a dans David Aubert (fol. 472) « Aurical, assez près de Buillon en Ardenne ».
  963. Dans P. seul (v. 6772).
  964. « Jusqu’en Bavière » P. (v. 6782).
  965. Le sens paraît être plutôt « Il n’est pas [originaire] de ce côté-ci de la mer », mais cela se rattache mal à ce qui précède.
  966. Voy. p. 1, n. 2.
  967. Voy. p. 221, n. 1.
  968. Ici s’ouvre dans L, par suite de l’enlèvement d’un feuillet, une lacune qui s’étend jusqu’au § 538.
  969. La rime, qui est en ent fait oublier à l’auteur que les parents de la comtesse sont à Constantinople et non en France.
  970. Cf. § 463, 467.
  971. Voy. § 37.
  972. Le vendredi saint.
  973. Voir§ 37.
  974. Conjurer, en droit féodal, voulait dire mettre en demeure ou sommer, au nom de la foi jurée, d’accomplir un devoir. Le seigneur pouvait conjurer son vassal, et réciproquement le vassal pouvait conjurer son seigneur ; voir, sur ce sens, Du Cange, conjurare. Ici conjurer est employé dans une acception différente : c’est mettre la personne interpellée dans l’obligation de répondre la vérité, une réponse mensongère ou évasive devenant un parjure à cause des noms sacrés qu’a invoqués l’auteur de la question. Ainsi, dans une enquête datée de 1089, un témoin est mis en demeure de déclarer la vérité sous la foi du serment. Il refuse de prêter le serment et de répondre. On l’y contraint aussitôt en le conjurant : « Isoardus et archiepiscopus dixerunt Petro Bailo ut diceret veritatem sicut ipse sciebat, ut ipse possit jurare quod ita sit. At ille noluit jurare nec dicere veritatem. Illi vero constrinxerunt eum per fidelitatem Dei et sancte Marie et sancti Marcellini et sancti Victoris, et per fidem quam eis debebat, ut verum diceret et juraret. Ille, constrictus, dixit se esse facturum quod ipsi videbant. » (Cartul. de S. Victor de Marseille, II, 563.)
  975. On appelait ainsi, jusqu’au xviie siècle les grandes tentures de murailles ; Du Cange, dorsale ; Cotgrave, dossier de pavillon.
  976. « Au comte Drogon », Oxf. L ; mais il faut admettre la leçon de P. (v. 6976). On verra tout à l’heure (§§ 553-4) qui était ce personnage dont il n’a pas été question jusqu’ici.
  977. C.-à-d. en qualité de chevalier, il s’agit du service militaire.
  978. Voy. §§ 491 et 521.
  979. Pour se laver les mains, comme toujours avant le repas.
  980. Il n’a pas été fait allusion jusqu’à présent à cet événement.
  981. Le clerc mentionné aux §§ 537 et 540.
  982. La partie de la salle où était le dais et en même temps la place d’honneur était un peu plus élevée que le reste.
  983. Bertelais est peut-être identique au Bertolais du § 37, mais Otoer et Estais sont nouveaux.
  984. Mode d’investiture ; voy. Du Cange, III, 884 c, investitura per ramum et cespitem.
  985. On a vu plus haut, §§ 105, 106, 113, que Fouque avait à Orléans un palais, et, § 439, qu’il tirait des juifs de cette ville des revenus considérables ; voir p. 53, n. 4. On a d’ailleurs des témoignages historiques sur l’existence d’une colonie juive à Orléans depuis les premiers temps du moyen âge. Elle est mentionnée, plus d’une fois, par Grégoire de Tours (Longnon. Géogr. de la Gaule au vie siècle, p. 179), plus tard par Raoul Glaber (l. III, ch. vii ; cf. Riant, Invent. crit. des lettres histor. des Croisades, xii). Cette colonie a dû subsister jusqu’à l’expulsion générale des juifs en 1300 ; voy. l’acte publié par M. S. Luce, Revue des études juives, II, 41-4.
  986. Cette tirade, où plusieurs passages sont obscurs, ne se trouve pas dans P.
  987. Ce nom se trouve dans Wace, Brut, v. 13201, du moins selon l’édition de Leroux de Lincy ; dans l’endroit correspondant de Geoffroi de Monmouth (X, x) il y a Lagivius.
  988. La leçon de L., par les destrez, peut s’entendre à la rigueur ; celle d’Oxf., per unt al trez, m’est tout à fait obscure.
  989. Andefroi, Aimeri, Aimon sont les neveux (§§ 107, 213) ou les fils (§ 184) du duc Thierri d’Ardenne ; les deux premiers ont péri dans les guerres contre Girart, voy. §§ 395, 396. Aimeri est, en effet, qualifié de seigneur de Noyon au § 107.
  990. L. Oldins, Oxf. Liudins ou Hudins, P. (v. 7074) Augiers. Cet Oudin, qui n’a pas encore paru dans le poëme, jouera bientôt un rôle considérable. Il était neveu de Thierri, voy. § 611.
  991. C’est la première fois qu’il est question de cette circonstance.
  992. Oridon est connu d’ailleurs, bien qu’on n’en ait pas déterminé la position. Auberi le Bourguignon a pour ennemi, dans la chanson qui lui est consacrée, un « Lambert d’Oridon » qui avait, dit le poëme

    ...................grant terre a justicier
    Et Oridon qui siet sur le rocher
    Dedens Ardenne, le boschaige plenier.

    (Tobler, Mittheilungen ans Altfranzœsichen Hondschriften, 1870, p. 253.)

    Ce Lambert avait pour père, selon la même chanson (p. 255), Tiebert d’Orion. Orion et Oridon paraissent être deux formes, la seconde plus archaïque ou plus méridionale, du même nom. Dans Gui de Nonteuil paraît un traître appelé Tibaut d’Orion, dont le château paraît offrir une grande analogie de situation avec l’Oridon de Girart de Roussillon :

    Atant es vous Tiebaut le seignor d’Orion,
    D’un chastel orgueilleus sor l’eve d’Aubenchon

    (Gui de Nanteuil, vv. 1145-6.)

    Quant à l’Argenson qui reparaît plus loin (§ 567), on pourrait se hasarder à l’identifier avec l’Armançon, qui se jette dans l’Yonne, un peu au-dessus de Joigny. L’Yonne est peu éloignée de Roussillon, voy. § 554, et Roussillon paraît être à peu de distance d’Oridon, voy. §§ 567-569.

  993. Le sens paraît être : « elle aime mieux avoir de lui un enfant illégitime (avoltron).... »
  994. Oxf. d’Ausais, L. d’Ausis, P. (v. 7087) de Reims.
  995. Il ne faut pas oublier que le seigneur a le droit de marier à son gré les filles ou veuves tenant fief de lui.
  996. Oxf. Beson, P. (v. 7099) Aimon. La leçon Begon, fournie par L., est sûrement la bonne. L’auteur a voulu rattacher ce Bertran au Begon de Val-Olei du § 385 ; mais la mention qui suit d’un lien de parenté entre Bégon et Girart est nouvelle.
  997. Les trois autres étaient la reine, Girart et sa femme.
  998. Cest-à-dire Aupais et Fouque.
  999. Voy. p. 17, note 4.
  1000. C’est le chasseur mentionné au § précédent.
  1001. Oxf. et L. « au sens Droon », simple cheville.
  1002. Ce nom ne se retrouve plus.
  1003. Dans Oxf. seul : le vers manque dans P. et L. a une cheville. Ce nom est peut-être corrompu. Une petite rivière qui se jette dans l’Yonne, en face de Joigny, porte le nom de Tholon.
  1004. C.-à-d. : « il faut envoyer un messager. »
  1005. A tresches e a bal, locution courante ; cf. Aliscans, éd. Guessard et de Montaiglon : James n’irez a tresches ni a bax (p. 196).
  1006. Il y a un développement analogue dans Huon de Bordeaux. Lorsque Huon arrive dans la cité de l’émir Gaudisse,

    .M. paiens trove qui viennent d’oiseler
    Et autres .M. qui i doivent aler.

    Mil en trova qui ferent les cevaus
    Et autres .M. qui traient es travaus ;

    .M. en trova qui juent as escas
    Et autres .M. qui del ju furent mas.

    .M. en trova, saciés a esciant,
    Qui as puceles juent a lor talant
    Et autres .M. qui del vin sont bevant.

    (P. 161.)
  1007. Qui administrait pour elle le château de Roussillon.
  1008. Il a déjà été question du moutier Saint-Sauveur au § 458.
  1009. Devers pontor ?
  1010. Le fils de Droon. Il est nommé dans P. (v. 7193), Auchier.
  1011. Voy. p. 186, n. 4.
  1012. Voy. §§ 59 et suiv. L’auteur oublie la trahison plus récente des §§ 418-28. On peut, à la vérité, adopter la leçon de P. (v. 7213) del portier, au lieu de Richiers, et rapporter cette allusion à la seconde trahison, mais voir plus loin, § 594.
  1013. « Neveu », dans les mss., comme ci-dessus, p. 161, n. 1.
  1014. Mantes appartenait aux fils d’Andefroi, Noyon à ceux d’Aimeri ; voy. § 551.
  1015. Du côté de Girart et de celui d’Oudin.
  1016. L’auteur semble oublier que le mariage de la reine Elissent remonte à plus de trente ans. En effet, l’accord conclu à la suite de la bataille de Vaubeton a duré cinq ans (§ 199) ; la seconde guerre dure aussi cinq ans (§ 416) ; enfin Girart a été banni pendant vingt-deux ans (§ 334).
  1017. Son père était ce Bégon (§ 551) qui avait quitté Charles (§ 352).
  1018. On ne voit pas le rapport de cette réponse avec les paroles qui précèdent. Le texte est ici peu sûr.
  1019. Il y a ici, dans Oxf. seul, un vers que je n’entends pas : Tunant, peuder e el temor. Le sens paraît être que les ennemis de Girart eurent lieu de se repentir.
  1020. Berger (cf. ci-dessus § 287) s’employait comme synonyme de sot, innocent, homme sans défense ; voy. les exemples du Roman de la Rose et de Bertran du Guesclin cités par M. Littré à l’historique de ce mot, et Roman de la Violette, v. 1554.
  1021. C’est Bertran.
  1022. Antoine le triumvir ?
  1023. Est-ce Logroño en Espagne, dans la province de Burgos ? Cette ville est appelée « le Groing » en ancien français ; voy. Gui de Bourgogne, v. 70 ; Froissart, édit. Luce, VII, 28, etc. Il a été dit au commencement du poëme (§ 36) que les possessions de Girart s’étendaient du Rhin à Bayonne. Cet immense fief avait été concédé par le roi à titre d’alleu (§§ 31, 33).
  1024. Laisse omise dans L.
  1025. C’est la première fois qu’Aix-la-Chapelle est mentionné comme l’un des lieux de résidence de l’empereur.
  1026. On a vu plus haut, §§ 560-1, par quels moyens.
  1027. On a vu plus haut (§ 323) que le poète désignait sous le nom de Hérupois « ceux d’entre Loire et Seine ». Voici, sur la Hérupe, un texte qu’on n’a pas encore cité et qui s’ajoute au témoignage, jusqu’à présent unique, que fournit sur cette dénomination géographique, la chanson des Saxons. Il est fourni par le préambule d’une curieuse chronique du xiiie siècle : « Segnor et dames, el comencement des regnes, quant non furent mis es terres par les Grieus, sachiés que France fu premierement clamée Gale ; et bien sachiés que trés dont furent .iij. contrées Gales nomées : la première est joste les mons de Mongieu, de la trosques a Sene le vielle ; la seconde est de cha les mons trosques al Rosne, et la tierce oltre le Rosne : si fu clamée Gale li Belguene. Et en celi partie si est Hurupe, trosque et regne de Vaccée, c’est trosqu’a Gascoigne. » (Bibl. de l’Arsenal, ms. 3216, fol. cccj.)
  1028. L’orgueil des Français était proverbial ; voy. les textes cités dans une note de ma traduction du poëme des Albigeois, II, p. 351, n. 2. On lit dans Aiol, v. 1157 (cf. 1771) :

    François sont orgueillous, desmesuré.

  1029. D’Aro, L., ce même bois est appelé plus loin, § 605, d’Argon.
  1030. Voy. p. 254, n. 1, fin de la note 4.
  1031. Dans P. seul (v. 7347).
  1032. Bercelaie de Brie, Oxf. ; Bertelme de Bruiant, L. ; Bertelai de Brian, P. (v. 7348).
  1033. Berart, voy. § 564.
  1034. On a vu plus haut (§ 112) que Thierri, père d’Aupais, avait épousé une sœur de Charles ; cf. p. 187, n. 1.
  1035. Voy. §§ 550, 551.
  1036. Elle croit que ce sont les troupes royales qui arrivent.
  1037. Douces chaînes, assurément, les chaînes d’argent mentionnées plus haut, § 551.
  1038. La reine.
  1039. On verra plus loin encore, § 624, que Fouque sait lire.
  1040. Vers qui ne se trouve que dans L.
  1041. On voit que la concession est faite à des personnes déjà établies sur la terre du seigneur concédant. C’est le caractère propre du chasement ; voy. ci-dessus, p. 225, n. 1.
  1042. Oxf. et P. sont d’accord, ici, comme aux §§ 573 et 580. Au § 580 L. a balcan ; aux §§ 572 et 573 la leçon est incertaine par suite d’une déchirure dans le parchemin.
  1043. Je rétablis ce chiffre, qui manque dans les mss., d’après le § 571. Cette restitution (s’avenz [cent] ch.) est nécessitée par ce qui suit. On ne pourrait pas dire « il y en a autant d’embusqués », si on n’avait d’abord spécifié un chiffre.
  1044. Ceux qui ont déjà été mentionnés plus haut, § 565.
  1045. Où étaient stationnées les troupes rassemblées par la reine ; voy. § 566.
  1046. Ric corteis, Oxf. et L., le vers manque dans P. Le sens est peu satisfaisant ; il y avait peut-être originairement correi, troupe ayant une formation régulière, voy. Du Cange, conreix.
  1047. P. (v. 7508) geldos. Oxf. joudins, la leçon de L. est corrompue. Gelde ou geldon a dû signifier originairement une association dont les membres sont unis par un serment (anc. all. et anc. angl. gilde), mais ce mot paraît avoir constamment en anc. fr. le sens de « gens de pied » ; « Triginta millia peditum » est rendu dans l’ancienne traduction des Rois, I, iv, 10, par « trente milie de gelde ». Il s’agit ici des milices bourgeoises auxquelles Girart a fait appel au § 559, et qui sont mentionnées sous le nom de peon (fantassins) aux §§ 566 et 573.
  1048. Bertran cherchait à empêcher la lutte ; voir plus loin, § 605.
  1049. Aupais.
  1050. On a vu que la lutte a lieu sur les bords d’une petite rivière.
  1051. Cf. § 566.
  1052. L’idée n’est pas exprimée très clairement dans le texte, mais on voit au § 612 qu’Oudin fut en effet blessé au bras.
  1053. C’est-à-dire des comtes ayant des comtés. Les comtes palatins étaient des juges royaux, rendant la justice pour le roi, et principalement dans les affaires où le roi était intéressé ; voy. la quatorzième dissertation de Du Cange sur l’Histoire de saint Louis.
  1054. Bertelais, voy. § 566.
  1055. « Le » désigne Fouque.
  1056. S’adressant à Fouque.
  1057. C’est la façon habituelle d’aider les femmes à descendre de cheval ; cf. § 598.
  1058. On sait qu’en général des sièges étaient taillés dans l’épaisseur du mur, de chaque côté des fenêtres.
  1059. Ici deux vers dans Oxf. (un seulement dans L. et P.) que je ne sais comment rattacher à ce qui précède et à ce qui suit. « Jamais le duc Girart ne fut en émoi, et je ne veux pas qu’il le soit désormais. »
  1060. Tous ensemble.
  1061. Cf. § 566.
  1062. Au § 123, c’est Fouchier qui est neveu ou fils, selon les mss., d’Estais.
  1063. S’adressant à Girart.
  1064. Littéralement « la fleur », comme au § 224.
  1065. À l’égard des prisonniers.
  1066. Ceux qui actuellement sont prisonniers.
  1067. Le texte est fort elliptique, mais le sens n’est pas douteux : les prévisions de la reine se réaliseront, voy. § 607.
  1068. Ici, dans Oxf. seul, un vers que je n’entends pas : Quel charais e defais qui moc desanz.
  1069. Il faut supposer qu’ici la reine s’adresse à Girart.
  1070. Sans doute le douaire de Berte dont il a été question plus haut, §§ 553 et 562.
  1071. Voy. p. 2, n. 3.
  1072. Bertran s’adresse aux prisonniers.
  1073. Les fidèles et les conseillers de son seigneur Charles.
  1074. Ce qui a été dit plus haut, p. 260, n. 1, de la jeunesse de la reine peut s’appliquer également à la jeunesse de Fouque.
  1075. Oxf. fagan, L. phagam, P. (v. 7697) faia. Est-ce quelque ustensile (un plateau ?) en bois de hêtre ? D’après L. on pourrait traduire « sous un hêtre ».
  1076. Symbolisée par un baiser.
  1077. On pourrait croire que l’anneau était d’or et d’argent, mais cela n’est pas probable. Il s’agit plutôt de la remise à la fiancée d’une pièce d’or et d’une pièce d’argent, usage qui s’observe actuellement en Angleterre, et sans doute ailleurs encore, lors de la cérémonie du mariage.
  1078. Voy. p. 17, n. 4.
  1079. C’était l’usage que les seigneurs adoubassent un certain nombre de chevaliers, leur fournissant armes et chevaux, le jour de leur mariage. Dans Flamenca, où tout se fait grandement, le seigneur Archimbaut arme jusqu’à 997 chevaliers (v. 786) à l’occasion de ses noces.
  1080. La rivière mentionnée plus haut, §§ 126 (voy. la note), 141, 151, 154. La bonne leçon d’Arsent ne se trouve que dans L. Il est singulier qu’Oxf. et P. aient à peu près la même faute : Oxf. narsent, P. (v. 7715) naissen.
  1081. Oxf. Mirguel, L. Mergoil, P. (v. 7722) Meculh.
  1082. Bataille peut s’entendre d’un combat singulier. Mais, de toute façon, j’ignore à quelle tradition il est fait ici allusion.
  1083. Nous avons déjà rencontré cette expression au § 121.
  1084. Ici, comme ci-dessus, § 559, l’auteur attribue les malheurs récents de Girart à la trahison de Richier, ne tenant pas compte des nombreuses alternatives de bonne et de mauvaise fortune par lesquelles Girart a passé depuis cet événement.
  1085. Voy. p. 211, n. 3.
  1086. Raimon le fils de Guigue, voy. le § suivant.
  1087. Un personnage ainsi nommé paraît entre les principaux vassaux de Girart aux §§ 99, 175, 323, à la tête de troupes du Dauphiné et du nord de la Provence (§ 99). C’est précisément dans cette région que le nom de Guigue est le plus fréquent.
  1088. Caduel, Oxf., proprement le donjon ; mais quel donjon : Ce mot n’est pas précédé de l’article ; est-ce un nom de lieu?
  1089. Ce vers, qui n’est pas absolument nécessaire, ne se trouve que dans P. (v. 7785).
  1090. Girart s’adresse à Aupais.
  1091. Vers le château de Roussillon.
  1092. Il s’adresse à sa femme.
  1093. Voy. § 398. Il paraît ordinairement aussi en compagnie de Guinart, seigneur de Montbéliard, tué à la même bataille ; voy. §§ 135, 166, 275, 317, 382.
  1094. Voy. § 512.
  1095. De Besançon, tué ci-dessus, § 334.
  1096. Sanh Lis P. (v. 7817) qui serait Senlis, mais ne peut convenir ici.
  1097. Jura.
  1098. Le grand Saint-Bernart, voy, p. 4, n. 1.
  1099. Au § 145, Mont-Jarnes est mentionné, comme ici Geneveis, en compagnie de Mont-Joux et de Mont-Cenis. J’ai supposé que Mont-Jarnes était l’ensemble de montagnes connu sous le nom collectif de Mont-Genèvre ; cette supposition peut s’appliquer ici.
  1100. Voy. § 582.
  1101. Saint Léonard de Limoges, à cause de certaines circonstances de sa vie (qu’on peut lire p. ex. dans la Légende dorée) était invoqué pour obtenir la délivrance des captifs ; voy. le R. P. Cahier, Caractéristiques des saints dans l’art populaire (Paris, 1867), aux mots captifs et chaînes.
  1102. C’est-à-dire son prisonnier.
  1103. Je traduis d’après L. (E les ont fait liurar), sans me dissimuler que cette leçon a peu d’autorité. La leçon d’Oxf. (E l’unt fait eschevir) et de P. (v. 7836, Elh an fah eschivier) m’embarrasse.
  1104. Partisans de Girart ; voy. §§ 566, 581 ; Oudin, Oxf. et L, est nécessairement fautif ; il faut, comme dans P. (v. 7844) Odon.
  1105. Il y a de plus, dans Oxf. seul, un vers qui ne se rattache nullement à ce qui précède : E Folches respondet e pres lo vin.
  1106. Qu’à Girart et à Fouque. Oudin, s’attend bien à payer au roi une certaine somme pour l’intéresser à son sort ; voir la fin du § 605.
  1107. Dont il a été question au § 596.
  1108. Des places qu’ils avaient en garde.
  1109. Voy. § 607. C’était, au moyen âge, l’usage de tuer, ou au moins de mutiler, ceux des prisonniers qui n’étaient pas en état de payer rançon, et notamment les sergents (ancien français serjanz et servanz). On peut citer à ce propos une tenson composée au commencement du xiiie siècle, et qui roule sur la question de savoir lequel est le pis, d’être jongleur et d’être sirven : « Bertran », dit l’un des interlocuteurs, « le métier de sirven ne me plaît pas, car on le coupe en morceaux, on lui arrache les yeux, on le brûle, on le pend, tandis que les jongleurs fréquentent les barons et les gens aimables... » (Mahn, Gedichte der Troubadours, n° 594 ; cf. Romania, X, 263). Voir aussi ci-dessus, 122, et la chanson de la croisade albigeoise, vv. 3270-2.
  1110. Ici s’arrête le ms. de Londres.
  1111. Voir cependant p. 260, n. 1.
  1112. Aupais.
  1113. La distribution du dialogue est incertaine ; le texte même d’Oxf. n’est pas très sûr. P., étant à cet endroit (vv. 7873-8) endommagé, n’est d’aucun secours.
  1114. On a vu plus haut, p. 35, note 5, qu’il était d’usage d’accueillir par un baiser les personnes qu’on recevait.
  1115. Ci-dessus, § 578.
  1116. Argonne ? Mais plus haut, § 566, il y a Arton.
  1117. Cf. § 582.
  1118. Mais c’est la reine, et non Aupais, qui en a décidé ainsi ; voy. § 600.
  1119. Girart et les siens.
  1120. On coupait les cheveux très courts aux fous ; voy. Du Cange, capillorum detonsio, II, 137 c.
  1121. Cf. plus haut, § 602.
  1122. Leçon de P. (v. 7925) ; Oxf. : « qui nous a tenus pour vils ».
  1123. Lieux fortifiés ; voy. Du Cange, firmitas, 4.
  1124. Girart et Fouque.
  1125. Il y a simplement dans P. (v. 7935-6) : « Prends conseil selon ta volonté, et que tous les méfaits soient pardonnes [des deux parts] ». Pour ces deux vers il y en a huit dans Oxf. qui n’offrent pas un sens parfaitement suivi. On voit toutefois que l’évêque exprime ici en gros les idées qui ont été exprimées au § 588 par la reine.
  1126. On verra plus loin (§ 620), dans quelles circonstances périt le second fils ; quant au premier, qui mourut petit, il paraît y avoir ici un souvenir d’un fait constaté par l’épitaphe du jeune Thierri, fils de Girart de Roussillon. On lit dans cette inscription, autrefois placée dans l’église de Polhières, et dont un fragment existe encore à la bibliothèque de Châtillon-sur-Seine :

    Theodricum innocuum retinet hic urna sepultum
    Quem dura ex ipsis mors tulit uberibus....
    Germine præclaro claris natalibus ortus
    Vix anai unius transierat spatiam.

    (Gérard de Roussillon, Lyon, 1856 [éd. A. de Terrebasse], p. xxxv.)

    La légende latine fait aussi mention de deux enfants, le premier appelé Thierry, comme dans l’épitaphe à laquelle cette notion est probablement empruntée ; le second, qui était une fille et non comme dans le poëme un fils, s’appelait Eve ; voy. Romania, VII, 190.

  1127. Comme son grand-père, Thierri le duc d’Ascane.
  1128. C’était, dans les grandes familles, l’usage d’envoyer les enfants à leurs futurs parrains pour être tenus sur les fonts ; voy., par ex., Daurel et Beton (Société des anciens textes français. 1880), vv. 277-8.
  1129. Ces paroles ne sont pas très claires. La reine revient, si j’entends bien, sur une idée qu’elle a déjà insinuée, § 588, à savoir que Girart, ayant un enfant, rentrera en possession de sa terre héréditaire. Jusqu’à ce moment, en effet, il n’a que le douaire de sa femme (§ 553) : sa terre propre, la Bourgogne, saisie par le roi, s’est révoltée contre l’autorité du roi (§§ 596, 602) et n’appartient ni au roi ni à Girart. L’idée de la reine serait donc que cette terre reviendra à l’enfant nouveau-né de Girart, et que, en attendant la majorité de cet enfant, le roi aura la terre en bail. Par suite, les trente mille boucliers (c’est-à-dire chevaliers) qui en dépendent seront en sa commande.
  1130. Le duc Thierri d’Ascane.
  1131. Le fils de la reine.
  1132. J’interprète plutôt que je ne traduis. Les deux mss. diffèrent, et aucune des deux leçons n’est claire.
  1133. Fouque a blessé Oudin au bras ; voy. § 582 et 605.
  1134. Je suppose que le sujet est « Notre Seigneur », parce qu’on ne peut guère supposer un autre sujet pour la première phrase du § suivant. Autrement, on serait tenté de corriger dans Oxf. El[a] trames... « Elle (la reine), avertie par une vision, envoya ... » P. (v. 8004) Lhi enviet confirme le sens que j’adopte.
  1135. Il y a ici un souvenir du récit de la translation du corps de sainte Marie-Madeleine à Vezelai. Sur ce récit, voy. Romania, VII, 231-5.
  1136. Le comte Girard et sa femme.
  1137. La découverte de trésors cachés sous terre était, au moyen âge, un événement assez fréquent pour que la législation l’eût prévu. De nombreux textes (voy. Du Cange, thesaurus) spécifient que les trouvailles de ce genre doivent revenir au seigneur. On sait que c’est à la suite d’une querelle sur la possession d’un trésor découvert dans les terres du vicomte de Limoges que Richard-Cœur-de-Lion assiégea Chalus, où il trouva la mort. Sur la recherche des trésors pendant le moyen âge, on peut voir un mémoire de Th. Wright, dans ses Essays on archæological subjects (Londres, 1861) I, 268 et suiv.
  1138. C’est le terme de droit pour désigner un trésor découvert ; voy. Du Cange, fortuna.
  1139. L’amphithéâtre d’Autun, qui était de dimensions considérables, était déjà en ruines, lorsqu’il fut en partie rasé lors de la construction de la route de Moulins à Bâle, il y a plus d’un siècle. Ce qui reste de ses substructions est maintenant recouvert par des terres en culture ; voy. Autun archéologique, par les secrétaires de la Société éduenne et de la commission des antiquités d’Autun. Autun, 1848, in-8°, p. 150.
  1140. Est-ce le Rhin, comme dans la chanson des Saxons de Jean Bodel (éd. Fr. Michel, I, 90 et suiv.) ?
  1141. C’est-à-dire un trésor remontant à l’époque gallo-romaine.
  1142. Le duc Girart.
  1143. Ce nom, qui paraît déjà au § 596, a probablement été emprunté au récit de la translation de sainte Marie-Madeleine, (voy. ci-dessus, p. 286, n. 6) où Badilon est le moine chargé d’enlever subrepticement le corps de la sainte.
  1144. Le père de Girart.
  1145. Molt bon dans les deux mss. Est-ce une simple cheville ? On va voir que ce parti consiste à faire la guerre à Girart. Il serait bien étrange que l’auteur approuvât une guerre déclarée sans motif et à contre-cœur par le roi à Girart. À la rigueur, on pourrait admettre que le molt bon se rapportât aux résultats de cette expédition, résultats qui seront, comme on le verra plus loin, favorables à Girart ; mais une telle interprétation serait peu naturelle. Il vaut peut-être mieux supposer, bien que ce soit une hypothèse hardie, que les deux textes sont corrompus et qu’au lieu de molt bo il faut quelque chose comme felon.
  1146. Je rends comme je puis la locution per acheison.
  1147. Girart.
  1148. « Vingt mille chevaliers », selon P. (v. 8068).
  1149. « Dix mille » P. (v. 8009).
  1150. Au sens ancien : la partie de la plaine qui avoisine un cours d’eau.
  1151. Sur Seine.
  1152. Mot à mot « le marché », c’est-à-dire des vivres à vendre.
  1153. « Un œuf couvé » P. (v. 8089). Les michelats étaient une monnaie byzantine ; voy. Du Cange, michaelitæ.
  1154. On ne voit pas bien à quel épisode de la vie de Girart l’auteur veut faire allusion ; ces paroles se rapporteraient assez mal au temps où Girart, retiré du monde, accomplissait sa pénitence. On peut croire que l’auteur n’a pas d’autre but que de justifier par le mouvement d’orgueil qu’il prête à Girart, le malheur qui va lui arriver.
  1155. Le second des deux fils mentionnés au § 608, le premier étant mort en bas âge.
  1156. Maintenant Reynel, Haute-Marne, arrondissement Chaumont, canton d’Andelot. Plusieurs des seigneurs de Reynel sont connus ; cf. Longnon, Livre des vassaux, pp. 274-5.
  1157. Encore un exemple de serf élevé au-dessus de sa condition originaire, et payant son maître d’ingratitude ; cf. p. 28, n. 2.
  1158. Je traduis littéralement, mais il faut convenir que le texte est rédigé avec une bien grande négligence : car l’état de guerre existe déjà, et Girart ne fait que se défendre. D’ailleurs on ne voit pas bien comment le cours de la guerre sera arrêté par la mort du jeune enfant.
  1159. Treiz abeïes, Oxf. Ce pourrait être « treize, » d’autant plus qu’il y a vint dans P. (v. 8206).
  1160. « Dix, » selon P. (v. 8207).
  1161. Sorte de petit cor.
  1162. Leçon de P. (Yslei, v. 8214), Oxf. Chastel ; cf. § 632. Il s’agit vraisemblablement d’Isle-Aumont, cant. de Bouilly (Aube), où se trouvait anciennement un château-fort. Ce lieu, sur lequel on a des témoignages depuis le viiie siècle (voy. le Dict. topogr. de l’Aube, de MM. Boutiot et Socard), est situé sur la rive gauche de la Seine, à une dizaine de kilomètres au sud de Troyes.
  1163. Oxf. Granz efors prent justize e pais lo prat ; au lieu de prent, il y a vens dans P. (v. 8223). Deux proverbes sont ici réunis : 1° « Force passe droit, » Le Roux de Lincy, Livre des proverbes, II, 300 ; 2° « La force paît le pré, » proverbe très répandu au moyen âge, où force signifie à l’origine forfex, sorte de grands ciseaux avec lesquels on tondait les prés, voy. les textes que j’ai cités à ce propos. Revue critique, 1868, II, 319, auxquels on peut ajouter les contes en latin rapportés par E. du Méril, Poésies inédites du moyen âge (1854), pp. 154 et 452. Mais, de bonne heure, on confondit « force » venant de forficem, avec « force » signifiant vis, et dès le commencement du xiiie siècle, sinon plus tôt, on trouve le proverbe « la force paît le pré » traduit par vis pascit pratum (voy. mes rapports, dans les Archives des missions, 2e série, V, 177, ou p. 173 du tiré à part). La même confusion a amené ici la fusion des deux proverbes « force passe droit » et « force paît le pré ».
  1164. Dans P. seul (v. 8229).
  1165. Dans leur mouvement de retraite.
  1166. Fouque ne fait nullement le roi prisonnier : il le fait échapper en lui donnant son cheval. Il se comporte à son égard comme aurait pu faire un de ses vassaux. Il est en effet de droit que le vassal est tenu, « s’il trouve son seignor en besoin d’armes, a pié entre ses ennemis... de faire son loial pooir de remonter le et de rejeter le de celui peril. Et, se il autrement ne le puet faire, il doit doner son cheval ou sa beste sur quoi il chevauche, se il la requiert, et aidier a le metre sus et aidier le a son pooir a son cors sauver ». (Assises de Jérusalem, ch. 197, cité par Du Cange, III, 287 b.) Les légendes ont conservé maint exemple de ce dévouement ; voy., par ex., Charroi de Nîmes dans mon Choix d’anciens textes, p. 251, et dans les Archives des missions, 3e série, I (1873), p. 557, l’analyse faite par M. Neubauer d’un récit rabbinique, où on voit un juif sauvant, au prix de sa vie, le roi Charles (Charlemagne ?) devant Narbonne, en lui donnant son cheval.
  1167. Que raubes crotz, P. (v. 8245) ; si la leçon est correcte, il faut probablement entendre par cette expression le pillage des monastères auquel s’était livrée jadis l’armée de Girart dans la dernière guerre contre Charles, voy. § 415. Mais la leçon de P. n’est pas très sûre. Il y a dans Oxf. ces mots dont le sens m’échappe : qui raube escrost.
  1168. Tuteletes, Oxf., le vers manque dans P. Je suppose que c’est un diminutif féminin de tudel, tuyau.
  1169. Lonc l’aigue esmetes ; je ne suis pas sûr du sens. Je ne vois pas le moyen de faire cadrer cet ordre avec ce qui suit.
  1170. Dans la ville de Troyes ? Cf. le début du § 630.
  1171. On ne dit pas où. Le texte est incertain. Girart se dispose à occuper Troyes.
  1172. On a vu, au § 608, que le roi était le parrain du fils de Fouque,
  1173. C’était une façon de reprocher à Fouque ses sentiments pacifiques.
  1174. S’adressant à Fouque.
  1175. C’est sans doute Fouque qui parie ainsi.
  1176. De Bres, P. (v. 8297.)
  1177. D’après P. (v. 8305). Le sens est douteux.
  1178. Sans doute comme otages ou garants de la paix.
  1179. Girart et Fouque.
  1180. Allusion à la délivrance du roi, § 625.
  1181. Traduction très incertaine.
  1182. Le roi considère sa défaite (§ 624) comme le résultat d’un guet-apens.
  1183. L’ost de Girart.
  1184. Oxf. Islel ; P. (v. 8325) Eslem, cf. § 624.
  1185. Girart ; voy. ci-dessus, § 616.
  1186. Voy. p. 11, n. 1.
  1187. Voy. p. 186, n. 4.
  1188. Mot à mot, « son juge », mais vicarius a ce sens.
  1189. Pour leurs âmes.
  1190. Detor, ceux qui se portent caution d’un emprunteur.
  1191. Il est inutile de faire ressortir l’absurdité de ces chiffres.
  1192. Voy. p. 225, n, 6, et p. 266, n. 2.
  1193. Je traduis littéralement, sans bien comprendre ; l’auteur veut-il dire que ce nom s’appliquait mal, ou que c’était un surnom impliquant une idée défavorable ? Ce passage est en tout cas fort digne d’attention parce qu’il nous montre le nom de Charles Martel appliqué à deux personnages différents : celui à qui la tradition a conservé ce nom, et Charles le Chauve.
  1194. Traduction douteuse. Le vers manque dans P.
  1195. Moutiers fondés par le souverain et exempts de la juridiction épiscopale. Les abbés en étaient nommés par le roi ; voy. Du Cange, monasteria regalia.
  1196. Girart et Fouque.
  1197. Pour être enrôlés.
  1198. En la reion que je traduis par « dans le pays », n’est guère qu’une cheville. L’auteur cependant peut avoir voulu faire allusion, sans s’expliquer avec assez de clarté, à une répartition du contingent établie pour tout le pays, c’est-à-dire pour toutes les seigneuries relevant du roi. Les mêmes idées vont être exprimées plus nettement à la tirade suivante. Il y a ici une tentative remarquable à l’effet de constituer une armée à peu près permanente, tous les seigneurs étant tenus de fournir la liste, la montre, des hommes d’armes qu’ils pourraient, en cas de besoin, mener à leur suite.
  1199. Des hommes d’armes.
  1200. Idée qui a été plus d’une fois exprimée au moyen âge : voy. Daurel et Beton, p. xc.
  1201. Tenir au sens féodal.
  1202. Des chevaliers.
  1203. Par Aupais, fille de Thierri d’Ascane.
  1204. Voir ci-après, §§ 657-9.
  1205. Voy. § 620.
  1206. Dieu.
  1207. Boisson épicée.
  1208. C’est, de la part d’un serpent, un procédé bien compliqué et dont on se représente difficilement la mise en œuvre. Il faut considérer que la tirade est en ovre, rime fort rare, qui a amené covre, cuivre. On verra plus loin, § 655, la contre-partie de ce songe.
  1209. C’est Berte qui parle.
  1210. C’est-à-dire, « permets que je prenne part à ton travail. »
  1211. De la colline.
  1212. Le sac était suspendu à une perche que Berte et le pèlerin portaient chacun par un bout ; voir § 659.
  1213. La chambre, c’est ordinairement la chambre à coucher, voir le glossaire de Flamenca au mot cambra. Il y avait, dans les habitations du moyen-âge, deux pièces principales, la salle, qui était la salle à manger et le lieu de réception, et la chambre, qui servait de chambre à coucher commune, et au besoin de garde meuble. Au § 216, on a vu que, dans le palais du roi, à Paris, il y avait une salle et une chambre, et que dans cette dernière pièce était conservé le trésor du roi. On voit au § 42 du capitulaire de villis, que dans les fermes, la camera était la pièce où on mettait les lits et les ustensiles ou armes de tout genre.
  1214. C’est la comtesse qui parle à Ataïn.
  1215. On sait que gars, garçon, signifie, au moyen âge, un valet de bas étage.
  1216. Voy. cependant p. 260. n. 1.
  1217. S’adressant à l’auteur des faux rapports.
  1218. Par suite de l’émotion. L’effet des vives émotions, de la colère principalement, sur le teint, est très ordinairement représenté, dans les textes du moyen âge, par des expressions telles que celle-ci, ou « noir comme charbon. »
  1219. Ja sui soffrenç, ou ieu sui sufrens (P. v. 8631), est susceptible, en ancien français, d’un sens spécial qui s’appliquerait à la situation particulière où croit être Girart.
  1220. Afin d’accaparer tout le mérite de la fondation.
  1221. Employées au charroi des matériaux.
  1222. On considérait comme une œuvre méritoire entre toutes de travailler matériellement à la construction des églises. On lit dans la légende de saint Silvestre, que l’empereur Constantin, converti par Silvestre, s’étant rendu à l’église Saint-Pierre de Rome, et y ayant confessé ses péchés, prit une bêche, se mit à creuser le sol pour faire les fondements d’une basilique, et emporta successivement sur ses épaules douze hottes pleines de terre ; Douhet, Dictionnaire des légendes, col. 1147 ; pour les sources, cf. col. 1153, note 622, et surtout Dœllinger, Fables relatives à la papauté, essai intitulé Constantin et Silvestre.
  1223. La grandeur et la richesse de Sainte-Sophie paraissent avoir frappé vivement les Occidentaux. Voici un témoignage que fournit le roman des Sept Sages (édit. Keller, Tubingue, 1838) :

    Molt par i a riche abbeye ;
    En l’abbeye a grant tresor,
    615Car li bachin i sont tuit d’or
    Ki sont soz les lampes pendus,
    Che dient cil quels ont veüs ;
    Kis porroit vendre, par raison,
    L’avoir valent de Monbrison.

    Voir aussi la description que fait de Sainte-Sophie le chevalier historien Robert de Clari, éd. Riant, pp. 67-8 ; éd. Hopf, § lxxxv (Chroniques gréco-romanes, Berlin, 1873, p. 67).

  1224. Cela veut dire probablement que sophia, attribut de la divinité et employé au moyen âge comme synonyme de sapientia (voy. du Cange, sophia), a fait partie de la série plus ou moins longue des noms de Dieu, que l’on invoquait et auxquels on attribuait des vertus préservatrices. Nous avons plusieurs de ces listes des noms divins ; voy. ci-dessus, p. 84, n. 1, mais je n’y vois pas figurer sophia.
  1225. Andicas et Bedelon.
  1226. On sait que l’architriclinus du récit des noces de Cana (Jean, II, 8, 9) est devenu, pour les gens du moyen âge, un nom propre ; voy., par ex., Du Cange, architriclinus 2.
  1227. Ce songe est la contrepartie de celui de Berte, ci-dessus, §§ 642-3.
  1228. Du pèlerin, cf. § 644.
  1229. Le chapelain de Berte, qui sera mentionné de nouveau au § suivant, et dont la présence à cette œuvre pieuse a été annoncée à la fin du § 645.
  1230. E le capelan Gui sest quam vol iac ; ce vers ne se trouve que dans Oxf.
  1231. À Girart.
  1232. Les deux miracles opérés en faveur de Berte (la lueur qui descend du ciel, §§ 657-8, et la perche suspendue en l’air, § 659) sont encore racontés dans la Vie latine de Girart de Roussillon, mais le premier est rapporté à la fondation de Vézelai, et le second à celle de Pothières. Voy. Romania, VII, 192, 194, et, p. 229, la note sur les §§ 83-101.
  1233. Dieu.
  1234. Lo tinal nou de casaing, Oxf., traduction douteuse : la leçon de P. (v. 8734) non ac desdenh, est claire, mais visiblement due à la correction d’un copiste.
  1235. Ici encore la leçon de P. (v. 8735, E la comtessa es vana e sos cap fenh, est refaite, et celle d’Oxf., E la contesse enant non giquis faing semble corrompue. Je traduis comme s’il y avait non gic nis faing.
  1236. D’après P. (v. 8743) ; « tous trois » Oxf., peut-être le prêtre, le diacre et le sous-diacre.
  1237. Oxf. ufazanz preu, P. (v. 8752) on fa son priu.
  1238. Il est bien question, dans la légende de Marie Madeleine, d’un mort ressuscité, mais ce mort était chrétien.
  1239. Afin de s’approprier tous les bénéfices spirituels de la fondation. Pour cette idée, voir la légende racontée au § 653.
  1240. Cf. §§ 642-3.
  1241. J’interprète librement ; le texte est obscur et peut-être corrompu (P. v. 8779).
  1242. Je n’entends pas e non fait conge Oxf., e noi fai conge P. (v. 8781).
  1243. Mentionné plus haut au nombre des vassaux de Girart, §§ 146, 304, cf. p. 158, n. 4.
  1244. Selon un passage qu’on a pu lire au § 612, le corps de sainte Marie-Madeleine aurait été rapporté d’outre-mer, des terres païennes. Mais il n’a pas été dit jusqu’ici que le corps eût été rapporté par Guintrant.
  1245. Je devine : le texte est obscur et probablement corrompu.
  1246. Voy. p. 4, n. 1. — C’est la leçon d’Oxf. ; dans P. (v. 8823) il y a « et toute la terre jusqu’à Mauguio. »
  1247. Mot à mot, si j’entends bien, « des muids de larmes ».
  1248. Au pèlerin.
  1249. Voy. p. 89, n. 2.
  1250. Cansil peut-être simplement une chemise.
  1251. Allusion à un passage de la légende de saint Barthélemi. On y voit une idole renvoyer ceux qui venaient la consulter à Barthélemi, qu’elle désigne comme étant vêtu d’une robe de pourpre et couvert d’un manteau blanc décoré de pierres précieuses.
  1252. « Moines » selon P. (v. 8833).
  1253. Par les miracles rapportés plus haut.
  1254. Girart.
  1255. Toujours par les miracles.
  1256. Voy. §§ 168-9.
  1257. Psalm., cv, 3.
  1258. La terre ; cf. §§ 672-3.
  1259. La mention des Bretons est inattendue, car on a vu plus haut (§§ 147, 323, 381, 428, 449) qu’ils dépendaient de Charles et non de Girart. Quant au privilège si recherché de commencer l’action, voy. ci-dessus, p. 149, n. 4. On a vu, au § 484, le même privilège revendiqué par un Champenois. À la bataille de Lincoln, en 1217, les Normands, faisant partie de l’armée anglaise, le réclament comme un droit ;

    ... sachiez que li Normant
    Deivent les premiers cops avant
    Aveir en chescune bataille.
    (Hist. de Guillaume le Maréchal, vv. 16211-3)

  1260. Ci-dessus, §§ 427-9
  1261. Trente, selon P. (v. 8909).
  1262. Celui dont la mort est contée au § 620.
  1263. Traduction douteuse.
  1264. Fouque sera l’avoué des établissements religieux auxquels Girart aura laissé ses biens.
  1265. La paix et la chasse sont deux idées qu’on associe volontiers ; voy. § 633.
  1266. Ou « entre nous et les païens » ; la phrase est mal rédigée. Au fond, il doit y avoir l’idée si souvent exprimée au moyen âge, que les chrétiens feraient mieux de tourner leurs armes contre les païens, au lieu de se déchirer entre eux ; cf. § 124 et la note.
  1267. Probablement Ps. xxxvi, 35-6.
  1268. Cf. p. 264, n.
  1269. L’auteur s’adresse au jongleur qui dit la chanson.
  1270. Formule qui se dit à la suite de certains offices. Le poëme de Horn et de Rimel se termine de même :

    Tomas n’en dirrat plus, tu autem chanterat ;
    Tu autem, Domine, miserere nostri.

  1271. Los Braimansos (v. 8950). C’est la première fois que Fouque et Boson sont ainsi qualifiés. Il est probable que « brabançon » est ici à peu près l’équivalent de guerrier. On sait qu’au xiie siècle et encore au xviie siècle on appelait ainsi des troupes mercenaires, sans doute originaires, au moins, en général, du Brabant. Gautier Map les stigmatise sous Henri II, comme des troupes de pillards, formées de l’écume de la société (De nugïs curialium, éd. Wright, p. 60). Richard-Cœur-de-Lion en eut beaucoup à son service, et au temps de la croisade albigeoise on les trouve parmi les soudoyers du comte de Toulouse.
  1272. Cf. § 534.
  1273. Après avoir parlé des églises fondées par Girart, l’auteur du roman bourguignon dit de même :

    Bien y doit on pour eulz prier, lire et chanter,
    Quant si bien les voussirent de leur propre renter.

    (Éd. Mignard, p. 248.)
  1274. J’interprète ainsi e i fetz mongier (v. 8974). Il s’agit probablement, d’après la mention des clercs qui suit immédiatement, d’un monastère double, où les religieux et les religieuses vivaient dans la même enceinte, quoique dans des bâtiments séparés ; voy. Du Cange, Monasterium duplex. Telle était l’abbaye de Sempringham, qui a été célébrée par un poème satirique ; voy. Th. Wright, The political Songs of England, (London, 1839), pp. 137-48 et 371.
  1275. La traduction de ces derniers vers, dont le texte est en partie corrompu, est conjecturale.
  1276. Ambaissatz (v. 8996). Cela peut se rapporter à l’ambassade de Pierre de Mont-Rabei (§§ 235 et suiv.) ou à quelque autre ; le sens même du mot n’est pas sûr,
  1277. Chiffre évidemment très exagéré ; voy., pour la durée des guerres successives entre Charles et Girart, p. 260, n. 1.
  1278. Suivent, dans le ms., deux vers dont l’écriture est devenue illisible ; puis ce vers : Pennula scriptoris requiescat fessa laboris. Le même vers se retrouve à l’explicit d’un Tite-Live de la Laurentienne, avec la variante plena au lieu de fessa, Bandini, Catal. codd. latinorum Biblioth. Mediceæ Laurentianæ II, 692.