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Gladstone (RDDM)

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 47-76).
GLADSTONE

Un mois à peine s’est écoulé depuis que Gladstone a rendu le dernier soupir, sous les yeux d’un peuple entier veillant à son chevet. Le temps n’est point encore venu de porter le jugement de l’histoire sur cette grande figure, sur cette grande carrière. La génération qui a pris part ou qui a assisté aux luttes dont il fut le héros n’a pas le recul suffisant pour envisager, avec l’impartialité sereine de la postérité, ce passé encore tout présent. Malgré tant de publications entassées, dont quelques-unes, en dépit d’une improvisation hâtive et du manque de perspective historique, nous ont apporté d’utiles élémens de connaissance et d’appréciation, nous n’avons point en mains les documens décisifs, — mémoires, lettres, journaux intimes, — qui viendront compléter les documens officiels et qui nous permettront tout ensemble de rattacher cette biographie à l’histoire générale et de vivifier par des détails vraiment personnels ce sec et insipide almanach de la veille, qui est trop souvent la chronique d’une existence à peine close. Il y a près de vingt ans que Beaconsfield est mort. Ses papiers ont été remis, dès le lendemain, à son secrétaire intime, à son confident, lord Rowton, qui devait rédiger, en s’en aidant, cette biographie autorisée, si impatiemment attendue. Ce n’est que d’hier, s’il en faut croire la rumeur publique, que cette tâche a été confiée, par un choix assez imprévu, à une femme auteur, qui a certes, sous son nom de plume de John-Oliver Hobbes, fait preuve d’un talent et d’un tour d’esprit assez analogues, par le mélange piquant d’une ironie tempérée de sentiment et d’un idéalisme coupé de mondanité, au genre de Benjamin Disraeli, mais qui ne semblait point désignée pour écrire un grand morceau d’histoire politique. Quand Gladstone trouvera-t-il un biographe digne de lui ? Je n’ai garde de méconnaître les services déjà rendus par les deux volumes où M. Barnett Smith a accumulé des matériaux mal dégrossis, ou par le petit livre où M. G. W. Russell a résumé avec une concision savoureuse la carrière du grand libéral, ou par tant d’autres ouvrages dont j’ai fait mon profit. À cette heure il me paraît toutefois que l’on ne peut guère tenter qu’une esquisse rapide de cette spacieuse carrière, un modeste crayon de cette physionomie. On voudra bien ne chercher que cela dans ces quelques pages où j’ai surtout essayé de rendre un suprême hommage au plus illustre des fils de l’Angleterre politique en ce siècle.


I

William-Ewart Gladstone naquit à Liverpool le 29 décembre 1809, le troisième fils d’un grand négociant. Ce fut à l’ombre du grand nom de Canning que Gladstone vécut ses premières années ; c’est des lèvres éloquentes de cet homme d’Etat qu’il prit ses premières leçons de politique et qu’il reçut ces principes d’un torysme idéalisé qui devaient faciliter son émancipation finale en le préparant à la conception du progrès et à l’intelligence des réformes, mais aussi en retarder l’achèvement complet en fournissant à son intellect subtil et à sa casuistique déliée mille prétextes spécieux pour demeurer dans le parti conservateur libéral. Après un bref séjour chez un ecclésiastique, qui préparait aux grandes écoles et chez lequel il trouva Stanley, le futur doyen de Westminster, tout de suite subjugué par la haute intelligence de sort nouveau camarade, Gladstone entra à Eton. On sait ce qu’étaient ces grands collèges, celui-là surtout, où l’élite de la jeunesse aristocratique de l’Angleterre se délassait de ses exercices athlétiques presque continus en consacrant parfois quelques heures à l’étude des classiques anciens.

Gladstone n’était point un athlète. Il s’adonna au travail, sans autre distraction que te canotage. Jamais il ne devint un scholar, au sens technique du mot en Angleterre, c’est-à-dire un homme capable d’écrire avec quelque facilité en grec ou en latin, de composer des odes dans le goût de celles de Sapho ou des imitations d’Aristophane et de traduire en vers iambiques ou trochaïques quelque fragment de poème moderne. Ce qu’il apprit, ce fut à se délecter des grandes œuvres de cette incomparable littérature, à chérir les poètes et les orateurs d’Athènes, à nouer avec Homère ce commerce assidu qui ne devait cesser qu’avec sa vie. Il se pénétra de l’arôme classique. Ce n’était point un reclus. Il vivait avec une cohorte d’amis, parmi lesquels le plus intime était Arthur Hallam, le fils de l’historien, celui dont Tennyson immortalisa le nom par son In memoriam. Avec eux, Gladstone prenait part aux débats de la parlote où il fit ses débuts, le 29 octobre 1825, et il rédigeait le journal d’Eton. Aussi quand, après une courte retraite préparatoire, il arriva à Oxford, il y avait été précédé d’une enviable réputation. C’était en octobre 1828. On sait quelle influence immense Oxford a exercée sur son esprit. Il ne sut ou ne voulut jamais se soustraire au charme subtil et fort de cette cité de l’esprit, à la fois forteresse de l’anglicanisme, asile des spéculations les plus hardies et temple de la tradition classique. Jusqu’à son dernier soupir, Oxford fut l’objet de sa révérence et de son amour, et l’un des suprêmes et des plus touchans messages qu’il envoya de son lit de mort fut à l’Université qu’il avait tant chérie et si bien servie.

Pour bien saisir la nature exacte de l’influence de cette Alma mater, il importe de noter le moment précis de son séjour à Oxford. Déjà, sans doute, dans un coin obscur du collège d’Oriel, quelques jeunes gens, parmi lesquels l’un, Newman, avait été touché au front du rayon du génie, préludaient à ce mouvement anglo-catholique qui devait si puissamment modifier la vie religieuse de l’Église anglicane en la ramenant, par-delà la Réformation, aux dogmes et aux pratiques du catholicisme primitif et qui devait aussi rejeter malgré eux dans le sein de l’Eglise catholique — la vraie, celle de Rome — quelques-uns de ses initiateurs. Toutefois l’étendard n’était pas levé encore ; il ne le fut que quatre ans plus tard, au jour de ce fameux Sermon des assises, prononcé par Keble, que Newman considéra toujours comme le premier coup de clairon de la campagne. Etant donnés le tempérament de Gladstone, la susceptibilité avec laquelle il recevait à cette date les impressions, la persévérance avec laquelle il les conservait, il est à croire que s’il avait été plongé au milieu de la crise tractarienne, si surtout il avait subi directement l’influence personnelle de Newman, il aurait été l’un des plus ardens et des plus fidèles disciples de la cause, et il aurait suivi, en 1846 ou en 1852, le premier ou le second ban de ceux qui passaient au catholicisme. Dans le fait, Gladstone, jusqu’alors élevé dans les traditions austères de l’Évangélicisme calviniste que professait sa mère, trouva à Oxford la Haute Eglise en possession du terrain ; il s’ouvrit à une conception nouvelle, beaucoup plus strictement ecclésiastique, beaucoup moins individualiste et protestante, beaucoup plus dogmatique et plus rapprochée du catholicisme, mais aussi éloignée de Rome que de Genève et sans le moindre alliage de ces principes dont les Tractariens allaient faire un si grand usage. Dans l’Oxford de 1828 à 1831, il prit le pli anglican, le tour d’esprit ecclésiologique, le goût de la méthode d’autorité, la haine et la terreur de l’individualisme protestant, la doctrine des établissemens religieux d’Etat. Chacun de ces concepts eut son rôle à son heure dans sa vie intellectuelle et morale ; mais pas un d’eux ne fit dévier vers le catholicisme sa raison et sa conscience.

A l’Université d’ailleurs, Gladstone ne s’adonna pas seulement à ces spéculations théologico-ecclésiastiques. Il conquit sa first-class, avec aisance. Il prit une part très active aux débats de l’Union, qui est comme la conférence Molé-Tocqueville d’Oxford. Ces années lui laissèrent un radieux souvenir. L’étude, l’amitié, les délicieux essais d’une force qui commence à prendre conscience d’elle-même, les remplirent, sans qu’aucun excès vînt en troubler le cours paisible. En fait de mœurs Gladstone était un puritain et il n’admettait pas le contraste, cher à un certain dilettantisme, « entre la contemplation de l’idéal ou de la vertu et la pratique du vice. » Sa vocation n’était point encore dessinée nettement. Il songea à entrer dans les ordres. C’était le temps où Manning rêvait d’une carrière parlementaire. L’imagination s’amuse à évoquer le tableau du destin de ces deux hommes, de la fortune du pays et de celle des deux églises rivales, si les circonstances ne s’étaient pas opposées à ces vœux. Sir John Gladstone n’entendait pas raillerie. Son fils dut entrer au Parlement, — le premier représentant du peuple, peut-être, qui le soit devenu en petit garçon, par obéissance filiale. Il alla passer quelques mois en Italie, et revint se faire élire à Newark, bourg de poche du duc de Newcastle.

A vingt-deux ans, il entrait dans la vie publique. Il prit place dans la première Chambre des Communes élue sous l’empire de la nouvelle loi électorale. Pour la première fois, le nouveau suffrage avait fonctionné. C’était une révolution. Beaucoup de bons esprits estimaient que c’en était fait de la vieille Angleterre ; que sa constitution, machine délicate et compliquée, ne survivrait pas à de si brutales manipulations ; que la bourgeoisie, spectre alors aussi redoutable que le fut plus tard la démocratie, allait, moitié par ignorance ou maladresse, moitié par perversité révolutionnaire, tout mettre sens dessus dessous. Ceux-là mêmes qui ne partageaient pas les appréhensions un peu séniles des conservateurs ne se dissimulaient par la gravité de la situation. Un puissant élan avait été donné aux aspirations populaires. Les forces de résistance étaient paralysées. Il y avait comme un vertige d’innovation. Par-dessous les classes moyennes satisfaites, on entendait gronder les classes ouvrières, d’autant plus âpres dans leurs revendications égalitaires qu’une brèche avait été faite au privilège. Le ministère était divisé, sans crédit auprès du roi. Dans le cabinet, beaucoup de membres, et des plus importans, au lieu de comprendre qu’une première réforme est le gage et l’aiguillon d’un nombre indéfini d’autres réformes, professaient hautement que l’heure avait sonné pour le peuple de se reposer et d’être reconnaissant (to rest and be thankful), langage peu fait pour gagner la confiance du parti du progrès. La brigade irlandaise, sous O’Connell, contemplait d’un œil ravi cette scène de trouble et se préparait à mettre ses services aux enchères. Dans ces conjonctures, le rôle de l’opposition était moins pénible que celui du gouvernement. Elle avait infiniment moins de responsabilité. Sa faiblesse faisait sa force. Minorité infime, elle pouvait pousser l’attaque à fond sans risquer d’être prise au piège de sa propre victoire. Trop politique pour ne pas sentir nettement qu’il n’y avait pas à remettre en question la Réforme et qu’il fallait prendre pied sur le nouveau terrain légal, assez avisé pour deviner que les classes moyennes recelaient des trésors de conservatisme et qu’elles ne tarderaient pas à passer dans le camp des satisfaits et à déserter le libéralisme, Peel était forcé, pour ménager ses amis, de se livrer à une opposition stérile autant qu’intransigeante.

Le jeune Gladstone se jeta dans la mêlée. On avait fondé sur lui, dans le parti tory, de grandes espérances. Quelqu’un qui entendit son maiden speech prédit, avec l’infaillibilité ordinaire des prophètes, qu’il ne dépasserait jamais le second rang ; qu’il serait tout au plus une médiocrité utile ; que le génie lui ferait toujours défaut, avec la passion et l’enthousiasme moral, et qu’il ne saurait jamais entrer en communication avec un auditoire populaire. Toutes prévisions d’autant plus curieuses à enregistrer quelles ont plus fréquemment été réitérées par de bons juges et mieux démenties par la tardive splendeur de son automne. Ses débuts ne pouvaient faire augurer un tel couronnement de sa carrière. Il parlait bien : avec modestie, mais sans timidité ; en sachant évoquer une foule d’idées, mais sans fatiguer son auditoire de prétentieuses et obscures généralités ; avec un flot limpide et intarissable de paroles précises et justes, que ne troublait aucune phraséologie bizarre, ni aucune métaphore ambitieuse ; d’une voix harmonieuse, qu’accompagnait un geste sobre et discret. La Chambre l’apprécia du premier coup. Un tel homme était désigné pour les emplois. Sir Robert Peel le nomma l’un des lords de la trésorerie, puis sous-secrétaire d’Etat aux colonies dans son court ministère de 1834-35. Cette brève initiation aux affaires le mit hors de page et hors de pair. Désormais, il faisait partie de l’état-major de l’armée. Les libéraux avaient repris le pouvoir avec lord Melbourne ; ils le gardèrent cinq ans, pendant lesquels les conservateurs, menés avec une prudence consommée, achevèrent de reconquérir l’opinion. Gladstone ne fut pas l’un des lieutenans les moins zélés de Robert Peel pendant cette campagne. Il vit sa réputation parlementaire grandira chaque session. La politique ne l’absorbait pourtant pas tout entier. Il méditait une œuvre de doctrine.

Son livre parut en 1838 sous le titre de « l’Etat dans ses relations avec l’Eglise ». C’était un essai de systématisation philosophique de la théorie des théologiens de l’anglicanisme sur les établissemens religieux. Il y avait là un effort viril, un louable labeur, une bonne foi transparente, et Macaulay, bien qu’il ne pensât comme Gladstone ni en politique ni en religion, rendit un hommage sincère à la « jeunesse vénérable » de son adversaire. Ce livre était le manifeste d’une sorte de cléricalisme anglican. Il établissait, avec une naïveté et un sérieux que n’embarrassait pas le scandale des conséquences pratiques de la thèse en Irlande, le droit et le devoir de l’Etat de professer la vérité dans l’ordre religieux et, à cet effet, d’instituer une Eglise, de solder un clergé ou de légaliser les dîmes, d’ordonner des privilèges et des inégalités. Ce n’était point dans l’intérêt de la sécurité publique, à titre de mesure de police, et comme pour faire du clergé une gendarmerie morale qui vînt en aide à la gendarmerie proprement militaire qu’il demandait une religion d’État. Ce n’était pas non plus par je ne sais quelle lâche défiance des forces de la vérité, en vertu de je ne sais quelle foi matérialiste dans l’appui du pouvoir qu’il réclamait l’entretien de l’Église par l’État. Au contraire, à ses yeux, c’est parce que la vérité est grande et forte, — magna est, et prævalebit, — qu’il sommait l’Etat de lui rendre hommage et de s’incliner devant elle. Est-il besoin de faire remarquer qu’une telle doctrine s’accommode tout aussi bien, mieux même peut-être, de l’indépendance réciproque des deux puissances, et qu’il devait suffire d’une simple démonstration expérimentale des vices de leur union en Irlande et des atteintes portées à la cause de la vérité en ce pays par l’établissement anglican pour mener l’auteur à des conclusions directement contraires ?

Cependant une redoutable épreuve attendait le jeune théoricien. Il allait être appelé au pouvoir. Le ministère Melbourne, après s’être rattaché désespérément à la faveur de la jeune Reine, à la suite de l’intrigue de cour dite des Femmes de chambre, se mourait de langueur. Une dissolution et un appel au pays eurent pour résultat l’élection d’une majorité conservatrice imposante. C’était, à ce que pensaient quelques ultras, la revanche de 1832 : en réalité, comme le jugeait fort bien Peel, la restauration de l’équilibre, la démonstration par les faits de la solidité de l’ordre politique et social, même sous la suprématie des nouvelles couches. Si ces vues étaient trop hautes pour être agréées du gros d’un parti qui voyait la fortune lui sourire pour la première fois depuis dix ans, Gladstone était digne de s’y associer. Il avait déjà commencé par la seule force de sa raison, grâce au sérieux de son esprit et à sa bonne foi, à se dégoûter des ultras, de leur politique de casse-cou et de leurs stériles manifestations. Quand Peel l’appela à ses côtés, il était mûr pour collaborer à son œuvre, mais aussi pour en ressentir le contre-coup et soumettre ses principes à une révision consciencieuse. Sir Robert Peel le nomma vice-président du Board of Trade, c’est-à-dire sous-secrétaire d’Etat au Commerce et membre du Conseil privé. Ces hautes fonctions n’entraînèrent-pas tout d’abord à leur suite une place dans le cabinet. Ce n’est qu’en 1843 que Gladstone fît ce pas décisif dans la carrière d’un homme public, en même temps qu’il succédait à lord Ripon, comme président du Board. Déjà il avait pris en mains, sous les auspices immédiats du premier lord de la Trésorerie, le grand œuvre qui devait occuper près de cinq ans de sa vie et préparer graduellement une révolution économique. Peel avait conçu le dessein, pour résister à la Ligue contre la loi sur les céréales, de lui emprunter un article de son programme. Il méditait, sans toucher aux droits sur les céréales, envisagés comme la sauvegarde de l’agriculture, des rentes foncières, des dîmes de l’aristocratie terrienne et du clergé et, par conséquent, de la constitution de l’Église et de l’État, d’écheniller le tarif, de supprimer les innombrables droits frappant l’importation de marchandises sans similaires en Angleterre, et de diminuer ainsi le prix de l’existence et les frais de production, de façon à donner une satisfaction partielle à l’industrie. L’idée était ingénieuse ; elle était faite pour séduire une intelligence comme celle de Peel, à la fois très ouverte à la perception des faits et très fermée à l’intuition des principes ou à la prévision de leurs conséquences logiques. Il avait la ferme confiance qu’il allait battre la Ligue avec ses propres armes. Il ne se doutait pas qu’il adoptait ses prémisses ; qu’une fois le premier pas fait dans cette voie, il n’y avait pas moyen de s’y arrêter à mi-chemin, et qu’il suffirait d’un accident quelconque, venant mettre en lumière les effets du renchérissement artificiel du pain, pour rendre inévitable la capitulation d’une citadelle dont tous les avant-postes auraient été démantelés. Gladstone, pas plus que son chef, n’entrevoyait cette logique implacable.

Il fut le principal ouvrier de cet immense travail. Un scrupule de conscience vint interrompre cette carrière en 4845. Peel s’était décidé à demander, — sur le pied du Regium donum attribué depuis longtemps aux dissidens protestans d’Irlande, — une subvention annuelle pour le séminaire catholique de Maynooth. Politiquement, Gladstone était favorable au projet ; il n’y avait personnellement, grâce au développement qui s’était fait dans son esprit depuis la rédaction de son livre, pas de répugnance. Il n’en crut pas moins devoir se retirer du ministère, malgré les instances de son chef. Le public ne comprit pas cette démission. Du coup, il classa Gladstone parmi ces puritains qui ne sauraient vivre sur cette terre de péché et de compromis. Rien ne nuit plus à un homme d’Etat qu’une trop grande réputation de délicatesse et d’intransigeance morale. Gladstone mit le comble au scandale des hommes pratiques en ne profitant pas du hasard heureux qui l’avait fait quitter le ministère à temps pour esquiver toute responsabilité dans la grande trahison de sir Robert Peel. Une famine en Irlande venait de faire apercevoir à ce ministre les conséquences néfastes des droits sur les céréales. Il essaya en vain de quelques expédiens : il se vit forcé d’opérer lui-même la révolution économique qu’il avait si longtemps dénoncée et combattue. Douloureuse fatalité d’une vie politique, condamnée pour la seconde fois par sentiment du devoir à une apparente trahison ! La saison n’était plus aux scrupules exagérés. Lord Stanley résignait le pouvoir ; Gladstone le remplaça au département des colonies. Désormais son sort était indissolublement lié à celui de son chef. Il ne put lui prêter son aide dans les débats où lord George Bentinck et Benjamin Disraeli criblaient le grand transfuge des traits de leur indignation et de leur ironie. Il avait dû, en effet, abandonner le siège de Newark, que le duc de Newcastle entendait réserver à un protectionniste orthodoxe. Ce ne fut qu’en 1847 qu’il rentra à la Chambre : cette fois avec l’éminente dignité de représentant de l’Université d’Oxford. Le corps électoral académique, pour conservateur qu’il fût et protectionniste d’instinct, avait fait grâce à l’hérésie économique de Gladstone en faveur de son orthodoxie religieuse et de son impeccable anglicanisme. A trente-huit ans, après quinze ans de vie parlementaire, le nouveau député d’Oxford devait commencer une carrière toute nouvelle. Le parti tory venait de se couper en deux. Une haine implacable animait les protectionnistes, noyau du futur parti conservateur, contre Peel et ses amis. Ce grand homme d’Etat avait brisé lui-même l’instrument qu’il avait créé. Une fois de plus s’était vérifiée cette loi, dont nous avons naguère vu la réalisation dans la décomposition du parti libéral sous l’action du home rule. La petite bande des Peelistes, état-major sans soldats, n’avait plus de place bien marquée dans l’organisme constitutionnel. Pendant plus de dix ans, le jeu régulier du régime parlementaire allait être gêné par cet élément perturbateur. Peel vivant était une sorte d’arbitre, de juge du camp, d’autant plus puissant qu’il était hors concours et qu’exclu des rivalités d’ambition, il incarnait aux yeux du pays le bon sens impartial et l’équité désintéressée. Lui mort, le lien qui avait tenu groupés ses amis se relâcha et finit par se rompre. Chacun inclina du côté où l’attiraient ses secrètes préférences.

Ce ne fut point, toutefois, l’œuvre d’un jour. Les rancunes, les hésitations, les appréhensions furent lentes à vaincre. Si force était bien de faire une place aux plus distingués de ces officiers sans troupes dans des gouvernemens de coalition, produit naturel de cette ère de déséquilibre, on répugnait à les faire rentrer dans les cadres. Gladstone, lui, se croyait toujours conservateur. Les anglo-catholiques, qui faisaient grand fond sur lui, contribuaient à le retenir dans la communion tout au moins laïque du torysme. Représentant d’Oxford, il ne concevait pas à cette époque qu’il pût traîner ce titre sacro-saint dans les mauvais lieux du libéralisme. Il réservait sa collaboration pour l’organe officiel du torysme, la Quarterly Review. L’opinion générale était qu’il ne tarderait pas à rentrer dans les rangs conservateurs et qu’il y obtiendrait, facile princeps, le premier rang. Cette prévision ne tenait un compte suffisant, ni de certaines particularités du caractère et de l’esprit de Gladstone, ni de certaines circonstances décisives. Grâce aux premières, l’ébranlement imprimé à ses convictions par le contact des réalités administratives ne pouvait plus s’arrêter. Autant l’esprit de Gladstone était incapable de créer de toutes pièces un grand système politique, de poser quelque principe universel et d’en tirer, par une déduction théorique, les dernières conséquences, autant il devait subir peu à peu l’influence des faits, laisser se dérouler lentement cette dialectique expérimentale et positive, si puissante sur les entendemens pratiques, et arriver en quelque sorte de biais, pas à pas, par des chemins de traverse, mais par une marche continue, à la vérité. Le germe déposé dans sa raison dès 1842 ne devait cesser de grandir et de se développer ; la doctrine du libre-échange commercial devait fermenter comme un levain dans son intelligence. En tout cas, il était hors d : état de se prêter aux avances d’un parti dont tout l’actif consistait alors dans la profession obstinée des principes protectionnistes.

Un autre obstacle s’opposait à sa rentrée. Disraeli avait profité avec adresse de la crise de 1846. Brusquement abandonnés, — ils disaient : trahis par leur chef et la plupart de ses lieutenans, — les tories éprouvaient le double besoin de se venger et de se procurer des officiers. Il leur restait bien lord Derby, définitivement passé au parti de la résistance et du privilège : mais il siégeait à la Chambre des Lords. Aux Communes, les gentilshommes campagnards qui formaient le gros de l’armée, grands chasseurs devant l’Éternel, ne possédaient guère le don de la parole articulée. A tout prix, il leur fallait un condottiere parlementaire sans scrupules, pour manier le stylet et frapper les traîtres. Disraeli vil sa chance ; il la saisit. Lord George Bentinck, grand seigneur qui faisait de la politique comme du sport, l’engagea comme il aurait fait d’un entraîneur ou d’un jockey. L’élégant un peu suspect, le viveur aux abois, l’homme du monde chargé de prises de corps, de protêts et de saisies, l’orateur qui avait débuté au milieu des éclats de rire d’une Chambre dédaigneuse, se trouva un polémiste de premier ordre. Il harcela Robert Peel. Il donna aux agrariens, affligés de mutisme, la joie de voir exprimer leurs préjugés, ou servir leurs rancunes dans un style alerte, spirituel, et de voir leur égoïsme et leur ignorance prendre un air de raison et de désintéressement. Disraëli sentit vite ses avantages : si l’on avait cru l’engager comme un simple officier de fortune pour le casser aux gages à la première occasion, il ne l’entendait point ainsi. Les conservateurs, en prenant ce mercenaire, s’étaient donné un maître et rien ne les pouvait plus affranchir du joug de cet habile homme. Le premier rang, seulement, d’abord à la Chambre des Communes, puis à la tête du gouvernement, pouvait satisfaire cet ambitieux de haut vol. Il n’était pas homme à souffrir qu’un Gladstone, en rentrant dans le parti, devînt son rival et lui jouât le tour d’offrir aux tories, un peu ébahis de leur aventure, le choix entre lui et un chef, né gentleman et chrétien, doué de talens éclatans et d’une réputation sans tache.

Le dé en était jeté. Gladstone ne pouvait plus s’établir au foyer où déjà s’était assis Disraeli. Le destin avait irrévocablement décidé que le plus grand conservateur du siècle deviendrait le héros et le chef du radicalisme, tandis qu’un petit juif, sceptique et révolutionnaire jusqu’à la moelle des os, deviendrait le chef et le héros du conservatisme en Angleterre. Les étapes de ce long voyage n’avaient pourtant point encore été franchies. Gladstone demeura douze ans en marge des partis. Ce n’est point à dire que pendant tout ce laps de temps il fut exclu du pouvoir. En décembre 1852, le comte d’Aberdeen lui offrit la succession de Disraeli comme chancelier de l’Echiquier. Il venait de prendre part avec éclat, contre lord Palmerston, au fameux débat sur Don Pacifico. Alors que le vieux Pam, tout ministre des affaires étrangères qu’il était, avait lancé au monde entier le défi de son Civis romanus sum, Gladstone avait noblement protesté contre cette première explosion du chauvinisme impérialiste et jingo. Il ne se distingua pas moins par la courageuse indépendance de son attitude dans l’affaire de la création par Pie IX de la hiérarchie catholique avec titres territoriaux en Angleterre. Les passions antipapistes s’étaient embrasées. Lord John Russell avait cru devoir les flatter en présentant ab irato un bill d’expédient, que Gladstone combattit, sans craindre de provoquer les fureurs de l’ultra-protestantisme.

Le même temps venait de le voir passer par une crise religieuse des plus douloureuses. A la suite du jugement latitudinaire du Conseil privé dans l’affaire Gorham, le parti anglo-catholique, ou ce qui en restait depuis la conversion de Newman, fut saisi d’émoi. Il ne s’agissait plus à cette heure de savoir si l’établissement anglican pouvait acclimater dans son sein les privilèges et les grâces surérogatoires du catholicisme, mais bien s’il avait encore les notes nécessaires d’une église. On protesta, on pétitionna, on s’agita. Manning et Hope-Scott, ces deux amis de Gladstone, sur lesquels comme sur celui-ci l’évêque Wilberforce comptait pour le salut de l’église, passèrent au catholicisme. Gladstone demeura, quoique alarmé et indigné des progrès du désordre, profondément troublé et chagrin de la défection de ses compagnons, sans un doute sur son devoir. Il n’en avait pas eu davantage, quelques mois auparavant, au sujet d’une démarche retentissante, qui devait rendre son nom cher aux amis de l’humanité et surtout aux patriotes d’Italie. Au cours d’un voyage à Naples, il avait vu de ses yeux les effroyables stigmates de la réaction, l’atroce et lâche vilenie des vengeances exercées par le roi Bomba, l’infamie d’un régime qui mettait Poerio au bagne. Dans une lettre éloquente à lord Aberdeen, le député tory d’Oxford dénonça le scandale européen de ce gouvernement qui équivalait à la négation de Dieu. Rarement pamphlétaire de profession égala, jamais il ne surpassa la véhémence de ce réquisitoire qui prenait, sur les lèvres d’un conservateur, d’un chrétien, d’un royaliste, la valeur un d’arrêt sans appel.

Toutefois, la partie incontestable et incontestée de la carrière de Gladstone devait être l’activité du réformateur fiscal. Ses exposés budgétaires furent des chefs-d’œuvre de lucidité, de science, d’agrément aussi. Gladstone s’était donné pour tâche de transformer le système fiscal de l’Angleterre. A l’aide de l’income tax rétabli par Peel, il voulait libérer d’impôts les objets de consommation universelle ; réduire la proportion exagérée des contributions indirectes ; affranchir de taxes les instrumens du travail et ceux du progrès ; réaliser l’idéal de « la table du déjeuner de l’ouvrier, libre de tout impôt » (the free break-fast table). En même temps, il prenait énergiquement en main la réduction de la dette publique, il plaçait l’amortissement sur une base immuable, et il rendait aux finances nationales une saine élasticité. En matière de finances, Gladstone appartenait, cœur et âme, à cette école qui voit dans tout impôt une atteinte à la liberté individuelle, et qui envisage l’économie comme le premier et le plus sacré des devoirs d’un administrateur des deniers de la nation. Il avait trouvé le moyen, dans son esprit comme dans ses budgets, de réconcilier les intérêts spirituels et les intérêts matériels de l’État, d’investir les chiffres d’une sorte d’idéalisme et de faire non seulement de la bonne politique, mais de la haute morale, en faisant de bonnes finances.

Une telle gestion aurait rapidement produit des fruits incomparables, si un accident n’était venu déranger tous les calculs. On sait comment lord Aberdeen, en voulant la paix, glissa peu à peu à la guerre. Pour la première fois depuis quarante ans, l’Angleterre allait, en Crimée, tirer l’épée du fourreau, de concert avec la France, et pour la Turquie. Cet épisode de sa vie politique a été fort reproché à Gladstone. Vingt ans plus tard, quand il eut, dénoncé les atrocités bulgares et demandé l’expulsion d’Europe du Turc, avec armes et bagages, on releva la contradiction. Il ne disconvint pas que le temps et les événemens avaient changé du tout au tout son opinion sur l’empire ottoman et son droit de vivre. Il ne répudia pas davantage la responsabilité de ses actes. Suivant lui, il avait été du devoir des puissances occidentales, avant de prononcer l’arrêt de mort contre la Turquie, de tenter de lui inoculer le germe d’une civilisation supérieure. S’il était juste de se livrer à cette expérience, il fallait donc protéger la Turquie contre une agression, dictée d’ailleurs au tsar Nicolas beaucoup plus par des motifs d’ambition que par le souci du progrès et de l’humanité. Le ministère Aberdeen ne tarda pas à tomber. Lord Palmerston prit le pouvoir, et conserva d’abord dans son cabinet Gladstone et les autres Peelistes. Il y avait, à cette heure, incompatibilité d’humeur entre ces doctrinaires et le grand opportuniste, et les premiers donnèrent bien vite leur démission. Pendant quatre ans, Gladstone fut de nouveau hors cadre. Ses loisirs furent employés à compléter le grand ouvrage sur Homère qu’il méditait depuis si longtemps. Juventus mundi n’est pas précisément un livre d’érudit, bien qu’il s’y trouve beaucoup d’érudition et que l’auteur connaisse Homère comme pas un savant allemand. C’est un curieux essai où les opinions théologiques et religieuses de l’élève d’Oxford ne laissent pas de fausser un peu les conclusions du critique. Ni Grote, ni l’évêque Thirlwall, n’auraient souscrit à la thèse fondamentale, qui fait de la poésie homérique une sorte de branche parallèle de la révélation hébraïque ; mais ils surent rendre hommage aux mérites de cet ouvrage, composé dans l’intervalle des labeurs d’un homme d’Etat. Ce fut du côté de la Grèce qu’une autre diversion tourna les pas de Gladstone. Il fut nommé haut commissaire aux îles Ioniennes. Sa mission prépara le retour ultérieur de cette portion intégrante de l’Hellade au royaume de Grèce.

L’heure était venue pour lui de faire définitivement son choix. A cinquante ans, entre des partis de nouveau raffermis et consolidés, il ne pouvait demeurer un irrégulier. Les tories lui avaient fait des offres. Il sentit qu’il ne pouvait se contenter de les décliner, qu’il fallait compléter ce refus par un acte positif. Son parti était pris. Sans que son idéal se fût modifié, sans qu’il eût cessé d’être le loyal serviteur de l’Eglise, de la Couronne, de l’Etat, il avait vu se rompre un à un les liens qui l’unissaient aux hommes et aux choses du conservatisme. Sa conviction positive était désormais que l’ordre n’avait pas de fondement plus sûr que le progrès ; que la liberté était, non seulement le droit de l’individu, mais la garantie de la société ; que la démocratie était, dans le plan divin, le terme nécessaire et légitime et bienfaisant de l’évolution politique en ce siècle. Sa place était dans les rangs des libéraux. Il fut vivement touché de l’accueil empressé qui lui fut fait. Comme il le dit éloquemment, quelques années plus tard : « Je suis venu à vous, proscrit par ceux à qui j’avais été associé ; chassé de leurs rangs, non, je l’avoue, par un acte arbitraire, mais par la lente et irrésistible force de mes convictions. Je suis venu à vous, pour me servir d’une phrase légale, in forma pauperis. Je n’avais rien à vous offrir que mes humbles et fidèles services. Vous m’avez reçu comme Didon reçut le naufragé Enée :

Ejentum littore, egentem,
Accepi.

J’aime à croire que vous n’aurez pas plus tard à achever à mon égard la citation :

Et regni, demens, in parte locavi. »

Ce fut tout d’abord dans le ministère Palmerston qu’il entra comme chancelier de l’Echiquier. Le premier ministre était fort âgé. Il aspirait au repos. Il jouissait d’une popularité sans égale. L’Angleterre consentait à faire halte sous la houlette d’un berger octogénaire, chef conservateur d’un cabinet de radicaux. Disraeli comparait spirituellement le banc des ministres à une rangée de volcans éteints. Il était entendu que les éruptions ne reprendraient qu’après que Palmerston ne serait plus là. Tous les volcans, toutefois, n’étaient pas éteints. Gladstone trouva le moyen, tout en servant loyalement son chef, de faire de grandes réformes. Avec Cobden, il prit l’initiative de cette politique des traités de commerce qui, tout en constituant une légère dérogation à l’orthodoxie économique rigoureuse, donna au libre-échange la garantie d’un contrat bilatéral. Seul, il entreprit, en abolissant le timbre et l’impôt sur le papier, d’affranchir les instrumens de l’éducation populaire, si nécessaires à une démocratie. Sur son chemin, il trouva la Chambre des Lords. Il ne plaisanta pas avec cette obstruction. Le grand principe constitutionnel qui réserve aux représentans élus du peuple, et à eux seuls, le vote des taxes, fut invoqué. Un conflit semblait imminent. La Chambre des Lords dut céder. Quand Palmerston eut rendu le dernier soupir, les droits de l’ancienneté firent appeler à la tête du gouvernement un vétéran, lord Russell, jadis plusieurs fois déjà premier ministre. Ce n’était qu’un intermède de haute convenance. La question de la réforme électorale, autour de laquelle les partis avaient longtemps manœuvré, venait de se poser dans toute sa gravité. Un peuple d’ouvriers frappait à la porte de la cité politique. Russell n’était plus de force à accomplir pacifiquement cette révolution légale. Il avait présidé trente-cinq ans plus tôt à l’avènement de la bourgeoisie : il ne devait pas lui être donné de compléter — ou de détruire — son œuvre en inaugurant l’ère de la démocratie. Il entreprit bien la réforme, mais à contre-cœur. Il ne tarda pas à succomber devant une défection des whigs. Lord Derby fut appelé aux affaires.

Disraeli, dont il était le prête-nom et qui ne tarda pas à lui succéder, avait conçu le dessein audacieux de damer le pion aux whigs et de faire faire, par les conservateurs, la réforme électorale. À cette fin, il était indispensable de commencer par faire l’éducation des tories eux-mêmes, un peu surpris, malgré les précédens de l’émancipation catholique et du Free Trade, d’avoir sur leurs vieux jours à se faire révolutionnaires, même pour le bon motif. Disraeli leur donna sa parole qu’en fait il s’agissait d’un coup de partie dans l’intérêt tory et il fit surgir de toutes pièces la figure rassurante de l’ouvrier conservateur. Il improvisa une théorie sur le tempérament fatalement révolutionnaire de la bourgeoisie, sur le caractère naturellement conservateur, quelque chose comme l’anima naturaliter christiana, de la démocratie. Comme ces futurs gardiens de l’ordre se faisaient la main en arrachant les grilles de Hyde Park, les tories se laissèrent embéguiner par leur prestigieux chef. Comme les libéraux n’osaient pas, par pur intérêt de parti, entraver une réforme inscrite dans leur programme, la nouvelle loi électorale fut adoptée. C’était le suffrage universel dans les villes. La Chambre des Lords, fidèle à la discipline, consentit, sous la pression de lord Derby, à faire, la mort dans l’âme, le saut dans les ténèbres. Si Disraeli avait compté garder le pouvoir, il s’était fait illusion. Toujours les grandes réformes dévorent ceux qui les ont faites, même quand ils les ont faites sans conviction. Gladstone fut porté au gouvernement par un mouvement irrésistible. L’instrument du progrès était forgé. On mit l’épée dans la main de Siegfried. A soixante ans, enfin premier ministre, Gladstone se trouvait maître du pouvoir à l’heure où sa pensée avait atteint le terme de son évolution. Plus d’obstacles au dehors, plus de combats au dedans. Il allait porter les rivalités parlementaires dans une région plus haute, s’inspirer des principes, faire de la politique de conscience.

Son programme était vaste. Le premier article en était la séparation de l’Eglise et de l’Etat en Irlande. Le scandale était grand de cet établissement entretenu au profit d’une infime minorité aux frais de la majorité. D’aucuns préconisaient le régime de la dotation simultanée et l’inscription de l’Eglise catholique d’Irlande, avec ses millions de fidèles, au budget de l’État ; mesure d’autant plus politique à leur gré que, tout en respectant les préjugés anglicans, elle aurait domestiqué un clergé où le nationalisme irlandais avait toujours trouvé son meilleur appui. Gladstone épousa l’autre parti, celui de la séparation. L’annonce de ce projet lui coûta le mandat de l’Université d’Oxford : sacrifice le plus douloureux, peut-être, de tous ceux qu’il eut jamais à faire. Le pays répondit à son appel par une belle majorité. Il se mit à l’œuvre sans tarder. Ce fut lui qui mena tout le débat avec une splendeur oratoire, une vigueur et une souplesse dialectique incomparables et aussi avec une infatigable puissance de travail, une connaissance sans rivale des détails les plus techniques qui éblouirent jusqu’à ses adversaires. Gladstone n’avait nullement envie de laisser prendre haleine à l’opinion haletante. Bûcheron inlassable, il avait résolu de porter la hache dans le tronc de l’arbre maudit qui empoisonnait l’atmosphère de l’Irlande. Après l’église, la propriété foncière. Il aborda de front ce terrible problème agraire. Tout le mal venait de l’application à l’Irlande du système anglais. Autant celui-ci était à sa place en Angleterre où la société, le sol, le climat, l’histoire, les lois, les mœurs s’unissaient pour justifier ce partage des droits et des profits entre le propriétaire, le tenancier et le laboureur, autant il était contraire à la justice et au bien public en Irlande. C’était la rapine légalisée. Dans l’Ulster, où une race de fermiers protestans et anglo-saxons avait pu lutter, un régime d’exception s’était établi qui assurait au tenancier la fixité de son bail, qui limitait le taux des fermages et qui permettait la cession à prix d’argent du contrat de location. Gladstone comprit que la question agraire était à la racine des souffrances de l’Irlande. Il crut qu’il suffirait de guérir cette plaie pour mettre fin aux chimères séparatistes et pour cimenter l’union. Il se proposa d’étendre autant que possible à toute l’Irlande la coutume qui en Ulster avait produit de si heureux résultats. Cette première tentative ne réussit pas. Elle ne le pouvait point. Elle n’en fut pas moins le point de départ d’une évolution législative à laquelle les conservateurs eux-mêmes ont aidé et qui aura peut-être pour dernier terme la pacification agraire.

D’autres soins occupaient le ministère libéral. Pour la première fois, l’État prit en main l’enseignement primaire. C’était la conséquence de l’avènement de la démocratie : il fallait bien instruire les nouveaux maîtres de l’État. M. Forster fut, dans cette œuvre, l’éminent auxiliaire de Gladstone. Il posa les bases de l’admirable système qui, parallèlement aux écoles confessionnelles où plus des deux tiers des enfans font encore leurs classes, a créé les écoles publiques, a institué, pour les gérer, les conseils locaux électifs (avec admission des femmes), a réglé l’application du principe de l’obligation et a préparé l’établissement de la gratuité. Ce qu’il y eut de plus remarquable dans l’œuvre de Forster, ce fut le souci de la liberté de conscience. Il mit celle des écoliers sous la sauvegarde de la loi. Il respecta celle des parens en les laissant libres de placer leurs enfans où bon leur semblerait. Ce fut pourtant la question religieuse, confessionnelle, qui suscita le plus d’embarras. Quelques partisans extrêmes de la neutralité de l’État blâmèrent vivement le compromis conclu avec l’Eglise. Une ligue se forma pour réclamer la laïcité absolue dans l’enseignement des écoles publiques et la substitution immédiate, obligatoire, aux écoles confessionnelles, de ces écoles dont la loi rendait la création facultative. Birmingham fut le centre de ce mouvement. Il n’eut pas de champion plus ardent que M. Joseph Chamberlain, qui débutait dans la vie publique en affichant une haine sectaire pour l’église anglicane.

Le pays toutefois donnait des signes de lassitude. Il trouvait qu’on allait trop vite, qu’on embrassait trop d’entreprises à la fois, qu’on présentait trop de solutions radicales. Les politiciens de profession redoutaient l’idéalisme gladstonien. C’était, à leur sens, une politique de principe imbécile. Au lieu d’entendre ces conseils de prudence, Gladstone s’emporta jusqu’à imposer par une sorte de coup d’État une réforme odieuse à toute l’aristocratie. La Chambre des Lords avait rejeté l’abolition de l’achat des grades dans l’armée : il recourut à une prérogative de la Couronne tombée en désuétude et supprima par voie d’ordonnance cet abus. Ses adversaires, le sentant atteint, avaient repris courage. Un grave accident vint révéler la faiblesse de ce ministère jadis invincible. Le projet de loi sur la création d’une université catholique en Irlande fut repoussé, grâce à l’intransigeance et à l’ingratitude des prélats irlandais. Gladstone offrit sa démission : il ne voulait pas traîner une agonie sans honneur. Disraeli était un trop fin matois pour le tirer ainsi d’embarras. Ce qu’il attendait, c’était la grande réaction conservatrice s’attestant par une majorité écrasante aux élections générales. Le calcul était juste. En 1874, le pays, consulté par Gladstone sur un programme où figurait au premier rang l’abolition de l’income tax, nomma une Chambre où les tories avaient près de cinquante voix de majorité. Greenwich, qui s’était honoré en nommant spontanément Gladstone rejeté par le Lancashire, lui préféra un distillateur obscur. C’était le désastre.

Si je n’ai jusqu’ici rien dit de la politique étrangère de Gladstone, ce n’est point, on me fera l’honneur de le croire, par embarras ou parti pris d’idolâtrie. La vérité est que la grande lacune de Gladstone comme homme d’État et premier ministre, c’était l’insuffisance de l’attention qu’il accordait aux affaires extérieures, subordonnées dans son esprit aux grandes questions organiques du dedans. Réaction naturelle, mais excessive, contre la méthode palmerstonienne, laquelle consistait à détourner le pays des réformes par de constantes diversions diplomatiques. En 1870, l’Angleterre, comme le reste de l’Europe, s’enferma dans une neutralité absolue pendant la guerre franco-allemande. Il est impossible de se dissimuler qu’à la cour, — tout allemande, — et dans le monde politique, les sympathies étaient toutes pour nos ennemis. Le peuple hésita ; puis, après nos malheurs, finit par se ranger de notre côté. À ce mauvais vouloir des dirigeans il y avait bien des raisons. La politique du second Empire avait créé une incurable défiance dans toute l’Europe. On a fait à Gladstone un crime personnel de l’abstention de son gouvernement. Il est certain, néanmoins, qu’il n’aurait pu à lui tout seul provoquer une intervention. Et pourquoi le rendre responsable individuellement d’un état d’âme général ? Autant, d’ailleurs, à mon avis, il est juste de blâmer, au nom de l’Europe et de ses intérêts, l’indifférence avec laquelle gouvernemens et peuples virent s’accomplir le crime d’une annexion qui reculait d’un siècle le droit des gens et qui faussait peut-être pour un siècle aussi la politique occidentale, autant il serait injuste de reprocher au ministre d’une puissance étrangère de ne s’être pas uniquement placé en cette crise au point de vue des intérêts et des vœux de la France. Que l’on condamne ceux qui n’ont pas su être Européens, rien de mieux ; mais peut-on faire à un Anglais un grief de n’avoir point été Français ?

Disraeli s’installant au pouvoir, Gladstone renonçait à la lutte. Il notifia sa retraite à son parti. Les raisons qu’il invoquait, c’était son âge : à soixante-cinq ans, il souhaitait mettre un intervalle de méditation entre la vie et la mort ; le manque d’accord entre ses vues et celles de la majorité ; la nécessité d’un rajeunissement du commandement. Achille rentrait sous sa tente, blessé de l’ingratitude du pays. On lui donna pour successeur le marquis de Hartington, une honnête médiocrité porphyrogénète. Gladstone reprit avec délices le ceste théologique. Il avait livré au nom de la liberté et de l’anglo-catholicisme, à Disraeli, champion édifiant du protestantisme, un combat mémorable à propos du projet des deux archevêques de Cantorbery et d’York, tendant à réprimer judiciairement les infractions du clergé ritualiste à la discipline ecclésiastique. Il prit les armes contre les ultramontains, lança son pamphlet contre le vaticanisme et l’infaillibilité et en vint aux mains avec son ancien ami Manning, devenu cardinal-archevêque de Westminster. La thèse de Gladstone était d’une manifeste exagération : il soutenait que les fidèles du pontife infaillible ne peuvent professer une loyale obéissance à la souveraineté de la Reine. Dœllinger, à cette aube du brutal Kulturkampf allemand, avait un peu trop déteint en cette occasion sur son ami Gladstone. Les protestans en Angleterre furent étonnés et ravis.

Aussi bien en eut-il moins de peine à reconquérir sa popularité. Les affaires d’Orient vinrent le rejeter dans le tourbillon. Il ne fallut rien de moins que les massacres de Bulgarie pour le tirer de sa retraite. La voix de ces victimes retentit d’autant plus puissamment à ses oreilles qu’il se sentait, personnellement, responsable en partie, comme l’un des auteurs de la guerre de Crimée, de la survivance de la Turquie et des crimes de « l’ineffable Turc ». Homme de conscience et d’émotion, il abjura du coup le dogme de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire ottoman. Aujourd’hui que l’Angleterre tout entière, le cabinet conservateur en tête, professe la plus vive hostilité contre le Sultan et ses œuvres, on a peine à se rendre compte du scandale produit par la brochure des Atrocités bulgares. S’il était un principe traditionnel de politique nationale, c’était la préservation de la Turquie. Les masses ne s’émurent point pour une pareille abstraction ; au contraire, les dénonciations passionnées de Gladstone éveillèrent un écho dans l’âme populaire. A près de soixante-dix ans, il se lança à corps perdu dans la carrière d’agitateur. En d’immenses meetings, jusque sur les landes d’une vaste plaine, il souleva les multitudes. D’un bout à l’autre de l’Angleterre, il provoqua une insurrection de la conscience nationale. Ce fut un sublime élan. Il gêna prodigieusement les politiques : je dis ceux-là mêmes qui, libéraux de nom, menaient contrôle gouvernement une opposition de commande. Hartington, Forster, les sages froncèrent le sourcil, hochèrent la tête. Si l’opposition officielle ne suivit que de loin les impétueuses charges de Gladstone, le ministère n’en vit pas moins sa politique déjouée, son sort compromis. Disraeli, devenu Beaconsfield, aurait voulu lier une grande partie avec la Turquie. Il avait obtenu le concours de lord Salisbury, qui n’avait pas su résister à ses séductions. Et voilà qu’il trouvait devant lui, pour lui barrer le passage, ce rival vaincu ! Toute l’histoire de ces années est dans cette lutte, dans l’effort sans cesse renouvelé par un politique sans scrupules pour tourner l’obstacle et réaliser ses téméraires desseins. Les divers actes de cette tragi-comédie se sont appelés la conférence de Constantinople, le protocole de Londres, la circulaire Salisbury, le mémorandum Schouvalof, le congrès de Berlin, la convention de Chypre. Quand, tous deux chevaliers de la Jarretière, Beaconsfield et Salisbury revinrent de Berlin aux acclamations d’une foule enivrée et jetèrent aux quatre vents des cieux la formule triomphante : Peace with honour, la farce était jouée. Il ne restait plus qu’à faire toucher du doigt le mensonge, en même temps que le péril, d’une politique qui venait encore de coûter au pays la guerre de l’Afghanistan.

Les élections de 1880 furent la revanche de celles de 1874. Gladstone avait mené avec un éclat incomparable la campagne dans le comté écossais du Midlothian. Il était le vrai, l’unique vainqueur de la bataille. Une intrigue de cour et de coulisse n’en tenta pas moins de l’exclure du bénéfice de la victoire. Titulairement, lord Hartington était toujours le leader des libéraux. La Reine se prêta à la mauvaise plaisanterie de lui offrir le mandat de former un cabinet et de le présider. Le marquis eut le mérite de refuser cette proposition : il eut le tort d’hésiter un instant. Gladstone forma rapidement un ministère où il fit entrer M. Chamberlain, arrivé en six ans au premier rang comme champion inflexible de l’ultra-radicalisme et sir Charles Dilke, fort assagi depuis ses orageux débuts. L’histoire du second ministère Gladstone peut se résumer en ces termes : un gouvernement de réformes intérieures, détourné de sa voie par une crise révolutionnaire en Irlande et par un accident international en Égypte. A l’Irlande revient l’honneur d’avoir, non seulement entravé la marche du gouvernement durant ces cinq années, mais encore imprimé à l’esprit sans cesse en mouvement de Gladstone l’impulsion finale. L’Irlande, ce fut Parnell. Cet homme mystérieux était pétri de contrastes. Il était Anglo-Saxon, protestant et aristocrate de naissance : il se fit le serviteur passionné de l’Irlande celte, de son église et de sa démocratie. Capable de faire vibrer les cordes les plus profondes de l’âme populaire, il s’enveloppait d’une réserve glaciale. Le plus réaliste des hommes d’État, il se voua à la défense d’un idéal proscrit. Le plus calculateur des stratégistes politiques, il finit par échouer sur l’écueil banal d’un adultère bourgeois. C’est lui qui fit du home rule le pôle de la politique anglaise pendant quinze ans. Plutôt révolutionnaire et fenian de tempérament et d’instinct, il se consacra à la lutte légale et constitutionnelle. Son génie fut de s’emparer des faiblesses mêmes de l’Irlande pour en faire des armes irrésistibles. L’émigration, après la famine, avait diminué de plusieurs millions la population d’Erin et soutiré au parti de l’indépendance le meilleur de ses forces : il prit pour point d’appui l’Irlande d’outremer ; il la fit contribuer aux fonds de la croisade nationaliste ; il enrôla au service de la cause l’influence morale qu’elle avait conquise dans de nouvelles patries, — Australie ou États-Unis ; — il en fit la réserve inépuisable de l’armée de première ligne. La question agraire absorbait l’attention et le zèle du paysan : il la prit à son compte ; il associa indissolublement l’agitation nationaliste et la guerre terrienne ; il fit de l’intérêt matériel des ruraux le levier de la conquête du home rule. La brigade irlandaise aux Communes n’avait jamais su ni préserver son indépendance avec fruit, ni contracter des alliances avec dignité : il se proposa, en la rendant parfaitement autonome, de la faire si dangereuse aux deux grands partis historiques qu’ils fussent forcés d’acheter aux enchères son concours. Il inaugura et porta à un rare degré de perfection l’obstruction parlementaire. Il fonda et dirigea la Ligue agraire et la Ligue nationale.

Gladstone avait cru qu’il lui suffirait de reprendre son programme de jadis et de donner satisfaction à tous les griefs de l’Irlande en lui accordant tout ce qu’elle demandait, sauf sa demande principale, le droit de se gouverner elle-même. La contradiction radicale qui faisait le vice de cette politique éclata bientôt à ses yeux. Elle affaiblissait le parti de la résistance légale et de l’union, — la garnison de l’Ile-sœur, — en ce qu’elle lésait les intérêts et provoquait l’inimitié des landlords. Elle fortifiait le parti nationaliste en lui accordant beaucoup d’avantages, mais elle l’exaspérait en lui refusant l’objet premier de ses aspirations. Chaque jour, à chaque concession nouvelle, elle augmentait les désirs et les espérances de l’Irlande, quelle irritait à chaque nouveau refus. Aussi bien le gouvernement était-il accusé d’incohérence. Si la loi agraire lui coûtait la défection d’un premier contingent de whigs, le duc d’Argyll en tête, l’arrestation et la poursuite de Parnell troublaient profondément l’Irlande. A peine le cabinet, éclairé par ces événemens, avait-il négocié avec le prisonnier de Kilmainham un pacte secret qui provoqua le schisme de Forster, que l’assassinat de Phœnix-Park précipitait un retour à l’état de siège et aux lois d’exception. Ainsi, jusqu’au bout, la bonne volonté de Gladstone se trouva paralysée par des circonstances plus fortes : l’expérience lui démontrait, jour après jour, la folie de prétendre gouverner l’Irlande en dehors de l’alternative de la dictature ou de l’autonomie.

D’autres questions appelaient son attention. La réforme électorale de 1884 achevait l’œuvre de 1832 et de 1867 en en étendant le bénéfice aux comtés. C’était l’affranchissement des populations rurales. La Chambre des Lords discerna si bien la portée de cette révolution qu’il fallut la menace d’une fournée de pairs ou d’un appel au pays pour vaincre ses résistances. C’était là un dernier triomphe, l’accomplissement final du mandat qui avait été la raison d’être du parti libéral. On allait voir se produire un nouveau classement des forces sociales et le passage en masse au parti de la résistance des intérêts satisfaits ou menacés. Une oreille exercée aurait déjà pu entendre le glas du parti libéral. La politique étrangère devait hâter l’heure de cette crise. Entre les mains un peu faibles et molles de lord Granville ou de lord Derby, le Foreign office ne jouait dans le monde qu’un rôle effacé. L’Europe achevait de se remettre des secousses de la période révolutionnaire et guerroyante, qui va de 1859 à 1877, de Magenta à San Stefano par Sadowa et Sedan, et qui se peut appeler l’ère des nationalités. De grandes alliances tendaient à se former pour garantir l’uti possidetis à leurs membres, et à l’Europe le statu quo. Déjà se montraient les symptômes précurseurs de l’ère nouvelle qu’allait caractériser la concurrence coloniale. L’Afrique allait devenir le théâtre des grandes parties internationales avant que l’Extrême-Orient y fût englobé. Ce fut en Égypte que se livra la première bataille. Ce pays était placé sous la suzeraineté nominale du Sultan et sous le condominium effectif de la France et de l’Angleterre. A la suite de l’insurrection d’Arabi, les intérêts financiers exigèrent une intervention. La France commit la faute inexpiable du gran rifiuto. L’Angleterre alla seule bombarder Alexandrie. Elle vainquit sans peine et sans gloire avec lord Wolseley à Tel-el-Kebir. Ses ministres avaient prodigué les assurances les plus solennelles de leur intention de rétablir l’ordre et d’évacuer l’Égypte. Qu’ils fussent sincères, tout l’indique : quand on leur demandait de fixer un terme approximatif à l’occupation, six mois leur semblaient bien longs. On sait par quel concours de circonstances malheureuses, au premier rang desquelles il faut placer, — avec quelques nouvelles fautes de la France, comme le rejet de la convention Drummond Wolff, — le développement inouï du chauvinisme et de la rapacité annexionniste en Angleterre, l’armée anglaise est encore en Égypte après quinze ans. Lord Cromer est toujours le vrai maître d’un pays où les fonctionnaires indigènes de tout ordre sont doublés et régis par des employés britanniques. Il n’y eut pas jusqu’à la conquête du Soudan par le Mahdi qui ne contribuât à ce résultat. Gordon, tué à Khartoum, donnait à la revanche le caractère d’une obligation sacrée. C’est ainsi qu’il a été réservé à Gladstone d’ajouter l’Égypte au poids déjà intolérable de l’empire britannique et de jeter les germes d’une brouille avec la France. Avec la Russie, son sort fut le même. Les disputes de frontière en Afghanistan faillirent précipiter un conflit. L’ami de Mme de Novikof se vit à la veille de rompre avec le Tsar. Il eut peur de ces hasards. Il choisit son terrain pour tomber. Les conservateurs auxquels il passait la main n’étaient plus ceux de 1880. Beaconsfield était mort, Salisbury commandait. Le quatrième parti — ce petit groupe où siégeaient, avec M. Arthur Balfour, qui le quitta assez vite, lord Randolph Churchill, sir John Gorst et sir Henri Drummond Wolff — avait acquis, par la vivacité de ses attaques, le sans-façon de ses allures, son sans-gêne, à l’égard des vieilles barbes et la valeur de ses membres, une importance énorme. Son chef eut d’emblée un grand poste dans le cabinet. Celui-ci devait présider aux élections générales. Il s’agissait de savoir si l’entrée en scène de l’Angleterre rurale assurerait la victoire des libéraux. Les comtés leur donnèrent bien un beau contingent de suffrages : mais les bourgs leur faussèrent compagnie en masse, et Londres — oui, Londres — passa presque totalement dans le camp conservateur.

D’autre part, M. Chamberlain, après avoir joué dans le cabinet de 1880 un rôle double et suspect, venait de lancer à grand fracas son programme non autorisé. Il s’y posait en ultra-radical, en homme de la paix à tout prix ; il demandait la séparation de l’Église et de l’Etat, la suppression du suffrage multiple, l’abolition du régime de l’hégémonie anglo-saxonne en Irlande, la rançon de la propriété. En même temps, les nationalistes irlandais enlevaient près des cinq sixièmes des cent trois mandats de l’île-sœur. Fait capital. Convaincu depuis quelque temps de la légitimité du home rule, Gladstone s’était promis d’attendre que la possibilité lui en fût démontrée. Après une telle déclaration de la volonté nationale, à moins d’employer à l’égard de l’Irlande des moyens de coercition en désaccord absolu avec l’esprit de la constitution et avec le programme libéral, à moins d’ajourner des réformes d’autant plus urgentes qu’on maintiendrait davantage le statu quo, et de compromettre jusqu’aux libertés anglaises, il n’y avait plus qu’à céder en stipulant les meilleures conditions. Il lui paraissait seulement qu’une telle entreprise ne pouvait ni ne devait se ravaler au niveau des compétitions de parti. Son rêve était d’établir une entente préalable. Même, il eût souhaité que le parti conservateur, — parce que conservateur, — eût le mérite et le profit de cette opération. Rien ne s’y opposait. Bien des précédens eussent justifié ce renversement de l’ordre normal. Tout récemment, l’entrevue secrète de lord Carnarvon, vice-roi d’Irlande, et de Parnell, les ménagemens de lord Randolph Churchill pour les nationalistes extrêmes dans le débat sur le crime de Maatransma, avaient semblé amorcer une évolution de ce genre. Gladstone sonda les tories. Il leur fit des propositions positives. Elles furent repoussées. Il ne lui restait plus qu’à assumer lui-même la responsabilité d’une révolution qu’il croyait dangereux d’ajourner. Son parti était pris : il brûla ses vaisseaux.

Le ministère était en minorité : on le renversa. Un troisième cabinet Gladstone fut formé. On savait vaguement qu’il se brassait quelque chose de formidable. Le tort de Gladstone fut d’observer un secret trop rigoureux. On l’accusa de précipitation, ne sachant pas depuis combien de temps il roulait son projet dans son esprit. On lui reprocha des cachotteries, des allures dictatoriales, la prétention excessive d’entraîner à son gré son parti aux audaces les plus folles. Le pis fut qu’il blessa doublement M. Chamberlain, en ne le mettant pas dans la confidence d’une mesure à laquelle il le croyait acquis d’avance, et en le reléguant dans un poste secondaire du cabinet, alors que M. John Morley était secrétaire pour l’Irlande. Le projet fut déposé. C’était un sincère et gigantesque effort pour résoudre un problème complexe et pour donner des garanties solides aux intérêts divers en jeu. A la mesure du home ride, comme si elle ne soulevait pas assez de difficultés, était joint un projet de rachat des terres, dans lequel Gladstone avait évidemment vu un moyen de désintéresser les landlords. L’opposition se rua avec fureur sur cette proposition et sur l’article qui excluait les députés irlandais de la Chambre des Communes. L’unité de l’empire était détruite du coup. Hartington rompit sans retour avec un ministère révolutionnaire C’était le terme naturel de l’évolution des whigs. La défection de M. Chamberlain fut plus surprenante. A l’entendre dénoncer les témérités de son chef, on se sentait tenté de répéter en se frottant les yeux :


Quis tulerit Gracchos de seditione querentes ?


Tout un ensemble de raisons égoïstes et d’ordre personnel le décidèrent. Il commença par professer hautement qu’il demeurait fidèle à ses principes et ne se séparait que sur une question de détail, celle de l’exclusion des Irlandais. Ses anciens amis lui jouèrent le tour de le prendre au mot. Ils engagèrent avec lui des négociations restées célèbres sous le nom de Conférences de la Table ronde. Celles-ci n’eurent d’autre fruit que de ramener sir George Trevelyan. M. Chamberlain s’enfonça résolument dans sa voie nouvelle, tournant le dos à son passé, infligeant un démenti à chacun de ses actes, à chacune de ses paroles, et finissant par devenir membre d’un ministère tory et par s’y poser en candidat à la succession de lord Salisbury.

C’en était fait du projet de home rule. Gladstone tomba. Aux yeux de beaucoup, lamentable fin d’une grande carrière. Un caprice de vieillard avait détruit son autorité, compromis sa renommée, brisé l’instrument du progrès, sans d’ailleurs faire faire un pas à la question d’Irlande ; au contraire. Il semblait bien que ce fût la banqueroute irréparable. Ce que l’on ne pardonnait surtout pas à Gladstone, c’était la désagrégation du parti libéral. Incontestablement Gladstone a hâté cette dissociation. L’a-t-il seul causée ? Je ne le crois pas. Je pense qu’il y avait là une tendance irrésistible, une évolution fatale et que, si les fautes ou les erreurs d’un homme ont pu en précipiter le cours, des causes plus profondes ont agi. Elles ont déjà été indiquées. C’est la destinée du parti libéral de s’ensevelir dans son œuvre. Il ne peut faire que des ingrats, puisqu’en satisfaisant ses cliens, il fait d’eux des conservateurs. Toujours il aura contre lui les intérêts qu’il lèse, et les intérêts qu’il a trop bien servis pour qu’ils ne passent pas au camp de l’ennemi. La coalition de la grande propriété foncière et du capital mobilier, de la terre et de l’industrie, de l’aristocratie et de la bourgeoisie, était fatale, inévitable. En accomplissant le sacrifice que toute grande réforme exige, Gladstone n’a fait que rendre sa raison d’être au parti libéral, qui paraissait l’avoir perdue. La défection d’un Chamberlain, même suivi de sa famille et de sa clientèle, ne trouble qu’un instant le cours des choses et ne réussit même pas à retarder sensiblement l’heure des revanches idéalistes. Avec une admirable sérénité, un courage, une énergie juvéniles, Gladstone à peine vaincu, se remit à préparer la victoire. Ces six années pendant lesquelles, avec une activité incomparable, il poursuivit sa propagande, remplissant sa fonction de médiateur de la réconciliation et prêchant l’union des cœurs, sont dans la mémoire de tous.

Le pays ému, rempli d’admiration pour ce zèle ardent, un peu agité aussi par la véhémence de cet apôtre, lui donna en 1892 une majorité presque personnelle. Il semblait qu’il fût au terme de ses labeurs. Le pouvoir allait lui échapper une fois encore. Une majorité de quarante voix aurait peut-être suffi, si la division ne s’était pas irrémédiablement mise dans les rangs des Irlandais. Parnell avait été convaincu d’adultère. Gladstone, au nom de sa conscience et de celle de la religieuse Angleterre, signifia qu’il ne pouvait collaborer avec ce repris de justice. Parnell se rebiffa. Il fut abandonné par la grande majorité de son pays et de ses collègues. Il eut le temps, avant de mourir, de faire un mal irréparable à sa propre cause en déchaînant les élémens qu’il avait jadis disciplinés. Quand Gladstone développa devant la Chambre des Communes son nouveau projet qu’il avait allégé des clauses financières et de l’exclusion des Irlandais, il eut beau déployer dans la discussion une verve, une compétence, une éloquence, une ardeur que les plus jeunes enviaient ; il eut beau enlever le vote de son bill, la Chambre des Lords lui opposa un veto absolu. Le pays demeura froid. Il était soulagé au fond de n’avoir pas à subir les conséquences de son acte de déférence, il savait gré aux lords de lui avoir épargné ce souci. Les collègues du premier ministre repoussèrent le plan de campagne où, à quatre-vingt-quatre ans révolus, il voulait s’engager contre la Chambre des privilèges héréditaires. Il comprit à demi-mot et, prenant prétexte de la croissance de certaines infirmités qui ne l’avaient pas empêché de remplir ses fonctions, il se démit.

C’était la retraite définitive. Il ne se laissa point assombrir par la conscience de la défaite. Sa foi lui permettait de tout reporter à la Providence. Il se replongea dans l’étude. La paix s’était faite autour de lui comme en lui. Il ne montait plus jusqu’à lui qu’un murmure de vénération et d’affection. Entouré de ses enfans et petits-enfans, en compagnie de sa femme à laquelle l’attachait depuis soixante ans une union sans nuages, il menait dans son beau château de Hawarden la vie d’un lettré et d’un sage. Il avait déposé la hache du bûcheron au propre comme au figuré. La théologie, Homère, le Dante, Butler occupaient ses loisirs. Il ne sortit de sa retraite que pour rendre un dernier service à l’humanité. En septembre 1896, il prononça à Liverpool devant un auditoire de plusieurs milliers de personnes un grand discours en faveur de l’Arménie. Il plaida plus tard encore la cause de la Grèce, consacrant jusqu’au bout à sa clientèle de peuples les restes d’une voix qui commençait à tomber et d’une ardeur qui ne s’éteignit jamais. Chacun espérait qu’il prolongerait doucement ses jours. Tout à coup, un mal cruel et qui ne pardonne pas, vint le frapper. Il sut souffrir. Il fut doux et tranquille en face de la mort. La résignation supérieure avec laquelle il obéit au premier signe et se prépara à quitter le monde ennoblit ses dernières semaines. Il mourut lentement. Le chrétien apparut tout entier sur les ruines de l’homme mortel. Quand tout fut fini, l’humanité se sentit appauvrie et il sembla que la disparition de ce nonagénaire fût une surprise et un scandale. L’Angleterre lui a fait des funérailles dignes de lui, dignes d’elle. Le Parlement à l’unanimité lui a voté la simple et grande formule de deuil qui fut accordée à Chatham en 1778, à William Pitt en 1806. Il s’en est allé dormir son dernier sommeil à l’abbaye de Westminster, dans ce Panthéon où l’on prie, dans ce temple des gloires britanniques où la religion associe ses rites consolans aux pompes civiles, au milieu de ses pairs, au pied de cet autel d’où rayonna toujours pour lui la seule lumière qui ne trompe pas.


III

Voilà l’histoire de l’homme. C’est celle d’un pays et d’un siècle. Mieux que personne parmi ses contemporains, Gladstone a incarné l’Angleterre de son temps. L’unité de cette vie apparaît au-dessus de toutes ses variations. Gladstone a été un grand libéral, un radical, l’homme du progrès et du peuple, parce qu’il est resté un conservateur au sens profond et vital du mot. C’est parce qu’il a cru de toute son âme à la solidité des institutions sociales et politiques de l’Angleterre qu’il a osé combattre les abus et ériger un splendide édifice de réformes audacieuses. C’est parce qu’il avait foi dans le peuple et dans le trône, dans les masses et dans les classes, qu’il a semblé parfois ébranler les bases mêmes de l’Etat. C’est parce qu’il savait que le libéralisme est immortel et que rien ne peut détruire cette force bienfaisante qu’il n’a pas hésité à briser le vieux parti libéral, à le jeter dans la chaudière d’Eson pour qu’il en sortît rajeuni et vivifié. J’ose dire encore que ce qui a fait à Gladstone une figure si haute et si pure, ce qui met sa grandeur au-dessus de toutes les rivalités, ce qui rejette dans l’ombre certaines de ses faiblesses, c’est, avant tout et par-dessus tout, cette religion sincère, cette noble foi en ce Dieu qui a fait jaillir et qui a entretenu sa foi généreuse dans l’humanité.

Et maintenant que restera-t-il de son œuvre ? Au point de vue politique, il semble qu’il laisse le parti libéral en mauvais point et toutes les causes qu’il avait servies compromises. Légjslativement, on sait que l’homme politique travaille rarement pour l’éternité ou même pour la durée. Comme écrivain, Gladstone n’a rien donné qui puisse braver le temps. L’éloquence est ce qu’il y a de plus éphémère au monde. Sa voix ne retentira plus, harmonieuse et sonore. Elle ne déroulera plus les périodes magistrales, enflammées, de ses discours. Il n’enchaînera plus l’attention d’une assemblée ou d’un peuple à ses paroles frémissantes. D’autres viendront qui seront les favoris du moment. Même il se peut que la forme particulière de sa religion, — encore qu’il eût cru l’asseoir sur le roc éternel, — subisse elle-même l’atteinte de cette loi universelle qui veut que les choses humaines se transforment sans cesse, naissent, grandissent et déclinent. Réflexions désolantes, semble-t-il, et bien faites pour décourager les plus vaillans.

Et pourtant il restera de cette longue vie d’homme quelque chose de précieux et qui jamais ne se perdra. Gladstone nous a légué un Κτῆμα ἐς ἀεί (Ktêma es aei), un bien qui ne périra pas. Il a laissé le genre humain plus riche qu’il ne l’a trouvé. Ce n’est pas seulement, bien que je sois loin de le dédaigner, l’exemple d’une existence toute d’honneur et de pureté. C’est avant tout une leçon de la plus haute utilité pour notre temps. Gladstone était né un opportuniste, mais un opportuniste avec une conscience. Le monde a vu des stoïciens, des ascètes, des saints. Il les respecte, il les vénère. Un homme s’est rencontré qui a connu les hauts et les bas de la vie pratique ; qui a été un réaliste ; qui avait l’esprit subtil ; qui cultivait la casuistique ; qui ne craignait pas les distinguo ; qui ne savait tendre sa voile au vent d’une doctrine que quand il souffrait avec force ; qui avait le don de faire coïncider ses changemens d’opinions avec les variations des courans populaires ; qui avait besoin pour avouer une conversion d’être à la veille d’agir et qui n’agissait pas sans un concours de circonstances favorables : un tel homme eût pu être le plus dangereux des politiciens. Mais il a gravité autour d’un idéal. Il s’est constamment élevé : il n’a cessé de monter vers les horizons plus larges et plus hauts. Il a, suivant le conseil d’Emerson, attelé sa charrue à une étoile. Il a montré toute la quantité de conscience qu’il peut y avoir dans un homme d’Etat. Leçon capitale à une époque où l’opportunisme a envahi jusqu’à l’intransigeance et où trop de gens ne font que trop souvent servir l’hypocrisie de l’absolu à mieux exploiter te relatif. Aussi, par un juste privilège, il a été donné à Gladstone de renverser en quelque sorte l’ordre naturel des choses humaines ; de connaître, au lieu des glaces de l’âge et de ce resserrement de tout l’être qu’est souvent la vieillesse, un continuel élargissement, une chaleur d’âme croissante, et de faire contraster le fécond épanouissement de son arrière-saison avec la richesse banale de tant de printemps et d’étés sans lendemain.


FRANCIS DE PRESSENSÉ.